Maurice Olender : Un Fantôme dans la bibliothèque, Seuil, 224 p, 17 €.
L’on dit que certains livres, mangés par l’oubli, s’enfouissent d’eux-mêmes dans un introuvable recoin de la bibliothèque, que cette dernière abrite le fantôme des livres perdus, ou le fantôme de leurs personnages prêts à jaillir des pages et menacer le lecteur nocturne qui aurait eu l’imprudence de s’y aventurer. Sans glisser dans les hypothèses fantastiques et délicieusement farfelues, n’y-t-il pas des œuvres que les mains du temps et des hommes ont jeté au feu ou aspiré dans l’oubli ? Empruntant deux genres littéraires bien différents, l’Italien Giorgio Van Straten et la Française Judith Schlanger consacrent chacun un bouquet de récit et un essai à ces livres disparus qui hantent longtemps la mémoire de l’humanité, tentant ainsi de ramener le soleil de l’intelligible sur leurs reliures définitivement mangées de vers, leurs manuscrits subtilisés, leurs cendres carbonisées et évaporées. Quant à Maurice Olender, archiviste de soi et de l’Histoire, il écrit de peur de voir la disparition à l’œuvre, collectant un petit livre « où la mémoire et l’oubli jouent à cache-cache » : ce parmi les textes rassemblés sous le titre de son ultime récit : Un Fantôme dans la bibliothèque.
C’est avec une nostalgique tendresse que Giorgio van Straten offre sa « mappemonde personnelle » : un « tour du monde en huit volumes », tous perdus. De Florence à Londres, en passant par la France, la Pologne, la Russie, le Canada et l’Espagne, il traque avec une délicate attention ces pages que l’on ne lira probablement jamais. C’est également un voyage dans le temps, espérant ranimer le souffle de Lord Byron et d’Hemingway, de Romano Bilenchi et Bruno Shulz, de Gogol et de Malcom Lowry, de Walter Benjamin et de Sylvia Plath. Ces écrivains ont en commun d’avoir un ou plusieurs livres perdus parmi leur bibliographie, ainsi dangereusement lacunaire. Une rêverie d’histoire littéraire aux huit facettes, ainsi peut se lire ce bijou de Giorgio Van Straten, à la discrète lisière de l’essai sur les censures, intimes, sociétales ou totalitaires.
Romano Bilenchi a laissé dormir dans un tiroir le manuscrit d’un roman autobiographique trop révélateur, qu’il n’a pas publié, par respect pour sa première épouse et pour Maria. Après le décès de l’écrivain, cette dernière consent de le laisser lire à notre narrateur et à quelques autres. En revanche, elle ne permettra qu’aucune copie, encore moins l’original, puisse lui survivre. Avait-elle droit de le détruire, même si, pour l’écrivain, « un livre non fini était probablement un non-livre » ?
Chez l’éditeur Murray, en 1824, c’est probablement au feu d’une cheminée que l’on livra les Mémoires de l’immense poète anglais Lord Byron. Il s’agit là de censure, « de la plus sournoise et insidieuse qui soit, née de la soumission volontaire aux conventions et au sens commun ». Ne risquait-on pas de révéler des épisodes scabreux de la liaison de l’auteur de Don Juan avec sa demi-sœur Augusta ? Pire encore, alors que l’homosexualité pouvait être punie de mort dans l’Angleterre du XIX° siècle, ses amours pour des jeunes gens n’allaient-ils pas jeter un opprobre définitive sur la famille, les amis, l’éditeur du poète, et sur l’Angleterre entière ?
Quant à la première épouse d’Hemingway, elle eut le tort de laisser quelques minutes sans surveillance, dans un train, une valise de manuscrits. Volée, elle ne reparut jamais. Des années de travail envolées ! Le jeune apprenti écrivain en fut désespéré, au point de songer à abandonner l’écriture. En fait, ces « premières tentatives présentaient, certes, des défauts, un excès de lyrisme ». Ne faut-il pas mieux préférer que ces pages soient perdues ? L’on sait que cela n’empêcha pas le romancier américain de rebondir et s’atteler à ses meilleurs livres. Reste que les braises de la curiosité font bouillir tout amateur et critique fidèle à la prose d’Hemigway.
Pire, en 1942, un officier nazi, par vengeance, tue l’esclave juif d’un collègue. Le malheureux s’appelait Bruno Schulz, dont le roman Le Messie ne revit jamais le jour. Les spécialistes du nouvelliste se perdent en conjecture sur le contenu du manuscrit prometteur, probablement enterré, malgré deux chapitres publiés semble-t-il sous forme de nouvelles. Qui sait ; le retrouvera-t-on, comme lorsque deux ouvriers mirent au jour, dans un mur, une bouteille scellant des fragments d’un roman de Simha Guterman ? À moins qu’il ait brûlé dans un accident de voiture, après qu’il ait été acheté à un ancien de la police politique soviétique… Un palpitant roman d’investigation aux hypothèses nombreuses surplombe le roman perdu.
Savions-nous que Les âmes mortes de Gogol était un roman amputé ? Son auteur prévoyait de tisser « une Divine comédie de la steppe » en trois parties. Pourtant son tome II disparut bel et bien. À force de perfectionnisme, de réécritures, de versions plurielles, il jette dans le poêle cinq cents feuillets et « fond en larmes » : « C’est le premier des nombreux bûchers qui, par insatisfaction ou par peur de la censure, constellent l’histoire de la littérature russe », selon Serena Vitale. Gogol était-il poussé à ce sacrifice par un « archiprêtre sévère », par l’impossibilité de mener à bien la rédemption du burlesque escroc Tchitchikov ?
In Ballast to the White Sea, plus de mille pages, était le titre d’un roman de Malcom Lowry. Mais son goût immodéré pour l’alcool, pour l’autodestruction, se liguèrent contre lui, lorsqu’en 1944 sa cabane de la côte pacifique canadienne prit feu. Il fallut attendre 2001 pour découvrir le carbone d’un premier jet, 450 pages, aujourd’hui publiés[1]. À quel chef d’œuvre, outre la « Divine comédie ivre » qui gît Au-dessous du volcan, avons-nous échappé ? On conserve à l’Université de Colombie Britannique, des « bouts de papiers brûlés sur les bords » avec quelques lignes…
« Une lourde valise noire » pendait à la main de Walter Benjamin lorsqu’il se suicida à Port Bou, en Catalogne, alors qu’il pensait devoir être livré aux Nazis par la police espagnole, en 1940. On devine qu’un tapuscrit dormait dans cette valise, celui du Livre des passages[2]. Dort-il aujourd’hui encore dans quelque armoire ?
Notre ami Giorgio von Straten nous confie qu’il « aime bien les commérages ». Aussi s’intéresse-t-il à la vie privé des époux poètes Ted Hugues et Sylvia Plath, qui se suicida au gaz. Surtout parce le veuf dut trier les papiers de la disparue, choisit de détruire des journaux trop intimes pour, dit-il, protéger ses enfants, et de publier le magnifique et posthume recueil qui la réputation de Sylvia Plath : Ariel. Qu’est devenu Double exposure, un bref roman ? L’a-t-on fait s’évaporer ? Aura-t-on la réponse en 2022, lorsque l’on pourra consulter les papiers confiés à l’Université de Géorgie ?
En conclusion de son petit recueil énigmatique et roboratif, et avec un brin d’autodérision, Giorgio von Straten se demande s’il fait partie « de la cohorte des cannibales », se nourrissant de la faim des œuvres disparues. Sans doute à cette peuplade étrange, appartient Judith Schlanger, à qui il revient à de coucher sur le papier une typologie des livres perdus.
Sommes-nous naïfs au point de croire que toutes les grandes œuvres, littéraires ou artistiques, nous soient connues ? Présences des œuvres perdues, l’essai de Judith Schlanger, vient à point nommé pour nous rappeler cette évidence : l’histoire de la littérature et des arts est parsemée de créations qui ont à peine vu le jour avant de s’effacer dans l’oubli, ou dont la réputation n’a pas pu empêcher la perte, la destruction.
Notre essayiste s’attache à classer ces belles disparues : d’abord par négligence ou accident. Comme cette ignorante servante qui se sert des manuscrits de pièces pré-élisabéthaines pour allumer le feu ou « tapisser le fond des plats à tarte ». De même l’on n’a sauvé que neuf des vingt-sept planches gravées des Songs of innocence de William Blake du feu destiné à vider un débarras… Mais pas une des notes d’une biographie de Coleridge, rédigées par son petit-fils, englouties dans un naufrage. Encore en avait-on gardé une copie, ce qui ne fut pas le cas de manuscrits islandais noyés en 1684 et dont pas même un catalogue ne subsiste.
Ensuite par destruction volontaire, par haine, intolérance et ressentiment, en un mot par tyrannie. Les iconoclasmes et autres autodafés s’imposent par leur radicalité et leur violence : des querelles médiévales de Constantinople aux Nazis, en passant par les Espagnols saccageant la culture précolombienne ou brûlant 80000 volumes lors de la reconquête de Grenade. Sans compter l’annulation des bibliothèques et donc de l’histoire par de nouvelles dynasties chinoises… Où sont passées les tragédies d’Eschyle et de Sophocle dont il ne reste qu’environ dix pour cent ? Probablement ont-elles brûlé avec la bibliothèque d’Alexandrie, après maintes déprédations, lorsqu’un calife arabe ordonna que tout ce qui n’était pas le Coran soit livré aux flammes. Tradition qui, hélas, perdure, ce dont témoigne la destruction des grands Bouddha d’Afghanistan explosés par les Taliban en 2001.
Si l’on pense aux textes perdus d’Aristote, il semble que nulle hypothèse ne permette d’en imaginer le pourquoi. Encore sait-on qu’ils ont existés. Quant aux productions de génie dont personne n’a eu et n’aura connaissance, elles laissent une sensation de vertige et de modestie au plus profond de l’esprit du penseur : la vanité des œuvres rejoint celle des hommes.
Les deux chapitres de Judith Changler sur « Le faux », quoique loin d’être dépourvus d’intérêt, ne paraissent participer de la problématique annoncée par le titre que d’une manière maladroite. Certes, le cas de William Ireland qui produisit de faux documents shakespeariens et une tragédie inédite pour tenter d’impressionner son père, est fascinant ; certes Mac Pherson inventant le barde ancien Ossian pour signer ses poèmes épiques est étonnant ; certes le peintre aux faux Vermeer est hallucinant, mais on ne les reliera à notre sujet qu’en considérant que toutes ses œuvres passèrent pour perdues puis retrouvées ; ce qui, dans l’argumentation de Judith Schlanger n’est pas tout de suite évident. Elles sont enfin désavouées par l’histoire de la littérature et de l’art, sauf dans le cas d’Ossian, et évacuées pour la bonne cause de l’authenticité. Les réécritures d’ouvrages évanouis sont alors des réinventions prétendument véridiques. Pires sont ceux qui s’affirment comme retrouvés alors qu’ils ont pour fonction de valider une idéologie religieuse, nationale ou ethnique…
Il y a des pertes méritées, qui n’en sont donc pas, puisque personne ne s’en plaindra. On s’interrogera alors sur la légitimité de l’évaporation. Ainsi, l’œuvre effacée avant d’avoir été publiée a pu avoir été rejetée par déni de qualité, ou par « dédain », ce « refus du club : l’auteur n’est pas assez bien pour être intégré ». Finalement « l’exclusion par indifférence » suffit à remplir le continent immense des œuvres perdues : la majorité des œuvres nait pour disparaître dans un « cimetière néo-natal », ce qui est une fort belle image. A moins que l’on se soit trompé et que vienne la réhabilitation, que de rares élues soient soudain acceptées, sacralisées par de nouveaux critères de lecture, si notre curiosité est assez vive. Hélas, à l’ère Gutenberg, qui réduit à peine les chances de disparition, le « pullulement » des œuvres sur Internet multiplie paradoxalement l’invisibilité.
Restent les mythes, cette « agate de Pyrrhus », ce « bouclier d’Achille », abondamment commentés, jamais retrouvés… Ou ces manuscrits de Kafka, encore aux mains des héritières de Max Brod, qui sont peut-être passionnants, peut-être décevants, en tous cas pour nous perdus puisque inconnus…
Il est dommage que, sur un sujet aussi excitant pour l’esprit, Judith Schlanger nous fasse trop souvent lanterner. D’oiseuses considérations théoriques qui auraient pu être efficaces en peu de mots s’emberlificotent à l’envie, lourdes de périphrases et de répétitions, et manquent de faire perdre patience au lecteur, soudain sauvé par l’intérêt que représentent les exemples enfin fournis qui auraient gagné à être plus abondants, plus développés. Quant à la photographie de couverture -non légendée- l’on se demande bien ce qu’elle vient faire là… Cependant, une telle variation sur le caractère éphémère de l’art soumis aux aléas du temps et de la trop humaine humanité ne manque pas d’être irremplaçable. Souhaitons seulement que l’on ne perde pas cet essai…
Venu d’une famille juive en 1946, Maurice Olender apparaît dans un monde où il n’y avait « pas plus de morts que de livres pour les raconter ». Toute une mémoire perdue, en somme. Ecrite avec une langue somptueuse, cette autobiographie intellectuelle est fragmentée en un octaèdre de récits et de réflexions, venus d’occasions diverses, dont Un fantôme dans la bibliothèque est le dernier, en une sorte de couronnement.
Commencer en étant « apprenti cliveur de diamants » n’empêche pas de découvrir Nietzsche et Bach. En s’attachant aux livres, il compense « la mémoire d’un Occident enfoui sous les cendres de [son] enfance ». Or, en toute logique, il devient historien, puis directeur de la collection « La librairie du XXI° siècle » aux éditions du Seuil, archiviste de ses propres archives, ce « dépôt de mémoire […] où s’opère l’oubli », confiées à l’Institut Mémoire de l’Edition Contemporaine. Ce de façon à éviter le « traumatisme que peut occasionner un livre mal classé, ou quand, lors d’un emprunt, le fantôme manque », cette fiche ou boite de carton signalant que le volume est de sortie. Sa bibliothèque est une image de l’Histoire du monde, où l’on lit bien sûr ; mais « on peut s’entourer de livres pour rêver de les lire ». Ainsi, ceux jamais lus, ce « matériau du rêve », sont en quelque sorte, dans ce qui sert « d’abri à ce qui se perd », des livres perdus. Car cette compulsion de l’archive vise dans nul doute à la « fabrique d’une fiction d’avenir », à repousser la perte de toute mémoire, après la mort, des hommes, des civilisations, de l’univers…
Car cette perte peut engloutir : « l’oubli d’une histoire au mémorable incandescent ». Maurice Olender est visiblement effaré par la possibilité de toute perte et d’abord du langage. Que penser de cet enfant « qui ne veut rien savoir de l’alphabet » ? Est-ce lui qui devient ce « fantôme dans la bibliothèque » ? Une étonnante fiction fantastique le met en scène : « Dans une adolescence tardive, à presque vingt ans, il avait vu les pages murées s’effondrer entre les rayonnages vides d’innombrables bibliothèques ». Cauchemar, affreux fantasme récurrent, cet apologue borgesien semble postuler une morale religieuse et politique : « Peut-être l’enfant à la volonté analphabète voulait-il protéger les caractères de tout usage tyrannique ». Jamais il n’apprend à lire, sauf avec « ses ongles », parmi des « stèles dédiées à d’ancienne divinités aux noms imprononçables ». Pourtant il collectionne les volumes avec un éléphantesque appétit : « sa bibliothèque avait fini par se coucher dans son lit et, quand il se reposait près d’eux, ses livres se mettaient à le lire. »
Nos archivistes de la disparition, Giorgio Van Straten et Judith Schlanger, apparaissent comme deux « Saint Thomas de la littérature » (selon le mot d’esprit de l’Italien), qui ont souverainement besoin de preuves tangibles et sont cependant irrésistiblement fascinés par ces libres perdus, d’autant plus fascinants qu’ils demeurent introuvables, nantis de leurs promesses infiniment alléchantes. Ainsi, comme les trop pâles couvertures françaises disparues de cet article, « les livres disparus [ont] le pouvoir d’en susciter de nouveaux, de pousser d’autres auteurs à écrire, à combler les vides qui se sont créés », toujours selon Giorgio van Starten, par ailleurs romancier et musicologue. Chez l’historien Maurice Olender, auteur par ailleurs des Langues du paradis[3] et de Race sans histoire[4], tant les livres disparus que ceux accumulés suscitent une peur abyssale, celle de voir glisser la bibliothèque universelle dans le néant. À moins que les livres aient le pouvoir de se lire eux-mêmes…
Jorge Carrion : Librairies. Itinéraires d’une passion,
traduit de l’espagnol par Philippe Rabaté, Seuil, 2016, 320 p, 22 €.
