La Bibliothèque gelée, sculptures de Pascal Convert,
Château de Chaumont-sur-Loire, Loir-et-Cher.
Photo : T. Guinhut.
L'Assaut contre les bibliothèques
La Bibliothèque du meurtrier,
versus
La Bibliothèque Hespérus
XVI
Le lutrin
Prologue
- Aviez-vous, Mathilde, remarqué, bien en évidence, sur un lutrin de bois orné d’un ange, dont le plat est fait d’ailes étendues, cet emboitage dessiné d’un octogone d’or ?
- Non. Rien de tout cela ne me semblait pas figurer auparavant dans le salon central. Je ne comprends pas comment ce lutrin a pu soudain apparaître ! Pour le désigner ainsi à notre attention il semble pouvoir contenir quelque document important.
- Ouvrons-le :
- Et si c’était quelque piège ?
- Vous voilà bien superstitieuse, Mathilde. Il n’y plus de fantôme de la bibliothèque. Le temps des chausse-trappes est de toute évidence terminé.
- Vous avez raison, de plus ce n’est ni un diable, ni Satan en personne, mais un séraphin. Voici, comme un cadeau, une bien jolie reliure ornée de livres ouverts. Je me demande bien de quoi il peut s’agir…
- Un titre cependant bien digne d’être au centre de cet espace : L’Assaut contre les bibliothèques. Nous devons certainement le lire.
- Non ! Impossible… Bertrand, ne le lisez pas.
- Pourquoi, Mathilde ? Avez-vous peur qu’il soit prophétique, performatif ?
- Non, non. Mais c’est une œuvrette immature, indigne de trôner dans une telle bibliothèque.
- Vous me cachez quelque chose, n’est-ce pas ? Sauf le respect que je vous dois, vous ne m’empêcherez pas de l’ouvrir. Mais, cachottière, vous en êtes l’auteure !
- Oui, je l’avoue. Mais je dois supposer qu’Allan Malatesta lui-même l’a faite relier. Et que cet écrit a contribué à mon embauche.
- Que voulez-vous dire ?
- Il s’agit de mon mémoire de fin d’études, dans le cadre du département d’éthique des bibliothèques. Allan Malatesta voudrait-il se moquer de ma petite personne, me ridiculiser auprès de Stendhal et de Swift ? Je ne l’ai pas relu depuis.
- Eh bien, puisque vous êtes, parmi cette bibliothèque où dominent les témoignages des morts antiques et modernes, la première auteure bien vivante que je rencontre, lisons :
La Bibliothèque gelée, sculptures de Pascal Convert,
Château de Chaumont-sur-Loire, Loir-et-Cher.
Photo : T. Guinhut.
XVII
L’Assaut contre les bibliothèques
Le monde des bibliothèques était paisible.
Sous la gouverne de sages affables des deux sexes, les livres n’attendaient que les doigts qui les ouvraient, que les yeux qui en buvaient le sens. La fréquentation des lecteurs était aussi stable que la giration des planètes autour du soleil.
Même si chaque planète-bibliothèque était généraliste et transversale, le Platonicium arborait une dominante philosophique. L’Einsteinium, lui, était plutôt scientifique, le Gibonium, historique, le Machiavelium, politique, le Diocesium, religieux. Le Botanicum et le Zoologicum étaient eux évidents. L’Eroticum était lui plus secret.
Au centre de cette constellation, le Copernicum était de toute évidence astronomique. Là où résidait le gouvernement des bibliothèques, humaniste comme il se doit. À sa tête, l’on ne savait si Herménilda Codex, dont le visage était conforme à la géométrie de l’esthétique, était réellement une femme ou plus vraisemblablement une allégorie. Elle incarnait au sommet la Loi. Loi bienveillante, bien digne des plus sagaces démocraties libérales, sinon omnisciente. Alors que chaque Dame veillait à la croissance de leurs bibliothèques respectives, Herménilda Codex veillait plus particulièrement à leur équilibre pluraliste et pacifique.
Cela semblait devoir durer autant que l’éternité des livres.
Cependant, venus d’on ne savait où, quoique l’on soupçonnait que les rayons historiques de Gibonium en fusses responsables, des agitations, d’abord imperceptibles, mineures, puis un peu plus bruyantes, orageuses, se firent jour, insidieuses, pour très vite, en un semis de feux de paille et de poudre, éclater, virulentes. L’on crut d’abord diagnostiquer une bibliopestis sévère, épidémique. Mais l’on put ignorer le bruit tapageur émis par des agitateurs, des activistes des groupuscules, puis des légions, dont in put bientôt dresser la liste exhaustive.
