Dante Alighieri, Miquel Barcelo : La Divine comédie, traduit de l’italien par Danièle Robert,
Actes Sud, 2023, trois volumes sous coffret, 544 p, 147 €.
Dante Alighieri & Michael Meier : En Enfer avec Dante,
traduit de l’allemand par Emmanuel Gros, Casterman, 136 p, 19 €.
Atteindre le paradis dantesque n’est pas un chemin aisé, plutôt encombré de ronce et de gel, de remords cuisants, de sataniques effrois, enfin illuminé de ravissements angéliques inaccessibles au mortel. A fortiori lorsqu’il faut le traduire en un autre idiome que celui fondateur de Dante Alighieri, poète autant du dolce stil nuovo que du fracas des spirales infernales. Cherchons, après celle plus qu’honorable de René de Ceccatty[1], la traduction idéale de La Divine comédie, celle digne de figurer aux cotés de la voix des anges. Nous croyons trouver le volume le plus commode avec cette traduction de Joachim-Joseph Berthier, le plus élégant avec Jacqueline Risset et Botticelli, quand surviennent l’Enfer et le Purgatoire, sous les vers rimés de Danièle Robert. Le choix, cornélien, n’a cependant que l’avantage de nous faire revisiter le démoniaque et divin chef d’œuvre, en beauté, mais aussi en toute parodie dessinée par Michel Meyer, qui ne s’embarrasse pas d’un vain respect pour exercer l’art de traduire.
Récit d’aventure en vers semé d’embûches et de joies, la Comédie, dont le titre bientôt affublé de l’adjectif « divine » s’explique parce qu’elle présente une fin heureuse et non tragique, est également un traité de théologie morale, catalogue des péchés et des peines infernales, purgation vers le salut, et enfin extase mystique.
Après un chant inaugural dans lequel Dante est sauvé des trois animaux du vice par Virgile, l’œuvre se joue en trois parties. Chacune d’entre étant distribuée en trente-trois chants, la composition mathématique complexe est évidemment symbolique, eût égard à la Sainte Trinité, sans compter la dimension cabalistique qui nous reste largement inaccessible. D’ailleurs l’action commence le Vendredi saint huit avril 1300 pour s’achever le jeudi de Pâques treize avril 1300. Béatrice apparait à l’exact milieu du chant XXX du Purgatoire, en vue du Paradis terrestre, alors que doit s’effacer le docte païen Virgile, quoique prétendument annonciateur du Christianisme dans sa quatrième églogue. Le chiffre neuf est le chiffre mystique par excellence ; l’Enfer étant divisé en neuf cercles, le Purgatoire en neuf terrasses, le Paradis en neuf cieux concentriques, conformément à la cosmologie médiévale. Au dernier chant de l’Enfer siège Satan, l’ange du mal, là où la profondeur infernale se retourne vers la montagne du Purgatoire, qu’il faut atteindre en s’accrochant aux poils du monstre pour effectuer enfin une volte-face salvatrice, de toute évidence symbolique. À ce neuvième cercle infernal habité par Lucifer répond au loin le neuvième ciel paradisiaque, celui de la « vision intuitive de Dieu ».
Conformément à la pensée médiévale, Dante s’appuie dans Le Banquet sur une doctrine qui ne doit pas échapper au lecteur de la Comedia : « Les écrits doivent être entendus et doivent être expliqués en quatre sens. Le premier s’appelle le sens littéral, et c’est celui qui ne s’étend pas plus loin que la lettre du texte proprement dite ; le second s’appelle le sens allégorique, et c’est celui qui se cache sous le manteau des fables […], le troisième s’appelle le sens moral, et c’est celui que les lecteurs doivent chercher avec grande attention dans les œuvres écrites […], le quatrième s’appelle le sens anagogique, c’est-à-dire « supersens » : et c’est celui que l’on a parce qu’on explique au point de vue spirituel un écrit qui, tant par le sens littéral que par les choses signifiées, représente les choses de la vie éternelle[2] ». Au voyage parmi les trois espaces, s’ajoutent les trois initiateurs. Le poète et guide Virgile, vient de l’Antiquité, quand la Dame d’Amour, Béatrice, appartient à cet absolu, à la fois platonicien et chrétien, que l’auteur et ascensionniste peut rejoindre en se lavant de ses péchés, alors que l’amour aussi mystique que le poème lui permet de la connaissance de Dieu et la vie éternelle. Au Paradis, la connaissance des mystères de la Trinité et de l’incarnation de Jésus, est assurée grâce à l’intervention de Saint Bernard, lui procurant une ineffable délectation, grâce à la fusion de l’effort physique et mental du poète (qui est aussi la raison hellénique) et de la grâce divine.
Guelfe blanc, Dante avait une vision déjà moderne de la politique, grâce à laquelle il s’agit de s’opposer à l’immixtion du Pape dans la vie politique et de soutenir l’indépendance du pouvoir temporel, conformément au message du Christ : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu[3] ». Ce pourquoi, alors qu’il écrit entre 1304 et 1321, de nombreux Papes sont par ses soins jetés dans son Enfer, dans la cinquième bolge du huitième cercle, celui des trompeurs : Nicolas III, Boniface VIII, et Clément V, qui régnèrent sur l’Eglise entre 1277 et 1314. Ce que l’on lit également au chant XVI du Purgatoire :
« L’Eglise de Rome, dis-le désormais,
Pour avoir les deux pouvoirs mélangé,
Tombe dans la boue, elle et eux souillés. »
Tenons-nous entre nos mains respectueuses l’édition française parfaite de La Divine comédie ? D’autant qu’elle se présente sous la forme d’un seul volume agréablement relié, plus maniable qu’un Pléiade au papier précieux. Il peut paraître étrange de rééditer une traduction de 1924. À ce compte, celle de Fiorentino[4], qui fut la préférée de Baudelaire, mériterait-elle cet honneur ? Joachim-Joseph Berthier, qui consultait volontiers cette dernière, place la patience de son travail sous l’autorité de la strophe du Chant IX de l’Enfer :
« Ô vous qui avez l’intelligence saine,
admirez la doctrine qui se cache
sous le voile des vers étranges ! »
Didactique et poétique sont par conséquent inséparables. Aussi Berthier vise-t-il la littéralité : « Je voulais une sorte de mot à mot, qui serait pour quelques-uns comme un guide dans la lecture et l’intelligence du texte original ». Le risque est qu’un souffle poétique propre à la langue française soit éraillé, sinon absent.
Au contraire du choix fait par René de Ceccatty, les notes en bas de page sont abondantes et, quoique concises, éclairantes. Sachons ainsi que la panthère, le lion et la louve qui assaillent le poète au premier chant, symbolisent respectivement la luxure, l’orgueil et l’avarice. Sinon comment savoir en effet que la lettre « P » gravée sept fois avec son épée par l’ange du Purgatoire sur le front du poète signifie les sept péchés capitaux ? Un index (ou « Table doctrinale abrégée »), quoique trop bref, est particulièrement bienvenu : ainsi sur les anges, sur l’art, sur les apparitions de Béatrice, sur la gourmandise… Vous saurez tout sur la « hiérarchie des anges », sur l’ange portier du Purgatoire, au chant IX : « je le vis assis sur le degré supérieur, / Et tel dans sa face que je ne pus le supporter ». Ce qui a peut être inspiré Rainer Maria Rilke dans sa première Elégie de Duino.
Mais l’on ne manquera pas d’apprendre, au chant V du Paradis, le secret de la liberté :
« Le plus grand don que Dieu dans sa largesse
fit en créant, et qui à sa bonté
est le plus conforme, et celui que plus il apprécie,
ce fut la liberté de la volonté,
dont les créatures intelligentes,
toutes et seules, furent et sont dotées. »
Car seul le libre-arbitre, conformément à Saint Thomas d’Aquin (notons que Berthier contribua à une édition critique de ce dernier), permet d’atteindre le bien moral. Dante lui-même, n’at-il pas fourni tant son éthique d’écrivain que la morale du traducteur, en son chant IX du Purgatoire ?
« Lecteur, tu vois bien comment j’élève
mon sujet, et si donc avec plus d’art
je l’embellis, ne t’en fais point merveille. »
Iconique est devenue la traduction de Jacqueline Risset, lexicalement précise, en vers libres (en général de dix à douze syllabes), d’abord parue en 1985 chez Flammarion. L’on peut sans doute lui appliquer ce que dit Dante, à l’orée du Purgatoire : « Mais qu’ici la morte poésie resurgisse, / ô saintes muses, puisque je suis à vous ». De l’aveu de l’éditrice, Diane de Selliers, « sous sa plume, les vers de Dante sont des étoiles qui nous guident vers notre propre lumière ».
Car voici cette traduction magnifiée par la totalité des dessins de Sandro Botticelli, soit quatre-vingt-douze, venus de de Berlin et du Vatican. C’est à la fin du XIV° siècle que Lorenzo di Pier Francesco de Médicis commande à l’artiste ces illustrations faites au moyen d’une pointe métal sur le parchemin, puis rehaussées à l’encre. Faut-il regretter que Botticelli n’ait pu ajouter la couleur à ses dessins ? Ils ne sont en effet qu’une toute petite poignée à briller de rouges, de bleus et de bruns, dont le fameux « cratère » de l’enfer. Mais à la manière d’une bande dessinée moderne, la liberté et la grâce du trait animent en cette édition somptueuse une voix narrative continue, parmi laquelle la concision du trait n’a d’égale que la qualité de la suggestion poétique. Comme lorsque que de simples flammèches entourent l’envol de Béatrice et Dante…
C’est faire preuve d’humilité, comme Jacqueline Risset, que d’offrir une édition bilingue de l’Enfer et du Purgatoire, chaque double page faisant jouxter l’original de Dante et la prise de risque de la traduction. Ainsi pour mieux respecter la langue vulgaire florentine, les terzine (strophe de trois vers) et les endécasyllabes (vers de onze syllabes), Danièle Robert use de tercets rimés, et c’est là un défi et une beauté nouvelle.
Forcément, puisque rimes françaises et décasyllabes il y a, la littéralité du mot à mot est impossible. Antinomique à la traduction de Berthier est donc le travail d’orfèvre de Danièle Robert. N y-a-t-il pas une musicalité supplémentaire :
« Ô vous qui êtes d’un entendement sain,
considérez le sens profond caché
sous le voile de mes vers sibyllins. »
Cependant, le risque est de tordre le vers, voire le sens, au service d’une rime française, d’autant que les finales en « o », « a » et « i » sont bien plus nombreuses en italien qu’en français. Ce qui peut donner :
« Réfléchissez bien sur votre naissance :
non pas pour vivre en bêtes conçus
mais pour suivre vertu et connaissance. »
L’on s’aperçoit que pour le bien de la rime en « u » (avec « convaincu » à la strophe suivante), le mot « conçu » parait un intrus. Ce qui est en effet au chant XXVI de l’Enfer :
« Considerate la vostra semenza :
fatti , non foste a viver como bruti,
ma per seguir virtute e canoscenza. »
Hors de rares tentatives, les traductions françaises évitent l’écueil des vers rimés. Traduire en prose, comme amputer des passages trop savants, étant une hérésie, l’évidence doit s’imposer : un tel poème ne peut trouver sa voie et sa vie dans une autre langue qu’en vers rimés. L’on peut se demander alors pourquoi Danièle Robert n’a pas choisi l’évidence de l’alexandrin. Par crainte de sa monotonie dit-elle. Et pourquoi pas toujours l’hendécasyllabe, comme Dante, qui pratique cependant souvent l’élision ? Il est si rare en français, donc il côtoiera le décasyllabe ; et rendra clair ce qui est obscur au chant XXXIII du Purgatoire :
« Il se peut que ma narration obscure,
tels Thémis et le Sphinx, te convainquent peu,
car tout comme eux l’intellect elle obture. »
« Art de la perte », dit Danièle Robert en sa préface, la traduction doit cependant s’envoler autant vers le sens que vers la musique. Ce n’est pas un « décalque », mais un « entrelacs créateur d’une nouvelle harmonie ». Or la rime n’a pas forcément besoin d’être toujours riche ; parfois l’assonance suffit. Comme chez Dante lui-même, la noblesse et le lyrisme côtoient la familiarité et le grotesque, « la putain et la bestialité » (Purgatoire XXXII) sont repoussées par la pure beauté.
Lisons comment au dernier chant de l’Enfer, apparait Lucifer, « l’empereur du règne de souffrance » :
« Des six yeux il pleurait et, sanguinolents,
des trois mentons pleurs et baves coulaient. Dans chaque bouche il broyait de ses dents
un pécheur, tout comme on macque le lin,
et en faisait ainsi trois corps souffrants. »
Voyons plus loin, dans le Purgatoire, et avec les yeux de l’âme, comment trois demoiselles admonestent Dante, qui peut enfin contempler sa Béatrice :
« Elles dirent : « N’épargne pas tes regards :
nous t’avons face aux émeraudes placé,
par où Amour lança sur toi ses dards. »
Dante Alighieri, Miquel Barcelo : La Divine comédie, Actes Sud.
Mieux encore, lorsque le triptyque dantesque de Danielle Robert est accompagné des ébouriffantes aquarelles de Miquel Barcelo, le livre idéal en son coffret de trois volumes ne peut que combler les aficionados de l'ascension paradisiaque tant la traduction parfaite, quoiqu'il s'agisse d'un oxymore, s'allie avec les mouvements souterrains et aérien du pinceau de l'artiste, aux couleurs parfois violentes, parfois éthérées, aux délavés précis, suggestifs, cruels et tendres, à la lisière de l'abstraction. Le tour de force plastique trouve son écho, sa résonance dans les décasyllabes rimés en français par Danièle Robert. Certes une précédente édition, épuisée, unissait ces aquarelles à la traduction de Jacqueline Risset dont la complexité était plus troublante. Mais la simplicité, l'évidence de Danièle Robert fait ici merveille, permettant d'accéder à l'eschatologie dantesque avec joie...
Incroyable à quel point Dante a pu fixer pour des siècles de christianisme la géographie de l’eschatologie : fosses concentriques de l’Enfer, montagne du Purgatoire, qui lui répond inversement, cieux concentriques en Paradis où flamboient les anges autour de Dieu. Il est un peu curieux à cet égard qu’à une préface sur l’éthique de la traduction, aux pieds de l’Enfer, succède une préface sur le Purgatoire proprement dit, marquant une légère déception du lecteur quand à cet Enfer qui est à peine présenté. Mais après l’horreur sans nombre du châtiment éternel aux impressionnantes figures qui marquèrent les esprits des lecteurs et des peintres, comme Ugolin dévorant ses enfants ou l’amour coupable et cependant réuni de Paolo et Francesca lisant les amours de Guenièvre et Lancelot, le Purgatoire offre aux pécheurs des peines consenties et enluminées d’espérance, sachant qu’ils aboutiront en la musicalité du Paradis.
