Adrienne Mayor : Les Amazones, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Pignarre,
La Découverte, 560 p, 25 €.
Alain Testart : L’Amazone et la cuisinière. Anthropologie de la division sexuelle du travail,
Gallimard, 192 p, 17,90 €.
Chantées par Homère, dont les héros Priam et Achille sont les furieux combattants jusqu’à la mort de Penthésilée, les guerrières Amazones semblaient n’avoir été qu’un mythe fascinant. L’historien grec Hérodote parait plus informé, parlant de ces « Sauromates [qui] parlent la langue scythique » et déclarent : « Nous ne pourrons vivre avec les femmes Scythes ; nous différons trop par les usages ; nous tirons de l’arc, nous lançons des javelots, nous ne savons rien des travaux de notre sexe[1] ». Plus informée encore est Adrienne Mayor, dont Les Amazones s’appuient sur de récentes découvertes archéologiques pour assurer qu’elles furent de réelles guerrières, quoique pas si cruelles pour leur sein et leurs fils. Mais pour l’anthropologie, où les armes sont indubitablement masculines, le foyer est féminin. Cependant, à l’heure où les débats sur l’égalité des sexes font rage, il est bon de dépasser le déni d’une réalité sexuée ou l’idéalité d’un monde unisexe pour retrouver une égalité perdue. D’où vient cette trop prégnante encore division sexuelle du travail ? Entre « L’Amazone et la cuisinière », l’anthropologue Alain Testart permet de déceler les catégories -croit-on innées- du masculin et du féminin, et de comprendre les croyances enfouies au fond des comportements humains depuis la préhistoire.
Selon un Dictionnaire de mythologie de 1765, les Amazones « formaient une république, dans laquelle elle ne souffraient point d’hommes. Pour se perpétuer, elles envoyaient de temps en temps des détachements dans les états voisins, pour se procurer la compagnie des hommes. Ces députées, quand leur grossesse était décidée, retournaient chez elle faire leurs couches. Tous les enfants mâles qui naissaient, étaient immolés. On élevait les filles avec grand soin ; on leur coupait la mamelle droite, afin qu’elles fussent plus en l’état de tirer de l’arc. On les formait dans les exercices militaires, et l’histoire fabuleuse est pleine des exploits de ces héroïnes. On a dit que le pays qu’elles habitaient, était dans la Cappadoce, sur les bords du fleuve Thermodon[2] ». L’effroi qu’elles causaient allait jusqu’à diffuser le mythe, rapporté par Plutarque, selon laquelle elles se seraient attaquées à la ville d’Athènes même, quoique finalement vaincues par les Grecs conduits par Thésée.
Adrienne Mayor en sait évidemment bien plus. Soutenue par une impressionnante érudition, elle jongle avec Hérodote et Pompée, fréquente couramment Atalante (qui chez Ovide est une femme d’une force peu commune), et les plus célèbres Amazones : Hippolyté qu’Héraclès tua), Antiope (que Thésée enleva) et Penthésilée (qu’Achille aima à l’instant de l’achever), mais aussi la « cheffe de guerre » Thalestris qui souhaita convoler avec l’empereur Alexandre. Sans oublier Hypsicratia qui devint la compagne de Mithridate VI. Ses notes et sa bibliographie associent tant les auteurs de l’Antiquité que les historiens modernes.