Vincent Puente : Le Corps des libraires, La Bibliothèque, 2015, 128 p, 12 €.
Maël Renouard : Eloge des librairies,
Rivages poche, 2022, 128 p, 7,50 €.
Shaun Bythell : Petit traité du lecteur,
traduit de l’anglais (Ecosse), par Laurent Cantagrel, Autrement, 2021, 160 p, 12 €.
Alan Bennett : La Reine des lectrices,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Pierre Ménard,
Denoël, 2010, 176 p, 12 € ; Folio, 4,40 €.
Même si nous n’en avons pas conscience, à chaque page, nous voilà en relation plus ou moins lointaine avec une librairie, ancienne, moderne, voire virtuelle. L’essayiste espagnol Jorge Carrion le sait plus que tout autre, puisqu’il sait en faire les « itinéraires d’une passion », d’une quête intemporelle et de tous continents. En un merveilleux capharnaüm, comme parmi les étagères d’un improbable magasin aux livres de la mémoire et du désir, celui qui, né en 1976 à Tarragone, est également l’auteur d’une trilogie romanesque[1] inédite en France, nous prend par la main pour un voyage aux pays du papier ; mais du papier le plus lettré. Cependant, si nous pourrions reproduire l’itinéraire de l’auteur de Librairies, nous voilà réduits à l’impuissance devant Le Corps des libraires de Vincent Puente : jamais nous ne rencontrerons en chair et en os ses libraires. Qu’importe, car c’est pour le plus savoureux des plaisirs : unir le fantasme bibliophilique et le rire. Laissons cependant parler un libraire, Shaun Bythell, qui ne fait pas toujours l'éloge de ses lecteurs ; mais aussi une reine des lectrices...
Toutefois, au premier temps conceptuel de l’introduction de Jorge Carrion, il n’y pas la moindre boutique : le « bouquiniste Mendel » de Stefan Zweig n’a qu’une table de café pour confier sa mémoire des catalogues : « En vérité, Jacob Mendel n’oubliait jamais un titre ou une date. Il connaissait chaque étoile, chaque plante, chaque infusoire, dans l’univers toujours mouvant et changeant de la bibliographie[2] ». Quant aux bibliothécaires de Babel, chez Jorge Luis Borges, ils errent parmi des millions de livres illisibles, parce qu’emplis de la totalité des possibilités combinatoires des lettes de l’alphabet…
Viennent ensuite « les plus anciennes du monde », comme Bertrand, à Lisbonne, depuis 1732. Puis ces mythiques librairies qui se font éditrices, comme Shakespeare & Company qui, à Paris, promut Ulysse de Joyce. Là, George Whitman déclara que « son grand œuvre était la librairie : toutes ses pièces seraient les chapitres distincts d’un même roman ».
En toute évidence, ces nids de la pensée que sont les librairies ne peuvent être que « politiques ». Entre Russie, Allemagne et Espagne, elles fomentent l’insurrection ou subissent la censure totalitaire, voire les passions des futurs « génocidaires » et autres « révolutionnaires », qui commirent des succès de librairies et les emplirent de stèles reliées ou brochées déplorant leurs victimes pléthoriques : Hitler, Mao, Lénine, Che Guevara... Alors qu’aujourd’hui « les pays islamiques œuvrent précisément à un système de répression de la lecture », Jorge Carrion ne perd pas l’occasion de rappeler la fatwa qui s’abattit sur Salman Rushdie[3]. D’où « l’importance des librairies indépendantes, comme instruments de la démocratie », selon un libraire de Malaga, si tant est qu’elles puissent être idéologiquement indépendantes.
Lieux de passages et de rencontres, tel « Les Colonnes » à Tanger, les librairies s’ouvrent entre Occident et Orient. Elles fascinent jusqu’en Chine, berceau du papier au IIème siècle, et à Tokyo, même si le voyageur reste étranger à leurs idéogrammes. Elles sont le mince couloir d’un petit propriétaire, font partie d’une chaine comme Barnes & Noble, ou se vantent, telle Strand à New-York, « de disposer de deux millions et demi de titres ». Et l’on aime, outre leurs fauteuils, leurs labyrinthes, leurs lecteurs et lectrices, là où il « n’est pas surprenant que le coup de foudre dans une librairie soit un important topos littéraire et cinématographique ».
Poussant la porte de ses temples des Lettres, Jorge Carrion a ses écrivains favoris : Borges et ses conférences gratuites, Bolano est ses auteurs nazis[4] fournissant ainsi mille anecdotes. Vila-Matas assistant aux « derniers râles » de Margurite Duras, fournissant ainsi mille anecdotes. Voilà comment, entre Buenos Aires et « City Lights » à San Francisco, le « fétichiste » voyageur sait faire rêver son lecteur. Malgré -ou faut-il dire grâce à ?- une composition erratique, sinueuse. Tout y passe, des artisans du livre à l’époussetage des rayonnages. En dépit de son titre, qui, il est vrai, est difficile à respecter stricto sensu, cet essai, « fils bâtard de Montaigne », glisse vers l’histoire de l’édition, les « trafiquants de livres scandaleux », les oscillations de la censure, entre le « satanique » Harry Potter, selon certains Américains, et l’affaire Rushdie. Si l’on « lie la liberté à l’achat d’un livre », cet éloge communicatif mérite de voisiner avec l’Histoire de la lecture et La Bibliothèque la nuit, titres tous deux fondamentaux d’Alberto Manguel[5].
La déambulation mentale, reflet de celle physique de son auteur, est ornée, comme il est de mode après Sebald[6] (sur lequel Carrion a écrit un essai), de photos en noir et blanc, vitrines, rayons, cartes de visite, peu lisibles, peu esthétiques, pas toujours légendées. De plus, si l’on avait une ultime réserve à faire, il faudrait regretter que notre amateur de déambulations librairesques (si l’on nous pardonne le néologisme) ne fasse pas assez la distinction entre librairies de neufs d’une part et d’anciens d’autre part. Prolixe et gourmand, notre auteur semble à cet égard oublier ces boutiques occasionnelles que peuvent être brocantes et vide-greniers, Ebay. Quand des librairies sont remplacées par la « restauration rapide », il rend un hommage doux-amer à celles virtuelles et planétaires, dont Amazon. Dématérialisées sur nos écrans, mais sans l’âme du libraire pour les animer, les enchanter - ou les rendre désagréables - elles multiplient les possibilités de nos bibliothèques. C’est à point que Jorge Carrion a conclu son généreux volume avec, outre un index et une bibliographie, une « sitographie » bienvenue.
Maël Renouard aime les éloges, ce qui est plus agréable que les blâmes, pourtant parfois nécessaires. Il a fait celui de Paris[7], voici son Eloge des librairies. Ce modeste et cependant agréable volume est à la fois géographique et autobiographique : « C’est un portrait de l’auteur, presque une esquisse d’autobiographie, en flâneur des librairies ». Ses années d’étudiant sont à cet égard profuses. D’abord Rennes, avec un bouquiniste du nom de « Corre », où il fouine inlassablement. Bien entendu Paris, où Joseph Gibert est roi, entouré par une foule de demeures des rayonnages profus en pages infinies. Mais aussi Nice, Marseille, Nantes où il acquiert La Forme d’une ville de Julien Gracq, consacré à cette même cité bretonne. Plus tard le cercle s’élargit jusqu’à l’île grecque d’Hydros, jusqu’à Lisbonne. Il ne manque pas un lieu sans fouiner en ses librairies, de neuf ou d’occasion, principalement à la recherche de volumes philosophiques et sans réel souci bibliophilique, la soif de lecture et de pensée étant son guide, y compris au détour de l’agrégation ou de la préparation de ses propres livres. Peu d’anecdotes ici. Mais par exemple un savoureux moment où il compare l’ex-librairie allemande de l’Occupation, avec des vendeuses en « Walkyries », et « certaines vendeuses des PUF à l’allure d’inamovibles kolkhoziennes qui ne souriaient jamais ». Cette géographie des librairies ne peut échapper à la dimension temporelle, lorsque l’ouverture d’un volume de la bibliothèque de Maël Renouard ranime le souvenir de son achat ; mais aussi lorsque à ces librairies est trop souvent associé l’adjectif « disparue ». En ce sens une sensible élégie s’élève de ces pages…
Jorge Carrion et Vincent Puente font tous deux allusion à la librairie Mollat, la plus grande de France à Bordeaux. Le premier en souhaitant visiter ses généreux et pléthoriques rayons d’ouvrages neufs. Quant à Vincent Puente, parlant de la « National Bookstore de Detroit », qui n’a pu, comme sa consœur bordelaise acheter les boutiques adjacentes pour s’agrandir, le voici nous entraînant dans un local démesuré, labyrinthique, qui a du s’étendre en acquérant des appartements incommodes à rejoindre, d’où un malheureux employé qui faillit mourir oublié dans un lointain recoin. C’est bien Le Corps des libraires qui est en cause.
Pire, à Dobostorta, « un hôtel pour bibliophiles », aux prix exorbitants et aux réservations plus exigeantes que le festival de Bayreuth, est sis dans la « Librairie Trakl », qu’une inondation et une coulée de boue ont envahie. On y déguste des « champignons Hetzel […] cultivés sur les restes des œuvres de Jules Verne ». Il faut s’armer d’une tenue et du matériel spéléologiques pour espérer excaver une édition originale, une rareté insigne, dont l’état n’est pas garanti et dont la facture sera, elle, garantie hors normes. Ce qui peut rappeler une librairie « spécialiste en livres défectueux », comme ce « très bel exemplaire de La Vie de Fibel, de Jean-Paul[8], illustré d’un cahier hors-texte de photographies de Fidel Castro » ! Alors que les exemplaires du « Luceval » frappés au combat par une lame ou une balle, sauvant ainsi leur propriétaire qui les gardaient sur leur cœur, sont fort recherchés pour leurs « vertus protectrices »…
L'on sait que les pires ennemis des livres, sinon les hommes, les rats et les insectes, sont le feu et l’eau. Que penser alors de ce libraire, tant obsédé par l’explosion d’une bombe lors du blitz en son officine, qui s’assure contre le feu au point de tenter le diable en incendiant lui-même son deuxième magasin ? Des fêlés, nous direz-vous... Ajoutons à ces folies une « Société » lettrée qui développe « une théorie inattendue des grands auteurs qui consiste à dire que le génie littéraire rend aveugle et repose sur l’idée que, lors des moments de grandes inspirations, les yeux de ces grands écrivains se révulseraient inconsciemment, jusqu’à virer au blanc complet pendant la composition d’un chef d’œuvre ».
Gibraltar, Strasbourg, Saint-Germain-des-Prés, Halifax, sont mis à contribution pour ce voyage bibliophilique hors normes et mental. Les boutiques s’appellent la « Librairie de Jonas », « L’Ectoplasme, Librairie idéale » où l’on ne vend que des « factices », « Le Pinçon violet » à Angoulême… Souvent, le caractère revêche des tenanciers décourage le moindre achat : il faut une opiniâtreté diplomatique et combattive pour en sortir « victorieux ». À Saragosse, on prescrit le livre « à la tête du client » : « Royo, Murga et Meoca sont bien entendu tout à fait capables d’enterrer un livre ou de faire la fortune d’un auteur »…
Ailleurs, pas le moindre rayonnage : les libraires savent (peut-être) où cueillir le volume convoité par la patience du client, cet importun qui n’espère pas un instant pouvoir fouiller parmi les piles instables, pyramidales et menaçantes, tous « monolithes de livres », susceptibles de s’écrouler comme des dominos… On ne sait où, il y a des « librairies fantômes », dont un collectionneur raffole des volumes qui en proviennent, une autre qui ne vend qu’un livre unique, une autre où l’on peut compléter son exemplaire défaillant… voilà qui est au choix surréaliste, ou ubuesque. Où commande-t-on un livre qui n’existe pas ; et que l’on reçoit ?
Le titre de ce florilège d’originaux improbables, voire absolument fantastique, vient de ce « Corps des libraires », qui sur les champs de bataille, fut chargé d’apporter contre toute circonstance militaire indésirable, le ou les livres exigés par le Prince ou l’officier. La fiabilité historique d’une telle information, pourtant nourrie d’anecdotes, est soumise à caution…
Vérification faite, quoique nous devions nous en douter, aucune de ces librairies, et libraires a fortiori, n’existe ; hors dans l’imagination savoureuse de Vincent Puente. Amateur de supercheries littéraires, comme Umberto Eco en sa Guerre du faux[9], il commit une Anatomie du faux[10], que l’on présume délicieuse, avant de céder au Corps des libraires. Histoire de quelques libraires remarquables & et autres choses. Entraîné par cette énumération nourrie de marchand lettrés perdus corps et bien pour le réalisme, le lecteur hésite entre la stupéfaction, l’incrédulité, avant de céder avec la meilleure grâce du monde à l’humour, au burlesque du conteur, un rien borgésien.
Reste que « pouvoir toucher de vieux livres est une des rares expériences tactiles où vous pouvez atteindre le passé ancien ». Il faut alors imaginer, qu’au retour de ses pérégrinations, Jorge Carrion, par ailleurs auteur de récits de voyage, range soigneusement ses trouvailles dans sa bibliothèque-monde, reflet, certes plus modeste, néanmoins fascinant, des milliers de librairies, que de Sidney au « bazar des livres d’Istanbul », il a visité, en quête de la perle rare, de la curiosité endémique, du livre durablement imprégné du passé et du « génie du lieu », pour reprendre le titre de Michel Butor[11]. Quant aux libraires de Vincent Puente, il est hélas avéré que l’on ne puisse toucher leurs livres imaginaires, tant ils sont sous la garde de personnages fantastiques, des libraires de l’au-delà et des Enfers peut-être. Ne faudrait-il pas candidater à ces lieux derniers pour avoir le droit de fouiller livres impossibles et interdits, blasphèmes croustillants et curiosa affriolants…
Alors qu’enfin les librairies sont officiellement essentielles, amusons-nous de la taxonomie de leurs lecteurs sous la plume d’un libraire un brin facétieux et digne d'éloges : Shaun Bythell, qui entrepose et vend des livres d’occasion quelque part en Ecosse et nous confie son édifiant Petit traité du lecteur.
Comme dans la classification du naturaliste Linné, ces lecteurs sont classés en huit « genres » et quatre ou cinq sous-catégories, en latin, comme « Homo peritus (l’expert) » ou « Viator non tacitus (le voyageur non silencieux) ». Evidemment il y a le raseur qui prend l’officine pour un défouloir, le docte qui déverse sa science et sa cuistrerie, alors que le pauvre libraire doit subir sans sourciller. Les uns y posent leurs enfants comme dans une garderie, les autres sont des adeptes de la magie noire ou des conspirationnistes verbeux, d’autres encore reniflent ou pètent sans vergogne, à moins qu’il s’agisse de collectionneurs compulsifs harassant le maître des lieux de leurs exigences répétitives. En un mot, des casse-pieds aux plus charmants en passant par la « cohorte monstrueuse des flâneurs » ; jusqu’au dernier, hélas remplacé par « la génération Amazon », soit « le client parfait » : « lui qui comprenait qu’en achetant l’équivalent d’une livre de papier il pouvait se perdre dans les mondes imaginaires ».