Parmi les Eveilleurs, la chercheuse Terebra Majoria prétendit prouver qu’Homère, originaire du Soudan égyptien, comme on avait tenu à le cacher, était noir, tandis qu’une autre universitaire, Habiba Lajoinie, réclamait d’attribuer les drames historiques, comédies et tragédies bien connues à la sœur qui n’avait pas eu l’opportunité d’être la créatrice attendue, Joan Shakespeare. Cependant, le trop d’hommes tyranniques, sans compter le crime passionnel du noir Othello, rendit bientôt infréquentable le barde de Stratford, que l’on ne tarda pas à débarrasser des étagères pour lui faire rejoindre un compost qu’il n’aurait jamais dû quitter. Ainsi l’on prit parmi ces Eveilleurs l’habitude d’enterrer vivants les livres. Jusqu’à l’étouffement.
Les Hégéliens, plus prudents, préféraient fomenter un incompréhensible désordre en déroutant le catalogue, dérangeant l’ordonnancement, mélangeant les genres, les rubriques et les auteurs jusqu’à les rendre introuvables par quelque utilisateur que ce soit, prétendant arguer de la nécessité d’un Etat centralisateur absolu pour ramener l’ordre. D’autres encore, semaient un dissolvant d’encre parmi les pages, devenues progressivement et imparablement strictement blanches. De façon à les remplacer par une constitution universelle, impérative et catégorique, selon laquelle l’Etat omniscient réglerait la vie des auteurs et des lecteurs, jusqu’à la moindre virgule, leur syntaxe correcte et leur vocabulaire orthodoxe.
Jurant et tonitruant, les Prophétiques maniaient le feu ! Tous les contenus matérialistes devaient être éradiqués, jetés en tas sur les pavés des cours, éparpillés sur le sable des jardins. Sous conduite assurée du Grand Mecqua, rien que la torche devait les incendier à coup sûr. Les autodafés étaient tellement abondants qu’ils se voyaient depuis l’espace céleste. Ne réchappaient à leur vindicte incendiaire que les livres spirituels, pour les conserver, les choyer, les honorer, les sanctifier. Seuls ceux empreints de la parole divine étaient réel feu de Pentecôte. Ce feu divin qui ensuite avait pour projet de libérer de la matière du papier et de l’encre les mots du Dieu qui s’élèverait sans qu’il en soit besoin d’autre trace…
Les Sabines s’emparèrent soudain de l’évidente domination masculine dans les bibliothèques. La science, la littérature, la musique, l’Histoire et caetera, devaient respecter l’égalité. Ainsi fallait-il, à coups d’articles pompeux, de thèses revanchardes, écrêter le porte-phallus littéraire, le violeur scientifique, la baguette du chef d’orchestre, le sceptre des princes et des rois, le calame des historiens et la plume érigée des poètes. De surcroit n’était-il pas évident que les sexes n’existaient plus, que seuls les genres avaient droit de cité, que toute transidentité penchait vers le féminisacré ? Les mots mêmes ne devaient plus avoir d'autre genre que féminin, d'où la nécessaire refonte du vocabulaire, des conjugaisons, de l'imprimerie !
Comptabilisant de la seule race humaine les crimes écologiques, ou « écocides » selon leur doxa et leur logorrhée, les Planétaires, qui priaient les arbres et le ciel avec vénération, récusaient pêle-mêle technologie et capitalisme, plantaient des légumes véganes et buvaient du soleil. Avec confiance, ilslaissaient les feux de forêts naturels laper les bibliothèques, les inondations naturelles réduire en bouillie ce qui n’était même plus de la pâte à papier.
Les Hégéliens ne juraient que par leurs livres rouges, pavoisant de leur écarlate sanguin les rues de leurs empires. Les Eveilleurs ne goûtaient que le noir de leur code. Les Sabines élisaient le rose et la vulve pour symbole. Les Prophétiques avaient le vert de leur oasis, quand les Planétaires avaient le vert forestier et le bleu océaniques. Ce qui ne manquant manqua pas de susciter de sévères frictions, à l’occasion desquelles l’on se récriait avec verdeur.
D’étranges coalitions virent le jour : éco-féminisme, éco-prophétisme, prophétisme révolutionnaire, mecqua-planétisme, rougéveillisme, et l’on en passe. La converge des luttes ne fit pas long feu, tant les excommunications, les autodafés s’allumèrent et pullulèrent.
Le langage se multipliant, se fragmentant, se collant par bribes, perdait sa cohérence, son sens, comme une Babel bruyante et balbutiante, menaçant de s’écrouler sur elle-même où les mots n’étaient plus que langue de bois et clichés euphorisants, braiements d’ânes, cris de pies surexcitées, râles étouffés de condamnés sommairement exécutés.
