Marion Grébert : Pourquoi les fleurs. Un autre voyage en Italie,
L’Atelier contemporain, 2025,352 p, 25 €.
Si Auschwitz est une fin du monde, du moins pour l’Occident, d’autres catastrophes à la mesure de l’humanité et de l’inhumanité pourraient être convoquées, à l’instar d’Hiroshima, des goulags et laogais communistes. Mais, en dépit de la quasi cécité envers ces derniers, aucune n’a tant frappé l’esprit, l’émotion, l’imaginaire des artistes que le génocide exercé par le nazisme. Pour rendre compte en profondeur de ce tragique bouleversement, mais non pas en historien, Paul Bernard-Nouraud déploie un immense triptyque afin de célébrer un peu plus d’un demi-siècle d’Histoire de l’art d’après Auschwitz. Laurent Fièvre, quant à lui, pratique à plaisir un exercice morbide qu’il faut peut-être placer dans cette continuité. Toutes ces pages profuses sont en quelque sorte des bouquets, quoique les fleurs en soient fanées par nature, fleurs maladives offertes aux victimes, à la mémoire, alors que tant de pétales bien colorés parcourent la peinture occidentale, telles que Marion Grébert en fait l’éloge dans son essai.
L’on imagine aisément que les corps brisés, troués, squelettiques, fumeux des camps d’extermination trouvent leur imagerie morbide dans l’art de la seconde moitié du XX° siècle. Cependant, pour comprendre comment la Shoah et plus précisément Auschwitz affectent l’art, ne faut-il pas, avec Paul Bernard-Nouraud, revenir à la représentation de la figure depuis la Renaissance ? Ainsi « l’homme de Vitruve », tel que dessiné par Léonard de Vinci, ou la sculpturalité des jeunes gens musculeux de Michel-Ange sont-ils soudain pulvérisés. Une esthétique de la beauté corporelle et de la noblesse intellectuelle se voit remisée dans la gangue des musées, des souvenirs, alors que, plus encore que la vanité des crânes et squelettes baroques, l’os, la chair et la peau s’effacent, deviennent cendres.
Certes la photographie et sa capacité mimétique ont pu contribuer à l’éloignement du portrait classique. Aussi, des techniques et des formes, comme elle du pointillisme, du cubisme, ont elles contribué à pulvériser et géométriser les visages. La naissance de l’abstraction picturale va dans le même mouvement. Mieux – ou pire – le scandale traumatique de la déshumanisation auschwitzienne vient directement exploser sur les toiles.
Notre essayiste part de l’Homme brisé du peintre Zoran Mušič – qui dessina secrètement au camp de Dachau – œuvre produite en 1998, qui n’est rien qu’une suie exsudée par les fumées d’Auschwitz : « Sur la toile, en son fond, rien qu’une nuée noire vaguement circonscrite par une pliure plus claire dont les extrémités forment une tête et en face d’elle une poignée de mains, au travers desquelles un peu de brun clair est pris. Sous les mains, sur les avants bras, en haut du crâne et contre le flanc du torse, quelques rehauts d’un bleu froid s’affaiblissant en gris au contact des parties blanchâtres, qui ne blanchissent vraiment qu’à la pointe de l’échine. L’arc clair bordé d’ombre, d’une grande ombre avec laquelle la figure en ses bords se confond – en laquelle, vers le bas, elle se fond tout à fait, forme ainsi comme une niche, un recoin vers où la figure se détourne – vers quoi elle retourne tandis qu’au-dessus d’elle et derrière elle pèse à part égale une grande masse grise, comme un haut mur, entamée seulement par le sommet du crâne qui, en guise de point de fuite, se situe à l’intersection exacte des quatre médianes : diagonales, verticale et horizontale. Sous le voile cendreux dont la toile est devenue le dépôt et l’œuvre dépositaire, on discerne à peine ces reliefs humains. La peinture s’intitule Homme brisé. »
Pour mieux en établir la généalogie, il convoque de nombreuses « figures discernables », que ce soient Mantegna, Poussin ou Goya. Et même si elles sont des icônes de la martyrologie, du massacre des innocents ou des désastres de la guerre, les corps restent bien discernables. Mais au regard de l’extermination antisémite, tout discernement devient impossible.
À cet égard, « laisser la peau de la peinture à nu » est l’une des nombreuses formules pertinentes de notre historien de l’art et docteur en esthétique, mais peut-être l’une des plus expressives et adéquates. Car en cette relecture critique de la modernité artistique, en cette inédite généalogie de l’art contemporain, une contre-histoire de l’art fait ses preuves.
