Museo diocesano de Sigüenza, Guadalajara, Castilla y León.
Photo : T. Guinhut.
René Girard,
de la conversion de l’art
à la violence sacrificielle ;
avec le concours de Bernard Perret.
René Girard : La Conversion de l’art,
Bernard Grasset, 2023, 272 p, 20,90 €.
Bernard Perret :
Violence des dieux, violence de l’homme. René Girard, notre contemporain,
Seuil, 2023, 370 p, 25 €.
Il y a cent ans naissait la violence. Du moins celle dont l’analyse était en gestation dans le fœtus qui allait être René Girard (1923-2015). Car l’on sait qu’elle est aussi vieille que l’homme, qu’avant eux elle est celle des dieux, et qu’après lui, puisqu’il est mort en 2015, elle ne s’est malheureusement pas éteinte. Des braises girardiennes, revit un recueil d’essais d’abord paru 2008, mais ici revu et augmenté : La Conversion de l’art. Ecrivains, philosophes, musiciens même, nourrissent et éclairent la théorie mimétique de l’anthropologue des Lettres et des mythes, de l’analyste des accointances entre violence et sacré, jusque dans la figuration d’une angoisse apocalyptique. Et si l’on veut savoir comment s’orienter dans la pensée girardienne, rien de mieux que l’essai de Bernard Perret, Violence de dieux, violence de l’homme. René Girard, notre contemporain, qui s’ingénie à explorer les intrications des violences humaines, religieuses et politiques. Depuis l’archaïsme jusqu’au au christianisme, quelle est la validité de la recherche de René Girard pour notre temps ?
Peut-être sera-t-on déçu d’apprendre que cinq parmi ces neuf essais titrés La Conversion de l’art sont des écrits de jeunesse, soit des années cinquante, en une édition cependant définitive. Toutefois les prémisses les plus tremblotantes parmi les cinq premiers, sont affermies à l’occasion des trois suivants, enfin complétées par un bref essai et deux entretiens. Comme le laisse entendre l’illustration de couverture, d’après Le Caravage, l’artiste, poète ou écrivain, est un Narcisse, avant qu’il soit garant de la théorie mimétique élaborée par René Girard.
D’abord Saint-John Perse. Chez ce poète, c’est la dimension historienne, rare au XX° siècle en ce genre littéraire, qui intéresse notre analyste. Il y a quelque chose de l’épopée, mais à la fois antique et intemporelle, dans des recueils comme Anabase, dont le titre rappelle intentionnellement le Grec Xénophon, ou encore Pluies, où défilent les civilisations éphémères, de l’Assyrie au Mexique de la conquête espagnole, jusqu’à des allusions à la Révolution française. Ainsi « l’arbitraire de Perse joue dans la série historique et anthropologique », non sans le concours continu d’images coruscantes, exotiques. Alors que la poésie contemporaine choisit le dépouillement, il préfère la surabondance, derrière laquelle se devine « le sacré », répondant ainsi brillamment à la « déshumanisation du monde ».
Un peu occulté aujourd’hui, André Malraux, ne serait-ce que parce qu’il fut un ministre de Charles de Gaulle, bénéficie de toute l’attention de René Girard. Le retour du religieux annoncé, passe par celui des démons de l’Histoire, « la mise en rapport de la Seconde Guerre mondiale et des fétiches, l’art primitif et les nouvelles formes de l’apocalypse ». À ce sacré d’ordre esthétique qu’est l’art, il répond par la tension vers l’universel, qui correspond pour René Girard à la « conversion romanesque ».
Paul Valéry, dont le choix du « moi pur » lui parait superficiel, est dépassé par Stendhal, révélant « qu’avec la Révolution tout le monde est passé dans la vanité, c’est-à-dire dans le désir mimétique ». Au lieu du Roi et de la noblesse dominante, voici venu le temps de « la naissance du monde balzacien, où chacun est le rival de l’autre ». Il s’agit également de choisir l’égotisme stendhalien plutôt que la contemplation épurée, voire anorexique, du moi.
Après Freud analyste du narcissisme, après la « vérité du Temps retrouvé » proustien, répondant à la question « Où va le roman ? », voici enfin Nietzsche et Wagner, ce dernier étant, outre le poète de ses livrets, le compositeur de ses opéras. Notre philosophe avance que « l’égotisme nietzschéen est un refoulement romantique de cette intuition qu’aurait eu Wagner de la compassion chrétienne ». Le début de L’Or du Rhin est par ailleurs une mise en scène de la séduction des filles du Rhin et du désir de l’or, ce qui débouche « sur la violence absolue ». Sa lecture de La Tétralogie voit dans les Walkyries « la violence fondatrice elle-même […] qui se désagrège et se défait dans cette épopée à l’envers qu’est L’Anneau des Nibelung ».
Deux entretiens, de 1982 et de 2007, complètent ce volume. Il y montre combien la littérature rapproche mimesis et désir, combien « notre époque est plus menacée par la vérité ». Soit, celle anthropologique, lorsque ressurgit le paroxysme de la crise mimétique, ses rituels de sacrifice et « de remise en ordre par expulsion ». La pertinence ne se dément guère. Sauf peut-être lorsqu’il accuse la science-fiction de « surenchère de déshumanisation de la littérature » ; il n’est qu’à voir combien Dans Simmons, dans sa tétralogie intitulée Hypérion[1], interpénètre les destinées humaines dans une Histoire interplanétaire, sans oublier l’empreinte considérable de la religion, en particulier celle du « Gritche », si acéré.
Les persécutions franchissant la barre des millénaires et des siècles, elles sont cachées et cependant visibles dans les mythes. Or « cette persécution-là disparait dans la Bible, et reconnaître la supériorité de la Bible n’est pas politiquement correct ». Il suffit en effet de penser au sacrifice d’Isaac changé en celui d’un agneau ; et bien entendu à ce « bouc émissaire » qui sert de défouloir et de purification.
Le dernier entretien se fit à l’occasion d’une exposition, « Traces du Sacré », au Centre Pompidou en 2007. Ce autour de trois dates : 1806, lorsqu’œuvra Clausewitz, théoricien de la guerre, auquel René Girard consacra un essai[2] ; 1913, date pré-apocalyptique et du Sacre du printemps de Stravinsky, ce « meurtre fondateur » d’une jeune femme ; et l’immédiat après-guerre quand notre philosophe quitte la France pour les Etats-Unis et ainsi se consacrer au phénomène religieux. Les figures de Georges Bataille et de Simone Weil traversent cet entretien, dans la mesure où elles s’étirent entre aspiration au « meurtre archaïque » (au travers de « l’Acéphale ») et la non-violence chrétienne qui l’annihile.
À quelle conversion nécessaire assiste-t-on ? L’on sait que René Girard s’est converti au christianisme. Eût-il mieux valu qu’il se contentât de se convertir à l’art ? Cependant, sachons-le, notre philosophe ne s’intéresse à l’art « que dans la mesure où il intensifie l’angoisse de l’époque ». Méfiant à l’encontre de l’art moderne, il l’est également à l’encontre de l’esthétisme, ce « mensonge romantique[3] », pour reprendre les premiers mots de son titre inaugural. Car le stade esthétique doit être dépassé par la littérature jusqu’à ceux éthique et religieux, ce dans la continuité de la pensée de Kierkegaard. En découle une radicalité apocalyptique, au sens à la fois de la catastrophe et de la révélation, mais aussi une dimension cathartique. Sauf qu’il peut être nécessaire d’arguer du réalisme de l’athéisme et de l’agnosticisme. Mais face au siècle des extrêmes, des totalitarismes et des génocides, est-il impensable que réponde un sens du rituel sacrificiel, tel qu’il explose dans Le sacre du printemps de Stravinsky et aussi une transcendance salvatrice ?
Degollación de los Inocentes, Catedral basílica de la Virgen de la Asunción,
Mondoñedo, Lugo, Galicia.
Photo : T. Guinhut.
Anthropologie sacrificielle et mimétique fondent toute la pensée de René Girard. Pour lui, la violence du sacrifice innerve le religieux archaïque et bien autant la culture moderne. En conséquence, penser l’Histoire, y compris notre temps, ne peut se faire sans le secours des explorations de René Girard. Venus des tréfonds anthropologiques, boucs émissaires, violences sacrificielles, désir mimétique, sont devenus des ressources essentielles pour notre compréhension des sociétés selon l’analytique commentaire de Bernard Perret. Il est en effet indubitable que cette anthropologie mimétique ne cesse de rayonner parmi les développements des sciences humaines et les analyses des religions. À cet égard son titre, Violences de dieux, violence de l’homme. René Girard, notre contemporain, est parfaitement parlant. Outre une efficace connaissance de l’œuvre, il en déplie les relations avec maints auteurs du XX° siècle, Comme Jacques Lacan, Claude Lévi-Strauss, ou encore Marcel Mauss. L’on devine que le corpus des Écritures juives et chrétiennes, la passion et à la mort du Christ, sont ici convoqués, sans omettre sa vision apocalyptique du politique.
De la tragédie grecque aux rites sacrificiels en passant par les tabous destinés à prévenir la violence, l’arsenal immunitaire de l’humanité parcourt en 1972 La Violence et le sacré[4]. Une « anthropologie fondamentale » irrigue Des Choses cachées depuis la fondation du monde[5], lorsque que le « processus d’hominisation » progresse du « mécanisme victimaire » jusqu’à la passion du christianisme, lorsqu’au sacrifice à l’intention des dieux succède le sacrifice de Dieu en faveur du rachat des hommes. Violence fondatrice et intelligence mimétique parcourent Le Bouc émissaire[6]; alors que surgit « le contrôle de la violence par la compétition dans les sociétés modernes », à l’occasion des Origines de la culture[7]. Bien entendu le désir mimétique trouve sa « réciprocité conflictuelle », en particulier dans Shakespeare et les feux de l’envie[8]. Cependant le sacré, en particulier chrétien, trouve sa nécessité et son acmé comme transcendance au secours de la violence collective. En outre le fameux désir mimétique trouve, au-delà du stade du psychanalytique miroir lacanien, sa confirmation scientifique dans les « neurones miroirs ». En clair pédagogue, notre essayiste n’oublie pas d’ouvrir le « dossier ethnologique », tant René Girard est fort peu en accord avec le structuralisme, tant abondent les traces de la violence fondatrice dans les mythes, tant il détecte une origine commune du sacré et de la pensée symbolique. Les valeurs transcendantes s’échappent de la violence brute, en particulier grâce à la « voie grecque » qui permet l’émancipation du politique et la sublimation par l’art. Mais par-dessus tout, c’est « la singularité judéo-chrétienne » qui permet d’identifier la violence et le mal, d’abandonner les sacrifices humains, malgré la persécution dont Dieu fait preuve à l’encontre de Job, et grâce au sacrifice du Christ sur la croix. En ce sens Jésus dévoile le mécanisme victimaire et se dresse comme une figure antisacrificielle. Ainsi à l’apocalypse violente répond « l’annonce d’une royaume de guérison et de pardon ». S’agit-il d’une nouvelle lecture des Ecritures ? N’était-elle pas en germe dans la théologie, alors que l’éclairage anthropologique qui lui est associé n’a fait que l’affiner, en constituer une autre révélation…
Reste qu’au royaume de l’homme, une violence sans fin règne. Des royautés sacrés au contrat social, la civilisation parait raboter la violence, toujours prête à sourdre, jaillir, déferler, qu’elle soit politique ou interindividuelle. Etat et démocratie libérale, société de compétition des statuts et de l’argent, sport comme alternative compensatoire, tout cela suffira-t-il à élaguer, rédimer le royaume de la violence ?
Membre du comité de rédaction de la revue Esprit, Bernard Perret a su Penser la foi chrétienne après René Girard[9]. Il a également cédé à la doxa écologiste[10], dont la fin de son girardien essai se ressent, lorsqu’il parle de crise et de « déni climatique ». Mais l’idéologie la plus dommageable se trouve en ses dernières pages. « Mettre la guerre définitivement hors la loi » ne serait qu’une naïveté, si n’intervenait « la constitution d’un Etat de droit mondial disposant du monopole des armes les plus destructrices ». Gare au constructivisme monopolistique, en ce sens inévitablement totalitaire !
Comparatiste avisé, René Girard parcourut les pages de Cervantès, Stendhal, Flaubert, Dostoïevski et Proust, sous le signe du « mensonge romantique » et de cette « vérité romanesque », qui dévoile sous le masque des fictions la réalité profonde de l’être humain. La révélation du désir mimétique embrasse Don Quichotte copiant les faits et gestes chevaleresques d’Amadis de Gaule, Madame Bovary programmant ses désirs sur les romans sentimentaux… En historien cette fois, il balaya les religions archaïques au titre de La Violence et le sacré. L’énigme fit l’objet d’une investigation exécutée avec brio, à laquelle il répondit par Des Choses cachées depuis la fondation du monde, soit en valorisant la résolution du christianisme. Dans cette continuité, Le Bouc émissaire, d’ailleurs le préféré de son auteur, l’unanimité contre la victime, individu ou groupe ethnique et religieux - dans le cas par exemple des Juifs -, permet de croire que l’on s’est libérer du mal. Mieux vaut le « non-sacrifice d’Isaac » ou Iphigénie opportunément changée en biche par Diane… Mais « la réhabilitation des boucs émissaires, dans la Bible et dans les Evangiles, c’est l’aventure la plus extraordinaire et la plus féconde de toute l’humanité, la plus indispensable à la création d’une société vraiment humaine[11] ».
Il y eut d’autres essais probants, bien entendu, sur le théoricien de la guerre et Clausewitz, sur la vigoureuse prédation de Satan[12]. Mais nous tenons là une tétralogie (pas exactement wagnérienne) fondatrice et indispensable, d’ailleurs réunie dans un fort volume de près de mille cinq cent pages intitulé De la violence à la divinité, qui semble avoir l’imparable poids d’une Bible, mais en a de surcroit l’analytique pertinence qui lui est complémentaire.
De la violence anthropologique[13] à la violence génétique, il n’y a qu’un pas originaire. Au-delà de l’indispensable force à la loi et de sa légitimité libérale, l’appel d’une transcendance, fut-elle fictionnelle, peut être nécessaire, pour donner un sens à l’impensable, voire à cet imprescriptible dont Vladimir Jankélévitch[14]affubla l’horreur de la Shoah, sinon celle de tous les massacres des innocents dont les Evangiles ont donné une illustration au-devant des exactions théocratiques et politiques, totalitaires, qui gangrènent l’Histoire du monde.
Vladimir Jankélévitch, Cahier de L’Herne, 2023, 296 p, 33€.
Vladimir Jankélévitch : Le Pardon,
Champs Flammarion, 2019, 296 p, 11 €.
Vladimir Jankélévitch : Philosophie morale,
Mille & une pages, Flammarion, 2018, 1182 p, 32 €.
Jacques Derrida : Pardonner. L’impardonnable et l’imprescriptible,
Galilée, 2012, 88 p, 19 €.
Septième du lignage de Seth, Enoch, ou Hénoch, est un patriarche biblique. Il est le fils de Yared, le père de Mathusalem et l'arrière-grand-père de Noé. Selon la Genèse, il vécut 365 ans avant que son créateur le saisisse pour le déposer au ciel, car « il marchait avec Dieu », dans une relation plus que privilégiée. En ce sens peut-on considérer que Vladimir Jankélévitch (1903-1985) soit de cette trempe, tant l’un de ses principaux livres est de façon biblique titré : Le Pardon ? L’auteur de La Conscience juive est cependant un « apatride philosophique[1] », qui a consacré sa pensée au mal, à la « mauvaise conscience » ; mais aussi à ce « je ne sais quoi et presque rien », dont la musique sait parler. À ce moraliste et philosophe face à l’Histoire, dont voici un impressionnant Cahier de L'Herne, il sera beaucoup pardonné, si tant est que cela soit nécessaire ; même si son commentateur, Jacques Derrida, est peut-être moins pardonnable.
Si Vladimir Jankélévitch ne s’intéressait guère à son origine juive, l’Histoire se chargea de le rattraper. Professeur de philosophie morale, il fut révoqué en 1940, à cause de son statut juif, poussé à la clandestinité, à la résistance, dont la dimension morale n’est pas à prouver, dimension qui trouve pour lui sa continuité dans un constant engagement à gauche. Ce qui ne l’empêche pas d’œuvrer en faveur d’une transcendance affleurant parmi le quotidien, jusque parmi le « je ne sais quoi et le presque rien[2] ». Une quête de l’éthique vérité s’adosse à la poursuite de cet ineffable esthétique où s’entend la musique.
La demi-douzaine de textes réunis dansLa Conscience juive provient des colloques des Intellectuels juifs de langue française, auxquels Vladimir Jankélévitch participa assidûment à partir de 1957. Au-delà du pessimisme d’après-guerre et du souvenir de la Shoah, quel sens peut-on rendre à un judaïsme rescapé de l’anéantissement ; existe-t-il une identité juive ? L’attachement à Israël, à la spiritualité biblique et à sa complexité, sa propre histoire personnelle, tout concourt à une vision du judaïsme dynamique et affirmée. Cependant « il y a dans le fait d’être juif un exposant supplémentaire d’altérité qui réside dans le fait d’échapper à toute définition ». En revanche « c’est une des marques de l’antisémitisme que de vouloir enfermer le juif dans son étroitesse juive, de ne le définir que par cette qualité - que pourtant nous revendiquons ». En ce sens il s’agit là d’échapper à une définition préalable, de permettre une liberté. Pour ceux qui sont des « survivants », et qui, de plus, ont fondé Israël, un « Etat séculier » s’affirme un devoir associant « morale et politique », voire un « messianisme moral ». Mais entre toutes les opinions émises, « engagement et désengagement, action et contemplation, assimilation et israëlisation », l’on ne peut guère accéder à « la vérité [qui] n’est jamais toute entière dans le même camp ». Si Vladimir Jankélévitch a le mérite insigne d’une telle synthèse, il ne peut toutefois accéder à une solution magique. L’Etat d’Israël étant « le pôle actif des options qui s’offrent à nous », mieux vaut « un choix à l’infini »…
En ces pages lumineuses en dépit de la noirceur historique, de l’inquiétude du futur, surgissent également la perspective du pardon, et cet humour qui « est l’évasion de la mauvaise conscience par la mobilité », pour rappeler cette ironie[3] qui est bonne conscience heureuse. En quelque sorte, voici une réponse nuancée à la question « Pourquoi nous restons Juif ? », pour reprendre le titre de Léo Strauss[4].
Une fois de plus aussi affuté que ses pairs consacrés à Walter Benjamin, Paul Celan ou Marcel Proust, ce cahier de L’Herne se propose d’offrir un portrait kaléidoscopique aux chemins de pensée empruntés par Vladimir Jankélévitch. L’on devine que cet homme qui condamne tous les totalitarismes, toutes les discriminations indues, qui a soin de penser la justice et le pardon, la morale et les vertus, attire à lui bien des esprits voués à un éloge pertinent. Ainsi « la clarté et le sérieux du parcours philosophique rejoignent la constante de l’attitude éthique », selon les directeurs de ce cahier : Françoise Schwab, Pierre Alban Gutkin-Guinfolleau et Jean-François Rey.
En guise de témoignages viennent à la barre les « lettres » de ses maîtres ou pairs, Henri Bergson, Léon Brunschvicg, Michel Foucault… Et comme de tradition attendue en de telles sommes, ce cahier (qui abandonne les photographies) abonde en inédits du maître. Voici un beau texte : « Prochaine et lointaine… la femme ». Au travers des mythes, dans la Genèse, dans Le Banquet de Platon, et malgré une tradition misogyne, elle est indispensable au dialogue, au « je et tu » venu de Martin Buber[5]. Cependant, « l’idée même d’une distance infinitésimale implique à la fois l’étrangeté absolue, l’éloignement d’une tout autre ipséité ayant un tout autre noyau, un autre élément nucléaire, et l’absolue proximité ». Au-delà, « aimer c’est désirer sans avoir besoin » ; que de sagesse en ces mots sur l’amour tourné vers le futur, « qui fait parler et chanter », aussi bien les musiciens que les poètes…
Ce sont encore un petit « Curriculum vitae », des entretiens qui exposent le philosophe à l’Histoire, mais surtout une profession de foi : « Assassiner la philosophie, c’est un crime contre la jeunesse elle-même », soit la perpétuation de « la tradition de la pensée libre ». Ce à quoi répond l’« Hommage d’un lycéen », Maurice Dumons. Vient alors le « temps du faire », quoiqu’il faille l’associer au « temps pour tout », celui de naître et mourir, celui de l’irrévocable instant. À cet égard, une belle partie du cahier tente d’approcher le sens de la musique, celle qui « nait du silence », selon notre philosophe, non sans le précieux secours du compositeur Henri Dutilleux. Il faut cependant affronter une fois de plus l’Histoire, avec une partie sur la « clandestinité », une autre sur Résistances, mémoires, contemporanéité », dans laquelle nous parvient le questionnement de notre philosophe : « L’Europe de la culture : chimère ou espoir ? ». Dialoguant avec Bernard-Henri Lévy, il y récuse le concept d’homme-européen, en préférant le cosmopolitisme, de Franz Liszt, par exemple, quoique l’Allemagne « décidément est européenne par vocation », dit-il sans vouloir borner les frontières intellectuelles.
Enfin, Frédéric Worms se demande en quoi Vladimir Jankélévitch est notre contemporain. Certes il fut de son temps, mais il serait « né une fois pour toutes ». Or ce contemporain est moins un temps des horloges qu’un acte, un faire, « un devoir moral et existentiel », à l’occasion de la relation entre nos actes et l’Histoire. L’exigence est rude. Une fois de plus en un cahier de L’Herne, les pistes sont des cheminements, la pensée fourmille, dressant un riche portrait de ceux qui sont indubitablement, par-delà les décennies, les siècles, nos contemporains essentiels.
« Errare humanum est, perseverare autem diabolicum[6] ». En d’autres termes, depuis Saint-Augustin : l’erreur est humaine, mais persévérer est diabolique. Il semblerait alors que la première soit évidemment pardonnable, le second non. Si la question christique et ecclésiastique du pardon donne lieu à des fleuves de traités théologiques, il faut à la philosophie se faire pardonner son humanité en la traitant avec une rare perspicacité : celle de Vladimir Jankélévitch ; et, peut-être à un moindre degré, de Jacques Derrida (1930-2004). Que reprocher alors à Jankélévitch et à Derrida qui ne nous soit pas reprochable ? Le « péché d’exister », cette variante du péché originel chrétien qui pour le moins embarrasserait le fidèle de la Bible, où règne d’abord un Dieu vengeur, puis du pardon, Euménide devenue Bienveillante ? La conscience, ou mauvaise conscience, de ne pas ignorer cette pointe ou cette pyramide de mal qui est native en chaque être humain ? La capacité, ou l’incapacité, de pardonner la Shoah[7] et tous les autres noms de la Shoah parmi l’Histoire ? Voilà un Pardon qui serait bien au-delà de toute transcendance biblique, sans parler de l’humaine immanence…
Qui sait si l’on est en droit de se demander pourquoi Jankélévitch écrivit-il tant sur le mal[8], qui, au-delà du « mal d’insuffisance » et de « scandale», sans omettre son absurdité, est en tout état de cause un vouloir le mal, mais aussi sur cette mauvaise conscience[9] qui est la prémisse du remord et in fine de la liberté. Si nous ne confondrons ni l’écrivain avec son personnage, ni le philosophe avec son objet d’étude, il est permis d’émettre deux hypothèses. La première, assez faible au demeurant, concernant une culpabilité sourde, irrationnelle, peut-être psychanalysable de l’homme Jankélévitch, voire parfaitement consciente, sinon justifiée. La seconde, plus raisonnable et efficace, est l’irréfragable sensation du scandale éprouvé par l’humaniste devant le mal et ses agents. Aussi est-il nécessaire d’examiner la dimension de mauvaise conscience, à moins que l’on puisse parle de la bonne conscience du tourmenteur sadien, de façon à glisser vers un possible ou impossible pardon, rendu d’autant plus possible par le remord, et empreint de charité ou de justice.
Il est primordial de replacer l’essai de Jankélévitch dans son contexte : publié en 1967, donc mûri dans les années qui précèdent, Le Pardon est indubitablement la conséquence d’un absolu traumatisme qui ne date que de deux décennies, alors absolument contemporain, nous avons nommé le nazisme et la Shoah, l’extermination de six millions de Justes au moyen d’une logistique impeccable, justifiée par une aberration racialiste et prétendument scientifique. Pardonner peut alors paraitre un second scandale, un scandale en miroir, voire en complicité. C’est alors que le « devoir de pardonner est aujourd’hui devenu notre problème ».
Prenant toute la hauteur philosophique nécessaire, notre essayiste ne se limite cependant pas à l’examen de cette circonstance de l’Histoire, c’est avant tout qu’il s’attache à déplier la théorie du pardon, entre « grâce » et « avachissement », sans angélisme : « Le pur amour sans ravissement et le pur pardon sans ressentiment ne sont donc pas des perfections qu’on ne puisse obtenir à titre inaliénable ». En effet le pardonneur n’est pas exempt de devoir être pardonné.
Le temps parait pouvoir effacer la faute, le péché, le crime. Pourtant « l’usure temporelle » n’est pas selon Jankélévitch un argument solide. Ce jusqu’à suspecter la validité du « délai prescritif » dans le droit, le temps n’ayant aucune signification morale. Sinon seraient prescrits les abjections de la pédophilie (plus exactement de la pédosexualité ou pédérastie) qui enlaidissent une vie en gestation, et les crimes de masse qui ont enlaidi les barbaries et les civilisations. À cet égard, « le temps continu escamote la conversion définitive, le don gratuit, le rapport à autrui ».
Fautif peut être le pardon, lorsqu’il ouvre la porte à la reconnaissance du « néant du mal », de « l’inexistence du péché ». C’est accepter qu’au mal[10] diabolique appartienne la seule responsabilité, donc s’abstraire du libre arbitre et de la responsabilité. De même à l’occasion de la Théodicée de Leibniz qui attribue le mal aux voies impénétrables de la Providence divine. Car, selon ce dernier, Dieu peut vouloir le mal, mais « comme un moyen propre à une fin, c’est-à-dire pour empêcher de plus grands maux ou pour obtenir de plus grand biens ». En conséquence, « quand il permet le péché, c’est sagesse c’est vertu[11] ». Evidemment tout cela ressortit à une grande fiction téléologique et consolatrice.
L’excuse ne vaut pas pour pardon, reprend Vladimir Jankélévitch, encore faut-il qu’elle soit acceptée. Comprendre n’est pas non plus salvateur pour le coupable : « Comme une volonté cesse de vouloir si elle ne peut vouloir que le Bien, si elle veut le Bien par nature et en vertu des lois physiques, ainsi la pardon cesse de « pardonner » s’il découle de l’intellection comme la sécrétion des sucs gastriques découle de l’ingestion des aliments ». À moins que « l’intellection [soit] calmante », faut de remplir entièrement son rôle moral.
Des « circonstances atténuantes » au « bon-débarras », le philosophe ne nous laisse rien ignorer du sérieux et des bienveillances (« Il faut donner sa chance au méchant », dit-il au dernier chapitre du Mal), des paresses et des frivolités de la justice, qu’elle soit religieuse, institutionnelle, ou interpersonnelle, ou encore intime. De même, le relativisme et l’humilité se dressent soudain au-devant de l’argumentation ; le « pardon fou » et le « pardon impur » se jettent au travers de nos pas. Ainsi « l’eschatologie philanthropique des libertaires, on le sait, met tous ses espoirs dans la contagion révolutionnaire : brûler tous les dossiers, amnistier tous les gredins, libérer tous les gangsters, embrasser les gentlemen tortionnaires, recevoir docteur honoris causa les métaphysiciens de la Gestapo et l’ex-commandant du Gross-Paris, transformer les palais de justice en cinémas et les prisons en patinoires - voilà le vrai jugement dernier et l’objet même du pari final ». Où l’on lira le talent autant intellectuel que rhétorique du connaisseur en ironie…
Reste que « la victime ne se repentira pas à la place du coupable ». Non loin d’Eichmann à Jérusalem, sous la plume pleine de conscience d’Hannah Arendt[12], « cet empressement à fraterniser avec les bourreaux, cette réconciliation hâtive sont une grave indécence et une insulte à l’égard des victimes ». Selon Jankélévitch enfin, la limite ultime serait de « pardonner au misérable, quitte à instaurer pour mille ans le règne des bourreaux ». L’impératif d’amour se heurte à celui de l’annihilation du mal (comme la joue tendue du Christ face à la violence à désarmer), du moins celui d’origine humaine, y compris celui de l’indifférence à l’égard de la terreur sanglante infligée. Il n’y a pas de dernier mot, sinon : « Aussi le pardon est-il fort comme la méchanceté ; mais il n’est pas plus fort qu’elle ».
