Sankt Jacob/San Giacomo, Südtirol. Photo : T. Guinhut.
Stefano Benni, conteur fantaisiste et grave :
De toutes les richesses, La Grammaire de Dieu.
Stefano Benni : De toutes les richesses,
traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, 2014, 288 p, 22 €.
Stefano Benni : La Grammaire de Dieu,
traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, 2014, 272 p, 21,80 €.
Il est bien loin le temps où Dante connaissait toutes les richesses de la grammaire de Dieu… Aujourd’hui, les écrivains italiens ont plus de modestie, d’humour, sinon de déréliction, à moins de savoir écouter la sagesse animale. Ainsi Stefano Benni (né en 1947) est un fantaisiste grave. Si la jeunesse et l’amour sont chez lui De toutes les richesses, ils risquent fort de devoir être perdus. Il faut alors à son Martin une réelle dose de sagesse pour apprivoiser ce constat. Embrassant plusieurs registres, le roman amuse, émeut et pousse à la méditation sociologique et métaphysique, entre satire universitaire et animaux parlants, en un conte de fées moderne. Quand, en tentant de comprendre La grammaire de Dieu, les nouvelles rient jaune et gris.
Martin, professeur fraîchement retraité, vient s’installer parmi toutes les richesses d'un village de montagne des Apennins, dans une maison isolée auprès des bois. D’abord enchanté par cette paix qui lui permet d’avancer « son livre sur la poésie ludique », il craint un peu la solitude. Jusqu’à ce qu’un jeune couple s’installe bruyamment dans la maison d’en face. L’une est une ex-danseuse, belle, émouvante, et que tente l’aventure du théâtre, du cinéma, tandis que l’autre est un homme querelleur, déjà aigri. Très vite la jeune femme vient chercher refuge, conseil, amitié, chez notre ermite qui se sent ému plus qu’il ne faudrait. Le lyrisme est discret. Peut-on raisonnablement être amoureux, à l’âge de la retraite, d’une blonde jeunette de trente ans ? Car elle devient une initiatrice : « Pouvait-elle être la beauté qui me contraindrait encore, avec stupeur, à regarder le grand tableau tourmenté du monde ? » On laissera le lecteur découvrir comment une fête de village haute en couleurs et peinte d’une plume incisive, mais non sans tendresse, permet à la jeune Michelle de briller avec le professeur fort rajeuni.
Le récit psychologique et sentimental, dont le narrateur est peut-être un alter ego de son auteur, est loin d’être la seule facette de ce texte. Spécialiste d’un poète « naïf », dit « L’Enchaîné », mort un peu fou, parmi une maison ruinée des alentours, notre professeur se heurte à la cohorte des universitaires concurrents et envieux. Alors que ses recherches, et la rencontre d’une étrange folle, lui permettent de construire une autre hypothèse sur le décès du disparu, cette fois criminelle, de retrouver un dessin inestimable qu’il offrira. Finalement sage, il saura refuser les sirènes de l’argent et de la fausse gloire en rejetant la proposition de Remorus qui se veut éditeur opportuniste. La satire du milieu intellectuel et du commerce de l’art n’est pas alors dépourvue de férocité.
Le fantastique est sans lourdeur. De manière récurrente, Martin entretient des conversations avec son chien Umbra, avec une renarde, un blaireau, une chouette, souvent plus sages que lui, une chèvre qui connait Poe, Lolita et Borges. L’humour est alors le filigrane de la gravité, grâce à la prosopopée[1], cette figure de rhétorique qui fait parler les absents, les morts les animaux : un serpent d’Eden lui annonce que sa « tête est la raison, le cogito, avec les dents aigues de l’argumentation philosophique », ce pour lui demander avec ironie s’il « veut s’accoupler ».
Indubitablement, Stefano Benni est doué du sens du portrait. Il faut lire comment il déchire de sa tendre dent le galeriste Aldo, qu’il appelle « le Torve », contempteur de tout ce qui n’est pas lui, reprochant ses échecs à l’époque, aux autres, paraissant mépriser l’argent, mais cupide, et mauvais peintre. Pourtant, sans manichéisme, notre auteur sait lui faire confesser son emprunt indu d’une œuvre d’autrui, ses rageuses veuleries.
C’est un rare et fragile roman poétique, mais aussi un conte philosophique, dont il faut avec soin goûter les sensations, suggestions et sagesses. Même si les poèmes, intercalés en ouverture de chacun des dix-huit chapitres, ont du mal à nous convaincre, quand la prose de Stefano Benni se suffit à elle-même. Car elle sait nous enchanter de la jeunesse trop vite passée du protagoniste, de son ermitage troublé, comme ce souffle trop rapide de l’amour charmeur et charmé, chaste et cependant bien vivant.
Sous-titré « Histoires de solitude et d'allégresse », ce recueil qui se donne avec autodérision pour La Grammaire de Dieu, rassemble vingt-cinq récits tristement marrants, où les situations d'incommunicabilité burlesques et pathétiques dévorent le quotidien et la vie de nombreux personnages : nous tous en fait.
Monsieur Remo et son chien Boom ne peuvent se passer l'un de l'autre. Lui voudrait se débarrasser de cette affection collante, l'autre le suit jusque dans l'assomption du suicide. Un pauvre type achète quatre portables pour se téléphoner à lui-même et en mettre plein la vue, avant de se faire bientôt appeler « le masturbateur téléphonique ». Hélas, il ne peut payer ses factures astronomiques... Alice a beau s'imaginer au pays des merveilles, elle reste une gamine sans domicile fixe, bousculée par la terreur des rues et des drogués, par l'accueil rogue des employés de la bibliothèque publique, par les dragueurs... On rencontre un riche vieillard nostalgique dont « les épines ont une fleur », une « crèche vivante » pleine d'humour et d'ironie...
Autour et au-dessus de nous, « La grammaire de Dieu » voit ses signes drôlement distribués : elle est incompréhensible pour le quidam. En effet, même si certaines histoires sont moins nécessaires, la plupart dépassent le simple divertissement : leur solitude, quoique souvent triviale, a quelque chose de pascalien. Derrière ces hommes et ces femmes que la vie oublie de transmuer en gagnants ou en héros, malgré leurs joies et leur carpe diem, le vide métaphysique se profile et les avale sans qu'il n'en reste rien, sinon la chair émouvante de ces fictions, comme en témoignent l'histoire du « flammercock » qui voit s'éteindre les cheminées, et la dernière, avec la Mort…
Entre roman de société et intrusion du merveilleux, entre désarroi quotidien et vide métaphysique, il faut saluer cette réussite incontestable du réalisme magique. Qu'il renouvelle sans cesse jusque dans les récits sous-marins du Bar sous la mer où se pavane une ébouriffante intertextualité. S'il fallait pour Stefano Benni chercher des filiations, quoique son don de fantaisie soit unique, on pourrait penser à Buzzati pour le sens de l'absurde, des retournements de situations et des chutes surprenants, mais aussi à Calvino pour l'étrangeté fantastique.
Thierry Guinhut
À partir d'articles parus dans Le Matricule des anges, avril 2009 et juillet-août 2014
Federico Cervelli : La Mort d'Adonis, XVII°, Fundación Barrié. A Coruña.
Photo : T. Guinhut.
Giambattista Marino : Adonis,
la poésie baroque au service des amours de Vénus.
Giambattista Marino : Adonis, traduit de l’italien par Marie-France Tristan,
Les Belles Lettres, 660 p, 85 €.
Il manquait à la bibliothèque universelle une réelle traduction d’un chef-d’œuvre baroque italien. Adone, pourtant publié à Paris en 1623, offert à Marie de Médicis, fut bien vite oublié par la France qui, malgré la traduction partielle et infidèle de Chapelain, lui préféra l’esthétique classique. Un héros paisible et sensuel ne convenait pas à un royaume aux politiques martiales. Retrouvons enfin les troubles et abondants délices de l’Adonis de Giambattista Marino (1569-1725), un poème de 41 000 vers, en vingt chants, dont ce généreux volume bilingue (prélude de tomes à venir) offre les cinq premiers.
Le jeune et bel Adonis, voluptueux, efféminé, touche le cœur de Vénus où « l’Aube et les autres sphères viennent se contempler ». Elle le convie en son « Palais d’Amour» et lui offre, grâce à la voix de Mercure, en maints récits enchâssés, l’histoire du Jugement de Paris, la fable de Psyché, la mort de Cyparissos. Sans oublier la représentation théâtrale des malheurs d’Actéon châtié par la chaste Diane, car il la vit nue, ce pourquoi changé en cerf, il fut dévoré par les chiens. C’est un véritable opéra-machines en « style chanté », nourri de tempêtes, de combats et de chasses, qui conclue ce premier tome : « L’Invention et la Fable, associées au Poème, l’Ordre et le Decorum unis à l’Harmonie, développent le thème de cette Tragédie, avec la Facétie, l’Argutie, l’Energie. L’Eloquence est l’artiste suprême de la pièce, partageant cet honneur avec la Poésie. Le Nombre et la Mesure l’assistent, avec le Mètre, pour régir avec elle les lois de la Musique. » (Chant V, 123) Ce en quoi l’on peut apprécier une mise en abyme du poème tout entier.