Les bibliothécaires ont la Classification de Dewey pour convenablement et utilement ranger leurs mètres et kilomètres d’étagères. Les libraires ont ici un moyen commode, enrichi d’anecdotes significatives, pour faire entrer leurs clients dans des portraits types, en vous laissant le loisir de savoir, comme l’instille le sous-titre, ce que le vôtre pense tout bas, de façon perfide ou amène. Reste à deviner dans quel sac à malices vous jette votre marchand de livres, surtout si vous pérorez sans faire aucune emplette.
Qu’irait faire la Reine d’Angleterre dans un bibliobus ? Seulement y suivre ses chiens emportés par une banale indignation. La politesse voudra qu’elle s’en excuse et qu’elle emprunte un livre, elle que « la lecture n’avait jamais beaucoup intéressée ». Ainsi commence un conte, dont l’humour léger va cependant jusqu’à la qualité d’un apologue. Au point qu’Alan Bennett pourrait marcher dans les traces de Voltaire…
Être reine, c’est remplir une fonction, suivre une étiquette ; eh bien, imaginez vous que cette étiquette va être mise à mal. La soudaine passion de la lecture va la conduire à bouleverser son comportement, à choquer son entourage, voire le pays entier. N’ira-t-elle pas jusqu’à demander son avis au Président de la République Française, bien embarrassé, au cours d’une réception officielle, sur le sulfureux et homosexuel Jean Genet ?
Grâce à Norman, jeune client du bibliobus et employé à la cuisine du palais, elle s’initie au monde des livres en de féconds dialogues. Le voilà qui passe de la vaisselle à l’emploi officiel de « Tabellion », ou assistant littéraire de sa Majesté. Elle découvre avec stupeur les œuvres des auteurs qu’elle a croisés, s’étonne d’apprendre que le service de sécurité a fait exploser un volume laissé dans le carrosse : « une véritable bombe pour l’imagination ». Bien que sur le tard (elle approche les 80 ans), elle lit en toute occasion et voit sa vision du monde considérablement évoluer. Au point que les tomes de Proust soient « aussi appétissants que les gâteaux de chez Fuller». Evidemment, une sourde réprobation l’entoure. Et, jalousé, le pauvre Norman se verra écarté. Quant à la Reine, on la soupçonne d’être atteinte de « la maladie d’Alzheimer » au prétexte qu’elle prend sans cesse des notes. Ecrirait-elle à son tour un livre ? C’est ainsi qu’elle parvient à « découvrir » sa vie et agir enfin. Son discours final d’abdication, qui est aussi le point de départ de sa carrière littéraire, est aussi surprenant qu’hilarant.
Fort connu en Grande Bretagne, pour ses romans, pièces de théâtre et séries télés, Alan Bennet signe ici une satire aigre douce et un éloge de la lecture qui nous montre tout ce que nous avons à gagner non seulement en connaissances, en ouverture au monde, mais aussi en humanité, en ouvrant les bons livres. Dont, bien sûr, on n’exceptera pas cet habile petit conte philosophique qui n’est pas si loin de ceux des auteurs des Lumières. Ainsi notre ironiste préféré, Voltaire, dans « De l’horrible danger de la lecture[11] », imagina un « Mouphti du Saint-Empire ottoman » qui défendit de « jamais lire aucun livre ». En effet, « Il se pourrait que de misérables philosophes, sous le prétexte spécieux, mais punissable, d’éclairer les hommes et les rendre meilleurs, viendraient nous enseigner des vertus dangereuses dont le peuple ne doit jamais avoir connaissance. » Il est évident qu’on n’y verra pas la moindre allusion à la libéralité intellectuelle de nombre de nos concitoyens, voire de régimes politiques et de cultures religieuses de notre temps…
Charles Nodier : Le Bibliomane, à Passage, non paginé, 1985.
Nicolas Malais : Bibliophilie et création littéraire (1830-1920),
Cabinet Chaptal, 448 p, 35 €.
Peter Read : Apollinaire. Lettres, Calligrammes et Manuscrits,
Textuel / BNF, 264 p, 55 €.
Umberto Eco : La Memoria vegetale e altre scritti di bibliofilia,
Bompiani, 240 p, 11,90 €.
Mania est en grec la folie. On imagine alors un bibliomane, hâve, les reins courbés sur ses reliures fétiches, ses manuscrits abscons, ses papiers crasseux, plongé dans une maladive extase, une addiction dommageable. Quoique ne manquant pas de donner une hilarante satire du bibliomane, Charles Nodier appartient à la plus noble espèce du bibliophile, il en est l’un des maîtres, voire des pères. Nous n’oublierons pas que sa passion favorite contribue à son écriture, comme il arrivera à nombre d’écrivains du XIX° et du XX° siècle, au point que Nicolas Malais ait pu consacrer à de telles relations un bel essai : Bibliophilie et création littéraire (1830-1920). Reste que notre contemporain est loin d’être insensible à cet art et amour du livre, ce dont témoigne la parution d’un volume consacré aux Lettres, Calligrammes et Manuscrits d’Apollinaire, mais aussi notre regretté Umberto Eco, avec La Memoria vegetale e altre scritti di bibliofilia, en une étonnante et rassurante continuité.
Folie en effet que celle de Théodore, LeBibliomane de Charles Nodier (1779-1844), dont les habits ont « des poches in quarto », dont les cauchemars voient de « funestes ciseaux [qui] mordaient d’un pouce et demi sur les marges de [ses] aldes[1]brochés ». Bientôt il est atteint de « monomanie du maroquin, ou de typhus des bibliomanes ». Nostalgique des temps d’abondance, il ne voit plus sur les quais de la Seine que « littérature bien digne en effet de l’encre de charbon et du papier de bouillie ». Plongé dans l’adulation du passé ancien, comme bien de nos thuriféraires du « C’était mieux avant », il brocarde haineusement le présent : « Comme si la France avait eu de la poésie depuis Ronsard et de la prose depuis Montaigne ». Obsédé par la perfection des livres introuvables et vendus à sa barbe, il se voit ainsi diagnostiqué par le narrateur du Bibliomane : « Le cher homme avait poussé trop loin dans les livres la vaine étude de la lettre, pour prendre le temps de s’attacher l’esprit ». Il mourra d’un accès d’« un tiers de ligne » en moins dans son Virgile de 1676 bousillé par le relieur ! Ainsi le bibliomane, chagriné par une insatiable obsession du livre le plus ancien, le plus parfait dans son authenticité originale, ne lit qu’à peine et furieusement hait les modernes.
C’est en 1652 que le néologisme « bibliomanie » fut inventé par le médecin et écrivain français Gui Patin (1601-1672), dans une lettre adressée à Charles Spon, également médecin à Lyon : « Vous avez assez d’autres peines et corvées de moy, sans qu’il soit besoin que vous vuidiez votre bourse pour mes fantaisies et ma capricieuse bibliomanie. » Ensuite vint l’Oratio de bibliomania, publié à Utrecht par A. van Megen, en 1739, sous la plume de Johann Frederik Reitz (1695-1778). A-t-on cru qu’il s’agissait d’une pathologie si grave, d’une passion si destructrice, comme s’en amuse Charles Nodier ? Le véritable bibliophile est un doux bibliomane, s’il reste un lecteur lettré.
Au début du XXème siècle, Aldous Huxley déplorait une bibliophilie devenue vulgaire mode. Pour cette « manie furieuse » il n’a pas le moins du monde sympathie ni indulgence : « sa norme de valeur me parait fausse ». Qu’importent les trop nombreux exemplaires numérotés sur papier plus ou moins précieux, si le texte est fautif. De plus « personne ne peut prétendre que Vénus et Adonis soit plus délectable quand on le lit dans un exemplaire à quinze mille livres que quand on le lit dans un exemplaire qui a coûté un shilling». Huxley va jusqu’à s’indigner que l’on puisse « avilir un livre au point d’en faire un coûteux objet de luxe[2] » !
Au risque de déplaire à l’auteur du Meilleur des mondes[3], nous le prétendons : l’édition originale, l’exemplaire bellement illustré et relié est fort délectable, car chargé du poids de l’Histoire, imprégné de l’époque qui l’a vu naître, des mains qui l’ont fait, voire de la main de l’auteur… De surcroît il faut craindre chez notre maître de l’anti-utopie un dommageable préjugé envers l’argent et le luxe, qui n’empêchent par ailleurs en rien d’acquérir et d’apprécier son œuvre en livre de poche. Sans compter que l’on peut se construire une jolie bibliothèque, y compris fournie en livres anciens, avec un budget assez modeste, mais non sans goût esthétique ni culture…
Plus efficace est donc la satire nodienne, plus incisive, quoiqu’avec la secrète tendresse de l’auto-ironie. Charles Nodier n’était-il pas lui-même un grand bibliophile ? On guette en effet dans les plus prestigieuses ventes aux enchères les rares exemplaires portant son bel ex libris. « La bibliophilie est codifié au début du XIXème siècle sous l’impulsion d’un écrivain comme Nodier et de bibliographes comme Jacques-Charles Brunet et Gabriel Peignot », nous confie Nicolas Malais dans son essai aussi touffu que délicieux et érudit : Bibliophilie et création littéraire (1830-1920).
Truffé de vignettes en couleurs (quoique souvent trop exigües) présentant de rares pages de titres, typographies, gravures et reliures, le volume frappe par la beauté de son papier verger, l’abondance informé du texte, la précision des notes. Seules la couverture, d’une claire sobriété minimaliste, et l’absence de cahiers cousus, mais collés (sacrifie-t-on à la modicité de la facture), peuvent un tantinet froisser le bibliophile exigeant. Restent la générosité documentaire, et last but not least, l’originalité et la pertinence de la thèse, de l’angle d’étude : les écrivains se nourrissent de la bibliophilie quand la bibliophilie se nourrit de leurs chefs-d’œuvre et autres curiosités mineures.
Pensons d’abord à Charles Nodier, par ailleurs bibliothécaire, puisqu’en vénérant Le Songe de Poliphile, il commit un charmant récit de quête bouquinistique et intellectuelle : Franciscus Columna[4], que -amusant vocable- « Les Bibliolâtres de France » rééditèrent en une belle plaquette illustrée de quelques-unes des gravures juxtaposées des premières éditions italienne (1499) et française (1546), en 1949. Mais, Charles Nodier, par ailleurs auteur de Contes fantastique, comme « Smarra ou les démons de la nuit », qu’une étonnante gravure de Tony Johannot illustra en 1845[5], est bien plus qu’un collectionneur de livres rares. Car, selon Joseph Techener, « chacun des bijoux qu’il avait jugé digne de figurer dans ses rayons était un trésor nouveau et devenait pour lui l’occasion de réflexions délicates, originales et philosophiques ». Son récit de voyage sur La seine et ses bords fut en 1836 illustré de vignettes par Marville et Foussereau. Son Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux datait de 1830, illustrée par Tony Johannot, non sans que le « facétieux » Nodier y flirte avec la « poésie typographique » et le pastiche de l’école rabelaisienne, « tour à tour fantastique, grotesque, romantique ».
Qu’ils s’appellent Stéphane Mallarmé -illustré par Manet- Marcel Schwob ou Rémy de Gourmont, ils savent allier amour et quête du livre ancien avec une contemporaine invention littéraire, a fortiori avec la conception de plaquettes et autres in-octavo aux graphismes typographiques et illustrations impeccables et innovants. Sans oublier les travaux imaginatifs et raffinés des relieurs. Le poète José Maria de Heredia notait alors : « Les livres sont comme des êtres vivants, vêtus de peau, ils frémissent sous la caresse ». Quant au potache Alfred Jarry, il n’en est pas moins conscient des enjeux de la publication : « L’édition originale d’Ubu roi est marquée par la conscience parfaite de toutes les étapes de la création matérielle de l’ouvrage par l’écrivain : choix de la typographie, page de titre travaillée, illustration par ses soins, mise en page surveillée, choix de la justification et des étapes du livre ».
Avec succès, Nicolas Malais a « tenté d’approcher, de Charles Nodier à Blaise Cendrars, les constantes d’une poétique bibliophile ». C’est en effet par la Prose du Transsibérien que se referme cet essai, érudit et sensuel, par son édition originale de 1913 sous la forme d’un vaste dépliant, illustrant les 445 vers « composés typographiquement en dix corps de caractères et de couleurs différents, illustré de tout son long par Sonia Delaunay ». Ainsi des objets bibliophiliques si dissemblables, depuis le cœur du romantisme jusqu’au monde nouveau de 1913, où se croisèrent également Stravinski et Picasso, depuis la passion nodienne pour les incunables et les poètes du XVIème, en passant par les frontispices de Félicien Rops, témoignent de l’explosion de la créativité d’un univers du livre en pleine efflorescence.
Il n’est alors pas impossible que cette exceptionnelle édition d’une thèse de doctorat, soit à conserver aux côtés d’un ouvrage aujourd’hui fort recherché, en ses deux tomes sous coffret : le Manuel de bibliophilie de Christian Galantaris[6].
Nicolas Malais n’oublie pas de mentionner Apollinaire, pour lequel « Le Songe de Poliphile [sut] marquer son esthétique, du Bestiaire d’Orphée aux Calligrammes. Les rencontres fortuites de l’édition voient paraître conjointement l’impressionnant volume compilé par Peter Read, dont le nom est si éloquent, aux Lettres, Calligrammes et Manuscrits du poète d’Alcools. Une myriade de documents irremplaçables constelle ce catalogue. Que diriez-vous d’une carte postale bleutée, sur laquelle Apollinaire a calligraphié les quatrains de « Spectacle » et de « Saltimbanques », à l’adresse de Picasso, « artiste-peintre » ? Ces archives de la création permettent de s’immerger dans le bouillonnement intellectuel de l’« Orphée de « L’Esprit Nouveau », ce mouvement poétique contemporain du cubisme. Ebauches, brouillons, biffures, ajouts, épreuves corrigées, lettres, poèmes adolescents depuis ses quatorze ans (en 1895), premières versions parfois inédites, comme celle de « Zone », ébouriffante clef de voûte du modernisme, accompagnent le premier des Calligrammes, « Lettre-Océan », jamais vu jusque-là et calligraphié avec un collage ; ce que leur inventeur qualifiait joliment d’ « idéogrammes lyriques ». Sans compter l’émouvant calligramme en forme de « Croix de guerre », à l’occasion de la médaille qui lui fut décernée en 1917 parmi les tranchées. On sait qu’avant de mourir en 1918 de la grippe espagnole, le poète vit son front frappé par un éclat d’obus : « Une étoile de sang me couronne à jamais », écrit-il dans « Tristesse d’une étoile[7] ».
Spécialiste d’Apollinaire, Peter Read est un universitaire anglais, éminemment francophile. Après avoir travaillé sur sa relation à Picasso, puis sur sa correspondance, il nous offre une boite aux trésors où fouiller avec bonheur pour se retrouver en toute intimité avec l’opiniâtre créativité de l’auteur de « La Chanson du mal aimé » et des Poèmes à Lou. Il semblerait que le mot « manuscriphile » n’existe pas, pourtant il serait bien digne de Peter Read. Faut-il imaginer ce néologisme pour le différencier du bibliophile, quoique ce dernier ne dédaigne pas -au contraire !- d’insérer dans une reliure précieuse la trace manuscrite de l’auteur ainsi magnifié… Il semble cependant qu’à certains égards deux cohortes de collectionneurs peuvent arguer des avantages de leur passion : les uns préféreront le feuillet, fût-il d’apparence banale, recouvert par la graphie unique de l’écrivain, du politique, du scientifique, irremplaçable témoignage de la main de l’esprit. Les autres préféreront l’ensemble polymorphe que forme le livre, typographie, illustration, reliure, voire ex-libris, là encore relique d’une époque, des mains qui l’ont façonné, des tourments et des pensées qui l’agitent pour longtemps…
Un fameux bibliophile, nous quitta récemment, rejoignant le bucher de son Nom de la rose, où brula le manuscrit de Poétique d’Aristote consacré à la comédie et aux pouvoirs du rire[8]. Entre autres merveilles, il possédait un exemplaire de ce fabuleux incunable de 1499 : Le Songe de Poliphile. On ne s’étonnera pas qu’il soit allé jusqu’à consacrer un livre à la plus pacifique des passions, hélas chez nous pas encore traduit : La Memoria vegetale e altre scritti di bibliofilia. Il s’agit d’une petite vingtaine d’essais et articles, consacrée à la « mémoire végétale », qui est notre réelle mémoire, notre Histoire, notre culture, assise sur le papier, voire le parchemin ou le papyrus. On y trouve, pêle-mêle, Les Très riches heures du Duc de Berry, les opus historiques, scientifiques et abracadabrants d’Athanasius Kircher, les prétendants au nom de Shakespeare… Mais aussi le « Monologue intérieur d’un e-book », qui, un brin amer, constate que « la vie d’un livre papier est si belle, parce qu’il passe sa vie concentrée sur le monde de son propre texte ». Animé par la prosopopée qui le fait parler, hanté par les personnages de la littérature mondiale, l’e-book défend sa « mémoire supérieure [9]», mais il a bien conscience que, dépourvu d’alimentation électrique, il n’est plus rien.