Erudit, informé, aussi élégant que profond, l’essai ne dément pas la réputation brillante de notre auteur. Ce dont on ne rend ici que très partiellement compte, les mânes du philosophe étant priées de pardonner la modestie, voire la petitesse, de notre analyse. Sa « docte ignorance[13] », pour faire allusion à Nicolas de Cues, fait ici merveille, en une quête qui vise à repousser les limites de l’inconnaissable dans la conscience humaine. Plus métaphysique et intellectuelle que psychologique, la démarche est éclairante, même si l’abîme de l’impardonnable se refuse à s’ouvrir au pardon.
Saluons également, outre la réédition dans la même collection jaune « Champs » du texte jumeau La Mauvaise conscience, la somme impressionnante réunie sous le titre programmatique de Philosophie morale. Trois décennies d'écriture se déploient, depuis la thèse en 1933, La Mauvaise conscience, jusqu'à notre Pardon, en passant par Du Mensonge, Le Mal, L'Austérité et la vie morale, Le Pur et l'impur, et L'Aventure, l'Ennui, le Sérieux...
En quelque sorte, l’impardonnable est le Tartare des Grecs où sont infiniment suppliciés les Titans coupables d’hubris, d’avoir voulu abattre l’Olympe divin, Ixion sur sa roue, Sisyphe et son rocher, Prométhée et son foie dévoré ; comme il est l’Enfer des religions monothéistes, même si c’est le Christianisme qui est coupable de l’avoir tant creusé, en particulier avec Dante[14]. Commettre le mal avec intention et préméditation, si l’acte est suivi de remord, mieux de repentir, peut-être pardonné, au moyen d’une grande mansuétude ; faute de quoi, et surtout s’il y a répétition en conscience et persévérance du mal, l’impardonnable mérite le devoir d’enfer de la mémoire.
Bien des commentateurs n’ont pas pardonné à Jacques Derrida sa phraséologie absconse, son emprise sur les intellectuels, en particulier outre-Atlantique, sinon sa déconstruction[15]… Ses concepts et sa syntaxe parfois fumeux, ses jeux de mots abstrus, saupoudrés de psychanalyse, son mystère entretenu à dessein, son retrait du schibboleth nécessaire, à la lisière de la poésie hermétique et oraculaire, parurent parfois n’être que pièges à gogo, quand on attendait d’un philosophe la vertu majeure : la clarté. Vertu que ne renie pas Jankélévitch… A l’occasion de la reparution, chez Galilée, l’éditeur maintenant iconique de Derrida, de Pardonner, peut-on pardonner celui parle du pardon ?
Faut-il faire grief à Jacques Derrida le brio de sa difficulté à trouver La Vérité en peinture[16]? D’abuser Des ronds de jambe abscons, voire pédants parmi les pages de La Carte Postale[17]? D’avoir disséminé son « phallologocentrisme » parmi ses descendants de la Cancel culture[18] ? D’avoir signé le livre d’or de « Todtnauberg », lorsque, visitant la hutte d’Heidegger, il a fait suite aux innombrables noms de pèlerins, et surtout à celui de la déception de Paul Celan[19] qui espérait entendre là une demande de pardon de la part du maître de l’être et du temps qui avait été nazi ?
Bien sûr, en la matière, Derrida ne prétend pas faire œuvre fondamentale. En ce séminaire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, prononcé en 1997, il est d’abord le commentateur de Jankélévitch, trente ans après ce dernier, pour qui « le pardon du péché est un défi à la logique pénale ». C’est la question du « mal radical » kantien, et plus précisément du « mal inexpiable » qui les taraude tous les deux, celui commis au cœur du XX° siècle contre les Juifs. En effet, « on ne peut demander le pardon à des vivants, des survivants, pour des crimes dont les victimes sont mortes ». En ce sens, « le pardon est-il quelque chose de l’homme, le propre de l’homme, un pouvoir de l’homme - ou bien réservé à Dieu ? » Y a-t-il un « pardon absolument inconditionnel qui nous donne à penser l’essence du pardon », hors de celui « juridico-politique » et pénal ? L’on glisse alors ici du côté de la loi du Talion, puis du pardon des Bienveillantes grecques qui laissent ouverte la possibilité de l’humaniste rachat, sans compter le versant glissant de la question de la peine de mort abordée en un autre séminaire[20].
Peut-on « anéantir le mal même » ? C’est jusque chez les animaux que Derrida sait l’existence du « se sentir coupable », donc la possibilité de la grâce. A moins de buter sur un oxymore, une aporie, bien derridiens : « il n’y a de pardon, s’il y en a, que de l’im-pardonnable. » Est-il, enfin, justiciable de « demander pardon au lecteur », lorsque « toute faute, tout mal est d’abord un parjure, à savoir le manquement à quelque promesse (implicite ou explicite) » ? Ainsi ne pas avoir été compris par tous ses lecteurs (mais n’est-ce pas notre faute commune, écrivain, critique ou philosophe ?) est peut-être la faute implicite de Derrida, ici soumise à la demande de pardon : « je dois demander pardon pour être juste ».
Reste que cet opuscule mérite à Derrida d’être pardonné, ne serait-ce qu’à la faveur de son exceptionnelle clarté. Chacun d’entre nous a pu attendre longuement une réponse à sa demande tacite ou exprimée de pardon. Et lorsque le oui lustral est prononcé, une joie, une gratitude totales envahissent l’être. Nous aimerions à Derrida, pourtant de manière posthume, et s’il est en notre indigne et modeste pouvoir, offrir ce pardon. Car de ce petit livre, quoique centré sur « l’impardonnable et l’imprescriptible » venu de Jankélévitch[21], sourd une lumière d’humanité ; car du « langage du pardon », les fantômes déconstruits doivent pouvoir s’enfuir, puis construire les vivants, mais judicieusement…
Peut-on jamais pardonner les génocides de Gengis Khan, de Mahomet et ses sbires séculaires, de Staline, d’Hitler, de Mao, dont les poubelles de l’Histoire regorgent sans cesser de puer pour l’éternité… Théocraties, communismes et fascismes, tous se liguent pour ne rien pardonner à leurs ennemis, aux ennemis et jusqu’aux indifférents de leur pensée unique et de leur pulsion totalitaire. Si nous ne sommes pas tous, loin s’en faut, des tyrans politiques parvenus aux sommets des coupe-gorges historiques et des pyramides de crânes, n’y-a-t-il pas en chacun de nous une pincée de cette pulsion, de cette libido dominandi, plus ou moins sensible, à moins d’être un saint, lorsque que nous nous affrontons à l’autre, y compris lors d’un débat d’opinions, d’une argumentation de conviction ? Le saint lui-même, ascète ou bonze retiré du monde, ou dévoué à la charité, n’a-t-il pas besoin d’être pardonné du crime qui consiste à opposer le silence et la paix aux nécessités des luttes intellectuelles et physiques contre les tentatives et réussites totalitaires de ses contemporains…
Coffret Inde, Les Belles Lettres ; Bhagavad-gita, Diane de Selliers.
Photo : T. Guinhut
L’Inde, mythologie et philosophie.
De la Bhagavad-gita & de son coffret
aux Stances du milieu de Nagarjuna.
Coffret Inde, Les Belles Lettres, 2022,
dix volumes, 2022, 3376 p, 240,30 €.
Bhagavad-gita, Diane de Selliers, 2016, 336 p, 230 €.
Nagarjuna : Stances du milieu par excellence,
Tel, Gallimard, 2022, 372 p, 8,90 €.
Vincent Eltschinger & Isabelle Ratié : Qu’est-ce que la philosophie indienne ?
Folio, Gallimard, 2022, 560 p, 13,50 €.
Décentrer le regard est parfois nécessaire. Non pour oublier un centre, y compris s’il en est de la pensée, mais pour comprendre combien l’humanité, malgré ses constantes génétiques et anthropologiques, est plurielle. Les mythes grecs demandent à être épaulés et bousculés par ceux bien étrangers, la philosophie, née avec les présocratiques, réclame de se voir jouxtée par d’autres systèmes et perspectives. Si nous nous étions déjà interrogé sur les philosophies du monde[1], à cet égard l’Inde est un continent de mythes et de sagesse, que nous observerons avec fascination, avec rigueur s’il se peut, quoique avec plus qu’un brin de nécessaire scepticisme. En conséquence la Bhagavad-gita sera notre point de départ, en passant par La Lignée des fils du soleil, des fables et des contes comme Krishna et les ogres, mais aussi des traités savants, tels celui de l’habitat et le Manuel du prince indien. De telle sorte que nous puissions initier une réponse à l’aide de Qu’est-ce que la philosophie indienne ? non sans consulter celui qui peut-être le plus étonnant et radical penseur en cet univers : Nagarjuna. Ainsi irons-nous d’une vie florissante, à la souffrance, au nirvana…
Originelle est la Bhagavad-gita, car elle traverse successivement le brahmanisme, le bouddhisme et l’hindouisme. Sis au cœur de l’immense Mahabharata[2], ce « Chant du Bienheureux » est le texte sacré fondateur de l'hindouisme. Il déploie en dix-huit chants le dialogue du guerrier Arjuna et de son cocher et avatar divin : Krishna. Lorsqu’une gigantesque bataille fratricide opposant le clan des Pandava à celui des Kaurava est sur le point d’exploser, Arjuna confie à Krishna sa crainte de défaillir à la pensée de devoir combattre ses rivaux et ses parents : « Quel bien puis-je retirer du massacre de mes propres parents ? Je n’en aperçois aucun. Ô quel mal infini irions-nous commettre, poussés au meurtre des nôtres, par l’aiguillon du pouvoir et des richesses ! ». Heureusement, le « Bienheureux » Arjuna l’initie aux valeurs du renoncement et de l’ascèse. Son existence entière en est bouleversée. L’inéluctable combat doit être accepté, mené à son terme, le destin, soit son « dharma », doit s’accomplir. De la sorte, le « karmayoga » ou détachement dans l’action, permet de réconcilier le moi et le monde, d’apaiser les sens et l’esprit. Tel est le but ultime d’un enseignement disposé dans la trame du récit, et de verset en verset, dans une suspension du temps avant la bataille, qui, durant dix-huit jours, se soldera par dix-huit millions de cadavres.
Bien entendu, à l’instar de notre analyse à propos de la mythologie grecque[3], l’appareil mythologique de l’œuvre épique permet de développer un savoir, des préceptes, ceux du yoga et de la philosophie hindoue : « Dans ce monde, je te l’ai déjà dit, ô très pur, il existe une double démarche : celle des penseurs qui font de la connaissance une ascèse, celle des ascètes du Yoga qui en font une de l’action ». Au plus haut de la sagesse, la parole s’éteint : « Il s’adonne à la pratique de la méditation et se repose dans une impassibilité permanente. Le moi, la force, l’orgueil, le désir, la passion et l’avidité : il se libère et ne possède rien en propre. Il est en paix, prêt à entrer dans l’absolu ». La dimension cosmique est avérée lorsqu’au chant XI le dieu Vihsnu se manifeste à Arjuna sous sa forme suprême et universelle de Visvarupa, l’omniforme qui contient l’univers. Parmi les peintures, la tête de ce dernier atteint les nuages, son corps contient dieux et montagnes, forêts et animaux… L’iconographie, brillante, intensément animée, vivement colorée, use de la délicate école moghole et de celle fleurie de Mysore, de la rutilante école pahari et de celle plus religieuse des ateliers rajpouts.
Parmi les volumes somptueux dont Diane de Selliers a le secret, cette Bhagavad-gita ne peut être ignorée. La traduction de Marc Ballanfat s’appuie sur la grande édition indienne du texte sanscrit, accompagné de onze commentaires[4]. Elle est accompagnée par 92 miniatures et peintures indiennes du début du XVI° à la fin du XIX° siècle, ce qui n’avait jamais été tenté ; le défi trouvant ainsi son acmé narrative, colorée, sensuelle et symbolique. Le chant VII résonne d’une puissance poétique et philosophique inégalée lors du discours de Krishna :
« Je suis le goût de l’eau.
La lumière de la lune et du soleil.
La syllabe des Savoirs sacrés.
La vibration sonore dans l’espace.
La virilité des hommes.
Le parfum de la terre.
Je suis l’ardeur du feu.
La vie de tous les êtres.
Les austérités des renonçants.
Sache que je suis le germe immortel de tous les êtres.
Je suis l’intelligence des savants.
L’éclat des puissants.
La force des forts sans la violence du désir ni de la passion.
Je suis le désir légitime qu’éprouvent les êtres. »
Si l’on craint de devoir racler jusqu’à l’os les fonds de porte-monnaie pour acquérir ce luxueux objet d’art, l’on peut se tourner vers le Coffret Inde de Belles Lettres. Ce dernier étant cependant en son entier passablement onéreux, quoique l’investissement soit d’autant plus sûr qu’il s’agisse d’une édition de prestige limitée à 300 exemplaires, donc bientôt rare et recherchée, il est loisible d’élire l’un ou l’autre de ses dix volumes, dont la Bhagavad-gita[5]. Cette fois dans la traduction d’Emile Senart.
Le même dieu fondamental fait une rencontre insolite dans Krishna et les ogres[6], ou Kailasayatra, qui est un rameau supplémentaire à l’épopée du Mahabharata. En dix-huit chapitres venus du VIII° siècle se développe le panthéon indien. Le paisible pèlerinage de Krishna est contrecarré par « l’arrivée des démons cannibales ». Ces derniers connaissent la raison de leur destinée : « Comment avons-nous pu malgré nous assumer la condition d’ogre, la plus horrible au monde, haïe de toutes les créatures, souillée par les os et la chair humaine, et suscitant la terreur en tous les êtres ? Hélas c’est que nous avons commis de mauvaises actions au cours d’innombrables naissances passées et que nous y avons toujours pris un plaisir immense ». Ainsi se dessinent le cycle des réincarnations, au sens moral affirmé…
L’on se doute que dans la mesure où ces créatures sont des illusions, Ghantakarna entonne l’éloge de Vishnu et « apaise son psychisme ». Ainsi l’on parvint à la vision du dieu Vishnu-Krishna. L’ascèse et la délivrance sont au bout de l’initiation enfin contemplative. Considérablement enrichi de notes historiques et philosophiques, ce Krishna et les ogres est ici la première occidentale, qu’il faut donc saluer chapeau bas…
Parmi les six grands poèmes classiques, digne de l’honneur des traités de rhétorique qui les considèrent comme des modèles de toute composition littéraire, figure La Lignée des fils du soleil[7]. Au V° siècle naquit ce poème épique dû à Kalidasa. Y sont narrés les hauts faits des Fils du Soleil, appelés les Ikshvaku, dont le premier, le roi Raghu permit à sa descendance de briller, en particulier Rama, dont la vie est contée au moyen d’une sorte d’abrégé du Ramayana. Enfin apparaissent ses descendants, jusqu’à la mort d’Agnivarna. Mais là n’est pas forcément l’essentiel, tant la virtuosité poétique l’emporte, de stance en stance, chacune formant un micro-poème. Métaphores et sonorités s’unissent dans la précieuse écriture au service d’une grande capacité à émouvoir, à emporter. L’on devine le défi opposé au traducteur du sanskrit, Louis Renou. Cependant ce n’est pas sans talent épique et tragique : « Le champ de bataille regorgeait de fruits - c’étaient les têtes des guerriers tranchées par des flèches ; - ils abondaient en coupes - les casques tombés à terre ; - ils étaient pleins de liqueurs - le sang - : vraiment le cabaret de la mort ». Ou lyrique : « En ce temps-là, les joyaux tombèrent du diadème du démon aux dix visages : c’étaient les larmes que goutte à goutte versait à terre sa Fortune ». Une rare esthétique poétique anime cette lignée de stances, non sans portée morale.
Dans cette perspective éthique, Le Savoir de la vie[8], qui est un florilège de l’Ayurveda, dispense maintes connaissances concernant la médecine savante indienne traditionnelle. Le volume discourt depuis les « origines mythiques », de façon à délivrer un savoir pour la longévité. Certes il s’agit d’un ésotérisme médical mêlant tantrisme, alchimie et magie. À une botanique pharmacopée, jusqu’à l’opium et le mercure, s’ajoute tout un ensemble de pratiques : massages, lavements, saignées, et même chirurgie. Enfin « L’Ayurveda au féminin » prodigue des conseils en matière d’accouchement. L’on ne sait de quand date cet ouvrage…
Si le médecin s’occupe autant des corps que des âmes, le politique s’intéresse à la cité. Or Le Manuel du prince indien[9] est moins de l’ordre du réalisme que du modèle un brin utopique. Cette fois l’on en connait l’auteur, Kautilya, créateur de la science politique ; quoique l’on hésite à le situer, entre le IV° siècle avant notre ère et le IV° de notre ère ! Il serait en tous cas plus ancien que Les Lois de Manu[10]. Parmi les quinze livres de cet ouvrage, il est d’abord question de politique intérieure, puis de l’éducation du prince, de son emploi du temps, de ses conseillers et ministres. Suivent l’administration et l’économie, le droit, puis la surveillance réciproque entre prince et fonctionnaires. Enfin viennent diplomatie et stratégie. Cet art de gouverner convient à une monarchie absolutiste : « Le roi, c’est l’Etat ». Ce prince doit être de souche noble pour être reconnu par le peuple ; s’il est idiot, un bon conseil des ministres y suppléera. Il est cependant censé défendre son pays et le faire prospérer. Et s’il gouverne mal, son peuple pourra le tuer. Là où il est question de complots, de police omniprésente, d’agents secrets, les inspecteurs et les juges sont nombreux, de façon à contribuer à « la suppression des épines du crime ». Quant à la politique étrangère, il n’est pas interdit de « faire un traité et le violer », d’où la nécessité des otages. Et si la situation est impérieuse, le roi pourra être « emmené par les agents secrets déguisé en cadavre ou en femme qui suit un cortège funèbre ». Dans quelle mesure faut-il lire cela aux côtés de notre Machiavel[11], voire du « Big Brother » de George Orwell ? Nous lirons donc ce Manuel du prince indien comme un document d’importance, mais dont notre contemporain saurait s’inspirer avec bien de la prudence…
Penchons-nous avec bonheur sur l’Instruction utile[12] ou « Livre des bons conseils », composé de contes, comme « Le vieux marchand et sa jeune femme », ou « Sunda et Upasunda » qui commence par « Il était une fois » ; mais aussi de fables, telles « Le singe et le pilier » ou « La grue et l’écrevisse ». Venu de la fin du premier millénaire, cet Hitopadesa est prodigue en histoires emboitées, ponctuées d’environ 700 versets didactiques. Forcément anonyme et collectif, le recueil se veut divertissant, mais la morale éducatrice à destination des princes, le réalisme politique et la dimension spirituelle sont au rendez-vous, non sans que le terrible de la vie soit fort saillant. Non loin de « l’art de la prudence » de Baltazar Gracian[13], cette prudence est peut-être ici le maître mot. Car « Les gens adroits savent présenter le faux sous les couleurs de la vérité, de même que, sur une surface unie, les peintres nous font voir les objets comme s’ils étaient placés devant et derrière ».
Enfin l’art de l’architecte n’est pas en reste puisque figure ici un Traité de l’habitat[14], prolixe en indications sur la construction des temples, maisons et palais royaux, sur leur iconographie, soit des sculptures d’innombrables dieux et déesses…
Un écrin cartonné, délicatement ourlé de motifs floraux et animaux couleur d’or, expose, à la manière d’une scénographie muséale, dix grands classiques aux essences diverses qui se répondent pour brosser un étonnant tableau de l’Inde ancienne. Des fables animalières aux traités théoriques, des poèmes épiques aux visions philosophiques, jusqu’aux mémoires de Babur[15], prince islamique trop souvent guerrier du XV° siècle, un univers multiforme s’élève. Chaque délicieux volume au dos toilé, à la facture soignée et colorée bénéficie en sus d’illustrations, celles de Scott Pennor’s étant parmi les plus séduisantes, à l’occasion de la Bhagavad-gita, grâce à ses graphismes paysagers et corporels symboliques, de couleur ivoire sur fond rouge.
Là encore un texte fondateur, ou plutôt déconstructeur : l’original sanskrit des Stances du milieu par excellence, du moine bouddhiste indien Nagarjuna, qui vécut autour de l’an 500 avant notre ère. Son influence fut considérable, tant il essaima en en Asie. En effet il s’agit de l’indien noyau séminal du bouddhisme tibétain et jusqu’au zen japonais. Musicalement composé de 447 brèves stances de deux vers chacune, il convient parfaitement à la mémorisation, à la récitation, quoique chacune de ces stances ait pu susciter au moins huit commentaires. Ses 27 chapitres, plus exactement « examens critiques », entrelacent cependant des argumentations dialectiques pas toujours aisées.
La variété thématique est impressionnante : entre l’acte et l’agent, entre le feu et le combustible, le lien et la délivrance, « de l’acte et de ses fruits », « du fait d’apparaître et disparaître », se glisse la « critique de la concupiscence et du sujet concupiscent ». Dans la foulée, permanence, passions, causalité, temps, propriété naturelle, souffrance, matière, etc. sont renvoyées à leur vacuité. Le plus souvent, la controverse dialoguée s’exerce contre les tenants du bouddhisme ancien, « prendre des mots pour des choses » étant le principal grief, car ces dernières n’ont guère d’existence ; ce pourquoi le philosophe part du dire des autres, du sens commun à balayer, de cet homme du commun qui est « un métaphysicien qui s’ignore », pour reprendre les mots du traducteur et préfacier. En ce sens, l’enseignement du Bouddha se veut surtout thérapeutique, afin d’évacuer le concept d’identité qui nuit à l’accession au nirvana. Au cours d’un processus dialectique, Nagarjuna combat en effet pied à pied les réalistes et les substancialistes, ceux qui présupposent sous le moi la fulguration des « dharmas » engendrant le devenir karmique, et les tenants d’une métaphysique contre laquelle le Bouddha avait alerté.
Par exemple : « Dire « j’ai existé dans le passé » présente une faille logique. En effet celui qui parle hic et nunc n’est pas le même que celui des vies précédentes ». La démonstration est imparable, en dehors même de la fiction des réincarnations. Mais pourquoi traduire le sanskrit au moyen d’une locution latine, même si le procédé argumentatif ressemble comme deux surfaces de miroirs à celui de la scolastique médiévale…
Sans pitié pour les a priori, Nagarjuna remet en tout schéma mental et vital : cause-effet, commencement-fin, identité-altérité, sont balayés. Règnent ici l’absence même de l’impermanence des choses et des hommes, la vanité des passions, le vide du moi, l’inanité de la souffrance et de tout acte dont on croit récolter les fruits. Ne subsistent que vacuité, illusion, gouffre salutaire du nirvana.
Mais au sortir de la lecture de Nagarjuna, fascinant par sa radicalité - à moins qu’il ne soit qu’un grotesque provocateur en prônant l’inanité - une méfiance, un scepticisme aigus peuvent saisir le lecteur, certes à cet égard surtout occidental : ne s’agit-il pas là d’une fatigante litanie de l’annihilation, d’une démission devant la vie, même si action et renoncement sont couplés, d’une incitation à la disparition ? C’est bien ce que confirme la somme établie par Vincent Eltschinger & Isabelle Ratier dans leur de Qu’est-ce que la philosophie indienne ? En une progression ordonnée de l’exposé, nos deux exégètes ne faillissent pas par manque de clarté. Au long d’une flopée de sages, le soi et le non-soi s’affrontent par doctrines interposées. La connaissance, donc l’erreur et la vérité, voient leurs démarches se déployer. Les « universaux » restent cependant éternels et semblables, du moins pour la plupart des penseurs. Les « alternatives non-bouddhiques » ne sont pas écartées. Les questions pullulent : « Un monde hors de la conscience ? » Les dieux croisent leurs adversaires athées. Le yoga, le vedanta, le jaïnisme, le bouddhisme coexistent. Une nébuleuse immense de pensées en constellations flotte sur le continent indien. Si l’on peut préférer examiner ce volume (inédit bien qu’en Folio) par petites touches, l’on sera secouru par des chapitres progressivement agencés, des notes, un index des noms de philosophes, parfois actifs jusqu’à un millénaire avant notre ère, mais ne dépassant guère notre Moyen-âge.
La découverte d’une philosophie d’ailleurs, si exotique soit-elle, si polymorphe et désarmante, si éclairante quant aux possibles de l’orientation intellectuelle et spirituelle de l’humanité, n’équivaut pas à une conversion au yoga, à Krishna huitième avatar de Vishnou, à Kali la préservatrice et destructrice aux huit bras, au Bouddha assis et à son évacuation dans l’impensé du nirvana. Si nous ne croyons en aucune religion, nous avons la mort pour cela. À ces facettes de la mythologie et de la philosophie indienne, il est loisible de préférer le mouvement divers, constructif et critique, qui va des présocratiques à Friedrich Nietzsche, du libéralisme politique aux sphères de Peter Sloterdijk[16].
Notre-Dame-la-Grande, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
Conscience morale, littérature
& philosophie politique :
lecture de Walter Benjamin
par Hannah Arendt, Gershom Sholem
& Emmanuel Mosès.
Walter Benjamin : Lettres sur la littérature,
traduit de l’allemand par Muriel Pic et Lukas Bärfuss,
Zoé, 2016, 160 p, 15 €.
Walter Benjamin : Je déballe ma bibliothèque,
traduit par Philippe Ivernel, Rivages poche, 2016, 224 p, 9 €.
Hannah Arendt : Walter Benjamin, 1892-1940,
traduit de l’anglais par Agnès Oppenheimer-Faure,
Allia, 2014, 112 p, 6,20 €.
Gershom Scholem : Walter Benjamin. Histoire d’une amitié,
traduit de l’allemand par Paul Kessler,
Les Belles Lettres, 2022, 380 p, 15,50 €.
Stéphane Mosès : L’Ange de l’Histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem,
Tel Gallimard, 2022, 396 p, 14 €.
« À quoi bon des poètes en ce temps de détresse[1] ? », demandait Hölderlin en ses élégies. Comme en écho à ce vers de l’année 1800, Walter Benjamin (1892-1940) s’interroge sur la fonction sociale de l’intelligence, et des écrivains français en particulier, à l’occasion d’une terrible montée des périls, entre 1937 et 1940. C’est lors de son exil parisien, puisqu’en tant que Juif, dès 1933, le régime nazi lui avait fermé toute possibilité de travail et de publication, qu’il rédige ces sept Lettres sur la littérature, à l’intention de Max Horkheimer, directeur de l’Institut de recherche sociale de New-York. Il n’y a guère d’œuvres mineures chez Walter Benjamin. Si de vastes projets comme Paris capitale du XIXème siècle[2]et Baudelaire[3] sont les arbres qui cachent la forêt, ces Lettres, en quelque sorte une autre façon de dire Je déballe ma bibliothèque, témoignent de l’indispensable survie de la littérature aux yeux de cet écrivain-philosophe auquel Hannah Arendt rendit un bel hommage. Pourtant, au-delà de son biographe, Bernd White, c’est peut-être Gershom Scholem qui le connut le mieux ; en témoigne son Histoire d’une amitié. Ce même Gershom Scholem rejoint Walter Benjamin sous l’égide de L’Ange de l’Histoire, en compagnie de Franz Rosenzweig. Au-delà des tragédies de l’Histoire, un messianisme politique est-il possible ?À quoi bon un « Ange de l’Histoire », pourrait-on également se demander…
Certes, il s’agit d’un travail alimentaire ; car Walter Benjamin n’a guère de revenu, exilé qu’il est à Paris. Ces Lettres sur la littérature lui sont payées par les plus dignes représentants de l’école de Francfort, eux-mêmes exilés à New-York. Il a pour mission de rendre compte de l’activité littéraire française. Malgré ses relations avec le « Collège de la sociologie », avec la revue Europe qui publie deux de ses articles, malgré l’amitié d’écrivains (Gide, Valéry, Paulhan, etc.) qui appuient en 1939 sa demande de naturalisation, il n’est entouré que de « figures vacillantes » : il reste en effet un juif allemand marxiste à l’heure des remugles fascistes dans le camp français. Il s’agit de « porter au plus haut degré la marque du moment critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture[4] ». Car ce qui le frappe, qui est pour lui un motif d’effroi, parmi la fine fleur littéraire parisienne, parmi ce « processus de décomposition », parmi cette « conscience morale affaiblie », c’est le peu de réaction à l’encontre du fascisme allemand, voire du « préfascisme français ». Il s’agit du « danger imminent que représente pour la France le silence sur les méfaits du National-Socialisme » : ses lettres résonnent alors avec une tonalité prophétique…
La critique littéraire est acide : conformisme, opportunisme, engagement convenu, voici les plaies de l’intelligentsia française. La NRF (une « fanfaronnade »), dont Jean Paulhan, son maître d’œuvre à l’influence considérable, est épinglée pour son esprit conservateur, au premier chef l’un de ses piliers, André Gide. Jean Cocteau est moqué pour sa « platitude ». Claudel aime « à brader au client les paraboles de Jésus ». Notre épistolier est un soupçon moins sévère envers Bernanos, Duhamel, Leiris, Bachelard ou Nizan. En revanche Céline est implacablement conspué pour sa « prose enflée », son « flot d’injures », son « nihilisme médical » : Bagatelles pour un massacre « est en ce moment le pamphlet antisémite le plus foisonnant et le plus insultant que possèdent les Français ».
