Constantin Cavafy &Nikos Aliagas : Premier voyage en Grèce,
traduit du grec par Lucien d’Azay, Les Belles Lettres, 2025, 282 p, 23,50 €.
Erik Orsenna & Bernard Matussière : Voyages aux pays nomades,
Métailié, 2025, 176 p, 24,50 €.
Etel Adnan : Des villes et des femmes, suivi de Paris mis à nu,
L’Imaginaire Gallimard, 2025, 204 p, 13 €.
Distraitement, ou avec circonspection, à pied, en voiture, en bateau, en avion, l’on voyage. Encore faut-il savoir regarder et penser son parcours. Autant au moyen des mots que des photographies, une grappe d’auteurs nous invite en Grèce – cette « source grecque », pour reprendre le titre de Simone Weil[1] – par la voix du poète Constantin Cavafy et l’optique de Nikos Aliagas. Ou plus loin, dans la chaleur des pays surpeuplés et déshérités, de Cuba au Sahel en passant par le Bengladesh et jusqu’en Chine, cette fois avec les récits d’Erik Orsenna et l’objectif de Bernard Matussière. À moins qu’avec Etel Adnan l’on préfère les villes essentiellement méditerranéennes, entre Barcelone et Rome, sans autre filtre qu’une prose limpide. Ou intensément fureteuse et poétique lorsqu’elle s’immerge dans un Paris post-baudelairien.
Probablement Constantin Cavafy (1863-1933) est-il le plus important poète grec moderne. Ses nombreux recueils culminent avec Tous les poèmes[2]. qui ne vit le jour que de manière posthume. Alexandrin d’origine, étonnamment il ne visita la patrie originaire de cet Homère qui l’inspira tant qu’à partir de 1901, ce dont témoigne ce Premier voyage en Grèce. C’est un journal scrupuleux, factuel, peu empreint de lyrisme. Il visite Le Pirée, l’Acropole, les rues « d’Hermès », « d’Eole », de « Sophocle», éditeurs et lettrés, comme en un pèlerinage culturel.
Si l’on peut se trouver un peu déçu du prosaïsme de ce journal, le voici éclairé par un brillant cahier central de photographies en noir et blanc, par les soins de Nikos Aliagas, le présentateur bien connu, qui magnifie les rues, les boutiques, les habitants et les paysages marins.
Mieux cependant, l’on découvre ses Notes sur la poésie et l’éthique, composées entre 1902 et 1911, offertes ici de façon bilingue. « L’art ne ment-il pas toujours ? » écrit-il en conscience. Tout pour lui « procède de la littérature, de la pensée perpétuelle », de « la voluptueuse agitation de l’imagination ». Bien que fonctionnaire pour assurer les nécessités de la vie courante, il lit ardemment Baudelaire, se consacre à la recherche de l’enthousiasme, de la vérité, et du « vers parfait », affirmant nettement que l’art est « la plus grande Dame du monde ». Hélas, « les lois odieuses de la société ont circonscrit [son] œuvre ». La beauté, que ce soit celle de deux garçons ou de celle des « marbres d’Elgin » – dont il plaide la restitution – le poursuit intensément. Il fait l’éloge de celui – c’est également lui certainement – qui « compose sous l’effet d’une impression de concupiscence ». Un art poétique en somme…
L’on ne peut quitter Constantin Cavafy sans entendre sa voix :
« Un poète a dit : « La musique la plus douce
est celle qu'on ne peut pas entendre ».
Et moi, je crois que la vie la meilleure
est celle qu'on ne peut pas vivre. »
Et toujours dans ce registre mélancolique :
« Il existe une joie, mais elle est bénie,
une consolation jusque dans ce malheur,
C'est que la fin nous délivre
de tout ce fatras de journées insipides et triviales.[3] »
Mieux encore, ne vaut-il pas la peine de partir en quête d'un poème de Constantin Cavafy qui soit consacré au voyage, plus précisément à celui, inaugural, d'Ulysse, vers son Ithaque :
« Lorsque tu feras voile pour Ithaque
souhaite que la route soit longue
pleine d'aventures, pleine d'expériences.
Les Lestrygons et les Cyclopes
Le furieux Poséidon, ne les crains pas,
tu ne trouveras pas de choses pareilles sur ta route
si ta pensée reste élevée, si une délicate émotion
anime ton esprit et ton corps.
Les Lestrygons et les Cyclopes
Le farouche Poséidon, tu ne les les verras pas
si tu ne les portes dans ton âme
si ton âme ne les dresse devant toi.