Mais là où son savoir ébouriffe le lecteur (au sens neutre du terme), c’est lorsqu’elle s’appuie sur de recherches archéologiques et scientifiques fort concluantes. L’analyse ADN de corps guerriers fouillés dans des tombes scythes ne laisse aucun doute : il y a bien des femmes à avoir été vigoureusement armées et enterrées avec ses attributs qui permettent d’avérer combien leurs qualités guerrières étaient appréciées et craintes de leur vivant : « l’archéologie montre qu’environ une femme nomade des steppes sur trois ou quatre, inhumée avec ses armes, était une guerrière active ». Au moins « 130 tombes du sud de l’Ukraine contiennent les restes de femmes inhumées avec des arcs et des flèches », voire des bijoux et des coupes précieuses, et parfois « dans la position de cavalières », sans oublier leurs traces de blessures par haches, lances ou dagues. Certaines de ces « tueuses d’hommes », jusqu’à des fillettes de dix ans en armure, vécurent et moururent à l’époque d’Hérodote, c’est-à-dire au V° siècle avant Jésus Christ. Ainsi les nécropoles scythes, de la mer Noire à l’Altaï, prouvent qu’il existait, à l’époque des anciens Grecs, des femmes correspondant à la description des Amazones mythiques, des « archères nomades » et des reines. Et bien plus largement de la Thrace à la Chine, où Fu Hao reste une célèbre guerrière de la dynastie Shang. On peut alors mentionner « l’Amazonistan d’Asie centrale ». En Iran, les poèmes de Nizami font l’éloge de femmes qui sont « amantes, héroïnes, cheffes et même éducatrices et rivales des hommes » ; ils sont illustrés par une Shirin au bain, alors que son carquois et son épée sont suspendus à un arbre. Auprès de la mer d’Aral, un chant épique, le « Qirq Qiz, des Quarante filles », montre qu’elles font preuve d’une bravoure hors du commun. L’Egypte ancienne conte l’histoire de Serpot qui est à la tête d’un « pays des femmes ». Il faut également mentionner des guerrières étrusques. En l’actuelle Turquie, des mosaïques découvertes en 2006 présentent des portraits d’un quatuor de reines, dont Mélanippe.
S’il ne s’agissait donc pas d’un fantasme de divers mythographes, il faut cependant faire un sort à deux pans impressionnants du mythe : selon toute apparence, ces dames ne se coupaient un sein (à moins de les aplanir dans un corset ou sous l’armure), ni ne tuaient leurs fils. Les représentations grecques et romaines leur octroient toujours des seins jumeaux, ainsi que des tatouages, car leurs bras présentent des figures animales, ce que corroborent « les momies congelées tatouées de l’ancienne Scythie ».
Bien plus libres que les femmes grecques, ces « femmes sauvages » séduisaient et effrayaient par une certaine liberté sexuelle ; qui semblaient avoir « les mêmes droits que les hommes ». Elles aussi s’enivrent de « lait de jument fermenté » et des fumées hallucinogènes du chanvre (cannabis sativa), ce que confirment autant Hérodote que les tombes du Kazakhstan. Selon la légende, et des kylix à peintures rouges, elles combattaient des griffons. Ces porteuses de pantalons chassaient plus sûrement des lions, mais également au moyen d’aigles dressés. De surcroît, il n’est pas impossible que l’on doive à leur peuple l’origine des armes en fer. Reste à savoir quel était leur langage, entre diverses langues caucasiennes et l’iranien, donc « barbares » pour les Grecs, et le romaïque, un dialecte assez proche du grec. Malgré leurs « pierres à cerfs », gravées de divers motifs géométriques et animaliers, nos Amazones n’ont pas laissé de texte écrit ; à moins que les dessins des tatouages, également retrouvés sur ces pierres, soient un langage figurant quelque récit… La « tombe de l’homme d’or » (ou d’une guerrière) recèle un bol en argent gravé d’une inscription « alphasyllabaire », non déchiffrée, qui est peut-être la trace d’un dialecte scythe.
Apollonius de Rhodes, dans ses Argonautiques, fait mention d’un temple sur « l’île Amazone ». Il semble bien que des archéologues turcs l’aient mise au jour, au sud de la mer Noire, à Giresun, et qu’ils confirment le récit de l’écrivain antique, jusqu’à la présence de la « pierre noire sacrée », une météorite. Là, nos cavalières sacrifiaient des chevaux à un dieu de la guerre et une déesse mère. Plus loin, dans l’espace et dans le temps, notre essayiste fait allusion à « Mulan, une Amazone héroïque de la légende chinoise », qui par ailleurs fit les bonheurs du film d’animation, avec le film des studios Disney, en 1998. Cependant l’on sait par ailleurs que les créatures chevelues qui lançaient des flèches sur les conquistadors depuis les arbres bordant le fleuve Amazone (d’où son nom) n’étaient en rien des femmes.
