Peter Sloterdijk : Les Lignes et les jours. Notes 2008-2011,
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni,
Libella Maren Sell, 2014, 624 p, 29 €.
Le temps du philosophe dévoile-t-il la vérité ? Pour qui aurait crainte d’entendre « Tu dois changer ta vie », d’affronter la « Colère et Temps » du philosophe, et de s’aventurer parmi l’immense massif de sa trilogie intitulée Sphères[1], ces notes seront une excellente, et presque légère, introduction à l’univers philosophique le plus stimulant de l’époque. Entre temps autobiographique, temps politique et temps philosophique, un nouvel être et temps de l’écriture et de l’histoire bouleverse les Lignes et les jours, sans oublier le pré trop carré de la philosophie.
Une discrète et pudique dimension autobiographique irise l’écriture presque journalière. Même s’il s’agit de traces subjectives et strictement personnelles, où le futile est fort rare, elles ne manquent pas d’humaniser la stature du philosophe n é en 1947 : les bribes de confessions intimes concernent la santé, la fatigue, « des problèmes de genou », un « souvenir d’enfance », le plaisir de regarder un match de foot, une émission d’Arte, la « célébration du vélomane » qui parcourt la campagne ou la Toscane... Ce n’est pas non plus cette intense (quoique brève) plongée autobiographique fantasmatique, prénatale et placentaire, dans le chapitre V de Bulles[2]: « Boule de basalte noir, je repose en moi, je couve dans mon milieu comme une nuit de pierre. »… Cependant, là n’est pas l’essentiel, car il s’agit moins d’une vie en journal intime que d’une vie philosophée. Qu’il s’agisse de voyages et conférences, entre Milan, New-York, Birmingham, Berlin, Paris, ou de notes de lecture dans son bureau de Karlsruhe. Partout, dit-il, « recevoir des éloges n’est pas mon fort ». Il se décrit comme un « ogre infrisable […] assez souvent tourmenté, et parfois plein d’humour ». Et soudain, au-dessus de Salzbourg, le paysage montagnard lui apparait « comme un commentaire météorologique à la théorie de la justification de l’existence ». Alors que, régulièrement, sonne le glas d’amis emportés par une mort qu’il sait l’attendre dans un temps encore ignoré… C’est ainsi qu’il élève le journal intime à la hauteur du temps philosophique, alors qu’il dit ne guère faire « confiance à ce genre », qui peut sombrer dans « la littérature des stripteaseurs ». La promesse implicite est tenue : la réflexion est « au-dessus du reflet de soi-même et des autres ».
Hors des commentaires sur la vie politicienne proprement allemande, qui peuvent laisser de marbre le trop ignorant lecteur français, il ne craint pas de rétablir des vérités politiques : « Sur toutes les chaînes, papotage populo-psychologique sur la cupidité censée gouverner le monde et porter la responsabilité de la crise. Personne ne veut comprendre que ce n’est pas la cupidité qui est au pouvoir, mais l’erreur -la politique financière fondamentalement erronée des banques centrales ». Et des Etats socialistes, faut-il ajouter, quoique l’auteur de Repenser l’impôt[3], fustigeant la « cleptocratie légale », en soit bien conscient. Au point d’être -avec raison- implacable à l’égard de la France, dont l’impôt sur la fortune, couplé avec les taxes sur la succession puis l’inflation, « provoque en quarante ans une dévalorisation presque totale des citoyens au profit du fisc ».
Ne va-t-il pas jusqu’à oser : « Ne faudrait-il pas qu’il y ait un jour une légitime défense des citoyens contre des gouvernements incapables ? » Ce à quoi il faudrait rétorquer que les plus justes intentions risqueraient d’être confisquées par les activistes les plus extrémistes et les plus capables, mais de totalitarisme. Ce qu’il devine en remarquant : « Comment le poison de 1933 a-t-il pu être transféré dans les esprits de 1968 ? » Ceux qui ne voudront pas comprendre, taxeront Sloterdjik de provocation, alors qu’il pense que « la philosophie devrait prendre le risque de redevenir édifiante ».
Séismographe du temps, esprit critique des doxas idéologiques et politiques, veilleur des libertés, ce penseur des philosophies politiques est d’abord le critique des totalitarismes : « Fichte [est un] précurseur par rapport à Marx et à Lénine, en tant qu’idéologues de l’exterminisme révolutionnaire ». De plus, « un chemin rectiligne mène aussi de Fichte à l’Islam. […] L’euro-jihad porte tout simplement le nom de militantisme ». Il s’agit de « porter le dernier coup au marxisme-léninisme, monstre sénile mais toujours prêt à passer au meurtre », sans oublier « la magnification de la Révolution [de 1789] par l’hagiographie marxiste [qui] a été la plus grande mystification qu’a connu l’historiographie », ni même « la gauche révolutionnaire restée agrippée dans l’étatisme éternel ». Il sait « combien le léninisme recelait la matrice du fascisme », combien Lénine dicta « la Terreur rouge comme le vrai chemin menant au règne du bien. » Mais aussi que « le marxisme […] n’avait jamais pu se targuer d’avoir satisfait une attente », sauf, faut-il ajouter, celles de ses apparatchiks…
En sa critique des totalitarismes, il n’oublie donc pas l’extrême de la foi, qui « pourrait tout aussi bien signifier la pire aliénation et la colonisation de la psyché par l’absurde ». Fort critique, il regrette « l’absence d’une culture de l’examen de conscience dans le monde islamique », méfiance radicale que l’on ne trouvait qu’à demi-mot dans La Folie de Dieu[4], et qui s’appuie ici sur la juste conviction du « péché originel de l’histoire musulmane, la prise en otage de la religion par la politique ». Cependant, malgré cette clairvoyance, outre son peu d’indulgence coupable envers Israël (« une improvisation politique qui ne dépasse pas le stade des crimes fondateurs »), il fait preuve de trop de réticence envers les thèses de Thilo Sarrazin, qui, dans L’Allemagne disparait[5], déplore la baisse démographique germanique et la marée de l’émigration musulmane. Pourtant, il prêche avec justesse en faveur d’ « une immigration pilotée de nouveaux citoyens issus de cultures d’origine orientées vers la performance »…
Philosophe politique, il dénonce « le fait que le terme « libéralisme » ait dégénéré pour devenir une injure » ; ce quand « la haine de la liberté constitue l’affect inavouable par excellence » Il reprend Ortega y Gasset qui affirme : « c’est dans la haine du libéralisme que confluent tous [les] courants centraux » du XXème et du début du XXIème siècle. Car « la haine de la liberté -toujours conçue comme la liberté des autres, qui ont réussi- est le legs du XXème siècle à notre temps ». À n’en pas douter, il faut voir dans cette note psychologique une perspicacité qui va jusqu’à décrypter les philosophies politiques du ressentiment et de la compensation confiscatrice : « Le caractère malsain de la situation se révèle dans les moments où les personnes sans qualités ne peuvent dissimuler leur ressentiment contre celles qui ont des qualités ». Ce qui conduit à un « avenir [qui] appartient à la cohabitation du néoféodalisme et du néosocialisme ». Heureusement, l’on sait qu’il est toujours dangereux, surtout pour un philosophe, de se risquer dans la prédictologie, y compris dans la tradition de Cassandre…
Ce sont des notes de pensées, des « lignes » d’écriture sur des cahiers, comme autant d’esquisses pour des lignes conceptuelles en gestation, au chevet des ouvrages en cours, comme Tu dois changer ta vie, dont il doit se « contenter d’inspecter des matériaux et de déposer des moellons au bord de la route d’accès ». Note où le retrouve le goût éclairant de la métaphore filée chez le philosophe du Palais de cristal[6], cette image du capitalisme. Comme, lorsque l’on veut « l’avantage sans inconvénient » : « On fonce à toute vapeur devant les autres -et on veut interdire le sillage ». En ce sens, ce sont, conformément au genre des carnets, des pousses en gestations, ou encore à demi-impensés, destinées à nourrir le fantasme et la réalité d’une œuvre-monde et ses « ambitions d’essai-résumé sur le XX° siècle ».
En tant que professeur de l’impératif esthétique, il n’omet pas de fustiger la prétention de l’art contemporain[7], cette « surévaluation de ce qui n’a pas de valeur », sa prétention à la nouveauté, à la surprise permanente, voire sa vulgarité : « L’absence de goût c’est l’amoralisme dans le domaine de la perception ». Ou encore : « l’esthétique […] réussit, par commutation, des dribbles dans la beauté apparemment absurde, et poursuit jusqu’au remarquablement laid ». Qui sait s’il ne fait pas toujours en la matière preuve de tout le discernement nécessaire ? Est-il touché par le pessimisme et la thèse du déclinisme, ou seulement des accès de mauvaise humeur, comme d’un festival de Salzburg, lorsqu’il affirme : « l’esprit de la culture a de toutes façons pris le large depuis longtemps » ? En fait, il s’insurge contre « tous les faiseurs du théâtre contemporain [qui] se figurent que la Révolution est devant nous », contre « les sans-talents qui, au XX° siècle, se sont réfugiés dans le radicalisme ». Autant dire qu’il plaide pour l’homo sapiens cultivé. La satire contre le grand public est alors acide : « Il ne voudra rien savoir de la différence entre le biface et la Messe en si mineur. […] dans son indécision entre le singe et le génie, il préfère choisir la partie animale ».
La permanence philosophique innerve sans cesse ce work in progress. On retrouve l’un de ses grands chemins de pensée, où « tout devient immunologie ». En effet « l’axe immunitaire s’étend des créatures vivantes simples jusqu’aux empires et aux nefs qui les surplomblent sous forme d’images du monde ». Mais aussi lorsqu’il relève ce scandale inouï : « le conseil des Droits de l’homme des Nations Unies a accordé la primauté à la protection des sentiments religieux sur la liberté d’opinion ». Il s’agit bien là non seulement d’un des « protectionnismes » ambiants, mais aussi, faut-il l’ajouter à l’implicite du philosophe, une grave et menaçante dérive qui fait de l’immunité un virus. Avec régularité, il rappelle sa « thèse selon laquelle il faut transformer la métaphysique en une immunologie générale », également ses « diverses approches d’une théorie de la psychopolitique ». Non sans se préoccuper de « l’avenir des neuro-psycho-chimio-socio-infos-technologies ».
Ainsi, Peter Sloterdijk ne consent en rien à se draper dans la coupole vide du temps ontologique. La pensée, si elle dépasse le temps de la vie humaine, doit exercer son art critique sur le temps de l’histoire et des mentalités. Ce pourquoi il a préféré remplacer le trop fameux Être et temps d’Heidegger par le contre-projet de son Colère et temps, analyse des pulsions tyranniques qui innervent le mythe, les siècles et les mouvements révolutionnaires.
