Bibliothèque idéale de la consolation. De l’Antiquité au XVII° siècle,
Les Belles Lettres, 2025, 592 p, 35,50 €.
Bibliothèque idéale des Odyssées. D’Homère à Fortunat, Les Belles Lettres, 2022, 352 p, 29,90 €.
Bibliothèque idéale des pierres, plantes et paysages. D’Homère aux Alchimistes,
Les Belles Lettres, 2024, 369 p, 29,90 €.
Lucrèce : De la Nature, traduit du latin par Alfred Ernout, Les Belles Lettres, 2019, 318 p, 21 €.
Pierre Vesperini : Lucrèce. Archéologie d’un classique européen,
Champs Flammarion, 624 p, 13,50 €.
Source de consolation universelle, l’Antiquité reste un modèle, un champ de recherche exponentiel, pour les historiens, les artistes, les philosophes. Elle est alors bien digne d’une Bibliothèque idéale, celle qu’égrène cette respectable maison d’édition entre toutes : Les Belles Lettres. Puisant dans son inénarrable fonds, elle peut constituer des anthologies thématiques, bien entendu mythologique, mais aussi des odyssées, et, plus étonnement, de la consolation ou encore des plantes et des pierres. Dans lesquelles décidemment Grecs et Romains ont tant à nous dire en termes de fictions et de connaissances, de science et de philosophie. Ainsi la dimension encyclopédique avérée dialogue avec le sommet de la poésie philosophique, soit De la nature de Lucrèce, dont l’acuité scientifique résonne avec notre temps.
Le mythe précède l’Histoire, depuis la théogonie, ou naissance des divinités, jusqu’à l’évhémérisme, une conception selon laquelle les dieux ne sont que des hommes, mais divinisés en raison de leurs exploits. Ainsi, Laure de Chantal ne pouvait faire l’impasse sur cette source gréco-romaine : sa Bibliothèque mythologique idéale ne manque ni de déesses ni de dieux, sans compter leurs demi-dieux. L’on y lira, réunis avec sagacité, la plupart des mythes, bien souvent féminins : le « deuil de Déméter » par Pausanias, l’histoire de Psyché, âme amoureuse » par Apulée, sans oublier un rare « Jugement des déesses » par le parodique Lucien de Samosate…
Les paroles des neuf Muses président au récit mythique. En particulier chez Hésiode, l’auteur de l’inaugurale Théogonie. N’en doutons pas, elles inspirent également Homère, qui célèbre dans l’Iliade les rivalités des Dieux au travers de la guerre des Grecs contre les Troyens mais sait aussi chanter un rare « Hymne à Aphrodite ». Dans l’Odyssée il conte la rencontre d’Ulysse et de Circé, magicienne séductrice, presqu’aussi dangereuse que les Sirènes. Parmi les mythes les plus curieux, figurent chez Platon ceux de l’Atlantide, continent englouti, et d’Er, celui qui revint à la vie pour transmettre son expérience de l’au-delà, ce qui n’est pas sans apparaître comme une préfiguration de celui du christianisme.
Plus philosophe que conteur, Cicéron s’interroge sur l’origine des dieux, en répondant que l’on sait « diviniser ce qui est bon et utile » ; nous ajouterons que l’on divinise aussi l’effroi, si l’on pense aux Enfers, de Cerbère à Pluton, en passant par les Furies. L’empereur Julien qui voulut, face au christianisme, rendre Rome au paganisme, n’en dénonce pas moins « leurs baudruches gonflées de vents et ces monstruosités, qui sont pour ainsi dire des simulacres et des ombres de la véritable science ».
Cependant cette embrasement mythologique n’est pas que gréco-romain. Avec Plutarque, bien que Grec, l’on aborde les mystères d’Egypte, les dieux Isis, Osiris, Typhon, Horus… De surcroit, l’on saura, grâce à Clément d’Alexandrie, « ce que les Grecs doivent aux Hébreux ». Plus avant encore, l’on peut considérer, en lisant Hippolyte de Rome, que le paradis terrestre soit l’ordre du mythe et de la fiction consolatrice.
