Laura Lindstedt & Sinikka Vuola, Rumena Buzarovska,
Chimamanda Ngozi Adichie, Naomi Alderman, Dave Eggers.
Laura Lindstedt & Sinikka Vuola : 101 façons de tuer son mari,
traduit du finlandais par Aleksi Moine et Claire Saint-Germain, Gallimard, 2025, 286 p, 23 €.
Rumena Buzarovska : Mon cher mari,
traduit du macédonien par Maria Bejanovska, Gallimard, 2022, 176 p, 18,50 €.
Rumena Buzarovska : Je ne bouge pas d’ici,
traduit du macédonien par Maria Bejanovska, Gallimard, 2025, 272 p, 22,50 €.
Chimamanda Ngozi Adichie : L’inventaire de nos rêves,
traduit de l’anglais (Nigéria) par Blandine Longre, Gallimard, 656 p, 2025.
Naomi Alderman : Le Futur, traduit de l’anglais (Grande Bretagne) par Jessica Shapiro,
Gallimard, 2024, 528 p, 24 €.
Dave Eggers : Le Tout, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Juliette Bourdin,
Gallimard, 2025, 640 p, 26 €.
La littérature ne connaît pas de frontières ; et celles de la traduction sont poreuses. Crée en 1931 au sein des éditions Gallimard, la collection « Du monde entier » a encore pour vocation de publier des écrivains, surtout romanciers, venus de tous les continents, de tous les penchants. Là prédominent les auteurs américains, puis anglais, mais sont bien vivaces les Américains du Sud, à l’instar de Carlos Fuentes et Maria Vargas Llosa, les Italiens, Allemands, japonais… Ce dont témoignent les meilleures ventes, comme Le Docteur Jivago du Russe Boris Pasternak, L’Amant de Lady Chatterley de l’Anglais D.H. Lawrence et La Tache de l’Américain Philip Roth. Des monstres sacrés de la littérature y ont été révélés, ainsi Faulkner et Kafka, Nabokov et Orwell. Après avoir été le fleuron de « La Croix du Sud », toujours chez Gallimard, Borges a rejoint ce monde presque entier, pour lequel nous ouvrons aujourd’hui une large perspective, sous la forme de ses dernières nouvelles, venues de Finlande, de Macédoine, du Nigéria, de Grande-Bretagne, des Etats-Unis encore, le tout avec un tropisme très féminin. Elles s’appellent Laura Lindstedt & Sinikka Vuola, Rumena Buzarovska, attachées à chérir ou tuer leur mari, à moins qu’elles cherchent, comme Chimamanda Ngozi Adichie, l’amour parfait. Quant à Naomi Alderman, elle préfère brasser la dystopie écologique, tandis que Monsieur Dave Eggers ne craint pas d’affronter la science-fiction numérique. Un tableau de notre temps, de nos mœurs, de nos doxas ?
Un véritable appel au meurtre, n’est-ce pas. Qui plus est, circonstance aggravante, réitéré 101 fois. Le déclencheur de ce livre hybride et stupéfiant intitulé 101 façons de tuer son mari, par les soins des quatre mains des Finlandaises Laura Lindstedt & Sinikka Vuola réside en un fait divers. En 1981, une femme exécuta d’un coup de fusil son mari abonné aux violences conjugales. Le résultat fut à la mesure de « dix-huit années sinistres » : Madame fut acquittée quand l’autre fut déclaré coupable de façon posthume. Et loin de n’être qu’un réquisitoire, voire un ouvrage militant, le résultat n’est pas sans faire penser à Raymond Queneau, à ses Exercices de style, donc à l’Oulipo.
Roman ? Mélanges ? Nouvelles ? Catalogue ? Nos deux auteures finlandaises ont préféré sous-titrer leur création « Variations ». En effet 101 façons de tuer son mari est constitué d’autant de façons d’écrire. L’on commence par un « acrostiche », dont les premières lettres de chaque vers se lisent de haut en bas : « ANJA ABAT SON MARI ». L’on termine par « Version à la alibi », soit un discours judiciaire. Entre temps, genres littéraires et figures de rhétorique sont légion, comme l’« anaphore », l’ « ekphrasis » ou le « pantoum », ou encore, moins savant, le « commentaire sportif ». L’on se pique d’écrire à la façon de Kafka (venue de La Colonie pénitentiaire), de Rabelais avec « Gargantuesque ». La parodie se mêle de tout. Y compris du « féminisme intersectionnel » : « sans parler du cas où la personne soumise à ces structures oppressives aurait été une personne racisée non-binaire abrosexuelle trans dans le spectre de l’autisme »… Mieux vaut en rire !