Une « Encyclopedia Amazonica », c’est bien là l’ambition couronnée de succès d’Adrienne Mayor, chercheuse à l’Université Stanford, bien qu’elle sache qu’elle ne mette pas un point final à la question. Son roboratif travail se veut également un « éloge de l’idéal des couples nomades de l’Antiquité ». Et bien que sédentaire, notre historienne a mené son enquête, livresque et sur le terrain, parmi les temps anciens, voire immémoriaux, et les plus vastes empires romains, alexandrins, chinois et scythes. Faisons également l’éloge de l’éditeur, qui a su offrir à sa couverture une esthétique certaine, avec une Amazone blessée (qui ne s’est pas le moins du monde coupé un sein !), au corps blême devant un rouge bouclier, peinte par Franz von Stuck en 1905. On ajoutera que l’iconographie, quoique en noir et blanc, est généreuse : cartes, amphores, cratères, camées, armes… Mais aussi une superbe « urne cinéraire étrusque » ornée d’archères amazones s’exerçant au tir à l’arc parthe.
Pourquoi, hors nos Amazones, les femmes ne chassent-elles pas, ne sont ni soldats, ni bouchers ? se demande Alain Testart. Une immense majorité de cultures les cantonne à la maternité, au tissage, à la cueillette. Parce que le sang des règles et de l’accouchement entraîne une conséquence inouïe : « Les armes que n’utilisent pas les femmes sont celles qui font couler le sang des animaux ». On évite « la conjonction du même avec le même » de peur de catastrophes, ce qui se justifie par ailleurs dans le cas de la consanguinité. De plus « ce partage des tâches est strictement parallèle à celui entre domaine animal et végétal », sauf aux régions arctiques. L’explication « combine motifs symboliques et contraintes économiques ». De même, la femme est exclue de la prêtrise, parce qu’elle ne peut toucher le sang du Christ, mais aussi du rabbinat (quoique ce ne soit plus le cas aujourd’hui). Le suicide est ainsi passablement partagé selon les sexes, sanglant ou non.
De plus, cave à vin, sidérurgie, sont royaumes masculins, souvent interdits à la femme. Il y a « laboureur et semeuse », car la charrue coupe la terre, alors que le sexe féminin est associé à une coupure. L’agriculture est féminine quand les Iroquois sont d’abord guerriers. Et le progrès technique semble défavorable à la femme, « servante de la machine » : dès qu’un travail devient métier, il devient masculin. Seules chasseresses et soldates de l’Histoire, Diane et Jeanne d’Arc, parce que vierges. Cependant nous venons de voir que les Amazones historiques cassaient avec succès cette partition sexuée…
N’en doutons guère, il se trouve en le magnifique essai d’Adrienne Mayor une pincée de volonté polémique, en un sous-titre qui n’existe cependant pas dans l’édition originale américaine : « Quand les femmes étaient l’égales des hommes », ce qui est confirmé par l’assertion : « La quête universelle pour trouver l’équilibre et l’harmonie entre hommes et femmes, des êtres à la fois si semblables et différents, est au cœur de tous les récits sur les Amazones ». On idéalise peut-être sur ce point la période qu’elle étudie, du VIII° siècle avant J. C. au I° siècle de notre ère ; sans peur de souffler que ce n’est pas tout à fait le cas aujourd’hui. Tabous et préjugés s’effacent à grand peine, alors que les femmes ont aujourd’hui le droit d’investir jusqu’aux sous-marins français. Les Israéliennes sont couramment des Amazones, quand les cuisinières sont encore rarement les grands chefs. L’essai d’Alain Testart, aussi clair que roboratif, permet alors de radiographier la persistance de nos mentalités, pourtant dignes d’évoluer. Au point que, Messieurs, les femmes soient en train d’investir tous vos domaines d’élection, voire bien souvent vous dépasser…
Et puisque Heinrich von Kleist est un homme, nous ne parlerons guère de sa splendide tragédie, car bien connue, Penthésilée[3], cette reine des Amazones qui déchira d’amour le corps d’Achille, pièce passée sous silence par Adrienne Mayor, quand elle n’ignore rien des amphores grecques à figures noires qui illustrent cette scène aux versions diverses. Ni de l’auteur de cette modeste critique amazonienne, qui n’a pas la chance d’être une femme, mais d’une auteure outrageusement méconnue : Madame du Boccage. Elle fut en effet au XVIII° siècle la créatrice d’une épopée plus que curieuse consacrée au découvreur de l’Amérique, La Colombiade, mais aussi d’une étonnante tragédie en vers titrée Les Amazones. En son ultime scène, la reine Orithie dénonce, avant de se tuer, de Thésée le « sexe orgueilleux[4] »…
Luc Ferry, Mythologie et philosophie, Plon / Le Figaro, 592 p, 21,90 €.