Aux chants suivants, et guidé par la déesse, Adonis parcourt cinq jardins symbolisant les cinq sens, où le toucher a le privilège de la supériorité sur tous les autres. La jalousie de Mars, dieu de la guerre, la passion incomprise de la plutonienne magicienne Falsirena pour Adonis qu’elle emprisonne, le retour en roi de Chypre du héros, conduisent les péripéties vers des exégèses philosophiques. Il faudra attendre le dernier chant pour connaître la terrifiante mort d’Adonis sous les coups d’un sanglier, suivie de funérailles et de spectaculaires jeux funèbres. Sans compter que la découverte encyclopédique des planètes des trois premiers cycles de Ptolémée sera l’occasion d’explorer l’utopique bibliothèque de Mercure, qui contient tous les livres publiés, du passé et de l’avenir.
N’oublions pas enfin que, pour rendre justice à ce monstre magnifique, le choix de la traductrice, en prose criblée d’alexandrins non rimés, évite l’écueil délicat des hendécasyllabes et des stances de l’original italien fort chantant, tout en restituant la richesse colorée d’un style orné de mille métaphores. Peut-être eût-il été souhaitable de ne traduire qu’en alexandrins, mais on imagine sans peine qu’hérissée de difficultés, la tâche déjà éléphantesque, aurait été épuisante aux pieds de la brillante inventivité et musicalité de celui que l’on surnomma le Cavalier Marin.
Le pouvoir orphique de la poésie est souligné par Apollon lorsqu’il confie sa lyre au dieu Amour : « Car l’harmonie soulage n’importe quel fardeau, si pénible qu’il soit, et elle est très puissante, grâce aux nombres sonores, si l’on veut de surcroît exciter les amours et les solliciter » (Chant I, 36). Vers qu’il faut entendre en italien :
« Ché l’armonia non sol ristora assai
Qualunque sia più faticoso incarco,
Ma molto può co’ numeri sonori
Ad eccitare, et incitar gli amori. »
Or personne n’échappe aux séductions de l’amour : « Mais elle, ensorcelée par de telles douceurs et faite désireuse d’être cible de l’arc, et mèche du briquet, pénètre, ainsi trahie, dans le cruel logis pour supporter le poids de peines innombrables ; cage sans portillon et geôle sans sortie, forêt infranchissable, océan sans rivage, labyrinthe trompeur d’errances et de leurres, tel est bien le Palais qu’Amour a pour refuge. » (Chant II, 6) On voit combien la rhétorique baroque s’enchante d’anaphores et de rimes, d’énumérations et de personnifications, de paradoxes et d’hyperboles… En d’infinies variations Amour est splendidement et dangereusement qualifié : « Une Hyène, une Sirène qui par sa voix factice et son chant mortel trahit ceux qui l’entendent. Feu qui couve, à la fois rassurant et brulant, aspic qui dort en paix, mais n’en nourrit pas moins le poison en son sein. Séducteur sans pitié, qui charme pour mieux nuire, secourable assassin, qui allèche et qui blesse, geôlier plein d’attentions, qui d’abord met aux fers ceux qui sont condamnés, puis leur ouvre les portes » (Chant III, 4). Allégories, antithèses et oxymores animent l’ondoiement de l’écriture, en un déferlement d’affects, digne de la musicalité des madrigaux et des opéras de Monteverdi.
Ainsi, Marino enrichit la tradition des Métamorphoses d’Ovide, brodant en un feu d’artifice d’images les lumières et les ombres de la mythologie. Sa « plume lascive » dépeint les ardeurs des hommes et des dieux, tout entières contenues entre les fastes de l’amour et ceux de la mort. La dimension narrative du poème n’est pourtant pas dépourvue d’humour, de satire, ni de psychologie, parmi le labyrinthe des conspirations amoureuses. Festins bachiques, éloge d’Amour, qui est éros terrestre autant que céleste, noces de la nature et de l’Art, « grandiose vanité », et « civilisation vénusienne de paix », pour reprendre la préface de Marc Fumaroli, font de ce poème une somptueuse allégorie érotique, politique et cosmologique.
Thierry Guinhut
À partir d'un article, ici augmenté, paru dans Le Matricule des anges, juin 2014
Umberto Eco : De Superman au surhomme, traduit de l’italien
par Myriem Bouzaher, Grasset, 1993, 252 p, 18,60 €.
Comme dans La Mystérieuse Flamme de la reine Loana[1], dans lequel un amnésique libraire d’anciens relit les livres de son enfance, Umberto Eco, fasciné par les bédés, comics et autres romans populaires, traîne avec lui une délicieuse passion pour les superhéros. Lui-même surhomme de la sémiologie, de la culture et du roman, et bien sûr des bibliothèques, c’est avec humour et modestie qu’il assigne aux héros de papier la place et la fonction du mythe. Ainsi, en son De Superman au surhomme, il agrégea plusieurs petits essais écrits en 1962 et 1976. C’était alors l’époque légendaire des Mythologies et des Essais critiques de Roland Barthes, qui publia l’une de ces gloses de la surhumanité dans la revue Communications. Sous l’apparence du petit sémioticien amusant, Eco plonge dans la structure de nos modèles pour étudier les structures de notre moi et de nos sociétés pétries d’imaginaire.
Echo d’une remarque de Gramsci qui fit démarrer notre auteur en attribuant le surhomme nietzschéen au Comte de Monte-Cristo, la couverture de l’édition française s’orne d’un Nietzsche posant en James Bond sereinement armé de son long pistolet… Irrévérencieux et pénétrant, ce condensé de « rhétorique et idéologie du roman populaire » déshabille nos surhommes de chefs d’œuvre autant que de feuilletons et de romans de gare. Fascinants et consolateurs, ils sont finalement « démagogiques ». Depuis le Vautrin de Balzac, en passant par Edmond Dantes, le vengeur emblématique d’Alexandre Dumas, les monstres splendides de la littérature romantique du XIXème et du roman populaire ont essaimé pour ensemencer, non seulement notre imaginaire, mais les romanciers et autres feuilletonistes de papier, de comics et d’écrans qui leur ont succédé. Grâce à la permanence du schéma narratif et idéologique, et au-delà de l’archétype d’Achille, ce héros demi-dieu venu d’Homère, ils assurent la démocratisation du super héros.
Le prototype incontesté du surhomme est Rodolphe de Gerolstein, aristocrate allemand descendu dans les bas-fonds parisiens pour venir en aide aux déshérités. Dans un univers manichéen, le héros justicier des Mystères de Paris, d’Eugène Sue, est la providence des pauvres. En ce sens, il entraîne son auteur vers un socialisme qui se veut progressiste, et néanmoins paternaliste. Mais, surtout, il met en place les contraintes du roman-feuilleton et commercial, qui saura, par l’abondance de ses aventures, les suspenses et les rebondissements, assurer la victoire de ses bons sentiments et la vertu compensatrice de son héros ; non sans caresser lecteur et lectrice dans le sens de leurs fantasmes et proposer ainsi une figure à leurs espoirs secrets. L’art de Sue établit entre les classes sociales « des liens d’affection » et sauvegarde « à jamais la tranquillité de l’Etat » : « idéologie et structure narrative se rejoignent en une union parfaite ». En fait, en lisant, on ne réfléchit pas aux moyens de changer sa condition, mais, dans une sorte de catharsis, on se repose sur les pouvoirs salvateurs du héros. Celui-ci possède enfin l’or et les femmes, la vertu autant que le pouvoir légitime de la cruauté. Eco remarque d’ailleurs que Madame Bovary est morte d’avoir trop attendu un Rodolphe de Gérolstein…
Quoiqu’il s’en défende, Eco adore Rodolphe et Monte-Cristo. Il s’amuse des surhommes de bazar que sont devenus Arsène Lupin et Fantômas, tout en qualifiant leurs feuilletons d’ « hypocrites, bien-pensants, antisémites au besoin ». Il sait aussi que Mussolini lisait ce genre de littérature populaire et que le gentleman-cambrioleur est un héros marinetto-d’annunzien au petit pied. Plus loin, il vient se moquer de Tarzan, ce bon sauvage, dont le parsifalisme du pur admet « la lutte comme substitut de l’accouplement » et qui devient « le prototype du rousseauiste consommateur de nature vierge ». Quant à Superman, il est le Sherlock Holmes du surnaturel, le prophète d’un new-age providentiel qui parviendrait à vaincre le siècle des machines broyeuses d’individus autant que l’appétit des superdélinquants et supercriminels. Sous ses dehors puérils, il est le Superconsolateur, car il est, comme nous tous, caché sous la timide apparence d’un employé de bureau : « d’un point de vue mythopoétique, la trouvaille est géniale », s’exclame Eco.