Il n’y a qu’une Odyssée n’est-ce pas... Cela va sans dire, et pourtant voici une Bibliothèque idéales des Odyssées, au sens où, d’Homère à Fortunat, l’on voyage à pied et à cheval, et au moyen de navires qui sans cesse sillonnent la Méditerranée. Conquérants, commerçants et explorateurs, ils bravent les Alpes et le Danube, ils s’aventurent jusqu’en Egypte, en Inde, aux portes du Sahara, au-delà de la Manche et en Ecosse où Hadrien fit ériger son mur !
Omniprésents sont les géographes, comme Hérodote curieux des sources du Nil, ou Néarque relatant les voyages d’Alexandre au sud de la Perse et sur les côtes de l’océan indien, ou encore Pline l’ancien dont on connait les « Missions dans l’Atlas ». Toutefois, ils côtoient les pourvoyeurs de merveilleux, à l’instar d’Ulysse et de Jason qui quête la Toison d’or. Voyageur avéré, Lucien de Samosate préfère paradoxalement arpenter des contrées imaginaires, enfers, lune, « baleine-monde », nous régalant avec « l’homme qui voyageait dans les nuages ». Ou encore Ovide relatant le voyage de Bacchus. À cet égard le facétieux philosophe grec Lucien se gausse des monstres et des bestiaires fabuleux. Et si notre bibliothèque est idéale, les conditions du voyage antiques sont bien loin de l’être : tracas, tempêtes, auberges sordides, brigands…
L’une des fonctions de la philosophie est sans nul doute la consolation. La guerre omniprésente, la faible espérance de vie, la maladie, le deuil, la mort, sans compter les peines de cœur et l’acedia, l’époque antique, malgré ces succès civilisationnels certains, n’échappe pas au mal commun. Face aux inconsolables, il faut à l’ami, au sage, savoir le pouvoir de la parole, du logos. Pour ce faire, l’on est philosophe épicurien ou stoïcien, mais aussi, bien entendu, chrétien. Sage entre tous, Sénèque affirme « se souvenir des morts, mais aimer les vivants ».
Le consolateur use de bien des genres littéraires. Des lettres à Lucilius, de Christine de Pisan et de Malherbe, des sermons et oraisons funèbres, depuis Platon pour qui « les morts ne veulent pas être pleurés », jusqu’aux nombreux prédicateurs et orateurs du christianisme, entre Saint-Jérôme et Saint-Augustin, qui, cependant tonne : « Pas de consolation pour un débauché ! ». Le lyrisme et l’élégie coulent à flot, aussi bien chez Callimaque et Catulle, que chez les poètes de la Pléiade, tels Ronsard et Du Bellay, y compris chez les baroques, comme Théophile de Viau : « Après t’être affligé, pense à te réjouir ». Ce sont également des dialogues philosophiques, platoniciens et cicéroniens, des traités et des manuels, de la part de Plutarque ou du mystique rhénan Maître Eckhart. Y compris des traités d’épistémologie : ainsi le Pseudo-Démétrios de Phalène propose un « Vade-mecum pour consoler à distance », et plus près de nous un certain Milleran, fort serviable, compose des « Consolations pour toute circonstances ».
Hélas, après avoir catalogué les motifs d’affliction – déchéances politiques ou « violences faites aux femmes » – et les « consolations paradoxales », le volume se referme sur les « impossibles consolations ». Car si l’un a perdu son Eurydice, définitivement rejetée parmi les ombres des Enfers, l’autre a « la fosse comme seul abri ».
Antique certes, à partir d’Homère, cette anthologie de la consolation s’aventure jusqu’au XVII° siècle de Shakespeare et de l’immanquable Bossuet, en passant par « La jeune veuve » de La Fontaine, fouille prioritairement les textes grecs et latins, mais aussi sanskrits, grâce au Ramayana, élargissant ainsi les perspectives, tant historiques que géographiques, en une sorte d’invariant aux multiples variantes des civilisations et de la condition humaine.