Bibliothèque classique infernale, Les Belles Lettres, 488 p, 29,50 €.
« On m’emmène captive pour servir le tyran du Styx », s’écrie Proserpine, par la grâce des vers de Claudien, poète du Vème siècle, et de la sculpture baroque du Bernin, lorsqu’elle est enlevée par Pluton, dieu des Enfers... Les œuvres d’art, les livres, contes et légendes et autres encyclopédies sur la mythologie gréco-romaine ne se comptent plus. Celui de Luc Ferry, Mythologie et philosophie, s’il n’est pas totalement novateur, emprunte une perspective avisée : depuis les centaines d’expressions qui balisent notre langue, ce bouillonnement de la culture antique innerve notre pensée. Ainsi le philosophe ne peut que réfléchir, selon son sous-titre, au « sens des grands mythes grecs ». Et parmi ces derniers, ne faut-il pas compter avec l’un des plus impressionnants, celui des Enfers, ce pourquoi il faut ouvrir la Bibliothèque classique infernale. En effet, « L’au-delà, de Homère à Dante », est un réservoir d’effroi, de merveilles, mais aussi une figuration de nos inquiétudes corporelles et métaphysiques. À quoi sert cette mythologie ? En quoi pouvons-nous fonder notre logos, notre éthique et notre métaphysique sur cette surabondante mythologie ?
Les mythes les plus célèbres, d’autres bien plus secrets, se succèdent sous la plume de Luc Ferry, avec tous les plaisirs du conte pour le lecteur enchanté qui retrouve, découvre et redécouvre tout un univers de personnages, héros et monstres, Thésée terrassant le minotaure au tréfonds du dédale, ou, suscitée par la vindicte d’Héra, la folie d’Hercule, jetant les enfants qu’il a eu avec Mégare dans le feu. Pour se purifier il lui faudra réaliser ses fameux douze travaux…
Mais « entre mythos et logos […] il y a autant rupture que continuité ». Qu’est-ce à dire ? La mythologie se fait philosophie. D’une « sagesse cosmique », nous glissons vers une « spiritualité laïque dont Ulysse est peut-être bien le premier représentant dans l’histoire de la pensée occidentale. »
Chaos et discorde sont les maîtres mots, auxquelles s’ajoutent les dix mille souffrances jaillies de la boite de Pandore, lors que l’harmonie est le but recherché. Quant à l’espérance, seule restée au fond de cette boite, elle n’est pour les Grecs rien d’un cadeau, au contraire de l’espérance chrétienne, mais l’image du manque. C’est ainsi que Luc Ferry nous rend moins idiots, car, ajoute-t-il, « comme le dira Spinoza, il n’est pas d’espérance sans crainte ». La « pensée du tragique » anime Œdipe ; avec Prométhée ou Antigone, il est la singularité de la condition humaine, mais aussi son « potentiel subversif virtuellement illimité ».
Les mythes nous éclairent sur nous-même. L’hybris, par exemple, est le péché suprême chez les Grecs : orgueil et démesure, il est châtié chez tous ceux qui croient pouvoir dépasser et abattre les dieux. Ce pourquoi, chez Platon, plus précisément selon Aristophane dans Le Banquet, nous avons été fendus en deux et recherchons en conséquence et avec cupide amour sans cesse notre moitié : « Que nul ne fasse rien qui soit donc contraire à l’amour ». La dimension morale du mythe de l’androgyne est explicite.
Ainsi la naissance de la philosophie en Grèce n’a rien d’inexplicable, elle est déjà la cristallisation mythologique des mystères de l’univers et de l’être avant de se cristalliser en concepts. En sa conclusion, Luc Ferry cite avec pertinence Jean-Pierre Vernant pour qui la philosophie « transpose, sous une forme laïcisée et sur le plan d’une pensée plus abstraite, le système de représentation que la religion a élaboré. Les cosmologies des philosophes reprennent et prolongent les mythes cosmogoniques…[1] » La filiation théogonique Ouranos Chronos Zeus devient peu à peu « la philosophie, rationaliste et sécularisée [qui] va s’exprimer en termes d’explication, de causalité ». On quitte alors « les entités surnaturelles et religieuses, pour s’intéresser aux réalités physiques ». Au-delà du prêtre et de ses mystères, le philosophe use « des argumentations rationnelles dont il est capable dans un dialogue de type platonicien ». Ce pourquoi l’on trouve en fin de volume Platon, non seulement à l’égard d’Eros, mais de la recherche de la vérité et de sa maïeutique.
