Pier Paolo Pasolini : Sonnets, traduits de l’italien par René de Ceccatty,
Poésie Gallimard, 2012, 288 p, 9,90 €.
Pier Paolo Pasolini : Rage, traduit par Patrizia Atzei et Benoit Casas,
Nous, 2020, 144 p, 14 €.
Parmi les images virevoltantes du Décaméron de Pasolini, un joyeux drille est incarné par le jeune Ninetto Davoli. À l’acteur fétiche de nombreux films est sans cesse adressé ce recueil inédit, et qui n’était peut-être pas destiné à être publié. Ces cent douze Sonnets présentent un étonnant triptyque d’intérêts : biographique, de réécriture et poétique. Voire métaphysique. Quoique ces dernières dimensions, souvent éblouissantes, aient parfois du mal à dépasser l’anecdote personnelle et la confession à chaud. Mais à la rage amoureuse s’ajoute dans un autre recueil une Rage plus intensément politique.
La vie fulgurante de Pasolini, né en 1922, s’acheva, on le sait, au cours d’un assassinat crapuleux, sur une plage d’Ostie, en 1975. Entre temps, une œuvre polymorphe, stimulante, provocante se distribua fiévreusement parmi le cinéma et la littérature. Ce sont les chefs-d’œuvre des Mille et une nuits, de Théorème ou de Médée, jusqu’au terrible de Salo ou les cent-vingt journées de Sodome, mais également l’ambitieux roman Pétrole[1]. A ses recueils de poèmes, s’ajoutent aujourd’hui les Sonnets, écrits pendant l’automne-hiver 1971-1972, lorsqu’il tournait les Contes de Canterbury. C’est alors que le comédien Ninetto, son amour préféré depuis près de dix ans, qui lui avait signifié la rupture en le quittant pour une jeune femme, lui fit sentir l’inéluctabilité de la séparation.
Si ses précédents poèmes étaient plutôt allusifs, ici l’aventure est sans fard, voire violemment exhibée. L’homosexualité est depuis longtemps douloureusement vécue : « Deux oiseaux mâles n’ont pas entre eux de devoirs / Qui leur assurent la paix avec le monde. » (54[2]) Mais aussi assumée : « je n’aimais que les garçons pauvres » (58), quoique avec une lyrique obscénité. La chronique des sentiments, de sonnet en sonnet, devient une sorte de journal, un sismographe permanent du désir, de la douleur et du manque, de la colère et de la nostalgie. Ainsi, dès le premier sonnet, la velléité suicidaire s’exhale, la soif sexuelle bouillonne : « je me masturbe, dans les brûlants / Méandres du lit imprégné de sueur (2). Ensuite, la critique acerbe de la rivale s’envenime : elle est une « fille », une « gamine » (7), une « misère petite bourgeoise » (77). Sa « convention […] t’humilie » (87). « Au point de la condamner : « La seule solution possible serait qu’elle meure […] si je la voyais broyée et crucifiée » (4). Et parfois jusqu’à la vulgarité : « La chatte, c’est elle qui l’a : elle n’a rien de plus » (19). Ou encore : « Une jeune abrutie / S’appelle ta femme, une maison / Noire de style fasciste est ton nid » (111). Ce en quoi l’anecdote, la réaction à chaud, la « tendance incurable à soupirer » (81) peuvent l’emporter sur la dimension stellaire du lyrisme. Quoique cette « Patrizzia » soit l’occasion d’une gradation riche de musicalité autant que de psychologie : « De victime silencieuse, elle est devenue victime agressive, / Et maintenant elle veut devenir la victime maîtresse. » (86). Alors « la victime […] possède son bourreau, pauvre impuissant » (88). La déception rend-elle le poète injuste ?