Gageure de la traduction, il ne fallait alors ne pas rater ces vers musiciens du chant IX, caractéristiques du répons grégorien :
« Et ce que j’entendais me renvoyait
l’image même de ce qui prévaut
quand à chanter l’organum on s’essaie,
et que s’entendent alors, ou non, les mots. »
Même si le jaloux est toujours en droit de chipoter, il faut admettre que le travail est fort réussi : sur l’oreille spirituelle, la magie opère.
La sommitale marche de l’escalier dantesque est franchie avec autant de succès par Danièle Robert lorsque parait l’indispensable troisième volet du retable qu’est le Paradis. L’éclat de Béatrice s’intensifie, les anges pullulent, les saints enseignent avec bienveillance, la poésie est aussi musicale que philosophique, la beauté céleste est à la fois esthétique et morale :
« Ici l’on se plonge dans l’art, éclat
d’un tel amour, on discerne le bien
qui fait régir là-haut le monde d’en bas. »
Reste à souhaiter qu’in fine, le grand-œuvre aux belles couvertures (qui ne néglige pas les notes profuses en fins d’ouvrages) soit publié en un seul volume élégamment relié, comme l’éditeur sait si soigneusement le faire, avec par exemple son Dictionnaire de la Méditerranée[5].
Les grand illustrateurs de Dante, Sandro Boticelli, Gustave Doré, Salvador Dali et Miquel Barcelo, n’auront, espérons-le, pas à rougir de la traduction de Michael Meier. Outre la réécriture contemporaine de l’œuvre dantesque par le prosateur Giorgio Pressburger[6], jetons un œil amusé sur une bande dessinée, qui, par des moyens différents, saupoudre elle aussi le chef d’œuvre dantesque d’allusions aux tragédies du XX° siècle.
Peinture et dessin sont également des traductions, ici dans un langage plus familier. En Enfer avec Dante est une bande dessinée où dominent le rougeoyant et la noirceur, non sans des verts méphitiques, sous les doigts scénaristes et graphistes à la fois de l’Allemand Michael Meier. La chose est absolument parodique, car un « hipster quadra », aux cheveux et barbe roux, s’égare lors d’une randonnée. La forêt sombre est le symbole des tentations pécheresses de la société de consommation. Une luxurieuse dodue, un léonin conseiller en développement personnel, un loup de la finance : seul un chacal virgilien sauve notre nouveau Dante. Les cercles de l’Enfer se succèdent, rythmés par des avalanches, un téléphérique, un métro, tandis que les allusions à des émissions de télévision, et surtout à l’Histoire démente du siècle dernier pullulent.
Il y est question d’« évadé fiscal », de « tirer le diable par la queue », de « sans-papiers » ; la « Gorgone de la STASI » a des yeux en « laser à deux balles », Hitler « mijote dans le sang » en compagnie de Pinochet, plus loin des damnés tapent des thèses sur IPhone… C’est satirique en diable et fort divertissant, non sans une réelle intelligence du texte dantesque.
« Ut pictura poesis », écrivait Horace[7]. Il n’est pas si sûr que la poésie ressemble à la peinture, tant sont différent les moyens de ces arts, ce d’autant que la bande dessinée a le plus souvent quelque chose de réducteur par rapport à son modèle littéraire. La réduction est aussi celle qui va du sublime dantesque au trivial et au comique…
« La tâche du traducteur est de faire mûrir, dans la traduction, la semence du pur langage[8] », disait en 1923 Walter Benjamin, à l’occasion de sa version des « Tableaux parisiens » de Baudelaire, seconde partie des Fleurs du mal. Il faut craindre cependant que la traduction devienne vulgarisation, affadissement, perte des scintillements poétiques et des réseaux de sens. Le poème ne sert pas qu’à la communication de faits, d’idées, ici chez Dante de doctrine ; aussi le traducteur se saisissant des fleurs du texte ne devra pas (si l’on nous pardonne cette l’image triviale) en faire de la compote, mais en offrir les fruits mûris dans sa langue. Au travers de sa transparence, la traduction laisse voir le texte original, quoique sans le remplacer, sans user de l’illusion du mimétisme. Si le texte de Dante est immuable, le devoir de traductibilité universelle invite une pléiade, une chaîne de traducteurs à remettre sans cesse sur le métier à tisser le poème la soie rauque et chatoyante du langage. Encore une fois, comme l’écrivait George Steiner[9] parmi son chapitre inaugural « Comprendre c’est traduire », dans Après Babel : « Toute lecture approfondie d’un texte sorti du passé d’une langue ou d’une littérature est un acte d’interprétation aux composantes multiples[10] ».
Santillana del mar, Cantabria. Photo : T. Guinhut.
Les géants imbéciles d’Ermanno Cavazzoni,
ou l’école de l’ironie :
Les Géants, Les Idiots.
Ermanno Cavazzoni : Les Géants,
traduit de l’italien par Monique Bacelli, Le Nouvel Attila, 256 p, 21 €.
Ermanno Cavazzoni : Les Idiots,
traduit de l’italien par Monique Bacelli, Attila, 208 p, 17,25 € ; Points, 192 p, 6,30 €.
L’humour ne nuit pas à la littérature, y compris dans le domaine du merveilleux, trop souvent d’un sérieux extatique et abyssal. Amateur de curiosités fantastiques et merveilleuses, l’Italien Ermanno Cavazzoni a publié un Guida agli animali fantastici[1], hélas non traduit. De même pour Le tentazioni di Girolamo[2], un roman qui mériterait d’être acclimaté en notre langue. Réjouissons-nous cependant des efforts méritoires de nos éditeurs pour acclimater dans la langue de Molière cet excellent amuseur des Lettres. Car volontiers burlesque et satirique, il aime à enguirlander ses pages d’une galerie de grands bestiaux, dans Les Géants, et de grotesques Idiots, dont la tête est ornée des idées courtes les plus loufoques et déglinguées. Sous la franche rigolade, quoique parfois pathétique, le chroniqueur de l’école de l’ironie cache cependant bien des enseignements en ses apologues colorés…
Les chevaliers gothiques devaient combattre de dangereux géants. Si avec Don Quichotte ils sont avec certitude devenus purement imaginaires, ils n’en restent pas moins fascinants. Venus des romans de chevalerie médiévaux, du Roland furieux de L’Arioste, du Roland amoureux de Boiardo ou du cycle e la Table ronde, ils font l’objet d’un portrait polymorphe, en soixante-dix petits récits et essais par Ermanno Cavazzoni.
Les voici balourds et brutaux, égocentriques et ignares, psychotiques et contrefaits, « en forme d’échelles », sinon (on s’en serait douté) « en forme de moulins », voire carrément « péronistes ». Quand ils ne combattent pas -pour être souvent occis- ils excellent en « concours de force, fanfaronnades, joie débridée, plaisanteries grasses et bruyants concours de rots et de pets ». Ils sont en effet « inaptes à l’idée de civilisation » et sont avérés avoir des « origines de sauriens mahométans ratés », comme ces dinosaures que redécouvre la paléontologie. Affligés de tous les défauts, ils sont voleurs, batailleurs, bestiaux, et leur filiation mahométane n’y est pas pour rien, en un manichéisme passablement burlesque. Il y a cependant de « rares géants philosophes » que leur mal de vivre à contraint à réfléchir sur leur condition.
Quant aux également rares géantes, elles sont « peu excitantes ». Aussi leur capacité de reproduction n’est pas un mince exploit. Car « Satan lui-même aurait peur de faire l’amour avec elle » ! Néanmoins, on connait des familles géantes. Gare à la mère de famille qui peut être redoutable : « Les statistiques enseignent que pédophiles, pornographes, sadiques, ravisseurs, maniaques et assassins en tous genres sont moins dangereux qu’une mère dans sa cuisine ». L’on conçoit que la chose soit un brin réaliste, comme lorsque l’ami du narrateur confie : « les épouses sont des géantes rapetissées, mais en conservent l’instinct ». Se greffant à l’occasion sur les récits, la satire contemporaine est douce-amère.
Mieux vaut alors croiser une fée, car celle-ci « pratique à outrance l’amour libre », préférant cependant les beaux chevaliers, ce qui n’est pas sans danger pour ces derniers, d’autant que les géants peuvent signer avec elles des « contrats de sortilèges » ; ainsi ils peuvent se multiplier de manière exponentielle, devenir par exemple une « bombe humanoïde » montée sur un griffon.
Or, condamnés par leur « irrationalité militaire et stratégique », par leurs « tares génétiques », contre lesquelles ils tentent de lutter en s’abreuvant du sang de vierges (remède peu sûr !), décimés par les Croisés et autres chevaliers, les géants ont disparu. Ce qui pousse notre narrateur à se demander : « Et si je m’éteignais, comme les géants ? » Leur seule trace se trouve parmi l’« oncle Ago », féru de tripots et de marxisme, les cas psychiatriques, des « crétins » et des « flemmards », qu’il ne faut cependant pas provoquer. Ce qui n’est pas sans rappeler un autre opus de notre humoriste rabelaisien, consacré aux idiots.
Farfelu, certes, mais le chroniqueur des gigantomachies, de leur antiquité et de leur « système mafieux » (autre pique adressée à notre contemporain) est aussi, l’air de ne pas y toucher, un érudit, qui précise entre parenthèses les références de quelques-uns de ses dires, puisés parmi les romans de chevaleries du Moyen-Âge et de la Renaissance, en quelque sorte réhabilités, et auxquels il rend un hommage affectueux. Non sans pratiquer un pittoresque télescopage entre les mythiques créatures de la chevalerie et les membres passablement décérébrés de la famille du narrateur, entre les poètes de la chevalerie et les théories de Marx, Darwin, Keynes ou Linné, sensées expliquer la disparition des géants.
Il est délicieusement évident que notre écrivain, qui ne destine guère ses contes aux enfants, au nez et la barbe de l’esprit de sérieux et non loin de Queneau et des surréalistes, ne se prend pas au sérieux et se plie les côtes de rires : « Je parie que Darwin enlèverait la tendre damoiselle plutôt que se taper la géante de huit mètres ». On se demande bien d’ailleurs comment une « géante rouge » pourrait dévorer le soleil. Du merveilleux épique à l’astrophysique, il n’y a qu’un pas, si vite franchi. Et si notre narrateur, au détour d’un rêve, apparu en 1643, « d’un Paris assiégé par les Sarrasins », faisait avec ironie allusion à notre contemporain ?
Expert en récits burlesques, Ermanno Cavazzoni aime agréger les formes courtes, à la lisière des nouvelles et des chroniques. Un mois d’écriture, selon toute apparence, lui permet de lister trente et un Idiots, farfelus, abrutis et autres prétentieux « à la manque », en son Calendrier des imbéciles, ce qui était le titre d’une précédente édition[3] de ce bouquet délétère de récits.
Chaque jour ayant son Saint patron, mais il faut admettre que les Saints ne sont guère raisonnables, embarrassés qu’ils sont de fictions, exaltés de visions, attaqués par les tentations des démons, il a maintenant son imbécile tutélaire. Voici donc une petite collection de « brèves vies d’idiots », qu’il n’est pas interdit de lire comme une lointaine parodie de ces vies des saints contenues dans la Légende dorée de Jacques de Voragine[4], écrite au XIII° siècle. La preuve, si besoin est, la jeune Adèle, par ailleurs peu finaude, aperçoit dans un genévrier la Madone, et répond grâce aux questions les plus diverses, y compris de mathématiques…
Un bricoleur fait de sa Fiat un aéroplane qui ne décolle pas, et l’envoie, faute de freins, mourir contre un talus. Un « crétin » a pour passe-temps de jeter des cailloux en l’air ; avec les conséquences que l’on devine. Un « calculateur prodige » n’est pas épargné par la « confusion mentale », comme celui qui craint par-dessus-tout la vitesse de la terre « filant à 108 000 kilomètres à l’heure dans l’espace ». À moins que l’on préfère le « pyromane sournois », le « preneur de tension » qui se prend pour un médecin, celui qui se laque le visage, un demeuré nanti d’un faux nez. Peut-on faire un pied de nez risqué en racontant avec ironie la vie celui qui n’a jamais compris qu’il avait séjourné dans un camp de concentration nazi…
Ou l’idiot suprême, l’écrivain lui-même, qui dans un livre qui énumère ses congénères en idiotie, inclut une énumération des « Suicides du travail », puis des « Faux suicides », où chacun est suicidé avec un outil de son métier ou de son art, en une véritable obsession gourmande et suspecte des bizarreries criminelles et autodestructrices de ses contemporains. Il faut alors recommander à ces pauvres candidats de la mort volontaire « l’usage de l’aimant contre les idées fixes morbides ».
Parfois la satire est également politique. Un « marxiste convaincu » pense que le Christ et les rois mages sont des extraterrestres ; s’en suit une controverse granguignolesque entre l’illuminé « fou furieux » et les tenants du marxisme dialectique lu plus orthodoxe, tout aussi exaltés par leur religiosité. Le moins que l’on puisse dire est que l’humanité n’est pas faite que d’Einstein et de Michel-Ange, et que le tableau qu’en offre Ermanno Cavazzoni est peu flatteur. Le pire est de prendre conscience que l’on habite « la république des idiots congénitaux ». Hélas, seul « le diable n’était pas un idiot »…
Avec bonne humeur, l’on se moquera de ces farfelus, obtus et hurluberlus, de ces esprits irrémédiablement diminués ou « microcéphales », non sans s’apitoyer un peu sur ces lubies qui leur ont gâché la vie, sans compter celle de leurs familles. Tout en se demandant s’ils sont tous fictionnels, car s’y glisse Cesare Lombroso, savant du XIX° siècle, qui mesurait les criminels et leurs capacités crâniennes. Qui est alors l’idiot ? Quant au poète Dino Campana, également du XIX° siècle, mort dans un asile psychiatrique, il est l’objet d’une ridicule fascination parmi les thésards et les professeurs qui en perdent leur faculté de juger en un tournemain.
L’art de l’auteur est à même de nous offrir des textes enlevés, ciselés avec précision, dont la chute est incisive. L’on se doute qu’un tel écrivain ne peut se passer d’un brin d’autodérision. En quarante-neuf fables, le voici se livrant à un réjouissant jeu de massacre : ils sont Les Ecrivains inutiles[5], ceux qu’une satire aiguisée livre au scalpel de l’ironi, bouffis d’orgueils et vains comme des coqs de basse-cour, vicieux et encombrés de vacuité, tels qu’ils pourraient être déplumés dans de modernes Caractères de La Bruyère. L’un d’entre eux se trouve d’ailleurs parmi Les Idiots : c’est un « écrivain réaliste » à la production absolument indigente, minuscule, et de surcroît maladivement répétitive.
Quels enseignements peut-on tirer des opus apparemment sans prétention d’Ermanno Cavazzoni ? Une littérature chevaleresque aux nobles propos et aux buts élevés s’est vue peu à peu contaminer par une plus basse dérision, comme les parodiques géants, cependant hautement éduqués, de Rabelais. Bientôt la chevalerie embrumant l’esprit du Don Quichotte de Cervantès[6] se vit moquée. La littérature descendait peu à peu des hautes sphères de l’idéal pour se heurter au réalisme et au sens du comique, jusqu’à se pencher sur l’imbécillité humaine. En ce sens, Ermanno Cavazzoni relève de « l’école de l’ironie », selon le mot de Thomas Pavel[7].