Dans la tradition de Charles Nodier, Umberto Eco distingue bibliomanie et bibliophile ; ce en s’appuyant sur l’improbable découverte d’un exemplaire, celé jusque-là, de la « Bible à 42 lignes de Gutenberg » : « Un bibliomane garderait secrètement pour lui seul son exemplaire […] Un bibliophile voudrait que tous voient cette merveille[10] ». Egoïsme, avarice et ladrerie affligent le maniaque, alors que générosité, partage animent le bibliophile. À l’indispensable réserve que ce dernier, néanmoins, doit fuir comme la peste le « biblioclaste fondamentaliste [qui] ne hait pas les livres comme objet [mais] craint le contenu et ne veut pas que les autres le lisent[11] ». Refuge ultime de la beauté et de la connaissance, la bibliophilie est tout autant un refuge contre la vulgarité et la violence de la rue, de la foule, que contre les tyrannies de toute arme et de toute barbe…
Walter Mehring : La Bibliothèque perdue, traduit de l’allemand
par Gilberte Marchegay, Les Belles Lettres, 2014, 272 p, 15 €.
Daniel Ménager : Le Roman de la bibliothèque, Les Belles Lettres, 2014, 336 p, 25,50 €.
Virgile Stark : Crépuscule des bibliothèques, Les belles Lettres, 2015, 210 p, 17 €.
Virgile Stark : Les Miscellanées d’un bouquineur,
Les belles Lettres, 2022, 160 p, 17,70 €.
Tuer un homme c’est tuer un livre, dit-on. Qu’en est-il du meurtre d’une bibliothèque ? N’est-ce pas un génocide, comme celui de six millions de Juifs effacés, avec une égale constance, par la barbarie nazie… Walter Mehring, narrateur et polémiste brillant, a réchappé d’un autodafé qui n’a pas acquitté la bibliothèque paternelle perdue, pourtant apogée d’une civilisation. Comment la retrouver, sinon en érigeant un livre à sa mémoire ? À moins d’avoir recours, comme Daniel Ménager, aux bibliothèques de la fiction, celles que recèlent les romans, sous les yeux et les doigts de leurs personnages. Quoiqu’il soit à craindre que nous n’ayons plus rien sous les doigts, à l’occasion de la révolution numérique, et que s’éteigne jusqu’au Crépuscule des bibliothèques, pour lesquelles le pamphlet de Virgile Stark, bouquineur impénitent,n’est qu’une triste et revigorante alarme-incendie. Bibliothèque charnelle ou immatérielle ?
La remémoration autobiographique de Walter Mehring, en sa Bibliothèque perdue, est à la fois nostalgique, tragique et enjouée. L’évocation du père, haute figure d’intellectuel socialiste et progressiste incarne une éthique humaniste européenne. Son côté didactique et donneur de leçons est traité avec une tendre insolence, mais finalement avec vénération : « assuré par le pacte qu’il avait conclu avec le socialisme d’être respecté des forces obscures issues des bas-fonds de la société, il s’était promis d’exorciser les cieux étoilés aussi bien que cette infernale contrainte morale qui l’habitait ». Lorsqu’il décède d’un coup, l’édition originale de la Critique de la raison pure de Kant à la main, Walter parait d’abord ne guère se soucier de l’héritage ; mais avec la montée de ce national-socialisme qu’est le fascisme, la conscience du trésor volubile, accumulé comme à la parade, pour protéger l’humanité se fait plus prégnante : « j’avais été chassé du domaine de la culture à son apogée par des barbares méthodiques, des cannibales en uniforme, des adorateurs de l’idole la plus basse que le XIXème eût stigmatisée et contre laquelle mon père avait donné libre cours à son ironie ». Comment tromper les douaniers quant au contenu des caisses déménagées de Berlin à Vienne, sinon en exhibant les Grecs et les Latins, pour mieux dissimuler les volumes anathèmisés par le Troisième Reich : livres écrits par des Juifs, des poètes « dégénérés », des philosophes libéraux…
Autant qu’un récit, ce volume polymorphe est cependant une sorte d’essai : les pages dévorées par les flammes revivent grâce à la fébrilité et l’enthousiasme de l’écriture de Mehring ; même si, non sans raison, il n’est pas toujours indulgent envers ceux qui n’échappèrent pas à l’autodafé : « Les marxistes et les freudiens refusent également à l’art la joie de vivre », ce qui s’applique de surcroit aux nazis, dont il disloque l’argumentation simpliste avec vigueur.
De « l’abbaye de Thélème » venue de Rabelais, en passant par La Bataille des livres chère à Swift, sans oublier ni « Babel » ni la « vanité littéraire », les rayonnages encombrés de richesses, comme alvéoles du cerveau de la culture humaine, suscitent un flot de références, d’allusions et de métaphores. Malgré la relative modestie de la pagination du volume mémoriel de Mehring, il ambitionne « le livre universel ». La « chute aux enfers de la bibliothèque », constituée de bien des classiques, d’ouvrages érotiques, « anticapitalistes, anticléricaux », mais aussi de l’antisémite Protocole des sages de Sion, précède alors une résurrection, non des corps, mais des âmes des livres.
Paru en 1951 dans une traduction anglaise, puis en allemand en 1952, et en français en 1958 dans une édition depuis longtemps épuisée (Les Lettres nouvelles) ce volume mémoriel est l’acmé de l’œuvre de Walter Mehring (1896-1981), d’abord dadaïste et poète. Collaborateur de la revue Der Sturm (La Tempête), il fut un des ténors de l’expressionisme, avant de se livrer à une critique ardente du national-socialisme incarné par Hitler. Guère en odeur de sainteté auprès du régime, il ne dut son salut qu’à son exil, en 1933. Et son salut littéraire avec ce livre profondément original, écrit aux Etats-Unis, qui parvient avec brio à malaxer en sa prose les talents de l’autobiographe et de l’essayiste ; ce que souligne le sous-titre : « Autobiographie d’une culture ». La vivacité du ton exhume l’urgence d’une mémoire qui doit rétablir la vérité autant que ramener au présent l’entier d’une bibliothèque, allégorie d’une civilisation humaniste à réinvestir.
Il y a un présent éternel pour les bibliothèques, même détruites, dans la mémoire des livres, essais ou romans. Ainsi, Daniel Ménager, dans Le Roman de la bibliothèque, ne peut évoquer, en sa page 116, celle perdue de Mehring que comme, désormais, une fiction.
Les bibliophiles, outre leurs trésors reliés, n’aiment rien tant que retrouver les livres dans les catalogues de libraires ; mais aussi dans les fictions qui foisonnent au rayon littérature. Et maintenant parmi un essai dans lequel Daniel Ménager explore ces bibliothèques imaginaires habitées par les personnages ; où se jouent parfois des épisodes cruciaux.
Comment sont rangés les volumes que fréquentent les romanesques héros ? Chez Céline et Rabelais se trouve un « désordre jubilatoire ». En revanche, l’ordre est source autant des plaisirs de l’accessible connaissance que de dangers, surtout si l’on y cache « les fruits défendus ». Ainsi les jeunes gens de Stendhal, les jeunes amoureux d’Ada ou l’ardeur de Nabokov savent que là se rencontrent les corps et les mots, unissant « amour et bibliothèque ». En revanche, Hoffmann, Nodier ou France « montrent que la bibliothèque n’est vraiment fascinante que grâce à des figures féminines rêvées, fantasmées, et souvent sorties des livres eux-mêmes ».
Deux figures incontournables attirent l’attention sur ce qui menace le plus les bibliothèques : le feu. Chez Elias Canetti, dans Auto-da-fé, le professeur Kien, rattrapé par la populace pré-nazie, voit brûler ses milliers de volumes ; chez Umberto Eco, dans Le Nom de la rose, l’aveugle bibliothécaire Jorge incendie le blasphématoire traité d’Aristote sur le rire et par voie de conséquence l’abbaye entière.
Aux confins du voyage parmi l’histoire littéraire, l’essayiste se penche sur un romancier très contemporain : Murakami, qui permet dans Kafka sur le rivage, qu’un « jeune garçon fugueur découvre une bibliothèque commémorative ». La culture encyclopédique et la sensibilité de notre universitaire font sans cesse merveille, tant son écriture est fluide, tant son érudition est amicale.
À moins que ni Walter Mehring, ni Daniel Ménager ne soient plus lus par personne, parmi Le Crépuscule des bibliothèques. Car, cela n’a pas échappé à Virgile Stark, bibliothécaire de son état, qui a passé dix ans dans les soutes de la parisienne BNF (on admirera l’acronyme vidé de son sens), on n’y vient plus guère lire. Il s’agit là des bibliothèques publiques, dont les halls ne sont bientôt plus que fauteuils joliment avachis et nouvelles technologies aux brillantes obsolescences vitrées. Quelques « usagers » se servent des lieux comme d’un cyber-café où l’on vient consulter Internet, brancher son IMac, surfer sur son ordi ou tripoter son smartphone. Au point même que « le taux d’utilisation des ordinateurs est étonnamment faible ». Le suréquipement a conduit à une fortune jetée par les fenêtres des lieux de savoir qui ne savent plus pour grand monde. Entre les lointains rayonnages, où s’ennuient les volumes inconsultés, quelques tables reçoivent des étudiants révisant leurs cours. Par fugitive exception, un antédiluvien feuillette des pages encrées et rassemblées sous un cartonnage de format approximativement carré (une encombrante vieillerie certainement). Ce qu’a constaté le modeste auteur de ces lignes parmi les bibliothèques universitaires de La Rochelle et Poitiers, celle municipale de Poitiers encore, si vilainement nommée « Médiathèque François Mitterrand » (où l’on thèque les médias et où il n’existe même pas de catalogue exhaustif du fonds ancien, et du nom d’un mauvais plumitif à l’idéologie suspecte), celle parisienne enfin où officia Virgile Stark, parmi les quatre tours à l’architecture soviétisante, heureusement dotée de belles salles de lectures aux rayonnages généreux et cependant solitaires…
Car Le Crépuscule des bibliothèques, au fil des pages autodégradables du pamphlet que l’on ne veut pas entendre, c’est abandonner sans regret, avec jubilation, le vieux livre pour s’engouffrer dans le jeunisme numérique, wikipédiesque et jeuvidéastique… Pour l’essayiste virulent, c’est le technocrate du numérique qui vandalise les bibliothèques : « ce geek rebellocrate » […] se proclame engagé, militant de l’accès démocratique au savoir dans un monde ouvert et connecté, et instigateur d’un nouvel esprit de partage des connaissances au sein de la Communauté virtuelle. » Détenteur d’un langage informatique aux acronymes cryptés aussi pédants que ridicules, il phagocyte l’espace du livre, et l’évacue.
Ce nouveau Virgile se défend-il ne pas vouloir être le nouveau guide au sortir de l’enfer des bibliothèques et à l’avènement du paradis du tout écran ? Pour lui, un livre est un objet sensuel, apte à la possession, quand un texte numérique, il n’est qu’un vide effaçable sur écran éphémère, y compris des mémoires : « Ainsi s’étendent peu à peu les ruines de la lecture, pilonnée par l’image stérile et captivante des écrans de toutes sortes. » En effet, on lit de moins en moins, particulièrement nos jeunes -les garçons surtout- et des lectures de divertissement (surtout science-fiction facile et fantasy) plus que de culture savante et sérieuse. Les statistiques ici fournies sont cruelles, augurant d’un avenir d’illettrisme exponentiel : « la lecture chez les 18-24 ans s’effondre aux Etats-Unis […] En France, dans la même tranche d’âge, 41% étaient ce que l’on nomme des gros lecteurs en 1973, alors qu’ils n’étaient plus que 16% en 2008 ». Notons qu’un « gros lecteur » ne l’est plus que pour 21 livres par an ! De plus en plus d’enfants préfèrent lire sur support électronique. On lit ses sms, ses tweets et ses notifications Facebook, les news, à la rigueur Millenium et Le Trône de fer (ce qui n’est pas méprisable), mais pas les classiques : Montesquieu, Pline l’Ancien, Nietzsche et La Fontaine sont au mieux wikipédiés et braconnés, y compris par des étudiants en Lettres qui butinent à peine gallica.fr ou google-book. Exit la lecture suivie et son argumentation complexe, battue à plate couture par le pillage, le babillage et le zapping : « le picorage éphémère s’est substitué à la meditatio ».
Bien des bibliothèques publiques anglo-américaines ferment ou fusionnent, le nombre des bibliothécaires diminue en France, qui plus est remplacés par des informaticiens et des web-spécialistes. En conséquence de la « jacklanguisation de la culture », les halls où ne finissent de palpiter que quelques magazines deviennent des « garderies ». Films, cédés, médias numériques, clubs de jeux vidéo, « discovery centers », locaux et animations cools ont gazé les étagères trop lourdement chargées de Cicéron, de Jules Verne, de Kafka, de Melville et d’Hannah Arendt tout empoussiérés, qui, au mieux, iront se pétrifier dans les réserves implosées. On a su se soumettre au nouveau public, au « diktat de la masse », des « moutons de Panurge élevés en batterie ». Aussi le bibliothécaire, scotché aux « ressources électroniques », n’est plus guère recruté en fonction de sa goûteuse bibliophilie et de sa connaissance des textes fondamentaux : il devient un geek de l’information, un « mangaphile, videophile et gamer ». La satire de celui qui ne se souvient pas « d’avoir donné une seule fois un conseil de lecture à quiconque » est acide.
Bibliothèque municipale, Poitiers, Vienne.
Photo : T Guinhut.
Certes le texte est toujours le texte : Shakespeare et Borges gardent sous le verre des « liseuses » leurs mots, leurs sens, quoique si tristement encagés. Or la navigation la plus experte sur écran ne remplace pas les avantages immédiats de la manipulation aventureuse et studieuse d’un volume aux pages amicales, encore moins le grain d’un papier vergé, d’un maroquin ancien, la texture d’une gravure, l’éclat du papier glacé. Même si ce site a été comparé par un indulgent web-lecteur et surfeur (qu’ici je tiens à remercier) aux pages luxueuses d’une livre d’art. Ma petite vanité caressée n’a pu s’empêcher de rêver un instant d’imprimer avec luxe ce site entier en un livre splendide, rare retour du juste : le web accouchant enfin d’un livre-papier aux cahiers cousus, relié avec jaquette. Rare occurrence qui a cependant permis à La Maison des feuilles de Danielewski[1] d’exister.