Le surréalisme n’a guère grâce aux yeux de Walter Benjamin. Pire, le Collège de sociologie est perçu comme un antre fascisant, quand Georges Bataille défend Nietzsche en sa revue Acéphale, quand Roger Caillois, selon notre reporter, est assimilé avec la « clique de Goebbels », non sans exagération. L’on devine que malgré son intelligence, les œillères un tantinet idéologiques de Walter Benjamin ne lui permettent guère le doigté de la nuance. Il faut en effet lire ces lettres en marge de l’orientation indéfectiblement marxiste de l’Ecole de Francfort et plus particulièrement de l’Institut de recherche sociale de New-York que dirige Max Horkheimer, à qui Walter Benjamin les adresse. S’agirait-il de dénoncer un conformisme pour s’aligner sur un autre ? En un éclair de lucidité, il n’omet pas « les affinités originelles entre le fascisme et le communisme » qu’il note en lisant Henri de Rougemont. Cependant Walter Benjamin n’est pas sans prendre bien des distances avec le sacro-saint « matérialisme dialectique » et la dictature de l’ancrage dans les faits socio-économiques. On sait qu’à l’égard même d’Horkheimer, il critiqua « par ricochet le réalisme socialiste[5] ». Il préfère ô combien l’expérience vécue et subjective, lorsque « flâneur » des « passages parisiens » et lecteur de Baudelaire, il conquiert son indépendance intellectuelle, comme le relève la perspicacité d’Hannah Arendt.
Il rappelle en ces lettres son travail sur « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique[6] » (1936), associée au « déclin de l’aura ». Œuvre d’art et littérature sont par ailleurs soumis au même destin : « Si l’art narratif tend à se perdre, c’est parce que cet aspect épique de la vérité, qui est la sagesse, meurt aussi[7] ». Pourtant une inébranlable foi en la littérature l’anime, lorsqu’il commente Leskov : « Ainsi, la signification du roman ne tient pas à ce qu’il nous présenterait, sur un mode instructif, le destin d’un étranger, mais à ce que ce destin même, de par la flamme qui le consume, éveille en nous une chaleur que nous ne saurions jamais puiser dans notre propre destin[8] ».
Même en ses Lettres sur la littérature, dont la dernière date de mars 1940, après qu’il ait été libéré du camp de Vernuches, et peu de mois avant son suicide, sa bibliothèque est sa constante préoccupation. Ses 2000 livres, sans compter pour ceux pour enfants, doivent, espère-t-il, revenir de chez Berthold Brecht, au Danemark. Son goût du voyage, son errance obligée, ne l’éloigne pas un instant du délicieux virus du collectionneur. Je déballe ma bibliothèque. Une pratique de la collection n’est qu’un bref essai, mais combien riche, combien émouvant : « la passion du collectionneur […] confine au chaos des souvenirs ». Si ce texte se veut de l’ordre de la vérité générale, il est aussi un aveu de tendresse on ne peut plus autobiographique pour ses amis de papier : « pour le vrai collectionneur, l’acquisition d’un livre ancien équivaut à sa renaissance ». Walter Benjamin se présente en agent de la résurrection des livres, guère en phase avec une idéologie collectiviste : « S’il se peut que les collections publiques soient moins choquantes sous l’aspect social et plus utiles sous l’aspect scientifique que ne le sont les collections privées, celles-ci seules rendent justice aux objets eux-mêmes ». Reste que « parmi toutes les façons de se procurer des livres, la plus glorieuse, considère-t-on, est de les écrire soi-même ».
« Collectionneur pauvre » fut Walter Benjamin. Mais en seul papier monnaie. Car en d’autres textes ici heureusement adjoints, il nous présente des « livres de malades mentaux pris dans ma collection », des « romans de servantes », des « abécédaires », des « livres pour enfants », preuves que sa curiosité est aussi humaniste qu’amusée, aussi enfantine que sociologique. Le chercheur et l’amateur de catalogue y consulteront une « listes des écrits lus par Walter Benjamin », soit la bagatelle de 1712 titres, que l’on soupçonne d’être incomplète… Il est alors évident que Walter Benjamin fut un bibliophile et non un bibliomane, selon la distinction qu’en fait Umberto Eco[9], un amoureux qui communique sa passion au contraire de celui qui vole et recèle au secret l’objet de sa folie.
C’est dans le New Yorker, en 1968, qu’Hannah Arendt[10] rendit cet hommage brillant à la figure d’un trop tôt disparu : Walter Benjamin 1892-1940. Comme à Kafka, seule la « gloire posthume » échut à ce marginal du sionisme et du communisme. Il est un inclassable critique littéraire, et « sans être poète, il pensait poétiquement », analyse-t-elle ; quoiqu’il écrivît de fort beaux sonnets[11]. La préoccupation de ce météore des lettres allemandes et françaises, féru de ses mosaïques de citations, est la vérité de l’œuvre d’art. Mais aussi celle de l’Histoire, dont il est « l’ange », qui « considère seulement le champ de décombres du passé, qui est projeté dans l’avenir par le souffle derrière lui de la tempête du progrès[12] ». L’on se souvient qu’il le voyait dans l’Angelus novus de Paul Klee.
Hélas, celui qu’elle appelle « le bossu » (en référence à ces poèmes enfantins où cette figure est associé à la maladresse et aux mauvais tours), traversa de « sombres temps », jusqu’à son suicide, coincé entre deux frontières despotiques, à Port-Bou. S’il sut incarner l’archétype du flâneur parisien, hérité du XIXème siècle, au point d’écrire en français des textes majeurs, il fut condamné à l’errance éditoriale, tant si peu de ses textes furent publiés de son vivant, sans même que fussent achevés, voire séparés en leur étrange gémellité, son Baudelaire et son Paris capitale du XIX° siècle, où émerge sans cesse la « collection de citations ». Cette dernière étant bien sûr l’écho de la collection parfois étrange et pathétiquement inutile du bibliophile enthousiaste et curieux.
Le texte d’Hannah Arendt est une magnifique épitaphe, une reconnaissance magistrale, alors qu’elle le compare à Kafka, autre étrange lumière de la postjudéité. Impécunieux, vivant aux crochets de ses parents jusqu’en 1930, Walter Benjamin est une sorte de héros incompris de la culture philosophique et littéraire, tardivement (et de manière posthume) adulé par toute une intelligentsia. Ce pour la bonne raison de son génie particulier, comme le montre avec ferveur Hannah Arendt ; mais aussi pour la moins bonne : être un remarquable épigone du marxisme (quoique bien peu orthodoxe) vous vaut toutes les considérations qu’on ne lui eût guère confiées de son vivant.
Walter Benjamin n’en finira pas cependant d’être une énigme, tant la perfection de bien de courts essais se heurte aux massifs conglomérats de matériaux à venir que sont les work in progress offerts à Baudelaire et à Paris. Des textes à première vue mineurs, comme ces Lettres sur la littérature et le Je déballe ma bibliothèque, sont parmi les « perles » qu’Hannah Arendt ramène de sa lecture. Reprenons alors le « danger imminent que représente pour la France le silence sur les méfaits du National-Socialisme ». Hors le mot « National » (quoique…) un tel avertissement de 1939, ne laisse pas d’être dangereusement actuel ; sans que l’on puisse se priver, en notre « conscience morale affaiblie », d’y associer un autre « isme », qui plongerait aujourd’hui Walter Benjamin dans un autre effroi…
Biographie utile, Bernd Witte est dépassé par l’émotion de Gershom Scholem. Il nous permet de rencontrer au mieux Walter Benjamin, hors évidemment les livres de ce dernier ; en témoigne son Histoire d’une amitié. Amitié profonde et fusionnelle, malgré les moments de forte tension, en compagnie du couple formé par Walter Benjamin et Dora Walter, plus particulièrement en Suisse entre 1918 et 1919. Couple qui va bientôt se déchirer, jusqu’au divorce. La quête intellectuelle de Walter Benjamin, par ailleurs touché par l’amour en la personne de Jula Cohn, est erratique, entre une thèse sur Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand[13] et sa Critique de la violence[14]. Un intérêt commun pour les sciences du langage et du judaïsme les anime. Ce qui se double pour Walter Benjamin d’une intense activité de commentateur, en particulier sur Goethe, ce qui laisse présager son travail sur Baudelaire, dont il traduisit « Les tableaux parisiens ». Traduction d’ailleurs précédée d’une célèbre préface, « La tâche du traducteur », dont « l’orientation franchement théologique en matière de philosophie du langage » lui valut « une réputation d’auteur incompréhensible ». Il faut avouer que certaines pages ne sont pas toujours d’une grande clarté, à l’instar de celle de sa Critique de la violence. Voilà qui cependant lui permettait d’espérer une habilitation de l’Université de Francfort, quoiqu’elle n’aboutît pas. Il préféra traduire Proust. Gershom Scholem eut plus de chance et surtout de constance en obtenant à Jérusalem un poste de « chargé de cours sur la mystique juive ».
À partir du départ de Gershom Scholem pour la Palestine, en 1923, les rencontres furent épistolaires. « Voyage à travers l’inflation allemande », texte plus tard inclus dans Sens unique, marque l’entrée de Walter Benjamin dans l’écriture politique. Toute différente est son étude sur L’Origine du drame baroque allemand[15] publiée en 1928.
S’ils se revoient à Paris en 1927, le lien est de l’ordre de la « tension féconde ». Pourtant la réception des travaux de Walter Benjamin n’est pas toujours amène : Hofmannsthal lui reproche son « pseudo-platonisme » et sa « scholastique tout à fait personnelle et obscure au point d’être totalement incompréhensible ».
L’on devine qu’à partir du « déluge fasciste » de 1933, alors qu’il écrit Enfance berlinoise, sa situation devient de plus en plus précaire. C’est ainsi qu’il écrit à Gershom Scholem : « Tu n’as qu’à te rappeler que les intellectuels parmi nos coreligionnaires sont toujours les premiers à offrir aux oppresseurs des victimes provenant de leurs propres rangs, simplement pour rester épargnés eux-mêmes ». Restent les « années d’exil », à Ibiza parfois, à Paris surtout. Malgré la déréliction financière et personnelle, c’est l’heure d’œuvres remarquables, comme L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, la rédaction de son projet sur les passages parisiens et de son essai sur Baudelaire, sans oublier, début 1940, ses « Thèses sur la philosophie de l’histoire », étonnamment « en vue de placer le matérialisme historique sous la protection de la théologie », une sorte d’oxymore, révélateur de la nature religieuse du marxisme et du communisme. Lors d’une dernière rencontre entre les deux amis, le « visage de Janus » de Walter Benjamin se manifeste lors de l’opposition entre matérialisme du langage, dans une perspective marxiste, et théologie du langage.
En conséquence Gershom Scholem fait preuve d’une qualité de biographe fraternel, rapportant des anecdotes curieuses, comme une certaine addiction pour les jeux d’argent aux casinos, comme une capacité à souvent tomber amoureux, ou ses passions pour Guignol et les romans policiers, sa tentation du suicide, tout en mettant l’accent sur la trajectoire intellectuelle, l’auteur se dirigeant de plus en plus vers le sionisme et l’étude de la kabbale alors que Walter Benjamin, s’éloignant de la question religieuse, va flirter avec le marxisme, voire « une politique bolchevique radicale », sous l’influence d’Asia Lacis ; ce qui ne plaide pas en la faveur de sa clairvoyance et encore moins de son libéralisme. Heureusement son voyage en Union Soviétique le dissuada d’adhérer au Parti communiste. Néanmoins, au travers de Brecht et d’Adorno, l’influence marxiste fit long feu, ce que n’approuve guère Gershom Scholem. À l’heure des procès de Moscou, sa position marxisante est pour le moins confuse et laisse béante la question de la conscience morale. Le pacte germano-soviétique ne manqua pas cependant d’ébranler les convictions fragiles de notre critique et philosophe, sans qu’il eût le temps de pouvoir être définitivement décillé.
Reste que le livre de Gershom Scholem devient de plus en plus passionnant au fur à mesure qu’il avance, que la situation de notre critique et philosophe devient de plus en plus pathétique, non sans suspense, hélas fatal comme l’on sait, à Port-Bou, fuyant la France et le nazisme, et se suicidant de peur d’y être renvoyé…
Les livres inachevés furent le lot de Walter Benjamin : celui sur le hachich ou les rêves[16], ceux sur les passages parisiens et sur Baudelaire[17]. Néanmoins ses opuscules sur l’œuvre d’art ou sur l’Histoire ne manquèrent pas d’être sans cesse séminaux.
Ce même Gershom Scholem rejoint Walter Benjamin sous l’égide de L’Ange de l’Histoire, en compagnie de Franz Rosenzweig. En 1921 et pour un prix modique, Walter Benjamin acheta l’aquarelle de Paul Klee, Angelus Novus, qui figure sur la couverture de cet essai et donna son titre à la revue qu’il crut pouvoir diriger. C’est d’ailleurs Gershom Scholem qui fit connaître à Walter Benjamin le livre de Franz Rosenzweig : L’Etoile de la rédemption, « ouvrage fondamental sur l’histoire des religions », selon le premier.
Un triptyque philosophique nait sous le clavier d’Emmanuel Mosès. La raison de l’Histoire ayant à la fois perdu sa validité du fait de la faillite de la théodicée leibnitzienne et de la théorie hégélienne, sans oublier son fils spirituel à cet égard, Karl Marx, l’accomplissement de l’humanité parait ajourné à jamais. Or nos trois penseurs juifs tentent de lire les décombres et la discontinuité de l’Histoire dans le cadre d’une utopie messianique, le progrès technique ne suffisant pas à assurer la paix perpétuelle kantienne. Or nos trois penseurs juifs tentent de lire les décombres et la discontinuité de l’Histoire dans le cadre d’une utopie messianique. Si tous trois sont frappés par le traumatisme de la Première guerre mondiale, Franz Rosenzweig se tourne vers la religion, Gershom Scholem vers le sionisme, Walter Benjamin vers la révolution ; toutes solutions discutables, quoique la seconde se soit montrée la plus praticable.
De sa prime jeunesse à ses derniers écrits, Walter Benjamin n’a cessé de penser avec constance l’Histoire. Passant d’un « paradigme théologique », à celui « esthétique », puis « politique », ces trois modèles lui permettent de décrire l’état final de l’Histoire non « sous forme de vague tendance au progrès, mais au contraire sous l’aspect d’œuvres et d’idées logées au cœur de tout présent ». De la rédemption apocalyptique du Judaïsme à une vision du monde orientée par le marxisme, « chaque instant du temps est lourd de mémoire historique, en même temps chargé d’espérance utopique ». Ainsi « L’ange de l’Histoire », cette aquarelle de Paul Klee, garde-t-il toute la dimension de son vœu pieux, sinon de son illusion…
Même si Emmanuel Mosès a tendance à se répéter souvent, le rapprochement entre ses trois auteurs de prédilection est pertinent. Et la façon dont il déplie les facettes de cette nouvelle philosophie de l’histoire est fort éclairante.
Même la pure amitié est utopique, sans compter Hannah Arendt, y compris entre Walter Benjamin et Gershom Scholem. L’un, contraint par son obédience marxiste puis sabré par l’expansion nazie, ne put mener à bien ses grands livres sur Paris et sur Baudelaire, voire ceux qu’il aurait encore pu concevoir ; ni non plus le projet d’étudier l’hébreu et d’intégrer l’utopie juive. L’autre a partiellement mis en œuvre son utopie messianique et sioniste en écrivant et enseignant à Jérusalem. Gershom Scholem, dans Le Nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage,[18] demandait : « Quelle sera la dignité d’un langage dont le nom de Dieu se sera retiré ? » S’il y a une réponse à cette question elle est dans l’anti-utopie nazie et sa Shoah[19], dans la langue nazie telle qu’elle fut disséquée par Viktor Klemperer[20], dans la poésie allemande de Paul Celan[21]…
Biblioteca, Monasterio de San Lorenzo del Escurial, Madrid.
Photo : T. Guinhut.
Des Maîtres de vérité et de la Vérité nue.
Avec le secours de Platon, Thomas d’Aquin,
Friedrich Nietzsche, Michel Foucault,
Karl Popper, Raymond Boudon,
David A. Bell & Hans Blumenberg.
Michel Foucault : La Question anthropologique,
EHESS Gallimard Seuil, 2022, 300 p, 25 €.
Karl Popper : La Connaissance objective,
traduit de l’anglais par Jacques Rosat, Champs Flammarion, 2012, 580 p, 13,20 €.
David A. Bell : Le Culte des chefs, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Pierre-Emmanuel Dauzat et Aude de Saint-Loup, Fayard, 2022, 384 p, 26 €.
Hans Blumenberg : La Vérité nue,
Traduit de l’allemand par Marc de Launay, Seuil, 2022, 300 p, 24 €.
Ils nous guident, nous éclairent, établissent sous nos pas de sûres fondations. Ils peuvent également nous enfumer, nous tromper, nous tyranniser. En d’autres mots, ce sont les maîtres de vérité, veillant sur elle, comme Platon, la fixant, comme Thomas d’Aquin, la distinguant comme Emmanuel Kant, l’interrogeant et la conspuant comme Friedrich Nietzsche et Michel Foucault, ou la protégeant, la réhabilitant comme Raymond Boudon et Karl Popper. Les voici maîtres au sens de la connaissance et de la bienveillance au service du libre-arbitre de leurs disciples, ou au sens du prosélytisme, du commandement, du totalitarisme, comme les fondateurs de religions et d’utopies politiques, et du « culte des chefs » pour reprendre le titre de David A. Bell. Hélas, et suite à ces maîtres de fausseté et d’erreur, rien n’est moins sûr que l’on veuille toujours connaître le vrai. Tant « la vérité nue », telle que l’interroge Hans Blumenberg, effraie, choque ; ce pourquoi il lui faut être voilée pour être décente, pour berner le peuple et l’électeur, quoiqu’avec un succès mitigé et, in fine, dangereux.
Différencions les maîtres honorables et nécessaires de ceux tyranniques. Les premiers ont des disciples paisibles, les seconds n’ont que des affidés, des thuriféraires incendiaires, et des esclaves. Faut-il compter les philosophes parmi les premiers ? Eux dont la maîtrise vise à ouvrir le chemin du vrai…
Peut-être tout commence-t-il par des dieux. Marcel Détienne, dans ses Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque[1], montre qu’alors trois types de personnages prétendent être les détenteurs d’un privilège inséparable de leur rôle institutionnel : l’aède, le devin et le roi de justice ; ce qui leur permet de dispenser la « Vérité ». Du moins du mot grec « Aléthéia », qui signifie à la fois l’ordre rituel, le rapport aux dieux et la puissance cosmique. Fille de Zeus, cette Aléthéia est la déesse qui devient chez les Romains Veritas.
Avec Platon, l’éternelle vérité préexiste à son découvreur. En tant qu’elle est congruence, cohérence et utilité, il est nécessaire de la faire affleurer par le moyen de la maïeutique. Et telle que l’allégorie de la caverne laisse entendre sa réalité. Or son Socrate ne laisse guère de place au libre-arbitre d’un contradicteur, ne demandant le plus souvent que l’assentiment de son auditeur dans des dialogues qui n’en sont guère. Y compris dans Le Banquet, lorsqu’après les propositions de divers intervenants, dont Aristophane avec son mythe de l’androgyne, il s’élève au sommet de la vérité sur l’amour qui lui fut révélée par Diotime. À la rare réserve du Cratyle, dans lequel il ne peut trancher entre une origine imitative ou arbitraire du langage. Reste que « les philosophes véritables […] sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité ». L’on suppose qu’il s’agit de celui d’au-delà de la caverne, révélant les essences, pièges de l’idéalisme socratique. Et si « nul n’entre ici s’il n’est géomètre », le calcul et l’arithmétique sont de ces arts « capables de conduire à la vérité[2] ». Que l’on doit, à la suite de Parménide, distinguer de la voie des opinions ou doxa. Après Platon, dont la vérité est transcendance, Aristote en imagine le sens moderne, celui de l’adéquation de la chose et de l’intellect. Or elle est une cible que l’on peut rater. Ce dont a bien conscience le stoïcien Marc Aurèle :« Si l'on peut me convaincre et me montrer que je juge ou que j’agis à tort, je serai content de changer ; car je cherche la vérité, qui ne peut être un dommage pour personne ; or celui qui persiste dans son erreur ou son ignorance subit un dommage[3] ».
Dans le cadre du christianisme, de son Dieu, en d’autres termes de sa fiction, il faut arrimer la vérité à son plan supérieur, la souder à son fondement. Concevant le vrai comme un objet transcendantal, selon Thomas d’Aquin, au XIII° siècle, Dieu est vérité. Car « l’on nomme « vrai » ce à quoi tend l’intelligence ». Ainsi, « nous faisons consister la vérité des choses dans leur rapport avec l’intellect divin ». Mieux, Dieu « juge de tout et il connait tous les objets complexes. Et c’est ainsi que la vérité est dans son intellect[4] ». En conséquence l’on doit considérer éternité et immutabilité. En toute logique, le philosophe chrétien de la Somme théologique fait suivre cette question 16 par celle de la fausseté.
Passons par la philosophie scolastique qui distingue les vérités de raison (nécessaires) et celle de de fait (contingentes), par Malebranche qui, dans Le Recherche de la vérité, en 1674, prétend que la certitude de l’intelligence a plus de valeur que la foi, par Leibniz qui ajoute à ces vérités de raison l’idée d’innéité et à celles de fait celle de l’accord avec la conscience et les sens. Kant ensuite propose la distinction entre vérité formelle de la logique, des mathématiques et vérité matérielle des sciences expérimentales, sans oublier cependant celles éternelles du divin.
Thomas D’Aquin, Leibniz, Kant apparaissent alors comme des maîtres de vérité, plus pour leurs définitions et distinctions que par pulsion de pouvoir. L’on se doute alors que les décentrements de la vérité que furent l’irruption de l’héliocentrisme copernicien, l’évolution des espèces darwinienne, puis la théorie de l’inconscient freudien, ont creusé sinon des failles, mais des chemins plus divers et ouverts.
Entre autres progrès de la connaissance en mathématiques, chimie, biologie, la vérité cosmologique quitte le géocentrisme aristotélicien et gagne ses lettres de noblesse avec l’héliocentrisme de Copernic en 1543, comme celle médicale avec la découverte de la circulation du sang prouvée par Harvey en 1628, rejetant Galien au rayon des antiquités, avec l’apparitions de tant de découvertes qui invalident les précédentes, voire avec le principe d’incertitude d’Heisenberg qui montre qu’une particule peut-être à la fois et tantôt onde et particule…
Restent alors les sphères des jugements humains, des convictions et des opinions, qui pourraient fonder un accord universel entre les esprits ; sauf qu’ici l’affaire se gâte, entre le caractère douteux de l’assentiment de la majorité et de la subjectivité interhumaine.
Si la vérité scientifique voit certaines de ses parties battues en brèche au profit de modèles plus exacts, le scepticisme renverse avec Nietzsche tout l’édifice de la vérité, ce dans le cadre du renversement du platonisme. Au détour d’une de ces fables animalières dont l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra est friand, il balaie l’illusion d’un revers de manche : « Ils périrent et disparurent avec la mort de la vérité. Tel fut le sort de ces animaux voués au désespoir, qui avaient inventé la connaissance[5] ». Plus loin, dans Vérité et mensonge au sens extra-moral, il exécute la certitude enkystée dans les valeurs morales : « Qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphisme, bref une somme de relations humaines qui ont été rehaussées, transposées et ornées par la poésie et par la rhétorique, et qui après un long usage paraissent établies, canoniques et contraignantes aux yeux d’un peuple[6] ». Ainsi, dans le monde de la volonté de puissance, « il n’y a pas de faits, seulement des interprétations[7] ».
Embrayant sur ce discours, Michel Foucault[8] lie indéfectiblement le pouvoir à la constitution de la vérité : « On pourrait appeler alèthurgie l’ensemble des procédés possibles, verbaux ou non, par lesquels on amène au jour ce qui est posé comme vrai par opposition au faux, au caché, à l’indicible, à l’imprévisible, à l’oubli, et dire qu’il n’y a pas d’exercice du pouvoir sans alèthurgie ». En somme, selon l’auteur des Mots et les choses, la vérité est politique ou n’est pas, ce qui a conduit un certain post-foucaldisme à affirmer que toute vérité est un effet ou un produit du pouvoir, malgré le déni du maître, qui exerça sa pertinence ainsi : « Rien n’est plus inconsistant qu’un régime politique qui est indifférent à la vérité ; mais rien n’est plus dangereux qu’un régime politique qui prétend prescrire la vérité[9] ». Et l’on ajoutera : la proscrire…
Si La Question anthropologique peut se résumer à « Qu’est-ce que l’homme ? », Michel Foucault ne peut échapper à celle de la vérité. Il la saisit à bras le corps, depuis Parménide en passant par la transition kantienne et Nietzsche, qui procède à l’éclatement du discours anthropologique ; ce qui, à la suite de la nietzschéenne mort de Dieu, prépare la célèbre annonce de la mort de l’homme lors de l’ultime page des Mots et les choses. Ainsi « La démarche idéaliste qui, depuis Protagoras, a tracé le premier chemin de toute philosophie n’est en fait ni radicale ni fondée. Ni fondée parce qu’elle repose sur le préjugé de la vérité, ni radicale parce qu’elle ne le met pas en question ». En somme, toute la philosophie pré-nietzschéenne dupe la vérité. Lors « l’homme ne peut plus être la vérité de la vérité, ni la vérité, la vérité de l’homme ». Reste la belle promesse, quoiqu’elle découle, selon notre philosophe, du peu libéral Karl Marx : « la découverte que l’homme et la vérité ne s’appartiennent l’un à l’autre que dans la forme de la liberté ». À cet égard, la précieuse préface d’Arianna Sforzini s’achève avec une pertinence rare : « Foucault est bien plus moderne que sa lecture postmoderne n’a voulu le voir : à nous de décider si sa modernité est encore la nôtre ». L’injonction est à méditer.
De « Connaissance de l’homme et réflexion transcendantale », selon le titre de la première partie, en passant par « L’anthropologie comme réalisation de la critique » (seconde partie) jusqu’à « La fin de l’anthropologie » (troisième partie), le « nous n’avons pas la vérité est « une conscience qui est infiniment plus profonde déjà que la conscience sceptique[10] ». La mort de Dieu clamée par Nietzsche n’étant pas pour rien dans ce processus. En ce sens, « le nihilisme est beaucoup plus qu’une révolution culturelle dans laquelle s’engloutit la civilisation chrétienne ; c’est plus encore une catastrophe historique dans laquelle l’homme viendrait à perdre sa lumière et la terre son soleil ». La pertinence n’empêche pas un rien de grandiloquence rhétorique. Cependant la pensée humaniste résiste lorsque que Rémi Brague pense « l’anthropologie comme christologie[11] »…
Loin de n’être qu’un rassemblement de « cours » donnés en 1954 et 1955, La Question anthropologique mérite d’être une des ossatures de la pensée foucaldienne, ne serait-ce que parce qu’il s’agit également d’une prémisse de L’Ordre du discours : « Enfin je crois que cette volonté de vérité ainsi appuyée sur un support et une volonté institutionnelle, tend à exercer sur les autres discours - je parle toujours de notre société - une sorte de pression et comme un pouvoir de contrainte[12] ». Mais à trop traquer les pouvoirs, ne risque-t-on pas d’écorner, d’invalider la ou les vérités…
Peut-on penser et accepter des vérités morales absolues ? Il faudra alors s’appuyer non seulement sur la nature humaine et le droit naturel, mais aussi sur les résultats probants du concept moral.