La tranquillité de James Bond, sans névrose aucune, fait de lui une merveilleuse machine à fixer le fantasme : les meurtres et les séductions à la gloire de sa Majesté britannique sont sans remords. Fleming, son auteur, passe « de la méthode psychologique à la méthode formelle ». Il joue d’un savant dosage entre l’objectivation à la Robbe-Grillet (cinq pages sur un paquet de cigarettes) et les clichés rebondissements des espions sadiques, des maîtres du monde au service des blocs de l’Est et des top-models délivrées et reconnaissantes. Non indemne de « racisme larvé » et de facile manichéisme, Flemming reste un de ces grands artistes et « ingénieurs en romans de grande consommation » que l’on a envie de relire…
Eco termine par une conclusion (certes provisoire) de 1993, dans laquelle l’humain, trop humain super héros, devient l’homme banal télévisé, qui, dans la lignée d’Andy Warhol, a chaque semaine son quart d’heure de célébrité. L’inspecteur Colombo, médiocre d’imperméable, de bagnole et d’apparence, n’a rien de super intelligent : il n’est que super malin comme nous savons tous l’être…
L’analyse est évidemment brillante, non sans tendre ironie envers ces modèles, et envers les lecteurs qui se laissent prendre en ces rêves. Nul doute qu’il a fallu à son auteur, comme un enfant exalté par la magie des héros suprêmes, fouiller avec délectation sa bibliothèque intime et personnelle. Reste aux disciples du maître des bibliothèques feuilletonesques à étendre cette réflexion au personnage de San Antonio, éternel beau gosse séducteur et policier toujours émérite, mais aussi, entre comics, bandes dessinées et films à grand spectacle, à celui de Batman veillant sur le bien dans une Gotham City gangrenée par le mal.
On sent que la constante de cette fascination pour le surhomme d’aventure et de polar a conduit Eco à créer le Sherlock Holmes mâtiné de Saint-Thomas d’Aquin qui anime Le Nom de la rose[2] pour fouiller d'autres bibliothèques. Son ambition fut de concilier les problématiques les plus insondables de la métaphysique avec les séductions consolatrices de l’enquête réussie, malgré la perte et l’incendie du mobile, le volume d’Aristote sur la comédie et le rire. De même cet essai moqueur qui joue à désacraliser les surhommes et autres supermen nous parle d’un grand crime : vouloir tuer le super héros Dieu par le rire du philosophe.
Thierry Guinhut
A partir d'un article publié dans la revue Europe en 1993
Lucrèce : De rerum natura, Coustelier, 1744. Photo : T. Guinhut.
Le Pogge et Lucrèce
au cœur du Quattrocento de Greenblatt,
suivi des Facéties
et autres satires morales et humanistes.
Stephen Greenblatt : Quattrocento,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Arnaud, Champs Flammarion, 8 €.
Le Pogge : Facéties, traduit du latin par Etienne Wolff,
Les Belles Lettres, 238 p, 40 €.
Un livre peut-il changer le cours du monde ? Il semblerait qu’un manuscrit trouvé au fond d’une abbaye ait pu jouer ce rôle excitant et dangereux. En 1417 en effet, Poggio Bracciolini, que l’on appelle plus familièrement Le Pogge, découvrit une copie du De rerum natura de Lucrèce, un vaste poème en vers qui allait se révéler bien sulfureux. N’allait-il pas remettre en cause bien des dogmes chrétiens enracinés depuis une bonne dizaine de siècles, et enflammer la Renaissance ? C’est autour de cet événement fondateur que Stephen Greenblatt tisse un récit-essai qui a l’art bienvenu d’allier un suspense mesuré à une claire érudition : Quattrocento ou le portrait d’un siècle d’humanisme et de bouillonnements culturels.
Bibliophile, voir bibliomane, tel était Le Pogge. Outre l’écriture de ses Facétiesvolontiers satiriques et grivoises, quoique non sans fondement moral, et dont le succès ne se démentit pas, il cultivait l’amour de l’antiquité et de la belle langue latine, en particulier celle de Cicéron. Aussi traquait-il les manuscrits anciens et oubliés, qu’il se hâtait de copier au moyen de sa calligraphie particulièrement claire, élégante, qui lui valait l’admiration de ses commanditaires et qui contribua à l’éclat de sa carrière. À Saint-Gall il trouva l’Institution oratoire de Quintilien, qu’il mit cinquante-quatre jours à copier, à Cluny des Oraisons de Cicéron. L’un de ses amis, Niccoli, laissa à sa mort, pas moins de huit cents manuscrits, comme lui amoureux de l’éloquence des Anciens. Lui-même fut de plus un polygraphe ingénieux, produisant un essai Contre les hypocrites (entendez les religieux volontiers séducteurs), des dialogues philosophiques sur l’avarice, sur le Malheur des princes. Il fustigeait volontiers les vices de la curie, les monastères criminels, l’ignorance et les préjugés…
La longue vie du Pogge, puisqu’il naquit en Toscane en 1380 et mourut en 1459, à soixante-dix-neuf ans, fut marquée par sa qualité de secrétaire apostolique de deux papes, le cynique Balassare Cossa, dit Jean XXIII, et plus tard Nicolas V, lui-même savant humaniste auquel il dédia son Malheur des princes. Agitée de péripéties, sa carrière fut enfin couronnée par le poste honorifique de chancelier de Florence, non sans qu’il acheva d’ écrire un dialogue, De la misère de la condition humaine, une Histoire de Florence, et traduire en latin le luxurieux et comique Lucius ou l’âne de Lucien de Samosate. Entre temps, il avait séjourné en Allemagne et jusqu’en une Angleterre qui le déçut. Il eut dix-neuf enfants, les uns avec sa maîtresse Lucia, les autres avec une jeune épouse d’une grande famille aristocratique florentine, écrivant à cette occasion un dialogue animé : Un vieux doit-il se marier ? Il collectionna les antiquités, dont des bustes en marbre, finit par s’acheter une maison « grâce à la copie d’un manuscrit de Tite-Live pour la coquette somme de cent-vingt florins d’or ». Quelle vie d’aventures, d’érudition et de passions !
Comme en une enquête romanesque, Stephen Greenblatt introduit son récit par une chevauchée dans les vallées boisées de l’Allemagne du sud, lorsque Le Pogge parcourt les abbayes reculées pour y dénicher les objets de son irrépressible appétit. Depuis un siècle en effet l’Italie se passionne pour les manuscrits reproduisant les textes antiques, à l’imitation de Pétrarque[1] qui sut retrouver des textes de Tite-Live, Cicéron et Properce. Il faut au Pogge une réelle persévérance, brassant les parchemins parfois moisis de l’abbaye de Fulda, pestant contre les palimpsestes qui ont effacé des textes ainsi perdus. Un poème épique de Silius Italicus, un ouvrage d’astronomie par Manilius jaillirent entre ses mains éblouies. Mieux encore, la beauté des vers latins le stupéfia : il s’agissait du De rerum natura (De la nature des choses), de Lucrèce, écrit autour de 50 avant Jésus Christ. Vanté par Ovide et Cicéron, on n’en connaissait qu’un ou deux maigres fragments. Soudain réapparaissent les sept mille quatre cents vers !
Disciple d’Epicure, Lucrèce met en scène, en son poème philosophique, la théorie des atomes, venue de Leucippe, et de ce « clinamen » qui, alors qu’ « ils errent dans le vide[2] », les fait pencher aléatoirement les uns vers les autres pour s’agréger en corps et pour concourir au libre-arbitre. Certes il n’est guère scientifique, puisqu’il croit les voir dans la poussière au soleil, quoiqu’il préfigure la physique du XXème siècle. Aucune intervention divine n’est requise ; de même les dieux n’ont aucune influence sur la vie humaine qui n’a rien à en attendre en cette vie: « Quand ils imaginent que les dieux ont tout organisé pour les mortels / ils semblent vraiment s’éloigner de la droite raison[3] ». Ni après la mort : « les esprits et les âmes légères sont soumis à la naissance et à la mort[4] ». Hors l’illusion des religions, le but suprême de la vie n’est plus alors que le plaisir, quoique frugal selon Epicure.
L'on devine ce qu’une telle pensée pouvait avoir de scandaleux, d’hérétique parmi la chrétienté qui entourait le Pogge. Lui-même, matois ou sincère, prétendait ne s’intéresser qu’à la splendeur des vers. Certes, l’on pouvait arguer que Lucrèce était un païen qui n’avait pu bénéficier de la révélation chrétienne, mais l’opinion des religieux lettrés oscillait entre une tolérance scientifique et une interdiction rigoureuse. On ne manqua pas d’ailleurs de travestir Epicure en gourmand débauché (les pourceaux d’Epicure), et de faire de Lucrèce un fou délirant. Car Jésus préfère pleurer que rire, Saint-Benoît préfère les douleurs du repentir aux jouissances physiques, moines et moniales pratiquent l’autoflagellation préférée aux plaisirs sensuels. Et plutôt qu’à Lucrèce et à l’épicurisme, note le sagace Greenblatt, « le christianisme a emprunté au platonisme sa représentation de l’âme, à l’aristotélisme la notion de « cause première », au stoïcisme son modèle de providence ».