Notre pamphlétaire, au demeurant fort documenté, n’est-il qu’un ringard ? Certes non. Il concède avec grâce que nos nouvelles bibliothèques nous permettent, grâce à leurs ressources en ligne, de feuilleter sans se mouiller le doigt maints ouvrages rares, dont l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert. Il se souvient qu’en vain Platon pestait contre l’écriture, prophétisant la perte de la mémoire individuelle. Que donc la nouveauté n’est pas forcément évacuation de l’ancien. Bien qu’en 2010 naisse à l’Université de San-Antonio, au Texas, « la première bibliothèque sans livres imprimés » : l’on ne peut s’empêcher alors de penser fuir ce lieu qui emprunte abusivement le nom noble de « bibliothèque » pour n’y voir pétiller que des écrans et vagir que des fantômes… Car « l’objectif est de dématérialiser livres et bibliothèques » (c’est l’ordre du jour de l’Ecole nationale des sciences de l’information et des bibliothèques). En un génocide culturel qui n’attend plus que son définitif autodafé virtuel, lorsqu’une vaste panne électrique, un hyper bug balaieront les pixels…
L’archaïque réquisitoire du « renégat sans-gêne de la bibliophilie » contre « la grande déchèterie numérique » peut paraître excessif. Concédons néanmoins que l’océan du web aux milliards de poissons mollement culturels peut n’aboutir qu’à une pêche vide de sens parmi des millions de contributeurs, qu’à une déshérence de l’autorité du savoir et de ses hiérarchies : « Comment ne pas être saisi de vertige face à cette frénésie de participation dénuée de toute autorité spirituelle et hiérarchique ? » La « barbarie à visage numérique » peut-elle aller jusqu’à être « l’ennemi mortel de la culture » ? Il n’est pas impossible en effet que les écrans rendent « difficile d’aller au-delà d’une lecture d’information vers une lecture d’étude ». Quant à lire encore les livres anciens…
Le cri d’alarme sera-t-il entendu ? Et surtout sur papier ? Etrange ironie du sort lorsque sur écran ce site défend un livre qu’un éditeur courageux, d’un élitisme ouvert et accessible, ose encore publier sous forme maniable entre les doigts… Le N’espérez pas vous débarrasser des livres[2] d’Umberto Eco n’était-il qu’un vœu pieux, qu’une nostalgie démentie par les faits, par la marche inexorable de l’Histoire des technologies et des mœurs ? Virgile Stark enfonce le clou : « racontez-vous la belle histoire du livre immortel, pendant que nous préparons son éviction définitive ».
En 1993 Karl Popper notait que « la violence, le sexe, le sensationnel sont les moyens auxquels les producteurs de télévision recourent le plus facilement[3] ». Que dirait-il aujourd’hui, quand la baveuse toile d’images s’étend pour nous coaguler ? Certes ces mêmes sujets existaient dans le livre, mais avec la distanciation du récit et de la syntaxe, de l’imagination et de la pensée, en un mot avec la hauteur philosophique. Il est à craindre que ce recul de la liberté intellectuelle soit dommageable pour la démocratie. Ce que les cadres de Facebook, Apple et Google ont cependant aux Etats-Unis compris : ils savent envoyer leurs enfants dans des écoles sans le moindre équipement numérique. Pour y apprendre à lire, à penser, à créer.
Virgile Stark semble cependant ne pas voir que ces géants de l’Internet sont également sources de libertés de publication inouïes. Qu’Amazon n’est pas qu’un concurrent dévastateur des bibliothèques publiques et des librairies. Grâce à ce dernier, grâce à EBay, Price Minister, l’on trouve à acheter en ligne des auteurs classiques, des livres épuisés, anciens, à des prix souvent modestes, ce qui diminue la dépendance aux bibliothèques publiques et contribue aux bibliothèques personnelles. Bientôt, sur Kindle, on n’achètera plus seulement un fichier-livre, mais on le louera pour une brève période : à quoi bon s’encombrer de papier s’il ne s’agit que de lire ou de consulter une fois ? Sans oublier que les éditeurs papiers, sélectifs, mais pas toujours judicieux, sont déjà dépassés par des éditeurs numériques, dont les e-books permettent des auto-publications pourquoi pas talentueuses, qui atteignent parfois des chiffres de vente fort confortables, tout en assurant des droits d’auteurs plus rémunérateurs. Une telle mobilité du livre, du matériel à l’immatériel, stimulante pour l’esprit, ainsi que pour une nouvelle économie, condamne-t-elle à le papier au recyclage et à la poussière ? Sans doute ouvre-t-elle des portes insoupçonnées vers la créativité et la connaissance…
Mais à l’amateur passionné de livres papier et carton, qui verront peut-être face au virtuel leur retour en grâce, comme les disques vinyles sont de nouveaux objets de collection, il reste l’indéfectible quête et goût du bouquin, pour user du mot venu du néerlandais. Ainsi Virgile Stark titre-t-il son modeste volume : Les Miscellanées d’un bouquineur, alliant un terme familier à un autre spécialisé, les miscellanées étant des mélanges, des mosaïques littéraires, glanées de ci de là. Sans ordre, n’obéissant qu’à sa fantaisie, et à son humeur didactique, il réunit des notes sur l’histoire et les techniques du livre, de l’Antiquité à nos jours, de la bibliothèque perdue du Titanic à celles du général de Gaulle et de François Mitterrand, bibliophile avisé, de la censure à la « bibliomanie », divaguant des boites vertes des bouquinistes des quais de Seine au quartier immense des volumes d’occasion à Tokyo.
Voici quelques-unes de ces miscellanées. Au moyen d’une liste noire, les Nazis prévoyaient d’interdire près de trois mille auteurs en Angleterre en cas de victoire. « Chez les piétistes rhénans ashkénazes des XII°-XIV° siècles, l’encre utilisée pour écrire le mot « Dieu » sur les manuscrits ne pouvaient être réutilisée pour écrire les mots profanes ». Un « livre entièrement blanc », qui fit un succès, un indéchiffrable « manuscrit Voynich », mais aussi « un bibliothécaire idéal », qui, le soir venu, quitte sa bibliothèque pour aller combattre des idées, dont il a veillé, dans la journée, à ce qu’elles soient représentées dans les collections ». Un régal, vous dis-je !
Puisque ces quatre volumes sont chacun à leur manière une mise en abyme des bibliothèques, on ne peut que se pencher avec amour sur leur apparence, leur emballage et design de papier, de carton. Ce pour avoir le plaisir de les retrouver et non de les perdre. Si la couverture du Mehring (et à moindre degré celle du Stark) est passablement laide, comme l’ensemble de la collection, « Le goût des idées -odyssées », à laquelle il appartient, celle du Ménager est nettement plus élégante au toucher et à la vue. Qu’est-ce que cette alliance du crabe et du papillon bleutés qui lui sert d’emblème ? N’est-ce pas l’aureus du « Festina lente » (« Hâte-toi lentement »), cet adage 3001 parmi ceux d’Erasme[4], publiés avec tant de soin par ce même éditeur, à qui il faut sans tarder ménager une place d’honneur dans nos bibliothèques, s’il en reste…
À moins que la sauvegarde soit en de rares bibliothèques privées ? On se souvient de l’amusante caricature dans laquelle un homme invite une femme à découvrir sa bibliothèque : vastes rayonnages vides où ne trône qu’une liseuse, ou un Ipad. Tout Dostoïevski, tout Platon, peut-être toutes les sciences naturelles, tout Emily Dickinson… Rien si la lumière de l’esthétique objet technologique s’éteint. Rien dans l’esthétique, dans l’ordre et le désordre d’un mur de livres aux dos colorées et parlants, rien dans le feuilleté sensuel. Tout ce qui fait qu’une bibliothèque réelle aux livres choisis est un cerveau réalisé, une civilisation, en fait une civilisation diverse et libérale. Pouvons-nous gager qu’après l’ivresse consumériste et créative aux mille gadgets informatiques, dont nous serons le dernier à nier, par la vertu de ce site, l’utilité et la beauté, un nouveau luxe nécessaire revienne à la mode : comme reviennent en force les disques vinyles noirs, les beaux et bons livres, neufs et anciens, objets charnellement concrets, une culture un rien exhibitionniste, à confier entre initiés et pourtant ouverte au partage…
Boccace : Contes, Londres, 1779. Photo : T. Guinhut.
Des Prestigieuses bibliothèques du monde
à L'Or des manuscrits.
Jean-François Blondel, avec la collaboration de Sophie Huvier :
Prestigieuses bibliothèques du monde, Oxus, 240 p, 39 €.
Christel Pigeon, Gérard Lhéritier,
avec la collaboration de Pascal Mateo et Jean-Noël Mouret :
L’Or des manuscrits, Cent manuscrits pour l'Histoire, Gallimard, 240 p, 29 €.
Mnémosyne était chez les Grecs la Déesse de la Mémoire. On sait qu’unie à Zeus, ou à Apollon, selon les traditions, elle donna naissance aux neuf Muses. Alors que les dieux ont à peu près disparu dans l’oubli des fictions, à moins que certains ce soient crispés dans de trop humaines tyrannies, où pourrons-nous retrouver Mnémosyne, sinon dans les bibliothèques, ces gages de la mémoire et de la connaissance ? Pour ce faire, les rencontres involontaires de l’édition nous proposent un guide des Prestigieuses bibliothèques du monde, mais aussi de L’Or des manuscrits qui ont marqué l’Histoire...
Naïvement, l’on aurait pu imaginer que ces vastes et splendides temples du livre n’auraient surtout essaimé que sur le vieux continent. Erreur, au-delà de l’Europe, certes magnifiquement pourvue, les Etats-Unis, sans même parler du Congrès de Washington avec ses 32 millions de volumes, ont la part belle, avec Seattle, Yale ou New-York. Australie, avec Victoria, Israël avec Jérusalem, mais aussi la Chine ou le Japon, foisonnent de richesses. Un vertige saisit alors le lecteur : vertige de beauté, de connaissances, des vies dont nous n’aurons pas la jouissance pour parcourir tous ces haut-lieux de l’humanité, pour ne serait-ce que feuilleter ces milliards de pages, parfois précieuses au point d’être interdites aux mains profanes…
Les bibliothèques sont follement baroques à Melk et Admont, en Autriche, construites comme en un graphisme géométrique et moderniste à Tokyo, Pékin, Toronto ou Salt Lake City, majestueuses et feutrées comme la Bibliothèque Nationale de France ou celle du Sénat, cette dernière ornée d’une coupole peinte par Delacroix. On aimerait aussitôt s’envoler vers l’Angelica de Rome, l’Hermetica d’Amsterdam. Et consulter des pièces mythiques, les codex mixtèque et Mendoza de la Bodleian Library, le Virgile réalisé vers l’an 400, à la Vaticane, le cabinet de la « Salle du trésor » de Saint-Gall… Ou encore parcourir les incunables (imprimés avant 1500), les mappemondes anciennes, auxquels est consacré un chapitre entier.
Il serait trop aisé de compter les bibliothèques absentes de ce volume, malgré ses soixante cavernes d’Ali Baba, et sa dimension synthétique bienvenue. Nous les tairons donc, quoiqu’en pensant à l’Amalia baroque de Weimar. Nous nous consolerons en remarquant en la bibliographie la trace de « La bibliothèque de Babel » de Borges et de celle du Nom de la rose d’Umberto Eco, qui, selon le romancier cachait l’essai sur le rire d’Aristote, resté introuvable.
Ce beau livre enfin se paie le luxe mélancolique d’évoquer les « Bibliothèques disparues » : Alexandrie, brûlée par accident par les Romains, et brûlée délibérément par les conquérants barbares de l’Islam, Ephèse, en Turquie, dont il ne reste qu’une façade, matières à rêver sur les sciences et les mythes que recelèrent les papyrus sacrifiés par les cruautés de l’Histoire. Ainsi, plus récemment, « une saisie de tous les livres et l’enfermement, puis souvent l’assassinat des membres de la bibliothèque » de Strahov (Tchéquie) pendant « les années communistes »… Comme ceux, évêques et papes, princes et mécènes, qui ont fondés et doté ces lieux fabuleux, sommes-nous encore assez convaincus de leur absolue nécessité pour le soin de nos libertés ?
Un seul regret pour ce format à l’italienne aux accents cosmopolites et universalistes : la riche iconographie est hélas entachée par quelques illustrations à l’impression plus floue. Et peut-être, parmi les nombreuses images de bâtiments aux coupoles impressionnantes, aux architectures hyperboliques, aux étagères chargées de trésors reliés surabondants, comme Le Livre de Kells à Dublin, ne nous montre-t-on pas assez de photographies, ou parfois lilliputiennes, de ce pourquoi on va dans les bibliothèques : les livres, les manuscrits. Il faudrait alors se tourner vers la Fondation Martin Bodmer et sa bibliothèque genevoise, dont le beau livre de Charles Méla propose en ses Légende des siècles[1] et en sa parfaite iconographie les plus étonnants et marquants livres de l’humanité, en leurs manuscrits, leurs premières éditions, qu’il s’agisse d’Histoire, de littérature, roman, théâtre, poésie, de religion, ou de politique…
C’est également en parcourant de nombreuses bibliothèques du monde que L’Or des manuscrits[2] nous offre ses trésors « pour l’Histoire ». Classés par ordre chronologique, depuis les papyrus d’Egypte, jusqu’à La Belle et la bête de Cocteau, ce sont cent raretés, de mains d’anonymes ou de célébrités, qu’il s’agisse de Mozart ou de Magellan, de Rimbaud ou de Darwin. Documents toujours émouvants, à l’instar des « paperolles » de Proust ou de la « lettre du suicide » de Baudelaire. On n’est pas sûr d’ailleurs qu’en ce concert de génies qui ont marqué l’humanité, les plus contemporains et derniers de la liste, les Beatles, avec le manuscrit de la chanson « Yesterday », soient à la hauteur ; à moins qu’il s’agisse là d’une giclée de démagogie envers le populaire. D’autant que les droits de reproduction n’ont pas pu être accordés à l’éditeur, ô ironie…
Reste que le parcours, époustouflant, qui permet de côtoyer Cicéron et Lewis Carroll, Copernic et Léonard de Vinci, Michel-Ange sonnettiste ou le rouleau des Cent vingt journées de Sodome du Marquis de Sade, permet de s’interroger sur les fantaisies, les fantasmes, les spéculations et les découvertes, autant que sur la dimension politique de notre humanité. Un papyrus du Ier siècle, hébergeant la Constitution d’Athènes, attribuée à Aristote, l’Edit de Nantes « décisif pour le pluralisme religieux », l’ « Habeas corpus » anglais qui signe la fin des arrestations arbitraires par les despotes, le « Bill of Right » qui fait émerger la démocratie parlementaire, ces préludes aux Lumières…
Une « Bible secrète des papes », le diabolique Codex Gigas, un « évangéliaire en lettres d’or », un « Livre d’heures noir », la Mishné Torah du XVème, des « prophéties aztèques » et « trois codex mayas », un « Coran ancien et controversé », voilà qui fait saliver l’intellect un rien frondeur du lecteur dont la culture religieuse ne demande qu’à se multiplier. D’autant plus fasciné que des palimpsestes, des lettres et des carnets où la main de l’auteur est encore toute chaude, côtoient quelques œuvres littéraires indépassables en de rarissimes exemplaire : la Divine comédie de Dante, rédigée en gothique italienne, dotée de miniatures colorées et dansantes… Et que penser, en cette iconographie impeccable, de raretés alchimiques, comme le Picatrix, grimoire de magie talismanique », ou le Splendor solis ?
En ces deux volumes pour le moins intrigants, qui feraient rêver jusqu’au délire, ou plutôt jusqu’à la sagesse, le modeste collectionneur et bibliophile, on trouve quelques points communs, incontournables. Tels les enluminures soignées pour l’éternité ou les premiers jets éphémères des écrivains inspirés. A moins d’interroger les pages d’astronomies méconnues et menacées de Tombouctou. Ou de rester démesurément perplexe devant le « manuscrit Voynich », peut-être venu du XVème siècle, dont la langue, peut-être venue de l'hébreu médiéval, reste en grande partie impénétrable, garni de peintures botaniques abracadabrantes, de jeunes filles nues baignant dans une eau verte ; traité de pharmacologie, de cosmographie, qui sait… À l’image de notre mystère. Car, dans les bibliothèques, les livres et les manuscrits du monde, est notre humanité, notre mémoire et notre dignité. Trésors moins fragiles, peut-être, que la bibliothèque virtuelle d’internet, de ce modeste site, noir tapuscrit cependant coloré, sans la chaleur des mains qui le composent, vague nuage de pensée peut-être déjà disparue…
Biblioteca, Abadia de Viaceli, Cobreces, Cantabria.