En ce journal, ses analyses sont parfois plus critiques que ses livres. Rendant un hommage sibyllin au philosophe de la déconstruction, dans Derrida, un Egyptien[8], il avait omis de noter avec ironie que cet « insoumis » cherchait « la mention au Grand Livre de l’histoire des idées allemandes ». Là, il pointe ses « rituels de prudence, de préciosité, de précaution excessive et un certain se-regarder-écrire permanent » qui « exténue » le lecteur bienveillant. Ainsi que l’une de ses « erreurs » : « la thèse selon laquelle le messianique ne peut pas être déconstruit -pas plus que la justice- ». De même, autre icône, Deleuze en prend pour son grade, quoique peut-être abusivement : « avec son affect anti-vertical, n’a-t-il pas administré le sacrement philosophique à l’esprit philistin ? » Voilà des pages qui auraient mérité d’enrichir l’un peu décevant Tempéraments philosophiques[9]…
Le goût de l’aphorisme nietzschéen pointe parfois son nez fureteur et bienvenu : « L’Autre n’est-il pas simplement un pseudonyme apprécié pour le moi ? » Ou bien : « L’erreur des tyrannies vulgaires est de trop se faire remarquer, alors qu’une tyrannie imperceptible, si elle était concevable, serait vécue comme une sorte de liberté. » Ou encore : « La modestie, une manière de garder la braise élitaire sous la cendre égalitaire ». Ou mieux : « Jésus prépare l’entrée mémorable des gens de gauche dans l’histoire ».
Ce pourquoi, outre son talent de rhétoricien aux images frappantes, aux formules qui font mouche, et aux métaphores filées au travers de l’histoire du monde et de la pensée, l’on a pu dire que Sloterdijk est le plus écrivain des philosophes d’aujourd’hui. Bien qu’il assène abruptement : « Il faut, plus que jamais, ne pas écrire de roman », il ne craint pas de lire les romanciers, appréciant « la fonction polymythique qui prend la première place dans le roman », même si « le genre se développe pour devenir une benne à ordures populaire ». Il est alors évident que le mépris du relativisme est la marque sine qua non de la philosophie.
À cette mine précieuse, ne manque qu’un index. Où retrouver Rousseau qui « invente en tant qu’écrivain tout ce qu’il anéantit en tant qu’idéologue » et dont « l’idée de volonté générale a été mise en œuvre sous forme de maladie nationale » dans l’Allemagne de 1933. Car « l’infection Rousseau « a libéré les énergies politiques les plus délétères des deux derniers siècles ». Ce que l’on peut vérifier en relisant les sophismes du Discours sur l’inégalité… Car bien sûr, la philosophie est « une créature de la bibliothèque ».
Si l’on ne l’avait compris, un philosophe, et particulièrement Peter Sloterdijk, existe pour chambarder les idées reçues, démasquer les doxas, dévoiler des perspectives inédites, afin de comprendre notre Histoire, notre temps, peut-être notre avenir. Terminons alors sur une profession de foi : « Le philosophe, que peut-il faire pour l’homme dans l’oppression ? Pas plus que d’ouvrir la vue telle qu’elle serait donnée dans la savane. Ce n’est pas rien, surtout ce n’est pas toujours bienvenu, beaucoup préférant rester dans leurs tunnels et leurs panoramas. Dans le meilleur des cas, l’intervention philosophique fait régresser l’étroitesse habituelle, l’horizon est de nouveau là, ouvert. » Décidément, Peter Sloterdijk est un philosophe qui a ouvert nos bulles, dilaté nos globes, fait jaillir nos écumes…
Ermafrodito dormiente, Museo Nazionale Romano, Roma.
Photo : T. Guinhut.
Michel Foucault, Gabrielle Houbre
& Herculine Barbin :
un hermaphrodite au cœur de la théorie du genre.
Michel Foucault présente : Herculine Barbin, dite Alexina B.
Suivi d’Oscar Panizza : Un Scandale au couvent,
Gallimard, 2014, 272 p, 19,50 €.
Gabrielle Houbre :
Les Deux vies d’Abel Barbin, né Adélaïde Herculine (1838-1868),
PUF, 2020, 312 p, 21 €.
Pline l’Ancien rapporte que les hermaphrodites « qui ont l’un et l’autre sexe », « étaient appelés autrefois androgynes et tenus pour des prodiges, mais ils sont à présent considérés comme des objets d’agrément ». Il affirme de plus que « la transformation de femmes en hommes n’est pas une fable », rapportant avoir vu « un citoyen de Thysdrus, changé en homme le jour de son mariage[1] ». La société antique voyait dans la naissance d’un hermaphrodite une rupture au cœur du pacte entre les hommes et les dieux. Souvent, on les noyait sans autre forme de procès, à moins de les acheter sur le marché aux monstres. Jusqu'au XX° siècle, ne les considérait-on pas comme une erreur d’une nature qui n’a pas su séparer l’inconciliable, et qu’il fallait corriger par un diktat arbitraire et chirurgical ? Pourtant ce sont des êtres humains dignes et souffrants, ce dont témoigne le récit autobiographique d’Herculine Barbin, emblématique au point d’avoir contraint l’auteur de l’Histoire de la sexualité, Michel Foucault, à les préfacer d’une plume polémique, au point d’être devenu un classique des études de genre. Que l’on complètera utilement avec l’ouvrage informé de Gabrielle Houbre.
Emouvante, la confession d’Herculine se ressent d’une rhétorique religieuse désuète et d’un pathétique à la Eugène Sue, puisque venue du milieu du XIX° siècle. Cependant, elle témoigne d’une indécision anatomique et sexuelle qui transcende les époques et les sociétés. Elevée à l’Hospice, puis au couvent, elle se prend d’affection pour une jeune fille qui décède bientôt. Retournée dans sa famille, la voilà « bouleversée à la lecture des Métamorphoses d’Ovide ». Elle se prépare à « l’état servile » d’institutrice, soumise à la tyrannie de ses supérieurs hiérarchiques. A dix-sept ans, « un léger duvet » apparait en même temps qu’un sentiment de différence. Ses émois devant ses condisciples féminines n’ont de cesse. Devenue institutrice heureuse, elle éprouve une passion pour Sara : on la croit son « amie », alors qu’elle est « son amant », malgré des « joies incomplètes » ! Le plus troublant peut-être est le passage du féminin au masculin parmi ses mots : « Ai-je été coupable, criminel, parce qu’une erreur grossière m’avait assignée une place qui n’aurait pas dû être la mienne ? »
Bientôt « Camille » (dont la bisexualité du prénom donnée par sa marraine est bien commode) doit se confesser auprès de l’évêque, d’un médecin, avant de « provoquer un jugement en rectification de [son] état civil ». Perdant ses prénoms féminins, il trouve une identité masculine ; comme le fera Calliope en devenant Cal dans Middlesex d’Eugenides[2], qui, d’ailleurs, écrivit son roman en réaction à ce récit. Hélas, il doit fuir sa province, les commérages, les exposés de la presse pour, malgré le soutien de son protecteur aimé, l’évêque, trouver des emplois intermittents à Paris et mener une vie misérable, quoique toujours chaste et attachée au souvenir de Sara. « Je n’ai pas souillé […] mon corps de hideux accouplements », plaide-t-il. Misère et solitude pousseront au suicide celui qui se cache sous les pseudonymes et tente de faire oublier son hermaphrodisme. Car, se dit-il, « jamais une vierge ne t’accordera les droits sacrés d’un époux ». Le lecteur ne peut qu’être sensible au cas insolite et à son humanité.
En fait Herculine n’est pas réellement un hermaphrodite qui aurait les deux sexes ; mais l’inachèvement du développement des deux permet alors de parler d’intersexuation : le rapport du médecin décrit « un corps péniforme de 4 à 5 cm imperforé », des « grandes lèvres […] très saillantes », avec « une ébauche de vagin ». L’absence de règles et « l’écoulement spermatique » paraissent faire d’elle un homme, ainsi que l’absence de poitrine et la pilosité. L’autopsie révéla qu’il « pouvait jouer dans le coït indistinctement le rôle de l’homme et de la femme », quoique stérile ; que le vagin servait à « l’émission du sperme ». S’agit-il de « tératologie », cette science des monstres ?
C’est en 1978 que Michel Foucault redécouvre et présente, dans la revue Arcadie, ce texte emblématique. Pour la première fois sont réunis aujourd’hui ce qui devient une préface, le texte autobiographique d’Herculine, les dossiers médicaux d’époque et la nouvelle de Panizza. Préface modeste de la part du philosophe, comparée à l’abondance qui entoure Moi, pierre Rivière[3]… Le projet de Foucault apparait ici tel qu’il est explicite dans son Histoire de la sexualité : « réinterpréter tout le dispositif de sexualité en termes de répression généralisée[4] ». En effet, au Moyen-Âge, l’hermaphrodite est sommé de choisir son sexe en se mariant, à condition de ne pas en changer, « sous peine d’être considéré comme sodomite » ; à partir du XVIII° siècle, le basculement vers l’obligation immédiate d’identité sexuée s’opère : « Désormais, à chacun, un sexe, et un seul ».
Pour reprendre la judicieuse postface d’Eric Fassin, « la thèse foucaldienne » énonce que « l’identité sexuelle ne préexiste pas à la loi ; elle se constitue dans le rapport au pouvoir ». Herculine est passée selon Foucault des « limbes heureuses d’une non identité », au milieu des jeunes filles, point de vue peut-être idéaliste, à la cassure du moi séparé par l’interdit. « Avons-nous vraiment besoin d’un vrai sexe ? » interroge alors Foucault. Pourtant l’on peut se demander si, en ce polymorphisme incomplet, elle était une lesbienne ou un hétérosexuel masculin, à moins d’imaginer sortir des carcans des catégories en parlant d’homme lesbien. Nous dirons aujourd’hui qu’attirée par les femmes dans un milieu féminin, l’hétérosexualité d’Herculine est en fait une homosocialité…
Une fois de plus « l’archéologie des savoirs », guide la réflexion de Foucault. Qui choisit pour son héroïne, en redoublant les noms féminins du titre, lorsqu’elle est dite « Alexina », une identité féminine. Non pour des raisons anatomiques, mais pour des raisons de genre, en tant qu’elle a vécu une éducation de fille, et contre l’imposition légale de la masculinité, bien qu’elle paraisse l’avoir souhaitée. En effet, il y a là, rappelle Eric Fassin, « pour l’homme chrétien, l’obligation de manifester en vérité ce qu’il est lui-même ». Pourtant, lorsque le sexe est biologique et le genre culturel, Herculine/Camille échappe à cette distinction puisqu’elle a les deux sexes, quoique aucun des deux ne soit complet. Cependant son éducation en tant que fille dans un milieu presque exclusivement composée de femmes n’a pu que renforcer son sentiment et ses appétences féminins, de façon à faire de l’identité biologique impossible une mosaïque d’identité de genre.
Herculine n’a pas cessé d’exciter la curiosité des cliniciens et des essayistes. L’écrivain allemand Oscar Panizza, lui-même médecin, revisita ce qui était devenu un cas célèbre pour le travestir en Un Scandale au couvent[5],nouvelle qu’il publia en 1914. Le point de vue n’est plus autobiographique, mais celui, interne, de l’abbé, curieux de morale et de « tribadisme », qui doit statuer sur les relations de la jeune maîtresse Alexina et d’Henriette. Découvertes nues, enlacées, par leurs jeunes consœurs, elles sont conspuées : « Le diable et sa fiancée ! » Là encore un agrégé de médecine établira la masculinité de celle qui a « du poil aux jambes ». Le ton est volontiers amusé, ironique, agrémenté de la trouvaille des lettres offertes par Alexina à sa belle protégée, intensément lyriques, où « les « embrassements » sont des « symboles ». Ce « garçon-fille » et « faune » des couvents, selon Foucault, n’est pas loin de la rébellion de La religieuse de Diderot. Certes, malgré quelques légères allusions érotiques, voire joliment coquines, Panizza nous parait aujourd’hui assez sage, même si son récit eût pu choquer. Mais bien moins que sa « tragédie céleste », qui lui valut un an de prison, Le Concile d’amour[6], ce « chef d’œuvre de perdition » qui fouille « l’abîme du mal », selon André Breton qui eut à cœur de le préfacer en 1960.