Sans nul doute –et non ne l’aurions peut-être pas cru de la part d’un philosophe, Luc Ferry est un conteur hors-pair. Par exemple au fil des amours de Danaé fécondée par la pluie d’or de Zeus, de son fils Persée qui choisit de combattre Méduse. Dommage qu’il fasse dire à Dionysos un familier « je m’en fiche », confondant pédagogie et démagogie. Hélas, trop rarement, même si l’on songe qu’il s’agit là d’un objet grand public (il fut d’abord publié en livrets par Le Figaro au cours de l’année 2014), il nous donne en note les références aux auteurs antiques auxquels il emprunte son récit. Un index des personnages nous serait bien utile... Qu’importe néanmoins, puisqu’aux plaisirs du récit, au talent du vulgarisateur, s’ajoute une aisance à glisser à propos dans la hauteur philosophique, sans la hauteur du fat. En effet, la récurrence de « la question cosmologique », au travers de « la confrontation entre cosmos et chaos », entre ordre et désordre, guerre et paix, innerve avec pertinence la réflexion qui est toujours la nôtre.
À quoi servent les Enfers et leur effroi ? Voici, vêtu d’une couverture minimaliste et somptueusement noire, blanche et or, un magnifique complément à la somme de Luc Ferry, certes uniquement consacré à « L’au-delà de Homère à Dante », mais précisément référencé, offrant les textes en les traductions des Belles Lettres (qui sont souvent elles-mêmes des références unanimement saluées). En cette Bibliothèque classique infernale, mystères de la finitude et de la mort, du salut et de l’espoir en l’immortalité trouvent leur acmé. La frontière entre le monde des morts et des vivants est franchie, avec des succès divers, par Enée, par Orphée. C’est là que la fonction étiologique du mythe est la plus évidente : il explique l’inexplicable, fournit des réponses et des illusions aux interrogations et aux angoisses, en dessinant les paysages du Tartare, où sont châtiés les pires criminels, et des Champs Elysées, lieux de délices.
La généreuse et chronologique anthologie, fomentée par Laure de Chantal qui se fait soigneuse collationneuse infernale, est étonnante à plus d’un titre. Une trentaine d’auteurs, Grecs et Latins, depuis Homère le fondateur, jusqu’au colossal Nonos de Panopolis, dont le terrible combat voit s’affronter les forces du chaos. Des poètes et des prosateurs parfois rares, comme Valerius Flaccus et son « palais du souverain du Tartare » : la porte de droite s’ouvre sur « le pays tranquille des justes », en celle de gauche l’âme passée dans le trépas saura « combien de monstres l’attendent sur le seuil ». Bientôt le Christianisme tirera de la plus douce partie des Enfers ce qui deviendra, au plus haut du ciel, le Paradis. L’étrange Hygin, dernier auteur païen, conte la descente aux Enfers de Dionysos, appelé ici Liber ; mais aussi propose une Astronomie qui est un « zodiaque infernal », dont les constellations et les étoiles brillent encore sur nos nuits, sous leurs noms venus des sources mythiques.
Paradis du lecteur, l’infernale anthologie n’omet évidemment pas l’incontournable Ovide des Métamorphoses, en son histoire d’Orphée allant chercher Eurydice au royaume des ombres, sans oublier d’étranges « lamelles d’or orphiques ». Comme de juste, Virgile, avec un fort fragment de son Enéide, le chant VI, permet à Enée, « sans avoir été inhumé », de franchir les « portes du Songe », à l’aide du fameux rameau d’or offert par la Sybille.
Mais au-delà de ces poètes éminemment sérieux et graves, le comique, la parodie sont le lot de Lucien, dont le dialogue devant Rhadamanthe, juge des Enfers, permet à la Furie Tisiphone de prendre un tyran « par la peau du cou », tyran dont le corps « est cyanosé par les marques » de ses infamies. Ou d’Aristophane le dramaturge, qui, dans Les Grenouilles, fait se moquer Dionysos aux dépens de ceux qui écrivent des tragédies : « C’est de la petite grappe et des babilleurs, de la Muse d’hirondelle, des outrageurs de l’art ». Grâce lui soit rendue, quand le monde de l’Abîme est « une fange immense, une merde intarissable ».