L’indéniable talent virevoltant du duo Laura Lindstedt & Sinikka Vuola, auquel les traductrices ont offert un dévouement remarquable, est évidement au service d’un féminisme bien senti. Car ce livre est une métaphore de la multiplicité des violences conjugales de par le monde et de la nécessité des paroles vraies pour les désamorcer. Cependant gageons qu’un ouvrage intitulé 101 façons de tuer sa femme serait qualifié pour le moins de mauvais goût, voire impossible à publier…
Souvenons-nous qu’à elle seule Laura Lindstedt avait livré un onirique roman : Oneiron[1]. Là, sept femmes se découvrent dans un endroit étrange : blancheur intégrale, temps vaguant. Elles ne parlent ni la même langue ni ne partagent la même culture. Serait-ce l’au-delà ? En tout cas, une remarquable perspective romanesque…
C’est à un jeu de massacre tour à tour hilarant et amer que se livre l’écrivaine macédonienne Rumena Bužarovska. Son titre, Mon cher mari, est à lire par antiphrase, tant l’ironie est à fleur de récit.
Très vite, l’admiration, la passion se sont fanées. Là où la vie conjugale n’est pas semée de roses, mais d’épines, ils sont tous plus ou moins ridicules, comme le « poète », vaniteux bien entendu, menteurs, alcooliques, brutaux, usant sans vergogne de « l’adultère ». Sans oublier « le gynécologue qui peint des chattes », et dont la prétention artistique agace Madame. Elles sont parfois poètes, peintres, en dépit des vexations subies. Le sens de l’observation, l’écriture piquante et enlevée assurent le lecteur d’un plaisir immédiat et durable. Ainsi le temps du romantisme a irrémédiablement laissé place à un réalisme cruel.
Cependant, moins qu’un recueil de nouvelles, il s’agit d’une fresque de société aux onze facettes. Et ne croyez pas qu’il ne s’agisse que d’un brûlot féministe : ces dames, bien que narratrices, subissent en creux les égratignures de la satire. Elles ne sont guère parfaites en effet, tant l’une brandit « la pelle au-dessus de [sa] tête » pour commettre l’irréparable à l’encontre d’un type abject, tant l’autre est aussi « méchante » que son fils, en vertu des « gènes » ; la dernière se couvre d’un symbolique « vomi » avec son amant de passage en pensant : « Boban, mon mari bien-aimé, l’amour de ma vie ». Mesquineries, bêtise et lâchetés tout aussi bien venues des deux parties du couple écorchent le mythe amoureux, sans céder à un féminisme béat ou militant. L’un des moindres mérites d’un tel ouvrage n’est pas le sens de la chute, surprenante, cinglante, humoristique, permettant une efficacité redoutable. Et il ne faut pas omettre la verve de la traductrice, Maria Bejanovska.
Cette dernière récidive avec un autre recueil, paraphrasant en quelque sorte le titre : Je ne bouge pas d’ici, de la même Rumena Bužarovska. En fait, l’on peut considérer qu’elle ne bouge pas du genre de la nouvelle, et qu’elle ne bouge pas de son identité originelle, même si nombre de ces récits envisagent avec plus ou moins d’amertume l’exil. L’on s’expatrie dans les Balkans, en Grande-Bretagne, voire jusqu’aux Etats-Unis. L’on devine que les désillusions seront légion. Volontaire ou contraint, cet exil oscille entre l’émerveillement de l’ailleurs et la déception féroce, entre solitude et mélancolie. Aussi l’on rit au cours de ces pages, l’on médite un peu chagrin, à moins que l’on cède au tragique.