Avec Marx puis Nietzsche, dont Michel Foucault fit son miel, la vérité semble prendre un sérieux coup. Surtout en ce qui concerne les valeurs morales. Ce à quoi répond avec vigueur Raymond Boudon : « Dans la version néo-marxiste ou néo-nietzschéenne, les valeurs sont analysées comme des illusions couvrant des phénomènes de domination ». De plus, « pour Marx et la tradition marxiste les sentiments moraux sont des fantômes qui se forment dans l’esprit humain. Pour Freud et la tradition psychanalytique, il n’existe pas de sentiments moraux : les sentiments moraux sont le produit du complexe d’Œdipe ». Suite à la déconstruction[13] postmoderne, pluralisme et relativisme culturels brouillent le vrai et le faux, le juste et l’injuste. Et pourtant ! « Qui, malgré cette vogue du relativisme, oserait proclamer que les régimes despotiques sont supérieurs aux démocratiques? » Les maîtres de fausseté et d’erreur pullulent en prétendant que les valeurs morales sont des conventions. Alors que Raymond Boudon propose de « réactiver la notion de nature humaine, et de reconnaître que le sens moral en représente une composante essentielle[14] ». Son essai Le Juste et le vrai, sous-titré « études sur l’objectivité des valeurs et de la connaissance », permet de faire se jouxter le vrai de l’objectivité scientifique avec celui assuré à des valeurs qui transcendent les cultures, telles qu’elles sont parties prenantes du droit naturel de l’individu et en permettent l’épanouissement : la liberté, le respect d’autrui, le droit à l’enseignement et aux soins, la paix plutôt que la guerre, l’égalité devant la loi, et caetera, considérés comme des vérités.
L’épistémologie contemporaine ne peut ignorer la question de la vérité, de surcroit à l’heure où quelques éveillés du wokisme et de la Cancel culture[15], inspirés par la filiation nietzschéenne et par le phallologocentrisme de Derrida, vont jusqu’à prétendre que la science est blanche et occidentalocentrée, ce qui la condamnerait de fait et permettrait de la contrebalancer avec l’irrationalité des sorcières et des médications traditionnelles africaines. Aussi faut-il avec Karl Popper revoir les bases et les implications de la connaissance objective en son ouvrage ainsi titré.
La démarcation entre sciences et pseudosciences, dont la métaphysique, ne peut se passer de cette méthode qui irrigue La Connaissance objective. Elle emprunte pourtant des voies insolites, via des « nuages et des horloges », des « bulles de savon », ce dont s’est peut-être inspiré Peter Sloterdijk pour sa trilogie des Sphères[16]. Ce qui permet la critique de l’idéalisme et de traiter de la liberté en passant par le darwinisme. La connaissance des lois universelles de la nature est aussi à ce prix, alors que nous sommes que des créatures éphémères et marquées par la finitude. Or, pour Karl Popper, Einstein sert de déclencheur : « jamais il n’y eut de théorie mieux « établie » que celle de Newton, et il est peu vraisemblable qu’il en existe jamais une ; mais, quoique l’on puisse penser de la théorie d’Einstein, il est sûr qu’elle nous a enseigné à considérer celle de Newton comme une « simple » hypothèse ou conjecture[17] ». Les sciences exactes relèvent alors d’un statut provisoire, entraînant le risque du scepticisme, la vérité paraissant dès lors moins importante que l’efficacité. Pourtant, si aucune théorie n’est peut-être pas vraie, néanmoins les sciences progressent sur le chemin de la vérité. Et si l’on doit risquer et tester des hypothèses, la philosophie de la connaissance n’est plus de l’ordre du sujet ou du fondement transcendantal, mais de la logique, d’où le livre majeur de Karl Popper : La Logique de la découverte scientifique[18]. Un avenir irrésolu s’ouvre devant la recherche, celui d’une philosophie de l’émergence. Ce qui ne remet pas en cause la possibilité du progrès scientifique, au contraire de ce que postule un Thomas Kuhn[19]. En outre, la connaissance ne procédant pas du sujet, elle acquiert une dimension ontologique en tant qu’elle est objective. Le but de la science est alors moins la vérité comme absolu, mais ce que Karl Popper appelle « vérisimilitude », en passant par la validation par correspondance et non par les théories de la vérité-cohérence ou de la vérité-utilité. Les exigences de la rationalité critique sont au prix du couple conjecture réfutation, non sans oublier le rôle moteur de l’échec des théories précédentes et des erreurs. Ainsi l’on peut se garder d’un scepticisme aux conséquences irrationalistes. Or, « insister sur les différences entre la science et les humanités fut longtemps une mode ; c’est devenu une rengaine ennuyeuse. Toutes deux pratiquent la méthode de résolution des problèmes, la méthode de conjecture et réfutation ». La synthèse de la pensée de Karl Popper est peut-être là : « Bien que nous n’ayons aucun critère de la vérité ni même aucun moyen d’être entièrement sûrs de la fausseté d’une théorie, il est plus facile de s’apercevoir qu’une théorie est fausse que de s’apercevoir qu’elle est vraie. Nous avons même de bonnes raisons de penser que la plupart de nos théories - même nos meilleures théories - sont, à strictement parler, fausses ; car elles simplifient les faits à outrance ou les idéalisent. Pourtant une conjecture fausse peut s’approcher plus ou moins de la vérité. Nous en arrivons donc à l’idée de proximité par rapport à la vérité, ou d’une approximation plus ou moins bonne de la vérité - à l’idée de vérisimilitude[20] ».
Cette fois comme philosophe politique, Karl Popper, dans La Société ouverte et ses ennemis, dénonce trois maîtres de vérité : Platon, Hegel et Marx. Outre qu’ils contreviennent à une société ouverte où la libre démarche scientifique peut naître et se développer, ils entretiennent le glissement vers la tyrannie et le totalitarisme, via leur goût pour des lois déterministes et la fatalité historique. Chez Platon, le « philosophe-roi » est l’emblème d’une élite omnipotente, au sein du collectivisme d’une république où l’individu n’est rien. La justice platonicienne est fondée sur une différence irréductible de classe : « pour nous, la justice suppose une certaine égalité dans le traitement des individus, tandis que Platon ne la considère pas comme s’appliquant aux relations entre ceux-ci, mais comme une propriété de l’Etat tout entier[21] ». Quant à l’auteur des Leçons sur la philosophie de l’Histoire, le voici brocardé en adepte de la dialectique, qualifiée de « méthode magique », en maître à penser de l’Etat prussien, dont il fut « le philosophe officiel », et d’un Etat omniprésent et omniscient, « son aversion pour le libéralisme[22] » confortant sa conception de l’Etat en tant qu’Esprit, soit tout un « fatras nauséabond ». Le troisième, contempteur du capital bourgeois infiniment coupable, établit le dogme du prolétariat salvateur et de son parti en digne théoricien du totalitarisme[23], tel que l’assurent les dix mesures inscrites dans le marbre rouge du Manifeste du parti communiste. Cependant, bien que Karl Popper démonte le « raisonnement prophétique marxiste[24] » et ses incohérences, il conclue par une surprenante profession de foi, qui réhabilite le maître de vérité : « Le marxisme « scientifique » est bien mort. Mais le marxisme moral doit survivre ». C’est ne pas avoir lu, malgré le scrupule qu’on lui connait, le Manifeste du parti communiste jusqu’à ses dernières pages qui cadenassent toute espérance de société ouverte.
Dans son « Impromptu » de Vincennes, le 3 décembre 1969, Lacan s’écrie : « L’aspiration révolutionnaire, ça n’a qu’une chance, d’aboutir toujours au discours du maître. C’est ce dont l’expérience a fait la preuve. Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est à un maître. Vous l’aurez[25] ». Ce que confirme l’obédience maoïste, communiste et anarchiste, en deux mots anticapitaliste et antilibérale des agités de mai 68, à l’instar de celle rouge et verte d’aujourd’hui, tous maîtres de fausseté qui n’attendent que le charisme d’un leader, d’un premier secrétaire du parti, d’un guide ou führer, d’un chef. À moins de préférer une figure religieuse d’amour et de pardon, comme ce Christ qui prétendait cependant diviser ceux qui sont avec lui de ceux qui s’en éloignent, comme le bon et le mauvais larron, au risque d’enchaîner l’évangélisation à la contrainte. Comme ce prophète unique d’une autre religion révélée qui ne craint pas de recourir au crime pour punir ceux qui refusent la soumission. À la hauteur d’une telle démesure, la vérité théocratique se dresse, vengeresse et sans pitié.
Du charisme à la tyrannie, il n’y a trop souvent qu’un pas. En témoigne l’essai de David A. Bell, Le Culte des chefs, sous-titré « Charisme et pouvoir à l’âge des révolutions ». Car de l’Europe aux Amériques, les espérances révolutionnaires conduisirent au pouvoir suprême de charismatiques chefs militaires. Pascal Paoli en Corse, George Washington aux Etats-Unis, Napoléon Bonaparte en France, Toussaint Louverture en Haïti, Simon Bolívar en Bolivie suscitèrent au tournant du XVIII° et du XIX° siècle l’enthousiasme des populations, au point de parvenir au sommet du pouvoir. Issus de la démocratie et de l’impact du charisme politique, ces dirigeants n’en devinrent pourtant pas toujours des défenseurs de cette démocratie, comme George Washington, mais des tyrans entraînant leur peuple galvanisé par leur hubris vers l’abattoir des guerres de conquête, à l’instar de Napoléon. De tels destins d’exceptions permettent à l’historien David A. Bell de réhabiliter l’influence de personnalités hors du commun sur l’Histoire, comme lorsqu’Hegel vit en 1806 passer « l’âme du monde[26] » sur son cheval et sous les traits de Napoléon. Mais aussi de déciller notre analyse des mouvements révolutionnaires, tout autant que de remarquer qu’aucun temps n’est immunisé contre la figure du chef charismatique, le plus souvent délétère, au sens où son aura intrinsèquement religieuse lui confère une vérité dangereuse. Il est vain de croire que nous serions dans l’avenir débarrassés de prétendus pères fondateurs tels qu’Hitler ou Staline, dont « la légitimité perçue de leurs régimes dépendait de la dévotion extatique qu’ils prétendaient avoir inspirée (et, dans une mesure effrayante inspiraient bel et bien) à leurs populations ». David A. Bell ajoute avec raison que « le charisme politique peut bel et bien aider des leaders ambitieux à détruire des régimes constitutionnels[27] ».
Ce qui n’est pas sans jeter un sérieux doute sur les vertus de la démocratie moderne, cette vérité dont on ne voit guère la face sombre, soit la capacité à élire, par la vertu de la majorité, voire de l’admiration, de futurs dictateurs.
Museo de Sigüenza, Guadalajara.
Photo : T. Guinhut.
En 1792, Florian consacre à notre sujet sa toute première fable, en tête de son recueil :
« La Vérité toute nue
Sortit un jour de son puits.
Ses attraits par le temps étaient un peu détruits.
Jeunes et vieux fuyaient sa vue.
La pauvre Vérité restait là morfondue,
Sans trouver un asile où pouvoir habiter.
À ses yeux vient se présenter la Fable richement vêtue.
Aux vérités nues qui dérangent, effraient, faut-il préférer une réconfortante illusion ? La question est aussi vieille que le monde et la réponse est polymorphe, voire inextricable, dans l’appareil de la métaphysique et de la religion, voire de la philosophie t de la science.
Retournons aux sources de la métaphore de Nuda Veritas, telle que la déplie et l’inscrit dans le champ philosophique Hans Blumenberg parmi les pages de son essai sobrement intitulé La Vérité nue, qu’il s’inscrit dans le champ de sa métaphorologie. Entre « deus nudus » et « deus revelatus », nos civilisations hésitent. Pourtant, aussi bien chez Socrate que dans l’eschatologie chrétienne, l’homme, qui d’abord ne fut couvert que de la nudité adamique, se présente à la fin des temps nu devant ses juges. Alors que la nudité, telle celle de Noé moquée par son fils Cham, peut-être objet de scandale.
Curieusement Hans Blumenberg ne procède pas chronologiquement. À une histoire de la vérité vêtue ou dévêtue, il préfère un sinueux parcours, de Nietzsche à Lichtenberg, en passant par Bayle et Kierkegaard, Kafka et Rousseau, en des chapitres comme des articles un brin disparates ; ce qui ne rend pas la lecture du propos toujours aisée.
En accordant vertu sociale aux apparences, Pascal préfère laisser la vérité à sa discrétion, tandis que les philosophes de Lumières sont partagés. Nietzsche, lui, tout en déchirant les voiles, considère le danger du dévoilement, alors que Freud tient à ouvrir le coffre de l’inconscient dans l’intérêt d’une thérapeutique, tout en prônant un rigorisme de la vérité. Néanmoins, au détour d’une réflexion qui se confronte à Kant, l’on se demande s’il faut « attendre de la métaphore du dépouillement du vêtement dogmatique que rien d’autre que la vérité nue en surgisse[29] ». Le dogme, qu’il soit religieux ou politique, apparait alors comme un mensonge. Mais ce qui apparait ici en filigrane, et continument, c’est le besoin de consolation, la nécessité de l’illusion face au tragique de la condition humaine et de l’Histoire. En revanche, les secrets de la nature étant cachés, des scientifiques comme Copernic, Galilée ou Newton ont pu révéler ce que l’ignorance avait longtemps recouvert d’un voile affreux. Ainsi la nudité apparaitrait comme un idéal où brillerait la vérité, si noire soit-elle.
Que faire pour cacher les parties honteuses de la vérité ? La voiler, la burkiniser, laisser s’effacer les vidéos qui auraient montré qu’autour du Stade de France, les racailles issues de l’immigration musulmane (sans exclusive) ont pillé, volé, frappé, agressé sexuellement, et interdire les statistiques ethniques ; mais aussi, dans d’autres registres, nous faire prendre les vessies rouges du communisme pour des lanternes vertes de l’écologie planificatrice obscurantiste, nous faire croire que plus de socialisme et d’Etat rédimera les échecs de ces derniers, qu’un Etat surendendetté peut encore distribuer un argent magique en épuisant les citoyens à coup d’impôts, de taxes, de contraintes et d’interdictions diverses d’entreprendre tant dans les domaines des énergies fossiles, que dans celui des plantes génétiquement modifiées ; ad libitum. Etant bien entendu que vous n’avez pas lu ce paragraphe à l’obscène vérité nue qui ne manquera pas d’éclater aux yeux des aveugles volontaires…
Reportons nous à la sagacité de celle qui sait que « les chances qu’a la vérité de fait de survivre à l’assaut du pouvoir sont effectivement très minces » : Hannah Arendt. Elle poursuit dans Vérité et politique son analyse imparable : « Le résultat d’une substitution cohérente et totale du mensonge à la vérité factuelle n’est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel […] se trouve détruit[30] ».
Hier, aujourd’hui, demain, historiens, scientifiques, philosophes, sociologues, politiques et religieux se disputent la dignité unique de maître de vérité ou tentent, comme Raymond Boudon et Karl Popper, d'en dérouler les méthodes et la nécessité. En décapant et annihilant ce Graal philosophique, Nietzsche et Foucault sont-ils encore de ces maîtres de vérité ? À moins que leur coup de force aboutisse à un statut de véracité surplombant, au-dessus d’une tabula rasa… Et quand Orwell commande son 1984 au moyen du « Ministère de la vérité[31] », il n’ignore pas que trop souvent la politique et son cortège de démagogie inaugurent l’ère du mensonge. Recourons à cet égard à un romancier espagnol, José Carlos Somoza, pourtant habitué au fantastique : « la vérité n’est jamais démocratique, elle ne dépend pas du nombre de personnes qui croient en elle, c’est plutôt le contraire : elle est réservée à la minorité attentive et sélective, la politique est donc un échec absolu[32] ».
[1] Marcel Détienne : Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Le Livre de poche, 2006.
[2] Platon : République, V 475 e, VII 525 b, Œuvres complètes, Flammarion, 2008, p 1642, 1690.
[3]Marc Aurèle : Pensées, VI 21, Les Stoïciens, La Pléiade, Gallimard, 2011, p 1182.
[4] Thomas d’Aquin : Somme théologique, Cerf, 1984, I, p 274, 275, 279.
[5] Friedrich Nietzsche : « La Passion de la vérité », Cinq préfaces pour cinq livres qui n’ont pas été écrits, Œuvres, I, p 293, La Pléiade, Gallimard, 2000.
[6] Friedrich Nietzsche : Vérité et mensonge au sens extra-moral, ibidem, p 408.
Parador monasterio de Corias, Asturias. Photo : T. Guinhut.
Mondialisations & féminisations
philosophiques.
Voyage dans les philosophies du monde,
Philosophicae historica,
Histoire des femmes philosophes,
La Philosophie de A à Z.
Roger-Pol Droit : Un Voyage dans les philosophies du monde,
Albin Michel, 2021, 336 p, 20,90 €.
Adam Ferner & Chris Meyns :
Philosophicae historica. La fabuleuse histoire de la philosophie en 200 textes majeurs,
Alisio, 2021, 272 p, 29,90 €.
Gilles Ménage : Histoire des femmes philosophes,
traduit du latin par Manuella Vaney, Arléa, 2021, 128 p, 8 €.
Sous la direction de Laurence Hansen-Love :
La Philosophie de A à Z, Hatier, 2020, 544 p, 13,50 €.
En 1945 Bertrand Russell publia son Histoire de la philosophie occidentale[1]. Le propos était assumé : occidentalocentré, sans toutefois donner à penser que la philosophie était d’abord européenne, non sans laisser de côté à dessein ce qui était ailleurs et dont il ne niait en rien l’existence. Il est cependant permis de philosopher au-delà du berceau grec, vers l’extinction et le nirvana de l’Inde et du bouddhisme, vers le confucianisme, jusqu’à Maïmonide et Avicenne, ce avec la rigueur de Roger Pol-Droit et de son Voyage dans les philosophies du monde. Moins rigoureux sont Adam Ferner et Chris Meyns parmi les pages de leur Philosophicae historica, chronologiquement mise en œuvre depuis les papyrus égyptiens, passant par les phares occidentaux, persans ou chinois, terminant par les féministes les plus contemporaines. Jusqu’où ces mondialisations philosophiques nécessaires révèlent-t-elles des apories de la philosophie ? Voire des dérives idéologiques ? Alors que - faut-il le rappeler ? - il n’est en rien interdit de philosopher au féminin, ce dont témoignèrent l’Antiquité et la mise au point de Gilles Ménage, il y a de cela trois siècles.
Quand révélation, superstition et fanatisme sont de l’ordre de la foi, la raison ouvre la porte de la philosophie. Outre que cette dernière peut raisonner les religions, elle est, en tant qu’elle met en œuvre une critique de la pensée humaine, une manifestation des plus nobles de l’esprit sur la plus grande part de la planète. En ce sens, au contraire d’un orgueil philosophique grec et allemand, une mondialisation philosophique permet d’ouvrir le regard et les oreilles.
Roger Pol-Droit s’est assez consacré au monde qui va de Platon à Rousseau pour avoir toute légitimité à explorer l’espace extra-européen. Son Voyage dans les philosophies du monde est structuré de manière géographique. D’abord l’Inde, ensuite la Chine, les Bouddhistes du Tibet au Japon, enfin les Juifs et les Arabo-musulmans, non sans s’interroger enfin sur les Amériques et l’Afrique. La raison étant le propre de l’espèce humaine, partout elle peut s’exercer, donc philosopher. Ce pourquoi Roge-Pol Droit utilise le terme « philosophie » pour « désigner toutes les formes, culturellement dissemblables, de réflexion logique, rigoureuse et critique portant sur des questions centrales de la connaissance et de la condition humaine ». Or le temps et la justice, l’action et le pouvoir, le langage et la mort, la meilleure façon de vivre et de gouverner sont de constants objets d’interrogation. Ce pourquoi d’ailleurs la liste officielle des auteurs pouvant figurer au baccalauréat agrège des penseurs chinois, indiens, arabes et juifs. La confiance dans les religions révélées n’empêche pas l’exercice de la raison, ce dont témoignent Saint Thomas d’Aquin et Maïmonide. Et cette distance peut se rencontrer tant dans l’indouisme que le taoïsme.
Lisons donc Zhouang Zi, père du taoïsme, Nâgârjuna, dialecticien bouddhiste, le médecin persan Avicenne ou le talmudiste Maïmonide.
En Inde, l’on ne soucie guère du temps, encore moins de l’Histoire : il est aussi démesuré que cyclique, à l’instar du cycle des réincarnations, y-compris animales, dont il faut se délivrer. Il n’y a ni âme individuelle, ni délivrance mystique après la mort, rien qu’une infiniment lointaine dissolution dans l’absolu. Mais cohabitent, auprès des ascètes et renonçants, des matérialistes, voire des jouisseurs. L’homme a pour buts le plaisir (y-compris érotique), la puissance, la prospérité et la fortune, l’honnêteté du savoir et enfin l’accession au salut et à la disparition de l’illusion universelle. Quitter la pensée pour le vide de la conscience cosmique est donc essentiel. L’épopée du Mahâbhârata, le poème philosophique de la Bhagavad-Gîtâ sont les livres fondateurs, illustrés par tant de peintures[2], où l’on peut agir tout pratiquant dans le non-agir. Védisme, brahmanisme et hindouisme se succèdent et s’enchevêtrent. Le chant originel de l’univers dans les Vedas est cependant plus « ritualiste » que philosophique. Il faudra que les grammairiens du sanskrit deviennent les pères des philosophes. L’irruption du bouddhisme stimule alors l’argumentation et la subtilité dialectique, sans oublier « la pugnacité des joutes, controverses et autres tournois entre adversaires aux théories opposées ». Car Bouddha n’est qu’un homme, pour qui le « Soi cosmique » n’est qu’une illusion ; d’où le duel interminable entre brahmanes qui considèrent les bouddhistes comme des nihilistes. Entre 500 et 800, l’âge d’or des philosophies indiennes s’enrichit de traités de logique et de physique, dont « le matérialisme atomiste est proche de celui de Démocrite », sans compter le yoga qui permet d’accéder à la délivrance. Le Vedânta est à lui seul un univers métaphysique. Quant à Shankara, il est l’auteur de maints ouvrages, dont Le Traité des mille enseignements, partisan du non-dualisme…
Quelque part vers le V° siècle avant notre ère, naquirent Confucius[3] et Lao-Tseu[4]. Pour le « Fils du Ciel », à Pékin, « se conformer à l’indifférence, à la variabilité et à l’immensité du Ciel, telle est la seule voie conduisant à la sagesse ». Or le sage chinois, s’il vise à effacer son individualité, il vise à intensifier la vie. Le confucéen entre cependant dans la sérénité du lâcher prise, du « non-agir », de façon à conserver les hiérarchies, la concordance entre cosmos et actions humaines, la solidarité entre les êtres vivants. Ainsi le confucianisme conforté par les Entretiens de Mencius, devient religion officielle, dès les Han, au II° siècle, de façon à favoriser la légitimité, l’emprise et la prospérité de l’Etat. Mais, aux antipodes de Mencius, Xun Zi, prétendant que la nature humaine est mauvaise, préconise un strict contrôle social, les châtiments nécessaires, tant dans le cadre de l’éducation que du gouvernement. Le confucianisme, ainsi divers, se voit ensuite contesté par le taoïsme. Lao Tseu préfère le silence, le non-agir, l’ignorance, le vide, et recherche le « Tao », soit la voie, quelque chose comme la nature originelle, de préférence à la culture… Concurremment, Sun Tzu écrit son Art de la guerre, un manuel de stratégie, où rien ne vaut « vaincre sans livrer bataille ». C’est avec pertinence que Roger-Pol Droit note, à l’occasion du taoïsme : « Il faudrait se demander dans quelle mesure, aujourd’hui encore, vouloir préférer la nature à la culture et prétendre refuser toute violence ne favorise pas un germe de totalitarisme ». Un autre taoïste, Zhouangzi, « invente un anarchisme épistémologique radical », sans compter un profond anarchisme politique : les savoirs étant de l’ordre du néant, mieux vaut cesser de penser. Nous voici bien loin des Lumières occidentales ! Seules l’extase, l’intuition, la poésie méritent d’être provisoirement sauvées… Notons que la fusion entre taoïsme et bouddhisme aboutit au « Chan », soit au Japon le Zen, dont la nudité des temples et des jardins est toute une méditation, dont les « koâns » sont des devinettes à fin d’éveil, surprenantes, déstabilisantes et loufoques.
Gautama aurait vécu dans le nord de l’Inde vers le V° siècle avant notre ère. Prince choyé par son rang, il découvre soudain la souffrance, la maladie et la mort. Chassant le désir et l’attachement, il devient le « Bouddha », l’éveillé, qui refuse tant le luxe que l’austérité, choisissant « la Voie du Milieu ». Si cette illumination n’est pas encore une philosophie, elle instaure « un égalitarisme spirituel », rompant avec le système des castes favorisant les brahmanes, chacun pouvant se délivrer de la chaîne des réincarnations et accéder au nirvâna, à la suprême extinction. Deux écoles s’opposent : le détachement de toute pensée et l’exercice du savoir scrutant le monde. Les adeptes du « Petit Véhicule » préfèrent œuvrer au salut personnel, quand ceux du Grand Véhicule travaillent au salut du monde, dans une démarche prosélyte. Le bouddhisme se pare d’un « panthéon peuplé de figures magiques », d’enfers et de démons qui sont autant d’illusions[5]. Là encore, Roger-Pol Droit peut être critique, se demandant si cette délivrance est « l’enfermement dans une forme de nihilisme absolu ». Le bouddhisme reste vivace au nord de l’Inde, tandis que, persécuté au IX° siècle, il disparut à peu près de Chine…
Ces philosophies asiatiques, bien que multiples et contrastées, aiment toutes à dissiper des erreurs, et non acquérir des savoirs, au contraire de la philosophie occidentale.
Plus proche de nous, le Judaïsme est « ouverture du sens, de l’interprétation, de la discussion », donc apte à lutter contre le dogmatisme et l’idolâtrie. L’on sait qu’il s’appuie sur la Torah (les cinq premiers livres de la Bible), dont l’étude s’appelle le Talmud. Sachant qu’un « lien profond unit noms et choses, lettres et monde, langue et réel », nous devinons qu’au-delà d’une religion, la dimension philosophique est indubitable, d’autant qu’elle n’est rien sans l’Histoire du peuple juif. Le monde se construisant sous les doigts de Dieu et ceux de l’homme, la conscience éthique est primordiale. Au premier siècle, se détache Philon d’Alexandrie, qui travaille à une « hellénisation de la pensée juive ». Sa démarche herméneutique consiste à chercher sous les faits, l’histoire, les personnages, un sens, une allégorie. Tandis que transcendance, dimension inconnaissable de Dieu, essence impénétrable de l’homme, occupent la quête du philosophe, le lien avec le divin se cristallise grâce aux prophètes bibliques. Plus tard, au X° siècle, Saadia Gaon, écrit en arabe son Livre des croyances et des opinions, tentant de « concilier l’héritage juif avec celui de Platon et d’Aristote ». Tout ceci n’empêche en rien que l’homme doive s’attacher à se connaître et à connaître le monde, « pour que Dieu lui soit favorable ». L’ampleur et la hauteur de vue font de Maïmonide, au XI° siècle, le philosophe juif de référence. Scientifique et cependant commentateur de la Torah, il se singularise grâce à son Guide des perplexes[6], où il confronte l’éternité grecque des mondes et la création divine de la Genèse, épurant le judaïsme de ses superstitions. Pour lui, « philosopher est un commandement de la Torah », que ce soit sur le mal et la providence, et « l’amour-connaissance » la seule voie qui vaille. D’une certaine manière en découle la chrétienne Somme théologique de Saint-Thomas d’Aquin, cherchant à concilier foi et raison, révélation et philosophie. Explorant les relations entre lettres hébraïques, nombres et structure du monde, la Kabbale oscille entre spéculations occultes et invention intellectuelle. L’on ne saurait faire le tour - une gageure - de la pensée juive sans évoquer Maharal de Prague, venu du XV° siècle, lecteur de Copernic et de son héliocentrisme, commentateur de la coïncidence entre l’avancée des sciences et le divin, et à la source de la légende du Golem. Sans compter le scandale de la Shoah[7], qui laisse perplexe…
Le panorama s’achève en entrant « dans les têtes des philosophes arabo-musulmans ». S’il y a philosophie, c’est celle de l’indéfectible unité de Dieu et de la vérité, à la recherche de laquelle il faut aller. Cependant, sous les Abbassides, entre 750 et 1258, la traduction des textes grecs abonde et, outre les traités scientifiques, l’on consulte Aristote, voire Platon. Philosophia devient « falsafa ». Mais Roger-Pol Droit rappelle que l’expression « Islam des lumières » n’a rien à voir avec celles du siècle de Voltaire, s’agissant uniquement de la raison au service de la compréhension de Dieu ; à moins qu’il s’agisse de Sohrawardi (crucifié en à Bagdad en 922) qui oppose lumière et ténèbre dans une perspective à la fois zoroastrienne et néoplatonicienne, mais en postulant « une articulation entre le monde intelligible et le monde sensible ». Al-Kindî, au IX° siècle, est une sorte d’encyclopédiste, dont une faible part des œuvres nous est parvenue. Al-Fârâbî forge après Aristote le concept d’« intellect-agent » et contribue à la question du bon gouvernement de la cité. Le Persan Avicenne est autant encyclopédiste que philosophe. Hélas le soufi Al-Ghazâlî est un « anti-philosophe », ordonnant le retour à la pure religion. Quand à Averroès, il commente Aristote au point qu’il sera traduit de l’arabe au latin, mais également au point d’être rejeté par ses coreligionnaires, quoiqu’il ne fût guère ouvert aux hétérodoxes qu’en tant que juge de la charia il condamnait (ce que ne dit pas notre essayiste). Usage de la raison autant qu’extase mystique sont bien trop suspects aux yeux des adeptes du Coran. Mais avec la chute des Abbassides, les portes de l’interprétation se referment, laissant pour longtemps à l’écart du monde islamique aussi bien la philosophie que la science[8]. Depuis, l’islam n’est guère philosophique, sauf à la marge…
Y-a-t-il de réels philosophes en Afrique ? S’ils n’ont pas franchi le portail d’une réputation internationale fracassante, ils sont postfreudiens ou postmarxistes, lisent Derrida et Foucault, proposent des perspectives de qualité, selon le témoignage de notre essayiste. Mais, le croiriez-vous, il existe une « philosophie bantoue » de la force vitale. C’est faute de sources écrites anciennes que l’on ne peut guère aller plus loin ; de même pour les Amérindiens.