Avec Gabrielle Houbre, historienne spécialiste en études du genre, que nous connaissons pour s’être consacrée au XIX° siècle dans Une Histoire des sexualités[7], un éclairage supplémentaire s’impose. Elle se livre, en ce qu’elle intitule Les deux vies, à une scrupuleuse enquête biographique, doublant les « Souvenirs » d’Alexina B., soit notre « Abel Barbin, né Adélaïde Herculine ». Le texte est nanti d’un impressionnant appareil de notes, comptant 194 entrées. La reconnaissance posthume est bien due à celle - ou celui, car il n’y a guère de mot pour réellement genrer une telle personne en soi - qui méritait et mérite une véritable existence au-delà de celle que l’on nomma à tort Herculine Barbin. Et que l’on découvre ici avec plus de précisions, de même pour les personnages qu’elle évoque en son « Répertoire », qui dévoile l’identité de ceux qui n’étaient nantis que d’initiales. Par exemple, c’est en généalogiste qu’elle œuvre, nous présentant la mère d’Adélaïde, Adeline Destouches, épouse Barbin, née en 1816 et morte en 1887, avec laquelle notre Adelaïde/Abel a entretenu d’étroites relations sa vie durant, quoique celle-ci fût aussi brève que malheureuse.
Gabrielle Houbre tient à terminer par un essai modestement bref et néanmoins sagace : « Les « erreurs de sexe » ou la binarité sexuelle en question ». Car il n’est parfois pas évident de « débrouiller le sexe d’un nouveau-né ». Aussi trouve-t-on ici un synthétique tableau de l’hermaphrodisme depuis l’Antiquité, associé à la monstruosité, condamné le plus souvent à mort, alors que le Christianisme est bien plus tolérant, l’époque moderne plus prudente, malgré des expériences douloureuses d’enfants « réformés » par une chirurgie douteuse. L’on doit alors choisir son sexe et s’y tenir, sous peine de graves condamnations. Vers la fin du XVIII° siècle, des hermaphrodites s’exhibent « pour de l’argent », alors que l’Encyclopédie étudie leurs complexités anatomiques, planches à l’appui. Déjà que les mères puissent se sentir fautives de mettre au monde une fille, l’on imagine l’embarras de constater l’hermaphrodisme, « accident tératologique ». Au XIX° siècle, la médecine et la loi préfèrent pratiquer la « réassignation de sexe », en cas d’erreur initiale, au risque d’une assignation trop binaire. Evidemment, l’on ne s’intéresse pas aux sentiments des personnes concernées. En « un paysage transidentitaire », des vies « accusent l’ordre binaire sexuel au XIX°siècle et ses absurdités », commente enfin notre historienne redoutablement efficace.
L’on estime qu’un à quatre individus sur mille nait hermaphrodite, ou plus exactement intersexuel, selon des modalités diverses, dont le plus souvent des dérèglements hormonaux. Et quoique le cerveau se construise différemment selon les sexes, lorsque ces derniers sont plus ou moins indistincts les complexités interactives de la nature et de la culture rendent également floues les distinctions entre le sexe et le genre. Au-delà des cas d’intersexualité, la plasticité de la personnalité permet évidemment l’errance (nous n’avons pas dit l’erreur) entre les assignations de sexe. Ce qui n’enlève cependant pas sa légitimité à la masculinité et à la féminité, tout en sachant que selon les individus les frontières en termes de genre sont plus ou moins circonspectes… Reste que l’habituelle catégorisation en deux sexes est passablement obsolète. On parle alors d’ « archipel du genre ».
S’agirait-il alors d’un éros bisexuel originel ? Ce « trouble dans l’identité » signifie-t-il qu’il n’y a pas là de vrai sexe, au sens médico-légal ? On doit craindre par ailleurs qu’il n’existe pas de sexe sans loi, à moins d’imaginer que chaque corps puisse évoluer dans l’espace libre de sa propre loi en interaction avec celle d’autrui. En ce sens la liberté hétérosexuelle, homosexuelle, transsexuelle, ne se discute pas. A condition, certes, qu’elle ne franchisse pas les limites dangereuses de l’arrogance et du prosélytisme institutionnel, voire du commissariat politique, comme quelques thuriféraires de la théorie du genre auraient tendance à le faire.
Il n’est pas nécessaire de s’effrayer de la théorie du genre, de donner dans la caricature et dans l’hystérisation du discours, lorsqu’elle contribue à légitimer les identités des personnes intersexuées, à légitimer leurs choix et leurs libertés. Et lorsqu’elle contribue à lutter contre les violences chirurgicales imposées à des enfants par le corps médical ou les parents, lorsqu’elle permet une reconnaissance sociale à ceux qu’autrefois la honte reléguait dans l’interdit.
Au-delà de ces prémisses, faut-il aller jusqu’à des enfants transgenres ? Les bourrer d’hormones pour les changer de sexe, voire les opérer, pour satisfaire le prétendu désir de ces enfants et surtout les fantasmes idéologiques des parents… C’est jusqu’à de telles affreuses extrémités que la théorie du genre peut conduire. Pourtant, dire qu’il y a en chacun de nous une part plus ou moins grande de féminin et de masculin, que le genre n’est pas le sexe, qu’une part de la représentation sexuée est sociale, tout cela reste judicieux. Mais dans la cadre de la liberté des individus, et non dans celui d’une surenchère idéologique qui voudrait survaloriser l’homosexualité et le transgenre, imposer une indétermination sexuelle à tout va, une rééducation de l’inconscient et des modèles, y compris auprès des enfants.
Herculine Barbin n’a pas vécu en vain. Son témoignage est une parole source des « gender studies ». Au point que le Mouvement intersexe commémore sa naissance chaque 8 novembre. Qu’elle ait reçu l’assentiment militant de Foucault ou la caution romancée et scandaleuse de Panizza contribue à faire d’elle -ou de lui, car il nous manque ici un mot intersexuel- un emblème de la reconnaissance des identités ouvertes et multiples, identités voyageuses et floues. En espérant que cette reconnaissance leur permette de moins subir le pouvoir sexué de nos sociétés, et contribue à les rendre plus heureuses, sinon moins malheureuses. Sans vouloir imposer cependant ce qui serait une nouvelle norme, un monde homosexualisé, une population où, au détriment du sexe biologique, n’aurait plus voix au chapitre que le genre. La déconstruction sexuée reste judicieuse, s’il s’agit de se laver des préjugés sexistes, mais pas au point de dénier toute validité au masculin et au féminin, autant biologique que mental. Car ouvrir les mentalités ne doit pas aller jusqu’au transformisme de société…
San Pantaléon de la Losa, Burgos. Photo : T. Guinhut.
Déconstruire Derrida :
Penser à ne pas voir, Ecrits sur les arts du visible.
Jean-Clet Martin :
Derrida un démantèlement de l'occident.
Jacques Derrida : Penser à ne pas voir. Ecrits sur les arts du visible, 1979-2004,
La Différence, 368 p, 25 €.
Jean-Clet Martin : Derrida, un démantèlement de l’Occident,
Max Milo, 320 p, 19,90 €.
Faisons le pari que nous savons ce qu’est la déconstruction de Derrida. Pari qu’il faudrait déconstruire bien sûr, ne serait-ce qu’en passant par Pascal. Celui qui a pensé pour tellement dire et à ne pas dire parait une fois de plus assurer sa légitimité, quoique post-mortem, grâce à diverses publications, pas si anodines. L’une concerne « les arts du visible », grâce auxquels il apprit « à ne pas voir », tentant de découvrir « en quelle langue on dessine ». L’autre concerne une monographie de Jean-Clet Martin qui se donne rien moins que l’ambition de nous offrir « une lecture intégrale » de la déconstruction et de la « différence », ces concepts qui, affirment-il, n’annoncent rien moins que le « démantèlement de l’Occident ». Au-delà du discours sinueux, brillant, souvent abscons et finalement aporétique de Derrida, ce fantôme des souterrains de la philosophie, y-a-t-il là une clarté suffisante pour permettre d’éclairer le sens de ce qui a défait le sens ?
La déconstruction serait « une émancipation à l’endroit de l’hégémonie et de l’autorité du discours philosophique » et ce qui interroge la légitimité du discours. Voilà ce qu’affirme Derrida à l’orée d’un entretien sur les « arts de l’espace », donc au fronton de ce recueil : Penser à ne pas voir. Pour tenter d’y voir plus clair, voyons comment Jean-Clet Martin va jusqu’à faire de cette déconstruction un « démantèlement » :
L’essayiste Jean-Clet Martin refait d’abord avec Derrida le voyage de Robinson Crusoé, pour en accuser cette « reconstruction manquée des notions fondatrices de l’Occident ». Quoique seul, ce dernier ne reconstitue-t-il pas sur son île les prémisses de l’Encyclopédie ? Certes son pouvoir de maître sur Vendredi qu’il a sauvé ne joue qu’à demi en sa faveur. Si Derrida fore les prémisses de l’Occident avec une philosophie de « l’écriture libérée de l’économie des princes qui y cherchent l’économie du retour », nie-t-il à dessein la valeur humaine et civilisationelle de l’encyclopédie portative qu’est Crusoé et que seront les colons de L’Ile mystérieuse de Jules Verne ? Il n’en reste pas moins qu’ici la déconstruction derridienne est à la recherche de « la couche pré-historique et pré-culturelle de l’expérience spatio-temporelle qui fournit un sol unitaire et universel à toute subjectivité, à toute culture[1] » Ainsi notre intégrité intellectuelle et morale, en cohérence avec « l’archéologie du savoir » foucaldienne, ne peut se passer de « démanteler le sens, le socle sur lequel repose notre civilisation, la grammaire de nos mythes et la constitution de nos savoirs dominés trop souvent par la violence du discours », sinon, ajouterons-nous, par la violence trop humaine et trop politique.