Un « vase » est le prétexte d’une tranche de vie douce-amère, lors de la visite du nouvel appartement de quelques amis, mais aussi face au rituel obligé du cadeau. L’occasion est trop belle pour dénoncer une vie précaire, un couple bancal, surtout lorsque, symboliquement, ce vase est brisé… Cette première nouvelle parmi sept donne le ton, alors que la dernière, impressionnante, intitulée « Le 8 mars – l’accordéon », balaie la vie sociale de la Macédoine du nord dans un concert sardonique. Le « lourd accordéon » de Vesna, « persuadée de s’être surpassée » sur la scène, est le symbole de sa nervosité, de sa honte, qui s’exaspèrent en un vomi qui devient général…
Examinant les rapports humains, elle trempe sa plume enlevée autant dans la tendresse que dans l’ironie acide, soit au service de la satire. La raillerie, une fois de plus n’épargne pas les femmes. Jalousie, médiocrité, intolérance, alcool, violence sexuelle, confrontations sordides, rien n’est épargné à l’incapacité de construire un couple. Peut-être moins virulent, moins corrosif, que Mon cher mari, ce dernier recueil est néanmoins divertissant, quoiqu’un brin amer. La quête d’une vie meilleure est-elle condamnée à l’absurde de la destinée ?
L’autrice nigérienne Chimamanda Ngozi Adichie renouvellera-t-elle la réussite d’Americanah[2]? Elle y contait les tribulations d’une de ses consœurs exilée aux Etats-Unis pour y faire ses études, et, revenue au pays, confrontée au racisme et à une interrogation permanente sur son identité profonde. En tout cas il s’agit là d’un fort beau titre : L’inventaire de nos rêves. Rêveries ou volontés de faire advenir un rêve intime, ou politique ? Les personnages, qui sont un quatuor d’héroïnes d’Afrique de l’ouest, dont trois nigérianes, qui vivent ou ont vécu aux États-Unis, sont l’occasion de livrer un catalogue d’activismes urgents. Les thématiques de l’esclavage, du néocolonialisme, de l’omnipotence du blanc dominant, et par voie de conséquence de la place des noirs dans le monde, voisinent avec l’hypocrisie catholique ou la prolifération de la pornographie. L’exil, le mariage, la pression de la réussite sociale, les tyranies familiales, les imams et les tribus, les musulmanes et les chrétiennes, le racisme, le sexisme, les mutilations, les abus sexuels, autant de sujets en méli-mélo recélant leur lot de menaces contre les femmes, surtout au Nigéria… L’on y rêve peu, tant l'insatisfaction, le manque, s’emballent. D’autant que la propension des hommes à abandonner rapidement ces dames fait florès.
Le personnage principal, nommée Chia, est une femme nigériane d'une quarantaine d'années issue d'une famille fortunée. Elle rêve de publier un livre, en sus de ses articles de voyages dans les revues. Durant le confinement, elle fait l'inventaire de ses rêves, d’où le titre, ou plutôt exactement de sa poignée d’histoires d'amours : « les désirs entrelacés de quatre femmes ». La volonté de puissance de la fresque serait-elle à la hauteur de l’ambition ?
Autour de Chia, Chiamaka, Zikora et Omelogor sont pourtant des jeunes femmes socialement privilégiées, aisées, travaillant avec un certain plaisir, de surcroit amies, en une sorte de sororité – notons que l’une d’entre elles est trop facilement inspirée de Nafissatou Diallo, la femme de chambre qui accusa Dominique Strauss-Kahn d’agression sexuelle. Cependant, le bonheur leur échappe. Pourquoi ? Mais parce que leur manque l'homme idéal, dont elles recherchent désespérément la présence, l’amour : « Dès la naissance, une main à l'autorité incontestée avait inscrit le mariage dans notre projet de vie, et il devenait un rêve soumis au passage du temps, mais à quel moment son attente s'était-elle transformée en furieux désespoir ? » Certes une telle quête est fort légitime, mais elle paraît pour le moins paradoxale si l’on prend en compte la direction résolument féministe du roman. Ce féminisme de bonne volonté tente de sonner l’alarme, d’aiguillonner les mauvaises consciences, mais, faute de subtilité, le tout est un peu lourd, affichant un jugement péremptoire à tout va. Sans compter que les personnages ne manque pas de se raconter, de se confier – le plus souvent à la première personne – trop longuement.