Avec plus de noblesse, Platon, dans sa République, rapporte le récit d’Er, qui, après la bataille et avoir été posé sur le bûcher, avait « rejoint son corps ». Il témoigne d’avoir vu les Moires (ou Parques) jetant « des sorts et des modèles de vie », afin que chaque âme puisse « renaître à la condition mortelle ». Toute la question est alors de savoir choisir sa réincarnation : vie d’homme obscur ou « de la plus grande tyrannie », vie de lion ou de cygne, comme l’âme d’Orphée, « parce qu’il ne voulait pas, en haine des femmes qui l’avaient mis à mort, naître du sein d’une femme »…
Parmi les pages de son Phédon, Platon nous prévient encore du destin des âmes après leur mort : les « incurables à cause de l’énormité de leurs fautes […] sont jetés dans le Tartare ». Quant aux Justes, « dont la vie aura semblé éminemment sainte sont libérés et affranchis comme d’une prison, de ces régions intérieures de la Terre ; ils atteignent en s’élevant le lieu qui est pur ». Et ceux qui, « grâce à la philosophie se sont purifiés autant qu’il faut vivent désormais sans corps et parviennent à des demeures encore plus belles ». C’est ainsi que l’on perçoit ce que doit l’eschatologie chrétienne au platonisme…
Il faut se féliciter du bonheur que nous offre Laure de Chantal avec sa Bibliothèque classique infernale. Ce dans le cadre de la politique éditoriale des Belles Lettres qui, avec une rare sagacité, nous a déjà proposé des anthologies remarquables : Nuits antiques, sièges d’Hypnos, dieu du sommeil, sièges des plaisirs, des conspirations, de la sexualité, des rêves et des cauchemars ; ou encore Cave canem. Hommes et bêtes dans l’Antiquité, entre massacres dans les jeux du cirque, et cause animale défendue par Plutarque…
Certes, Enfers gréco-romains, Enfer et Paradis chrétiens par ailleurs, ne sont que des fictions, comme « la métaphysique est une branche de la littérature fantastique », pour reprendre la formule de Borges[2]. Il y a cependant dans la mythologie toute une richesse et une sagesse encore valides aujourd’hui. Songeons à notre vocabulaire, truffé de « Pactole » et de « dédale », de « boite de Pandore » et de « Cassandres » dont personne n’entend les avertissements. Songeons aux neuf Muses, dont la mère est la titanide Mnémosyne. Qu’est-ce à dire ? Qu’il n’y a pas d’inspiration sans mémoire, donc sans travail. La morale de l’apologue est évidement éternelle, malgré l’apparente historicité de l’imagerie. Etait-ce de l’hellénocentrisme, de la part de Schelling, dans sa Philosophie de la mythologie, professée à partir de 1828, que de considérer que la mythologie grecque est « la seule mythologie qui se conclut par un système théologique. Elle quitte ainsi sa singularité de moment et devient donc universelle[3] »…
sous la direction de Romain Brethes et Jean-Philippe Guez,
Les Belles Lettres, 1238 p, 49 €.
Pierre Judet de La Combe :
L’Avenir des Anciens. Oser lire les Grecs et les Latins,
Albin Michel, 208 p, 18 €.
« Lecteur, attention : tu vas bien t’amuser. » commence Apulée en ses Métamorphoses. Le roman, croit-on, date des langues romanes, de la Chanson de Roland, de leurs premiers grands avatars modernes plantés par Rabelais et Cervantès à la fin du XVIème et au début du XVIIème siècle. N’oublierait-on pas de nécessaires précurseurs, qui n’ont rien à envier, en fait de talent, aux plus prestigieux narrateurs modernes ? Ce sont en effet bien des romans, même s’y l’on y connaissait pas ce terme, qui sont nés parmi l’Antiquité. Quoique nous ne puissions en lire qu’une poignée, réchappée de la disparition des manuscrits, puisque des fragments sur papyrus ou des témoignages byzantins laissent à penser que des dizaines d’autres avaient été écrits. Cependant survivent ici sept Romans grecs et latins majeurs, en de nouvelles traductions, présentés par Romain Brethes et Jean-Philippe Guez. Héros splendides, rebondissements, amours délicieuses, mais aussi satire et sexualité débridée, ces romanciers ressurgis tout brillants de l’ombre du temps peuvent nous surprendre, nous ravir, nous estomaquer… Voilà déjà une raison suffisante pour oser lire les Grecs et les Latins ; et, n’en doutons guère, Pierre Judet de La Combe saura nous convaincre d’abondance avec d’autres arguments de L’Avenir des Anciens.