Quand, du moins dans notre espace européen et proche-oriental, a-t-on inventé le jardin, sinon dans l’Antiquité ? Le monde des Anciens est né de la terre, ressource adulée, cultivée, jardinée. L’on ne compte pas tous les auteurs qui l’ont louée. Fouillant dans l’immense corpus gréco-romain des éditions Les Belles Lettres, Laure de Chantal concocte pour nous une anthologie fournie, une Bibliothèque idéale des pierres, plantes et paysages, un voyage chronologique d’Homère aux alchimistes d’Alexandrie.
Pour les Grecs, les jardins sont ceux des mythes : les Hespérides avec leurs pommes d’or, les jardins d’Arès recelant la Toison d’or, ou celui de la magicienne Médée s’affairant dans sa vénéneuse cueillette, tels que les décrits Apollonios de Rhodes. Ou encore ceux de Circé entretenant ses plantes magiques au service de son amour ardent pour Ulysse. Or chez Hésiode, « tout vient de la terre ». Et quoique « née d’un terreau aride », selon les mots de Thucydide, la civilisation hellénistique devient florissante. Ainsi le lien originel depuis la géologie et le cosmos permet à l’homme d’habiter la terre et de la jardiner à son profit. Quant aux « jardins suspendus de Babylone », on les trouve parmi les pages de Diodore de Sicile…
Chez les Romains, c’est le règne de l’Italie fertile, chantée par Varron, Lucrèce et Virgile, dont le poème Les Géorgiques est un manuel d’agriculture, exaltant le bonheur du cultivateur, quand Ovide rend hommage au jardin de Flore. Pline l’Ancien propose la connaissance des soins par les plantes, grâce à toutes sortes de « panacées ». Cependant Sénèque le stoïcien, ancêtre des écologistes avertisseurs et culpabilisateurs, déplore « la triste faculté de l’homme à pervertir et détruire » et accuse la cupidité destructrice, en particulier des « entrailles de la terre » pour en tirer l’or, pour lequel les alchimistes affabulent des recettes de fabrication.
De telles anthologies bien taillées rassemblent des textes bien connus, d’autres plus secrets, voire introuvables. Cette collection, Bibliothèque idéale, comptant déjà une demi-douzaine de volumes, économise bien des recherches érudites en évitant les étagères immenses et surchargées, et déballe en bon ordre à chaque fois un encyclopédique parcours thématique, tout en permettant de rebondir vers les œuvres complètes, quoique celles lacunaires ou perdues soient nombreuses. D’autant plus agréable que celui qui nous occupe voit ces caractères imprimés à l’aise d’un vert pertinent et délicieux ; ce qui devrait donner à méditer à maints éditeurs, non pour céder à une mode écologiste, mais pour des raisons d’esthétique typographique. Les autres sont habillés de couvertures roses, d’azur ou orangées, tous ornés d’une chouette de Minerve gaufrée d’or…
Cette « bibliothèque idéale » est en quelque sorte la sœur d’une autre collection, celle du centenaire des Belles Lettres, reprenant les grands auteurs antiques : Hésiode, Homère, Xénophon, Lucien, Ovide, Epictète… Arrêtons-nous sur Lucrèce, puisqu’il est bien évidemment présent dans la Bibliothèque mythologique idéale en ne craignant pas d’évoquer « les châtiments infernaux ». Son œuvre unique, De la nature, apparait comme la pierre angulaire de la physique; alors que l’on découvre dans la jaune collection Champs chez Flammarion, le volume de Pierre Vesperini consacré à « l’archéologie d’un classique européen ».