Proposant modestement, « une boussole, pas une encyclopédie », Roger Pol-Droit fait œuvre utile et amicale, synthétique et documentée, aussi bien pour tant de vieux philosophes dispersés par-delà le monde et l’Histoire, mais aussi pour ses toujours jeunes lecteurs, ceux animés par le plaisir de la découverte, et qui seront ici, sans rien d’abscons, comblés, en toute clarté, d’accessibles connaissances, même si elles aboutissent souvent à des apories de la philosophie, soit l’extinction du nirvana ou la révélation divine.
Mais au-delà du logos grec, la pensée tant rationnelle qu’irrationnelle des sagesses indiennes ou chinoise n’est-elle qu’une part de la philosophie, au détriment de l’esprit critique et de la liberté ? Autrement dit ne confond-on pas philosophie et sagesse ?
Nous avouerons - est-ce notre indécrottable occidentalocentrisme ? - que ces philosophies asiatiques ne sont guère notre tasse de thé. Il y a quelque chose d’une démission devant la vie pour préférer les arrière-mondes (si nous reprenons le concept nietzschéen) du dépassement des illusions, du nirvana, du vide et de l’extinction. Certes la concomitance de l’agir et du non agir n’empêche pas les Asiatiques d’être des entrepreneurs, de travailler, de créer, de concourir à la prospérité de l’humanité. Certes nous sommes reconnaissants à l’Inde de ses vastes épopées poétiques telles que le Mahâbhârata, de son éthique érotique et de ses Apsaras sculptées sur les temples, à la Chine et au Japon d’une peinture du vide et du plein parmi ses représentations paysagères, sans oublier la poésie et le haïku qui n’est pas loin du zen. Revenons à notre scepticisme pour observer que le confucianisme politique n’a pas grand-chose d’individualiste, et il n’est pas innocent à cet égard que la Chine ait accueilli le communisme avec les succès totalitaires que l’on sait.
Manuscrit bouddhiste, écriture devanagari, Inde du nord, vers 1880 ;
Dictionnaire des philosophes, PUF, 1984.
Photo : T. Guinhut.
Venue des mains conjointes d’Adam Ferner et Chris Meyns, il s’agit bien d’une histoire de la philosophie, sous le titre joliment latin de Philosophicae historica, quand en anglais l’on avait choisi plus simplement The Philosophers’ Library. Magnifiquement illustré de manuscrits, peintures et couvertures, l’ouvrage, immédiatement attrayant, se propose une vocation encyclopédique, en balayant les histoires de la et des philosophies, cette fois de manière passablement chronologique. Cette histoire mondiale de la pensée met en avant la variété, l’engagement des grands écrits philosophiques à travers les siècles et les continents. D’une part dans le but de comprendre le monde, d’autre part de le questionner et le transformer, qu’il s’agisse de la puissance des religions, des avancées de la science, de l’enseignement de l’histoire, de la vertu du politique…
L’on commence avec les maximes de Ptah-Hotep rédigées en 2500 avant Jésus-Christ en Basse-Égypte, en passant par les Instructions pour les appartements intérieurs de l’impératrice Xu et jusqu’auxOrigines du totalitarisme d’Hannah Arendt et à L’Histoire de la sexualité de Michel Foucault.
« Laissez-vous conter la fabuleuse et transgressive histoire de la philosophie », annonce la quatrième de couverture. Sauf qu’il s’agit plutôt d’une histoire culturelle, tant la navigation est fluctuante du côté des littératures, de l’Histoire et de la politique, faute d’une définition de cette « philosophie » ; avec des rapprochements qui donnent le mal de mer, tant on glisse d’un continent à l’autre au détour d’un paragraphe, contemporanéité n’étant ni corrélation ni causalité. De surcroit, et c’est plus gênant, les dérives idéologiques sont monnaie courante, tant il est question de présupposés anticolonialistes, antiracistes (car seule l’Europe est là coupable, bien entendu), antipatriarcaux, à la mode de la culture woke[9]. Dans une récurrente obsession à l’égard de ce que l’on appelle « l’appropriation culturelle », l’on ne manque pas de signaler combien tel ou tel chercheur s’est « approprié » tel papyrus égyptien, alors que faute d’archéologie et de musées occidentaux de tels artefacts eussent été ignorés, effacés par le temps. Sans compter la démagogie et le propagandisme éhontés, lorsque l’on gratifie la trop jeune activiste climatique Greta Thunberg d’une photographie et d’une couverture de livre, soit autant que Kant ou Nietzsche !
Autre réserve d’importance, des erreurs parsèment le volume. Dès l’introduction, au-sujet des autodafés, il est fait mention de l’armée romaine de Jules César détruisant la bibliothèque d’Alexandrie, alors que c’est accidentellement que le feu est passé des voiles d’un navire à un seul entrepôt, la bibliothèque ayant souffert de plusieurs déprédations chrétiennes puis islamiques et surtout du progressif abandon, erreur plusieurs fois martelée par la suite. Plus loin, l’islam est « tolérant » : c’est méconnaître l’Histoire et le Coran, ses objurgations à éradiquer Chrétiens et Juifs, et également le principe de l’abrogation, selon lequel les versets plus tolérants de La Mecque sont de facto abrogés par ceux, ultérieurs, plus vindicatifs, de Médine.
Ces avertissements consentis, l’on peut néanmoins voyager avec profit dans cette Philosophicae historica, selon un plan qui voyage des « Limites naturelles » (2500 - 300 avant Jésus Christ), « Par-delà les frontières » (en allant vers l’an 200), « L’assimilation », « Les régimes de vérités » (de 600 à 1000), « Etats d’équilibre », « Frontières ouvertes » (de 1450 à 1850), jusqu’aux « Récits d’envergure », sans oublier au-delà de l’an 2000 des « perspectives d’avenir », courant forcément le risque d’être démenties.
En ancienne Egypte, en Mésopotamie, l’on rédigeait des théodicées, selon le concept plus tard forgé par Leibniz, dans lesquelles les dieux sont défendus de l’accusation qui leur est faite de tolérer les injustices, ce en cohérence avec le pouvoir royal. Il est ensuite question d’« équilibre cosmique » des Védas au Yijing et à Confucius, soit de l’Inde à la Chine. Certes il s’agit toujours de justifier un pouvoir. Les Grecs, d’Anaximandre à Plutarque et Plotin, font une traversée légitime, quoiqu’ils soient souvent taxés de « sexisme et de misogynie », que la justification de l’esclavage par Aristote soit bien dénoncée, ce qui, en dépit de notre accord éthique, fait peu de cas de la contextualisation historique ; et de la noblesse philosophique en ce qui se targue d’une dimension tribunalesque continue et fatigante. Une telle morale est par ailleurs bien sélective : l’on ne dit pas combien La République de Platon est proche du communisme, ainsi que l’analysait Karl Popper dans La société ouverte et ses ennemis[10]…
Il est néanmoins heureux de voir figurer Zoroastre le Perse, le jaïnisme indien. Et bien entendu les Romains, de Cicéron à Marc Aurèle, puis les Chrétiens, comme Saint-Augustin, à l’occasion duquel il est fort anachronique de parler de « littérature africaine ». Les penseurs arabo-musulmans côtoient ceux juifs. Tout cela en miroir avec l’exposé de Roger-Pol Droit. Quant au Japon, il est un peu abusif d’associer les auteures délicieuses et grandissimes Sei Shonagon et Muraski Shikibu à une démarche philosophique, mais en cet ouvrage le quota féministe fait loi, même si les manuscrits peints reproduits valent plus que le détour. Reste à savoir, dans le cadre de la tension entre révélation et raison, si l’on est philosophe autant que mystique avec Hildegarde de Bingen et Julienne de Norwich ; ou scientifique avec la première, Herrade de Landsberg ou poétique avec Christine de Pizan[11], toutes dames médiévales inspirées. Le tournant de la Renaissance est celui de l’imprimerie, de Luther et du protestantisme, tout ce qui permet la diffusion de la lecture et de la pensée. Cependant mentionner les philosophies du Nouveau monde, au gré d’une « métaphysique aztèque », de son « concept de teotl, une force cosmique omniprésente » reste aussi lacunaire que les documents qui subsistent. Parmi les incessants aller et retours entre Orient et Occident, vient le temps de « la raison libérée, d’Erasme à Thomas More, de Montaigne à Descartes, de Francis Bacon à Margaret Cavendish dont Le Monde glorieux oscille entre utopie et dialogue philosophique. Passons sur les nombreuses approximations, pour rester courtois, de ce volume toujours brillamment illustré, pour découvrir le prêtre éthiopien qui rédigea en 1510 et en ge’ez le Livre des sages philosophes. Quant à Hume et Kant, ils ne sont guère vus que sous le prisme de la « pensée suprémaciste blanche latente », ce qui, du point de vue de la hiérarchie des races n’est pas faux, mais souffre d’une lecture par le petit bout de la lorgnette. Le libéralisme politique et économique n’est heureusement pas absent, quoique trop rapidement évoqué, de Locke (quoiqu’il lui soit reproché d’ignorer « les droits de propriété des peuples nomades » !), en passant par John Stuart Mill plaidant la cause de la liberté et celle des femmes, jusqu’à l’Américaine Ayn Rand[12]. Un peu mieux servi, Rousseau se voit cependant tancé car sa « critique de la vie moderne et du colonialisme n’est pas irréprochable », ô péremptoire autorité !), alors qu’en une telle doxa, l’on se garde bien d’être critique envers les philosophies venues d’Orient et de l’aire arabe ; cette dernière n’ayant sur sa pratique de l’esclavage[13] droit qu’à : « À défaut d’être progressiste, cette position ne considère pas l’esclavage comme naturel et offre une possibilité d’affranchissement religieux, puisque les convertis à l’islam doivent être libérés ». Nous sommes en extase devant une telle libéralité ! D’autant que ne manquent pas les références aux ouvrages abolitionnistes s’il s’agit d’Europe et d’Amériques, que l’anticolonisation marxiste de Franz Fanon se taille la part du lion… Notons que des éclairs de prudence surgissent lorsque l’on note : « après la colonisation, les penseurs autochtones risquent de confondre philosophie et ethnographie ». Autre raisonnable prudence, s’il s’agit de s’inquiéter de dérives épistémiques telles que la revalorisation de la magie et de la sorcellerie par Sophie Bosèdé[14], aux dépens d’une démarche scientifique.
Capital (pour jouer sur le mot), Karl Marx s’arroge trois pages, sans mention aucune de la nature totalitaire du marxisme et du léninisme. Sauf par euphémisme qui vaut son pesant de contre-vérité : « Malheureusement l’URSS n’allait pas se montrer à la hauteur de ces ambitions philosophiques et politiques » ! Plus loin Che Guevara est un « théoricien subtil » ! Nous le connaissons plutôt comme un guérilléro communiste meurtrier. Heureusement le maoïsme est remis à sa place. Quant à lui, Nietzsche est traité avec une agréable objectivité, de même le positivisme logique antimétaphysique de Carnap et Wittgenstein, de même Heidegger et sa métaphysique « étroitement liée à son nationalisme et à son antisémitisme ». Bertrand Russell voit son Histoire de la philosophie occidentale examinée sous l’angle d’une pensée allemande conduisant au fascisme, ce qui, avouons-le, est un peu excessif de la part de ce dernier, moins cependant que penser la guerre comme « guerre de Nietzsche ». Hannah Arendt est expédiée en deux lignes et deux photographies. Simone de Beauvoir n’est pas remise en question dans son credo du Deuxième sexe, dont une des discutables postérités trouve voix avec Trouble dans le genre, de Judith Butler[15]. Arguons cependant de la gageure qu’impose un volume multipliant les allusions, forcément trop rapides à maints auteurs, punaisés en plein vol, comme Foucault…
Bien qu’un tel ouvrage ne puisse être exhaustif, il faudrait ici regretter des absences, étonnamment celle d’Olympe de Gouges, scandaleusement celle de Montesquieu, de Diderot et des Lumières, ou, celle de notre contemporain, l’auteur de Colère et temps, de la trilogie des Sphères : Peter Sloterdijk[16]. Considérons cette Philosophicae historica pour ce qu’elle est : une riche initiation cependant biaisée, profitable à un lecteur averti, passablement délétère pour le naïf…
Seule occurrence dans l’essai de Roger-Pol Droit, les femmes sont parmi les Esséniens, groupes d’ascètes que Philon d’Alexandrie considérait comme des philosophes. Quant à notre Philosophicae historica, tout en faisant bien abusivement de la poétesse Sappho une philosophe, elle n’oublie ni Hypathie d’Alexandrie parmi l’Antiquité, ni Hildegarde de Bingen ou Roswitha von Gandersheim au Moyen-Âge, ni Ban Zhao, historienne des Han, qui défend l’éducation des femmes, ni Mary Wollsntonecraft et sa Défense des droits de la femme en 1792 ; sans compter une foule de femmes savantes qui démentiraient l’ironie de Molière. C’est un des aspects méritoires de cet encyclopédique essai que d’ouvrir le spectre des identités philosophiques, malgré - encore une fois - ses torsions idéologiques à la mode.
Occidentalocentrée elle est, alors combien est-elle phallocentrée ! L’histoire de la philosophie comptant pourtant nettement peu plus de femmes qu’attendu. Faut-il cependant rappeler que l’Antiquité et le Moyen-Âge n’étaient pas le bouge du patriarcat, mais une ère où ces dames pouvaient penser. C’est au XVII° siècle, soit en 1690, que l’humaniste Gilles Ménage écrit en latin son Histoire des femmes philosophes, précieux recueil d’ailleurs dédiée à Madame Dacier, éminente traductrice d’Homère. Songeons qu’Aspasie de Milet, « maîtresse d’éloquence », « enseigna la rhétorique à Périclès et à Socrate, et à ce dernier la philosophie », rien de moins ! Elle avait de plus une « habile connaissance de la politique » selon Plutarque. Que Diotime est l’inspiratrice de Socrate dans Le Banquet. Que Sainte Catherine d’Alexandrie était « savante dans les lettres sacrées et profanes ». Il y eut des « platoniciennes », dont Hypathie d’Alexandrie qui « succéda à Plotin » et fut assassinée par la jalousie de chrétiens ; elle écrivit un Commentaire sur Diophante, des « règles d’astronomie et un traité sur les Coniques d’Apollon ». Mais aussi des « académiciennes », des « dialecticiennes », des « stoïciennes », des « cyniques », des « pythagoriciennes », comme Théone, qui embrasa d’amour Pythagore lui-même ! Hélas l’on sait la philosophie orale et la mortalité des papyrus ne nous permirent guère de conserver tous les talents de ces dames.
De nouveaux Gilles Ménage ne ménageront pas leur peine pour ériger une nouvelle et plus contemporaine Histoire des femmes philosophes. Qui ferait la part belle à Simone Weil, la philosophe de L’Enracinement et de l’Etude pour une déclaration des obligations envers l’être humain, dans laquelle « l’univers mental de l’homme » est habité par l’« exigence d’un bien absolu ». Il faut méditer cette judicieuse pensée : « Parmi les inégalités de fait, le respect ne peut être égal envers tous que s’il porte sur quelque chose d’identique en tous[17] ».
Si l’époque contemporaine a peu de femmes philosophes d’immense envergure, hors la sommitale Hannah Arendt, s’engage une course à la prétention d’être femme et philosophe, alors qu’il suffit d’être simplement humain, prétention qui ne manque pas de moyens entre Rosi Braidotti et son The Posthuman[18], ou L’Âge du capitalisme de surveillance sous le clavier de Shoshana Zuboff[19]. Prenons garde cependant que les préoccupations du temps, voire ses conjugaisons opportunistes, démagogiques et idéologiques, comme le féminisme, le décolonialisme, ou ce que l’on appelle la crise climatique, ne donne lieu à des livres que le recul du temps décapera de leur actualité pour laisser voir que le roi philosophique est parfois nu…
Ce mouvement de mondialisation et de féminisation philosophiques est patent sous la direction de Laurence Hansen-Love : La Philosophie de A à Z. C’est avec intelligence et clarté que ce manuel met en œuvre l’ouverture de la liste officielle des auteurs pouvant figurer au baccalauréat. Ainsi, parmi les incontournables, Platon et Marx, Descartes et Nietzsche, l’on agrège ici des penseurs chinois, indiens, arabes et juifs. S’y côtoient modestement Averroès et Avicenne, Maimonide, Nagarjuna et Zhuangzi, maître du Tao. En outre ces dames sont loin d’être oubliées : Arendt et Beauvoir bien entendu, Butler ou encore Weil et Wollstonecraft. Et si elles s’appellent Hannah, Simone, Judith, Simone encore et Mary, elles n’ont pas besoin de prénom pour se faire un nom.
Au mieux de la qualité informative, ce volume laisse libre l’élève et le curieux, voire le chercheur, de tracer ses sentiers philosophiques. En témoignent des centaines de portes vers autant de notions que de personnalités pensantes. Parfois d’une rare pertinence, lorsqu’à l’occasion de Karl Popper est rappelé son « paradoxe de la tolérance », qui souligne la nécessité de ne pas tolérer ce qui a pour vocation d’éradiquer la tolérance. En témoignent les entrées consacrées au libéralisme et à Karl Marx (quoique l’on y oublie toujours les 10 mesures liberticides et totalitaires préconisées par la fin du Manifeste communiste et réalisées avec les meurtres de masse que l’on sait[20]), entrées qui ont pour vocation de présenter sans a priori ni prosélytisme tous systèmes et pensées.
Mondialisation des philosophies, et non pas uniformisation, où elles sont accessibles de par le monde, grâce aux traductions, certes. Mais elles ne se mélangent guère ; et c’est peut-être bienvenu, au sens où l’on assisterait à un fouillis dépourvu de sens, à un effacement des contradictions et des diversités. Reste que l’arbre humain élance ses branches vers des directions philosophiques plurielles, et il serait plus que dommageable que par des mouvements de direction idéologique, religieuse, voire de censure, il soit réduit à une branche unique. Préférons la dilection de l’intellect.
Ruinas celtibericas de Montejo de Tiermes, Soria, Castilla y León.
Photo : T. Guinhut.
Des Ecrits des camps en Pléiade
à la philosophie de la Shoah et autres génocides.
L’Espèce humaine et autres écrits des camps,
Gallimard, La Pléiade, 2021, 1614 p, 65 €.
Didier Durmarque : Philosophie de la Shoah,
L’Âge d’homme, 2014, 168 p, 12 €.
Didier Durmarque :
Bilan métaphysique après Auschwitz. Les écrivains incandescents,
Ovadia, 2020, 146 p, 16 €.
Michel Marian : Le Génocide arménien. De la mémoire outragée à la mémoire partagée,
Albin Michel, 2015, 180 p, 15 €.
Sur sa croix, en un instant de doute, Jésus s’écria : « mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Mais à Auschwitz, un SS, comme à Primo Levi, dans Si c’est un homme, lui aurait répondu : « Ici, il n’y a pas de pourquoi ». Et si l’on peut regretter l’absence de ce livre aussi beau que tragique, aussi fondamental qu’effrayant, car italien, voire d’Être sans destin du Hongrois Kertesz, cette somme née dans la Pléiade, apparait, aussitôt ouverte, comme un incontournable. L’Espèce humaine et autres écrits des camps balaie en effet, de 1945 à 1994, les témoignages des écrivains survivants, de ceux qui écrivirent cependant à la recherche d’une libération introuvable : David Rousset, François Le Lionnais, Robert Antelme, Jean Cayrol, Elie Wiesel, Piotr Rawicz, Charlotte Delbo, et Jorge Semprun, le titre du premier, L’Univers concentrationnaire, paraissant emblématique de l’ensemble. Et s’il n’y a pas de pourquoi, toute philosophie est une aporie, un néant écroulé, une injure à la mémoire, aux morts et aux vivants… Ainsi la Shoah ne serait pas un territoire philosophique ; pourtant, après Hannah Arendt, Didier Durmarque ose relever le défi métaphysique de ce point nodal du XXème siècle et de l’humanité entière. Quoiqu’il ne faille pas, derrière la spécificité de l’holocauste des Juifs, occulter l’éternité génocidaire de l’homme, comme à l’occasion du génocide arménien, tel que Michel Marian en dresse le tableau mémoriel. Une catharsis est-elle possible ?
Comment n’y avons-nous pensé plus tôt ? Alors que les anthologies poétiques, chinoises ou italiennes, ensuite thématiques, comme Frankenstein et autres romans gothiques[1] et Dracula et autres romans vampiriques[2], étaient en train de rajeunir avec un brin d’audace cette vieille dame que risquait de devenir cette Bibliothèque de La Pléiade, il fallait un coup d’édition, un monument frappant. Le voici.
Quoique limité aux écrits en français, même s’il ne s’agit pas de la langue maternelle d’Elie Wiesel et de Piotr Rawicz, le choix des textes et leur lecture dans le cadre de l'évolution de la pensée et de la conscience depuis plus d’un demi-siècle, sous la conduite du maître d'œuvre, Dominique Moncond'huy, nous plonge sans pitié dans une histoire de l'évolution de la parole sur le Mal totalitaire, certes ici uniquement nazi.
Déjà synthétique, même s’il s’agit de Buchenwald et non d’Auschwitz, David Rousset fait preuve d’un étonnant recul en écrivant presqu’à chaud L’Univers concentrationnaire, nourrissant son expérience intime d’échos de propos recueillis et de récits divers oubliés, quoiqu’il faille pointer sa fort abusive assimilation avec la logique d’exploitation capitaliste-bourgeoise qui fleure bon le marxisme doctrinaire : « un nouveau visage de la lutte des classes », dit-il. Robert Antelme, lui, creuse la thématique omniprésente de la « faim » et son corollaire, la défiguration du prisonnier : « la figure et le corps vont à la dérive ». Dans une veine complémentaire, Jean Cayrol déploie « une nouvelle comédie inhumaine », où le survivant est un « Lazare », étrangement ressuscité, mais jamais séparé de la mort des anciens codétenus. Mêlant vers et prose, Charlotte Delbo répond en quelque sorte à l’affirmation péremptoire de Theodor Adorno, en 1951, selon laquelle écrire de la poésie après Auschwitz serait barbare[3] ; sans compter la magnifique « Fugue de mort » de Paul Celan. Enfin, Jorge Semprun entrecroise en son autobiographique L’Ecriture ou la vie des bribes de Buchenwald avec ses années de formation intellectuelle, laissant en suspens l’efficacité du récit. Il n’en reste pas moins qu’au-delà de la barrière des genres, tous ont su réorchestrer souvenir et témoignage dans le flux d’une œuvre d’art, dont la beauté s’élève en dépit de l’horreur.
Aux côtés des récits de témoins, comme ceux de François Le Lionnais imposant le régime implacable d'une mémoire individuelle plus bruissante que la mémoire collective, ou de Jorge Semprun témoignant de la presque incessante difficulté à écrire ce dont il doit à toute force rendre compte, Piotr Rawicz a un statut à part, lorsqu’il traduit en fiction les faits bruts devenus « fantasmagorie fascinante », en son « livre-fable » (selon Dominique Moncond’huy) : Le sang du ciel, donnant à lire une réalité historique dans un récit intemporel et fantasmagorique.
Bien que témoignages et mémoires, ils ne sont pas sans souci littéraire : « la part littéraire, qui révèle dans ces écrits moins une intention esthétique stricto sensu qu’un souci éthique de la forme, une morale du style », souligne Henri Scepi, le préfacier. Mais ce toujours avec la difficulté de fixer dans la langue l’indicible de l’horreur.
Nudité, faim, coups, froidure, « marché des esclaves », squelettes puis cadavres : tout est déjà là chez David Rousset. La justice des SS est celle d’ « Ubu-Dieu », et « la connaissance de la bureaucratie, c’est la métaphysique des camps ». Pour le Nazi, le communiste, le libéral, le Juif sont « l’expression statique du Mal ». La puissance et la concision du texte fait paraître Robert Antelme plus verbeux, plus fade en son Espèce humaine. Pourtant, toujours à Buchenwald, où « la mort était de plain-pied avec la vie […] la cheminée du crématoire fumait à côté de la cuisine ». Plus loin c’est l’usine, puis la route pour fuir l’avancée des alliés, en une épopée de la faim, de la fatigue et de la diarrhée. Au bout du train vers Dachau, les soldats américains enfin ! Il n’en reste pas moins qu’il eût été plus pertinent de titrer ce Pléiade L’Univers concentrationnaire et autres écrits des camps.
Pour user d’un « art lazaréen », Jean Cayrol commence par un essai, « De la mort à la vie », qui détaille sa méthode et ses précautions, avant son plus bref Nuit et brouillard. Où « rasé, tatoué, numéroté », l’on croise la potence, le typhus et la dysenterie, le gaz zyklon, des « mutilations expérimentales », où « Himmler se rend sur les lieux. Il faut anéantir, mais productivement ». Ainsi Jean Cayrol prend en écharpe le système concentrationnaire.
De manière complémentaire, Elie Wiesel déclare : « il m’incombe de donner un sens à ma survie » : c’est indubitablement celui de la mémoire juive, même s’il n’y a « pas de réponse à Auschwitz ». Tout le récit ne se départ pas de sa force face à l’inéluctable. Ghetto refermé dans un village de Hongrie, transfert en train plombé, arrivée devant des enfants jetés dans des flammes : « L’Eternel, Maître de l’Univers, l’Eternel Tout-Puissant et Terrible se taisait, de quoi allais-je Le remercier ? ». Même la prière de Roch Hachanah n’amène dans le cœur du jeune Elie aucune réconciliation : « Pourquoi, mais pourquoi Le bénirais-je ? […] Parce que dans Sa grande puissance il avait créé Auschwitz, Birkenau, Buna et tant d’autres usines de la mort ? » Dès la sélection, même un rabbin soupire : « C’est fini. Dieu n’est plus avec nous. » L’évacuation du camp, face à l’avancée des Russes, est un autre cauchemar, une course effrénée dans la neige, alors que comme Primo Levi, il eût mieux valu pour Elie, seize ans, et son père rester à l’infirmerie. Des pages bouleversantes surgissent, comme le violon de Juliek qui donne un concert testamentaire « à un public d’agonisants et de morts », comme la bataille sordide pour une bouchée de pains dans le dernier wagon…
Conte « antiphilosophique », Le Sang du ciel est un concert de voix baroque, tissé par Piotr Rawicz, entre poème en prose, essai et autobiographie. La bigarrure romanesque et prophétique est antinomique de la rigueur narrative d’Elie Wiesel et de Primo Levi. De l’aveu de l’auteur même, ce « n’est pas un document historique », malgré le maelstrom de violences tour à tour soviétiques et allemandes. Capturé par les Nazis, il s’enfuit dans les montagnes polonaises avant d’être emmené à Auschwitz, libéré, ramené, survivant probablement grâce à sa blondeur et ses yeux bleus, sa connaissance des langues. Malgré la puissance hallucinatoire et météorique du projet, la composition éclatée du livre nuit à son efficacité.
Ce sont les femmes qui, avec Charlotte Delbo, deviennent des « mannequins nus », dans Aucun de nous ne reviendra, premier volet suivi par Une Connaissance inutile et Mesure de nos jours. Ainsi s’organise Auschwitz et après, fleuve de prose et de versets, de récit et de poèmes où « L’enfer avait vomi tous ses damnés ». Résistante française, elle est emprisonnée en 1942, acheminée à Auschwitz puis Ravensbrück, affectée au terrassement dans un déluge de froid, de coups et d’épuisement, avant d’accéder à un atelier de couture et enfin à l’usine Siemens, pour, après vingt-sept mois de camp, aboutir en Suède et enfin retrouver la France. Elle consacre une bonne partie de sa vie à la rédaction de cette fresque de la déportation, dans laquelle le chien d’un SS « traîne une femme qu’il tient à la nuque par la gueule ».