Souhaite que la route soit longue.
Que soient nombreux les matins d'été
où – avec quel plaisir, quelle joie -
tu entreras dans les ports vus pour la première fois ;
arrête-toi dans les bazars phéniciens
et achète les bonnes marchandises,
nacre et coraux, ambres, ébènes,
et parfums voluptueux de toutes sortes,
le plus possible de parfums voluptueux.
Va dans plusieurs villes égyptiennes
apprends et apprends encore auprès des sages ».
Auteur d’un Petit précis de mondialisation, quoique en huit volumes, Erik Orsenna (né en 1947) nous laisse ainsi penser qu’il parcourt le monde. En effet, précédé par un prologue dédié à l’amitié entre l’écrivain et le photographe, ces Voyages aux pays nomades se développent sur trois continents, afin de prendre le pouls de la planète. Leur complicité conduit nos deux voyageurs dans une quête qu’ils appellent la « pêche du réel ». Leurs observations et aventures s’intéressent à des terres lointaines que la modernité semble avoir oublié, voire des confins dangereux.
Ils étaient adolescents lorsqu’ils se sont connus, tous deux bercés par la passion du voyage. L’un, Erik, prenait inlassablement des notes sur ses carnets ; l’autre, Bernard, photographiait en noir et blanc. Précédé par une ode à « l’amitié », le tout est devenu un livre, entre reportages et salves d’émotions désabusées. Sous-titré, « L’eau, le sable et les rêves », il exsude une certaine mélancolie, voire la désillusion.
C’est particulièrement flagrant à Cuba, une île qui vit son destin dégringoler « du rêve révolutionnaire aux lendemains qui déchantent ». L’on découvre à cet égard une certaine dimension autobiographique, puisque notre auteur vient d’une famille d’origine cubaine. Cette dernière célébra « la victoire de la révolution » castriste et la fin de « l’odieux dictateur Batista ». Mais croyant découvrir le « vrai marxisme » – alors qu’il n’a visiblement ni lu ni compris la nature originellement totalitaire du Manifeste communiste de Karl Marx – il accuse le coup : « Les bâtisseurs d’idéal sont souvent des constructeurs de clôtures barbelées destinées à empêcher le peuple de sortir du paradis ». Les photographies confirment la vétusté et la pauvreté résultant de ce socialisme idéologique et mensonger qu’Erik Orsenna n’a pas compris, alors que la mer, pour les Cubains, est « leur mur de Berlin ».
Rêvant longtemps l’Afrique, il trouve bientôt son fleuve préféré : le Niger. Ce pourquoi il va sillonner le Sahel. Hélas ce vaste courant d’eau est menacé. Par le soleil et le sable, par « le cancer des djihadistes », la « malédiction » de l’or et du pétrole, enfin par « la furie des pirates dans le golfe du Bénin ». La dangerosité de ces espaces interdit désormais à l’écrivain d’y revenir. Mais en inventant un personnage de roman[4] – une Malienne qui prend la route des migrants – il se fait « reporter » au sud du Sahara, puis aux marges de la Lybie.
Parmi ces « frontières de sables », quelque espoir se fait jour, lorsque que l’ouverture des « Ecoles des maris » permet aux femmes un peu plus de liberté et de sécurité de la conception. Cependant l’obscurantisme islamiste sévit, conjointement aux putschs qui portent des militaires au pouvoir, entre Mali, Burkina, Niger ; avec des « résultats militaires partout désastreux ». Malgré de beaux visages, de femmes et d’enfants, la photographie accentue la noirceur des masques et des voiles. Ce qui, hormis l’intérêt documentaire, ne fait pas rêver…
Malgré les aides humanitaires, dont celle de son « amie tant admirée, Runa Khan » – l’ONG Friendship – le Bangladesh est autant déshérité. L’énorme delta formé par la confluence de trois fleuves, Gange, Brahmapoutre, Meghna, inonde les plaines, effrite les terres et les îles. Notre auteur ne manque pas alors de céder au pathétique catastrophisme climatique. Les yeux du reportage photographique sont tout autant obscurcis par la pauvreté qu’au Niger, par l’Islam…
Tout change en Chine. La longue marche maoïste continue en un nouvel avatar. Moins guerrière, quoique toujours communiste, mais sous la forme d’un exode rural vers les villes surtout côtières, où se déploie une croissance économique fulgurante. Le « coût environnemental » est cependant considérable. Pour le contrer, les « pépinières » d’arbres prolifèrent. Les ateliers frénétiques produisant des millions de chaussettes jouxtent les taudis, alors qu’en face vit un nouveau temps présent : « clarté, propreté, automatisation ». Mais « en cette fin des années 1970, le moindre faux pas idéologique peut être puni de mort ». Ce qui coexiste aujourd’hui avec la « religion capitaliste », mais un « capitalisme d’Etat ». Hélas, ajouterons-nous, rien du libéralisme politique n’a affleuré au sein de ce pseudo libéralisme économique.