Entre érudition facétieuse et burlesque, Ermanno Cavazzoni, qui fut professeur d’esthétique, se moque de ses cibles à grands bruits, quoique non sans une secrète tendresse pour les géants de l’imbécilité. Un humour rabelaisien jamais démenti anime la prose de ce chroniqueur satiriste et encyclopédiste de l’imaginaire. Notre poète comique est non moins roboratif et plus gouleyant que le Manuel de zoologie fantastique de Jorge Luis Borges[8], avec lequel il entretient d’implicites relations, puisque l’on y croise quelques-uns de ses animaux fréquentés par les géants, comme le catoblépas. Familier des travaux de l’Oulipo, Ermanno Cavazzoni est également complice d’italo Calvino : pensons au Chevalier inexistant[9] de ce dernier, qui joue également des recueils de micro-fictions, comme Aventures.[10] Sans compter qu’il faudrait ranger ses énumérations de géants et d’imbéciles sous la bannière du Vertige de la liste d’Umberto Eco[11]. En outre, notre facétieux italien, né à Reggio nell’Emilia en 1947, est loin d’être un inconnu dans la péninsule : Fellini n’a-t-il pas tiré le scénario de La Voce dell aluna de son roman Le Poèmes des lunatiques[12]? Cette nébuleuse d’écrivains et de cinéastes redevables du merveilleux, de la satire et des facéties s’enrichit d’un nouveau géant, mais au rire modeste…
Gian Lorenzo Bernini : Fontana dei Quattro Fiumi, Il Gange, Roma.
Photo : T. Guinhut.
Eloge de l’art de la discrimination
par Umberto Eco :
Chroniques d’une société liquide
et autres questions morales.
Umberto Eco : Chroniques d’une société liquide,
traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Grasset, 512 p, 23 €.
Umberto Eco : Cinq questions de morale,
traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Grasset, 176 p, 12,50 €.
En une société liquide, naviguent de délicieuses fleurs de lotus, de balourds hippopotames, de dangereux crocodiles. Peut-on et à quoi sert de vivre, de penser, d’écrire, si l’on ne pratique pas « l’art de la discrimination » ? Venues du feu de l’esprit, ces Chroniques d’une société liquide ont pour sources des notes prises sur des « bustine », ces boites d’allumettes italiennes, par ailleurs bien trop grattées. Elles ont enflammé trois volumes successifs, Comment voyager avec un saumon, À reculons comme une écrevisse et le dernier hélas, puisque notre cher Umberto nous a quitté en 2017, que voici. En une « société liquide », concept venu du sociologue anglais Zygmunt Bauman[1], qui voit la faillite des grandes idéologies (ouf !) et des communautés, mais aussi l’exacerbation de l’individualisme et du subjectivisme, parmi un consumérisme dénigré, il est plus que jamais temps d’affuter sa pensée, de savoir discriminer, en un mot choisir. Ce à quoi s’exerce sans cesse, à propos du tout et des riens de nos sociétés, à propos d’un fascisme à reconnaître -un seul ?- l’auteur de L’œuvre ouverte et du Nom de la rose, capable de proposer à notre dangereux contemporain ses judicieuses Cinq questions de morale.
En-deçà des chroniques d’Umberto Eco, réfléchissons au sens du mot « discriminer », qu’il n’ignore évidemment pas. Il s’agit de distinguer en fonction de critères précis. Et non pas seulement, comme il l’est hélas devenu dans le sens courant, de séparer un groupe social en le traitant défavorablement. Pourtant il y a des discriminations judicieuses, et d’autres injustes. Embaucher un salarié en fonction de la couleur de la peau et non des compétences avérées est non seulement moralement stupide mais contre-productif ; choisir au nom de critères qualitatifs, économiques et moraux, tels que l’honnêteté, l’amabilité, la culture, l’ouverture d’esprit, la tolérance, l’inventivité et la productivité, est aussi juste que nécessaire. Il faudra donc pratiquer l’art de la discrimination entre le tolérable et l’intolérable. Or, si l’auteur de ces lignes ne tolérera pas le rap en fond sonore dans son bureau, il n’exigera pas une intolérance universelle, donc une interdiction à son égard. En revanche, tomberont en ce dernier cas de figure le nazisme, le communisme, le théocratisme. À la nuance près que devraient être libres la parole et l’écrit, mais pas leurs incitations au meurtre ni l’application de leurs principes totalitaires.
Aussi Umberto Eco nous convainc-t-il en ces Chroniques d’une société liquide de l’urgence permanente de « l’art de la discrimination » (p 95). Par exemple de « savoir distinguer les informations indispensables de celles plus ou moins délirantes ». Une fois de plus cette anthologie, quoique choisie par les soins de notre sémiologue préféré, ne prétend pas à l’unité thématique, à dégager et affuter une thèse, tel qu’un essai aurait pu l’envisager. Cependant un fil argumentatif semble percer, autour de cette diabolique « société liquide » ; puisque le titre italien était un intraduisible vers de la Divine comédie de Dante : « Pape Satan aleppe[2] », quelque chose comme « Satan prince des démons ». Sans repères et sans bords, nous nageons ou nous noyons sans boussole en ce monde moderne qui perd le sens d’une vérité inaliénable, et c’est à la fois une liberté et un dommage. D’autant que nombre d’entre nous ignorent les faits les plus flagrants de notre Histoire, quoique à cet égard, admet notre chroniqueur, les foules d’autrefois ne fussent guère mieux loties.
Notre société avançait grâce au progrès, scientifique et technique. Mais aujourd’hui, parfois, l’on avance « à reculons, comme une écrevisse ». Car « le progrès peut aussi signifier faire deux pas en arrière, comme revenir à l’énergie éolienne au lieu du pétrole ». C’est, de la part d’Umberto Eco, plus qu’un trait d’humour, une piquante satire, que l’on pourrait étendre au rêve de décroissance des écologistes radicaux, vieux luddistes excités par la nostalgie de la pureté fantasmée de l’agriculture biologique… Pourtant, assurer que « le progrès est une régression » fait plus que frôler le sophisme. Est-ce bien savoir discriminer entre le meilleur et le pire au service de l’humanité ?
Quant à choisir les meilleurs d’entre nous, qu’importe s’il ne s’agit plus que d’ « être vus ». Non pas « pour jouer du Shakespeare […] mais bien pour être promus assistantes potiches de jeux télévisés » ! La question du relativisme[3] n’est même plus à l’ordre du jour, lorsque la visibilité est la seule valeur, aux dépens de toute morale, de tout goût, lorsque « le concept de réputation a cédé le pas à celui de visibilité ». En outre, puisque nous anime toujours le désir de reconnaissance (le thymos cher à Platon), « à la place du village se substitue la scène quasi-planétaire de l’émission télévisée » et des réseaux sociaux internétisés, et non éternisés… Or, Dieu quittant son omniscience, nous ne pouvons plus être remarqués en notre médiocrité qu’à l’écran, qui est « l’unique succédané de la transcendance ».
En cette « société liquide où chacun connait une crise de l’identité et des valeurs et ne sait pas où chercher des références par rapport auxquelles se définir », où les enfants vivent dans un espace urbain et technologique sans réel contact avec la nature (« c’est là une des plus grandes révolutions anthropologiques depuis le néolithique »), et, ajouterons-nous, où chaque individu, chaque minorité, érige son identité en groupe de pression, plus rien ne peut prétendre atteindre à la dignité de l’universel.
C’est « en ligne » que discriminer devient une gageure, que se pose « le drame de l’impossibilité de sélectionner », quand les milliers de sites, blogs, nouvelles et fausses nouvelles pullulent sur Internet, au lieu qu’autrefois l’édition permettait de penser qu’une judicieuse sélection avait été faite, à la réserve des doxas idéologiques. Reste qu’en affirmant qu’ « avec Internet, il ne pourrait pas y avoir un nouvel Auschwitz, car tout se saurait aussitôt », il faudrait prouver que cette connaissance puisse l’empêcher, voire le culpabiliser, qu’elle ne contribue pas à son nouvel avènement…
Il ne faut cependant pas penser qu’Internet et sa pléthore d’informations rend le livre obsolète[4], au contraire : « Si les jeunes n’apprennent pas que la culture n’est pas accumulation, mais discrimination, il ne s’agit pas d’éducation, mais de désordre mental ». Il est donc vital pour l’esprit de se consacrer au « filtrage » et « à l’analyse des sites web ».
La satire s’étend aux téléphones portables, au « présentialisme d’un œil mécanique au détriment du cerveau », quoique avec exagération lorsque « les adultes, les yeux rivés à leurs mobiles, sont désormais perdus pour toujours ». La satire du portable est un peu convenue, facile. Avant lui comprenait-on et goûtait-on ce que l’on voyait, ne discutait-on dans les bars et les rues que d’Aristote et des Lumières ? Un flot de banalités et de vulgarité n’a changé que de média, certes en lui donnant un vernis d’essentialité. Vulgarité intellectuelle également que les « théories du complot », les émissions de téléréalité où le panoptique Big Brother observe le bocal de quelques individus, tandis que les big datas d’Internet et des réseaux sociaux nous pistent jusque dans nos désirs. Ici les chroniques, plus modestes, ont un goût de déjà lu, sans que s’élève une flamme dansante au-dessus du marais liquide de nos sociétés…
Mais elles reprennent du poil de la bête lorsqu’il s’agit de pointer la bêtise humaine et son cortège d’incivilités, de faire la satire du technologisme coupable de menacer le livre et la lecture avec la complicité passive de la servitude volontaire, d’invalider le politiquement correct, qui se veut antidiscriminatoire : « cette campagne pour la purification du langage a produit son propre fondamentalisme ». Mais aussi quand il s’agit de stigmatiser avec humour « la quatrième Rome », celle de la corruption et du « populisme médiatique » de l’ère berlusconienne, qui danse sur un volcan, comme la Rome ancienne lors des invasions de « grands Barbares blancs », tandis que la nouvelle Rome est « obsédée par l’invasion pacifique de petits Barbares colorés ». Il faut cependant se demander si cette obsession est irrationnelle[6], ou si au contraire elle se défie d’un réel raptus religieux et civilisationnel.
Sous ses apparences légères et ludiques, l’anthologie, écrite au hasard des sollicitations sociétales et médiatiques, a bien une dimension philosophique. Environ deux centaines de sujets sont effleurés, mais rarement sans pertinence, de la présence controversée des crucifix dans les lieux d’enseignement à l’évasion fiscale[7] qui voit l’intervention de Saint Thomas d’Aquin approuver la loi (nous serons sur ce point fort peu thomistes), en passant par Harry Potter ou l’idolâtrie et l’iconoclastie appliquées à notre présent… Toutefois l’on ne manquera pas de se moquer du racolage passablement éhonté de la quatrième de couverture, qui exhibe : « les réflexions sur la pantalonnade berlusconienne anticipent la post-vérité de Trump ». Certes l’on peut supposer qu’Umberto Eco ne l’eût pas démentie, mais le facile procédé trumpphobique[8] en diable n’est guère à l’honneur de l’éditeur.
En réel humaniste, Umberto Eco ne peut qu’avoir à cœur de défendre les écrivains persécutés, censurés. Ainsi Amos Oz, grand romancier israélien, se voit banni des écoles des extrémistes religieux juifs, en même temps que Sophocle, Anna Karénine de Tolstoï ! Mais il est de plus soumis à la vindicte de boycotteurs turinois quand on lui attribua le prix du Salon du Livre de Turin ! Le ridicule accole dans la même bauge les fondamentalistes juifs et les gauchistes antisémites et philopalestiniens…
Parfois, cependant, la perspicacité d’Umberto Eco est mise en défaut (mais l’art est difficile quand la critique est facile). « Monothéisme pour monothéisme, il s’agissait du même dieu », dit-il à propos des croisades entre Chrétiens et Musulmans. Non, l’Islam considère la sainte trinité chrétienne come un polythéisme, et le message est fort loin d’être le même. On lira pour s’en convaincre François Jourdan[9]. Reste qu’en effet « aucun polythéisme n’a jamais fomenté une guerre de grande envergure pour imposer ses propres dieux ». Autre bourde, lorsqu’il prétend que les Musulmans contre qui se battait le Cid Campeador lors de la Reconsquista espagnole « étaient Européens depuis des siècles ». C’est confondre la géographie envahie et opprimée avec la civilisation. Ce qui n’empêche pas l’auteur de Baudolino[10] de « condamner l’entreprise des terroristes qui, avec leurs alliés égorgeurs de l’Etat Islamiste, représente la nouvelle forme de nazisme ». Tout en prétendant que l’on ne « devrait pas caricaturer la Sainte Vierge » : « Si j’étais Charlie je ne brocarderais ni la sensibilité musulmane ni la catholique », dit-il. Si la caricature doit se taire en passant la porte de la mosquée ou de l’église, ce serait cependant abdiquer toute liberté de penser, de critique et de création ! Il y a là non seulement un défaut de raisonnement, mais également une trahison de la plume qu’il mania si bien en écrivant Le Nom de la rose. Ne se contredit il pas, en affirmant plus loin : « voici ce que nous devons affronter : la peur de parler. Rappelons que ces tabous ne sont pas tous imputables aux fondamentalistes musulmans, mais qu’ils sont nés avec l’idéologie du politicaly correct », « nés avec » étant pour le moins réducteur…
C’est alors en toute circonstance que « l’art de la discrimination », intellectuel et politique, devient plus que jamais nécessaire. Pour ce faire, il est en effet fondamental de « faire passer sur tout ce qui arrive aujourd’hui la lueur de l’Histoire ». Donc que « du point de vue le plus laïc du monde, il faut que les jeunes reçoivent à l’école une information de base sur les idées et les traditions des différentes religions » ; mais, ajouterons-nous, sans se voiler la face sur leurs différences, les violences génocidaires des unes[11], l’amour et le pardon des autres, si tant est qu’elles les aient bien appliqués. Aussi notre culture, plus modeste que celle d’Umberto Eco que nous taquinons ici pourtant, doit sans cesse lire les livres fondateurs, les théologiens, les historiens, les philosophes, pour savoir discriminer en le juste et l’injuste, le barbare violent et le civilisé, le fanatique et l’humaniste, l’obscurantisme et les Lumières.
C’est avec un opportunisme passablement discutable que l’éditeur français, mais aussi celui italien, propose sous forme de mince opuscule un texte d’abord publié dans Cinq leçons de morale, sous le titre de « Le fascisme éternel », parmi des réflexions hautement roboratives sur la guerre, la presse, l’autre et la tolérance aux migrations. Soyons rassurés, nous saurons avec lui Reconnaître le fascisme[12].