Encore à Buchenwald, avec Jorge Semprun. Une composition erratique, en mosaïque, préside à L’Ecriture ou la vie, car la mémoire joue avec les temps, de la fin du camp marquée par l’assaut de la résistance intérieure à sa longue emprise, de la formation intellectuelle à celle politique après-guerre. Le récit mime les mouvements de la démarche autobiographique, le doute « sur la possibilité de raconter », au risque du désarroi et de la lassitude du lecteur. Là tant les vers de Baudelaire que le kaddish accompagnent les mourants, là les pulsions les plus bestiales animent l’homme des camps, là l’auteur revient un demi-siècle plus tard, en mars 1992, pour sentir refluer les fumées charnues de Buchenwald…
Dans son introduction, Dominique Moncond'huy s’intéresse à la réception critique de chaque « écrit ». Même lorsque les œuvres de David Rousset, de Robert Antelme, de Charlotte Delbo, sont cataloguées comme des « références majeures », elles demeurent fort confidentielles. Quand Jean Cayrol obtint le prix Renaudot pour Je vivrai l'amour des autres[4] en 1947, ses textes concentrationnaires passèrent à peine la barre du silence. Car, si la résistance devient une part du grand récit natonal, le génocide des Juifs est plutôt occulté. Il faut attendre le film Nuit et brouillard d’Alain Resnais, en 1956, et surtout Shoah de Claude Lanzmann, en 1985, pour que la question devienne universelle. C’est cependant tardivement que les livres d’Elie Wiesel, La Nuit, en 1958, et de Jorge Semprun, avec L’Ecriture ou la vie, en 1994, se virent considérés avec le regard du succès, alors que Primo Levi, puis Imre Kertész contribuèrent à la dimension internationale du phénomène littéraire et historique. Avec son triptyque intitulé Auschwitz et après, Charlotte Delbo est plus longtemps reconnue aux Etats-Unis qu’en France. Mais avec Roland Barthes, Maurice Blanchot ou Georges Pérec, dont W ou le souvenir d’enfance[5] est à cet égard incontournable, voire Samuel Beckett, un sillage n’avait pas fini d’ensemencer durablement la conscience littéraire. Mais également les arts plastiques, avec Zoran Music, Anselm Kieffer, Christian Boltanski, ou encore la bande dessinée avec Maus, d’Art Spiegelman[6]. Sans compter qu’il faille peut-être relire rétrospectivement Franz Kafka…
Auprès de ces monstres sacrés de la révélation de l’holocauste, figure le modeste inconnu de l’anthologie : François Le Lionnais, avec sept pages seulement pour « La Peinture à Dora » (ce qui est le nom d’une carrière). Ce co-fondateur de l'Oulipo avec Raymond Queneau, fait « profession de détenu », et parvient à plonger les yeux d’un codétenu et ami (qui ne survivra pas) dans l’histoire de la peinture, pratiquant ainsi une évasion « mentale » et émerveillée en dépit des souffrances, des appels dans le froid, et des gardiens de prompts à cogner. Ainsi Bach survole la « dysenterie », un quatuor de Beethoven s’élève, « grondant sa révolte au lendemain d’une série de pendaisons particulièrement réussies ». Ces pages allusives et brillantes plongent le lecteur dans la plus poignante dichotomie entre l’art et les camps.
André Malraux rappelait dans ses Antimémoires, que les camps, « d’inspiration ubuesque » selon David Rousset, rompent avec toute tradition de l’incarcération et du bagne. Là, malgré les avanies, le prisonnier restait un homme. Les camps travaillaient à l’annihilation non seulement de l’homme, mais de tout un peuple. Malgré la dimension industrielle qui fait la spécificité de la « solution finale » nazie, le parallèle est évident avec les camps communistes, les famines ukrainiennes orchestrées par la collectivisation stalinienne, les dizaines de goulags parsemant l’Union soviétique, la focalisation antisémite en moins, la technique des chambres à gaz en moins, quoique le froid et la faim se chargeaient de l’extermination ; mais aussi les logaïs du maoïsme chinois. Aussi faut-il ne pas oublier de citer, comme c’est hélas le fait de ce volume de la Pléiade, des presque équivalents, soit les Récits de la Kolyma[7] de Varlam Chalamov, et L’Archipel du goulag[8] de Soljenitsyne.
Poignant plus encore par la réunion, la succession, le creusement des témoignages, ce volume rend à ses Ecrits des camps quelque chose de leur nouveauté épouvantable, époustouflante, de leur champ obscur d’assassinat programmé. Une fulgurance noire ne jaillirait-elle pas si l’on plaçait ce Pléiade, quoique d’un format plus modeste, aux côtés d’Historiciser le mal. Une lecture critique de Mein Kampf[9], dont l’analyse critique déborde pour trois fois la démesure du brûlot infâme d’Adolf Hitler[10].
Historiciser le mal. Une lecture critique de Mein Kampf,
Bibliothèque municipale, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
« Hier ist kein Warum[11]», répond un SS, ou un Kapo, lorsque Primo Levi se voit arracher le glaçon sur lequel il comptait pour apaiser sa soif. « Ici il n’y a pas de pourquoi ». Voilà qui semble dénier à l’occasion d’Auschwitz toute interrogation rationnelle autant que métaphysique. Certes les morts, à moins d’une autre vie accordée par la Providence, ne pensent pas. Cependant, il reste aux survivants, Primo Levi en tête, puis aussi bien aux amateurs qu’aux professionnels de la pensée, la tâche ingrate, ardue, semée d’embûches, d’édifier une Philosophie de la Shoah, telle que se propose, non pas seul, mais outillé de bien de ses prédécesseurs, Didier Durmarque.
Nanti d’un appareil de notes aussi judicieux qu’impressionnant (auquel nous empruntons bien des références), l’essai de Didier Durmarque, malgré l’apparente modestie de son épaisseur physique, ne se départ pas d’une dimension encyclopédique. Les témoins écrivains de la Shoah, sont bien là, de Primo Levi à Imre Kertész[12], les penseurs, d’Adorno à Heidegger, sans omettre un instant Hannah Arendt et son Eichmann à Jérusalem, en passant par David Rousset et Claude Lanzmann, ou des sociologues comme Bauman, des historiens comme Hilberg. Le format ramassé du volume, la fluidité de la démonstration permettent une efficace initiation à des problématiques lourdes et qui nous hanteront longtemps, voire tant que l’humanité sera l’humanité.
La Shoah est en effet le vortex d’une « métaphysique moderne », en laquelle l’être, son sens, son immanence, voire sa transcendance, sa relation au langage et à l’Histoire, son inscription dans une pensée politique, ne peuvent plus faire l’économie d’une entrée fracassante et fracassée. Car l’énigme du nazisme et son irrésistible montée, et une part de ses mobiles, la haine du Juif, parviennent à culminer dans le massacre organisé de six millions d’êtres humains. Au contraire de Jacques Lanzmann, qui qualifie la Shoah d’« acte incompréhensible[13] », Todd Strasser, dans son apologue La Vague[14], a tenté avec finesse et succès de mettre en scène et ainsi de montrer comment un groupe peut adhérer puis agir avec violence : un paisible lycée californien devient un microcosme totalitaire, où les élèves perdent tout libre arbitre pour adhérer avec passion à leur leader, le professeur Ben Ross, qui ne s’est livré à cette expérience que pour expliquer la montée du nazisme, et pour élucider avec eux les mécanismes de l’adhésion à un groupe exalté par le mal…
Ainsi Didier Durmarque s’attache à penser « par-delà un impensable ». Ce qu’il faut lire « comme castration et comme fondement », est également lu autant du point de vue anthropologique que métaphysique, voire « esthétique » : « La Shoah comme fondement ontologique s’apparente derechef à une castration, honte d’être homme », elle « remplace, à certains égards, le péché originel et la crucifixion du Christ ». Au-delà du meurtre de masse, multiplicateur de la pulsion de mort, qui plus est, en fonction d’une politique raciale, du génocide d’un peuple notoirement inoffensif, assimilé à sa seule religion honnie, la honte se cristallise également sur l’exploitation économique des camps, désastreusement peu rentable du point de vue de la faiblesse de travail, mais terriblement efficace quant à l’optimisation des sous-produits humains : vêtements, bijoux, or dentaire, lunettes, landaus, cheveux, cendres… Cependant, l’on n’ira pas jusqu’à suivre le nazi Heidegger, qui, dans sa haine de la technique, affirme : « L’agriculture est maintenant une industrie alimentaire motorisée, quant à son essence la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz[15] » (dans une de ses conférences de Brême), lui qui tait qu’il s’agit là d’abord de Juifs, ce que n’omet pas de pointer notre essayiste.
Cet « oubli de l’individu » signifie-t-il que Dieu n’existe pas ? L’être devant la mort par holocauste est confronté à une négation de la métaphysique : car « Vérité, beauté, Bonté, que les philosophes ont inventés » seraient « une pure moquerie à l’égard des victimes », selon un Heidegger ici moins verbeux qu’à son habitude. Ainsi Auschwitz « discrédite l’être comme fondement, c’est-à-dire comme Dieu, et réinvestit la question de l’origine sous forme de celle du néant ». Là où est interdit de « prononcer le mot de Providence », s’agit-il d’« une nouvelle Bible[16] » ? Si Dieu préside, il faut maudire sa volonté sans théodicée, car il rit ! Le scandale métaphysique est refermé par Imre Kertész : « La révélation du Sinaï a perdu sa validité avec l’accomplissement d’Auschwitz[17] ». Qui sait si les victimes, en d’autres circonstances, auraient pu se conduire comme leurs bourreaux…
À juste titre, à la suite d’Hannah Arendt, Didier Durmarque interroge le rôle euphémistique du langage[18] dans le traitement de la « question juive ». Mais aussi, au-delà de la « résistance à la verbalisation » de la Shoah, de la faillite des mots, et a contrario, ce langage anoblissant et vivifiant de l’art et de la poésie, comme lorsque Primo Levi attribue sa survie aux vers de La Divine comédie de Dante récités à Auschwitz. Ainsi, la souffrance « passe par une esthétique du langage », au service de la formulation, de la visualisation et de la transmission à fin de mémoire et d’avertissement humaniste et philosophique, ce au service des générations suivantes.
Cette esthétique n’est évidemment pas dans la Shoah elle-même, mais dans l’art qui en rend compte, au-delà de l’immonde et de l’inconnaissable, non sans dimension éthique. Dans une nouvelle langue, non contaminée, s’il est possible, « à l’intérieur de cette tension entre art et kitsch ». Paul Celan[19], avec « Fugue de mort », Primo Levi, et quelques autres, y ont réussi, pas seulement parce qu’ils étaient des témoins, mais des artistes. Bien que n’ayant jamais vécu à l’époque de la Shoah, Jonathan Littel, avec Les Bienveillantes, a su faire impressionnante œuvre d’artiste[20]. Comme le film de Claude Lanzmann est un film d’horreur vrai, en même temps qu’un film sur Dieu et sur la question de la représentation. En effet, déclare Lanzmann à l’intention de Raul Hilberg : « Pour décrire l’holocauste […], il fallait faire une œuvre d’art[21] ».
Une telle entreprise historique et de recréation se doit de déconstruire les stéréotypes : participation et absence de résistance des Juifs doivent être exclus du prêt-à-penser. Egalement de conduire à un « réinvestissement de la question juive ». Un « nouveau Sinaï » doit s’élever. « Une philosophie du judaïsme comme figure de l’universel » reste nécessaire ; y compris (ce que ne mentionne pas notre auteur) devant le défi multiséculaire de l’antisémitisme explicitement génocidaire de l’Islam…
Ce bel essai, stimulant pour l’esprit, n’échappe pourtant pas à quelque occasion de blâme : affirmer que « cette perversion de la raison […] est le propre de la société moderne en général et de la société occidentale en particulier », c’est faire fi des barbaries génocidaires depuis la préhistoire et l’antiquité et de celles extra-occidentales, c’est s’aligner sur une culpabilisation de l’Occident hors de tout équilibre objectif de la pensée. De même, accueillir sans barguigner l’association du « système totalitaire nazi » et du « système contemporain de la société néolibérale » de Christophe Dejours[22] et la comparaison de François Emmanuel[23]selon laquelle la « sélection du marché » capitaliste est « identique à la « sélection à l’entrée des camps de concentration et d’extermination » est pour le moins la traditionnelle et stupide reductio ad hitlerum, et, pour le plus juste, la marque d’une obsession idéologique anticapitaliste délirante et dangereuse…
Certes, l’on insiste, et Didier Durmarque de même, avec raison, sur l’unicité de la Shoah : qu’elle ait été commise au cœur du XXème siècle et d’un Occident apparemment supérieurement civilisé, qu’elle convoque les perfectionnements de la technique, au moyen de la bureaucratie issue de l’Etat hégélien, de la logistique ferroviaire et des chambres à gaz, au service d’une « industrialisation du meurtre », la rend presque incroyable, vigoureusement choquante, quand l’Etat moderne fourbit les armes de la mort, alors que civilisation et technique auraient dû nous garantir des barbaries tribales, djihadiques et impériales que les sables de l’Histoire enfouissent…
Pourtant, et en ce sens, la Shoah nous avertit qu’en dépit des apparents remparts de la civilisation et de la technique, pensées comme au service de l’humanité, elle n’est qu’un éternel retour (pour employer un concept nietzschéen) du fonds de violence et d’extermination qui coule en chacun de nous à des doses diverses depuis des temps immémoriaux. « Mal radical inné dans la nature humaine » selon Kant, ou « banalité du mal » selon Arendt[24], il ne fait que changer d’outil, de la massue la plus primitive à « la solution finale » abondamment théorisée autant que techniquement planifiée.
Quoiqu’il faille se garder de l’effet paravent. La Shoah, commise par le national-socialisme, mise en avant par l’antifascisme en sorte d’étendard de l’abjection à combattre, permet d’euphémiser, voire de passer sous silence les crimes de son pendant : le socialisme international, entre Lénine, Staline, Mao et Che Guevara. Il vaut mieux alors éviter de pointer les accointances de l’antisémitisme nazi et islamique, lorsque l’on sait combien le mufti de Jérusalem, visitant Berlin, était un grand ami d’Himmler. De plus l’absence de procès de Nuremberg pour les crimes du communisme, n’a pas permis qu’une opinion s’émeuve avec autant de force, en dépit de Soljenitsyne et de son Archipel du goulag: la filiation marxiste qui passe par Lénine, Staline, Mao et Castro n’a pas vu poindre son Hannah Arendt.
Reste que la conclusion nécessaire de l’argumentation de Didier Durmarque est, sans ambages : « une philosophie de la Shoah n’est point une contradiction dans les termes, mais se présente, s’érige, se donne à penser comme pléonasme », comme problème « politique planétaire ». On lui saura gré de fourbir pour nous les armes de la pensée, même si, devant le fer des masses fanatisée, elle peut-être notoirement fragile…
Avec une inébranlable constance, Didier Durmarque creuse le sillon de sa recherche, se demandant comment Enseigner la Shoah[25]. Au-delà et au secours de la pensée philosophique et historique, il ne se fait pas faute d’oublier les écrivains qui ont témoigné, soit « les écrivains incandescents » de son Bilan métaphysique après Auschwitz : Robert Antelme, Piotr Rawicz, Yitzhak Katzenelson et Imre Kertész, comme pour devenir une sorte d’apostille aux Ecrits des camps en Pléiade. Car si Dieu n’a jamais répondu aux appels qui sourdaient des baraques des camps et des chambres à gaz, peut-être faut-il signer l’acte de décès de la métaphysique. Car « c’est l’humanité de l’homme qui a rendu possible la Shoah ». Or ne reste que le verbe abandonné de Dieu sous la plume des écrivains. Didier Durmarque confirme le réquisitoire selon laquelle la « forfaiture divine » est indubitable.
Les quatre auteurs dont l’essayiste s’empare sont pour lui des « incandescents ». À cause du « pli au sens deleuzien » pour Robert Antelme, où les enfants brûlés sont le signe de la responsabilité métaphysique de l’homme. Ainsi l’Etat moderne, ne respectant pas le droit naturel, construit une biopolitique, pour reprendre Michel Foucault et Giorgio Agamben. L’incandescence du « style » chez Piotr Rawicz, va jusqu’à faire d’un Kapo ou d’un SS un Dieu, entre deux infinis : « Dieu et cafard », au sens de la vermine kafkaïenne et de la vermine juive selon les Nazis. Une queue circoncise quant à elle est une « phénoménologie » ! Ainsi l’ontologie devient une « néantologie ». Un tel écrivain considère tout « fait collectif », « tout fait social grandiloquent » comme « une antichambre de la chambre à gaz ! L’exagération n’est peut-être pas si folle. En regard, la « folie froide » est chez le Polonais Yitzhak Katzenelson, avec son Chant du peuple juif assassiné[26], « permettant à l’homme de sauver le Verbe ». Car le texte est de la poésie, au rebours d’Adorno, texte écrit en yiddish et enfermé dans de petites bouteilles enterrées dans le parc de Vittel, auprès du camp d’internement, quoiqu’il s’appuie sur l’expérience du ghetto de Varsovie et la perte de sa femme et de ses enfants achevés par le gaz à Treblinka. Quinze chants jalonnent l’œuvre jusqu’au soulèvement suicidaire du ghetto. Voici la « puissance démiurgique du langage », selon Didier Durmarque, qui ne peut échapper à la comparaison avec le poète Paul Celan, cette puissance qui lutte contre la destruction d’un peuple et d’une culture, malgré le scandale exprimé par Yitzhak Katzenelson : « Il est un Dieu ! Quelle injustice !.. Quelle raillerie !.. Quelle infamie ! » Reste la pensée au service du langage avec Imre Kertész, « premier philosophe de la shoah », qui met l’humanité face à l’irréductibilité d’Auschwitz, où « la modernité peut se passer de l’homme ». Seule l’incandescence de la langue maintient en vie la mémoire et la dignité humaines. Ainsi Didier Durmarque fait saillir de son quatuor d’auteurs une incandescence philosophique, là où « Auschwitz fait table rase de toutes les conceptions traditionnelles de l’homme et de Dieu ».
Les travaux de Christian Ingrao[27] développent également une pensée de la chambre à gaz et de l'extermination. Ce dernier expose par exemple les préoccupations morales d'Himmler et l'identification de sa pratique à celle des Anglais puis des Américains envers les Indiens. Himmler identifie même sa « marche à l'Est » au processus mis en place par ceux-là pour vider les territoires de ses habitants. Estimant qu'il n'a pas de temps à perdre, il se dédie au plus vite à sa mission au service son peuple. Or Christian Ingrao rappelle combien nombre d'Allemands, avant même la Première Guerre mondiale, étaient obsédés par l'angoisse de la disparition de leur peuple programmée par les Français et les Anglais, mais aussi les Russes.
Cependant cette philosophie de la shoah resterait veuve et sans descendance si l’on n’agrégeait les autres génocides qui ont parsemé l’Histoire : sans omettre les génocides vendéen et rwandais, pensons aux dizaines de millions de morts du maoïsme chinois, aux vingt millions de morts du communisme soviétique, dont ceux de la famine ukrainienne sciemment orchestrée par Staline, ce qui dément l’affirmation de Didier Durmarque selon laquelle « les goulags russes visaient expressément la domination politique et l’absence de contestation plutôt que l’extermination », les intentions affichées n’en cachant pas moins un résultat probant. Ainsi communisme et fascisme ne sont que les deux faces du même totalitarisme génocidaire des êtres et de leurs libertés, quand le théocratisme, en particulier (mais sans exclusive) depuis le VIIème siècle qui vit la naissance de l’Islam, faucha un nombre incalculable d’individus, de l’Inde à l’Espagne, jusqu’à aujourd’hui, où le califat islamique, sans omettre ses ramifications planétaires infiltrées, dévaste les Chrétiens, les Juifs, les athées, les tenants des Lumières, et tous ceux qui n’ont pas l’heur de lui plaire. En cette occurrence, le génocide arménien est symptomatique. Car l’on oublie trop souvent, que loin de se limiter à un conflit ethnique, il n’était rien d’autre qu’une élimination programmée d’une enclave chrétienne de l’empire ottoman.
À cet égard, l’essai de Michel Marian n’est pas un livre d’historien dépliant le récit d’un génocide qui fit en 1914 et 1916 tant de centaines de milliers de morts, extirpant les Arméniens de l’Anatolie, comme on le fit des Grecs, puis des Syriaques, et peut-être dans l’avenir, des Kurdes. Il s’agit, comme une variante en mineur du livre de Didier Durmarque, d’une philosophie de la mémoire. Ce qu’explicite suffisamment le sous-titre : « De la mémoire outragée à la mémoire partagée ». Toute la problématique repose en effet, entre « faits et fables », sur la question de la reconnaissance ou non de ce génocide (certes historiquement attesté) par le monde entier et par voie de conséquence par la Turquie elle-même. En ce sens, à l’heure du centenaire, l’islamisation de la Turquie sous la coupe d’Erdogan est de bien mauvais augure, non seulement pour une pacification de la mémoire, mais aussi pour une pacification du futur, là où la question arménienne augure de la question chrétienne (religion peu à peu évacuée du pays).
Une des questions essentielles (outre celle, oiseuse, de savoir s’il faut qualifier de génocide un événement antérieur à la création du mot) est de réclamer ou de s’inquiéter de la pénalisation de sa négation, à la suite des lois Gayssot pénalisant la négation de la Shoah. Michel Marian n’omet pas de rappeler les tenants et les aboutissements d’une telle entreprise judiciaire française, pointant à juste titre « les dangers de la pénalisation ». Lobby arménien, bons sentiments politiques et realpolitik aboutissent aux polémiques autour de l’exigence ou de l’ingérence grotesque du législateur sur le territoire de l’historien, à la lisière immédiate de la décision liberticide, prête à semer le lit d’une pénalisation de la mention d’une opinion pourtant conforme à des faits historiques avérés.
Quand Didier Durmarque se réclame de l’universel pour rendre leur dignité aux victimes de la Shoah, Michel Marian propose l’image de la ville homérique de Troie, détruite parce qu’à la charnière de l’Asie et de l’Europe, « pour clore dans cette région des siècles de nationalisme, pour remplacer la course meurtrière à l’origine par une référence partageable ». Ces deux essais, dont le second est comme le petit frère du premier, nous invitent non seulement à penser le passé, mais aussi notre présent et notre avenir : celui d’une humanité que le parfum des génocides n’a pas fini de faire frétiller, surtout animé par la pulsion de mort de l’identité religieuse et théocratique. Il est à craindre que l’Histoire n’en ait pas fini avec les crimes contre l’humanité, au service hélas d’autres écrits des camps et des génocides, si seulement survivent les plumes.
Didier Lestrade : I Love Porn, Editions du Détour, 2021, 334 p, 21,90 €.
Un code moral, tel que le déroula Michel Foucault dans Les Aveux de la chair[1], a longtemps vilipendé l’érotisme et la pornographie, cette suggestion de plaisirs intimes et raffinés, cette écriture de la prostitution, de la chair vendue, de la viande exclusivement sexuelle. L’on sait que la distinction entre les deux est bien floue, que l’érotisme des uns est la pornographie des autres et vice versa, sinon vice et vertu… Au risque de poursuites, de livres voire d’auteurs brûlés en place publique, la plupart des œuvres érotiques furent publiées sous le manteau, faisant cependant le délice des amateurs et des collectionneurs, les plus rares et somptueux ayant été conservés dans la bibliothèque Gérard Nordmann, divulguée sous le titre Eros invaincu[2]. Plus modestement, mais de manière plus exhaustive, Jean-Pauvert édifia une Anthologie des lectures érotiquesen quatre forts volumes, dévoilant les péchés mignons et épicés de centaines d’auteurs, de la plus haute antiquité à nos jours, de 2000 avant Jésus Christ à 1985, de Gilgamesh à Emmanuelle. L’éditeur et anthologiste dut se résoudre, passablement amer, à proposer un addendum : De l’infini au zéro. Anthologie des lectures érotiques, 1985-2000, témoin d’une misère sexuelle contemporaine.Sans doute faudra-t-il revenir sur des valeurs sûres, par exemple Mirabeau au XVIII° siècle, pour retrouver le chemin de l’érotisme comme un art littéraire à part entière. Cependant vingt ans plus tard, de plus jeunes essayistes remontent au créneau pour investiguer La Séduction pornographique, selon le titre de Romain Roszak, et clamer avec joie : I love porn, sous la plume de Didier Lestrade, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est fort désinhibé. Mais c’est peut-être avec Mario Varga Llosa que l’on trouvera plus fine distinction entre érotisme et pornographie…
Fallait-il publier cette déception post-coïtum? À moins d’être riche d’enseignements sur notre contemporain… Jean-Jacques Pauvert, fabuleux propagandiste des aventures de la sexualité, à travers cette somme, cet aboutissement de toute une carrière d’éditeur, l’Anthologie historique des lectures érotiques, quatre tomes sous coffret, 4200 pages, de 2000 avant notre ère à 1985, de Gilgamesh à Emmanuelle, avait dressé une stèle splendide au triomphe de l’Eros. Bientôt cependant il persiste et signe la fin de l’érotisme : « Il n’y a pour ainsi dire plus de lectures érotiques. De la même manière que la sono des boites atteint des décibels assourdissants, empêchant d’écouter ce qui est diffusé, le registre des textes « sexuels » naturalistes est aujourd’hui tel qu’il est impossible de lire ce qui est proposé », argue Jean-Jacques Pauvert en son De l’infini au zéro. Anthologie des lectures érotiques, 1985-2000.
Mécaniquement, les « nouveaux auteurs » de l’aube du troisième millénaire (femmes, homosexuels, bisexuels, hétéros) dévident comme en faisant du tricot (un coup à l’envers, un coup à l’endroit) des relations de sexes toujours les mêmes - sauf la surenchère - dans un style toujours le même. Nous succombons sous le nombre de « lectures érotiques » dont l’abondance, souvent la violence, font qu’elles n’en sont plus guère ». Ainsi conclut l’anthologiste. Serait-il las, trouvant au bout du rouleau le zéro, ou plus lucide que jamais, alors que né en 1926 il allait mourir en 2014. À moins qu’il s’agisse d’une allusion alarmante au Zéro et l’infini d’Arthur Koestler[3], roman de la victoire du totalitarisme…
Comment ? Notre civilisation n’aurait plus d’érotisme? Jean-Jacques Pauvert deviendrait-il sénile ? Partout, dans nos rues, nos défilés de couturiers, nos publicités, nos expositions, notre internet, nos romans et confessions, pas un atome de la peau du monde n’apparaît sans être affligé d’une acné galopante de fessiers moulés, de seins nus, de baiseurs et de baisé(e)s, de perversions hard… Tout est visible. Au point de devoir avertir notre malheureux lecteur qu’il entre ici en territoire souvent choquant. L’eau de rose de Love story est évacuée par la chasse d’eau de Loft story. Toutes ces générations qui ont souffert dans leur âme et leur chair de ne pas voir comment un cul était fait, ni comment une copulation se jouait, sont enfin rédimées par une libération sexuelle sans précédent…
Pourtant, un voile de pudeur - et sa transgression - une aura de secret, sinon de sacré, un frisson de beauté, tout ce qui dans cette émotion du dénudement est à la frange du sentiment, lient amour et sexe pour accéder à l’érotisme. Eros, fils de Mars et Vénus, ou de Poros et Pénia (le manque et la surabondance chez Platon[4]) paraît être définitivement castré par son frère, l’obscène Priape. S’agit-il d’éros, s’il ne reste qu’une viande génitale? Depuis que le cœur est un abat, on ne le consomme guère. Symptomatique est le livre d’Alina Reyes à avoir lancé la mode du récit postérotique féminin : Le Boucher. Encore avait-elle un élan et une écriture que n’ont plus Claire Legendre avec Viande « J’ai forcé son trou pour y installer ma bite », Catherine Millet avec La Vie sexuelle de Catherine M. : « J’attrapai des queues pour sucer » ou Catherine Cusset avec Jouir : « A quatre pattes sur la moquette de ma chambre, une brosse à dents par devant et un pinceau par derrière, je me vois le cul en l’air et rond comme une pelote de laine piquée de deux longues épingles à tricoter. » Pourquoi pas. Tant que cela lui fait du bien et ne fait de mal à personne… Nous n’avons pas fouillé les poubelles d’un sex-shop ; c’est chez Gallimard. Seule Virginie Despentes dans Baise Moi avait le sens des formules chocs, des métaphores, des coups de griffe contre les mentalités, talent qu’elle a perdu depuis. Seule Catherine Millet, parmi une litanie, répétition, variations de copulations aussi échangistes qu’anonymes, parvient à évacuer tout lyrisme, toute jouissance apparente au point de réaliser un tour de force : le degré zéro de l’émotion et du plaisir, sans morale, sans éthique, sans sida ni joie. La nymphomanie, l’andromanie, l’accumulation des corps et des expériences sont grosses d’une absence, celle de l’être. Ennuyeux, clinique, peut-être ; mais vrai, jamais auparavant écrit ainsi.