Parmi les peurs, celle biblique du déluge, celle de la guerre sans cesse recommencée, celle de la peste récurrente, sont sous-jacentes à l’art renaissant. Cinq siècles de « figures disparates » ont menacé l’ordre de l’esthétique. Alors qu’après Auschwitz, l’irruption massive des « figures disparues » balaie cet ordre. L’art contemporain semble en apparence en oublier les méfaits, alors qu’en perdurent les « configurations », les mémoires. Ainsi s’établit la progression impeccable des trois volumes successifs.
En quelque sorte vaste prologue, le premier tome se présente comme la préhistoire d’Auschwitz. Les Désastres de la guerre de Goya, L’Exécution de Maximilien de Manet, sans compter des photographies des tranchées comblées de cadavres et les gueules cassées de la Première guerre mondiale peintes par Otto Dix et Henry Tonks, prolongent une récurrence mortifère jusqu’au Guernica de Picasso. Ensuite, l’œuvre « avoue son incommensurabilité face à la nouvelle histoire de la terreur qui vient de surgir ». De plus, « Face à elle, chacun éprouve effectivement la sensation étrange d’apercevoir un lieu dont il est aussitôt expulsé. Et cela avec d’autant plus d’intensité que la dislocation du lieu est inextricablement liée à l’éclatement des corps. Le regard ne se pose pas sur Guernica, il en reçoit la projection comme un projectile qui blesse la vision, et par elle celle qu’il pouvait se faire de toutes les images d’avant qu’il a, en quelque façon, contaminées puisque le peintre les y a convoquées. »
Pourquoi l’image et la personne se défont-elles ? Un « habitus de la représentation des corps d’après Auschwitz » ne peut être ignoré. Malgré la « nostalgie et hantise des figures d’avant », les voilà dissipées, biffées, à la fois « mémorieuses » et « oublieuses », coincées entre « indiscernable & irreprésentable ». Elles ne sont plus que traces, à moins du détour par l’allégorie et l’hypotypose. Anselm Kiefer délave les rails d’arrivée des camps, Michal Rovner floute des silhouettes comme à l’instant d’être abattues. Les têtes de Francis Bacon se voient balayées par un vent de vide ; celles de Tal Coat, en guise d’Autoportrait ne sont plus que du tachisme à la lisière du monochrome, Christian Boltanski ne connait plus qu’un Théâtre d’ombres. C’est ainsi que se déploie le second volume, entre « phénoménologie de la trace » et discordance esthétique.
L’on ne s’étonne qu’au troisième volume, qui clôt la série, les silhouettes démesurément maigres de Giacometti marchent vers on ne sait quel néant. Les charrois de juifs et de cadavres osseux obsèdent le dessin et la photographie, entre témoignages, réquisitoire et élégie. Une ontologie de l’effacement submerge la peinture ; y-compris jusqu’aux installations muséales.
Est-ce là, de la part de Paul Bernard-Nouraud, une lecture trop univoque ? Il discerne une « filiation formelle entre, d’un côté, les formes abstraites de Pollock, de Rothko et de Newmann, et, d’un autre côté, entre celles, figurales, de Gruber, de Fautrier, de Giacometti, de Bacon et de Zoran Mušič ». La thèse n’est qu’en partie risquée. Si bien des artistes ont explicitement figurés le devenir auschwitzien des corps, d’autres peut-être n’ont cherché qu’à dépasser l’épuisement de l’art figuratif ; comme Mark Rothko ou Barnett Newmann. Voire réaliser une catharsis de l’angoisse universelle devant le tragique inéluctable au moyen des vertiges de l’abstraction…
Ajoutons que ce triptyque jouit d’autant de cahiers d’illustrations généreux, au service d’une encyclopédie esthétique et métaphysique, même si l’on peut considérer que la métaphysique ait été gazée à Auschwitz.
Parador de Lerma, Castilla y León.
Photo : T. Guinhut.
Peintre, il se présente comme « accoucheur », ce qui est pour le moins pertinent pour tout acte de création, mais paradoxale, dans son livre pictural, puisqu’intitulé Mourir en soi. Mais aussi comme « fossoyeur », tant il abonde en figures ruinées, excavées, en cadavres, zombies et squelettes fouillés au charnier. Poète et peintre, nourri par la littérature de l’absurde, Laurent Fièvre égrène dans la profondeur du noir, un catalogue venu « d’entre les morts » : « Mon noir enveloppe ou avale une société de survivants que l’on aperçoit dans l’embrasure d’une porte ».