Photo : T. Guinhut.
George Steiner, bibliothécaire des tragédies
et des réelles présences du langage.
George Steiner : Œuvres, divers traducteurs de l’anglais,
sous la direction de Pierre-Emmanuel Dauzat,
Quarto Gallimard, 1216 p, 25 €.
George Steiner : Fragments (un peu roussis),
traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat,
Pierre-Guillaume de Roux, 96 p, 13,90 €.
Traduire après Babel la langue des dieux, qu’ils soient grecs ou de la Bible, lorsqu’auteurs ou spectateurs absents de nos tragédies ils fustigent notre condition humaine ou notre judéité, est chose impraticable. Traduire avec la cristallinité requise les langues européennes reste presque aussi difficile.Pourtantc’est autant sur les ruines de l’Histoire que sur les solides pavois des œuvres d’art que George Steiner fonde sa réflexion. Jusqu’où accueillir alors la validité du langage ? Mettant la vérité à l’épreuve des dramaturges antiques, de Shakespeare, d’Hitler ou de Celan, l’essayiste érudit et brillant qu’est George Steiner s’avance infatigablement à la recherche du sens, de l’énigme du mal, de la transmission des grandes œuvres, guettant l’étrangeté de la rupture entre les mots et le sens, là où s’engouffre la barbarie du XX° siècle et peut-être d’aujourd’hui. La parution de ce volume d’Œuvres, en un choix partiel, affirme avec une rare hauteur de vue que tragédie, judéité, langage en ses traductions, sont les trois axes d’une quête intellectuelle inspirée.
Les dieux sont-ils tragiques ? Il est évident que ceux de la Grèce antique, souvent arbitraires et injustes, accablent d’innocents mortels, tels Hippolyte aimé par la passion incestueuse de sa belle-mère Phèdre et massacré par le monstre de Neptune, ou les enfants assassinées par la vengeance de Médée. Cependant, observe George Steiner dès l’ouverture de La Mort de la tragédie, la Bible et la théologie judéo-chrétienne, ne font aucune part à la tragédie, le Dieu des deux Testaments étant fondamentalement juste, qu’il agisse à l’égard d’Abraham, de Job ou de Jésus. Sauf à l’occasion de la mort de Dieu et de la Shoah. « La tragédie est cette forme d’art qui exige l’intolérable fardeau de la présence de Dieu. Elle est morte à présent parce que Son ombre ne tombe plus sur nous comme elle tombait sur Agamemnon, sur Macbeth, ou sur Athalie. » (p 250) Tragique est également le mythe d’Antigone, non seulement à travers Sophocle, mais à travers son actualité. Suivant la trace des Antigones, de leurs généalogies, George Steiner écrit là au plus près de la philosophie politique, lorsque viscéralement convaincus de devoir enterrer leurs morts, elles sont les résistantes inéluctables aux tyrannies. En ce sens Paul Celan serait le poète d’une Antigone contrariée, quand en sa célèbre « Fugue de mort », il assigne « une tombe dans les airs[1] » au peuple juif laminé.
Que penser alors de celui qui vit sans ciller son peuple élu alimenter les fumées d’Auschwitz ? A-t-il laissé mourir le langage ? C’est vers Langage et silence, quoique absent de ce volume, qu’il faut se tourner : « Le monde d’Auschwitz déjoue la parole, tout comme il déjoue la raison. Accepter une part d’innommable, c’est mettre en péril la vie du langage, créateur et porteur de vérité humaine et rationnelle.[2] » Et se tourner vers la prescience de la loi incompréhensible, injustifiable, du Procès, et de La Métamorphose de Kafka : « le mot même de « vermine », Ungezeifer en allemand, est un trait de clairvoyance tragique, car c’est ainsi que les nazis devaient appeler ceux qu’ils destinaient à la chambre à gaz »[3].
Celui qui s’essouffle devant cette aporie de l’Histoire et « témoigne pour le témoin[4] », Paul Celan, fut, pour George Steiner parmi les premiers, une bouleversante révélation autant qu’une énigme de l’hermétisme et des voix de la traduction : « Que ces poèmes existent est tout à la fois un genre de miracle de nécessité ultime et une sorte de cruel outrage. Celan était possédé jusqu’à s’en déchirer par cette contradiction, l’intuition que son génie propre s’employait à nier le néant de la parole et de la métaphore qui auraient dû suivre l’Holocauste. (Pourquoi, en effet, l’art et la poésie ne se sont-ils pas mis en grève ?)[5] » Si la poésie de Celan exprime « le sentiment d’une situation inauthentique de l’homme dans un milieu de langage érodé » (p 652), elle ajoute à la difficulté de la « rupture du contrat classique entre le mot et le monde » (p 654) celle du défi à la traduction (Celan, affirme George Steiner, fut un merveilleux traducteur des Sonnets[6] de Shakespeare). Ce dans le cadre de « La bénédiction de Babel », qui restitue en ce volume d’Œuvres deux chapitres rescapés d’Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction[7]…
« Notre patrie, le texte »[8], affirme celui qui, comme nous tous, plus que le Juif qui transporte avec lui partout la maison de la Torah (sauf sous les fumées d’Auschwitz) a sa cosmopolite patrie dans les grands textes de la culture. En ce sens sa réflexion sur les langues est autant réflexion sur la judéité et son peuple du Livre qui, « après Babel » perdit sa langue originelle, puis après Auschwitz perdit le yiddish, trop mâtiné d’allemand qu’il était, pour créer, presque de toutes pièces, l’hébreu moderne. De plus réflexion sur la langue de Goethe qui s’épanouit à Weimar, alors qu’à quelques pas au-dessus d’elle s’élevèrent les puanteurs des corps brûlés de Buchenwald.
Restent les fils épars et en pointillés de la traduction, entre poésie et philosophie, pour hésiter entre sésame et labyrinthe parmi les langues. On sait d’ailleurs que Georges Steiner s’adonne parfois à des traductions qu’il ne publie pas. On serait pourtant curieux de goûter ses transmutations, en français peut-être, de peut-être Celan…
C’est entre « silence » et « réelles présences[9] » (quoique les titres qui examinent ce vide et ce plein soient douloureusement absents de ce volume d’œuvres) que George Steiner bâtit son œuvre au long cours, comme une traversée inquiète et confiante à la fois de la culture occidentale. Pour lui, n’en doutons pas, Babel, en sa séparation des langues, est une catastrophe délicieuse.
Pourtant, une catastrophe plus sombre menace la culture. Lorsque s’efface « le caractère religieux de la vraie civilisation » (p 318), lorsqu’avec l’ennui « des miasmes montaient du vide et du dégoût, se fixaient sur les centres nerveux de la culture » (p 305), lorsque ne reste plus que le vernis des œuvres d’art, le kitsch, la « retraite du mot » est inéluctable : « Si nous ne pouvons rendre dans nos journaux, nos lois et nos actes politiques une certaine clarté et une certaine précision du sens des mots, nos vies se rapprocherons de plus en plus du chaos. (…) Périr par le silence : cette civilisation qui n’est plus veillée par Apollon ne durera guère. » (p 426) Pessimisme réactionnaire ou salutaire avertissement ?
Le sens de la culture, Dans Le Château de Barbe-bleue, est à mettre en regard avec celui exprimé dans « Une lecture contre Shakespeare », extrait de Passions impunies[10] : « pratiques discursives philosophiques et poétiques (…) sont toutes deux des sollicitations de l’ordre qui cherchent à détacher une forme intelligible de l’anarchie suggestive du phénoménal ». (p 271). En ce sens, George Steiner tente de réfuter Wittgenstein qui n’aime guère Shakespeare, reprochant à son tableau des passions, fait de l’étoffe des rêves et des cauchemars, de ne pas émaner du Dichter, ce poète au sens éthique incomparable qui fit les beaux jours du classicisme et du romantisme, jusqu’àPaul Celan, celui dont « l’intellect aimant (…) parle l’être » (p 283). La question suivante mériterait d’être posée à la conscience de tout auteur : « Les personnages de Shakespeare sont-ils plus vrais que des nuées magellaniques d’énergie verbale, des nuées qui tournent autour d’un vide, autour d’une absence de vérité et de substance morale ? » (p 285). Si « Wittgenstein lit mal Shakespeare », la démonstration de notre essayiste reste là partielle, même si l’on devine que dresser une telle fresque cathartique de la nature humaine suffit au lecteur de bonne intelligence pour y répondre par des questions morales implicites. Ainsi l’éthique du sens reste l’exigence majeure de George Steiner.
A sa manière, pour reprendre le titre de Calvino, il répond à la question « Pourquoi lire les classiques ? », ces « livres qui exercent une influence particulière aussi bien en s’imposant comme inoubliables qu’en se dissimulant dans les replis de la mémoire par assimilation à l’inconscient collectif ou individuel (…) un livre qui, à l’instar des anciens talismans, se présente comme un équivalent de l’univers (…) ce qui tend à reléguer l’actualité au rang de rumeur de fond, sans pour autant prétendre éteindre cette rumeur »[11]. Parce qu’ils disent la vérité sur l’atavisme de nos interrogations métaphysiques, existentielles, psychologiques et intellectuelles, par-delà le mur du temps et de l’espace. Parce que revenir aux grandes œuvres de la culture et de l’art est retrouver l’humain dans son essentialité.
Ce volume d’Œuvres, dont il est peu aisé de saisir la cohérence, quoique composé par Steiner lui-même et son traducteur préféré, Pierre-Emmanuel Dauzat, prend en écharpe un demi-siècle d’écriture et de création, depuis La Mort de la tragédie, de 1961, jusqu’aux Fragments (un peu roussis), parus en 2012. On peut imaginer que les livres ici absents appartiennent plus spécifiquement au volet philosophique qui pourrait faire l’objet d’un second Quarto Gallimard. Et que choisir de n’offrir que quelques pages du Transport d’A. H. et deux chapitres d’Après Babel vise à la quête de l’essentiel, en ces pavés souvent fondamentaux que sont les livraisons de la collection Quarto, qui pourtant, au sein de leurs fragiles couvertures, auraient tendance à apparaître avec douleur comme des sous-Pléiades…
Cohérence entre le sens et les « errata », sinon la gamme de l’écriture, la traversée des genres : l’essai bien sûr, symbiose de critique littéraire, de gnose et de philosophie politique, l’aphorisme, grâce aux Fragments (un peu roussis), l’apologue biblique, le récit personnel au moyen d’Errata…
Cette autobiographie intellectuelle est celle d’une enfance avide de culture européenne multilingue, entre allemand, anglais et français. Les anecdotes familiales, les années scolaires et universitaires, depuis la naissance en 1929, permettent alors d’assumer le « je » (parfois jeté dans les pages des essais). Mais ce sont surtout les lectures, les professeurs qui balisent cette tentative d’osmose avec les langues. Même si « avec un venin onctueux », ce « shibboleth hargneux des idéologies racistes, nationales et tribales », on lui murmura que « le polyglotte ne possèdera jamais cette aisance de somnambule dans une seule langue qui marque non seulement l’écrivain (d’abord et avant tout le poète) mais aussi le lecteur et critique réceptif d’un texte littéraire. » Ce à quoi il répond que « Clairvoyant face à la montée menaçante du nationalisme, Goethe déclare sans ambages qu’aucun monolingue ne connait vraiment sa langue. » (p 1043)
S’interrogeant sur le lien entre le « progrès général et la créativité de premier ordre », il suppose qu’un « authentique déclin de l’analphabétisme accroitra le nombre de ceux qui, au sein de la collectivité, sont sensibles à la pensée, aux arts, à la littérature », dans le cadre « de la pédagogie libérale des Lumières ». Il reste cependant dubitatif : « Quelle preuve existe-t-il que l’on puisse atteindre cet idéal sur autre chose qu’une éche1le limitée ? (p 1061) Et parmi « une culture de fast-foods » (p 1075), rejoignant ainsi l’interrogation d’Hannah Arendt[12]…
En compagnie de ce Juif errant au cosmopolite pays des textes, nous avançons parmi une quête de sens jamais achevée, faite d’ « errata », d’errances et de fautes, de confessions après celles de Rousseau, sans la grâce augustinienne réservée à l’élu du sens, mais avec le soin de celle de la démocratie de l’intellect et de « la démocratie de la grâce, ou de la damnation » (p 1107). D’autant que son cheminement au cœur d’un continuel rayonnement littéraire et philosophique est confronté à l’inqualifiable erratum de l’Histoire : ces « Vents de l’homicide de masse » (p 1055). Repris en ce court essai, « la longue vie de la métaphore. Une approche de la Shoah » : « La question d’Auschwitz dépasse de loin celle de la pathologie politique ou des conflits économiques et socio-ethniques, aussi importants qu’ils soient. C’est de la possibilité de concevoir l’existence ou la non existence de Dieu, du « Personne » qui nous a faits ; qui, quand soufflait le vent de la mort, n’a pas parlé, et qui est maintenant en procès. Dans ce procès, qui est celui de l’homme dans l’Histoire, comment le langage parlé pour l’accusation ou la défense, pour le témoignage ou le démenti, peut-il être un langage dont Son absence est absente, dans lequel aucun psaume ne peut être dit contre Lui. » (p 473).
Le morceau de ce volume d’Œuvres qui pose le plus de problèmes tient évidemment en ces quelques pages orphelines de l’unique roman de notre essayiste et professeur : Le Transport de A. H[13]. Il y a deux réquisitoires en ce texte hallucinant qui voit un groupe d’hommes retrouver dans les marais d’Amazonie un vieillard pisseux. Nous avons deviné que ces initiales qui marquèrent le centre du XX° siècle, entre les Kolyma du communisme et la bombe d’Hiroshima, sont celles d’Adolf Hitler, échappé à la mise en scène de son suicide, virus absolu du mal radical dans les jungles, comme le fut le Kurtz du Cœur des ténèbres de Joseph Conrad[14]. Notre volume choisit de publier le réquisitoire que constitue « Le monologue de Lieber », dans lequel il entreprend une charge contre le charisme de l’ex-Führer, « une éloquence sans pareille » (p 435) au service de « Mauthausen Drancy Birkenau Buchenwald Theresienstadt » (p 439), et dans lequel il abjure les siens : « Cherchez le poison dans ses dents et enduisez ses furoncles de pommade. Veillez sur lui plus tendrement que les fils de Jacob. » (p 441) Fiction romanesque éprouvante qui cependant laisse au lecteur le soin de regretter qu’elle soit la seule de son auteur. Mais fallait-il, alors que George Steiner en refuse la traduction en allemand et en hébreu, donner l’ultime réquisitoire qui voit A. H. lui-même pointer la responsabilité des Juifs : « j’ai appris. De vous. Tout. Choisir une race. La préserver pure et sans taches. Placer devant ses yeux une terre promise. Purger cette terre de ses habitants ou bien les asservir. (…) Mon racisme ne fut que parodie du vôtre, qu’une avide imitation. Qu’est-ce qu’un Reich de mille ans comparé à l’éternelle Sion ? (…) Ce sont des hommes et des femmes, créature de chair, que le Nazaréen a abandonnés à cet infernal chantage du châtiment éternel. Que sont nos camps comparés à cela ? » Poursuivant, il minimise ses forfaits face à ceux de Staline, (venus du Juif Marx), d’Hiroshima et du napalm du Vietnam, non sans jeter un dernier fiel : « Ce fut l’Holocauste qui vous donna le courage de l’injustice, qui vous fit chasser l’Arabe de chez lui. (…) Peut-être est-ce moi le Messie, le véritable Messie, le nouveau Sabatai dont les abominations furent permises par Dieu pour ramener son troupeau au bercail. [15] »
Le risque encouru par le Juif George Steiner n’est-il pas de charger la barque de la détestation d’Israël, de l’antisionisme, de l’antisémitisme ? A moins de considérer avec plus de justesse que la mauvaise foi d’A. H., son argumentation spécieuse, soient le verrou d’une inacceptable confusion entre le nazisme criminel, la Bible et la seule démocratie, malgré ses inévitables failles, libérale et tolérante, du Proche-Orient…
En marge de ses vastes essais sur les Réelles présences du langage, sur la traduction et les Grammaires de la création, George Steiner est en ses Fragments un peu roussis saisi par la plume de l’aphorisme. Utilisant l’artifice romanesque du manuscrit retrouvé, celui qui, De la Bible à Kafka, sait déchiffrer Le Silence des livres, imagine en son prologue que ces écrits « figuraient sur un des rouleaux roussis récemment exhumés à Herculanum». S’agirait-il alors d’une uchronie qui aurait permis à quelque érudit romain d’être capable de parler des Sonnets de Shakespeare et d’Auschwitz…
C’est par l’esthétique du « fragment » que se dessine sa qualité de « déchiffrement » devant les gouffres de la pensée, les fêlures de l’être et de notre temps. Sur la dangereuse proximité de « l’amitié tueuse d’amour », il est désabusé. Sur le mal, il se demande s’il est « incisé dans la psyché humaine ». Quant à l’argent, cette « Déesse », alternant éloge et blâme, il finit, en moraliste traditionnel, par dénoncer un « culte du veau d’or », sans deviner s’il est préférable à celui de la pauvreté… Sur le pouvoir de la musique et de la mort, il est enchanteur, puis pathétique, sans illusion et sans fard. Stimulant, il se risque à pointer « la tartufferie du politiquement correct », lorsqu’il explore les inégalités de la beauté et de l’intellect : « Où l’on retrouve les vieilles questions des facteurs génétiques et environnementaux ». S’il défend « l’accès aux arts et aux sciences pour tous », il constate avec désabusement qu’une « incalculable majorité fera du football la religion mondiale ».