En toute conscience de son talent, dépassant ainsi l’écriture strictement privée, Pasolini écrit après son modèle : les Sonnets de Shakespeare[3], peut-être également adressés à un jeune acteur, maître d’ailleurs explicite (3) en ce trio shakespearien. Ce dernier recueil est le sous-texte, la caution éthique, tant homosexuelle que lyrique de cette italienne reprise thématique. On peut également penser à Michel Ange dont les Sonnets étaient adressés à Tommaso Cavalieri. Pasolini appelle Ninetto, ainsi nommé, avoué (41) « Mon Seigneur garnement » (17), en un bel et tendre oxymore, assumant sa réécriture, cependant moderne : « Sentimental, formaliste, régressant / A une langue du passé, tel je suis » (19). L’élégant archaïsme à l’adresse de l’ « angelot fait homme » à qui le poète demande « Qui vous enseigna la philosophie, enfant ? » (24), côtoie alors un vocabulaire dru : « bite » et « cul » (21). Il brosse son aimé en « festif Sancho Pança » (26) avec un humour doux-amer. Les images, en leur trivialité, sont d’autant plus efficaces, émouvantes : « Et je pleurais, je pleurais avec l’alacrité / Avec laquelle jaillit l’eau d’un robinet laissé / Ouvert, hors d’un tuyau sale et rouillé » (49). Ou lorsque « le peu de sperme » est comparé aux « larmes », quand le derniers vers, la chute n’est plus fait que de deux mots : « Se perd, » (71)…
En cette vaste élégie, la poétique ciselée du sonnet, quoique par instants brutal, frôle la métaphysique : « Il ne s’agit pas de sexe, vous le savez : / Mais d’un attrait qui, comme la mort, a les mains crochues (11). Jusqu’à dénier toute déité : « Dans la nuit sale et éclairée, vous et votre Dieu / Etes un accident dans le cosmos sans finalité » (13). Le poète, quoique armé du vers inégalement rimé, est : « désarmé comme mes vieux Dieux » (27). Même si Pasolini se situe dans la tradition du « trobar clus », cette poésie hermétique des troubadours provençaux, il n’atteint pas toujours (mais qui y atteindrait ?) au raffinement esthétique de ces modèles. Cependant, une mystique de l’amitié et de l’amour n’est pas ici sans se faire jour, quand la fonction de l’écriture est de tenter de rédimer la vie, la perte, le souvenir, au-delà de la mort. Car, dit-il : « la poésie était mon autre amour » (83)…
Quelques-uns de ces sonnets, forcément inégaux (dont certains inachevés, comme immatures encore, ou mutilés) sont de parfaites réussites de l’argumentation poétique, tels celui sur l’ « Autorité » politique et d’amour (27) ou celui il prédit à l’amant échappé « un avenir douloureux (89). Plus banal hélas est celui où il lui promet, loin des succès du cinéaste, « une vie de pauvre « (97). Soudain, un sonnet allégorique, dans la tradition de la Renaissance, surgit, où « deux longs serpents » sont des miroirs : « Il s’agissait peut-être de toi, de ta bonne femme et de ton destin » (101).
C’est avec le plus grand soin que René de Ceccatty, traduit le cinéaste maudit et présente cette édition bilingue. Familier des passions homosexuelles et des tourments de l’amour, il sut relever le défi de l’autofiction avec des romans, parmi lesquels Aimer[4], ainsi qu’une biographie fortement épicée de subjectivité en la passion chaste de Leopardi[5], ce poète et philosophe romantique qui sait autant bouleverser le cœur que l’intellect. Reste à le remercier de nous offrir, aussi rapidement après la publication italienne et posthume, de l’une de ses icônes littéraires et homosexuelles, dont il a proposé la biographie[6], ces Sonnets brûlants, rageurs, parfois lourdement épicés et cependant dignes de l’esthétique élisabéthaine, écrits en ce XX° siècle après Shakespeare…
À la forme du sonnet, classique en Italie depuis Pétrarque au XIV° siècle, s’ajoute sur la lyre de Pasolini une forme bien plus moderne : le « poème filmique ». Rage est en effet un torrent où la prose et les vers, les réquisitoires et les métaphores imagées alternent au service d’un engagement vigoureux que l’on appréciera diversement.