Un poème inaugural, intitulé « Nature morte », donne le ton : « Mourir en soi / désenlacé / cisailles en sus / sous-cutanées / la nature morte / de faux bascule / en un sourire / lèvre gercée ». Là où la mort est incarnée, « la conscience de la mort me rappelle à la vie ». Ainsi le plasticien, qui s’adonne à une acrylique intensément noire, et nécessairement blanche par contraste, parfois ponctuée de bleus moisis et de rouges sanglants, qui affectionne et vénère le romantisme noir, nous frappe par l’intensité des yeux béants, des orbites en saillies. De page en page, en une progression inéluctable, au début le fœtus est déjà mort, à la fin le gisant dégouline de puanteur visuelle. Le tout est un brin complaisamment cadavérique, mais reste impressionnant.
Est-ce là un effet d’après Auschwitz ? Peut-être. À moins d’une constante morbide de l’humanité, d’une vanité continue où nous ne sommes enfin plus confrontés qu’aux viandes chétives, aux crânes délavés…
Même à Auschwitz, ou Sobibor, la vie fleurit. Une tulipe, aperçue par un convoi de prisonniers, selon Charlotte Delbo[1], des ombellifères sur la « rampe de sélection sur camp d’extermination », en une photographie de Roberto Frankenberg, prise en 2014… Parmi tant de fleurs heureuses glanées par Marion Grébert, celles-ci ne peuvent que nous paraître si pathétiques.
Où se trouve la « scène primitive » de la représentation florale ? Probablement au pays de la déesse Flore, soit la Rome antique, par exemple parmi les fresques de la Villa di Livia. Mais surtout dans l’Italie de la Renaissance, entre Toscane et Venise, sur cette robe fleurie par Botticelli, dans son Printemps, dont un détail orne la couverture de l’essai de Marion Grébert : Pourquoi les fleurs. Pourtant notre essayiste ne s’interdit pas de voir vagabonder sa recherche jusqu’au Fayoum et Knossos, à Paris, Chartres, Vienne et Nazareth… Si l’Antiquité, puis Florence et Arezzo sont florissantes, avec un privilège accordé au lys de l’Annonciation, dont il faut faire « l’interprétation symbolique », notre période contemporaine n’est pas en reste. Intitulant ses photographies en noir et blanc Formes originelles de l’art, Karl Blossfeldt joue avec les volutes des tiges et les efflorescences des pétales.
Images de beauté, de nature, de vertu, et hommages amoureux, les fleurs n’appartiennent pas qu’aux peintres. L’on peut les dénicher dans les dessins de Léonard de Viinci, dans des « reliquaires d’accouchée », y compris, grâce à un heureux détour, dans l’herbier de la poétesse américaine Emily Dickinson. « Chacune d’elles renferme une réflexion intérieure, une considération flottante oubliés par l’Histoire » : c’est pour rédimer cet oubli que le livre de Marion Grébert nous invite bellement à la contemplation et à la pensée. Originale, l’entreprise écrit l’Histoire de l’Occident et de l’art, au moyen d’une joyeuse botanique, d’un volume soigné, fleuri d’illustrations souvent surprenantes, toujours colorées.
Pourquoi l’art n’a-t-il pas été autant impressionné – et c’est peu de le dire – par les victimes du communisme, aux victimes bien plus nombreuses encore ? Certes la réponse est en partie géographique, car c’est au cœur de notre Europe que se produisit le scandale de la Shoah, qui plus est au pays de Goethe et de Schubert, gage de culture humaniste et romantique. Certes encore la mécanisation et la logistique mises en œuvre au service de l’éradication de Juifs et autres déviants de l’idéologie aryenne ont leur importance. L’on peut arguer que les victimes de Lénine, Staline, Mao, Castro et autres, ne virent que tardivement leur reconnaissance, au travers de L’Archipel du goulag de Soljenitsyne et de la Kolyma de Chalamov. Mais au pays où les intellectuels se trompent, pour reprendre le titre de Samuel Fitoussi[2], l’on trop souvent antifasciste par prosélytisme communiste. Il n’y aura peut-être pas d’Histoire de l’art d’après le goulag…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.