Pourquoi « un peu roussis » ? Par le passage de l’éclair inquiétant de la pensée, des chambres à gaz du nazisme qui offensent la judaïté et la religion du livre de Steiner, des autodafés de la culture philosophique. Il y a plus d’idées, de fulgurance poétique en ces quatre-vingts pages qu’en maints tomes besogneux, plus d’interrogations fondamentales, d’intensités conceptuelles vigoureusement argumentées et colorées…
Certes l’homme Steiner, fascinant, enjoué, parfois cabotin, érudit impressionnant, styliste brillant, capable des embûches retorses du Transport de A. H. et des lumineuses analyses de ses Grammaires de la création[16], peut agacer : « Lire une page de Platon quand on a un Walkman sur les oreilles ? Cela me fait très peur[17]. » Gageons que notre passeur des cultures, serait effrayé en apprenant que l’auteur de ce modeste article écrit en écoutant L’Olimpiade de Vivaldi… Il a dit quelque part qu’aucune œuvre digne de ce nom ne pouvait naître d’un traitement de texte. Son approche d’internet reste vieillotte, quoique justement prudente : « Les textes qui passent à l’écran sont en un sens, provisoires, inachevés. (…) Et l’écran ne possède jamais cette vie que Platon et Lévinas jugent indispensable dans toute rencontre féconde entre maître et disciple »[18]. Il vitupère sans nuance et avec la lourdeur des clichés contre « le hurlement sadique et sauvage de l’argent du capitalisme tardif[19] » Il regrette et conspue le déclin de la culture européenne, voire la fin de l’humanisme lettré, malgré de pétillantes lueurs d’espoir de renaissance culturelle, tout en plaidant au soir de sa vie, de façon fort moderne, pour la liberté de l’euthanasie dans le huitième et dernier des Fragments (un peu roussis) intitulé « Mort amie » : « Le suicide incarne la liberté (…) La gériatrie, les reliquats de théologies obsolètes cherchent à nous priver de cette liberté fondamentale. Est-il chose plus cruelle que le diktat qui maintient en vie l’homme dont le cerveau s’est éteint, le paralysé alimenté par des tubes » (p 1202)…
Par-delà nos morts, individuelles et collectives, qu’elles soient naturelles ou du scandale politique et herméneutique de la Shoah, il s’agit dans tous les cas de traduire le sens, de délivrer le « sens du sens[20] ». Dans les mots, le secret du poème, qu’il soit de Celan, de Shakespeare ou de Wallace Stevens, l’articulation entre morale et culture reste fondamentale. Un nazi peut-il écouter Die schöne Müllerin de Schubert avant d’aller tuer ses Juifs ? Quelle est alors le sens de la culture ? A moins que, au-delà des brutes qu’étaient la plupart de ses comparses, que leur usage de l’auteur des lieder soit de l’ordre du kitsch et non de cette plus haute culture qui élève les sens, l’esprit et les mœurs, dans la continuité éthique de la Bible et des Lumières.
Car à George Steiner, à cet humaniste du don des langues européennes, il faut reconnaître une irremplaçable fonction, celle de passeur. Est-ce celle du Dichter, ce terme allemand qui n’est qu’imparfaitement traduit par poète, mais avec une dimension éthique, comme Goethe ou le Beethoven de la Neuvième symphonie ? Comme le dit le titre que l’on devine choisi avec soin, il n’y a pas seulement là une brassée d’études sur les œuvres d’autrui, mais une, des Œuvres, celle d’un penseur qui tente de retisser le lien, qui fut brisé par la Shoah, entre le livre juif, les livres de l’histoire intellectuelle européenne et un présent de la compréhension de l’éthique de l’humanisme et des Lumières, séminal pour notre futur. Pourtant, me direz-vous, George Steiner n’a pas tiré de son chapeau une œuvre poétique personnelle, tout juste un roman passablement effrayant, quelques apologues et aphorismes brûlants, il n’est qu’un commentateur. Mais à ce commentateur encyclopédiste, à ses qualités d’inquiétude, de finesse et de Lumières, à ces « réelles présences, et grâce à elles, peut-être faut-il reconnaître la dimension du Dichter…
Lorsque l’anonyme artiste d’Ampurias sculpta son Aphrodite, probablement dans la tradition de Praxitèle, il élevait la nature au-delà de la reproduction du réel - en ce cas un corps féminin - pour lui offrir une dimension synthétique, universelle, pour dire des canons esthétiques révélateurs de la géométrie intime du corps et de l’univers, ainsi que pour obéir à la nécessité d’une idéalisation surhumaine, de l’ordre de la transcendance. L’art a depuis bien d’autres fonctions, plus modestes : la précision du bonheur visuel, intellectuel et plastique peut se suffire d’un panier de fraises des bois par Chardin ou d’une simple botte d’asperges par Manet. Sans compter que le comble de la bassesse, un urinoir, pût être, dans sa dignité monacale et blanche, qualifié d’œuvre d’art par la seule décision du regard de Marcel Duchamp… Outre les romans de Stendhal et les Cantates de Bach, les photographies de Gursky et les aphorismes de Nietzsche, l’objet sans objet qu’est l’iconicité d’un écran internet peut-il parvenir à la dignité de ces derniers ? Comme un sonnet de Shakespeare ou de Brodsky peut être une œuvre d’art miniature, un blog, un site internet peut-il être considéré comme une œuvre d’art ? Qu’il s’agisse de son visuel, de son architecture ou de son contenu de pensée, sans compter son public, donc de ses qualités esthétiques, intellectuelles et morales, il ne faudra plus en douter.
Le projet esthétique du blog est primordial. Séduction immédiate, beauté classique ou surprenante, convulsive ou apaisante, beauté lovecraftienne et rock métal, il va retenir l’œil, le laisser glisser et s’accrocher. Couleurs baroques, vides cisterciens, mise en page aux marges respirables où se distribuent les icones de l’index, ingéniosité de l’imagination, les possibilités sont infinies, sans devoir obéir à un canon prédéterminé, sinon une lisibilité répondant aux fonctionnalités du média, aux capacités cognitives de l’esprit humain, ainsi qu’aux attendus toujours trop restrictifs d’un public visé…
Ainsi les photographies, vivantes et colorées, venues d’IPhone et carré frangé, répondent aux articles, aux essais, aux sonnets et aux romans : illustratives, abstraites, allusives, symboliques ou ironiques, elles vont des plages de l’Ile de Ré aux Alpes suisses, des musées de Roma, de Paris, de Bilbao, de Sevilla et de Leon, des architectures de Luzern et de Grenada, du bric-à-brac d’Emmaüs au raffinement des villas Borghèse et d’Este, du nuage au bol à thé japonais, du jardin aux graffs urbains, des montagnes d’Aragon aux cathédrales de Bourges et de Poitiers, de l’infime pétale et insecte au paysage cosmique, en passant de toute évidence par l’immensité temporelle et spirituelle de la bibliothèque…
Retable aux multiples volets, de culture et d’esthétique, de par sa construction logique, aux chemins labyrinthiques, le blog est un espace plié qui se déplie au gré des doigts du lecteur cliquant sur une si bien nommée icône, sur un lien, au sens affectif autant que du synapse. L’architecture du web est déjà, depuis une longue histoire qui parait rejeter les autres esthétiques dans une préhistoire, un vaste champ des possibles où la navigation du regard, les choix, les clics de souris ou les caresses tactiles de l’IPhone vont entraîner le voyageur en des sites nouveaux, en des langues nouvelles, en des services divers, de par une arborescence qui peut aller jusqu’aux fractales multiplicités de nouveaux univers. Un seul blog est alors la mise en abyme du web entier. Un modeste projet d’infini peut alors naître sous les doigts du créateur, comme une bibliothèque potentiellement ouverte en chacune de ses pièces, de ses rayons et de ses pages…
Carnet de blog. Photo : T. Guinhut.
Malgré la fragile impermanence du net qui nous délivre d’éphémères photons -tant que l’électricité, la technologie informatique et le réseau mondial fonctionnent- ce type d’architecture inédite au livre, cette liberté du publiable et de l’ailleurs impubliable (sauf à recourir aux servitudes et aux coûts du compte d’auteur et malgré la plus sûre pérennité de l’encre, du papier et du livre) sont un équivalent de la cité idéale du politique. Non pas au sens où une utopie platonicienne ou marxiste déboucherait sur sa suite logique tyrannique et totalitaire, mais au sens de la libéralité et de la disponibilité démesurées de l’information, de l’intellect et de l’esthétique, à condition de recourir à la curiosité du disciple et de l’impétrant autant qu’au respect du sage.
Au-delà de la vulgaire fonction de réaction quotidienne voire épidermique aux événements publics et privés, aux mouvements d’humeur qui risquent d’entraîner l’obsolescence programmée sinon immédiate du contenu, le blog doit présenter comme un cerveau réalisé, ouvert sur la toile. Un minimum d’ambition intellectuelle se doit de présider à cette liberté politique et religieuse, à ce libéralisme en acte et en interface, qu’il s’agisse du lyrisme absolument désengagé d’un vers aux métaphores sensuelles et pétillantes de pensée, ou de l’argumentation de la critique littéraire ou philosophique…
Ainsi, en ce blog, l’on tentera de ne pas avoir d’opinions, mais des convictions, appuyées sur des faits, des connaissances, sur les sources lettrées et philosophiques de l’humanité, sans ignorer notre condition d’être erroné, ni que ces dernières sont sans cesse révisables, en vue d’œuvrer parmi un chemin de justice et de vérité. Car, disait Mirabeau, « la plupart des citoyens, énervés par l’influence du gouvernement, aveuglés, soit par ignorance des faits, soit faute d’examen, soit faute de prévoyance et de sagacité, embrassent plutôt une opinion, qu’ils ne suivent des principes fixes et réfléchis[1] ».
Dans le cadre d’une hyperbole nécessaire, il s’agit enfin de beauté esthétique, par la photographie et la mise en page, de beauté intellectuelle et de beauté morale, de par la fidélité éthique au libéralisme des Lumières et du « Ose savoir » kantien. Il faut alors se garder de toute immodestie devant de telles ambitions à demi surhumaines. Narcissique et exhibitionniste, limité dans ses moyens et sa portée, un blog est forcément une vanité : le mien parmi les premiers. Qu’importe si la critique d’auteurs plus ou moins reconnus, les micro-essais de naïve philosophie politique, voire les commentaires et dissertations destinés aux lycéens et étudiants, recueillent incomparablement plus de lecteurs que l’incompétence de mon œuvre personnelle, tant romanesque que poétique. Qu’importe si ce que je parais offrir à autrui n’est que le masque du manque affectif ou de la suractivité petitement intellectuelle, le blog est prise de risque et bouteille à la mer, invitation au dialogue et aux îles de la pensée : là où l’arbre de ma connaissance cache la forêt de mon ignorance… Il est et peut contenir ce que l’on peut dire à tous et à personne, ce qu’il n’aurait pas valu la peine d’écrire sans éditeur disponible et sans lui, ce qui n’intéressera personne, qui restera invisité, secret et cependant disponible, mais qui trouvera peut-être, parmi les milliards de possibilités exponentielles du net, son secret lecteur dans l’espace, sa secrète lectrice dans le temps.
Umberto Eco : De Bibliotheca, traduit de l’italien par Eliane Descamps-Pria
L’Echoppe, 1985, 31 p, 7,70 €.
Robert Darnton : Apologie du livre, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-François Sené,
Gallimard, 2011, 240 p, 19 €.
Umberto Eco et Jean-Claude Carrière : N’espérez pas vous débarrasser des livres,
Grasset, 2009, 312 p, 18,50 €.
Nolens volens, l’avenir du livre est en question, voire jusqu’à la condamnation sans appel de ce média papivore et topophage, tant il encombre par ses accumulations avalancheuses nos lieux de vies, nos bibliothèques privées et publiques. Devant la catastrophe inévitable, allez hop, on numérise tout le fatras, on regarde défiler toute la culture du monde sur nos IBooks et autres IPads ; nous voilà tranquilles pour l’éternité… Est-ce si prudent ? Chacun à leur manière, Robert Darnton, directeur de la Bibliothèque de Harvard, et Umberto Eco, le sémiologue et l’écrivain duLe Nom de la rose, répondent à nos interrogations, sans anti-modernisme ni nostalgie excessive, mais en se faisant les ardents défenseurs de ce livre qui, résolument, a encore un large avenir devant lui.
La perte irréparable de la médiévale bibliothèque incendiée du Nom de la rose amène son auteur à veiller sur nos bibliothèques contemporaines. Un instant, Umberto Eco délaisse les essais érudits aux perspectives fascinantes, comme L’œuvre ouverte, et les sommes romanesques visionnaires, pour s’interroger sur les destinées fatales de nos livres et de leurs écrins. Ce pour commettre, le temps d’une allocution, une plaquette aussi mince qu’encyclopédique. Que l’on retrouvera peut-être dans La Memoria vegetale et altri scritti di bibliofilia[1], lorsque ce recueil sera enfin traduit.
En ce De Bibliotheca, au charmant titre latin, Eco s’appuie sur deux bibliothèques mythiques : celle d’Alexandrie et celle borgésienne de Babel. Mais aussi sur deux lieux exemplaires : la bibliothèque de l’Université de Toronto et la Sterling Library de Yale. Car ces deux entrepôts, aussi réels que magiques, disponibles et abondants sont « ouverts ». On ne se rend pas en ces temples laïques en vue d’un seul livre, mais dans l’état d’esprit de qui vient fouiller les rayons des bouquinistes et tend à élargir son univers par le biais des surprises, des découvertes impromptues ; quand ce qui était non-savoir se fait soudain savoir…
Les pires ennemis des livres et des bibliothèques privées et publiques ne sont pas seulement les insectes, le soleil, l’humidité… Ce sont leurs consommateurs et producteurs mêmes : lecteurs et éditeurs. Les lois économiques contraignent aux mauvais papiers, aux brochages collés et non cousus, et à des prix prohibitifs quand les livres sont noblement conçus et destinés à un rare public. On ne prendra comme exemple à cet égard que les beaux volumes des Belles Lettres, consacrés aux classiques bilingues, grecs et latins, allemands et italiens[2]. Hélas, trop souvent, le livre est fait pour être consommé, maltraité et jeté, ou vous ne lèguerez que des liasses de miettes à vos petits-enfants… Trop cher, il sera photocopié, dans le cadre de ce qu’Eco appelle la « xérocivilisation », ou pis encore mis sur microfilm, et (ce qu’Eco ne peut signaler, car il écrit en 1993) sur des sites internet pour être balayé dans le défilement stupide et sans écho de l’information pléthorique, éphémère. À moins qu’il y trouve une nouvelle vie pour un nouveau lecteur, grâce à l’impression à la demande, grâce à un nouvel éditeur exhumant un trésor autrement perdu…
Tout beau texte vaut pourtant par son support. La machine, l’écran, le smartphone stockent la quantité sous un moindre volume. Quoique la page web puisse être fort esthétique, permet-elle de lire avec la même intensité de méditation, comme avec le simple écrin du livre entre les mains ? A notre sens, rien ne vaut la bibliothèque que l’on se constitue pour soi -non sans le concours des sites (comme Gallica.fr) et des blogs[3]- pour quelques happy few, que l’on « déballe » (pour employer le mot de Walter Benjamin[4]) pour développer sa curiosité, multiplier ses connaissances, son empathie -voire ses antipathies- envers le monde et ses personnages.