Le lecteur que nous sommes exulte lorsque le poète se charge de l’état d’urgence avec ces mots : « Les poètes, ces éternels indignés, ces champions de la rage intellectuelle, de la furie philosophique ». Mais il regrette aussitôt son enthousiasme en pensant que la poésie n’empêche pas de se méfier de mouvements irrationnels et surtout lorsque l’on entend : « Notre monde, en paix, déborde d’une haine sinistre, l’anticommunisme ». Certes, écrivant en 1960, Pasolini ne peut tout connaître de « l’archipel du goulag », pour reprendre le titre de Soljenitsyne[7], mais il n’a pas dû assez lire le Manifeste communiste de Karl Marx pour en mesurer les préceptes totalitaires[8]. En ce sens l’anticommunisme ne peut être qu’une vertu politique. Certes encore, il plaide la cause des « hommes humbles, vêtus de haillons », traités en « esclaves » (l’on pardonnera l’hyperbole), mais c’est pour honnir « le monde puissant du capital ». Ses vers sur la « contre-révolution » à Budapest sont loin d’être clairs, ceux sur l’Egypte semblent faire un éloge douteux : « Villes funèbres d’Allah : / elles crient : indépendance et socialisme ! » La propension des poètes et des intellectuels à mésestimer le libéralisme politique et économique pour lui préférer les espérances totalitaires est de longtemps partagée…
Si comme lui, nous nous méfions des « foules médiocres d’électeurs », nous lui reconnaissons la verve contre le « lynchage », contre les « insultes fascistes au juifs », contre le racisme (« Il s’appelle Couleur »), l’éloge de la libération des pays colonisés, même si ce n’est pas un gage de prospérité et de liberté. L’un des pires moments est atteint avec « Fêtes pour la victoire à Cuba », un piètre poème outrageusement aveugle, où Fidel Castro et Che Guevara sont certainement des modèles ! De même, à l’occasion de l’Algérie, seule la France est vilipendée !
Mieux, cependant, dans les pages de « Guerre en Corée », il va jusqu’à accuser ce « Dieu [qui] punit / les sodomes en haillons, les gomorrhe / de la misère, les courses de l’amour pouilleux », en une réelle révolte métaphysique, y compris à l’occasion d’inondations : « les chroniques du bien et du mal peuvent se déchaîner ». La satire s’étend à la télévision, « arme inventée pour la diffusion de l’insincérité, du mensonge », « la voie qui oppose des blagues à la Tragédie » ; ce qui reste bien actuel.
Parfois la langue du poème en prose est plus lyrique, à l’égard d’actrices fêtées, comme Sophia Loren, Ava Gardner, ou Marylin, qui apparait « comme une poussière d’or ». L’on y côtoie avec bonheur l’éloge de la bibliothèque, du théâtre, de la pinacothèque, où il s’agit de dire « adieu » à « la gloire de la peinture soviétique ». Tout l’univers d’un cinéaste et écrivain cultivé, présenté avec rigueur par le préfacier Roberto Chiesi ; et de manière partisane par la postface.
Est-ce véritablement de la poésie ? Elle n’a pas toujours la richesse rhétorique et l’attrait des images que l’on attendrait, mais elle s’exprime comme un montage cinématographique en soixante-seize séquences en rafale, parallèles au déroulé du film du même titre sorti sans guère de succès en 1963. Le livre restant une sorte de kaléidoscope au service d’une chronographie. En tout état de cause, une poésie engagée ; pour un fervent catholique pensant que l’Eglise devait se ranger du côté de l’opposition de gauche. Hélas il ne suffit pas de l’engagement pour être juste au regard de l’éthique politique. Eluard[9], Aragon se sont fourvoyés dans le communisme, Céline[10], qui n’était pas un poète, dans l’antisémitisme, alors que le Russe Joseph Brodsky[11] a combattu le communisme avec ses modestes vers. L’on peut être un artiste de grand talent et être un âne complice des totalitarismes hélas ! Il n’en reste pas moins que ce livre permet de mieux connaître un écrivain et cinéaste qui a plus d’une esthétique dans son sac, livre à la fois démodé, percutant de rage et témoin des idéologies de son temps, comme ses Sonnets sont les témoins d’un amour intemporel, comme son film L’Evangile selon Saint-Matthieu est le reflet d’une intense spiritualité…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.