Pourtant, l’influence du De rerum natura fut considérable : maintes fois recopié -une cinquantaine de manuscrits au XVème siècle- puis imprimé trois fois, dont à Venise par les soins d’Aldo Manuzio[5] en mille exemplaires, il agit comme une traînée de charme et de poudre. L’atomisme est moqué par Savonarole, chrétiennement réfuté par Erasme, mais il est médité en secret par Machiavel, par Marsile Ficin qui crut devoir s’en détacher pour devenir un néoplatonicien ardent. Ce « bréviaire d’athéisme » et d’épicurisme influença Lorenzo Valla qui écrivit un Sur les plaisirs en y incluant « l’éloge de l’alcool et du sexe », mais aussi du « jardin de la philosophie ». Au XVIème, Giordano Bruno paya sur le bûcher l’hérésie de sa réfutation épicurienne de la providence divine. Montaigne cite Lucrèce une bonne centaine de fois, annotant copieusement son exemplaire, et faisant preuve en ses Essais d’un réel scepticisme épicurien.
En cette talentueuse vulgarisation historique et philosophique, Stephen Greenblatt, qui usa d’un comparable talent en se consacrant à Shakespeare[6], nous introduit dans des mondes divers : les bibliothèques d’Herculanum renfermant les rouleaux de papyrus encrés et calcinés par l’éruption du Vésuve, celle d’Alexandrie, les abbayes aux étagères poussiéreuses où il faut ruser pour obtenir la clémence des abbés, le travail des moines copistes, la cour papale rongée par les intrigues politiques et privées, la paix des humanistes qui s’échangent et copient les manuscrits. Il ne se contente pas un instant de la sèche biographie de son héros, mais dresse un tableau des mœurs du Quattrocento, jusqu’à la cruelle Inquisition, jalouse de son interprétation du monde. Les chapitres qui content la mission de secrétaire apostolique du Pogge parmi la « fosse à renards », la fin édifiante et cruelle du pape Baldassare Cossa, dont le nom, Jean XXIII, fut « rayé de la liste des papes », ainsi que ceux des exécutions de précurseurs de la réforme protestante, comme Jan Hus, sont particulièrement colorés et impressionnants…
À partir d’un personnage et acteur, certes emblématique, Stephen Greenblatt anime sous nos yeux mentaux toute la Renaissance, non seulement ses écrivains, mais plus loin encore toute « la postérité » de Lucrèce, ses scientifiques, Galilée ou Copernic, l’atomiste Newton… Certes Le Pogge est le moteur, le pivot de ce livre. Sa découverte du De rerum nature est ici comprise, peut-être avec un rien d’excès, comme le déclencheur d’un monde nouveau, celui de la Renaissance, ce pourquoi le titre n’emprunte ni le nom du Pogge, ni celui de Lucrèce, mais celui d’un siècle qui fut un tournant de civilisation. Non seulement vers le réinvestissement de l’Antiquité, mais vers le scepticisme, voire l’athéisme, en un chemin qui va de l’humanisme aux Lumières.
D’un auteur italien du XVème siècle qui écrivait en latin, c’est à priori une édition bilingue pour spécialiste, d’un texte rare, simplement intitulé Facéties, avec introduction savante, bibliographie, « note philologique », notes diverses et index... Mais quel bonheur de lecture, picorant au hasard parmi ces 273 courts morceaux forcément facétieux et satiriques, au point que l’on ne rechigne pas à les dévorer du premier au dernier, sans imaginer jamais les quitter. Les récits très concentrés, farcesques et bouffons, bons mots et railleries font mouche : « Ici le savoir et la culture ne servent à rien. Emploie-toi plutôt quelques temps à désapprendre si tu veux te faire bien voir du pape ». On retrouve souvent la satire du personnel religieux et le trio mari, femme, amant. Tromperies, corruptions, ignorance, vanités, scatologie et joyeuses luxures abondent, comme ce prêcheur de chasteté qui fornique « pour dompter et mortifier cette misérable chair ». On lira, avec une rabelaisienne inclination, l’anecdote de ce cardinal, requérant d’être rafraîchi par un éventail, qui se voit gratifié d’un « vent », c’est-à-dire d’un « pet retentissant ». Ne ratons pas l’histoire de celui qui « pissa sur la table », ou de cette mariée déçue que « l’outil » de son mari ne soit pas de la taille de celui d’un âne. En un mot, « il n’y a pas de meilleur remède à la folie des femmes » -et des hommes- que la copulation…
Avec un tel esprit, on ne s’ennuyait pas parmi la chancellerie pontificale. Le Pogge, intellectuel très chrétien, auteur également d’Un vieillard doit-il se marier ? vivait plus que facétieusement, épousant une jeunette de vingt ans au sortir d’une carrière de mauvais garçon. Hors le divertissement et la grivoiserie le but qu’il se propose en se faisant le créateur du genre est également moral, entre « mirabilia » et petits contes philosophiques. Il dénonce l’inutilité des reliques, les médecins ignorants, les usuriers... Mais il sait faire preuve de clémence envers les blasphémateurs. Les vices de ses contemporains sont ici lacérés, étripés, dans la tradition des Satires de Juvénal et du « castigat ridendo mores », comme le disait Horace qui, lui aussi, savait châtier les mœurs par le rire.
Bracciolini Poggio, dit Le Pogge, vécut entre 1380 et 1459, entre Toscane et Rome. Philologue, il était avide de manuscrits d’œuvres antiques, dont il fut un grand découvreur ; traducteur de Xénophon et de Cicéron, linguiste, historien, théoricien de l’art épistolaire, il était un humaniste italien, non loin de Pétrarque. Son humour, son irrévérence et ses invectives ne sont pas incompatibles avec l’humanisme : pensons à l’Eloge de la Folie, d’Erasme, quoique ce dernier le traitât de « braillard ». Ses satires pourfendaient, en d’enlevés traités, avares et nobles. Les moines de son temps ne perdirent rien pour attendre les flèches de son style acéré : dans Contre l’hypocrisie, la polémique anti-ecclésiastique est particulièrement cinglante ; ce que l’on retrouve dans ces Facéties, où toute la hiérarchie ecclésiastique, du haut en bas, s’avère ignorante, débauchée, cupide, vaniteuse et sensuelle.
Bien avant Le Tartuffe de Molière, les hypocrites sont parmi les cibles préférées du Pogge, ce en quoi il reste on ne peut plus actuel : « Voilà bien le comportement de ces maudits hypocrites à qui tout est bon. Ils veulent toujours couvrir leur ambition et leurs crimes de quelque voile honorable. » Rêvons qu’il puisse se dresser hors du tombeau et poursuivre aujourd’hui, de ses mots d’esprits et de ses caractères bien en chair, bien des politiques, des religieux ou des figures des médias qui nous enfument de leur superbe morale…
Thierry Guinhut
La partie sur les Facéties est parue dans Le Matricule des Anges, juin 2005.
Umberto Eco : Construire l’ennemi et autres écrits occasionnels,
traduit de l’italien par Myriem Brouzaher, Grasset, 304 p, 19 €.
Comme l’homme bleu du Graduale Ludwig, le savant et facétieux médiéviste Umberto Eco sait éclairer nos ignorances d’un jour nouveau, jusqu’aux « astronomies imaginaires ». Seul un esprit jaloux pourrait alors être l’ennemi d’Umberto Eco. Pourtant, il fut fort étonné lorsque son chauffeur lui fit comprendre qu’il lui en fallait au moins un. Construire l’ennemi, l’essai-titre, est certainement le plus pertinent de ceux réunis par l’illustre Umberto Eco en ce recueil, quoique ces textes modestement occasionnels aient tous leur charme, leur grain de sel fécond. Leur intérêt historique, bibliophilique, ne préjuge cependant pas de la dimension sociétale et de philosophie politique des plus percutants, sur la question de l’ennemi et de l’embryon, de l’absolu et du relatif, à partir de quoi nous pouvons peut-être rêver et construire une éthique.