En suivant les tours et détours de la pensée errante de Derrida, entre différence et différance, il s’agit de côtoyer maintes interrogations. C’est après le concept nietzschéen, et d’après une « carte postale », qu’il joue à « renverser le platonisme », où Platon ferait écrire Socrate, tandis qu’il interroge : « Y-a-t-il des vérités nues ? » Mais faut-il suivre Derrida lorsqu’il joue sur les sens des mots, comme « voile » et voile, et qui, semble-t-il n’a crainte que son lecteur se voile la face devant tant de disséminations ? À moins de penser que ce sont « les tissus, les palimpsestes qui mettent en scène ce qui tient lieu de vérité »…
Où « l’ontologie s’étend vers des frontières sans véritables bords », c’est aux « marges » de la philosophie que Derrida interroge -entre bien d’autres mythes, comme celui de la caverne- le mythe d’Ariane et ce « devenir femme dont Nietzsche semble être le témoin ». Très vite, les têtes de chapitres de Jean-Clet Martin semblent devenir folles et pétillantes, courant après les écarts de la pensée-poésie derridienne : « Condillac et les associations frivoles », « La mythologie blanche ou le transport des métaphores ». Poursuivant « l’origine tombée en désuétude des rémouleurs de la philosophie »… Derrida puise au plus étroit du « for intérieur », des « cryptes », des « momies », des Spectres de Marx [2]», qui sont aussi ceux du langage, de la « dissémination du sens ». Les rubans de signes jouxtent le « ruban d’ADN », les « écritures génétiques » flirtent avec « l’écriture générique », ainsi qu’« une espèce d’échographie de la pensée dans l’univers flottant comme des méduses numériques ». Traces, « architraces », empreintes en « mal d’archive » disent le coup de dé de l’Etre, quand « Thot, le dieu de l’écriture est celui du démantèlement dont les failles ne se comblent pas sans induire des disséminations plus sourdes et plus insaisissables. » Sur quel vent, quel vide troué repose alors notre langage, notre moi ? Reste le « toilettage cathartique des textes » effectué par Derrida, entre Platon, Kant et Hegel. Sommes-nous avec Derrida, avec Jean-Clet Martin, dans le verbeux de la langue, dans son verbe ou dans son aporie ? Cherchons-nous la « logique du sable » ? La philosophie et le sens sont-ils plus inatteignables que le sommet du Château de Kafka…
On se rend compte alors combien la curiosité de Derrida -était-il un génie ?- est infatigable, du beau à la peine de mort, de « la tulipe de Kant […] éclose pour rien » au kitsch, de la « théologie négative » au désert de sable de la « Khôra », de l’amitié à la « différence sexuelle » mise en doute, de l’animal dont « l’insomnie » vaut « mieux que le sommeil de la raison » à « sa propre déconstruction ». Sans compter la création de concepts, ce que Deleuze plaçait au seuil de la philosophie, mais des concepts « différants ». La dissémination de la liste, le vertige de la liste[3], frôleraient l’infini…
Valerio Adami : Portrait allégorique de Derrida, 2004.
L’écriture de Jean-Clet Martin, en dépit et au moyen de son lyrisme, est étonnamment claire et fluide. Qui eût cru que l’on puisse déchiffrer le « sens » derridien avec tant d’errance construite et de clarté ? Un travail considérable de lecture aboutit à un archipel synthétique. En trois parties, de « Tag », à « Tatouages », en passant par « Graffitis », c’est bien l’aventure des signes derridiens et de leurs disséminations que Jean-Clet Martin, en tentant de se faire le jumeau biaisé de son maître, déroule et disperse… Le lecteur qui voudra bien suivre Jean-Clet Martin dans sa promenade d’amitié avec Derrida découvrira moins un exposé dogmatique qu’un compagnonnage conceptuel et poétique qui louvoie entre fidélité au philosophe et « différance » ; autant un exercice de didactique que des marginalia poétiques. Si les philosophes analytiques anglais ont reproché au pape de la déconstruction un rédhibitoire manque de clarté et de rigueur, vaut-il mieux lire un commentateur, même trop enthousiaste, plutôt que le maître lui-même, auquel Jean-Claude Martin offre une belle stèle posthume faite de mots…
Peut-être faut-il, avec Sloterdijk, « considérer la déconstruction avant tout comme un procédé visant à défendre l’intelligence contre les conséquences de l’unilatéralisation[4] ». Mais aussi « comme le renversement de la forme de stabilité de la société traditionnelle, centralisé et hiérarchisée vers la forme de la stabilité de la société moderne, différenciée et multifocale[5] » ; ou encore « comme un mode d’emploi pour la passation des églises et châteaux de l’ancien régime métaphysique et immortaliste entre les mains du Tiers-Etat des mortels.[6] » Reste que Derrida, malgré ses irritants chapelets de questions sans réponse, son air de savoir dire alors qu’il ne dit pas, est justement celui qui n’a pas cessé de nous dire qu’il y a toujours chez tout acte de langage un soubassement à explorer, un réprimé, un refoulé, une construction sociale et métaphysique…
« Derrida se lance dans la tentative de présenter l’usine à rêves de la métaphysique[7] », nous dit Sloterdijk ; à moins qu’après lui elle ne fasse plus rêver. Lorsque que ses rouages sont démontés par la déconstruction, s’il n’y pas forcément destruction, il reste peut-être un vide salutaire où prendre le réel et notre condition absurde à bras le corps, pour construire enfin le monde et une pensée. Mais peut-être n’est-ce là qu’une surinterprétation de la postérité de Derrida, qui affirme néanmoins dans Penser à ne pas voir, que « la construction n’est possible que si les fondations elles-mêmes ont été déconstruites ». Ainsi, loin de se complaire dans les jeux de langage et l’évacuation stérile de la métaphysique, il se révèle capable de penser éthique et société, ne serait-ce que lorsqu’il interroge la question controversée de la peine de mort[8].
La déconstruction s’étend enfin jusqu’à douter du statut supérieur de l’homme blanc, au profit de la différance de la femme, de l’autre, de l’animal. Déconstruisant les doxas, Derrida ne se réfugie-t-il pas derrière de nouvelles doxas, celles de son temps, certaines respectables, d’autres plus douteuses, comme l’anticolonialisme, l’antilogocentrisme, sans parler de l’anticapitalisme…
A moins d'une séduisante lecture étymologique qui le verrait venir du dé-mantèlement du manteau, comme celui d'Arlequin, comme celui de Pascal aux doublures gorgées de textes, peut-on légitimement se demander si le titre choisi par Jean-Clet Martin est malheureux : « démantèlement de l’Occident » ? Outre que « déconstruction » eût pu suggérer que l’on puisse reconstruire et que démantèlement paraisse sans retour, la critique de l’Occident parait injuste. Certes il y a dispersion, variation, et « la pensée est entraînée vers un univers sans limite », mais cela doit-il être interprété comme « une dérive de l’occident, de ses valeurs, de ses croyances répétées dans des altérations toujours plus nombreuses » ? Doit-on alors préférer à cet Occident ouvert et volatile, d’autres espaces culturels, espaces théologico-philosophiques fermés, comme se veut par exemple l’être la vérité de l’Islam[9] ?
Si, comme l’affirme bellement Jean-Clet Martin, la déconstruction c’est « déjouer toutes les muséifications figées du sens que voudrait fixer l’Occident dans la détermination de ses certitudes », tous espoirs sont permis pour ce dernier puisse se défiger et s’ouvrir au-delà de lui-même. Cependant s’il s’agit de lui récuser l’accès à la vérité, le risque est de choir dans le vide, dans les tréfonds du nihilisme, dans la perte des mots et des vertus…
A ce compte-là, déconstruire Derrida serait aboutir à l’aporie du sens de la démarche qu’il appliqua sur les plaies de la métaphysique et de l’Occident. Sans nier un instant la nécessité de son travail, ne risque-t-on pas de laisser vide le champ des ruines, ainsi prêt pour le sel des barbares, le temple d’une nouvelle -ou trop ancienne- vérité religieuse ou politique, totalitaire ? A dénier tout logocentrisme, ne risque-t-on pas de chasser la possibilité de la vérité, aussi bien dans l’écriture que dans la parole ? Le mot « démantèlement » choisi par Jean-Clet Martin, est-il une hyperbole, un souhait ? Conscients que nous sommes après Derrida de la nécessité du soupçon, il y a pourtant une vérité à fonder sur l’Occident : celle des faits scientifiques, économiques et civilisationnels, bâtis sur l’humanisme et les Lumières, qui ont permis et permettront encore notre développement humain.
Nul doute que la philosophie soit une théogonie, engendrant ses dieux, parmi lesquels Foucault, Derrida, Deleuze, dont la théologie négative surpasse la réalité… Que Jean-Clet Martin envoie de derridiennes cartes postales à ces dieux absents, soit. Qu’elles soient, plus qu’il n’y parait, des pierres pour la refondation de l’Occident, faudrait-il en douter…
Parmi ces Ecrits sur les arts du visible, Derrida s’appuie sur un paradoxe fuyant : « Penser à ne pas voir ». Ou plus exactement voir au-delà du simple voir, voir avec la pensée et pas seulement les yeux. Comme lorsqu’il travaille sur les peintures et dessins de Valerio Adami qui lui renvoie, sous l’habit étrange des circonvolutions acérées du signe et du graphisme son « portrait allégorique ». Adami, était déjà au cœur de l’essai La vérité en peinture, pour lequel il tentait de « dévoiler le substrat linéaire », de lire « la deuxième navigation du dessin dans la couleur[10] ». Ce peintre et dessinateur éminemment littéraire (on pense à ses portraits de Freud ou de Walter Benjamin) permet à Derrida de s’intéresser au hors-peinture, au cadre, à la signature, au discours… Ce que l’on retrouve dans Penser à ne pas voir, qui réunit diverses interventions sur l’art produite depuis 1978, dont un hommage et entretien à et avec Adami, artiste « critique et extatique ». Ainsi, lorsqu’il « trouve dans le dessin sa meilleure forme, c’est la jouissance, c’est l’extase. L’artiste atteint alors une sorte d’acmé »… Au-delà de la peinture, ce sont la photographie, la vidéo le théâtre qui questionnent Derrida. Parmi des salves de questions biaises et sans réponses, on trouve de magnifiques fragments, tel : « je dirais que, pour moi, l’expérience de la beauté, s’il y en a une, est inséparable des relations à et du désir de l’autre, dans la mesure où elle travaille la voix, à travers quelque chose d’un différentiel tonal ». Ou la beauté, qui « possède un effet de transcendance », comme différance…
L’un des plus pertinents exposés est celui qui reprend le titre « Penser à ne pas voir », où il se demande « en quelle langue on dessine », quand le dessinateur, qui ne pense pas, est « un grand voyant », à l’écart du logocentrisme. Avec le peintre, « ils donnent à voir la visibilité ». On y trouve également, dans « A dessein, le dessein », une réflexion sur les « dessins d’aveugles ou montrant des aveugles », ou, à propos d’Atlan, « De la couleur à la lettre ». On ne sera pas surpris de suivre à la trace le concept de trace ainsi que dissémination de la rhétorique métaphorique de l’art. Plus loin, la lumière de la photographie « en vient à surprendre l’instant d’imminence », ou la perplexité se creuse devant « la spécificité d’un nouvel art », la vidéo de Gary Hill, à moins qu’il convoque l’effroi du « cinéma et ses fantômes », ceux de la Shoah… Un dernier texte de 2004, l’année de sa mort, est profondément émouvant et lyrique : « Dans ces contradictions mêmes, je trouve, depuis toujours, mon « rebond », ou mon « échappée », mon « appel » avant le saut, je le suppose du moins, et la force de continuer, de déjouer tous les miroirs qu’on me tend. De garder mon enfance et mon désir en vie. Avec le sentiment, à la fois désabusé et fou d’espérance, que je n’ai pas encore commencé… » Le lecteur, s’il ne l’avait pas compris, se surprend à goûter la qualité littéraire, absolument poétique, de la langue de Derrida.