Il y a toujours quelque chose de risqué à extraire une citation, un texte de son contexte. Or, parmi ces Cinq questions de morale, il n’est pas indifférent de se pencher sur sa dernière leçon, donc conclusive, intitulée : « Les migrations, la tolérance et l’intolérable », sans nul doute la plus riche, la plus sensée et en ce sens celle qui nous accule à de vitales interrogations. « L’Europe sera un continent multiracial, ou si vous préférez, coloré », dit-il, ce qui n’est pas mystère. En conséquence, ajoute-t-il, « cette rencontre (ou ce heurt) de cultures risque d’avoir des issues sanglantes ». Ce serait affreux si cela se produisait au nom de l’intolérance envers les couleurs, noires, jaunes ou blanches. Cependant -question que par prudence ne pose pas Umberto Eco- serait-ce judicieux s’il s’agissait de légitime défense face à une coercition violente et totalitaire ?
Et si nous tombons dans la bifurcation erronée de la surinterprétation[13] qu’il a lui-même dénoncée, demandons humblement pardon à la mémoire d’Umberto Eco qui ne pourra plus nous répondre. Lorsqu’il affirme aux dernières phrases de ces questions de morale, que « cette capacité solidaire à définir l’intolérable s’est encore plus éloignée de nous », probablement faut-il lire entre les lignes une allusion à cette religion politique génocidaire que nous accueillons sans être capable dresser une barrière de juste intolérance universelle, au service des libertés et de l’humanité… Autrement dit, il s’agit de « construire l’ennemi[14] », pour reprendre un précédent titre de notre chroniqueur, car cet ennemi a depuis sa naissance et son essence construit son identité sur notre dévastation.
Afin de louvoyer parmi une « société liquide », et faute de se laisser embarquer sur les Titanics des grandes idéologies, rien ne vaut les « questions de morale ». Aussi faut-il s’appuyer sur des concepts, qui, bien que d’origine chrétienne, voire antique, ont pu faire et feront leurs preuves : « Et dans les conflits de foi, ce qui doit prévaloir c’est la Charité et la Prudence ».Ces dernières ne sont pas des grâces divines, mais sont la résultante d’une longue tradition de civilisation et de la raison libérale des Lumières. Or c’est par l’éducation que « l’intolérance sauvage », « la pure animalité sans pensée » peuvent être rédimées, mais à condition de les combattre dès la prime enfance, « avant qu’elles soient écrites dans un livre, et avant qu’elles deviennent une croûte comportementale trop épaisse et trop dure ». Est-ce répondre à Umberto Eco que de préconiser que les enfants sont arrachés aux conditionnements religieux et politiques délétères ? La sagesse qui présiderait à un tel arrachement reste encore à découvrir, faute d’imaginer un totalitarisme inédit…
Cattedrale di Santa Maria Annunciata, Vicenza, Veneto.
Photo : T. Guinhut.
Alberti, homme universel
de la satire politique et de l’art :
Momus ou le Prince, La Statue,
Propos de table.
Leon Battista Alberti : Momus ou le Prince,
traduit du latin par Claude Laurens,
Les Belles lettres, 308 p, 13,90 €.
Leon Battista Alberti : La Statue, suivi de La vie de L.B Alberti par lui-même,
édition d’Oskar Bätschmann, Dan Arbib, Marie Certin,
Aesthetica Rue d’Ulm, 204p, 24 €.
Leon Battista Alberti : Propos de table, traduit du latin par Claude Laurens,
Les Belles lettres, 2128 p en deux volumes sous coffret, 75 €.
Un humaniste universel de la Renaissance italienne, ancêtre d'architectes et de sculpteurs, comme Michel-Ange et Canova, tel doit nous apparaître le trop peu connu Leon Battista Alberti. Peintre loué par Vasari, mais aussi architecte, ingénieur, que l'on appela « le Vitruve de Florence », il n’a cependant pu guère réaliser ses projets : « Il n’y a pas à s’étonner que le célèbre Leon Battista soit plus célèbre pour ses écrits que pour ses œuvres[1] ». On le découvre également en ingénieux théoricien de l’art avec son De Pictura (dans lequel il dévoile les lois de la perspective) et son plus sculptural traité : La Statue. C’est ainsi qu’Alberti (1404-1472) préfigure Léonard de Vinci, quoique avec la plume agile du narrateur-philosophe en plus. Il est en effet un époustouflant écrivain, en particulier avec sa fable politique qui met en scène un Jupiter moqué par le dieu de la critique, Momus ou le Prince. L'on peut être humaniste et non moins féru d'humour, ce dont témoignent également ses Propos de table.
L’apologue met en scène les dieux de la mythologie grecque pour mieux figurer et satiriser les hommes. Momus ou le Prince n’échappe pas à cette règle, que l’on connait depuis les dialogues philosophiques de Lucien, jusqu’aux fables de La Fontaine. C’est d’ailleurs Lucien qui mit en scène Momus, dieu de la critique, par exemple dans son « Jupiter tragique[2] ».
Chez Alberti, Momus, dieu du sarcasme, et un immoraliste forcené, un « censeur impitoyable », « austère et toujours hostile », un provocateur, « simulant ou dissimulant selon la nécessité », enseignant aux jeunes filles « l’art de se maquiller », dénonçant la paresse, l’insolence et la tyrannie divines. C’est au point que pour avoir irrité la colère de Jupiter, il doit s’exiler sur terre. Cependant « les désordres qu’avait engendrés l’exil de Momus chez les mortels », auxquels il raconte « toutes les fables obscènes concernant les dieux » tout en martelant qu’ « il n’existe pas de dieux », ne sont pas moins désastreux. Ramené parmi le ciel, « il créera plus de troubles qu’il ne l’avait fait jusqu’alors » et met en péril le ciel et « toute la machine de l’univers » !
Son libertinage philosophique, non loin de Lucrèce redécouvert en 1417 par Le Pogge[3], est déjà la traînée de poudre de l’athéisme. Au point d’outrager les dieux (y compris de scatologique manière) alors qu’ils se sont changés en statues en leur théâtre :
« Qui façonne en l’airain ou le marbre les visages sacrés,
Il ne fait pas les dieux ; celui qui prie les fait »
« Relégué et castré » par la fureur des déesses, « il porte désormais pour les dieux le nom lui-même mutilé de Humus (ou la terre). Dégradé, enchaîné à son rocher comme Prométhée, il doit user encore de mille dissimulations et momeries (pour reprendre son nom).
Le rire sérieux d’Alberti fait-il de son Prince Jupiter (qui est d’abord, chrétiennement et prudemment, aux premières lignes de sa préface « Dieu très bon et très grand ») une préfiguration de celui de Machiavel[4] ? Ce serait beaucoup trop s’avancer. Même si l’art de gouverner, parmi les mauvais citoyens et face à l’écueil de l’orgueil qui aurait le tort de déclarer sa haine aux humbles, présente de réels préceptes, Alberti ne fait guère de Jupiter un souverain idéal. De plus, le pouvoir est « une servitude publique intolérable ». Et si Jupiter n’est qu’une fiction, que vaut ce « Prince et conservateur de l’univers » ? Surtout si l’arc en ciel construit par les architectes de Junon s’écroule… Il faudra attendre la conclusion de l’apologue pour que Jupiter retrouve « l’opuscule » de Momus et sache y lire les préceptes du bon gouvernement et « les arts de la paix ».
Tout est allégorie en ce Momus. Fourberie, Postérité, Envie, Industrie, Destin et Vertu sont des personnages féminins ; Stupeur est « le plus sot de tous » ; changé en lierre, Momus viole Louange d’où naît aussitôt Fama -ou la bruyante Renommée- ; le vaisseau de l’Etat prend des risques en haute mer. Les passions destructrices ont nom Vénus, Mars ou « l’aveugle Cupidon », quand la force intellectuelle est celle de Pallas, Jupiter, Hercule… La dimension allégorique du roman n’empêche cependant pas de le lire comme un divertissement aux multiples saynètes et rebondissements. Il n’est pas sûr qu’il s’agisse toujours là d’« une plaisanterie noble et bienséante en même temps qu’insolite », plutôt d’un rire thérapeutique et didactique, à l’occasion d’un « récit en prose d’une liberté réservée aux poètes ».
On ne négligera pas la précieuse préface, très documentée, de Pierre Laurens, tant sur le contexte historique et culturel que sur l’œuvre et les publications posthumes de notre peintre écrivain. Préface qui permet de se demander dans quelle mesure il s’agit d’un roman à clefs : que doivent Momus, Jupiter et Virtus, dont la fuite nautique ressemble à celle papale, au pape Eugène IV ? Dans quelle mesure l’assemblée des dieux est-elle un clin d’œil au Concile catholique ?
La satire politique d’Alberti est agile, acide et cependant morale, à l’égard des dieux qui ont « les sottises des hommes », et à l’égard du « Prince qui est comme l’esprit et l’âme gouvernant ce grand corps qu’est l’Etat ». En effet, « il ne suffit pas qu’un prince ait songé aux plaisirs du moment si pour le futur il n’a pas pesé le pour et le contre et pris ses décisions pour vivre ensuite non, comme on dit, non du pain d’autrui, mais du sien propre ». Ce qui est bien sûr non dénué de la plus pérenne et immédiate actualité. Rien d’empêche alors d’imaginer que l’on puisse placer ce Momus, composé à partir de 1443 et publié de manière posthume en 1520, aux côtés des Traités politiques de Balthazar Gracian[5].
Existe-t-il une œuvre d’art parfaite ? Encore est-il possible d’en imaginer les canons, les proportions, si variables, dit-on, sont-elles selon les aires culturelles… À la Renaissance, une telle ambition était non seulement souhaitable, mais réalisable. C’est ainsi que notre Alberti s’ingénia à penser la vérité et la beauté de l’œuvre artistique.
De ce grand humaniste, curieux des arts et des lettres, il est plus que justice que la collection « Aesthetica » publie deux inédits en français, hors une infidèle édition de cette Statue en 1869. En effet, la Vie d’Albertipar lui-même avait échappée à la sagacité des traducteurs. Un comble, quand on pense à la renommée des Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes de Vasari, dans laquelle celle d’Alberti est passablement erronée. Outre ses textes célèbres sur la peinture et l’architecture, La Statue (1464) est un traité majeur, écrit en latin, qui systématise ses recherches sur la proportionnalité.
Alberti propose aux sculpteurs une méthode rationnelle, dans le cadre d’une nostalgie et d’une redécouverte de la statuaire antique, y compris au point de réaliser des œuvres colossales. La figure humaine doit pouvoir retrouver ses justes, voire idéales proportions. Ainsi, procédant de la découverte des images de la nature, l’art devient imitation. Pour venir en aide à l’artisan autant qu’à l’artiste, le théoricien imagine des instruments : « l’exempède » (règle graduée, les « équerres graduées » et un « définisseur » (disque posé sur le sommet du corps et permettant d’en mesurer les parties proéminentes).
Ces travaux auront une large influence : de la Renaissance italienne à Dürer, jusqu’au classicisme. Reste qu’au-delà de la technique de reproduction du réel, l’art doit être synthèse et imagination ; c’est là, peut-être, la conscience et la limite d’Alberti. Le beau, selon lui, s’obtient non par la quête d’une idée platonicienne, mais, ainsi que le précise Dan Arbib, par la « moyenne proportionnelle ».
Quant à sa « Vie », elle a non seulement un intérêt historique et esthétique, mais aussi générique. Cette première autobiographie moderne, quoique à la troisième personne, n’est guère rousseauiste puisqu’elle ne s’embarrasse pas toujours de la vérité plus tard prônée par l’auteur des Confessions[6]. Les qualités surhumaines qu’Alberti s’attribue sont de l’ordre de l’hyperbole. Celui qui ajouta à son patronyme le prénom léonin de Léon, nous livre sa bibliographie, ce en cohérence avec cet élégant auto-éloge : « Les lettres, dont il se délectait tant, lui semblaient des bourgeons en fleur très parfumés, au point qu’à peine la faim ou le sommeil le pouvaient arracher à ses livres ». « Difficiles ascensions en montagne » et emploi « des chevaux et des instruments de musique », rien ne manque à sa formation. Dans la tradition de Plutarque décrivant les vertus d’un homme illustre de l’Histoire grecque, il est le héros de l’humanisme, celui qui accomplit des prodiges en peinture : « des œuvre inouïes et incroyables pour les observateurs, qu’il ne montrait qu’à travers le minuscule trou d’un petit coffre, où elles étaient enfermées. On y pouvait voir des montagnes très hautes et de vastes provinces »… Il livre le catalogue de ses bons mots, comme d’imparables exempla, précieux et vaniteux réceptacle d’un estimable comportement moral, bien que le lecteur d’aujourd’hui y lise parfois le sexisme courant et autant d’estimable philosophie que de douteuse superstition : « dans ses prédictions, il alliait la sagesse à la connaissance et l’esprit aux arts divinatoires ». Il s’agit moins alors d’une narration rétrospective que d’un portrait moral. Les historiens d’art, comme Buckhardt, ont vu dans cette autobiographie le « modèle de l’uomo universale renaissant ». Illustré par des gravures venues des éditions anciennes, brillant autant par sa rigueur de son édition que par la clarté de ses préfaces, postfaces et appareils critiques, cet ouvrage savant offre un irremplaçable regard sur l’humanisme et la Renaissance italienne.
Soyons aussi généreux avec Alberti qu’il le fut en écrivant : offrons-nous (ou offrons, cela va sans dire) ses Propos de table, publiés dans une édition également savante, enrichi de notes et autres préfaces, de surcroit bilingue, le volume second étant celui des commentaires. Nous ne prétendrons pas ici en livrer une exhaustive analyse, mais inviter à la table de la lecture, copieuse, rafraichissante : « J’ai entrepris de réunir mes Propos de table en petits opuscules pour qu’on puisse les lire aisément dans les festins entre deux libations. Toi, Paolo, mon doux ami, comme les autres médecins tu proposes aux corps malades des remèdes amers jusqu’à la nausée ; mais moi, grâce aux pages que voici, j’apporte aux maladies de l’âme un soulagement qu’on reçoit dans les rires et la gaité et je voudrais qu’il apparaisse que dans tous mes Propos de table, j’ai tâché avant tout que mes lecteurs, tout en appréciant leur caractère badin, y trouvent pour l’allègement des soucis qui accablent leurs âmes, des arguments pertinents ». Il s’agira donc de vertus morales, même si « le public est un censeur sévère toujours prêt à condamner ». Parmi les nombreux sujets qui font la mosaïque de l’ouvrage, ce sont la religion, plus précisément polythéiste, la fortune et la patience, la pauvreté, la renommée, la discorde, les femmes satirisées, ce qui n’empêche pas les hommes d’en prendre pour leur grade, et autres « tribulations ». C’est une belle brassée de petits apologues, comme « Le coq » ou « Les singes », de saynètes comiques où l’on entend parler les nuages, de dialogues philosophiques, dans la tradition des Grecs de l’Antiquité et de Lucien, et, l’on ne peut en douter, toujours aussi enlevés que piquants.