Certes, il y a là des pages diverses et inégales. On pourra plonger avec gourmandise dans « La flamme est belle », sur le feu divin et infernal, feu de Prométhée et de l’inquisition, dans les « Délices fermentés », sur les fromages presqu’aussi putréfiés que les cadavres, venus du gourmet littéraire Camporesi. S’en suit une judicieuse, à la fois affective et ironique, analyse de la « grandiloquence » et du « style excessif », nourri d’oxymores de Victor Hugo, dans laquelle il s’attache à la figure de Gwynplaine, anti-héros de L’Homme qui rit et figure de la laideur. Sans compter « la Liste Interminable » qui parsème et alourdit Quatre-vingt-treize. On devine qu’Umberto Eco y lit également ses propres penchants et curiosités puis qu’il a produit aussi bien une Histoire de la laideur[1] qu’un Vertige de la liste[2]. Reconnaissant que le sublime hugolien peut être à la hauteur de la Révolution et de la Vendée, il termine avec un « Hélas. » Visiblement il est plus impressionné, ému, par un autre romantique, fils de la plume d’Alexandre Dumas, Edmond Dantès. Ce dernier est le surhomme et super héros, mythe auquel il a consacré un essai entier[3], du roman-feuilleton, dont l’ « agnition », ou reconnaissance, est l’un des principaux moteurs narratifs et infaillibles.
Plus loin, il se penche sur les « Astronomies imaginaires », confiant à son lecteur comment il a baptisé sa collection de livres anciens : « Bibliothèque sémiologique, curieuse, lunatique, magique et pneumatique ». Il rétablit alors la vérité sur un mythe : non, ni l’Antiquité ni le Moyen-Âge n’ont cru que la terre était plate, seuls quelques-uns, reprenant Lactance, Cosmas ou autres farfelus ont entériné cette naïveté. Le propos, illustré par des cartes anciennes, parfois bien étranges, est un voyage érudit parmi des cosmographies pittoresques, imaginatives, ingénieuses ou plus rigoureusement scientifiques. Qui se continue jusqu’au travers des astronomies de la science-fiction, aux fantasmes de la « Terre creuse », aux « mirabilia » de fumeux géographes, avant de rebondir au travers d’une autre communication qui se demande « pourquoi l’île n’est jamais trouvée ». On devine qu’il s’agit des variations autour de l’ile d’Utopie, qui est un de ses lieux favoris de légende[4]…
Si l’on peut déceler une pointe d’humour parmi ces voyages bibliophiliques, rien ne vaut à cet égard l’énumération des dix-sept arguments opposés au génie de Joyce. Ulysse s’y voit étripé de belles et indues façons, au moyen des préjugés, de l’inculture, du conservatisme, voire de l’antisémitisme de divers critiques oubliés. Au point que cette anthologie de billets malintentionnés permet en creux de deviner toute l’estime qu’Umberto Eco porte à cette réécriture moderne d’Homère.
Mais les plus inspirés et utiles essais s’intéressent à nos libertés de pensée et de vivre, qu’il s’agisse de la notion d’ennemi ou de celle du relativisme. Car en son taxi newyorkais, il fut forcé de se confronter au « besoin ancestral d’avoir des ennemis ». En effet, son chauffeur s’étonna qu’en tant qu’Italien, il ne se connaisse aucun ennemi. Victoire pacifique de l’Europe sur elle-même et sur les autres qui ne seraient plus des barbares, ou ignorance bien naïve ? S’appuyant sur l’exemple des Américains qui « risquaient de perdre leur identité jusqu’à ce que Ben Laden […] leur ai tendu une main miséricordieuse », il révise son raisonnement. Si « un ennemi est important pour se définir une identité, mais aussi pour se confronter à un nouvel obstacle, mesurer son système de valeur », il ne s’agit pas pour lui de retrouver la guerre comme valeur, ou de « marquer l’infamie d’autrui », qu’il soit « Juif » ou « Nègre ». Son analyse historique de la « puanteur » de l’ennemi, « Gitan » ou « Sarrazin », de la femme comme « sac d’excréments », selon Odon de Cluny, est à la fois hilarante et tragique. Défilent alors les « procès en sorcellerie » et « staliniens » contre l’ennemi fantasmé et anathèmisé par les religions fanatiques, y compris les variantes du marxisme, jusque chez Orwell.
Que faire si l’on est ami de la paix ? « Je dirais que l’instance éthique survient non quand on feint qu’il y ait pas d’ennemi, mais quand on essaie de les comprendre, de se mettre à leur place ». Indubitablement, Umberto Eco a raison en cette humaniste position. Cependant l’ennemi n’a pas toujours la même éthique, au contraire. Il faudra bien s’en défendre pour ne pas voir les valeurs de la tolérance et de la liberté éradiquées par celles de l’obscurantisme, du fanatisme et du machisme, dont le principal agent contemporain n’est pas ici nommé, mais que notre patient lecteur n’aura pas de peine à identifier. Du moins s’il ne fait pas preuve de mauvaise foi, de lâcheté, s’il ne pousse pas de cris de saint outragé devant le sous-entendu prétendument nauséabond[5]. Si Umberto Eco nous a parfaitement dit comment « construire l’ennemi », il n’a pas daigné déconstruire notre ennemi pour mieux construire l’amitié de la civilisation.
C’est avec bien des précautions rhétoriques qu’Umberto Eco prévient qu’il ne vise pas à « soutenir des positions philosophiques, théologiques et bioéthiques sur les problèmes d’avortement ». Cependant, se limitant à « donner la position de Saint Thomas d’Aquin », il ne peut que s’interroger, presque d’une façon foucaldienne, sur l’archéologie des savoirs, et laisser son lecteur libre d’infirmer ou de confirmer cette thèse médiévale qui est loin d’être obscurantiste et obsolète.
Quand l’âme est-elle « insérée dans le fœtus » ? Voici la réponse de Saint Thomas d’Aquin : « Dieu introduit l’âme uniquement quand le fœtus acquiert, au fur et à mesure, d’abord l’âme végétative, puis l’âme sensitive ». L’ « âme rationnelle » étant l’identité humaine de l’individu. Ainsi, « l’embryon est animal avant d’être homme » et il ne prendra pas « part à la résurrection de la chair si d’abord il n’a pas été animé par l’âme rationnelle. » C’est-à-dire, traditionnellement, pas avant quarante jours. Il ne s’agit pas alors de penser à absoudre l’avortement. Mais on peut se demander si l’Eglise n’adoptera pas un jour un point de vue plus indulgent ; comme elle a su interpréter de manière non créationniste, mais darwinienne, les sept jours de la création, qui sont sept « phases, du moins complexe au plus complexe ».
Un rien malicieux, s’arrêtant là pour livrer « ces documents à la réflexion de [ses] auditeurs », lors d’un congrès sur « L’éthique de la recherche », Umberto Eco ne manque pas d’instiller le délicieux poison de la tolérance entre l’église, la conscience individuelle et la science. Reste que les progrès de cette même science et de l’éducation à la contraception devraient pouvoir éliminer le problème de l’avortement, survivance barbare pour les femmes autant que pour l’enfant à naître, réelle liberté à respecter, quoiqu’elle soit plus avisée lorsqu’elle se prend en main à égalité entre homme et femme, au moment de l’acte sexuel. A moins qu’il ne s’agisse là que d’un vœu pieux que l’auteur de ces modestes lignes aimerait dédier à Saint-Thomas d’Aquin, théoricien du libre arbitre…
Ce dernier croyait en un Absolu divin. Nous avons heureusement en ce domaine relativisé. Mais avec le désastreux penchant de ne voir plus que le relatif, que le tout se vaut, que le chacun son idée : « il semble que cette distinction entre divers critères de vérité, typique de la pensée moderne et en particulier de la pensée logico-scientifique, donne lieu à un relativisme entendu comme maladie historique de la culture contemporaine, qui nie toute idée de vérité. » Défendant mordicus la vérité scientifique, que cette vérité soit Dieu ou non, Umberto Eco n’en garde pas moins le souci d’une « loi morale ». Que cette dernière ne soit pas un « Absolu », certes, il reste du moins à notre sens du respect de l’humain d’établir sa légitimité, dans le cadre de son intégrité et de sa liberté.
L’humilité de l’essayiste, qui parait ne jeter que d’un clavier léger ces brefs et vifs essais, cache à peine un vaste vaisseau philosophique. Ainsi l’auteur du Nom de la rose, quoiqu’il n’écrive pas là d’essais longuement fouillés, sait offrit à ses lecteurs préférés des embryons occasionnels déjà bien en corps, et qui ne demandent qu’à devenir des pensées de pleine maturité. Son érudition historique et bibliophilique, toujours enrichissante, parfois malicieuse, nous laisse alors la responsabilité de construire éthiquement nos jugements de valeur, sans choir dans la terreur de l’absolu ni dans l’aporie du relatif.
traduit de l’italien par Nathalie Castagné, La Différence, 144 p, 15 €.