Reconnaissons à Chimamanda Ngozi Adichie la vertu d’avoir essayé : « Les mots et les mises en garde tourbillonnaient, virevoltaient dans mon esprit, et il me semblait que tous les progrès de l’humanité reculaient à vive allure pour atteindre un stade ancien de désordre qui aurait dû ne plus exister à présent ». Ce qui est un constat bien amer, cependant hélas passablement judicieux.
Elargissons notre présent en direction d’un futur proche : probable ou improbable. Naomi Alderman reste laconique en son titre Le Futur. Tout aussi laconique, mais plus englobant, Dave Eggers, avec Le Tout. L’une est Britannique, l’autre Américain. L’une avait affolé la presse avec son roman, Le Pouvoir, qui changeait le sexe faible en sexe fort, non sans tyrannie. L’autre avait offert un best-seller : Le Cercle. Tous deux pratiquent la science-fiction mais au moyen d’un futur proche, dangereusement proche.
Souvenons-nous qu’avec Le Pouvoir Naomi Alderman avait affolé l’horizon politique. Elle récidive en tentant d’affoler l’horizon planétaire, plus exactement écologique.
Qu’en en juge ; voici l’incipit : « Le jour de la fin du monde, Lenk Sketlish – PDG et fondateur du network Fantail – se tenait assis dans un cadre idyllique, sous les séquoias à l’aube, et tentait d’inspirer par le nombril ». Il est l’un des leaders des trois entreprises technologiques qui tiennent dans leur escarcelle l’imminent futur de l’humanité : Fantail, Anvil et Medlar ; avec trois tyrans aux commandes, Lenk Sketlish, Zimri Nommik et Ellen Bywater. L’on comprend vite, trop vite, qu’ils ne sont que des répliques à peine déguisées d’Elon Musk, Mark Zuckerberg ou Jeff Bezos. Ils sont les premiers alertés de l’imminence de l’apocalypse afin de se réfugier dans leurs bunkers respectifs. À cet égard les allusions religieuses ne manquent pas, par exemple lors du chapitre consacré au « dernier juste de Sodome ». À l’encontre de cet antipathique trio, deux héroïnes veillent : Martha Einkorn, bras droit de Lenk Sketlish, et son amante Lai Zhen, une ancienne réfugiée hongkongaise qui s’est métamorphoséeeninfluenceuse survivaliste. Ainsi le roman choral étale et multiplie les points de vue divers en un ensemble passablement alambiqué.
Le touffu et décousu récit est en effet parcouru de débats philosophiques sur le forum survivaliste « Name the Day », là où un certain Hénoch, au nom biblique, leader disparu d’une secte apocalyptique, sermonne qui veut bien l’entendre en sa qualité d’oracle, conspuant les péchés de l’humanité, péchés évidemment écologiques et de l’ordre du développement de l’intelligence artificielle.
Le suspens tente de tenailler son lecteur, jusqu’à ce que l’on découvre « la présidente nouvellement élue des Etats-Unis [qui] appartient en réalité à l’une des branches les plus extrêmes de l’Eglise [et qui] se doit d’unir le monde sous un ordre mondial unique [contre] l’extrémisme écologique ». La dystopie se veut clairvoyante et donneuse de leçons.
Dénonçant le capitalisme, la surconsommation et l’emballement des nouvelles technologies, en particulier numériques, Naomi Alderman a la foi chevillée au clavier, celle d’un idéalisme écologique, cependant pessimiste. Le roman à thèse est une fable brouillonne, à laquelle ne manquent ni les retournements de situations, ni le suspense du thriller. À condition de faire preuve de longue patience et de grande indulgence. Car, entre cyberscience et survivalisme, le catastrophisme va bon train. Le roman à charge est finalement caricatural, voire manichéen, partagé entre les trois méchants et les deux héroïnes. Notre temps aime donc tant les alertes catastrophistes pour en peupler les pages du genre romanesque…
Dystopie encore que celle de Dave Eggers. Avec bien peu de modestie, il prétend au « Tout », selon son titre. Cependant il s’agit d’imaginer et de dénoncer le pouvoir d’une firme géante qui associe au commerce en ligne les réseaux sociaux pour contrôler les esprits. La pieuvre du mal trouvera-t-elle en Delaney Wells – dont le nom rappelle l’auteur de La Machine à explorer le temps, alors qu’elle fait penser à un Edward Snowden – une héroïne capable de renverser la tendance ? Sa stratégie est pour le moins risquée. Se faisant engager par « Le Tout » elle est une sorte de taupe qui ourdit les applications les plus immondes, grotesques, vulgaires, de façon à faire réagir l’humanité, espérant une salvatrice révolte. Réussira-t-elle à mener à bien son insoutenable défi ?