Qu’on se rassure, ce De Bibliotheca est publié sur papier vergé, sous une couverture qui a la pure sobriété de la beauté minimale. Texte et objet-livre s’unissent pour flatter le bibliophile que nous sommes, et pas seulement le « bibliomane » moqué par Charles Nodier[5]. Lire Eugène Sue dans une édition du XIXème illustrée par Gavarni, Aristote bientôt dans La Pléiade, Umberto Eco compilant l’Histoire de la beauté et l’Histoire de la laideur, sous les dehors parfait du livre d’art chez Flammarion, voilà qui décuple le plaisir du sens. Car le surhomme des bibliothèques, en sauvant les livres, sauve le monde…
Passant par les contraintes (dont le coût du papier) des éditeurs du XVIII°, mais aussi les lectures « segmentaires » des recueils de citations, Darnton s’inscrit dans une « histoire de la lecture ». Les auteurs médiévaux et des Lumières s’empruntaient les uns aux autres, en ancêtres du copié-collé, sans compter les éditions pirates : « autant d’éléments que l’on a tendance à croire aujourd’hui constitutifs du seul problème numérique. » En ce sens, l’avenir « passe par la connaissance des circuits du livre dans le passé ». De plus, invention de l’écriture, rouleau, codex, imprimerie, Ibook, rien n’assure la véracité des faits et du texte : notre essayiste s’appuie sur le Folio, ou 1ère édition complète, de Shakespeare, aussi sujet à caution que Wikipedia et autres buzz : « la stabilité textuelle n’a jamais existé avant internet ». Dès la première loi sur le copyright en 1710 en Angleterre jusqu’au pillage textuel contemporain, les bibliothèques restent pour lui l’assurance de la conservation des livres : une nouvelle technologie, un bug géant, peuvent rendre Google Book obsolète, l’effacer. La « mégabibliothèque numérique » doit alors être une chance, mais pas au prix de la disparition des imprimés, démembrés et microfilmés en vain. La démocratisation des savoirs ne se fera pas, souhaite-t-il, au prix d’une privatisation entrepreneuriale, mais d’une juste rétribution entre les parties : auteurs, bibliothèques et numériseurs. Quant à l’omniscience du cyberespace, elle est illusion : le livre numérique, ou hyper-livre, « viendra compléter la grande machine Gutenberg, non s’y substituer ». Certes, il s’agit d’un ouvrage érudit (une compilation de six articles) mais il est, de bout en bout, clair et stimulant. « Adepte enthousiaste de Google », Darnton reste inquiet de ses « tendances monopolistiques » : monstre vorace, inquisiteur, censeur, ou outil de liberté ? Qui restera incomplet, virtuel, sans les délices de l’objet, les parfums de son papier, la texture de sa reliure, cette parfaite prise en main du volume, du lutrin à la poche, cette magie sensuelle du feuilletage. Quoique l’on puisse également défendre la sensualité cristalline de la lecture et de l’image sur nos IPhone et nos ordis portables carrossés luxe par Apple ou Ferrari, il faut claironner haut et fort avec Umberto Eco : « N’espérez pas vous débarrasser des livres ».
C’est avec un autre passionné, bibliophile et collectionneur également, que l’auteur de ceNom de la rose, où l’on cachait une œuvre perdue d’Aristote, vient ici converser : Jean-Claude Carrière, scénariste nombreux (pourLe Tambour, d’après Gunther Grass, par exemple) et polygraphe heureux, ne serait-ce que dans sonDictionnaire amoureux du Mexique. Certes, ils plaident la cause de leurs reliques chéries : incunables, comme ce merveilleuxSonge de Poliphile[6]de 1499, ou les « incontournables » d’Eco : les éditions originales de ce Jésuite encyclopédiste et parfois délirant du XVII° : Athanasius Kircher… Tous volumes plus durables que les formats éphémères de nos outils numériques. Sans compter que lorsque le lecteur sur écran peut croire posséder aussitôt l’objet de son désir, il n’a, hors la connaissance qui est bien le premier but recherché, que des pixels fluides et prompts à s’évanouir. Autant collectionneur que navigateur de la connaissance, le bibliophile est « davantage intéressé par la quête que par la possession ». Souhaitons que les banquiers ne supplantent les vrais lecteurs et afficionados du livre ancien dans les ventes aux enchères… Reste que l’on peut collectionner des volumes bien plus modestes, mais délicieux au plaisir de l’intellect autant que du sens esthétique.
Mort du livre ? « Le propre des prophètes, vrais comme faux, est toujours de se tromper. » De la lecture à haute voix, en passant par le papyrus antique, par la rustique « bibliothèque bleue » des colporteurs, par la précieuse reliure armoriée en veau mort-né, jusqu’à l’hyper-circulation des textes entre blogosphère, Facebook et autres bases de données, reste le problème du choix par l’historien du livre. Mais la « labilité » de l’information et des techniques contemporains est plus dangereuse encore : saura-t-on conserver ce qui mérite d’être conservé, alors que ne le protège plus cette reliure inventée par les Iraniens de l’époque médiévale ?
Ajoutons aux passionnants, clairs, vifs, ponctués d’anecdotes et cultivés échanges d’Umberto et de son compère que le livre n’a pas besoin de batteries, de prise électrique. On le lira partout et toujours, malgré la puce cervicale qui nous connectera au réseau mondial, parce qu’aucune technologie n’est nécessaire entre lui et son lecteur, parce qu’on le cachera dans des bibliothèques que de faux murs escamotent, dans des caves, des grottes et des sables, si un Big Brother local ou mondial parvient à éteindre une branche ou l’arborescence entière d’internet…
Non, Google Books ne remplacera pas le livre. La photographie n’a pas tué la peinture, non moins le cinéma la radio ; les noirs vinyles menacés reviennent dans l’affection des auditeurs les plus déjantés et fétichistes. Un in quarto dix-huitième orné des textes de Voltaire et des gravures de Gravelot restera irremplaçable, les Clubs du Livre des années cinquante et les cartonnages NRF sont des objets parfaits. Aujourd’hui, quelques éditeurs courageux, outre la collection de la Pléiade, plutôt que des paquets de papier tranché et collé, nous proposent l’indispensable union du beau texte et du beau livre : Zulma avec ses deux coffrets jumeaux deNouvelles du jour et de la nuit[7]aux délices fantastiques mêlés d’effrois et de merveilles, par Hubert Haddad, ou encore Toussaint Louverture dont leLivre du Chevalier Zifarou leZuleika Dobsonde Max Beerbohm savent réconcilier la beauté plastique, à l’ancienne ou rouge fantasque, avec des curiosités littéraires savoureuses.
Thierry Guinhut
A partir d’articles publiés dans Art Press, mars 1985
Que lire ? Et comment lire ? C’est à ces questions que, sur la grève érodée du temps littéraire, l’autorité et la modestie de la plume ou clavier du critique doivent répondre. Autorité, pas au sens de la posture brutale autoproclamée, fût-ce par ses pairs, mais au sens où l’on serait autant autorisé par ses compétences et sa culture que par la curiosité et la complicité de quelques happy few. Modestie, car il faudrait des siècles de lecture et de relecture pour épuiser la qualité d’une bibliothèque choisie avec perspicacité, sans compter les nouveaux volumes qui viendraient l’augmenter sans cesse. Quelle sont donc cette perspicacité, ce savoir et cette pénétration dont voudraient se targuer nombre de professionnels ou d’amateurs, sans compter le peu de poids de l’auteur de ces lignes ? Au-delà de la guerre au cliché, il faudra appréhender en un livre sa position générique et sa filiation, son amitié avec des productions qui ont marqué l’histoire littéraire, mais aussi sa posture de langage, sa capacité à renouveler le monde tel que nous le voyons et le vivons. En un mot se demander en quoi il est digne d’approcher, peu ou prou, les grandes œuvres de l’humanité.
Au-delà des clichés. Voilà le premier des commandements impératifs du critique. Il est évident que pour cela il faut avoir suffisamment lu, parmi des espaces, des temporalités littéraires suffisamment diverses, pour espérer sortir de la nasse des clichés où s’engluent bien des auteurs, quelques soient les époques, et où se complaisent leurs lecteurs.
Il serait discourtois ici de nommer des faiseurs de clichés, qui n’ont d’ailleurs pas forcément conscience d’en être. Cependant le lecteur avisé les reconnaîtra du premier coup de paragraphe. Nous connaissons tous -du moins quelques-uns parmi nous- cette sensation nauséeuse qui nous saisit lorsque ce que nous lisons s’affiche de soi-même comme du déjà-lu, du déjà-vu. Phrases creuses, consensuelles et plates, métaphores qui sont du copié-collé du langage courant et trivial du quotidien et de la rue, comme si le mince microcosme qui a la velléité de s’afficher sur la page était transparent. Mais au mauvais sens du terme : il n’y a rien à voir au travers de cette transparence. Il n’y rien à lire ni à vivre d’original, ni de surprenant parmi cette pauvreté narrative, cette absence d’idées, hors celles toutes faites, resucée d’assertions politiques ressassées sans aucun recul critique, de psychologie convenue, d’intimités pauvrement narcissiques, d’aventures en cascades explosives pour berner et assommer, comme un électro-disco-rap de rave party, l’espace de cerveau disponible… Ainsi, au travers de l’encre et du papier, seul le vide est bouche bée. Qu’on se rassure, il y une vaste et renouvelable clientèle pour ce genre de congruité avec le plat horizon d’attente du lectorat. Sans compter ceux qui les abreuvent au premier chef, la plus vaste cohorte des éditeurs et des critiques eux-mêmes.
Peut-être est-on moins clicheteux dans le domaine des essais que dans celui du roman et de la poésie, le lectorat étant un peu plus restreint, plus exigeant et savant. Hélas, on a connu les pires exemples de clichés en cette matière. Pensons au colossal succès de L’Horreur économique de Vivianne Forester. Il suffisait d’ouvrir les yeux autour du monde contemporain pour constater que le système économique capitaliste -mieux s’il est libéral et non d’état et de connivence- et malgré ses imperfections, était un formidable pourvoyeur de services et de libertés. Pourtant on accueillit, en enfant gâté-pourri, en adolescent boutonneux du ressentiment, en cégestiste blanchi sous la pauvreté neuronale, ce volume pas plus construit que le déversoir d’une poubelle, répétitif, pétri d’une cécité et d’une inculture béantes, avec des concerts d’admiration. Fort heureusement, il y eut des exemples d’excellents essais politiques et philosophiques, malgré leurs difficultés, qui rencontrèrent un succès estimable : pensons à La Fin de l’histoire et le dernier homme de Francis Fukuyama et à la Critique de la raison cynique de Peter Sloterdijk[1]. Reste que ce fut aux Etats-Unis et en Allemagne, qui pourtant n’auraient guère de droit à se réclamer de la virginité devant la pénétration du cliché. C’est d’ailleurs en ce dernier pays que Thilo Sarrazin vendit deux millions d’exemplaires de son iconoclaste essai sur la démographie et l’immigration islamique, L’Allemagne disparait[2]; quand la castration du silence l’accueillit en France. Comme l’originalité, la vérité dérange le confort intellectuel des oreilles qui se recroquevillent, au point d’atrophier le cerveau qui croit se jucher entre elles. En ce sens, le cliché intimiste est complice du cliché idéologique.
Il faudra également au critique littéraire tenter d’identifier le genre d’un livre, voire ses subversions génériques, les liens qu’il entretient avec ses confrères et devanciers. Qu’un roman soit d’initiation ou de société, d’aventure ou philosophique, psychologique ou satirique, lyrique ou polémique, voire parvienne jusqu’à l’enviable et rare qualité de la somme romanesque, doit être immédiatement dicible dans une recension critique, dans un analyse plus fouillée. La relation qu’il entretient avec ses devanciers, par l’allusion, le pastiche ou la parodie, le mouvement d’écart qu’il a su exercer par rapport à ces derniers, tout ceci doit compter pour beaucoup dans le recul conceptuel qui nous anime. Il n’est pas indifférent qu’un volume ait moins l’affection népotique de ses pairs germanopratins et médiatiques, la complicité d’une génération, plutôt qu’un fil invisible avec Borges ou Boccace, avec Musil ou Fuentes…
Photo : T. Guinhut.
Qualifier le style et la richesse d’idées, autrement dit le goût et la culture, du romancier, de l’essayiste, du poète reste primordial. En effet, qu’est-ce qu’un bon livre sinon celui dont toutes les phrases sont goûteuses, dont l’abondance et la finesse rhétorique, mais sans lourdeur, sont un bonheur intuitif, mais aussi déductif lorsqu’il s’agit d’en déplier les tropes si nous avons en mémoire les outils des Rhétoriques d’Aristote et de Cicéron ? Qu’est-ce qu’un bon livre sinon celui dans lequel au moins une idée nouvelle, dont on fait son miel intellectuel, surgit au détour de chaque page, pour nous surprendre, nous enrichir ? C’est ainsi que changent les perspectives de nos sensibilités aussi bien que de notre raisonnement, ce dont le critique doit être le garant. Au point qu’un nouveau livre engendre l’horizon d’attente du lecteur, au contraire de la posture courante qui voudrait que ce dernier soit le premier.
Identifions alors la capacité d’un livre à nous aspirer dans un univers inédit, à nous proposer une nouvelle image de la moindre chose quotidienne comme de la plus vaste société, une nouvelle lecture du monde et du moi, un « que vivre et comment vivre » ; ce dans le cadre d’une identification, d’une projection, ou d’un ailleurs inatteignable de soi, mais rendu visible par le prisme d’abord inconnu de l’écrivain. Ainsi, La recherche du temps perdu de Marcel Proust nous aspire dans l’éventail de la connaissance d’un monde qui appartient autant au passé d’une société qu’au présent du moi ; quand 2666 de Roberto Bolano[3] nous aspire dans l’inconnaissance autant du mystère du mal coupable de centaines de meurtres de jeunes mexicaines que des vaniteux critiques littéraires fascinés par le grand écrivain absent…
Est-il possible, si l’on commet une note, une chronique, un article, une étude, sur tel ou tel romancier, poète, essayiste, qu’il soit ancien ou nouveau venu, de ne pas déroger à cette éthique du critique littéraire ? Faillible, nous le sommes assurément. Derrière les quelques arbres de notre connaissance, se cache l’ogresque forêt de notre ignorance. Pire encore, nous ouvrons entre nos mains impatientes un chef d’œuvre que nous ne saurions, faute de capacité d’accueil sensible et intellectuel, de par notre horizon d’attente trop étriqué encore, apprécier ; nous l’avons donc manqué sans le savoir. Que nous soyons lecteur, éditeur, écrivain ou critique, il est en nous un devoir sans pitié : chasser l’ingratitude et la coquille vide des mauvais livres. Mais aussi une éducation à l’humilité : peut-être ce livre, ce blog - car à l’encre d’imprimerie s’adjoint le territoire nouveau des pixels des écrans - recèlent-ils un livre marquant que nous ne savons pas encore accueillir comme il le mérite...
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.