Peut-on être anachronique au point de devenir amoureux d’une jeune femme de la Renaissance ? Et continuer aujourd’hui la tradition pétrarquiste… C’est en 1921 que l’Italien Giorgio Vigolo écrivit, en secret, ce pur et chatoyant petit roman : La Virgilia. Ce critique musical (Diabolus in musica), poète (La Città dell’ anima), traducteur d’Hölderlin et auteurs de récits fantastiques (Le Notti romane), brille jusqu’à nous grâce à cette exhumation raffinée de la beauté et de l’art…
En la confidence de son journal intime, un jeune musicologue explore les bibliothèques et les églises pour ranimer des trésors enfouis. Un poème découvert suffit à ce narrateur pour, au XIX°, aimer Virgilia, poétesse née quatre siècles plus tôt : musicienne et « jeune femme très savante d'une beauté divine ». Dans la tradition philosophique du néoplatonisme, cette « belle humaniste » est le symbole de la perfection féminine et intellectuelle. Elle obsède infiniment le jeune homme jusqu’à la plus douce « démence» ; tout en apprenant qu’il n’est pas le seul à être fasciné. Ainsi son inquiétant voisin, le cardinal Gualdi, qui lui révéla le poème en son temps adressé à cette « Dixième Muse », trouble sa chambre par les vibrations d’un étrange instrument, passant ses nuits à imaginer au clavier les compositions perdues de la jeune femme. Quand seul le narrateur retrouve et vole un manuscrit « relié de velours cramoisi » où sont les « pièces d'orgue » d’un cardinal et peut-être de la Virgilia…
Cultiver ce rêve, s’agit-il d’une névrose, d’une incapacité à aimer une femme de chair ? On d’une juste prudence : « Tandis que les autres amours tendent inévitablement à s’épuiser et s’éteindre, du fait de la possession de la personne aimée, ma passion ne tend qu’à s’accroître et à éloigner de plus en plus la limite de son irréalité, à rendre de plus en plus impossible son transfert, même approximatif, sur un plan réel. Cet amour que j’éprouve acquiert ainsi un caractère profondément religieux et mystique. Pour moi la Virgilia est Dieu ». Mieux que Sainte Cécile, patronne des musiciens, elle est « l’allégorie », l’essence de la chair et la réalisation de l’œuvre « de l’art apollinien », à la fois musical, conceptuel et amoureux.
Le récit, inactuel, magnifiquement intemporel, moins sentimental que métaphysique, est empreint d’un ardent lyrisme, tissé de descriptions lumineuses de Rome et des lieux antiques, jusqu’à ce que le professeur Müller montre au narrateur le tombeau de bronze et son gisant : « corps parfait, musical », en lequel il reconnait son aimée. Mieux, peut-être cet amour est-il réciproque, du moins dans le délire -ou la sapience- du cardinal Gualdi : « Elle vous a élu et vous a aimé avant même que vous ne la connaissiez. » C’est alors que ce dernier découvre à l’heureux jeune amant « l'orgue magique » de Regiomontanus, destiné par la combinaison d’une adéquate partition à ressusciter la vision de la belle : « Tu resplendissais nue, nue dans l’eau limpide du cristal. » Ainsi les reflets temporels, grâce aux admirateurs et aux descendants des protagonistes du XV° siècle, tissent un réseau hallucinant, irrésistiblement séduisant.
L’écriture, souple, claire et plastique, frôle avec soin et suggestion les territoires du mystère. Sensuelle, en même temps animée d’une intense spiritualité, elle permet à la narration de cette quête et ascèse, de cette approche de la féminité et de l’œuvre d’art intimement mêlées, d’atteindre la cognition philosophique autant que la justesse poétique.
Fantastique, amour passionné pour l’art et pour la beauté, fantasme et idéalisme, tous les ingrédients d’un romantisme absolu sont le meilleur de Giorgio Vigolo (1894-1983) qui attendit la veille de sa mort pour confier cette œuvre de jeunesse, ce précieux récit initiatique, à la publication. Est-ce mourir, que de pouvoir animer un tel gisant littéraire sous les yeux du lecteur ému ?
Thierry Guinhut
Article publié (et ici augmenté) dans Le Matricule des Anges, avril 2013
Umberto Eco : Baudolino, traduit de l’Italien par Jean-Noël Schifano,
Grasset, 560 p, 23€, Le Livre de poche, 8,10 €.
A chaque roman d’Umberto Eco, le lecteur espère voir renouvelé le miracle encyclopédique et policier du Nom de la rose[1]. Est-ce pour retrouver cette innocence romanesque qu’il revient au Moyen Age ? Certes, l’encyclopédisme dix-septième de L’Ile du jour d’avant[2] n’allait pas sans un enchanteur dynamisme narratif, au contraire du décevant Pendule de Foucault[3]. Avec Baudolino[4], nous suivons l’aventure d’un individu, nous nous amusons des nombreuses péripéties, nous goûtons sans cesse de nouveaux bijoux de culture dans le cadre d’une fresque campée avec vigueur et sûreté. A moins que la langue, truffée de clins d’œil savants ne paraisse parfois affectée.
Simple campagnard piémontais, mais doué pour les langues et spirituel en diable, le gamin Baudolino est adopté par l’empereur Frédéric, dit Barberousse. C’est après un pénible -et peut-être inutile- charabia narratif où « Baudolino se met à écrire », que le récit confié à l’oreille de Nicetas se déploie avec un bonheur d’abord inégal. Notre héros fait son éducation à Paris et rencontre tout ce qui ce fait de mieux, ou de pire, en matière de philosophie, de poésie et de théologie, y compris rabbinique.
Cherchant à assurer une sainte légitimité à l’Empereur, Baudolino et ses compères puisent dans un pot de « miel vert », image d’un cannabis puissant. Visions, légendes et bribes théologiques les amènent à laborieusement composer la lettre d’un « Prêtre Jean » qui règnerait dans un paradisiaque Orient. Après maintes tractations entre la Germanie et les cités italiennes, après des batailles, des villes détruites, assiégées et reconstruites, où croît le plaisir du lecteur, le véritable objet du roman d’initiation est la quête de ce royaume mythique où fleurirait une chrétienté originelle. Ainsi Baudolino entraîne Frédéric dans la troisième Croisade sous le prétexte d’aller offrir un « Gradale » au fumeux ecclésiastique. En chemin l’Empereur ne trouvera qu’une mort mystérieuse dans une chambre fermée pour laquelle pas moins de cinq coupables successifs seront à la fin convoqués, en une réjouissante parodie du graal de l’élucidation policière…
Le voyage terrestre et maritime en Orient des douze compagnons est un prodigieux chaudron d’affabulations. On lorgne vers Les Mille et une nuits. Le bestiaire où domine « l’Oiseau Roq » est celui de l’imaginaire médiéval : les hommes n’ont qu’un pied gigantesque qui leur sert de parasol, d’autres s’enveloppent dans leurs oreilles… S’il ne trouve jamais son Prêtre Jean, Baudolino rencontrera un amour étrange, parfait, éphémère, lors d’une des plus belles pages du livre : l’esprit philosophique d’Hypathie est aussi pur que son corps aux pattes étonnantes…
Au travers de ce récit picaresque, historique et merveilleux, apparaît un savant collage des savoirs et des mythes, quoique souvent remis en question par la pointe satirique. Le Graal n’est qu’une écuelle à vin : « Et donc tiens-là pour toi, cette écuelle, qui n’a le pouvoir d’entraîner les hommes que si on ne la trouve pas. » Les fausses reliques sont fabriquées en série, le Saint-suaire de Turin trouve une explication à peine farfelue…
Une fois de plus Umberto Eco apporte un superbe démenti au préjugé selon lequel le Moyen Age aurait été le temps de l’obscurantisme. Une fois trouvé son rythme de croisière, délivré de la pesanteur du roman historique, quoique incroyablement érudit, Umberto Eco nous emporte dans un récit torrentiel qui s’anime sans cesse grâce aux libertés exponentielles de la fiction et de l’humour. En ce sens le Moyen Age de Baudolino est un peu celui de l’utopie : le condensé des sciences et des arts agrégé dans la personnalité aux multiples facettes d’un individu aussi roublard qu’idéal et qui maintiendrait le fil des civilisations. Faut-il voir en Baudolino le double de l’auteur ? Un double espiègle auquel on pourrait donner un autre nom : la connaissance. Car Baudolino, entre l’Italie, Paris, Constantinople et le fantastique Orient fait non seulement un voyage géographique parmi le monde connu et inconnu, mais aussi une traversée des « sapiences » légèrement rabelaisienne, aux lisières du Livre des merveilles[5] de Marco Polo, entre théologie et amour courtois, entre stratégie politique et zoologie délirante.
Vingt ans après Le Nom de la rose, Umberto Eco, s’il n’a guère changé de période historique, a changé de vision du monde. Guillaume de Baskerville plaçait son enquête, sa recherche de la vérité, sous la responsabilité de la raison. Baudolino, lui, entre haschich, faux manuscrits (c’est un peu sa Guerre du faux[6]), êtres fantastiques et paradis terrestre, manœuvre avec une ébouriffante maestria grâce aux artifices de l’imaginaire merveilleux. Habile et inquiétant manipulateur au service d’une raison politique, il choisit d’utiliser la pensée magique et son trafic de reliques plutôt que ce rationalisme qui lui jouera pourtant un bien beau tour lorsqu’il comprendra le secret de la mort de Frédéric. Une pincée de siècles plus tard, un autre italien, Machiavel, théorisera cette démarche dans Le Prince[7].