Combien est étonnant pour nous Alberti. Loin de n’être qu’un froid et génial théoricien de l’art de la Renaissance statufié par la gloire artistique et esthétique, il sait être un brillant érudit de l’Antiquité autant qu’un satiriste bouffon et néanmoins profondément politique. L’appareil mythologique de Momus ou le Prince nous enseigne une fois de plus combien les allégories divines ont non seulement une fonction étiologique[7], mais plus encore une intemporelle acuité politique.
traduit de l’italien par Anna Colao, Albin Michel, 990 p, 27 €.
Dans la « merde » ; c’est ainsi que s’ouvre ce vaste roman. Colombino, « le trimballe-merde », fait commerce de ce naturel engrais, non sans devenir amoureux de la paysanne Vittorina qui voudrait bien l’épouser. Mais pour eux, comme pour tous les personnages de cette fresque, il va falloir s’en sortir, sentimentalement, socialement, politiquement. Notre tourtereau ira jusqu’à Rome pour tenter de faire bénir par le Pape son union contrariée, quand le jeune « peintre désargenté », Lisander, veut quitter ses modestes habits pour faire fortune grâce à un nouvel art : la daguerréotypie. L’on suit également les malheureuses tribulations de Leda, incarcérée au couvent. Alors que, depuis le Brésil, revient un certain dom José, alias Garibaldi, qui va œuvrer et combattre au service de son idéal : l’unité italienne. On imagine que les récits alternés vont permettre à ces quatre destinées de se croiser, au sein d’un immense, immédiatement prenant et splendide, roman historique, plein d’actions, de passions et de verve…
L’on plonge sans détours dans une épopée aux personnages hauts en couleurs qui traverse et innerve l’Italie du XIXème siècle. Peu à peu, en une spirale de souvenirs et de projections vers l’avenir, des hommes, des femmes, aux conditions sociales inégales, voire plus que modestes, prennent en charge leur personnalité et leurs talents, à l’image d’une nation en devenir. Ils sont intensément contrastés : depuis les « émotions charnelles » de Garibaldi avec Aninha, « une femme qui se battait comme une héroïne », jusqu’au silence cloitré de Leda. Cette ambition d’orner l’Histoire avec une république en gestation, ou de participer aux mouvements artistiques et capitalistes, permet au quatuor de bras narratifs de confluer en l’immense fleuve, indubitablement romantique, d’une fresque aux acteurs avides de vie.
Peu à peu, parmi la mosaïque alternée des récits animés de mille péripéties, un héros, historique parmi ceux fictifs, se détache. Venu du Brésil, parmi des escarmouches et des batailles rangées (qui peuvent cependant lasser un lecteur impatient de retrouver la botte italienne), Garibaldi va incarner une nouvelle Italie, soucieuse de se libérer de l’emprise des puissances étrangères, particulièrement de l’Autriche, et de s’unifier enfin : « C’était incroyable de voir à quel point les Italiens pouvaient être fainéants puis se transformer en modèles d’enthousiasme et de zèle ! » Même si le roman se clôt sur deux apparentes défaites : les cinq journées milanaises écrasées par les Autrichiens en 1848, et le désastre du projet de république romaine balayé par les forces françaises, en 1849, une dynamique est inexorablement en marche. C’est ainsi que cette épopée du Risorgimento, pour laquelle on devine qu’Alessandro Mari s’est fort documenté, entremêle Histoire collective et histoires individuelles.
Epine dorsale du roman, Colombino est un Candide picaresque en son voyage ; battu, emprisonné, poursuivant vaille que vaille son objectif déçu, puis s’engageant dans l’armée garibaldienne, peut-être est-il l’acteur le plus attachant, nous arrachant rires et larmes : « il était né paysan, tempérament de terre durcie en mottes par le soleil ». Leda, une fois échappée de sa claustration, devient, grâce à un « parcours social, scientifique, mais aussi philosophique », donc un roman d’éducation dans le roman, une curieuse espionne, chargée de surveiller le patriote Giuseppe Mazzini. Lisander, grâce au « pinceau naturel de la Chambre Optique », se fait entrepreneur érotomane, l’un des premiers à exploiter la photographie pornographique, quoiqu’il se pose bien des « questions d’esthétique philosophique ». Garibaldi, l’idéaliste, est néanmoins un réel tacticien sur le front de maints combats, parfois désespérés. Tous à leur façon, naïve ou sensuelle, sont amoureux, d’un disparu, d’une paire d’yeux « bovine », d’une prostituée, d’un héros… Car « le désir inspirait l’art et faisait valser le pognon ». Autour d’eux, parmi des dizaines de personnages secondaires et pittoresques, toute une société se déploie, paysans, bourgeois révolutionnaires, « Romantiques de Traviole », entre Milan, Turin, Rome, Gênes, en un immense chant d’amour italien, mais aussi entre la côte brésilienne et l’Angleterre. Le maelström des récits, qu’ils soient psychologiques ou réalistes, intimistes ou grandioses, du naufrage à l’insurrection, ne néglige ni les grandes idées nationalistes ni les « fesses pleines comme les deux moitiés d’un cœur » et les « Inclinaisons Naturelles du Pénis »… Car l’écriture est tour à tour lyrique, rabelaisienne, ironique et didactique.
Historien et conteur plein d’entrain, Alessandro Mari avoue, à l’occasion d’une « note de l’auteur » en guise de postface : « J’ai cherché la pertinence, mais j’ai éprouvé un plaisir plus grand encore quand, au cœur de la vraisemblance, j’ai senti s’ouvrir la route de l’imagination ». Nul doute qu’autant que le lecteur italien, le lecteur français soit convaincu par la pertinence et charmé par la fantaisie d’un tel romancier à la stature de géant, qui a su « faire alterner chaussures ailées et godillots ».
Nous avons deviné que le modèle avoué d’Alessandro Mari est le Dickens des Grandes espérances, bien déçues d’ailleurs ; Sir John, le mentor de Leda, en est fou : « populaire, mélodramatique à en vomir, mais quelles histoires, ma chère ! ». Mais on pencherait tout autant pour le Manzoni des Fiancés ou Alexandre Dumas, entre roman historique et d’aventure. Pourtant on a la surprise d’apprendre que notre romancier commit une thèse sur Thomas Pynchon[1] ; faut-il penser à ce dernier en traversant cette structure romanesque cumulative, erratique et mosaïquée ? L’encyclopédique roman de formation des personnages est conjointement celui du Risorgimento, un Guerre et paix au cœur du XIXème siècle, et une reprise enjouée des procédés narratifs de ce même siècle, sublimant la polymorphe épopée de la botte italienne. Riche de bruits et de couleurs, d’idées et de passions, ce premier objet fictionnel et foisonnant d’un romancier né en 1980, est, à l’instar d’un opéra de Verdi, un morceau de Maestro !
Thierry Guinhut
Article paru -et ici augmenté- dans Le Matricule des anges, octobre 2015
Réjouissant, toujours réjouissant ! Quand Perrault et Grimm bénéficient à juste titre d’une universelle réputation, ce Conte des contes, venu du XVIIème siècle italien, est scandaleusement méconnu de ce côté-ci des Alpes. Sous la plume agile de Giambattista Basile, le difforme et le grossier, le splendide et le raffiné, les ruses et entourloupes, le merveilleux et la morale se mélangent à profusion et avec une verve sans cesse renouvelée.
C’est abrité par l’anagramme Gianlesio Abbattutis -un peu comme Alcofribas Nasier pour François Rabelais- que Giambattista Basile écrivit en 1625 ce Pentamerone (publié de manière posthume en 1634-1636 par sa sœur Adriana), c’est-à-dire cinq journées, dans la lignée des dix journées de Boccace : le Decameron. Ce sont en effet cinq fois dix contes, sous la langue de cinq femmes difformes qui mettent leur invention au service de la Princesse Lucia, en passe d’accoucher, et ainsi fabuleusement distraite par autant d’histoires palpitantes, comiques, grivoises et édifiantes. Comme chez Boccace -ou Marguerite de Navarre en son Heptameron- le récit-cadre permet d’initier la vraisemblance de la prolixité narrative, mais en lui-même déjà il est un récit merveilleux. Car la princesse Zoza, qui ne rit jamais, est tirée de son sérieux par l’entrejambe d’une vielle qui glisse devant la fontaine. Cette dernière lui jette un sort qui lui intime de n’épouser que le prince de Ronde Prairie, endormi dans une tombe. Elle devra le réveiller avec une cruche de larmes. Hélas, Lucia, l’esclave maure, achève indument ce travail de larmes et épouse le prince. Enceinte, elle éprouve alors le désir d’écouter des histoires. Parmi les dix conteuses, Zoza grimée sera la dernière, enchantant « son auditoire par la douceur de ses paroles », pour parvenir enfin à faire condamner l’usurpatrice à être enterrée vive, retrouvant ainsi son prince, ce qui est la matière de l’épilogue, bouclant la vaste boucle ornementée des récits.
Sous-titré « Le divertissement des petits enfants », quoique franchement leste, il n’échappe pas à la règle qui veut, à l’instar de la vocation des Contes de Charles Perrault[1], que l’amusement des enfants soit le passeur de l’acquisition d’une moralité, ni non plus à l’infatigable propension des contes à réjouir les adultes les plus matures qui en goûtent à la fois l’invention, la fantaisie et la transmission d’une intelligence de la vie et des enseignements moraux. Ainsi les morales sont souvent explicites, comme à l’orée du « Troisième divertissement » de la première journée : « Un bienfait n’est jamais perdu ; qui sème la courtoisie récolte les grâces ». Mais aussi son contraire : « Chante à l’âne, il te rend des pets ! » (II,4).
Un moteur narratif revient régulièrement : il s’agit du récit de revanche. Un être difforme et laid, plutôt bête de surcroit, devient peu à peu grâce à quelque vertu (bonté, ruse, expérience acquise) un être récompensé par la richesse et la beauté : « Et dès qu’il eut parlé, de jobard qu’il était, d’orque, de mascaron, il devint chardonneret, Narcisse, beau garçon » (I,3). Parfois, cependant, la chance parait suffire : « Vardiello, qui n’est qu’une bête, rend mille mauvais services à sa maman, et pour finir il perd une pièce de drap qu’elle lui a confiée. En voulant sottement la reprendre à une statue, il devient riche. » (I,4) Tel est l’en-tête d’un récit qui s’achève plus heureusement : « Ainsi la bêtise du fils rendit la mère riche, et le bon sens de la mère remédia à la stupidité du fils »…
Rédigé en napolitain, situant ses intrigues dans la province de la Basilicate, Le Conte des contes s’inspire de la tradition orale locale, sans que Basile néglige les fruits de son imagination propre. Cependant, on trouve la trace de récits antérieurs, tels ceux de Straparola, dont Les Nuits facétieuses sont également à la portée du lecteur français[2]. Des sortes d’invariants originels essaiment parmi ces contes : comme le personnage que l’on retrouve sous la « Peau d’Âne » de Perrault, puisqu’il vient à l’idée d’un roi d’épouser sa sœur (11,2), ou « Cendrillon », à l’enseigne de Zezolla devenue « Chatte des Cendres », qui perd une des jolies mules de ses pieds, ou encore « Les Fées » du même, comme dans « Les deux petites pizzas » (IV,7), car en offrant sa pizza la courtoise Marziella se voit accorder un don par une vieille « qui jouait la tragédie du Temps sur la scène de son échine bossue ». Elle souffle alors « des roses et des jasmins », quand ses cheveux débordent « de perles et grenats ». On devine que Puccia la « pimbêche » verra les poux tomber de ses cheveux, et que pour sa mère indigne « la neige de la jalousie tomba sur le brasier de la rage »…
À chaque conte, l’action et les péripéties dévalent en cascade, sans barguigner sur le merveilleux et la magie : une beauté est enchaînée par une sirène, une mignonne doit épouser un ogre, sept frères sont nantis d’autant de dons extraordinaires, une puce nourrie par un roi devient « plus grosse qu’un eunuque » et finit écorchée, tannée. Sans oublier la formule consacrée : « Il était une fois le roi de Haute cime qui fut mordu par une puce ». Les plantes elles-mêmes ont des vertus magiques, « branche de myrte » dont un prince devient amoureux, ou « dattier d’or » d’où sort une fée.
Le rire et l’insulte grossiers jaillissent à quelques lignes des élans poétiques les plus précieux. Cette écriture étonnamment baroque produit un irrésistible effet de surprise et de plaisir. Dès l’ouverture le ton est donné : « Vas-tu fermer les vannes, vieille sorcière, aïeule de Belzébuth, sangsue, croqueuse de marmots, chiailleuse, foireuse, face de péteuse. » Mais à peine une page plus loin, le narrateur se fait lyrique : « lorsque la Nuit fait proclamer par ses oiseaux une forte récompense à qui lui donnera des nouvelles d’un troupeau d’ombres perdues »… Les dialogues sont très imagés, venus de l’imagination linguistique populaire. Ainsi, quand le roi morigène sa fille enceinte : « Comment a-t-elle pu s’embarrasser de ce pied-plat velu ? Ah, infâme, aveugle, fourbe, quelles métamorphoses sont-ce là ? Te faire génisse pour un porc afin que je me transforme en bouc ? » (I,3). Même les princesses, pour faire mentir le mythe, ont la langue bien chargée, verte et rabelaisienne : « Tu me dois un peu plus de respect, car, en fin de compte, je suis fille de roi, et il n’y a pas d’étrons sans petites odeurs ! » (I,7). Quant à la sorcière séductrice qui tient à enchaîner les hommes avec ses cheveux, elle parait « un morceau de gourmet : imaginez un caillé moelleux, une pâte d’amande, qui ne tournait jamais les boutons de ses yeux sans tailler une amoureuse boutonnière dans les cœurs » (I,7)…
Pour pointer son nez camard, la parodie est en effet omniprésente. En ces contes, on peut être engrossée par la parole d’un bêta ou par un pet. Les récits merveilleux, ailleurs trop policés, sont moqués par des motifs picaresques, des images scatologiques, et il en est de même pour la tradition des récits emboités venus de Boccace et de sa langue toscane plus élégante. Les dix conteuses ne sont pas des nobles dames, mais Zeza la boiteuse, Meneca la goitreuse, Antonella la baveuse, Iacova la merdeuse… Et si chaque journée s’achève sur une églogue en vers, c’est pour mieux les animer de « paroles de poids, gorgées de suc », entendez pleine de verve sans gêne et sans guère de pudeur. Voyez par exemple la princesse amaigrie dont les « yeux étaient si enfoncés qu’il aurait fallu la lunette de Galilée pour en voir la pupille »…
Que le lecteur n’hésite pas un instant ! Qu’il ouvre séance tenante Le Conte des contes ! Le plaisir tient ses promesses à chaque page. À tel point qu’il faut sentir Giambattista Basile, poète et érudit qui fit partie, près de Venise, de « l’académie des Extravagants », se trémousser de bonheur et de rire du fond de la tombe lointaine qu’il habite depuis 1632. N’a-t-il pas dédié son livre au « Roi des Vents », plutôt qu’à l’ingratitude des hommes ? Avec lui, assurément, nous saurons à la fois nous divertir et nous instruire, en particulier sur l’opposition des vices et des vertus, comme il est de tradition immémoriale parmi les merveilles du conteur : où l’on reconnaîtra (IV,2) « la Vertu à son petit nez pointu ».