Le monstre tentaculaire des écrans « Le Cercle » - pour reprendre le titre du précédent roman de Dave Eggers[3] – est un avatar de Google, alors qu’il acquiert le fleuron du commerce ligne « La Jungle », allusion évidente à Amazon, de façon à concevoir l’entité ultime : « Le Tout ». En écho à notre Silicon Valley, son siège est construit sur une île artificielle de la baie de San Francisco. De plus il « a planté [son] drapeau sur Titan pendant que tout le monde contemplait la lune », ce pour faire allusion à Space X d’Elon Musk. Son omniscience contrôle de manière monopolistique et insidieuse l’ensemble des datas planétaires, sans que l’on puisse imaginer d’y échapper.
Là encore, nouvelles technologies et intelligences artificielles prédatrices sont la cible du talentueux romancier, mais avec quelque chose de plus aisément romanesque et plus persuasif que lors du travail de Naomi Alderman. Les libertés créatrices offertes par l’Internet se changent en une prison mentale dont nous ne sommes pas conscients, une fois qu’aux mains de peu de magnats cet Internet devient totalitaire : « la création et la prolifération de Samaritain, une application standard des ToutPhones, étaient le produit d’un mélange d’utopisme bienveillant et d’obéissance pseudo-fasciste ». Mieux encore « le mérite social », via, entre autres, un « comportement écologiquement responsable », dépasse en efficacité celui du régime chinois, infligeant un « Total de Honte » à quiconque ne serait pas dans les clous du bien vivre. Tous ces chiffres étant publics, chacun donne le meilleur de soi-même ; il faut bien en convenir : « Le Tout soit loué », n’est-ce pas…
Nous voici devenu le « dernier homme » prophétisé par Nietzsche, assommés par le bien-être et la correction obligatoire. L’on pense encore au « Big Brother » de George Orwell, quoiqu’à cet égard la ficelle de la dystopie politique soit ici un peu usée. Malgré le recours à une réelle inventivité linguistique et à un vigoureux humour (dont la traductrice est également redevable), le moteur romanesque manque parfois de concision.
Structuré chapitre après chapitre, l’inéluctable avance ses pions. De « Genèse » à « L’Ordre économique consensuel (Libérés du choix) », voici la « Preuve de la contraction de l’âme humaine ». Nous avons compris que l’ambition philosophique du romancier est à son comble. L’anticipation se charge d’annoncer la couleur : « Homo sapiens deviendra Homo numerus ». Et l’on saura se débarrasser discrètement de Delaney.
Il y a là nombre de trouvailles. Comme « BonTon » destiné à traquer parmi les communications les mots en O : « offensant, obscène, outrancier, osé, odieux, obsolète ». Et les évacuer, voire les changer. « G-Joui ? » est censé déterminer si l'orgasme est un succès au cours d’un rapport sexuel. Quant à « Friendy », il sert à mesurer la sincérité et le mensonge des vrais et des faux amis… Ainsi, en conformité avec « ToutOuï », qui ne craint pas de s’emparer de la sphère familiale et privée, et qui permet de surveiller tout comportement délinquant, violent, incorrect ou déviant, « les gens perçurent la sagesse de la chose ». L’on abandonne « les derniers jours du libre arbitre » aux algorithmes et autres prouesses de l’intelligence artificielle. Publié en 2021 aux Etats-Unis, Le Tout est programmé pour se dérouler dans un « futur proche ». Y sommes- nous déjà ?
En une telle occurrence, la littérature du monde entier ne deviendrait-elle qu’une soupe insipide ?
Thierry Guinhut
La partie sur : 101 façons de tuer son mari
fut publiée dans Le Matricule des anges, avril 2025
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.