Pier Paolo Pasolini : Sonnets, traduits de l’italien par René de Ceccatty,
Poésie Gallimard, 2012, 288 p, 9,90 €.
Pier Paolo Pasolini : Rage, traduit par Patrizia Atzei et Benoit Casas,
Nous, 2020, 144 p, 14 €.
Parmi les images virevoltantes du Décaméron de Pasolini, un joyeux drille est incarné par le jeune Ninetto Davoli. À l’acteur fétiche de nombreux films est sans cesse adressé ce recueil inédit, et qui n’était peut-être pas destiné à être publié. Ces cent douze Sonnets présentent un étonnant triptyque d’intérêts : biographique, de réécriture et poétique. Voire métaphysique. Quoique ces dernières dimensions, souvent éblouissantes, aient parfois du mal à dépasser l’anecdote personnelle et la confession à chaud. Mais à la rage amoureuse s’ajoute dans un autre recueil une Rage plus intensément politique.
La vie fulgurante de Pasolini, né en 1922, s’acheva, on le sait, au cours d’un assassinat crapuleux, sur une plage d’Ostie, en 1975. Entre temps, une œuvre polymorphe, stimulante, provocante se distribua fiévreusement parmi le cinéma et la littérature. Ce sont les chefs-d’œuvre des Mille et une nuits, de Théorème ou de Médée, jusqu’au terrible de Salo ou les cent-vingt journées de Sodome, mais également l’ambitieux roman Pétrole[1]. A ses recueils de poèmes, s’ajoutent aujourd’hui les Sonnets, écrits pendant l’automne-hiver 1971-1972, lorsqu’il tournait les Contes de Canterbury. C’est alors que le comédien Ninetto, son amour préféré depuis près de dix ans, qui lui avait signifié la rupture en le quittant pour une jeune femme, lui fit sentir l’inéluctabilité de la séparation.
Si ses précédents poèmes étaient plutôt allusifs, ici l’aventure est sans fard, voire violemment exhibée. L’homosexualité est depuis longtemps douloureusement vécue : « Deux oiseaux mâles n’ont pas entre eux de devoirs / Qui leur assurent la paix avec le monde. » (54[2]) Mais aussi assumée : « je n’aimais que les garçons pauvres » (58), quoique avec une lyrique obscénité. La chronique des sentiments, de sonnet en sonnet, devient une sorte de journal, un sismographe permanent du désir, de la douleur et du manque, de la colère et de la nostalgie. Ainsi, dès le premier sonnet, la velléité suicidaire s’exhale, la soif sexuelle bouillonne : « je me masturbe, dans les brûlants / Méandres du lit imprégné de sueur (2). Ensuite, la critique acerbe de la rivale s’envenime : elle est une « fille », une « gamine » (7), une « misère petite bourgeoise » (77). Sa « convention […] t’humilie » (87). « Au point de la condamner : « La seule solution possible serait qu’elle meure […] si je la voyais broyée et crucifiée » (4). Et parfois jusqu’à la vulgarité : « La chatte, c’est elle qui l’a : elle n’a rien de plus » (19). Ou encore : « Une jeune abrutie / S’appelle ta femme, une maison / Noire de style fasciste est ton nid » (111). Ce en quoi l’anecdote, la réaction à chaud, la « tendance incurable à soupirer » (81) peuvent l’emporter sur la dimension stellaire du lyrisme. Quoique cette « Patrizzia » soit l’occasion d’une gradation riche de musicalité autant que de psychologie : « De victime silencieuse, elle est devenue victime agressive, / Et maintenant elle veut devenir la victime maîtresse. » (86). Alors « la victime […] possède son bourreau, pauvre impuissant » (88). La déception rend-elle le poète injuste ?
En toute conscience de son talent, dépassant ainsi l’écriture strictement privée, Pasolini écrit après son modèle : les Sonnets de Shakespeare[3], peut-être également adressés à un jeune acteur, maître d’ailleurs explicite (3) en ce trio shakespearien. Ce dernier recueil est le sous-texte, la caution éthique, tant homosexuelle que lyrique de cette italienne reprise thématique. On peut également penser à Michel Ange dont les Sonnets étaient adressés à Tommaso Cavalieri. Pasolini appelle Ninetto, ainsi nommé, avoué (41) « Mon Seigneur garnement » (17), en un bel et tendre oxymore, assumant sa réécriture, cependant moderne : « Sentimental, formaliste, régressant / A une langue du passé, tel je suis » (19). L’élégant archaïsme à l’adresse de l’ « angelot fait homme » à qui le poète demande « Qui vous enseigna la philosophie, enfant ? » (24), côtoie alors un vocabulaire dru : « bite » et « cul » (21). Il brosse son aimé en « festif Sancho Pança » (26) avec un humour doux-amer. Les images, en leur trivialité, sont d’autant plus efficaces, émouvantes : « Et je pleurais, je pleurais avec l’alacrité / Avec laquelle jaillit l’eau d’un robinet laissé / Ouvert, hors d’un tuyau sale et rouillé » (49). Ou lorsque « le peu de sperme » est comparé aux « larmes », quand le derniers vers, la chute n’est plus fait que de deux mots : « Se perd, » (71)…
En cette vaste élégie, la poétique ciselée du sonnet, quoique par instants brutal, frôle la métaphysique : « Il ne s’agit pas de sexe, vous le savez : / Mais d’un attrait qui, comme la mort, a les mains crochues (11). Jusqu’à dénier toute déité : « Dans la nuit sale et éclairée, vous et votre Dieu / Etes un accident dans le cosmos sans finalité » (13). Le poète, quoique armé du vers inégalement rimé, est : « désarmé comme mes vieux Dieux » (27). Même si Pasolini se situe dans la tradition du « trobar clus », cette poésie hermétique des troubadours provençaux, il n’atteint pas toujours (mais qui y atteindrait ?) au raffinement esthétique de ces modèles. Cependant, une mystique de l’amitié et de l’amour n’est pas ici sans se faire jour, quand la fonction de l’écriture est de tenter de rédimer la vie, la perte, le souvenir, au-delà de la mort. Car, dit-il : « la poésie était mon autre amour » (83)…
Quelques-uns de ces sonnets, forcément inégaux (dont certains inachevés, comme immatures encore, ou mutilés) sont de parfaites réussites de l’argumentation poétique, tels celui sur l’ « Autorité » politique et d’amour (27) ou celui il prédit à l’amant échappé « un avenir douloureux (89). Plus banal hélas est celui où il lui promet, loin des succès du cinéaste, « une vie de pauvre « (97). Soudain, un sonnet allégorique, dans la tradition de la Renaissance, surgit, où « deux longs serpents » sont des miroirs : « Il s’agissait peut-être de toi, de ta bonne femme et de ton destin » (101).
C’est avec le plus grand soin que René de Ceccatty, traduit le cinéaste maudit et présente cette édition bilingue. Familier des passions homosexuelles et des tourments de l’amour, il sut relever le défi de l’autofiction avec des romans, parmi lesquels Aimer[4], ainsi qu’une biographie fortement épicée de subjectivité en la passion chaste de Leopardi[5], ce poète et philosophe romantique qui sait autant bouleverser le cœur que l’intellect. Reste à le remercier de nous offrir, aussi rapidement après la publication italienne et posthume, de l’une de ses icônes littéraires et homosexuelles, dont il a proposé la biographie[6], ces Sonnets brûlants, rageurs, parfois lourdement épicés et cependant dignes de l’esthétique élisabéthaine, écrits en ce XX° siècle après Shakespeare…
À la forme du sonnet, classique en Italie depuis Pétrarque au XIV° siècle, s’ajoute sur la lyre de Pasolini une forme bien plus moderne : le « poème filmique ». Rage est en effet un torrent où la prose et les vers, les réquisitoires et les métaphores imagées alternent au service d’un engagement vigoureux que l’on appréciera diversement.