Santa Maria degli Angioli, Lugano, Ticino. Photo : T. Guinhut.
Giorgio Pressburger :
Histoire humaine et inhumaine
de l’obscur royaume des enfers
du XXème siècle
et autres Nouvelles triestines.
Giorgio Pressburger : L’Obscur royaume, Histoire humaine et inhumaine,
traduits de l’italien par Marguerite Pozzoli,
Actes Sud, 288 p, 22,50 €, 432 p, 25 €.
Giorgio Pressburger : Nouvelles triestines,
traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli,
Actes Sud, 160 p, 19,50 €.
La tentation est grande pour tout écrivain italien, ou pour qui, comme Giorgio Pressburger, l’est devenu, de se mesurer au poète emblématique et fondateur : Dante en personne. Sa Divine comédie surplombant le ciel littéraire, il convient de la respecter, de l’éviter, de la pasticher, si tant est que cela soit possible, ou de la parodier. C’est ce dernier parti qu’a choisi, non sans risques, Pressburger, en publiant son Enfer, en l’espèce de L’Obscur royaume, avant d’y adjoindre un Purgatoire et un Paradis. Le premier volet du triptyque est ici suivi des deux autres volets, réunis sous le titre univoque Histoire humaine et inhumaine, eux-mêmes sous-titrés « Dans la région profonde » et « Dans les régions heureuses ». Réécrivant la Divine comédie, cette trilogie, cet opus en quelque sorte testamentaire, propose-t-il exorcisme, catharsis ? Plus apaisées, quoique parfois inquiétantes, sont Les Nouvelles triestines d'un romancier démiurgique.
Chez Dante l’enfer était une caution morale qui envoyait les méchants parmi les tourments et les tortures. S’appuyant sur un Dieu qui l’avait voulu, conjointement au purgatoire et au paradis, il était justice et punitions, il était sens ultime, la réalité implacable et la fin impeccable du bien et du mal. Mais chez Pressburger, en son Obscur royaume, rien n’est aussi simple. Tout y est bouleversé : les bourreaux côtoient les victimes, qu’ils viennent du nazisme ou du goulag… Car en tant que Juif hongrois né en 1937 qui vécut l’occupation allemande et a fui son pays en 1956, lors du coup de force des chars soviétiques, il connait intimement, presque génétiquement, l’aberration des totalitarismes qui exercent leurs violences sur les corps et les esprits.
Que Giorgio Pressburger se serve d’une chiromancienne et pythonisse d’occasion, arnaqueuse de surcroît, puis de Sigmund Freud comme anachronique thaumaturge et thérapeute, au travers d’une succession de séances psychanalytiques qui sont autant de visions hallucinatoires, montre bien qu’il s’écarte à la fois de la théologie dantesque et de sa fable merveilleuse. Il inscrit la catabase -cette descente spirituelle dans l’Enfer- de son personnage dans un voyage intérieur qui relève, de par son ancrage réaliste, psychologique et psychanalytique, dans le genre fantastique : sommes-nous en plein surnaturel ou en pays de phantasmes, ou encore dans une accumulation d’archives historiques et tragiques ? C’est ainsi que la « méthode des associations d’idées » proposée par Freud permet de visionner le film intérieur que projette ce malheureux Orphée sans pouvoir poétique qui tente de revoir dans cet au-delà putride son père et son frère jumeau.
Comme Dante se servait de son Enfer pour y plonger ses pires contemporains, voire y régler ses comptes, dans un climat politique agité, entre Guelfes et Gibelins, notre romancier dessillé ne lésine guère. Sous la férule des tortionnaires surtout nazis, où l’on trouve « ce petit tas de cendres vêtu d’un habit à rayures », mais aussi des fascistes argentins et italiens, bourreaux et victimes continuent de s’entrechoquer en cet inframonde perpétuel fait d’exécutions, de coups, de tortures et d’aveux, de douches gazeuses… Y compris des figures parfois autant criminelles que victimes, comme la Fraction Armée Rouge de Baader, terroristes assassinés dans leur prison… Parmi ces paliers effroyables, l’on croise nombre de personnalités du XX° écrasées par les tyrannies qui ont voulu bâtir une humanité nouvelle, et plus précisément des personnalités créatrices : Walter Benjamin, Rosa Luxembourg, Anne Franck, Primo Levi (alors accusé d’avoir condamné l’état d’Israël après les massacres de Sabra et Chatila et coupable de s’être suicidé), la Milena de Kafka… Nombre d’entre elles, comme lors des rencontres faites par Dante et son Virgile, racontent leur histoire. Ainsi Paul Celan expose son destin tragique, celui d’un poète qui se définissait comme un « pont », « sur lequel passaient les messagers d’une possible compréhension humaine et les tanks de [s]on siècle ». Il est heureux que dans ce malheureux vingtième siècle (qui a cependant bien des bonheurs à nous offrir) notre auteur ne se contente pas de faire défiler les victimes d’un seul totalitarisme. Le communisme y a sa part, avec Maïakovski, Marina Tsvetaeva, Mandelstam, Isaac Babel, ou celui qui dut « choisir entre le bolchevisme et… la poésie », ou encore Trotsky, assassiné d’un coup de piolet : « Tuer des millions d’individus pour construire le monde nouveau : à ses yeux c’était juste ».
Ainsi la dimension historique et politique de cette catabase croise et complète le parcours intime et familial du héros. Ce qui, dans cette perspective de réinvestissement de l’œuvre phare du patrimoine littéraire par une réécriture à la fois poétique et polémique, ressortit au postmodernisme, trouve par les abondantes notes fournies par le romancier lui-même, une posture esthétique à la fois métalittéraire et critique. Comme lorsque les ombres de Pound, de Céline et d’Hamsun, ces trois thuriféraires du nazisme, sont pris à partie et associées aux trois têtes de Cerbère, ce chien gardien de l’enfer. D’ailleurs, dans la même perspective, Heidegger est conspué pour son silence coupable, sa complicité. Quoique, en nouveau Paolo, il côtoie l’amour de sa Francesca : Hannah Arendt, l’auteure d’ « Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal »… Reste que les écrivains complices de la tyrannie communiste n’ont pas ici la place qu’ils méritent.
Hélas, grâce à ce roman trépidant, voire difficilement supportable pour les âmes sensibles, le dépassement des contradictions, la catharsis -ou purgation des passions- ne semble guère possible : la déploration et la prière aux morts ne paraissent guère accorder d’apaisement à quiconque. Car l’enfer n’est plus une fiction des dieux et du diable, mais la réalité de l’humanité, par les hommes et pour les hommes. Ainsi, les bourreaux ont-ils pour châtiment de rester pour l’éternité des bourreaux ? Mais les innocents ? Où est leur rédemption ?
Il est donc difficile, pour le narrateur, d’affronter ses démons, intérieurs autant qu’historiques, de façon à « rester un homme libre et conscient » comme le lui demande son mentor, ce Freud qui lui permet de développer la vision refoulée, qui lui promet la « guérison ». Ainsi le narrateur demande à la Hongrie, à son passé trouble, nazi, antisémite et communiste : « Défèque ce qu’il y de pourri en toi ! » Seule la poésie reste un espoir, malgré l’élégie récurrente associée aux grands écrivains que selon lui on ne lit hélas plus guère, de par ces nombreux personnages de poètes qui réhabilitent cet art trop oublié. Est-ce opérer un salut ? L’inachèvement du voyage initiatique, de la thérapie, au moment où le narrateur retrouve parmi une « montagne de cadavres » son père et son frère, est-il le prélude d’ « un autre récit » finalement annoncé, ou l’expectative qui laisse le lecteur devant les démons de l’histoire et sa propre responsabilité dans la quête de sens ? Y-aura-t-il un purgatoire et un paradis ?
Parfois, l’on glisse jusqu’au pastiche le plus cru des procédés dantesques, en particulier lorsque s’ouvre le portail des morts, en réalité celui d’Auschwitz, sans pourtant que l’on atteigne la qualité poétique de la langue du maître médiéval italien ; mais sans doute n’était-ce pas l’ambition de Pressburger. Et, sans cesse, le texte, narratif et dialogué, est environné de notes explicatives, parfois superfétatoires, comme une parodie des pléthoriques éditions universitaires de la Divine Comédie. Même si le développement et la répétition du procédé des tragiques rencontres peut sembler parfois un peu trop platement didactique, si la langue pourrait être à la fois plus elliptique et plus expressive, dans ce projet, cette fresque macabre et splendide, des morceaux sont profondément émouvants, douloureusement problématiques, comme lors de la confession, parmi un « fleuve de femmes », des amours d’Hannah Arendt pour Heidegger, ce philosophe qui trahit la philosophie.
Quittons l’Enfer, cet Obscur royaume, pour traverser avec Pressburger le Purgatoire et le Paradis, respectivement « Dans la région profonde » et « Dans les régions heureuses », réunions en un second volume devenu Histoire humaine et inhumaine. Par cohérence, plutôt que cette solution bancale, n’aurait-il pas mieux valu publier trois volumes, ou réunir l’ensemble en un seul fort opus ? Autre objet d’irritation : la « scansion indiquée par des espaces blancs entre certains mots » (ce que ne présentait pas le premier volet), systématique, et fatigant la lecture.
Une fois notre mauvaise humeur passée, nous avons là l’entier d’un projet splendide, bourré de notes éclairantes. Quoique la tentation de penser à une surexploitation du filon soit en nous aux aguets. Tour à tour politique et tragique, poétique et romanesque, ce voyage parmi l’au-delà, commencé en « tram », ne se fait plus, comme chez Dante, guidé par Virgile et Béatrice, mais par Freud et Simone Weil. On peut supposer que la vocation du premier est d’offrir une lecture de l’inconscient du siècle ; à condition de tenir la psychanalyse en haute estime. Quant à la seconde, qui qualifie Marx de « prophète », il est permis de douter de sa lucidité intellectuelle. Pire, Che Guevara se lève de sa mort, réclamant la « guérilla planétaire ». Ce sont là deux engagements que l’on peut trouver discutables, plus exactement criminels. Ecrivains, poètes, artistes, philosophes, voire scientifiques, défilent en ce labyrinthe souvent obscur, chargé de « gaz et de fumées », par allusion aux camps de la mort, jusqu’au « silence pompeux des bienheureux », cependant bien terrestre. Parmi ces « rencontres avec les figures tragiques du siècle passé », Kafka est hautement privilégié. Mais point de réel paradis, cette fois abordé en fourgonnette, plutôt une « cacographie », le « marécage des martyrs » et l’extinction parmi les « particules élémentaires ». L’apologue est cruel, ironique, car même les pires dictateurs sont « tous dans ce lieu de délices ».
Loin d’être un genre mineur (comme le savaient les Anciens) la réécriture est une riche porte vers de possibles œuvres plus que talentueuses. Ainsi, les mythologies, grecques et chrétiennes, sont d’infinies sources de renouvellement de l’inspiration. En s’appuyant sur un riche substrat culturel et historique, Giorgio Pressburger vient de nous en donner une preuve éclatante. Reste que l’on peut contester sa position: a-t-il ainsi raison de constater, après la mort de Dieu, s’il est bien mortel, que le bien et le mal n’ont plus ni limites ni sens ? Veut-il dénoncer cette bouillie morale dont fut fait le dernier siècle, ou nous infliger son incapacité de départager les enfers et les paradis qui sont la chair de l’humanité ?
Une carte de la ville de Trieste ne serait pas inutile pour accompagner ces Nouvelles triestines. Chacun de ces sept récits est lié en effet à une rue, un quartier, qui n’ont pas grand-chose de prestigieux. Comme leurs personnages, qui sont souvent des vieux, entrepreneurs plus ou moins retraités, dames vénérables. Les voilà un brin toqués, parfois artistes velléitaires. L’un n’écrit que deux pages de roman, l’autre achète des tableaux anciens ou cache un rare talent de pianiste, comme « Frau Musika », qui réussit son dernier et mortel concert.
Mais l’art est toujours menacé. Les bruits obscènes de la vie chassent les élèves de « Frau Musika », une vieille femme aux ardeurs sexuelles et amoureuses incessantes sème la confusion entre deux amis amateurs de peinture et de ventes aux enchères. La mort surtout attend son heure auprès de nos anti-héros, qu’ils laissent leur fortune à leur femme de ménage slovène, ou finissent, à la veille de succomber au cancer, par assouvir une vengeance matrimoniale. Insaisissable, « Margot la folle » hante la ville, quand la belle inconnue excentrique comme une actrice du café Tomaseo fait fantasmer son monde par son silence, avant de se changer en virago. Le bouquet de nouvelles est âcre et tendre, satirique et pathétique, amusant comme l’absurde. À l’acuité psychologique répond la vacuité métaphysique.
Si les deux dernières nouvelles sont moins convaincantes, le recueil est souverain et entraînant, tendu entre réalisme sordide et comique irrésistible. « Une passion » a des relents de tragédie grecque, non sans parodie : véritable Erinye, la mère de Télémaque lacère les tableaux précieux et lourdement érotiques. Giorgio Pressburger a quitté les vastes romans dantesques des noirceurs du XX° siècle, dépeintes dans L’Obscur royaume de son Histoire humaine et inhumaine, pour rejoindre la sphère des écrivains triestins, d’Italo Scevo à Joyce et Umberto Saba.
Thierry Guinhut
La partie sur Nouvelles triestines a été publiée dans Le Matricule des anges, juillet-août 2019
Sous quelle porte, en quelque vorace boite aux lettres glissera-t-on ce Numéro Zéro ? Il peut paraître étrange qu’Umberto Eco quitte l’épaisseur des vastes romans et la lumière des archivistes attachés à faire revivre avec brio le Moyen-âge du Nom de la rose[1]et de Baudolino[2], ou le dix-septième siècle de L’Île du jour d’avant[3], ou encore le dix-neuvième siècle du Cimetière de Prague. À moins qu’il ne grimpe une échelle romanesque chronologique… Le nouveau-né Numéro Zéro se présente en effet comme un assez bref opuscule, au rythme passablement enlevé, inscrit dans le plus récent contemporain. Cependant la relation avec ses préoccupations d’essayiste est soudain évidente : c’est l’auteur de La Guerre du faux[4] qui ressurgit parmi cette satire de la presse et sous la veste légère du narrateur journaliste…
Une intrigue un rien alambiquée tombe sur Colonna, un piètre écrivain raté et nègre d’occasion, légèrement dépressif à la Houellebecq[5], et qui a du mal à joindre les deux bouts. On lui confie le soin de rédiger un livre grassement payé qui s’appellera « Domani » (Demain), et qui ne serait jamais destiné à paraître, narrant sous la forme d’une « épopée » les coulisses de l’aventure journalistique à venir. Car, à charge, il lui suffirait de rester une épée de Damoclès au-dessus de têtes qui valent leur pesant d’or. Conjointement, Colonna est promu journaliste et relecteur, sous la direction cynique du rédacteur Simei, avec quatre autres hommes et une jeune femme, pour concocter le « numéro zéro » d’un quotidien. Ce dernier devra exceller dans les scoops et les ragots, mais aussi dans l’horoscope, à mi-chemin de la feuille de chou nationale et du tabloïd insinuant et vulgaire. Ce faisant, il devra sourdement menacer quelques structures et personnalités politiques et économiques. C’est ainsi que, sans avoir besoin de jamais paraître, il doit permettre à son riche commanditaire expert en immobilier et en chantage, le « Commandeur » Vimercate, d’entrer au capital et au conseil d’administration de grandes sociétés.