Il est l’auteur du plus grand poème philosophique de l’Antiquité. Pourtant nous ne savons pas grand-chose de sa vie. Né à Rome vers 98 avant J.C, mort vers 55, Titus Lucretius Carus appartenait probablement à l'ancienne et brillante famille des Lucretii Tricipitin. L’on présume que ce descendant de plusieurs consuls préféra ne guère s’intéresser aux affaires publiques, car, en toute sagesse : « suave mari magno aequora ventis…», disait-il. Soit « il est doux, quand sur la grande mer les vents soulèvent les flots, d'assister de la terre aux rudes épreuves d'autrui ». Selon la légende diffusée par Saint Jérôme, suspect de peu de sympathie à son égard, l’on raconte qu’un philtre d’amour l’avait rendu fou. En conséquence De la Nature ne serait que l’expression de son délire. L’on prétend également que, pris de rage mélancolique, Lucrèce s’est suicidé. Le christianisme ne pouvait être indulgent pour celui qui pensait aux dieux comme des entités lointaines ne se préoccupant pas des hommes.
Avec si peu d’informations, comme écrire une biographie ? Pierre Vesperini relève le défi, mais en choisissant plus exactement la fibre de l’essai. Il porte le feu de son investigation sur le monde de Lucrèce, son temps, sur Rome, « civitas erudita », sur la figure du « poeta ». Avec soin, il étudie la « pragmatique esthétique et savante du De rerum natura », avant de s’intéresser à la redécouverte d’un manuscrit que l’on croyait perdu, grâce aux soins de l’Italien Le Pogge[1] au XV° siècle. S’ensuivit la diffusion d’une œuvre sulfureuse qui suscita bien des controverses, le dédain de l’Eglise et la passion des humanistes puis des Lumières. Effet la philosophie de Lucrèce est « un combat contre la religion ».
Au-delà du « mythe Lucrèce », « La méthode employée est celle de l’ethnologue abordant des sociétés exotiques ». Pierre Vesperini met à l’épreuve une démarche scientifique, en usant d’une vaste connaissance du monde antique, au service de la dimension encyclopédique, et en cohérence avec son sous-titre : « Archéologie d’un classique européen ».
Lucrèce : De la nature des choses, Bleuet, 1795.
Photo : T. Guinhut.
En cinq livres, et après une invocation à Vénus, Lucrèce traite de la physique et de la morale d’Epicure. Didactique et poétique, il tente une interprétation de l’univers entier. Les atomes, dont l’agencement a formé le monde, se meuvent éternellement dans le vide. Ils ont tendance, grâce au « clinamen » à se grouper pour former des êtres inanimés puis animés. En ce sens l’intuition de Lucrèce est aussi stupéfiante que moderne. La pluralité des mondes, antérieure à la pensée de Fontenelle, laisse la place à l’homme, corps et esprit, le tout résultant d’un agrégat et d’une combinaison des atomes : « C’est l’effet de cette légère déviation des atomes en un lieu, en un temps, que rien ne détermine ». En conséquence, l’âme est mortelle. Ensuite, il est question des cinq sens, de l’illusion de l’amour. Enfin, les phénomènes terrestres font l’objet du dernier chant, pluie, arc-en-ciel, volcans, tremblement de terre, ce avant l’ultime tableau : celui, tragique, de la grande peste d’Athènes.
Evacuant la crainte du surnaturel et des dieux, le poème fait l’éloge de la beauté de la vie. Il subit une éclipse médiévale, avant que, malgré son matérialisme honni par l’Eglise, la Renaissance le redécouvre, que La Fontaine, Voltaire et Gassendi le goûtent. Génie Poétique et scientifique, Lucrèce mérite bien notre relecture.
Si la traduction d’Alfred Ernout a le défaut mineur d’être en prose, elle a le mérite de la clarté. Rêvons alors d’une belle version en alexandrins qui lui rendrait pleinement justice. D’autant que le poème philosophique est hélas depuis longtemps passé de mode, si l’on excepte celui du digne héritier de Lucrèce, Raymond Queneau, intitulé Petite cosmogonie portative[2], qui, en six chants non dépourvus d’humour, va de la formation de la terre jusqu’à l’humanité, ses machines à calculer et autres « sauriens du calcul » :
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.