Alarmée par de tels désordres, qui plus est contagieux, une assistante d’ Herménilda Codex, jeune disciple zélée, déjà célèbre pour son érudition, sons sens de la critique, sa liberté d’esprit, qui vivait à Platonietzsche sur Humanita, nommée Aube Saint-Gratien, blonde héroïne au nez gracieux, à l’œil vif, résolut d’inventer des personnages avant de les envoyer, aussitôt matures, sur chaque planète corrompue. L’un s’appelait Conviction, l’autre Raison, l’autre encore Rhétorique, ou bien Apollon et Minerve, ou encore du nom des neuf Muses.
Soudain, l’intervention des élèves d’Aube Saint-Gratien, lectrice sagace et salvatrice, rompit les armes. Voici comment : armée d’une rare et solide édition de La Bataille des livres de Jonathan Swift, entraînant ses jeunes amis, elle se jeta, en toute judicieuse furie, sur les paltoquets verbeux, les assaillant à coups d’in folio brandis à tour de bras. Dans un même mouvement, les livres s’animèrent d’eux-mêmes, se révoltèrent, attaquèrent vigoureusement les mutins, pour les jeter sur le sol de leur présomption sans vergogne, et rétablir enfin la culture et la paix qui avait été oubliées.
Une fois l’ordre public rasséréné, Aube Saint-Gratien décréta l’expulsion des fauteurs de trouble de toutes les bibliothèques planétaires. Il ne s’agissait ni de tuer les responsables, ni de censurer leurs abominations, mais de les reclure sur Elucubros, une planète jusque-là seulement peuplée de crabes des sables et de crapauds vaseux. On leur laissa les moyens logistiques nécessaires pour construire à leur guise leurs bibliothèques, sous la direction des Hégéliens.
Bientôt leurs bâtiments de guingois, bâtis aux cinq coins de la planète terraquée, s’élevèrent de bric et de broc. Pour les Eveilleurs une immense paillote de négritude. Un monument stalinien aux colonnes carrées pour les Hégéliens. Minarets dégoulinant de miel pour les Prophétiques. Globes de béton moussu sous l’autorité des Planétaires. Vagins clitoridiens vastes comme des temples pour les Sabines…
Tout cela aurait pu coexister, éloignés les uns des autres du plus loin qu’il est possible sur une planète bossuée de montagnes inhospitalières. Mais les cinq communautés protestèrent bien vite de leurs incompatibilités. Elles s’armèrent de leur volonté de puissance, de leur ressentiment courroucé, de leur hubris échevelé, de leur pulsion de mort plus effilée que lame d’épée anticolonialiste, scalpel castrateur, de sabre arabesque, d’échafaud révolutionnaire et pioche écologique, s’attaquant avec furie aux reliures, aux pages, aux chapitres, aux typographies, pour les érailler, les privant de voix, noircissant le blanc pour rendre l’Histoire illisible, rougissant ou verdissant entièrement de drapeaux les couvertures. Alors que les Sabines préféraient effacer toutes les consonnes « m » du vocabulaire et du dictionnaire pour invisibiliser le signe du masculin.
De guerre lasse, puisque toutes les planètes et bibliothèques coexistaient en toute paix tolérante, Aube Saint-Gratien laissa les livres s’écharper les uns les autres, et en conséquence, les autochtones d’Elucubros se déchirer, ne laissant que leurs cadavres noircis et leurs squelettes blanchis défigurer les sols pierreux et aqueux originels…
Le monde galactique des bibliothèques avait retrouvé la paix. Et les livres intelligibles, même si comme de coutume bien des traducteurs, érudits et interprètes, vulgarisateurs et bonne volontés étaient nécessaires, glissaient des belles mains d’Aube Saint-Gratien en direction des bras des lecteurs comblés…
Photo : T. Guinhut.
- Votre récit, Mathilde, me laisse pantois ! Stupéfiante, vous êtes. Vous m’aviez caché ce talent…
- Pensiez-vous, Monsieur Comminges, que je puisse confier la Bibliothèque Hespérus à n’importe quelle péronnelle ? J’aurais pu engager des dizaines de bibliothécaires érudits et soigneux pour dresser le catalogue. Voilà pourquoi elle a plus que ma confiance, mon admiration.
- C’est trop d’éloges, Monsieur Malatesta, je vais rougir jusqu’à la nuque.
- Qui suis-je, pour être parmi vous ?
- Mais Monsieur Comminges, vous êtes l’enquêteur, celui qui a sauvé notre vivante auteure. De surcroit, ne l’oubliez pas, vous êtes le narrateur. En cela fort précieux. Et grâce à qui un nouvel opus s'adjoindra aux livres clefs de la bibliothèque.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.