La presse a célébré, comme par joyeux masochisme, ou pour paraître se dédouaner de toute accusation impertinente, la satire de cette même presse menée avec brio par Umberto Eco. Le pamphlet rassemble en effet une sorte d’anthologie des manies, des vices et des incompétences des journaux et des médias pour s’attacher un lecteur, le flouer et le flatter en ses plus bas instincts. L’ « actionnaire de référence » du journal, faux Commandeur de surcroît, contraint ses journalistes d’investigation dont l’idéalisme est pour le moins suri, à passer sous les fourches caudines de son imprimatur ; en d’autres mots : « pour chaque mot, nous devrions savoir s’il plait au Commandeur ». Il ne s’agira plus, pour ne gêner aucun pouvoir, légal ou non, que de faire fumer le sensationnel et de révéler le superficiel. Que d’ignorer les choses qui fâchent les pouvoirs assurés de leurs intérêts. Que de préférer les réactions sentimentales aux faits et aux analyses. Que d’user des clichés pour lécher l’égo du lecteur, des euphémismes pour ne pas désigner le mal, tout en pratiquant « la jouissance de l’infortune d’autrui ». Que de paraître anodin en rapprochant des événements et des informations qui laisseront, de manière subliminale, accoucher des soupçons, des préjugés, des polémiques… Lecteur, as-tu reconnu tes journaux papier, radio et télé ? Car « ce ne sont pas les informations qui font le journal, mais le journal qui fait l’information ».
On devine évidemment derrière cette fiction un pamphlet à charge contre Silvio Berlusconi, dont les collusions entre son pouvoir politique et son empire de presse furent pour le moins douteuses, mais aussi contre une botte italienne entière qui semblerait avoir marché dans quelque matière nauséabonde. Il n’est pas indifférent de noter que 1992 est l’année de l’opération « Mains propre » (Mani pulate), cette offensive anti-corruption qui fit le ménage parmi la classe politique, mais aussi de l’assassinat du Juge Falcone par la Mafia. « L’œil du cyclone » de la corruption recèle en son sein nos protagonistes, enthousiastes, roublards ou dégoûtés…
Hélas, les spéculations oiseuses sur les dimensions et les performances des voitures, sur les nouvelles à publier pour induire un soupçon, les deux pages de blagues font décrocher le lecteur, comme lors d’un creux remplissage. On sait le goût de notre auteur pour le Vertige de la liste[6], mais deux pages encore de divers fondateurs d’ordres de Malte, achèveraient de vexer notre patience. Sans omettre le long récit circonstancié de la fuite, de l’arrestation et de la mort de Mussolini qui permet à Braggadocio d’imaginer un complot bien juteux : le Duce n’aurait pas été tué, hors son sosie, mais caché par le Vatican, puis l’Argentine ! S’en suit tout un imbroglio d’hypothèses liées aux communistes, aux alliés, aux néofascistes, à la mafia, aux Brigades rouges, à la C.I.A, dont les métastases iraient infiltrer jusqu’à l’année 1992, où se joue et se déjoue l’intrigue… L’assassinat de Braggadocio, fouilleur des dépôts d’ordures d’un demi-siècle d’Histoire et de politique, viendra pimenter le tout. Un parfum rassis de thriller empoisonne la satire des mœurs médiatiques, qui fait les pages les plus perspicaces.
En effet, ou le roman de notre pourtant cher Umberto Eco manque de concision sagace, ou faute d’une plus grande ampleur, il agit un peu comme un pétard mouillé. La satire est facile, un brin convenue, en ce qui n’est pas à plein temps un grand roman de société ; à moins qu’il faille le prendre comme une novella qui vise à beaucoup divertir avec un succès mitigé, et un peu instruire…
Il faut cependant admettre que bien des pages sont savoureuses : sur les clichés langagiers de la profession où se vautre un veule et médiocre lectorat, là où l’on reconnait les talents de notre sémiologue. Sur la question de savoir si les journaux « disent aux gens ce qu’ils doivent penser », à moins que ce soit l’opinion qui les commande. De même, l’historiette d’amour entre notre narrateur et Maia est attendrissante et pleine de vie, à la lisière d’une sympathique eau de rose, sans grande prétention, mais non sans finesse psychologique.
Loin d’être un ovni romanesque, dans le parcours d’Umberto Eco, Numéro Zéro est en parfaite cohérence avec des pistes de réflexion lancées dès 1980, dans les chroniques, « La multiplication des médias », « Culture comme spectacle », « La falsification et le consensus », regroupées ensuite dans La Guerre du faux[7]. Comme dans Lector in fabula, où était analysée « la propension idéologique des lecteurs[8] ». Conjointement, le récent Cimetière de Prague[9] était autant une réécriture du roman-feuilleton à la Eugène Sue qu’une catacombe de mensonges et complots, où pourrissait Le Protocole des sages de Sion, ce trop fameux faux évangile antisémite. Ainsi, Numéro zéro, petit roman à thèse, à l’usage de qui ne lit pas ou plus d’essais, est une « guérilla sémiologique », là où « un pays appartient à celui qui contrôle les communications[10]».
La recherche de la vérité journalistique, aussitôt capturée par les médias, singée par ce « Numéro zéro » qui ne verra jamais le jour, préalablement manipulé par des tireurs de ficelles politiques, idéologiques, financiers ou mafieux, échoue alors dans les poubelles étincelantes de la fausseté. Est-ce à dire qu’Umberto Eco transite vers la théorie du complot généralisé ? Il serait abusif de ne pas imaginer que l’art de son ironie ne puisse s’adresser également à cette florissante théorie, mais aussi à « la démoplutojudéocratie en embuscade ». La morale de ce roman reste néanmoins : « Soupçonner, soupçonner toujours, ainsi tu trouves la vérité. »
Museo Civico, Bolzano / Bozen, Trentino Alto-Adige / Südtirol.
Photo : T. Guinhut.
Eloge de Pétrarque humaniste et poète
par Enrico Fenzi,
suivi du sonnet III duCanzoniere.
Enrico Fenzi : Pétrarque,
traduit de l’italien par Gérard Marino, Les Belles Lettres, 254 p, 23,50 €.
L’imaginaire occidental occulte trop souvent, au profit du sonnettiste amoureux de Laure, la figure de l’humaniste. Pétrarque en effet, poète raffiné en langue vulgaire, écrivit bien des traités et des lettres en langue latine, diffusant la connaissance des littératures antiques et une éthique à laquelle Erasme sera redevable. C’est à la tâche essentielle, qui consiste à ne plus séparer ces deux facettes, que s’attelle avec brio l’universitaire Enrico Fenzi en son essai modestement titré Pétrarque.
Pourquoi Francesco Petrarca peut-il à bon droit, dès le XIVème siècle, être classé parmi les humanistes européens ? Né en 1304 et mort en 1374, il quitte en effet l’ascendance irréductible d’Aristote et de la philosophie scholastique révérés par le savoir médiéval, pour leur préférer l’idéalisme de Platon et le libre arbitre de Saint Thomas d’Aquin.
« La double partie que joue Pétrarque entre l’engagement et l’étude », en fait bien un homme de son temps. L’intellectuel italien suit la Papauté à Avignon, tout en réclamant la primauté culturelle de Rome sur la France. Puis il fuit les querelles de « la sentine de tous les forfaits et de toutes les infamies[1] », pour se consacrer aux lettres. Le « moi politique », y compris vigoureusement polémique, émaillé d’images crues, de propos grossiers, comme dans ses trois Invectives[2], coexiste avec le « moi lyrique », mais dans le cadre individuel prôné dans son De vita solitaria. Car le poète est fort sceptique envers la légitimité du pouvoir politique. Si le tyran doit préserver la sûreté de l’Etat, revient au sage de suggérer la paix.
Parmi les œuvres les plus emblématiques et attachantes de Pétrarque, on choisira de De remediis, qui fait philosophiquement dialoguer les allégories que sont la Joie, l’Espoir, la Douleur et la Crainte devant la Raison, ce dans le cadre d’une éthique stoïcienne et chrétienne. Pourtant, le lien le plus aigu entre l’humaniste et le poète se trouve dans le Secretum (Mon secret[3]). Dans lequel Franciscus (François Pétrarque lui-même) dialogue avec Augustinus (Saint-Augustin), pour se voir reprocher son amour pur pour Laure, qui cacherait de coupables passions charnelles. Nonobstant il ne renoncera ni à son amour, ni au désir de gloire, en voulant briller avec ses grands poèmes latins : Africa et De viris, deux œuvres monumentales restées inachevées, respectivement l’épopée de Scipion et le tableau des grands généraux de l’Antiquité, là où s’unissent Histoire et morale.
La recherche des manuscrits recélant les grands textes de l’Antiquité est une constante chez Pétrarque qui tient à entièrement réhabiliter cette dernière. Il ne voit pas de contradiction entre l’humanité païenne et celle chrétienne, toute deux attachées à la vertu ; tel qu’en témoigne Cicéron, garant de « l’identité fondamentale de l’âme humaine ». Ce pourquoi notre humaniste est à l’origine d’une société européenne de latinistes, en cela précurseur de ce qui deviendra la République des lettres[4]. Le descendant spirituel de Dante, l’ami de Boccace est aussi l’ancêtre de ces humanistes qui, un siècle plus tard, feront du développement de l’imprimerie le foyer de la culture antique[5].
Quant au Canzoniere, ou Chansonnier[6], en dépit de ses figures d’oppositions intensément lyriques et pathétiques, il « exprime les contenus spirituels les plus hauts ». La rencontre inaugurale de Laure, en 1327, dans l’église Sainte-Claire d’Avignon, qui mourra de la peste noire, ou d’un tremblement de terre, en 1348, va le conduire à polir trois cent soixante-six pièces lyriques, dont trois cent dix-sept sonnets. Parmi lesquelles se distinguent deux parties, du vivant et après la mort de la dame aimée. Comme au sein des lettres abondantes de l’humaniste, les vers du poète concourent à former une « autobiographie idéale », écrite en italien florentin. Sa « langue d’art platonicienne » restera longtemps le canon suprême de ma langue italienne.
Laure est-elle Laure de Sade ? La polysémie de son nom, entre l’aura (l’or) et le laurier d’Apollon, dieu de la poésie poursuivant l’inatteignable Daphné, laisse à penser qu’elle est allégorie, concrétion de toutes les femmes aimées autant que le modèle platonicien idéal de l’amour. Avec prudence, Enrico Fenzi ne s’engage pas en des querelles d’archiviste : il est plus un poéticien qu’un biographe.
En son Chansonnier il ne faudrait pas réduire Pétrarque à la seule figure, certes complexe et nuancée par une intense pénétration psychologique, de l’amoureux : il y est « aussi l’ami, l’homme public, l’intellectuel, le moraliste, l’homme politique ». Les allusions à Rome, Avignon, l’Italie n’y sont pas rares. L’on sait que Machiavel[7] reprendra en conclusion du Prince[8] ces vers ainsi célèbres de la canzone XVI : « Vertu contre fureur / Prendra les armes et le combat sera court ».
Ce n’est pas sans ambivalence qu’il aime et écrit pour Laure ; celle par qui Amour lui dit « de mes mains t’a enlevé un autre ouvrage » (sonnet 93) le prive de l’attention due à de plus glorieuses entreprises, comme cet Africa dont la langue latine contribuait à la beauté. Cependant, la postérité a préféré retenir non seulement la langue nouvelle du Chansonnier mais aussi cette « possibilité exceptionnelle de s’ennoblir lui-même à la lumière de la beauté et de la perfection de Laure ». Ainsi se dessinent trente et un ans d’amour, « un itinéraire allant de l’erreur juvénile d’un homme à sa vérité longuement murie ». De l’irrationnelle passion trop charnelle, et parfois érotique furieuse, en passant par la contemplation, jusqu’à la dimension spirituelle de la rédemption, l’éthique chrétienne innerve la conquête poétique. Comme dans le Secretum, la tension entre la raison divine et la raison amoureuse est incessante. La pérennité des désirs et des angoisses se heurte cependant à la borne du temps…
Francesco Petrarca, Antonio Zatta, Venezia, 1784. Photo : T. Guinhut.
Du « Triomphe de l’amour », en passant par celui de la Mort, jusqu’à celui de l’Eternité, Les Triomphes, recueil probablement inachevé[9], du moins aux dépens d’un ultime polissage avant la mort du poète, est l’autre versant poétique en italien de Pétrarque. Inspirés par la cérémonie qui célébrait à Rome le retour d’un général vainqueur, ce sont six « triomphes », inaugurés par le char de l’Amour faisant défiler ses prisonniers. En toute évidence, Laure apparait parmi les amoureux célèbres de l’Histoire et parmi les poètes d’amour, avant de réapparaitre dans le « Triomphe de la Chasteté » dont elle est l’allégorie. Puis dans celui de la Mort, qui « arracha de sa main un cheveu d’or », quoiqu’un dialogue de chaste amour réconcilie Laura et Francesco dans l’au-delà du poème. Là encore, si Laure est le guide de la transcendance, Enrico Fenzi est un précieux guide parmi l’intertextualité, entre Ovide et Saint-Augustin, du poème aux six volets ascendants. Nul doute qu’aujourd’hui encore Pétrarque figure parmi un nouveau « Triomphe de la Renommée » pour nous avoir offert une des plus belles fictions d’amour au monde, avec celle des Sonnets[10] de Shakespeare.
La clarté de l’essai d’Enrico Fenzi ne le cède en rien à la richesse. Quand à la « biographie intellectuelle » succèdent « les idées directrices », puis l’analyse du Chansonnier, le lecteur se sent accompagné dans un calme chemin d’érudition, ouvert sur le monde politique, religieux, intellectuel et lyrique. Même si nous ne sommes par ailleurs pas certains de devoir accompagner l’essayiste dans le parcours politique qui le conduisit à participer aux bandes armées des Brigades rouges italiennes[11], mais c’est là une autre histoire, close depuis qu’en 1997 il est en règle avec la justice. Reste qu’un tel volume initiatique est à mettre aux côtés de l’abondante biographie de Pétrarque par Ugo Dotti[12]. C’est à ce prix que l’on entrera en amitié avec le poète qui dénonçait « Le vulgaire qui m’est hostile et odieux » (sonnet 234).