Le lecteur que nous sommes exulte lorsque le poète se charge de l’état d’urgence avec ces mots : « Les poètes, ces éternels indignés, ces champions de la rage intellectuelle, de la furie philosophique ». Mais il regrette aussitôt son enthousiasme en pensant que la poésie n’empêche pas de se méfier de mouvements irrationnels et surtout lorsque l’on entend : « Notre monde, en paix, déborde d’une haine sinistre, l’anticommunisme ». Certes, écrivant en 1960, Pasolini ne peut tout connaître de « l’archipel du goulag », pour reprendre le titre de Soljenitsyne[7], mais il n’a pas dû assez lire le Manifeste communiste de Karl Marx pour en mesurer les préceptes totalitaires[8]. En ce sens l’anticommunisme ne peut être qu’une vertu politique. Certes encore, il plaide la cause des « hommes humbles, vêtus de haillons », traités en « esclaves » (l’on pardonnera l’hyperbole), mais c’est pour honnir « le monde puissant du capital ». Ses vers sur la « contre-révolution » à Budapest sont loin d’être clairs, ceux sur l’Egypte semblent faire un éloge douteux : « Villes funèbres d’Allah : / elles crient : indépendance et socialisme ! » La propension des poètes et des intellectuels à mésestimer le libéralisme politique et économique pour lui préférer les espérances totalitaires est de longtemps partagée…
Si comme lui, nous nous méfions des « foules médiocres d’électeurs », nous lui reconnaissons la verve contre le « lynchage », contre les « insultes fascistes au juifs », contre le racisme (« Il s’appelle Couleur »), l’éloge de la libération des pays colonisés, même si ce n’est pas un gage de prospérité et de liberté. L’un des pires moments est atteint avec « Fêtes pour la victoire à Cuba », un piètre poème outrageusement aveugle, où Fidel Castro et Che Guevara sont certainement des modèles ! De même, à l’occasion de l’Algérie, seule la France est vilipendée !
Mieux, cependant, dans les pages de « Guerre en Corée », il va jusqu’à accuser ce « Dieu [qui] punit / les sodomes en haillons, les gomorrhe / de la misère, les courses de l’amour pouilleux », en une réelle révolte métaphysique, y compris à l’occasion d’inondations : « les chroniques du bien et du mal peuvent se déchaîner ». La satire s’étend à la télévision, « arme inventée pour la diffusion de l’insincérité, du mensonge », « la voie qui oppose des blagues à la Tragédie » ; ce qui reste bien actuel.
Parfois la langue du poème en prose est plus lyrique, à l’égard d’actrices fêtées, comme Sophia Loren, Ava Gardner, ou Marylin, qui apparait « comme une poussière d’or ». L’on y côtoie avec bonheur l’éloge de la bibliothèque, du théâtre, de la pinacothèque, où il s’agit de dire « adieu » à « la gloire de la peinture soviétique ». Tout l’univers d’un cinéaste et écrivain cultivé, présenté avec rigueur par le préfacier Roberto Chiesi ; et de manière partisane par la postface.
Est-ce véritablement de la poésie ? Elle n’a pas toujours la richesse rhétorique et l’attrait des images que l’on attendrait, mais elle s’exprime comme un montage cinématographique en soixante-seize séquences en rafale, parallèles au déroulé du film du même titre sorti sans guère de succès en 1963. Le livre restant une sorte de kaléidoscope au service d’une chronographie. En tout état de cause, une poésie engagée ; pour un fervent catholique pensant que l’Eglise devait se ranger du côté de l’opposition de gauche. Hélas il ne suffit pas de l’engagement pour être juste au regard de l’éthique politique. Eluard[9], Aragon se sont fourvoyés dans le communisme, Céline[10], qui n’était pas un poète, dans l’antisémitisme, alors que le Russe Joseph Brodsky[11] a combattu le communisme avec ses modestes vers. L’on peut être un artiste de grand talent et être un âne complice des totalitarismes hélas ! Il n’en reste pas moins que ce livre permet de mieux connaître un écrivain et cinéaste qui a plus d’une esthétique dans son sac, livre à la fois démodé, percutant de rage et témoin des idéologies de son temps, comme ses Sonnets sont les témoins d’un amour intemporel, comme son film L’Evangile selon Saint-Matthieu est le reflet d’une intense spiritualité…
C’est avec une réputation flatteuse que nous parvient ce roman : « Le phénomène littéraire de l’année », claironne la critique italienne. Pourtant la recette paraît facile : passer une célébrité, imaginaire ou semi-fictive à la moulinette de la satire et de la complaisance. Même si la question de savoir qui pourrait se cacher derrière ce chanteur de charme reste secondaire ; Tony Pagoda est toutes les vedettes de la scène et aucune en particulier.
Seule peut-être la langue pourra sauver Tony Pagoda du marasme des clichés affectés à son type, à son milieu clinquant et délétère. En effet, Sorrentino sait user des registre divers du vocabulaire, parfois sophistiqué, souvent trivial, incongru, sinon, nous disent les italiens, emprunté aux dialectes de la péninsule. Ainsi ce personnage vaniteux, frimeur, égoïste et non indemne de sentimentalité, qui parle à la première personne, et dans lequel a su se couler l’écrivain, ne peut devoir son salut qu’à deux choses : son bagout inépuisable, que certains critiques transalpins sont allés jusqu’à comparer avec une pertinence passablement discutable à Céline, et sa valeur de symptôme d’une société fascinée par les bruyants pousseurs de chansonnettes élevés au rang de mythe dérisoire par la foule des fans.
Alors si l’on veut se repaître, dans une démarche presque scatologique, des concerts où il éructe son chant, de ses doses de cocaïne et cocktails, de ses coucheries sexuelles, on va trouver que cette autobiographie fictive est diablement réussie et foutrement parlante. Et peut-être trouvera-t-on un intérêt sociologique aux scènes sans concessions jetées à la face de l’épouse aussi peu reluisante que lui, avant qu’elle demande un divorce aussi peu ragoutant que consenti. Alors l’amour dans tout ça ? « Ils ont tous raison » : seul l’amour est un miel assez puissant et collant pour attirer les mouches du public qui en rêve sans l’avoir guère vécu. Ainsi notre Tony est possédé d’une nostalgie perpétuelle incarnée par une Béatrice, amante splendide, sensuelle et éphémère, « monument de séduction, une poupée aussi femelle que madone », anti-Béatrice de Dante, qu’il a assassinée en poussant dans l’escalier alors qu’elle voulait le quitter. L’ironie sous-jacente instillée par l’écrivain réduit à néant les velléités de grandeur du pousseur de chant sirupeux, finalement minable, coupable, qu’une vérité métaphysique ne rattrapera ou ne sacralisera jamais.
La vieillesse du crooner déclinant, bouffi d’orgueil au point de se croire le complice de Franck Sinatra, est en effet parcourue par une verve forcenée, envers du désespoir, malgré la carapace d’humour, censée lui permettre de se faire valoir : « Je me plante sur la scène et je vous démonte les sentiments, je vous les démantibule, je vous les fait exploser en l’air avec la précision du timer posé sur une bombe, je vous envoie chez les dingues, j’ai le pouvoir, je sens que je l’ai, ce pouvoir de manipuler vos petits cœurs ».
Sa carrière peu à peu moisie, traversée par un cafard noir, est volontairement interrompue par un détour de dix-huit ans à Manaus, ville d’Amazonie, où notre Tony n’a d’admiration et d’amitié que pour l’autorité, la richesse d’un gros bras local, non sans machisme. Après que ce dernier lui paie un retour doré, l’Italie lui semble encore plus pourrie qu’avant, en un mot, aussi vulgaire que lui. Car, en ce pays, « ils ont tous raison ». Le relativisme y est, là comme ailleurs, une forme de vulgarité autant qu’une lâcheté esthétique et morale. Ne reste plus qu’un vieil abonné à la mort, dont le désabusement passe péniblement pour une philosophie, un « pauvre type pompeux et sans talent »…
Paolo Sorrentino est, paraît-il, « le jeune réalisateur phare » que l’on vient de remarquer à Cannes pour This must be the place, histoire d’une ancienne star du rock gothique rangée des voitures. Est-il également un nouvel émule des « Cannibales italiens », ces écrivains à peine pubères et volontiers trash des années quatre-vingt-dix ? Ainsi, sans doute est-il possible de le comparer à Niccolo Ammaniti, dont La Fête du siècle[1] caricatura sans presque pécher par l’exagération une clinquante pseudo-élite. De même, sous le clavier aiguisé de Paolo Sorrentino, l’irrésistible satire du milieu des variétés et de la pop va-t-elle jusque inclure une certaine charge contre une berlusconienne société qui monte au pinacle de grotesques latin-lovers ?
Pour un coup d’essai romanesque et picaresque, notre cinéaste napolitain s’est bien débrouillé. Poursuivi par une lecture trépidante au style imagé, déglingué, coruscant, amusant, le lecteur ne s’ennuie pas, quoique un sentiment de vacuité l’entraîne au fond du marasme : à quoi bon un tel personnage, une telle vie, sinon pour dézinguer toutes les fausses valeurs du fric, du sexe et du paraître, toutes les vulgarités de nos contemporains branchés et débranchés. L’humanité n’en sort pas grandie ; sauf, qui sait, le lance-flamme de la satire, parmi ce nouveau réalisme crade. Peut-être une ascèse intérieure permettra-t-elle aux qualités baroques de l'écriture d'Ammaniti de rencontrer une concision narrative et une perspicacité thématique qu’il n’a pas encore tout à fait atteintes.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.