Dans une anthologie épaisse (trop pour quinze ans ?) où les commentaires de Pauvert et ses emprunts aux médias pour observer une évolution des mentalités sont plus riches que les auteurs, seuls émergent des exhumations d’auteurs plus anciens (Baffo, Henri Miller, Musset) ou nos contemporains Michel Houellebecq[5], ce miséreux sexuel sans cesse en quête de réalisation impossible, Nicholson Baker, un américain qui, dans Vox, met en scène le diapason de deux désirs au téléphone, et la Confession sexuelle d’un anonyme russe. On aurait cependant souhaité y lire Mario Vargas Llosa et ses merveilleux Cahiers de Don Rigoberto[6]. La faiblesse générale vient moins d’un trop de permissivité que du manque de qualité d’auteurs qui, sur un court laps de temps, et sans compter le manque de nécessaire recul, font mode et non œuvre. Et Philippe Sollers[7] d’ajouter: « le texte écrit avec le projet d’exercer une fascination, un entraînement au désir, tend à disparaître au profit de l’image »…
Nous sommes ravis que ces dames aient atteint la parité. Qu’elles assument et représentent leur sexualité, bien. Qu’elles deviennent par le truchement de narratrices des serial-killers and fuckers, l’on s’interroge. On sait d’ailleurs qu’il y a des femmes incestueuses et pédophiles actives ; heureusement bien moins que chez les mâles, mais voilà qui porte un coup de plus au cliché de la tendresse féminine. Nos écrivaines françaises écrivent aussi mal que les hommes, sont aussi machistes, ou gynéchistes, si l’on pardonne ce néologisme. Foin du style, de la construction romanesque et de la mise en abyme d’une société, le couple exhibition voyeurisme prime, le « c’est mon choix » fait loi. Et le public, le vulgaire se jette sur les pages, les écrans pour surprendre qui baise avec qui, dans quel trou… Modernes jeux dont la devise de mauvais goût serait : pinem et circenses !
L’étalage proposé par Jean-Jacques Pauvert a cependant pour vertu de nous interroger sur notre contemporain. Quand Catherine Cusset écrit : « Un homme abuse de moi, se moque, me torture. (…) De temps à autre il enverra ses sbires me tricoter. Ma jouissance est explosive… », qu’importe le divertissement de son personnage qui s’aime victime, lors de saynètes entre adultes consentants que personne n’est obligé de lire… Mais à le rapprocher des avalanches de violences pornographiques dans les revues, films et sites spécialisés, ou d’une publicité pour on ne dira pas quelle marque de luxe dans laquelle un pied gainé de cuir vient s’imprimer sous le sourire d’une demi dénudée en une métaphore d’une terrifiante agression génitale, les questions se font pressantes. Si l’on considère que la pornographie explicite n’est accessible qu’à celui ou celle qui va vers elle, que dire, sans réclamer un instant la censure, lorsqu’une telle publicité s’exhibe dans un magazine féminin destiné au salon familial ?
L’érotisme peut à bon droit offrir à la publicité et au produit convoité une dimension sensuelle qui rejaillira sur l’ego d’un acheteur narcisse qui devrait savoir résister au mensonge des sirènes. Le sadomasochisme quant à lui joue des coudes pour faire parler d’une marque en choquant le spectateur, en laissant entendre qu’il s’agit d’un respectable mode d’être minoritaire qu’il serait ringard de réprouver. De tendres anorexiques ont les pommettes maquillées d’ecchymoses. Sont conspuées de cambouis sur fond de tags. Offrent au molosse une posture d’invitation zoophile… Qu’il existe de rares femmes consentant à de telles perversions, probable et grand bien leur fasse. Mais de quel droit les érige-t-on en modèle de consommation ? Est-ce pour dire : « Vous êtes battues, instrumentalisées, vous êtes des sexes corvéables à merci, actifs ou passifs, votre vie quotidienne est une somme de stress, de malaises psychoaffectifs, portez notre produit de luxe et vous deviendrez une légende… » Ou « Vos douleurs sont une pratique sexuelle reconnue qu’il faut afficher avec le sac Machin pour la sacraliser et vous impulser une aura »… Toutes postures attentatoires à la dignité de la femme, de l’être humain que les plus récentes évolutions des mœurs relèguent dans l’inavouable et l’autocensure. Sans compter les publicités offrant des mâles dévirilisés comme des jouets aux mains de déesses, ce que légitiment pourtant l’humour et un juste retour des choses. Avilir est-il plus érotique que magnifier ? Faire du mal plus amoureux que faire du bien ? Certes, la pornographie est l’érotisme des autres, et c’est sortir de son préjugé que d’accepter que l’autre ait des pratiques répugnantes, pourvu qu’il soit discret et complice de ses partenaires. Reste qu’il est fort difficile de trancher entre respect des sensibilités et une dangereuse censure réactionnaire ou féministe.
Que retiennent ces jeunes qui surfant sur internet trébuchent sur des pornographies trash, à la sodomie redondante, voire ouvertement pédophiles, ou proposant à l’amateur ces « snuff movies » montrant la mort par tortures sexuelles, vendus au mépris des lois et à prix d’or ? Que retiennent les adolescents délinquants en manque de repères moraux lorsqu’ils feuillettent ces films où les filles qui disent non veulant dire oui et sont assaillies par une douzaine de mâles à l’homosexualité refoulée lors de « gang bang » ? Est-ce dans cette pornographie violente ou dans la seule nature humaine qu’il faut voir la source de ces viols tournants infligés dans des caves de banlieues à celles dont le corps et la psyché sont plus souillés que les participants relativement consentants et protégés de ce Loft story qui sema tant d’émoi médiatique ?
Visiblement, l’érotisme, le sexe, les sexualités, la violence sont à la mode, et pas seulement dans la mode. Jadis (à partir de 1912) il fallait lire Havelock Ellis[8] pour explorer des perversions confinées et réprimées. Aujourd’hui, c’est sans étonnement que nous voyons pulluler les groupuscules militants, magazines et sites vantant, esthétisant ou sursalissant des pratiques avides de reconnaissance. Fétichistes de tous poils et de tous cuirs, adeptes du piercing, sadomasochistes extrêmes, échangistes qui ont Paris pour capitale, féministes pornographes, ils sont tous dans le livre instructif, effarant, de Christophe Bourseiller[9] avec cyber-bibliographie. Nombreux en France, ils ont leurs performances, leurs galeries où s’exhibent corps et copulations, leur body art, où l’on découpe sa langue et son sexe, se change en cobaye de chirurgie esthétique, jusqu’à la « sainte castration »… Qui aurait imaginé que le « vampyrisme » a ses amateurs sanglants, que le « barebacking » consiste à pratiquer la roulette russe en multipliant les rapports sexuels sans préservatif…
Crudité sans complexe, violence militante, c’est la face terrible du dieu Eros, celui qui bande sans cesse l’arc de ses exigences prédatrices et consuméristes. Art, littérature, mode, publicité enregistrent tour à tour ces convulsions. Faut-il rêver de réintroduire une castratrice censure ? Certes non ! Reste un devoir moral : respecter une étanchéité entre sphères privées et publiques, entre consentement et violence.
Pour nous rafraichir, courons relire un fleuron de la littérature libertine du XVIII° siècle : nous aurons plus de plaisir et affaire à bien plus d’amour de la vie, bien plus de joie. Brillant orateur révolutionnaire, Mirabeau (1749-1791) avait des dons littéraires. Lors de son emprisonnement à Vincennes, il commit de galantes traductions du poète latin Tibulle. Et des romans érotiques sous le manteau qui animèrent ses fantasmes, firent les délices des libertins et nous ravissent par leur écriture sensuelle et enlevée, comme cette Conversion ou le Libertin de qualité[10].
Il ne faudrait pas déduire de cette « lecture amoureuse », pour reprendre le titre de la collection dirigée par Jean-Jacques Pauvert, qu'il ne s'agit que d'exercice de style et d'échauffement sanguin, mérite par ailleurs estimable. On ne s'étonnera pas que cette « conversion » soit moins dédiée au christianisme qu'à la liberté de l'éros. Plus et mieux que l'honnête homme du XVIIe siècle, voici l'aristocratique « libertin de qualité » : « La pudeur est grimace, la décence hypocrisie, mais la mode, les grâces embellissent tout »... Dédié à « Monsieur Satan » par « Con-Desiros », ce récit frappe par sa vivacité, par un narrateur sans vergogne qui apprend aux « femmes sur le retour » à « jouer du cul à tant par mois », mais n’oublie que rarement « le dieu du goût » : ici l’on sait « foutre » avec « esprit ».
Non sans ironie anticléricale, c'est un leste tableau de mœurs, une écriture effrénée, un clin d'œil aux Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, une pique à Jean-Jacques Rousseau, des copulations forcenées et pittoresques (ne ratons ni « l'Américaine » ni la « douairière », ni la grosse « Cul-Gratulos »), un amour peut-être sincère, un « art de foutre » plus rapide que Casanova. Ainsi les Lumières écartent « le fanatisme et la superstition » ; mais le drame guette, le romantisme s'annonce... Ne boudons cependant pas ce plaisir du boudoir.
Photo : T. Guinhut.
Les plaisirs ont changé de vecteur depuis le siècle des Lumières, alors que l’Antiquité aimait les fresques ithyphalliques. S’il fallait passer par des livres à ne lire que d’une main, de surcroit en cachette et pour de rares privilégiés, le cinéma, puis sa déclinaison par Internet offrent à portée de tout œil pléthore d’images animées tombées des mains de nos modernes Eros pornographes. Quelle liberté ! Mais pour quelle éthique ? Romain Roszak, avec La Séduction pornographique, pose une réflexion étendue, visant à remettre en question ce qu’il appelle « le totem » de la banalisation heureuse de ce déferlement pornographique. Pornophobes et pornophiles se disputent le terrain de la pensée, quand des universités américaines ne rougissent pas de s’intéresser aux « Porn Studies », voire françaises depuis que le philosophe Ruwen Ogien se permit de battre en brèche les préjugés avec son Penser la pornographie[11]. Puisqu’il faut la définir, il s’agit d’une « représentation du corps humain ou de la sexualité pourvue d’une fonction excitative ». Dévoilement des sexes, en particulier l’érection, « réification » des acteurs, voire violence, absence de beauté, marchandisation, telle est la définition finalement toujours un peu floue de la pornographie convoquée par Romain Roszak avec le secours de divers auteurs, dont Roland Barthes qui parle de « désir lourd[12] ». L’on peut cependant arguer que la beauté de la chair, fusse-t-elle sexuelle, des couples, la joie et la jouissance partagées ne sont pas absentes de certaines production, la distinction avec l’érotisme, même s’il se veut plus suggestif qu’exhibitionniste, restant discutable.
Est-elle passion perverse ou voie vers la concorde sexuelle ? Est-elle bénéfique ou nocive, en particulier si elle touche des enfants ? Coupable d’addiction ou pourvoyeuse de détente, affreusement violente ou délicieusement sensuelle ? Autant de questions disputées, souvent de manière peu apaisée, sans que l’on puisse s’appuyer sur des études fiables. L’on se plait à l’accuser de conduire à l’imitation du machisme et de l’agression, ou à la disculper en arguant qu’elle décharge sur les images des violences qu’ainsi l’on ne commettra pas dans la vie réelle, en une catharsis utile. D’autant qu’elle peut être un « outil d’émancipation pour les femmes et les minorités sexuelles », une invitation à la libre disposition de son corps. Il n’en reste pas moins que sa consommation n’est plus « un mal envers soi-même », ni même envers les autres, tant que les acteurs sont consentants.
Parcourant un inventaire des arguments et contre-arguments sur « l’essence » de la chose, sur les « nuisances sociales », sur la reproduction sadique, en particulier par les adolescents, mais aussi sur la pacification des rapports humains et sexuels induits, Romain Roszak procède de manière dialectique, tout en pacifiant lui aussi les esprits, en montrant que viols et délits sexuels ont plutôt diminué avec la généralisation de l’accès à la pornographie. Que plutôt que pousse-au-crime elle est « aphrodisiaque ».
Plus loin, notre essayiste convoque une histoire du genre, en particulier cinématographique, entre expansion depuis les années soixante et contrôle plus ou moins lâche aux mains de l’Etat et de la loi, « la pornographie étant bannie du cercle de la culture ». Bientôt cependant sa consommation faramineuse en fait une « marchandise globale ». La dimension libertaire de la chose, devenant de moins en moins transgressive, s’entend dans le cadre d’une « nouvelle société hédoniste ». Pourtant il n’y a guère de consensus sur la qualité de telle ou telle production, sur la consommation normale et la dérive pathologique. « Idéologie de la jouissance », elle veut faire oublier le travail des acteurs et des producteurs, entre merveilleux et rapports de force, entre réalisme et fiction, tout en s’adressant à des publics bien divers : hétérosexuel, homosexuel, bisexuel, brutaux ou romantiques, voire queer et trans. Il parait possible de « jouir sans conséquences sociales ni culpabilité », à moins que l’absence d’effort pour obtenir ce plaisir, et la disparition du jugement moral n’en fasse « une anti-leçon d’éducation civique », ce qui reste à démonter tant les spectateurs masturbateurs ne sont guère dupes de la dimension fictionnelle et commerciale.
Ainsi Romain Roszak fait œuvre utile et documentée tous azimuts ; quoique ce qui le meuve en dernier recours soit moins le péché mignon de l’éros que le péché capital du capitalisme. « La phase néolibérale du capitalisme » et « l’extension indéfinie de la sphère du marché » sont ses bornes idéologiques, au point de faire dangereusement bifurquer l’objet du livre vers un autre procès, s’appuyant sur des présupposés marxistes ô combien rances. À tel point que Ruwen Ogien se voit disqualifié pour ignorance « de l’infrastructure qui permet cette domination », soit le grand méchant capitalisme, qui, en l’occurrence, est moins une entité mondiale qu’une juxtaposition concurrentielle d’individus entreprenants auprès desquels il est loisible d’acheter, voire de consommer gratuitement, leurs produits. De surcroit, Sade et la psychanalyse viennent au secours de l’analyse qui dénonce « la politisation du discours sadique ». La conclusion est assez radicale, en un retour du bâton moralisateur : « la pornographie participe d’un façonnage anthropologique décisif, socialement dangereux, socialement risqué ». Aussi faut-il envisager, malgré les objections prises en compte, certes une éducation sexuelle dès l’enfance, « l’apprentissage d’un bon goût pornographique, », mais aussi « financer publiquement une pornographie de qualité ». L’on reconnaît là l’ombre de la censure et de l’étatisme interventionnisme antilibéral.
Devons-nous clamer avec joie, I love porn, comme le fait la plume de Didier Lestrade ? Ce dernier n’est pas un inconnu, mais le fondateur d’Act Up-Paris et du magazine gay Têtu. Visiblement il cède aux sirènes des titres farcis d’anglicisme, alors que « J’aime la pornographique d’amour » eût été plus fin (mais moins vendeur ?).
Le souci d’argumentation de Didier Lestrade est réel ; la thèse est moins chantournée que celle de Romain Roszak. Même s’il est dès l’abord un poil décrédibilisé par une couverture au graphisme certes cohérent avec le propos, mais aux couleurs et aux rondeurs infantilisantes, non sans emprunter un style semblable à la couverture de La Séduction pornographique, comme s’ils venaient du même atelier de graphisme à la mode. Deux facettes s’entrelacent en ce livre, en quelque sorte bigenré en terme littéraire : un parcours de la pornographie depuis les années 1970 et le récit autobiographique, déroulant une quête du plaisir qui ne craint pas de mettre au même rang musique, nature, militantisme gay et pornographie, dans laquelle il voit la vie en rose. Découvrant à 22 ans le film Muscle Beach, il y voit un « classique », une « genèse de l’amour gay masculin, respectueux, solaire, amical ».
« Genre thérapeutique », le « porno » (puisqu’il faut utiliser l’apocope familière) qui a sauvé des vies lors de l’épidémie de sida, trouvait encore plus sa raison d’être dans le confinement coronaviral. Sans cesse ce « media aussi important que la musique ou le sport », et qui est « générosité humaine », s’augmente des niches sexuelles (handicapés, transsexuels et minorités ethniques). Or, pour Didier Lestrade, « le bon porno est éthique », tant il a horreur des violences sexuelles, ce que l’on peut partager, sans choir dans l’excès moralisateur. Malgré l’opprobre partagé par la classe politique, il s’agit d’un « mouvement culturel », mais aussi « l’ultime outil contre le racisme ». Le porno est « politique, mais aussi poétique ».
S’en suit une « histoire rapide du porno », y compris aux temps tragiques du sida, quoique les moyens de s’en protéger deviennent si performants que l’on puisse rêver à un nouvel âge d’or du plaisir, et à l’occasion de laquelle on apprend combien, après le triomphe des professionnels, le porno amateur multiplie les participants, leur spontanéité, la beauté factuelle et non fictionnelle, que bientôt la frontière entre hétéro et gay devient « volatile », et on l’on trouve bien des remarques pertinentes. Car l’on dit que les femmes y sont fragilisées ; pourtant lorsque les hommes sont « réduits à leur bite ou à leur fonction de baiseur », voire sans visage, elles sont « privilégiées par leur mise en avant ». Autant les adolescents d’il y a un demi-siècle pouvaient être affligés par « la disette sexuelle », autant ceux d’aujourd’hui sont abreuvés, malgré le déni et la méconnaissance du corps de certains, laissant aux oubliettes la fidélité. Y aurait-il là les prémices d’une révolution anthropologique ? À moins qu’une réaction romantique survienne. Le livre s’achève, en toute modestie, par « mes délires perso ». Le futur de ce péché mignon pouvant être déjà l’animation où tous les fantasmes sont permis avec innocuité, voire le transhumanisme[13] avec le développement des avantages du corps et des organes actifs…
Ne nous semble-t-il pas que la seule limite à la pornographie devrait être le non-consentement des acteurs ? Et s’ils consentent à des agressions sexuelles, qui sont hélas monnaie courante en une telle filmographie ? La réponse reste celle de l’éducation pornographique, non sans avertir contre le revenge porn, partagé sur les réseaux sociaux sans le consentement du partenaire. Didier Lestrade a ses interdits : la pédérastie (avec des enfants), les traitements violents et dégradants, les « contaminations volontaires », le sadomasochiste hard et scatologique, la toxicomanie du « chemical sex », sans oublier les snuff movies, toutes ces « esthétiques de la mort ». Lecteurs pudiques s’abstenir…
Véritable déclaration d’amour à son objet d’étude, le livre de Didier Lestrade est revigorant, balayant sainement les préjugés courants. Nanti de plus d’un glossaire des termes anglais usités et d’un abondant index, il se veut une petite encyclopédie de la matière, ce qu’avec alacrité il n’est pas loin d’être. S’il ne peut concerner qu’un lectorat de niche, il devrait pourtant permettre à nombre de nos contemporains de faire considérablement évoluer leur pensée…
Les libertins de qualité, Jean-Jacques Pauvert le sait mieux que personne, ont plus d’infini que les zéros dont il déplore les piètres qualités d’écriture, de vision, voire morales, parmi nos écrivains contemporains. Sans doute est-il partial, injuste, en comparant trois millénaires de création érotique aux quinze ans de son addendum, d’une nécessité somme toute un peu discutable, quoiqu’utilement satirique. La misère sexuelle des écrivains qu’il rassemble est à l’antithèse de Pierre Lestrade. Cependant, s’il fallait, avec plus de recul bien sûr, envisager une nouvelle anthologie de notre contemporain qui voudrait se mesurer avec le magnifique coffret des Romanciers libertins du XVIII° siècle[14] en Pléiade - qui accueille notre Mirabeau - ne faudrait-il pas compter les pages de Mario Vargas Llosa, venues de ses Cahiers de Don Rigoberto, publiés en 1997 ? « La pornographie dépouille l’érotisme de contenu artistique, privilégie l’organique sur le spirituel et le mental, comme si le désir et le plaisir avaient pour protagonistes des phallus et des vulves et que ces appendices n’étaient pas de purs serviteurs des fantasmes qui gouvernent notre âme, et elle sépare l’amour physique des autres expériences humaines. L’érotisme, en revanche, intègre tout ce que nous sommes et avons. Tandis que pour vous, pornographe, la seule chose qui compte, à l’heure de faire l’amour est, comme pour un chien, un singe et un cheval, éjaculer, Lucrezia et moi - enviez-nous - faisions l’amour aussi en déjeunant, en nous habillant, en écoutant du Mahler, en bavardant avec des amis et en contemplant les nuages ou la mer[15]. » Reste, pour nuancer la judicieuse discrimination du romancier péruvien, à savoir apprécier, sans dommageable étanchéité, la porte de communication entre pornographie et érotisme, et concevoir qu’il puisse exister une pornographie de bon goût et de bon art…
sous la direction de Barbara Cassin, Seuil Le Robert, 2004, 1534 p, 95 €.
Barbara Cassin : Le Bonheur, sa dent douce à la mort. Autobiographie philosophique,
Fayard, 2020, 200 p, 20 €.
Barbara Cassin : Discours de réception à l’Académie française,
Fayard, 2020, 112 p, 14 €.
Au travers d’une imagerie paresseuse, l’Académie française, paraît être une sinécure poussiéreuse et chamarrée où de vieux messieurs sirotent leur importance obsolète, en peaufinant par instant un Dictionnaire plus lent qu’un goutte à goutte de podagre. Pourtant de réelles éminences aussi riches de talents, sinon indiscutables, que Dominique Fernandez, Alain Finkielkraut ou François Cheng y siègent, et, pour parer à toute imputation ridicule de sexisme, depuis la romancière Marguerite Yourcenar et Jacqueline de Romilly, princesse des langues et civilisations gréco-romaines, ce sont Hélène Carrère d’Encausse, spécialiste du monde russe, et désormais Barbara Cassin. La réputation de sérieux de cette dernière n’est plus à faire, depuis ce monument qu’est le Vocabulaire européen des philosophies, dirigé par ses soins attentifs et informés. Mais au moyen d’une « autobiographie philosophique », étrangement intitulée Le Bonheur, sa dent douce à la mort, elle se fait conteuse, non sans oublier de penser, avec autant de rigueur que d’effronterie. Cette aisance dans l’écart générique laissait bien entendre qu’elle saurait se plier à sa manière fantasque au Discours obligé à l’entrée de l’Académie française.
Descartes considérait la métaphysique comme la partie de la philosophie déterminant le fondement de toutes les connaissances. À cet usage, et au-delà de la physique, peuplée de transcendance, d’absolu, d’âmes, d’anges et de dieux, peut-être vaut-il mieux substituer le Vocabulaire européen des philosophies. Mille cinq-cents trente-quatre pages, neuf millions de signes, quatre cent entrées pour quatre mille mots et tournures, la philosophie, née européenne (si l’on écarte provisoirement la Chine) trouve ici son portail : aux mains de plus de cent-cinquante collaborateurs, ce Vocabulaire européen des philosophies, est volumineux, éblouissant, porté à bout de neurones par son ange de la philosophie, Barbara Cassin telle qu’en elle-même.
La philosophie, ou plus exactement les philosophies, exige au-delà d’un anglo-américain commercial, une langue riche, subtile et nuancée ; mieux, la pluralité des langues. Car des sens surgissent au coin de l’hébreu et de l’allemand, du français et du russe, de l’anglais et de l’espagnol, de l’arabe et de l’italien, « en régressant aux langues anciennes (latin, grec) », démontrant l’épineuse difficulté de traduire. Ainsi le modèle avouée de la directrice de l’ouvrage est le Vocabulaire des institutions européennes d’Emile Benveniste[1]. Les termes « ne sont pas superposables - avec mind entend-on la même chose qu’avec Geist ou qu’avec esprit ; pravda, est-ce justice ou vérité, et que se passe-t-il quand on rend mimêsis par représentation au lieu d’imitation ? » De l’hellénisme à l’époque contemporaine, en passant par le christianisme, l’humanisme et les Lumières, les sens s’enrichissent, se combattent et se complètent, en une « histoire des concepts ». Au-delà de tout « nationalisme ontologique », comme celui de l’allemand Herder et d’un Heidegger ne jurant que par le grec et l’allemand, la « motivation universaliste » est forcément plurielle et entraîne une « cartographie des différences philosophiques européennes ». Par exemple, « eleutheria », en grec ce plein épanouissement de l’être, devient « libertas », soit le libre arbitre et l’invention de la volonté individuelle. Du diable à la beauté, du Dasein au Stimmung, du sublime à la vérité, du sexe au genre, sans oublier les sens du sens, maints penseurs sont à notre disposition. Et à chaque article, toujours fouillé avec finesse et clarté, s’ajoutent des citations référencées et une bibliographie, faisant de cette bible des langues philosophiques un indispensable outil de travail et de maturation intellectuelle.
Babel affecte et enrichit la philosophie, surtout au moyen des « intraduisibles », non que l’on ne puisse en donner des équivalents, mais nombreux, approximatifs et toujours en passe de traduction nouvelle. Il en est ainsi avec le « duende », dont Federico Garcia Lorca[2] fut l’analyste et le poète. Démon du foyer, esprit malin, il est aussi le charme et la grâce, comme lorsqu’un artiste du flamenco est soudain inspiré, emporté par le feu de la danse, de la musique et du chant : « Le duende dont je vous parle, obscur et frémissant, est le descendant du très joyeux démon de Socrate, tout de marbre et de sel, qui, indigné, le griffa le jour où il prit la cigüe et de cet autre diablotin mélancolique de Descartes, petit comme une amande verte, qui, las de tant de cercles et de lignes, sortait par les canaux pour entendre chanter les grands marins brumeux[3] ».
C’est en toute logique que l’on retrouve Barbara Cassin, cette dame aussi sérieuse qu’amusée, qui sait traversée par le duende, parmi les pages des Routes de la traduction[4], une exposition et un catalogue, élégants et généreux, de la Fondation Martin Bodmer, avec « Tintin : de la belgitude à la Syldavie ». Car Tintin « est traduit en autant de langues que la Bible », et va jusqu’à inventer des langues, tel « l’arumbaya » de L’Oreille cassée, en 1938.
Qui est Barbara Cassin ? Et qui mieux que l’intéressée pourrait répondre à cette question ? C’est chose faite avec une « autobiographie philosophique », à se demander s’il s’agit d’un oxymore, intitulée Le Bonheur, sa dent douce à la mort, titre venu d’un poème d’Arthur Rimbaud, tant la rigueur attendue en la matière du vocabulaire philosophique se heurte à la beauté poétique. Or la confluence est efficace.
Les êtres qui présidèrent à une personnalité et entourent une vie sont fatalement là : une petite « Baba » au milieu de parents peu commodes et peintres de talent. Un père « dandy », une mère « orpheline », ce sont, lors de l’Occupation, des Juifs avisés : « Pas d’étoile jaune, pas de déclaration, la fuite ». Etienne, un mari (« j’ai épousé un autre ») et père de ses enfants qui mourut trop tôt d’une tumeur au cerveau, et dont elle voulut entourer les derniers jours de beauté : « du beau alentour, partout ». Elle ajoute, en forme d’émouvant hommage : « Une autobiographie philosophique peut bien être un chant d’amour ».
Dans le respect du pacte autobiographique institué par Les Confessions de Rousseau, la narratrice va jusqu’à nous livrer ses infidélités, et sa liberté. Une leçon de joie est dispensée de page en page ; ce qui est peut-être à la fois l’acmé de la vie et de la philosophie. C’est ainsi qu’elle va, quoique le premier mot soit trop modeste, « de l’anecdote à l’idée », évitant l’écueil du philosophe n’évoluant que dans l’abstraction et jonglant avec la sécheresse des concepts. Ainsi, déduisant de l’attitude qui anime le peintre : « Il y va de deux manières de faire : avec l’idée ou suivant l’effet. Ces deux manières font philosophie » ; peut-être celles du platonisme et du conséquentialisme.
De l’effronté menterie de sa mère devant les Allemands - « Moi, épouser un Juif ? Jamais ! » - elle tire une réflexion sur la vertu du mensonge, qui ne va pas dans le sens de l’impératif catégorique kantien qui réprouvait absolument tout mensonge. Et comme l’on philosophe en conscience de la mort, à laquelle ses parents surent échapper en conscience de leur judéité, elle sait que la vie est « un atterrissage », que c’est « si magnifique parce qu’on allait mourir ».
Le récit est vif, plein de pittoresque, d’intelligence et d’espièglerie, au risque de manquer de rigueur, diront les esprits exigeants ou chagrins ; elle écrit avec « l’allure poétique à sauts et à gambades » pour reprendre l’expression de Montaigne[5]. Les portraits s’entrechoquent, colorés, caractérisés en quelques mots. L’on rit des « proverbes et artabanismes » de sa mère : « Trente-six fesses font dix-huit culs. Elle s’en servait pour conclure les discours des intellos […] C’était la sagesse transgressive en langue et en situation, le bonheur d’être au chaud dans le lit d’une grand-mère en dentelles noires et de pouvoir avec elle rire de tout ».