Faut-il risquer une hypothèse ? Déconstruire Derrida, ce serait interroger ses soubassements. Venu après le « discours hégémonique » de la philosophie, les grands systèmes et leurs faillites, de Platon à Hegel, voire jusqu’à l’engagement sartrien désavoué, venu après les fantasmes verbeux de retour à l’être heideggériens, qu’est-ce qu’un philosophe ? Est-ce face à cette question que Derrida a joué le déconstructeur final, jusqu’à l’aporie totale et désertique, sinon du babil philosophique, du questionnement sans cesse biaisé, à la réponse sans cesse impossible, parce que la question de l’être philosophique se dérobe en-deçà de toute philosophie. Il ne reste alors qu’un déconstructeur déconstruit, pour notre plus grande perplexité, à l’ultime stade de l’hubris philosophique déçu, parfois notre plus grand bonheur, parfois éclaboussant la philosophie du feu d’artifice de ses concepts, parfois butant sur les déchets desséchés des concepts : là où Derrida, humblement, n’a su que penser à ne pas penser… « Nous demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger du chaos. » notaient Gilles Deleuze et Félix Guattari. Mais avec Jacques Derrida, « ce que le philosophe rapporte du chaos, ce sont des variations infinies[11] ».
Cathédrale de Bourges, portail sud. Photo : T. Guinhut.
Bertrand Russell : De la fumisterie intellectuelle,
ou le décapage des religions et de l’Etat.
Bertrand Russell : De la fumisterie intellectuelle,
traduit de l’anglais par Myriam Dennehy, L’Herne, 104 p, 15 €.
Sur la nef des fous de l’intellect humain se sont posés, et continuent à se poser, bien des aberrations, des affabulations, des mensonges éhontés… L’accès de colère philosophique de Bertrand Russell contre « la fumisterie intellectuelle » fit suite, en 1943, à une plainte d’une certaine Madame Kay, lorsqu’il devait donner des cours à l’université de New-York : elle lui reprochait son manque de religiosité, ses opinions lubriques sur le sexe et le mariage. Piètre immortalité pour cette brave dame qui réussit pourtant à l’écarter de son poste. La cause de la liberté académique gagna néanmoins des points avec cette affaire. D’autant que notre philosophe analytique (1872-1970) reçut le Prix Nobel en 1950. Reste que ces pages mordantes, quoique nées d’une anecdote et d’un contexte historiques, n’ont rien perdu de leur décapante actualité.
Le pamphlet, emporté d’une main leste, est réjouissant. Les « prédicateurs de grandiloquentes balivernes » religieuses, les « sornettes de l’état » et autres fumistes en prennent pour leur grade. Mais il devient terrifiant si l’on liste avec Bertrand Russell tous les procédés, qu’ils soient religieux ou politiques, utilisés par l’humanité pour assujettir et torturer ses semblables, en leur chair, leur sexualité, leur liberté de pensée.
« L’âge de la foi, célébré par nos philosophes néoscolastiques, [étant] un temps où le clergé s’en donnait à cœur joie », tous, jusqu’à Gandhi, brandirent « la tentative impie de contrecarrer la volonté de Dieu ». Contre le paratonnerre, le darwinisme. Sans compter que les catastrophes naturelles punissent le péché, en épargnant les pieux… Malgré les apports de la science, les religions et leurs textes « qui traduisent les conceptions de tribus incultes » et interdisent la consommation de certains produits, se maintiennent dans une pétrification obscurantiste hallucinante.
Hors la religion qui ici fustigée, bien d’autres domaines de l’intelligence, ou ce qui en tient lieu, y compris quotidienne, sont étrillés : « Nous aimons dire du mal de nos voisins, et, s’agissant de colporter les pires ragots, nous ne nous embarrassons guère de preuves ». Il y a quelque chose du moraliste à La Rochefoucauld chez Bertrand Russell, constatant que, de l’individu à la collectivité, le mal de la fumisterie est sans cesse répandu. Mythe et « passion collective », comme en temps de guerre, ou de désir de guerre, sont justement traités d’ « élucubrations », qu’il s’agisse du nationalisme, de l’antisémitisme, qui « flattent notre vanité et nos passions cruelles ». « Race » et « sang » sont délires xénophobes : « A l’évidence, les prétendus mérites de la pureté raciale sont fantasmatiques ». Russell conspue le nazisme, mais aussi « la Russie marxiste », et sa supériorité du prolétariat. « Les stéréotypes les plus ineptes », y compris machistes, sont balayés, jusqu’à la croyance en l’unicité de la nature humaine, « qui est largement façonnée par l’éducation ».
Bien sûr, l’Etat n’est pas exempt de ces entourloupes intellectuelles : « Il n’est de fariboles si aberrantes qu’une vigoureuse intervention étatique ne sache les imposer à la majorité. » On pourrait appliquer la formule à la fiscalité, à la solidarité, à la régulation économique… Sont alors brocardés jusqu’à Platon et Hobbes, fondateurs de mythes pré-totalitaires… « Ne serait-il pas tout aussi facile de produire une population raisonnable ? L’état s’en garde bien, car celle-ci n’aurait alors guère d’estime pour ses dirigeants politiques. » Les effets délétères de la « manipulation du peuple » n’empêchent pas de se méfier de l’anticonformisme des penseurs d’avant-garde qui « considèrent qu’il suffit de s’écarter de l’opinion conventionnelle pour avoir forcément raison ».
Les « fadaises » des philosophes, de Platon (« L’homme qui ne recherche pas la vérité se réincarnera en femme »), d’Aristote (croyant que « le sang des femelles est plus sombre que ceux des mâles ») permettent à cette collection d’erreurs et folies humaines passées, contemporaines et futures, de valoir son poids d’humour et d’ironie. Ainsi, réjouissons-nous : « Le sage […] ne se trouvera jamais à court de crétinerie intellectuelle ».
En tant que philosophe rationaliste, Bertrand Russell défend au premier chef la science, mais aussi la libéralisation des mœurs, qui sont trop souvent rejetées par le préjugé populaire : « Le moindre progrès qui survient dans la civilisation est critiqué de prime abord au motif qu’il n’est pas naturel ». Il se « méfie de toute généralisation à propos des femmes », les considérant comme toute humanité doit l’être, sans rejet ni survalorisation : « il semblerait que les hommes comme les femmes restent décidément tributaires de leurs préjugés. »
Que faire alors pour sortir de l’état de préjugé ? Observer, « de vos propres yeux », « se confronter aux opinions qui ont cours dans d’autres sociétés que la nôtre », « méfiez-vous des opinions qui flattent votre amour-propre », prenez « conscience de vos propres peurs » et des « mythes qu’elles nourrissent », car « penser sans savoir est une erreur fatale ».
Certes l'on peut facilement se gausser de la façon pour le moins rapide dont Russell s’empare de hautes figures philosophiques pour les jeter sous le lit de la satire. Faire allusion à Spinoza qui se prononça « contre le droit de vote des femmes », ou Saint Thomas d’Aquin comme à de maigres clés de voûte de la construction superstitieuse des religions est évidemment aussi rapide que réducteur. Mais ce serait oublier que Russell n’est pas inculte en la matière et qu’il sait reconnaître l’apport -entre autres penseurs- de ces derniers dans sa monumentale Histoire de la philosophie occidentale. Saint-Thomas d’Aquin, précieux théoricien du libre arbitre, est pourtant par lui, après d’objectives pages exposant sa doctrine, réfuté car « avant de commencer à philosopher, il connait déjà d’avance la vérité : elle est déclarée dans la foi catholique[1] ».
De même, l’on pourrait se moquer de ce démontage éclair des religions qui peut nous sembler un exercice démodé, tant ces dernières paraissent vouées à encombrer les magasins d’antiquités plutôt que nos sociétés républicaines et laïques. Sauf que le retour de l’obscurantisme, cette fois moins venu des terres chrétiennes que de celles d’Islam, en fait un catalogue des tyrannies intellectuelles et physiques dont il faut moins rire d’un air supérieur que savoir les débusquer sous leurs oripeaux exotiques…
Et, n’en doutons pas, si un dieu purement imaginaire avait prêté plus longue vie à Bertrand Russell, il lui aurait permis de compter parmi ses « fumisteries intellectuelles » préférées, le réchauffement climatique et sa cause anthropique, la vulgate anti OGM et anti gaz de schiste, dont les verts écologistes politiques se font les croisés pour assurer à la fois l’empêchement à la pensée scientifique et leur prise de pouvoir sur les crédules moutons citoyens. A la manière des « anesthésiants » dont « les gens pieux dénoncèrent leur invention comme un subterfuge pour se soustraire à la volonté divine », les OGM sont dénoncés comme un artifice pour se soustraire à la volonté de la nature, menacée de maux purement imaginaires, quand d’autres pollutions bien réelles sont moins attaquées.
Loin de voir dans ces quelques pages troussées avec une salutaire vigueur une oeuvrette de café du commerce, jetée sur le papier un jour d’exaspération et de rire par le philosophe analytique le plus rigoureux et austère qui soit, peut-être faut-il aller jusqu’à l’adosser à une somme plus ambitieuse en apparence : son Histoire de la philosophie occidentale qui ne se gêne guère pour déboulonner les idoles. Y-a-t-il une pensée digne de ce nom qui puisse se passer, comme Nietzsche (que Russell n’aimait pourtant guère) de « philosopher à coups de marteau[2] », pour détruire les fausses idoles ? Et pour faire de ce bref et roboratif exercice de désenfumage qu’est De la fumisterie intellectuelle, un précieux essai parmi la bibliothèque du libéralisme classique.
Hélas, « nous nous arrangeons toujours pour adopter une vérité qui conforte nos préjugés ». Espérons donc que Bertrand Russell, sans compter le modeste auteur de cet article, la main dans la main avec son lecteur, puisse n’être pas lui-même tombé trop souvent dans ce travers.
On est en droit de s’étonner qu’il s’agisse là de la première édition française de cet exercice de causticité salutaire du grand philosophe rationaliste. Aurait-il été oublié, ou jugé grotesque, excessif, dérangeant pour les grandes constructions intellectuelles qui voilent pour nous les yeux de la vérité ? Pourtant sa clairvoyance en 1943 lui fit annoncer : « il est à craindre que les nazis, voyant leur défaite approcher, accélèrent le processus d’extermination des Juifs ». De plus, comme le suggère l’intelligente préface de Jean Bricmont, qui regrette certainement les quelques coquilles de cette indispensable édition, nul doute qu’aujourd’hui Bertrand Russell démonterait sans peine les fumisteries intellectuelles de nos partis politiques, d’un extrême à l’autre, jusqu’au plus apparemment tempéré, tous empêtrés à des degrés divers dans le dogme socialo-colbertiste-keynésien, de l’Education nationale, de nos gouvernements – n’en jetez plus, la coupe est pleine -. Il est bien dommage, et nous savons que prétendre le contraire serait une fumisterie, que nous ne puissions, pour ce faire, ressusciter notre cher Bertrand Russell…
Luc Ferry : De l’Amour ; une philosophie pour le XXI° siècle,
Entretien avec Claude Capelier,
Odile Jacob, 256 p, 21,90 €.