Indubitablement, depuis le XIVème siècle italien, Pétrarque nous parle toujours. D’un versant humaniste précurseur de la civilisation de la Renaissance, et plus intimement depuis une confession plus tendre et plus humaine que les Confessions[13]de Saint-Augustin. Parmi tant de sonnets fondateurs du lyrisme amoureux, qui permirent la gloire de Pétrarque et de son Chansonnier, non sans la pérennité de ce parfait format en quatorze vers, ce troisième sonnet méritait, semble-t-il, d’être traduit par mes soins attentifs et cependant présomptueux, pour satisfaire, espérons-le, l’oreille du lecteur :
Ce fut le jour saint où, en deuil du Créateur,
Le soleil vint à décolorer ses ardeurs,
Quand, ne me gardant pas, je fus fait prisonnier,
De vos beaux yeux, Dame, je me vis enchaîné.
Qu’il fallût me défendre, en rien ne me semblait
Contre les coups d’Amour, et ainsi je marchais
Tranquille et sans soupçon : c’est pourquoi mes malheurs
Surent me prendre en universelle douleur.
Dieu Amour me trouva tout entier désarmé
Et sut s’ouvrir la voie par les yeux jusqu’au cœur
Où porte et passage les larmes ont trouvés.
Pourtant, me semblait-il, ce lui fut peu d’honneur
Pietro Citati : Leopardi, traduit de l’Italien par Brigitte Pérol,
L’Arpenteur Gallimard, 2014, 542 p, 28 €.
Giacomo Leopardi : Zibaldone, traduit de l’italien,
présenté et annoté par Bertrand Schefer, Allia, 2003, 2398 p, 50 €.
René de Ceccatty : Noir souci, Flammarion, 272 p, 19 €.
D’où vient-il que certaines biographies soient plus goûteuses, plus enclines à faire se dresser dans la perception du lecteur la stature, l’œuvre et les émotions d’un écrivain ? Brian Boyd avec Nabokov, Richard Ellmann avec Joyce, ou Peter Ayckroyd avec Shakespeare et Poe sont sans conteste de très talentueux biographes ; mais aucun n’atteint à l’étoffe dont sont pétries les vies et l’univers intellectuel par Pietro Citati. Nous avions déjà eu le bonheur de lire son Goethe[1], voire son Kafka, le voici abordant un autre romantique, cette fois italien : Giacomo Leopardi. Comment les doigts de Citati vont-ils ressusciter le solitaire et reclus de Recanati, le poète de « L’Infini », et l’immense diariste-essayiste du Zibaldone ? Sera-ce sans compter avec le « noir souci » de l’amour, comme l’analyse René de Ceccatty…
« Un tuberculeux affligé de deux bosses, persécuté par toutes les maladies de la terre », telle fut dès sa jeunesse Giacomo Leopardi (1798-1837). Pourtant, dès dix-huit ans, sans qu’il eût encore rien publié de valeur, et à la seule lecture de ses lettres, son ami Pietro Giordani lui « trouvait cette noblesse, cette fureur, cette densité, cette variété de style » qui est celle du génie. L’amour du jeune disciple pour le maître, quoique sans éros, et qui « était une forme de sa passion pour la littérature », se trouva grandi par leur rencontre. Plus tard, il éprouvera un semblable sentiment pour Antonio Ranieri. C’est ainsi que Pietro Citati nous communique l’ardeur de son modèle, en même temps que sa profonde empathie pour lui…
Reclus dans la bibliothèque paternelle aux dix mille volumes, le jeune Leopardi devient un philologue ardent, qui sut cinq ou six langues, dont le grec et le latin, un graphomane brillant. Mais son désir de gloire était vain : « Aucun éditeur ne publiait ce qu’il écrivait ». De guerre lasse, il remplit les quatre mille pages manuscrites de son fameux Zibaldone (qui compte deux mille pages bien abondantes en l’édition française) ; ce que l’on peut traduire par sabayon, ou pot-pourri, pour signifier des « Mélanges ». Accès mélancoliques et éclairs d’écriture autobiographiques, bribes d’essais et chimères s’y accumulent : « Enfermé dans la prison de sa bibliothèque, il explorait, examinait, reconstruisait l’univers -littérature, politique, histoire, linguistique, économie, philosophie, psychologie, rêveries et fantaisies- avec une furieuse énergie qui nous parait aujourd’hui presque inimaginable. » Sans oublier la musique, la religion… La précision et la force de la « fureur philosophique[2] » s’y déploie avec faste autant qu’elle illumine des aphorismes, tel : « on ne connait jamais parfaitement aucune vérité, si l’on ignore l’ensemble des relations qui unissent les vérités entre elles[3] ». Picorer le Zibaldone au hasard assure de recueillir des pensées aussi éclairantes qu’inattendues, dont plusieurs laisseraient penaud un Cioran : « Pour jouir de la vie, il faut nécessairement être désespéré.[4] »
Quoique les accès de « quasi-cécité », d’ennui et de sensation de néant, accablant celui qui avait un merveilleux talent pour le désespoir, paraissent lui empêcher toute activité intellectuelle, il poursuit de manière erratique son travail de « grand architecte-orfèvre », qui n’aura jamais d’harmonieuse architecture, mais auquel il ajoutera un précieux index. Est-ce la faute de l’irréductible séparation entre la nature et la raison ? Il se sert « de la philosophie moderne, de la raison analytique, acérée, négative, pour retrouver l’œil originel de l’homme ». Est-ce position nostalgique, régressive et antiscientifique ? Ce que confirme la lecture du Zibaldone, au 11 mai 1821 : « Une fois que la raison fut introduite en ce monde, tout devint peu à peu et en fonction de ses progrès, laid, petit, mort, monotone[5] ».
Aussi, à vingt et un ans, pense-t-il à fuir Recanati. En une lettre au père jamais envoyée, qui rappelle celle ultérieure de Kafka, il conspue la tyrannie et la dissimilation paternelles. La tentative de fuite se solde d’abord par un échec. Le voilà encore coincé entre une mère bigote et glacée et un père autoritaire de comedia dell’arte. Enfin, en 1823 (il avait vingt-quatre ans) il file à Rome, couvrant de chagrin son frère Carlo, qui est son « amour de rêve », et qui épousera une Paolina. Le poète, qui, hélas, « détestait le progrès », va mener une existence studieuse, au service d’un éditeur milanais, pour lequel il traduit Epictète, quoique égayée par Rossini, errante entre Pise et la cité pontificale, entre Florence et surtout Bologne, où il trouve une nouvelle vie, affective et sociale et intellectuelle. Avant de finir ses jours au pied du Vésuve…
Si laid (du moins le pensait-il), presque nain, horrifié par son corps difforme, il ne se lavait guère, sentait le renard, et ne pouvait qu’être amoureux sans l’ombre d’une réciprocité. Mieux valait que ces égéries ne connaissent pas ses sentiments, partagés entre sensualité refrénée et idéalisation. L’amour, ou plutôt « un désir angoissé », une « autoexaltation amoureuse [qui] devint désespérance », le saisit à la vue de Gertrude Cassi, avant de se tourner vers « la femme qu’on ne trouve point ». Le poème « À sa dame », est un hymne à l’impossible beauté platonicienne qui ne console point dans « la nuit du siècle[6] ». Plus tard, il aima Fanny, qui devint l’Aspasie de ses Chants. Mort plus vierge qu’une hostie, il connut cependant les joies de l’amitié, surtout épistolaires, cependant fort exaltées. Ranieri, en effet, de quatre ans son cadet, admirait son génie, au point de veiller son agonie et de se charger de faire connaître, de manière posthume, son œuvre à l’Italie. Car, de son vivant, il n’avait publié que ses poèmes, Canzone et Canti, A Silvia, Il pensiero dominante (les deux derniers étant respectivement un hommage à une jeune fille morte de tuberculose et une exaltation de l’amour) ainsi que deux textes autobiographiques. Les essais virent peu à peu le jour, comme le Discours d’un italien sur la poésie romantique, et surtout les Petites œuvres morales, qui compte quelques dialogues philosophiques, perles de fantaisie et d’humour irrévérencieux envers la mythologie, dont avec un Christophe Colomb renaissant de ses cendres, avec des gnomes, démons et autres morts, puis un curieux « Eloge des oiseaux ». Qu’il termine avec cet émouvant souhait : « j’aimerais un moment être changé en oiseau pour connaître la jouissance et la joie de leur vie[7] ». Ajoutons qu’il fait dire au « démon » du Tasse ce qui le résume absolument : « Ainsi, entre le rêve et les fantasmes, tu passeras ta vie ; et sans autre profit que la consumer[8] ».
S’il est un écrivain analytique avec le Journal du premier amour, il est aussi un théoricien du romantisme avec le Discours d’un Italien sur la poésie romantique dans lequel il fait l’éloge de la nature, de l’imagination et de la substance de la beauté, pour cependant préférer radicalement celle des anciens et céder à la nostalgie de l’âge d’or des nymphes et du temps de Brutus dans ses Chants. Il fustige les modernes qui cherchent « le renom immortel que ceux-ci n’obtiendront jamais, qui échut aux artistes italiens, latins et grecs, mais n’appartiendra jamais aux romantiques, aux sentimentaux, aux orientaux, ni à aucun tenant de l’engeance moderne[9] ». Certes, l’on peut arguer de sa méconnaissance de nombreux poètes romantiques allemands et anglais… En septembre 1821, Leopardi notait : « Mon passage de l’érudition au beau, ne fut pas instantané, mais progressif ». De « la belle littérature » à « la philosophie[10] », il s’agit d’une transmutation de la connaissance en beauté philosophique, en une démarche résolument classique. Pourtant, le voici soudain romantique, lorsqu’il écrit son plus célèbre poème, « L’infini » : « Ainsi par cette / Immensité ma pensée s’engloutit : / Et dans ces eaux il m’est doux de sombrer.[11] » Alors, nous confie Citati, il est le « poète moderne, c’est-à-dire sentimental et mélancolique », confronté à « la dramatique contradiction entre la raison et la poésie ». Mais aussi au Massacre des illusions, pour reprendre un de ses titres.
Ni flou, ni niaiserie dans l’analyse de Citati. C’est à propos de la Correspondance, en particulier avec Pietro Giordani, qu’il note : « il inventa une nouvelle langue du cœur. La fureur, le désespoir, l’amour, la tendresse, la noblesse et la grandeur du ton, la profondeur des passions, la concentration, le don pour l’aphorisme, la fluidité familière, les figures rhétoriques, les soudaines et suaves détentes, l’expression physique des sentiments, créent un texte qui n’a pas de précédent dans la littérature italienne, ou peut-être seulement dans les lettres du Tasse. » Celui qui « avait l’âme ouverte, mobile, chaude, vive », est sans conteste l’objet de l’amour-amitié de son biographe, attentif à son romantisme terriblement mélancolique autant qu’à son universalité.
Tour à tour, Pietro Citati se fait critique biographique, lorsqu’il commente les passages autobiographiques du Zibaldone, transparents malgré « le « jeune homme sans nom » ; critique comparatiste lorsqu’il associe « Les Souvenances » à Proust ; critique thématique et poétique (même si parfois ses commentaires des poèmes, comme « Le passereau solitaire », confinent à la paraphrase) lorsqu’il s’intéresse aux éléments, par exemple au motif de cette lune qui, dans les vers du poète « comprend peut-être cette vie terrestre ». Cette vie trop tôt fauchée, à trente-neuf ans : « C’est là le sort du peuple des mortels ? / À peine parut le vrai / Que tu tombas, fragile[12] »…
Prince des biographes, Pietro Citati ne se contente au grand jamais d’une sèche narration factuelle -où l’on se doute d’ailleurs que la traductrice a mis tout son soin. Plutôt qu’un homme dans son siècle, il nous ouvre « un système solaire de personnalités ». N’omettant pas de dire « je » en son essai, il fait de son lecteur un complice dans ce qui ressemble à une enquête sentimentale autant qu’intellectuelle, comme si Pietro Citati était un Sherlock Holmes de la biographie, mâtiné d’un poète de la sensibilité morale, sans oublier le commentateur érudit de l’oeuvre. Lit-on Leopardi en France ? Tellement peu… Il est pourtant, avec Dante et Pétrarque, considéré par les Italiens comme l’un parmi leur triumvirat de poètes incontournables. Il faut espérer que le volume, à la fois encyclopédique et si doué d’humanité, de Pietro Citati, puisse ouvrir la précieuse porte qui mène à la connaissance d’un immense lyrique, malgré la brièveté de ses vers, et d’un diariste, épistolier et essayiste aux monstrueux talents, déchiré entre une vie brève et maladive, entre un romantisme fiévreux et un classicisme intemporel.
Une « passion chaste » ; c’est ainsi qu'en son Noir souci René de Ceccatty peut qualifier ce lien entre le poète italien du XIX° Giacomo Leopardi et son ami Antonio Ranieri qui lui survécut assez longtemps pour permettre la publication de ses œuvres complètes. Resté vierge et laid, l’intellectuel romantique du Zibaldone, ce monstrueux journal d’essayiste aux aphorismes puissants, était-il capable d’amour homosexuel ? Non, répond avec autant de perspicacité que de pudeur René de Ceccatty, évoquant son mépris pour les passions charnelles masculines de l’antiquité. Leopardi, nain bossu et maladif, dont la vie fut fort brève formait un couple détonnant avec son jeune ami blond, aussi beau que séducteur avec les femmes. « L’attrait pour l’intelligence » l’incite alors à renoncer à ces dernières et à se consacrer au « noir souci » du poète philosophe autant que tyrannique ami. Ranieri, fidèle soutien et intellectuel cultivé, eut, lui aussi, à souffrir de la censure, pour son roman Ginevra. Le romancier n’aura pas la gloire météorique de Léopardi, mais le respect fasciné de notre écrivain narrateur qui, à sa manière, se fait l’ami posthume de ces deux figures incroyables de la littérature italienne. Son livre en forme de double hommage est aussi une réflexion sur ses proches recherches, une sorte de journal de travail personnel en même temps qu’un discret autoportrait. Il n’en reste pas moins que René de Ceccatty sait s’effacer devant son prestigieux et mystérieux modèle, qu’il compare parfois à Barthes pour ses « biographèmes ». Cette investigation attentive où le « je » de l’auteur s’interpose et prend sa responsabilité complice et affective, convoquant ses rêves, ses amours, ses livres, est à la lisière du récit, de l’essai, voire du vaste poème en prose. Sinon de l’autofiction, où d’aucuns verraient un désordre élégant au service du génie inquiet et éphémère que fut l’auteur des Chants. Ainsi René de Ceccatty nous invite à goûter l’intelligent poison de la mélancolie que distille un Zibaldone fascinant.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.