Reste que l’on peut questionner son peu de confiance en « la Vérité vraie ». Ne dit-elle pas : « Ceux qui jettent à la figure leurs vérités sont nuls et non avenus » ? Certes les fanatiques de tous ordres, politiques et religieux, sont tels et méritent ce jugement, mais que dire si une vérité est la vérité, s’il faut l’affirmer aux dépends des ignorants et des persuadés du contraire ? De même, sa critique de « l’universel » laisse pantois : « la vérité unique c’est de l’idéologie. Car l’universel, c’est toujours l’universel de quelqu’un ; l’universel qui arrange ». Voilà qui est pour le moins désarmant de simplisme. Autant des constantes scientifiques que le droit naturel à la liberté sont et doivent être universels, d’autant plus devant ceux qui pour des raisons de bêtise ou de vérité religieuse oppriment autrui. Même s’il ne peut y avoir de langue universelle après Babel, c’est risquer de choir dans un dommageable relativisme. Même l’intraduisible « duende » a quelque chose d’universel, tenant à l’intellect humain, même si des individus, faute de sensibilité et d’éducation du goût, ne peuvent le ressentir. Il est vrai que le Vocabulaire européen des philosophies, quoique s’intéressant aux « universaux » et à la « vérité », ne pose pas le problème ainsi.
Née en 1947, Barbara Cassin a publié, seule ou en collaboration une belle brassée de livres, sur Parménide, Aristote et Hannah Arendt ; mais aussi sur les femmes en philosophie. L’on ne s’étonnera pas qu’elle fouille le filon « intraduisibles » parmi deux volumes, dont Philosopher en langues[6]. Plus étonnant peut-être est son ouvrage sur la « nostalgie[7] ». Or, ancienne « soixante-huitarde », elle s’affirme politiquement à gauche. Sans aller jusqu’à être une thuriféraire du « féministe extrême » et du « décolonialisme radical », elle reste avant tout « helléniste et philologue ». Il faut cependant avouer qu’il y a quelque chose de savoureux à passer des barricades de mai 68 à la consécration sous la coupole !
Dans la tradition des « paroles d’immortels[8] », notre philosophe se plie avec agrément à l’exercice obligé : le Discours de réception à l’Académie française. Elle y fait l’éloge de son prédécesseur « philomusicien », dit-elle, Philippe Beaussant, romancier et musicologue de l’ère baroque, alors que ce dernier mot recouvre bien des significations, mais aussi « l’éloge de l’éloge » ; ce qui est fort judicieux, tant notre pauvre époque ne connait que trop souvent le blâme. En ce sens Barbara Cassin apprécie hautement les valeurs de l’Académie française, soit rendre la langue « pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences ».
Sur sa pacifique épée d’académicienne, une garde faite d’un écran souple d’ordinateur, un rien prétentieuse et kitsch, diront les uns, ou symbolique pour les autres et pour celle qui la conçut, s’élève pour qu’elle soit « une œuvre » et une « énergie ». Lumineuse comme un jouet ou comme une arme de superhéroïne de manga, elle porte une poignée reproduisant une déesse ancienne de la fécondité. Sur ce qui sert de lame, elle a fait graver au moyen de fibres optiques le « Plus d’une langue » de Jacques Derrida. Ainsi fait-elle « rimer l’antique et le contemporain ». Entre la « guerre civile des mots » et la foi dans le langage, ce dernier construit la réalité. Ce qui conduit Xavier Darcos, faisant allusion aux hiéroglyphes longtemps oubliés, à se demander en son allocution de réception : « Sommes-nous sûrs que l’inculture ne scellera pas de nouveau les lèvres du désert ? ». Heureusement, il faut se féliciter que le Vocabulaire européen des philosophies soit déjà traduit en une demi-douzaine de langues, et proposé en une édition augmenté en 2019. Jean-Luc Marion ferme le volume en offrant son éloge d’une nouvelle académicienne, au moyen d’une interrogation facétieuse et cependant riche de sens. En effet, plutôt que Laure ou Sylvie, ses autres prénoms, elle a choisi Barbara, alors qu’il vient de ces barbares dont les Grecs disaient qu’ils ne parlaient qu’en borborygmes, qu’ils ne faisaient que barbariser : ainsi à la langue originelle de la philosophie occidentale, se greffent en babélisant de nouvelles efflorescences linguistiques.
Alors qu’un vocabulaire de la pensée n’est jamais clos, celui des philosophies, sous la houlette de Barbara Cassin, doit être un antidote, certes difficile à avaler d’un coup - mais on est en contraint d’y souvent recourir -, contre l’affadissement de l’expression, la perte des nuances et des profondeurs, contre tous les novlangues, langue de bois politique et langue de sabre des théocraties. Contre les amaigrissements identitaires, contre la vulgarité démagogique d’une infra langue, un effort sans cesse renouvelé est appelé à la barre de la justice, de la liberté et de la beauté.
San Lorenzo, Huesca, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.
Grandeurs et descendances contrariées
des Lumières.
Georges Gusdorf : Les Principes de la pensée au siècle des Lumières,
Payot, 1971, 550 p.
Pierre-Yves Beaurepaire : Les Lumières et le monde,
Belin, 2019, 324 p, 24 €.
Stéphanie Roza : La Gauche contre les Lumières ?
Fayard, 2020, 208 p, 18 €.
Francis Wolff : Plaidoyer pour l’universel,
Fayard, 2019, 288 p, 19 €.
Qui est en train d’éteindre la lumière ? Ou plus exactement celles de l’Encyclopédie, de la raison et de la liberté, celles portées par D’Alembert et Kant, celle de l’invention de la liberté, celle des Lumières et le monde, telles que les inventorient Jean Starobinski[1] et Pierre-Yves Beaurepaire… Il semblerait qu’une distorsion de la pensée veuille aujourd’hui remettre en question, voire nier toute validité à une entreprise trop occidentale, trop blanche, trop universaliste, la présumant attentatoire aux minorités, comme le dénonce Stéphanie Roza dans La Gauche contre les Lumières ? Pourtant un Plaidoyer pour l’universel, sous les doigts de Francis Wolff, nous permet encore d’espérer en un monde qui saurait rendre justice à la continuité nécessaire de ses Lumières.
« Les lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de la minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d’un manque d’entendement, mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des lumières. On aura reconnu ici l’exaltant prologue de « Qu’est-ce que les Lumières ?[2] » d’Emmanuel Kant. Ce texte fondateur de 1784 suivait l’épopée de l’Encyclopédie, que D’Alembert avait mené, conjointement avec Diderot[3], entre 1751 et 1777, et accompagnait les œuvres de Condillac et d’Helvétius.
L’entreprise de l’Encyclopédie témoigne d’une foi véritable et acharnée dans les pouvoirs de l’intelligence, dans les vertus de la culture, dans l’utilité et la beauté du travail intellectuel et manuel. Selon les mots de D’Alembert, ce « dictionnaire raisonné des arts, des sciences et des métiers » place « le philosophe au-dessus de ce vaste labyrinthe », veillant à « l’histoire qui se rapporte à la mémoire, la philosophie qui est le fruit de la raison, et les beaux-arts que l’imagination fait naître ». Comme Roger Bacon, il « n’envisage la philosophie que comme cette partie de nos connaissances qui doit contribuer à nous rendre meilleurs et plus heureux » ; il « invite les savants à étudier et à perfectionner les arts, qu’il regarde comme la partie la plus relevée et la plus essentielle de la science humaine ». Non sans omettre de dénoncer le « despotisme théologique » de ces temps où « l’abus de l’autorité spirituelle réunie à la temporelle forçait la raison au silence[4] ». Soit, contre l’obscurantisme, les Lumières !
Le déisme, révoquant toute velléité de vérité singulière de tel ou tel culte, est tolérance, telle que l’établit le traité fondateur de Voltaire[5]. Cependant le matérialisme de Diderot débouche sur un athéisme discrètement tu, ou affirmé dans les ouvrages d’Helvétius, publiés sous le manteau, tant les Jésuites et autres religieux contraignent le pouvoir royal à la censure.
L’esclavage, pourtant florissant les Deux Indes, suscite l’indignation de Montesquieu, qui dans De l’esprit des lois, en 1748, le traite par une ironie et une argumentation par l’absurde remarquables, de Voltaire, dans Candide, de Raynal qui y voit un crime de lèse-humanité. De plus Georges Gusdorf rappelle qu’ « indépendamment même de de la corruption dont elle affecte l’humanité […] il existe « un parti-pris anticolonialiste, en particulier en France ; les colonies rapportent moins aux métropoles moins qu’elles ne coûtent[6] ». En outre il rappelle que Raynal termine son ouvrage par une « condamnation sans nuance de l’entreprise coloniale, dont il ne reconnait nullement la valeur civilisatrice » ; ce dernier point d’ailleurs serait à nuancer eu égard à la colonisation au XX° siècle. L’auteur de l’Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes conspue ce qu’il appelle un « fanatisme des découvertes ». Ainsi écrit Raynal : « On a parcouru et l’on continue à parcourir tous les climats vers l’un et l’autre pôle, pour y trouver quelque continent à envahir, quelques îles à ravager, quelques peuples à dépouiller, à subjuguer, à massacrer. […] Cette soif insatiable de l’or a donné naissance au plus infâme, au plus exécrable de tous les commerces : celui des esclaves[7] ».
Le droit naturel à la liberté aspire à devenir liberté civile et politique, à partir de la séparation des pouvoirs chez Locke, dès 1690 dans son Traité du gouvernement civil, jusqu’à la constitution américaine de 1787, quoiqu’elle dusse attendre l’abolition de l’esclavage pour être cohérente. De même la Déclaration des droits de l’homme et des citoyens s’inscrit dans la continuité du Contrat social de Rousseau. Il n’est pas certain cependant qu’il faille compter Rousseau parmi les Lumières. La souveraineté de la « volonté générale » dans Le Contrat social a quelque chose de pré-totalitaire, la dénonciation des « sciences et des arts » dans son premier Discours est anti-Lumières, la remise en cause de la propriété dans le Discours sur l'inégalité est résolument anti-libérale, même si le philosophe prétend devoir s’y adapter. Même si la plupart des philosophes en tiennent pour un despotisme éclairé, pour un roi-philosophe, la séparation des pouvoirs chère à Montesquieu tend vers l’aspiration à la République.
Nous l’avons deviné : il faut se garder d’une lecture hexagonale des Lumières. Elles sont une continuité de l’humanisme, donc européennes. Elles sont d’abord Enlightement en Angleterre avec Locke, Lumières en France de Fontenelle à Condorcet, Auflärung en Allemagne avec Lessing et Kant, Illuminismo en Italie avec des Délits et des peines de Beccaria, aux Etats-Unis avec Franklin et Jefferson.
S’il faut chercher une intelligente synthèse, tournons-nous vers Georges Gusdorf : « C’est le XVIII° siècle qui a inventé les idées et les valeurs constitutives de l’ordre mental jusqu’au milieu du XX° siècle [il écrit en 1971]. Les thèmes de la Civilisation et du Progrès, de la Tolérance, de la Justice et de l’Universalité, des Droits de l’homme, du droit au bonheur et à la paix se sont dégagées peu à peu des aspirations confuses de l’âge philosophique ». Voilà sous quels auspices, l’essayiste place son ouvrage Les Principes de la pensée au siècle des Lumières. Certes les deux plus récents siècles ont été à cet égard décevants, malgré les indéniables progrès scientifiques et de niveau de vie, surtout en ce qui concerne le dernier demi-siècle, prodigue en guerres et génocides, ce qui a tendance à entraîner une « usure des absolus[8] ». Les hommes des Lumières n’étaient pas des naïfs exaltés par leur idéal de civilisation, ils savaient « qu’il y avait dans la nature humaine d’irréductibles zones d’ombres[9] », ce qu’en pleine période des Lumières le romantisme noir du roman anglais, dès 1764, manifestait de manière explicite.
L’étude encyclopédique de Georges Gusdorf fait également preuve de largeurs de vues brillantes. Si le retrait de Dieu suscite une nouvelle anthropologie et une nouvelle théologie, c’est en atténuant, voire effaçant, le péché originel, de façon à ce que le jansénisme se convertisse en libéralisme politique et économique…
Photo : T. Guinhut.
Au-delà des superstitions populaires et religieuses, des doxa scientifiques périmées, les Lumières, depuis l’héliocentrisme de Copernic et la gravité universelle de Newton, révolutionnent la conception de l’univers. Ce à quoi répond une faim d’exploration inextinguible, révélée par Pierre-Yves Beaurepaire dans son essai Les Lumières et le monde, sous-titré « Voyager, explorer, collectionner ». Dans la même perspective que celle du Système de la nature de Linné (à partir de 1735) et de L’Histoire naturelle de Buffon (à partir de 1749), les amateurs et les savants du XVIII° siècle se lancent avec ferveur dans des voyages d’explorations qui sont autant géographiques que temporels. Ce dont témoigne la première partie de l’essai « À la source des mondes antiques ».
Un exemple de cette soif de découvertes est particulièrement éclairant : « le caillou Michaux », soit la pierre gravée de caractères cunéiformes ramené de Perse par le voyageur du même nom, en 1786. Sur une diorite noire, un bas-relief figurant des dieux voisine avec un texte juridique. Cependant à un tel voyage, parfois dangereux, s’ajoutent, conjointement avec Beauchamp, des recherches astronomiques et botaniques au service du Journal des savants. Dans la continuité des lettrés humanistes, c’est du XVIII° siècle que date « l’invention de l’antiquité », ce dont témoigne le livresque Voyage du jeune Anacharsis en Grèce dans le milieu du quatrième siècle avant l’ère vulgaire publié par l’abbé Barthélémy en 1788. L’on sait que la conquête de l’Egypte par Bonaparte contribuera aux travaux de Champollion déchiffrant les hiéroglyphes.
La Grèce et Rome sont également des champs de recherche considérables. L’auteur de l’Histoire de l'art dans l'Antiquité, publiée à Dresde en 1764, Winckelmann, visita les fouilles d’Herculanum, de Pompéi, et établit la supériorité de l’art grec, ainsi que sa périodisation, non sans associer la qualité politique de la démocratie athénienne à la capacité de créer le beau supérieur[10]. Les essais et gravures présentant les antiquités de la Grèce sont nombreux à être publiés en Angleterre.
Outre les œuvres d’art antiques, l’on peut plus facilement collectionner les minéraux et les coquilles, voire jusqu’au fantasme de collection universelle, comme l’Anglais Ashton Lever, qui crée puis ouvre en 1775 à Londres son « Holophusicon », soit « le lieu qui embrasse toute la nature ». Mieux encore, Hans Sloane prétend « collectionner le monde entier ». Il est à l’origine du British Museum auquel il légua en 1753 son époustouflante collection, faite de milliers d’objets et spécimens, un herbier pléthorique, sans compter une bibliothèque de quarante-cinq mille ouvrages.
Les voyages autour du monde font partie intégrante du projet des Lumières. Ainsi James Cook embarque en 1768, accompagné par un botaniste fervent, Joseph Banks. Les herbiers se doublent de la collecte des semences, des animaux empaillés, de plantes curieuses, jusqu’au malodorant spadice, « fleur cadavre » selon les Indonésiens, qui peut dépasser trois mètres ! Le travail se poursuit grâce à des publications savantes, voire luxueuses, comme Le Jardin d’Eden, recueil de planches en couleurs, en 1783. À l’occasion des expéditions de La Pérouse et de Bougainville, qui se verra discuté par le célèbre Supplément de Diderot prenant fait et cause pour les indigènes tahitiens, les voyages d’exploration permettent également d’observer autant l’espace géographique et astronomique que les peuples et leurs mœurs parfois « monstrueuses », voire de ramener « Omai », un tahitien présenté au roi d’Angleterre en 1774, ce qui n’est pas sans poser des problèmes éthiques. En toute logique, les philosophes, écrivains, peintres, et même caricaturistes, s’emparent de ces découvertes et de ces savoirs pour les exalter ou s’en moquer.
Plus loin, plus haut, les aventuriers de la connaissance parviennent à achever la circumnavigation et la cartographie de l’Australie, approchent le Groenland, l’Afrique intérieure, sont en quête des sources du Nil avec John Bruce. Toutes ces vigoureuses entreprises trouveront leur acmé au XIX° siècle.
Parallèlement à ces voyages exotiques, un « monde d’objets, d’images et de livres » inonde l’Europe. Au moyen de croquis, d’aquarelles, de planches répondant à celles de l’Encyclopédie, il faut apporter « la preuve par l’image ». Outre les naturalistes, les navires embarquent des dessinateurs et peintres, tel Sydney Parkinson, qui vogue sur l’Endeavour du côté de la Terre de feu. En 1773, les guerriers Maoris curieusement tatoués, de Nouvelle-Zélande, et les kangourous australiens sont gravés en couleurs pour l’étonnement du public anglais. C’est jusqu’à une jeune rhinocéros d’Inde qui est amenée in vivo à Rotterdam en 1741 : « Mademoiselle Clara va parcourir l’Europe en l’étonnant. Elle est peinte par Pietro Longhi, elle illustre médailles, périodiques et porcelaines…
L’humaine condition, dispersée autour du globe, est non seulement cartographiée, mais dessinée dans un maître-ouvrage, de 1723 à 1737, Cérémonies et Coutumes religieuses de tous les peuples du monde de Bernard Picart et Jean-Frédéric Bernard, avec deux cent cinquante planches. Même s’il ne s’agit pas encore d’un « plaidoyer pour la tolérance », le regard sur le monde s’élargit dans le temps et dans l’espace, se déseuropéanise, et découvre que l’universalisme se nourrit de la multiplicité humaine. Et si les Lumières paraissent en France subir le couperet de la Révolution, l’on ne saurait dire quand et si elles s’achèvent, alors qu’un scientifique et explorateur comme Alexander von Humboldt publie en français son magnifique Voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent entre 1807 et 1837.
Cet essai de Pierre-Yves Beaurepaire, agréablement érudit, passionnant comme une enquête aux sources bouillonnantes des Lumières et comme un journal de voyage, donne envie, si ce n’est déjà en cours, de collectionner « un monde d’objets, d’images et de livres », pour réactiver la curiosité éclairée des Lumières. Tout en s’interrogeant, en sa conclusion, sur la pérennité et la conservation de toutes ces collections qu’il faut protéger du temps, des coléoptères et de la violence des hommes, mais aussi sur l’épineuse question de la restitution des œuvres aux pays originaires, qui les conserveraient peut-être de manière faillible, peut-être aux dépens d’une vocation muséale universelle…
Certes le XVIII° siècle et ses habitants ne furent pas tous éclairés, voire furent de farouches ennemis des Lumières, et les philosophes ne se portaient pas tous en leurs cœurs, si l’on en juge par les controverses entre Voltaire et Rousseau, entre les esclavagistes modérés et les antiesclavagistes, entre les déistes et les matérialistes athées. Rousseau lui-même (est-il digne des Lumières ?) n’accordait pas la dignité et l’éducation requises à la femme dans son Emile. Cependant ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Ce siècle est aussi celui de l’esclavage parmi les Indes, de quelques guerres européennes, et surtout d’une révolution qui abandonna vite l’emblème de la Raison pour en son nom user de la Terreur et accoucher du despotisme et de la trainée guerrière napoléonienne. Mise à part la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’assemblée constituante, qui put contribuer à la séparation des pouvoir, et l’abolition des privilèges, il est à craindre que la Révolution française soit pour le moins une perversion des Lumières, un démenti des Lumières, surtout si l’on pense que la Terreur jeta au cachot, où il s’empoisonna, Condorcet, le philosophe de l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain.
Cependant prétendre que les Lumières, forcément plurielles, seraient la cause de l’esclavage, de la Terreur, des invasions impériales, de la colonisation, voire in fine des totalitarismes ultérieurs, serait de la pure mauvaise foi, serait confondre corrélation et causalité. Ces phénomènes sont gravement attentatoires à l’esprit des Lumières.
Ils conduisent pourtant à imaginer que la désaffection des idéaux des Lumières serait nécessaire. C’est ce que dénonce vigoureusement Stéphanie Roza dans La Gauche contre les Lumières. La philosophe retrace la généalogie de la gauche politique, innervée par la foi en l’égalité et l’universel. Ses combats récurrents sont, outre la dimension sociale, ceux des droits de l’homme, de l’antiracisme, et du féminisme, devant favoriser ce que l’essayiste appelle une société de « semblables ». Or, paradoxalement, la gauche n’est en rien unifiée en la matière. Quand les idéaux socialistes et communistes ont pris du plomb dans l’aile, il faut se renouveler, avec un succès divers et controversé : des activismes certes minoritaires, mais bruyants, vociférants, se partagent et s’unissent entre technophobes et écologistes, zadistes et insurrectionnalistes, qui rendent coupable le rationalisme occidental et les Lumières de toutes les noirceurs du monde. Non sans une consternante mauvaise foi : cette gauche se proclame « décoloniale », dénonçant la supériorité de l’homme blanc, alors que depuis plus d’un demi-siècle les contrées décolonisées ne se sont que trop peu développées et libérées, la faute à des pratiques endémiques, à l’Islam, à des tyrannies politiques et à des corruptions nombreuses. Plutôt que de battre sa coulpe et songer aux remèdes, l’on préfère cracher son ressentiment sur un commode et anachronique bouc émissaire. Sans compter que la démagogie et l’électoralisme de cette nouvelle gauche obscurantiste lèche dans le sens du poil les pleureurs et revanchards qui rêvent d’un nouveau colonialisme de pillage à l’encontre de l’Occident, qui, s’il ne fut pas un modèle de perfection humaniste, leur apporta néanmoins les clefs d’un certain développement économique et sanitaire.
Stéphanie Roza pratique également une généalogie intellectuelle en décelant les origines de cette désaffection des Lumières, chez les romantiques préférant la sensibilité à la raison, chez des philosophes comme Friedrich Nietzsche[11], Martin Heidegger et Michel Foucault[12], tous hostiles, à leurs manières certes particulières, à ce que l’on croyait attendre de la gauche : les idéaux égalitaires et rationalistes. Etrange pourtant, car Foucault défendant les prisonniers, les homosexuels ou les immigrés, est devenu l’icône des mouvements d’émancipation, quoique dénonçant la Révolution, le communisme, voire le socialisme. Son retour tardif en amour envers les Lumières ne fut-il pas superficiel, alors qu’il saluait la révolution iranienne ?
C’est là une drôle d’émancipation, à rebours des Lumières, que ce décolonialisme qui exècre les droits humains, le féminisme occidental et l’universalisme. Ce dernier concept serait l’hypocrite flambeau de la domination impérialiste, génocidaire et écocidaire « blanche » et bourgeoise : « un dessein foncièrement impérialiste, néocolonial, mâle et oppresseur, en un mot : blanc ». Ainsi les Lumières seraient coupables d’un suprémacisme blanc hétérosexuel ! C’est alors avec pertinence que Stéphanie Roza montre combien les assignations identitaires des individus par l’extrême droite sont du même tonneau, finalement tyranniques, voire totalitaires. Il est stupéfiant de constater combien les anti-Lumières voudraient restaurer une sorte d’éden régressif fantasmé, écologiste, matriarcal et ancré dans une communauté culturelle finalement opressive…
Cette philosophe sait pertinemment que l’antiracisme, l’antiesclavagisme et le féminisme sont en quelque sorte synonymes, et sont des déclinaisons de l’humanisme et des Lumières. Il est légitime de confier à tous l’égalité des droits et non de parquer le droit par couleur de peau, par culture, par sexualité ou par classe sociale, ce que préconisent ceux qui se nomment « intersectionnalistes ».
Il ne faudrait plus, dit-on, se réapproprier les cultures d’autres peuples, par respect ; en fait par assignation identitaire clivante et retranchée. Cette morale identitaire, portée par une « génération offensée[13] », blessée par toutes les offenses faites à leur peuple, à leurs ancêtres, à la planète, est évidemment attentatoire à l’esprit des Lumières. Si le progressisme peut-être délétère lorsqu’il oublie l’humain, c’est le progrès issu des Lumières qui peut continuer de nous assurer plus de richesses, de santé, de dignité et de biodiversité, n’en déplaise aux gourous de l’écologisme. Et quoique Stéphanie Roza se veuille rester fidèle à l’illusion antilibérale du socialisme à la Jaurès (cependant reconnaissant envers les Lumières), et du socialisme tout court, elle fait en son essai œuvre éclairante, en fidèle des progrès de l’émancipation intellectuelle, morale et politique.
Reprenons la conclusion de Georges Gusdorf : « Les valeurs en honneur au XVIII° siècle sont liées à l’universalisme du droit naturel, de la religion naturelle et du déisme », y-compris , ajouterons nous de l’athéisme. Or aujourd’hui cet universalisme est contesté au prétexte qu’il serait blanc et occidental, qu’aucune vérité ne serait partageable. Ce qui nécessite de s’appuyer sur le Plaidoyer pour l’universel de Francis Wolff.
C’est avec une réelle altitude philosophique que Francis Wolff rebat les cartes de la défense de l’humanisme et des Lumières. L’humanité étant source de toute valeur, ses êtres humains ont valeur égale. Corps et œuvres humains sont inviolables et dignes de respect, soit l’Histoire, les savoirs, les techniques et les arts. Les concepts de « raison », « science », « égalité », « moralité », « philosophie » sont de l’ordre de l’universel, qui pourtant est déconsidéré.
Car l’universalisme est assailli par « ses ennemis » : des identités de genre, de sexe et de sexualité, de race, de classe, d’ethnie de religion, de culture, prétendent à des particularismes inattaquables en dénonçant dans l’universel le « droit du plus fort ». Patriarcat, « blanchité », européocentrisme et anthropocentrisme (aux dépens des animaux et de la biodiversité) jettent l’homme au sens universel dans la déréliction, le désaveu, l’autoflagellation, voire dans le génocide programmé. Après le marxisme aussi bien qu’Heidegger(dans sa Lettre sur l’humanisme), qui ont dénié à l’humanisme son universalisme, de surcroit battu en brèche par les relativismes, voici le temps ravageur du biocentrisme et du zoocentrisme, aux dépens de l’humain, de son « essence langagière » et de sa capacité de jugement, donc d’« une conscience informée par la raison dialogique », de « valeurs morales partageables », d’où découle la liberté. La diversité culturelle ne signifie pas le respect de la diversité des tyrannies, qu’elles soient antiscientifiques ou antilibérales.
La lecture de l’essai roboratif de Francis Wolff peut être envisagée comme une sortie de crise : au rebours de « la dictature des émotions » et des préjugés obscurantistes, il est essentiel de défendre la raison scientifique et humaniste. Soit le vrai et le bien, autrement dit la conjonction de la science, comme « relation d’objectivité idéale », et de l’éthique comme « relation intersubjective idéale, où chacun considère tous ceux à qui il peut parler comme il se considère lui-même et réciproquement : un monde commun, vu de toutes parts et dont on pourrait parler avec tous. Tel est le fondement de l’humanisme ». De toute évidence au-delà de toutes les tyrannies d’opinion et de droit positif, s’élève un tel « idéal cosmopolitique », passablement utopique. Certes « l’humanisme de la Renaissance était ethnocentrique et se fondait sur un Dieu ambigu » (quoique ce dernier mots reste à creuser), certes « celui des Lumières était adossé à l’anthropologie du libéralisme et se fondait sur une nature équivoque », mais, au-delà du chaos des valeurs, l’humanisme et les Lumières de demain sont « nécessaires contre les faux refuges dans des identités imaginaires antagoniques ».
Les assauts contre la liberté individuelle sont en fait nombreux dans ce combat contre l’universalisme hérité des Lumières : il s’agit de clôturer chacun dans une appartenance sexuelle, colorée ou non, spéciste ou non-spéciste, religieuse, ethnique, et caetera. L’on croyait naïvement qu’il s’agissait de ne plus stigmatiser qui ce soit en fonction de son appartenance à telle ou telle catégorie, il s’avère que la critique et la discrimination judicieuse[14] n’ont plus droit de cité, que la liberté de n’être rien qui soit assigné, celle de se construire une identité plurielle et mouvante, risque d’être corrompue. Pensons plutôt l’homme comme individu et comme humanité de façon à respecter et développer ses libertés, de façon à collectionner le monde et ses connaissances, dans la tradition des penseurs libéraux[15]et dans la continuité scientifique et philosophique des Lumières de Kant, de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
[4] D’Alembert : Discours préliminaire de l’Encyclopédie, Œuvres philosophiques et littéraires, Jean-François Bastien, 1805, t I, p 232, 236, 265, 263.
[7] Raynal : Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, édition de Genève, 1781, t X, p 386.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.