Peut-être l’amour est-il notre horizon politique, notre fin de l’histoire. Cette thèse, apparemment simpliste, est celle de Luc Ferry en son nouvel essai,De l’Amour ; une philosophie pour le XXI° siècle, usant du dialogue philosophique avec son compère, Claude Capelier. Pourtant elle est loin d’être dénuée de fondement historique et éthique, malgré bien des approximations.
Quoique reprenant avec respect le titre de Stendhal, Luc Ferry s’intéresse moins à l’Eros, moins à la philia, qu’à l’agape, cette charité pour autrui, cet amour du repas pris en commun, y compris avec l’ennemi -trois amours qu’il voudrait réconciliés-. Il y associe l’attention que nous portons à notre famille, basée non plus sur le mariage arrangé mais sur le mariage d’amour, à nos enfants, à notre descendance. L’arc et la flèche du dieu Eros désexualisé ne visent plus seulement le cœur des amants, réciproques ou non, mais la famille élargie de l’humanité. D’où l’inquiétude et le soin écologiques, la charité humanitaire, la diplomatie de la paix, dans une société bien moins égoïste et pétrie de pauvreté que celles du passé, au rebours des préjugés galopants… C’est en cela que nous vivons « sans cesse davantage dans un souci inédit des générations futures ».
Ce deuxième humanisme, après celui des humanités et des Lumières, est celui de l’amour d’une humanité qui commença par révérer « le principe cosmologique », puis « le principe théologique ». Ainsi, après « le principe de la déconstruction » qui dénonça « l’illusion métaphysique » et réhabilita les différences, y compris culturelles, cette recherche de « la vie bonne comme vie aimante et amoureuse», qui est le crédo du nouveau Sage, peut trouver son acmé laïque. Sauf que notre philosophe omet ici -mais peut-être n’est-ce pas son propos- de penser la remontée planétaire du principe théologique islamiste qui n’est guère une philosophie de l’amour… Quoique l’on devine qu’il le tienne pour peu respectable, à travers son choix de la « civilisation européenne » en ce « qu’elle porte, plus que toute autre, un projet d’autonomie, visant à faire accéder les humains à un statut d’adultes et non à les maintenir dans celui d’individus mineurs, soumis à une vision cosmologique, religieuse, ou même aux restrictions d’un humanisme élitiste ». Sans compter « l’idéal du rationalisme et de la science ». Ce qui le rend parfaitement en phase avec le Kant de Qu’est-ce que les Lumières ? lui-même cohérent avec le projet philosophique du libéralisme politique et économique.
Faut-il alors attribuer comme il le fait à ces Lumières et à « l’idéal républicain », les millions de morts des terreurs révolutionnaires, des nationalismes et des colonialismes, qui en sont moins des conséquences que des trahisons ? Même si notre philosophe pointe avec pertinence l’incohérence du démocrate libéral Tocqueville lorsque ce dernier justifie l’injustifiable, les exactions françaises en Algérie au milieu du XIX°, oubliant peut-être de se demander si la barbarie peut être éradiquée sans des moyens barbares. Mais qu’allaient faire les Français dans cette galère de la colonisation, au-delà du coup d’arrêt aux razzias esclavagistes des barbaresques en Méditerranée, et du « doux commerce » de Montesquieu, mille fois préférable à une conquête si lourde en pertes humaines, en investissements aux retours hasardeux, sinon flatter leur hybris ?
Ainsi, nous ne ferons pas à Luc Ferry, agrégé de sciences politiques, l’injure d’imaginer qu’il ignore la nature du libéralisme, ce dont témoigne ici la pertinence de sa critique de Tocqueville. Cependant il passe sur ce terme comme s’il s’agissait uniquement de concurrence et de prédation, d’innovation au nom d’une consommation débridée, n’imaginant qu’il n’est en rien contradictoire avec sa thèse, nourri qu’il est de respect d’autrui et d’éradication des tyrannies. Sauf que le libéral saura se méfier d’une philosophie de l’amour instaurée par un quelconque projet étatique et rapidement hypocrite, contre-productif et liberticide, ce qui est très probablement le cas de l’écologisme qui a tendance à devenir un socialisme, de l’état-providence dont il ne semble pas percevoir combien il est à bout de souffle et à l’origine de notre crise. Il attribue d’ailleurs à cette dernière une cause erronée : « les coûts de production des entreprises chinoises sont en moyenne vingt-cinq fois inférieurs aux nôtres ». Certes, mais comment explique-t-il que la balance commerciale de l’Allemagne soit excédentaire avec la Chine ? La racine du mal (dette et surétatisme) est donc bien française et non imputable à la mondialisation. Il semble également attribuer une nécessité à l’endettement au service de la croissance économique et de la politique sociale et monétaire… Luc Ferry adhèrerait-il à ce keynésianisme colbertiste qui loin d’être la panacée est là encore la racine du déclin de la plupart des puissances occidentales ? Propageant la foi qui s’appuie « sur l’émission d’euro-bonds et sur un grand emprunt », il ne fait que réclamer la prolongation abyssale de la crise. Quant à mettre sur le même plan « le libéralisme d’un côté, et le socialisme ou le communisme de l’autre », au motif qu’ils sépareraient tous deux sphère privée et sphère politique, on se prend les côtes de rire si l’on sait combien le privé est phagocyté, laminé par ces deux derniers, et combien l’injonction fondamentale du premier est la liberté individuelle…
La thèse de la révolution de l’amour reste une observation judicieuse de notre contemporain, jusque qu’à ce qu’elle se heurte à une aporie : Les « dérivés du principe de l’amour dans la sphère collective ont réussi à s’incarner dans la réalité, à prendre forme au sein d’un état providence dont les siècles passés n’avaient même pas l’idée et que le reste du monde nous envie ». Certes, mais c’est aller sans compter l’obsolescence de cet état providence, obèse et ruineux, en passe d’atteindre la faillite comme ce fut le cas au Royaume-Uni avant Thatcher, en Suède au début des années quatre-vingts. Comme quoi l’amour de ces parents que sont abusivement nos responsables politiques gâte et pourrit les enfants de la cité. Le véritable amour doit-il éradiquer la responsabilité des aimés et obérer leur avenir ? En ce sens, ces « libéraux fous dont le projet aussi inavoué qu’inavouable serait de détricoter les services publics et la protection sociale » vous saluent bien, Monsieur Ferry, et comptent ainsi mieux aimer leurs enfants…
De même sa vision du capitalisme moderne comme « ère de la consommation addictive » est passablement réductrice. Ce serait trop vite enterrer sa capacité de création et d’innovation au service d’une vie bonne, qu’il s’agisse de la santé, de l’écologie, ainsi que, dans le cadre de la concurrence, de la liberté de ne pas consommer autant que de consommer avec discernement, y compris des œuvres esthétiques et intellectuelles… Celles parmi lesquelles l’art contemporain lui parait, non sans raison, bien trop dépourvu de pensée et de beauté : « Quand va-t-on enfin réassocier l’innovation et la beauté, l’innovation et les grandes expériences humaines ? » Ce à quoi il faut rétorquer qu’un IPhone chargé de Cantates de Bach et des textes de Tocqueville, sans compter l’œuvre qu’y partagera peut-être son possesseur et nouvel auteur, répond sans peine à cette demande…
Fort heureusement les perspectives de Luc Ferry dans le domaine de l’éducation, qui font l’objet de la dernière partie de l’ouvrage, sont plus judicieuses, plus dignes d’espérance. Ainsi l’éducation est réussie « quand nous sommes parvenus à transmettre l’amour, la loi et les œuvres ». Car c’est « par amour pour nos enfants que nous allons finir par comprendre qu’il faut leur transmettre aussi la Loi et les savoirs, qu’un moment d’autorité, d’effort et de travail est nécessaire à leur quête future d’une vie bonne ». Quant à l’enseignement, notre ex-ministre revendique l’apprentissage attentif de l’écriture et de la lecture dès la fin de la maternelle, de façon à lutter contre notre brillant taux d’illettrisme à trente pour cent. Sans oublier de refuser « l’autoconstruction des savoirs par l’enfant », cette pédagogie démagogique et destructrice, de refuser le « jeunisme » culturel en réhabilitant la « culture des adultes », celle de l’expérience des grandes œuvres esthétiques, scientifiques, littéraires et philosophiques de l’humanité…
On pourra s’irriter de la lenteur argumentative, des reprises, répétitions, récapitulations, annonces du propos à venir et souhaiter un essai conceptuellement plus rapide et plus aigu. Ce serait alors rater la façon attentive qu’il a de prendre son plus modeste lecteur par la main, de se mettre à sa portée, dans une volontaire démarche de clarification pédagogique. La richesse conceptuelle est indubitable, nombre d’aperçus sont percutants : par exemple la satire du pessimisme, ou « l’intolérable, le point où l’extrême gauche, à force de sacraliser le droit à la différence, rejoint l’extrême droite la plus détestable en refusant toute liberté, toute possibilité d’arrachement des individus aux conditions dans lesquelles ils sont nés». Malgré une maturation politique à parfaire sans retard. Même si Luc Ferry avait pu nous habituer à des textes plus denses, des essais plus continument roboratifs, comme l’excellent et polémique Nouvel ordre écologique[1] ou le fort utile Apprendre à vivre[2], il n’en reste pas moins qu’il pose en ce dialogue aux qualités certaines, quoique inégales, les bases nécessaires d’une question cruciale : comment mieux nous aimer et aimer l’humanité ? L’amour, cette « passion démocratique », doit, au-delà de ses bonnes intentions, penser ses conséquences, y compris dommageables, sur les générations dont nous préparons les devoirs et les libertés. La flèche d’Eros, de philia et d’agape serait alors non plus mortifère, mais justement génératrice. Probablement étendra-t-il bientôt -s’il écoute notre peut-être excessive et immodeste impatience- sa réflexion pour répondre, avec une plus fine pertinence dont nous le savons capable, à cette interrogation au carrefour des défis du XXI° siècle.
Esthète ou philosophe politique ? Nouveau Copernic de la philosophie ? Ne sont-ce que d’élégants « globes » à l’érotisme flatteur ou englobent-ils avec rigueur toute la pensée humaine, jusqu’à un penser le monde contemporain… La parution du troisième volet du triptyque intitulé Sphères, permet enfin de tenter une vue synthétique, quoique forcément modeste et lacunaire, devant la pagination monstrueuse et bouillonnante de ce philosophe allemand à la mode, qui, si sa pertinence est avérée, mérite de le rester. Peter Sloterdijk, né en 1947, professeur d’Esthétique à Karlsruhe, est en effet l’auteur d’une œuvre profuse qui dénonce la mort de l’humanisme et promeut une réflexion globale sur l’histoire de l’humanité autant que sur les perspectives de notre temps. Si cette grande figure de la philosophie contemporaine a séduit de nombreux lecteurs, son audace polémique et politique n’a pas manqué de le placer sur le fil de controverses brûlantes. C’est après avoir salué l’importance de son premier ouvrage, Critique de la raison cynique[1], depuis traduit en une trentaine de langues, qu’Habermas lui-même s’est scandalisé des propos, selon lui eugénistes, de ce penseur gargantuesque. Comme d’autres se sont étranglés devant ses remises en question de la gauche, de l’impôt… Quoique les écrivains ne soient pas « les coursiers de l’absolu, mais des individus qui ont à l’oreille les détonations de notre temps »[2], force est de constater que le démiurgisme totalisant de Peter Sloterdijk et son habileté polémique sont triplement séduisants : autant par les positions conceptuelles que par la dimension esthétique, non moins que par la subtile et judicieuse boite à outils de la pensée politique.