En un diptyque croisé, les textes, les carnets et les photographies nous montrent en leur confrontation des mondes fragiles et en bouleversement. En cela, pour répondre au titre, ce sont bien des pays nomades, nomadismes endémiques, contraints, dangereux. Un livre attachant, mais qui est plus un survol rapide qu’autre chose…
Auteure d’une foultitude de livres, entre poésie et récit, Etel Adnan (1925-2021) est née à Beyrouth, ville cosmopolite. Plus encore, n’est-elle pas syro-franco-américano-libanaise, écrivaine et artiste ? De surcroit, polyglotte, elle écrit en français, en anglais et en arabe. Ses peintures, à la lisière de l’abstraction et du paysage naïf, aiment les aplats vivement colorés. Sa bibliographie surabondante est surtout poétique, et ses titres sont parfois discrets – Déplacer le silence[5]– parfois flamboyants – Je suis un volcan[6]. Ils reflètent également les convulsions d’un siècle : L’Apocalypse arabe[7]ou Voyage, Guerre, exil[8]…
En fait ce Des livres et des femmes, d’abord paru en 2014, n’est que le premier volet de ce recueil, dont le second s’appelle Paris mis à nu, lui né en 1993. Dans un premier temps, et au moyen de neuf lettres, cette dame nous entraîne à Beyrouth, mais aussi Barcelone, Amsterdam et Rome. Les déambulations physiques de l’observatrice en compagnie de son amie Simone se doublent de vagabondages intérieurs. Au gré du titre l’on devine une dimension féministe. Les femmes – et en conséquence « les choses de l’amour » – y sont le premier objet d’investigation, sans oublier l’art, la peinture ou encore l’Histoire. La promenade est loin d’être superficielle, puisqu’à l’acuité du regard s’ajoute l’érudition.
Parmi ces lettres adressées à Fawwaz, la Foire du Livre de Barcelone est sa première destination. Les femmes lui paraissent libres, au contraire de celles invisibles du Marrakech. À Murcie, où célébrer le poète et philosophe arabo-andalou Ibn ‘Arabi, ce dernier « est le seul,parmi les grands théologiens de l’histoire, à avoir accordé à la femme une parfaite égalité dans le domaine de l’absolu ». En dépit d’Amsterdam au travers d’une prostituée, les villes méditerranéennes dominent, comme Skopélos où les souvenirs de sa mère croisent une fillette nourrissant les pigeons… Mais à Aix-en-Provence l’interrogent les tableaux de Cézanne et Picasso qui regardent éclore la féminité. Comment vivent les femmes dans ces villes, comment ces villes les transforment-elles, voici la problématique irrigant ce parcours. Or l’art est « à la recherche du féminin, et à son tour il féminise le monde […]D’où d’ailleurs son caractère indispensable aux sociétés, et à la subversion qu’il exerce».
Charles Baudelaire, au travers des allusions à Mon cœur mis à nu et aux « Tableaux parisiens » des Fleurs du mal, sans oublier les poèmes en prose du Spleen de Paris, est le fil conducteur d’Etel Adnan. Pluie, passants, gastronomie, tout est prétexte à l’attention. La capitale française est sans cesse en contraste avec le Proche-Orient, avec l’Algérie tyrannique. Malgré les inquiétudes liées au contexte international, ce conglomérat de petites proses poétiques oublie rarement la dimension métaphysique. Cependant il s’agit d’abord une ville de poètes, d’écrivains. Etel Adnan lui accorde une particularité presque magique : « quand on vit à Paris, on apprend à croire, envers et contre tout, en un possible salut ». Pourvu que cela dure…
Qu’il s’agisse d’aller à la recherche de ses racines familiales et culturelles, ou de quêter l’ailleurs, le voyage n’est pas que vagabondage. Source de connaissance, il se décline en créations verbales et photographiques, en œuvre d’art enfin…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.