Rigueur baroque du philosophe
Par sa position conceptuelle d’abord : rien moins que dire le monde sous l’égide des sphères, cercles, boules et autres globes, de façon que rien ne lui échappe, que tout y trouve place ordonnée. Une sorte de tentative philosophico-romanesque de raconter la pensée de l’homme au cours d’une traversée cependant non totalisante de la pensée, dans laquelle la recherche des angles d’attaques prévaut sur le concept d’unification générale. « La philosophie, aujourd’hui, c’est l’art d’établir un rapport immédiat avec des supercomplexités »[3]. Voici donc une histoire de la philosophie au travers des bouleversements dans la conception du monde sphérique. Mais aussi à travers l’idée de « l’immunologie générale », depuis les rituels primitifs, en passant par le système du droit, jusqu’à l’immunologie biologique et thérapeutique de la science, de façon à nous protéger de l’irrationnel, de la criminalité et de la mort[4]… Enfin, à travers une remise en cause de « la boutique d’antiquité de gauche » et « la tradition paranoïaque du marxisme[5]» , il s’agit pour lui de refonder une éthique politique.
Posture esthétique et esthétisante ensuite. Le lecteur qui aurait crainte de s’engager dans un ensemble ardu et hautain, jargonnesque et pesant (totalisant en trois volumes quelques deux mille et cent pages, parmi une vingtaine de volumes publiés) a la surprise de se sentir guidé par une main prudente et néanmoins propice à la pyrotechnie langagière et conceptuelle, touché par l’élégance de la prose et surtout instantanément conquis par la sûreté conceptuelle, les allusions culturelles, les rapprochements surprenants et rarement vains… D’autres seront irrités par cette maestria, ce jonglage de concepts, de faits et d’images ; voire ce bavardage, cette esbroufe, diront les plus récalcitrants. Bien des philosophes de profession ont été d’abord déconcertés, ne serait-ce que devant ce très beau moment ontologique d’écriture autobiographique, prénatale et placentaire, dans le chapitre V de Bulles[6] : « Boule de basalte noir, je repose en moi, je couve dans mon milieu comme une nuit de pierre. »… En effet, l’engagement stylistique de cette littérature pensante pratiqué par Sloterdijk, déploie une inventivité rhétorique autant qu’une manière pour le moins originale de construire et de développer ses livres comme des romans philosophiques, non sans mêler à cette distanciation sereine qui fait le philosophe, autant le lyrisme de la prose que les perles métaphoriques, autre sujet d’irritation pour les grincheux. Les néologismes abondants marquent l’avancée intellectuelle et imagée du philosophe esthète : « sphérologie », « insulations » « atmoterroriste », « érototope »… Sans compter qu’il s’attache à des sujets aussi scabreux que réjouissants pour ce rabelaisien encyclopédiste : du « latrinocentrisme » et de « l’autocoprophagie » à la « Merdocratie », dans Globes[7] jusqu’à « Pisser contre le vent idéaliste » ou « Du point de vue sémiotique, nous comptons le pet dans le groupe des signaux » (dans Critique de la raison cynique[8]) ce qui est suivi par une pétomane anecdote venue de La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe. Son sens de la formule est souvent aussi insolite qu’éclairant : la ville antique comme « système immunitaire », l’enfer comme « antisphère » ou mieux encore, dans Colère et temps les partis de gauche vus -non sans ironie- comme des « banques de la colère[9] »…
Certes, Peter Sloterdijk est professeur d’Esthétique. Il est inutile de ce fait de lui rappeler la traditionnelle opposition kierkegaardienne selon laquelle l’éthique est le stade supérieur de l’esthétique ; imaginons cependant qu’il l’a dépassée en postulant que l’esthétique est la forme parfaite de l’éthique ; en effet, la dimension de l’esthétique est constitutive du contenu de vérité des connaissances. Point n’est besoin du jargon philosophique sous-heideggerien, rien de pesant, l’écriture et la curiosité intellectuelle sont sans cesse stimulantes. A la rigueur conceptuelle de la démonstration s’ajoute, sans rien y gâter, une écriture baroque. Ainsi ce poète du concept, comme il le note au sujet de Nietzsche dans Le Penseur sur scène[10], échappe à la froideur désincarnée attendue de ses pairs, et assure une bonne partie de son succès. Car, outre sa capacité à balayer l’art et l’histoire, autant qu’à se mettre à l’épreuve de la mobilité du contemporain, il anime, non sans humour une sorte de suspense sensuel et vigoureux, parfois émaillé de bombes polémiques…
De la gestion du parc humain
C’est en 1999 que Règles pour le parc humain, provoqua une rude controverse en Allemagne, et au-delà. Oubliant leurs éloges, Habermas en tête, les détracteurs de Peter Sloterdijk n’apprécièrent guère l’emploi de mots plus que connotés comme « sélection natale[11]», lorsqu’il commenta les biotechnologies et la génétique. De par un réflexe pavlovien au vocabulaire, on n’y vit rien moins -et le plus abusivement du monde- qu’une apologie de l'eugénisme nazi. Pourtant, contrant l’excès de moralisme d’un humanisme naturiste et désuet qui s’attaque aux techniques du vivant, il ne faisait qu'y souligner l'antiquité de la sélection que s'impose l'humanité, plaidant pour une gestion plus libérale de la fabrication des humains : résultats d’un « élevage » et d’une « sélection », ne serait-ce que par l’éducation et le choix du partenaire, sans compter les avancées anthropogénétiques qui visent à produire un homme exempt de maladies génétiques, voire de tares morales, qui resteraient -non sans danger- à définir. Peut-être s’agit-il d’un humanisme nouveau, quoique Sloterdijk n’ait pas ouvert la boite de Pandore de la liberté procréative par manipulation génétique (et pourquoi pas ?) mais proposé un peu plus tard l’interdiction, pour le moins prudente, de toute tentative en ce sens. Sloterdijk va-t-il au bout de sa pensée ? Importerait-il de souligner que cette « sélection prénatale » n’est pas l’eugénisme soustractif nazi, mais la liberté de choix parentale (donc non issue de la tyrannie d’un pouvoir collectif), quoique avec le soin de ne pas oublier la liberté de celui qui est conçu de par la peut-être trop précise volonté des géniteurs…
Du rire cynique et de la raison
Cette coqueluche de la philosophie a souvent eu de quoi irriter les moins frileux. Dans le si brillant essai Critique de la raison cynique, allait-il jouer à l’antihumaniste, reprochant au rationalisme des Lumières les tyrannies qui l’ont suivi ? L’impasse du projet de l’Aufklärung n’aurait plus selon lui comme échappatoire que le rire roboratif du cynique antique et non celui du cynique moderne, ce nihiliste de la dérision… N’allons donc pas croire qu’il élabore un projet anti-Lumières… Au contraire, promouvant une alternative à la « pénombre cynique » (p 109), Sloterdijk nomme insolence « kunique » (p139) cette résistance au cynisme moderne qui se ferait humour vivant et insolent de la vérité. Face au vieux cynisme bougon et désabusé, il faut être l’homme-chien de Diogène : primaire, instinctif, bestial, anti-réflexif, anti-théorique, anti-idéaliste : incarner dans la bassesse du corps toute l’altitude d’une Aufklarüng joyeuse et véritablement débarrassée de toute forme de téléologie, ce en quoi il reste dans la tradition nietzschéenne. A moins que l’esprit manque ici : on sait combien le corps peut être porté aux bas instincts, aux idéologies simplistes et lourdes. Nietzsche lui-même aurait été effrayé par ceux qui l’ont falsifié, récupéré. Le saut conceptuel sloterdikien ne laisse pas de surprendre, même si l’on a bien compris que l’esprit ne lui fera guère défaut puisqu’il conclue sur le « sapere aude », le « ose savoir » kantien[12], comme condition d’une vie réussie, et donc imagine un nouvel humanisme. Dans le court essai « La vexation par les machines[13] », il ajoute : « L’entreprise Aufklärung (…) demeure un jeu gagnant au cours duquel ils peuvent échanger l’illusion contemplative contre le pouvoir opérationnel ».
Sphères, bulles, globes et écumes
Cette énorme trilogie baptisée Sphères n’a qu’un défaut majeur : on n’a pas encore inventé le livre sphérique qui pourrait contenir cette histoire du monde par concepts… Le premier volume, Bulles, va de l’utérus à l’extase mystique, interrogeant -entre autres- psychanalyse et religions (de Platon à Lacan), mais aussi les conditions qui permettent à l’homme de se rendre le monde habitable, qu’il s’agisse du monde concret ou du monde intérieur, tous deux pensés comme circularités. Cette complétude recherchée ayant longtemps coïncidé -du moins dans la pensée occidentale- avec le géocentrisme, qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Le second, Globes (dernier paru en France, conformément au vœu de l’auteur), s’intéresse à l’histoire politique : de la perfection initiale et terrienne issue de la totalité divine, à la globalisation, en passant par la révolution copernicienne, le monde peut passer au-delà de sa clôture pour envisager l’infini. Il n’est pas indifférent que ce qui devait être le huitième et dernier chapitre en ait été détaché pour être indépendamment publié sous le titre Le Palais de cristal. A l’intérieur du capitalisme planétaire[14], brillant exercice de style autour de la mondialisation de la consommation et de la communication, dans lequel le palais de cristal est la métaphore des « ambitions finales de la modernité » (p 253). Ecumes[15], enfin, voit se disperser les bulles individuelles et ces écumes que sont nos sociétés : comment concilier individualisme et circulation, espace séparé et espace global ? Expansion de l’individu et ses limites démultiplient alors les aspirations autant que les frustrations et une certaine nostalgie d’une ronde solidarité (peut-être mythique), d’où les révolutions et les utopies… Sans compter que « sur les marchés destinés à la jeunesse, où l’on diffuse le prêt-à-révolter, le mal intégré paraît cool[16] ». Quant à « la vague individualiste », elle est pour lui « une forme luxueuse de l’être-dans-le-monde ». Ainsi nos « écumes » contemporaines s’achèvent sur cette « rose des vents du luxe » qui va de pair avec le « libéralisme érotique[17] » . Notre philosophe alors en appelle à des solidarités à venir pour éviter que le tissu des « écumes » se déchire définitivement. L’hédonisme est-il la fin de l’Histoire ?
C’est ainsi que, de la Bible utérine à la société de l’abondance et des médias, Sloterdijk englobe dans une trinité sa réflexion d’abord métaphysique et ensuite politique grâce à un faisceau de métaphores filées autour de la circularité de notre espace terrestre, cosmique et communicationnel : il nous dit comment habiter le monde en cohérence avec cette sphéricité autant spatiale qu’intellectuelle, économique et fantasmatique. Pensée non plus systémique, mais métaphorique, intertextuelle, en ce sens postmoderne. Que nourrit également une riche iconographie puisée dans toute l’histoire de l’art, des sciences et de l’architecture. Penser le tout, au sens hégelien, devient, chez Sloterdijk, penser en tous sens. Mais nous ne lui ferons pas l’injure de dire qu’il ne pense qu’en rond… Comme le « danseur de corde » du prologue du Zarathoustra de Nietzsche qui finira par tomber, risque-t-il de choir dans le grand écart entre métaphores poétiques et prudence philosophique ? Est-on sûr que la métaphore puisse tenir lieu de concept ? Ce en quoi cette lecture du monde comme « sphères » peut paraître forcée, comme un prétexte à penser plus qu’une pensée finie et close, à moins d’une floraison de pistes destinées à germer, comme le chou-fleur qui multiplie lui-même ses arbres et ses fleurs fractales... Ce philosophe bien carré dans ses raisonnements autant que florissant des écumes d’une pensée multipolaire peut apparemment sans peine porter comme Atlas toute la terre philosophique et caresser les rondeurs d’une pensée, depuis la boule du divin où le centre est partout est nulle part jusqu’aux fractales écumes de l’individualisme contemporain, en passant par l’analyse critique des systèmes politiques successifs. Voici par exemple comment il définit le postcommunisme : « un passage entre des systèmes fondés sur la dynamique de la colère et de la fierté, d’un côté, des systèmes fondés sur la dynamique de l’avidité, de l’autre – ou encore, pour l’exprimer dans le cadre de l’analyse psychopolitique : avec le rejet du primat du thymotique en faveur d’une érotisation sans limite[18] ». Notre philosophe a sans nul doute développé une sphère de cohérence aux bulles et écumes nombreuses pour soutenir la complexité du devenir humain.
Voici venir dans ces Sphères une phénoménologie de l’espace qui va du cosmos aux couveuses, des cocons aux serres, des espaces ontologiques aux espaces de vies, en passant par ceux de l’imaginaire. S’éloignant sans retour bien sûr (dans la continuité d’Heidegger) des pistes éculées de la métaphysique (étudiées comme historicité) pour s’engager résolument dans les voies les moins idéalistes et les plus rationnelles du possible, quoique avec l’indispensable tremplin de la métaphore, dont il est bien connu qu’elle est aussi subjective que stimulante pour le rafraichissement de la pensée. Après L’Etre et le temps, voici l’homme et l’espace, à condition qu’il soit circulaire ou fait d’éclats circulaires, comme dans Ecumes. La plasticité de l'espace répond au comment nous façonne l'espace en fonction de la bulle que nous projetons autour de nous. L’ère des bulles, du point de vue « psycho-historico-anthropologique », de la préhistoire au Moyen-âge, précède celles des Globes, de la révolution copernicienne aux mondialisations, tandis que celle des écumes rejaillit sur le XX° siècle, ses sphères totalitaires, le cocon de ses état-providences et ses individu-bulles contemporains et dispersés. Ainsi l’homme n’est plus seulement une essence mais un processus, y compris par la fabrication, qu’elle soit conceptuelle, technologique ou biologique. Ce pourquoi Sloterdijk n’est pas sans penser que la « monosphère métaphysique était vouée à l’échec », ce qu’il montre dans Ecumes.
Le palais de cristal capitaliste
Notre philosophe a trouvé au capitalisme sa vitrine, sa métaphore, dans ce qui brilla au sein de la première exposition universelle anglaise en 1851 : ce « Palais de cristal » exposant les merveilles du monde, du commerce et de l’industrie, première bulle visible de la mondialisation planétaire capitaliste. L’universalisation de la science et de la finance, jusqu’à la bulle internet qui est devenue sphère, écume et réseau, permet, grâce à l’échange exponentiel de la production et de la consommation, un hédonisme jamais vu, en expansion, peut-être infini. Mais cette bulle surprotégée du « Palais de cristal » occidental et capitaliste, pour laquelle il fait la différence entre capitalisme de travail, d’investissement, de production et de récompense et le « capitalisme de la Fortuna[19] » (pour les bulles spéculatives fondées sur les pyramides de Ponzi et sur la procrastination de la dette de l’état-providence), qui sait, attaquée par d’autres sphères et écumes -religieuses, régressives ou terroristes-, jusqu’où elle s’étendra, jusqu’à quand elle durera. Cependant, si on a reproché à notre philosophe d’accepter ce capitalisme, de choir dans les tréfonds de l’ultralibéralisme -procès certes partisan- il n’en reste pas moins qu’il est le seul système économique, malgré ses défauts, ses oppressions et ses crises, à avoir amené tant de populations à la prospérité.
Penser la politique
après l’effondrement des traditions de gauche
C'est alors que la charge satirique n’hésite pas à stigmatiser le socialisme comme « bourse aux illusions » et en écartant (non sans provocation) Marx et Lénine : « les classiques marxistes sont pratiquement devenus illisibles pour les gens dotés de réflexes intellectuels, moraux et esthétiques contemporains ». Sans compter qu’ils « fournissent la démonstration d’une foi aveugle dans le conceptuel telle qu’on n’en observe d’ordinaire que dans les sectes fondamentalistes[20] ». Ce qui fut ressenti par les tenants de l'Ecole de Frankfort (pour qui la philosophie est d'abord une critique sociale du capitalisme), Habermas en tête, comme une gifle sonore. En ce sens, le projet de Sloterdijk n’est pas seulement rétrospectif, mais résolument contemporain, jusqu’à l’interrogative anticipation, sans se laisser séduire ni par les chants de sirène des utopies politiques ou religieuses ni par celui du catastrophisme écologique.
Autre provocation apparente. N’allait-il pas jusqu’à affirmer (non loin de la thèse de Fukuyama qui voit la démocratie libérale comme horizon de la Fin de l’histoire[21]) lors d’une conférence à Strasbourg[22]: « Les synergies du consumérisme victorieux avec les mondes figurés de la belle vie et la chape de doctrines libérales placées au-dessus d'eux conduisent à résilier la plus grande partie de nos mémoires sombres et pathétiques ». Il pronostiqua « l'effondrement des traditions de gauche », avec peut-être un peu trop d’aplomb, car on sait que les traditions et les idéalismes ont la vie dure, y compris contre les faits. Que l’on veuille le suivre ou non, Peter Sloterdijk, Gargantua au-dessus de la mêlée des philosophes européens, parait pouvoir embrasser l'ensemble des problèmes qui embarrassent notre monde. Même si l’on peut légitimement, quoique modestement, s’interroger : Sloterdijk connaît-il la tradition de la pensée philosophique, économique et politique d’une -plus généreuse qu’il n’y parait- pensée libérale?
La position politique de Sloterdijk reste pour ses détracteurs, dont la doxa consiste à penser que seule la bonne conscience de gauche est une morale philosophique inattaquable, sujette à caution. Ce à quoi il répond : « Je reste un social-démocrate tout en acceptant certains arguments du courant libéral » ajoutant avec plus de plaisir polémique : « La victimologie dominante interdit d'observer cette réalité en face. Il faut que les riches soient coupables et les pauvres innocents. Il existe une véritable haine à l'égard de la contre-proposition libérale et de sa prétention à mettre l'accent sur le mérite et le hasard.[23] »
Cependant il fit pire, ou mieux si l’on veut bien casser son sac à préjugés. C’est dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung[24] que, s’interrogeant sur l’avenir du capitalisme, il conspua l’Etat-providence et ses dangers : « la suréglementation qui réfrène à l’excès l’élan entrepreneurial, la surimposition qui pénalise la réussite et le surendettement où la rigueur budgétaire -dans le secteur public comme dans le privé- se trouve contrecarrée par une frivolité spéculative. » Ce dans le cadre d’une aussi surprenante que finalement (si l’on consent à y réfléchir) stimulante charge contre l’état dont « la main qui prend » a remplacé « la main invisible » d’Adam Smith[25]. « Oui, le pauvre exploite le riche. » continue-t-il, en comparant « l’impôt progressif sur le revenu » avec « l’expropriation socialiste », en s’étonnant « qu’une poignée de citoyens performants fournissent sans ciller plus de la moitié de l’impôt sur le revenu ». En conséquence, « nous ne vivons pas le moins du monde dans un système capitaliste ». Pour lui « la thèse libérale, ô combien plausible, de l’exploitation des citoyens productifs par les citoyens improductifs aurait damné le pion à la thèse socialiste de l’exploitation du travail par le capital, tellement moins vraisemblable ».
Cette mise au point faite, qu’on se rassure, Sloterdijk ne remet pas en cause la nécessité de l’impôt, ne serait-ce dans l’intérêt de la gestion du vivre ensemble. Quoique son dernier livre écorne sérieusement l’éthique de l’imposition… Dans repenser l’impôt[26], il dénonce la « fiscalité contraignante » et son « irrationalité babylonienne », et qualifie de « criminel » l’endettement de l’état. Pour redonner sens à ce qui n’est plus que « fiscocratie » et « soumission à l’imposition », il propose une éthique du « don », de façon à dépasser l’éros du désir, de l’envie qui orientent la redistribution vers une justice sociale du ressentiment, pour accéder au thymos de la dignité du soi fier de celui qui choisirait librement vers quel bien commun orienter son argent…
Notre philosophe nous maintient-il dans une dommageable incertitude ? Sur quel pied faut-il danser : est-il plus libéral -au sens classique, d’Adam Smith à Raymond Aron- qu’il ne veut le faire entendre, ou sa prudence le pousse-t-elle à ménager d’éventuels censeurs et autres ostracismes, en continuant de faire allégeance à une politiquement correcte social-démocratie…
Changer la vie vers la hauteur
Tu dois changer ta vie[27], son récent opus, moins polémique, voire plus consensuel, est alors une injonction à la verticalité, opposée à l’horizontalité matérialiste du capitalisme, dans laquelle cependant il n’y a ni dieu ni métaphysique. Par l’ascèse, par les disciplines du savoir et des arts, il s’agit de maîtriser un peu plus notre destin. Peu nouveau vadémécum de développement spirituel et de comportements responsables, ou système d’immunologie au service d’un mieux vivre qui serait « une structure co-immunitaire planétaire[28] »? Politique de précaution pour l’individu, l’humanité, la terre et l’environnement technique (en tant qu’impératif écologique), ou poursuite intellectuelle de la chasse aux préjugés pour aller de l’avant, au-delà du post-pessimisme ?
De fait, la boule de la mondialisation, de la richesse et du confort, quoique encore à venir, quoique livrée aux attaques sporadiques, intestines et marginales, permet à Sloterdijk de postuler ce post-pessimisme. Même les inquiétudes climatiques, les raréfactions des énergies fossiles n’entament pas sa confiance en les capacités d’invention de l’humanité. Selon lui, notre époque est le foyer de possibilités stimulantes. Même si « l’insulation[29]» risque de générer un dernier homme nietzschéen, un consommateur célibataire et détaché de ce collectif consistant et pérenne qui aurait sa place dans une cohérence cosmologique, notre ogre de la connaissance et des métaphores filées, fait de son optimisme, au-delà de ces « modernes intoxiqués par la plainte[30] », la réelle et rafraichissante soif d’un homme œuvrant dans le réel et pour le réel à édifier un monde de créativité.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.