Entre le premier et le deuxième siècle de notre ère, ils sont d’une part grecs, ce sont cinq romans ; et d’autre part latins, ces derniers par Apulée et Pétrone. Les premiers aiment les amours idéales, les seconds des amours plus scabreuses pour le moins… Issus de la culture sophistique, probablement étaient-ils destinés à un lectorat un peu plus populaire, mais également raffiné, que celui des philosophes et des historiens, quoique l’on soit réduit en cette question à des suppositions. Ils sont truffés d’allusions et de citations, d’Homère à Ovide, que les notes des traducteurs et préfaciers, Romain Brethes et Jean-Philippe Guez, éclairent avec précision. Les romanciers grecs se réfugient dans un nostalgique monde hellénique que l’empire romain n’aurait pas souillé, ceux latins ne se privent pas se gausser de leur société, voire de leur empereur.
Les vicissitudes de deux beaux adolescents, deux amants séparés, confrontés à de nombreuses et dangereuses péripéties, entre naufrages et attaques de brigands, vont atteindre l’acmé d’un mariage brillant, ou de retrouvailles bienheureuses, ainsi pourrait-on grossièrement résumer Callirhoé de Chariton, les Ephésiaques de Xénophon d’Ephèse et les Ethiopiques d’Héliodore. De même Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius, quoiqu’avec le sel d’une réelle pointe d’humour. Plus modeste et pastoral, quoique toujours amoureux, Daphnis et Chloé de Longus est nettement plus connu : ses vertus, tant morales que poétiques, dans un cadre délicieusement pastoral, lui valurent de nombreuses traductions, dont celle, fameuse, de Paul-Louis Courier, et firent les beaux jours des illustrateurs, des peintres et des musiciens, si l’on pense à Maurice Ravel. Sa simplicité narrative contraste alors fortement avec la complexité des Ethiopiques, dans lequel Théagène et Chariclée voyagent des rives de la Méditerranée, par le Nil jusqu’aux immensités de l’Ethiopie, engrangeant maints récits emboités. L’amour et la chasteté fidèles sont heureusement récompensés au bout de pathétiques et initiatiques aventures idéalisées. Ce qui n’est pas sans montrer l’évolution des mœurs, entre éros et mariage. Bientôt l’amour et l’union maritale, dans une perspective stoïcienne, se veulent unis, et tenus par la fidélité conjugale, même si quelques accrocs tempèrent le précepte : Challirhoé se remarie avec Dyonisios, Daphnis est initiée par Lycénion, on couche diversement chez Achille Tatius. La supériorité sociale de l’homme libre est associée à l’ascendant moral féminin. A cet égard le Satiricon peut être considéré comme une parodie, où la féminité des personnages masculins est considérée comme une transgression de l’ordre viril, tandis que la métamorphose en âne chez Apulée est une image de l’excessive lubricité. Remercions alors nos préfaciers de ces éclairages sur l’ambition narratologique, intellectuelle et rhétorique de ces romans, quoiqu’en la demeure Xénophon d’Ephèse soit un conteur un peu plus fruste, néanmoins plaisant. Surtout que la patience du lecteur s’accommode des discours parfois pour nous superfétatoires qui émaillent le récit, ainsi que des ekphrasis, décrivant des tableaux, comme chez Lucien, ce sont de beaux exercices oratoires et rhétoriques tels que les Anciens les recommandaient…
Outre le fil principal, on aimera mille histoires, comme chez Achille Tatius, prouvant la puissance d’Eros : celle des palmiers amoureux, qui obligent le paysan à « prélever une pousse du palmier femelle pour la greffer dans le cœur du mâle ». Histoire qui est un peu une mise en abyme du roman en son entier. Car, comme le dit le vieillard de Longus, « il n’existe aucun remède l’amour, aucune boisson, aucun aliment, aucune formule que l’on puisse prononcer. La seule chose à faire est de s’embrasser, de s’étreindre, et de se coucher nus corps contre corps ». Reste à découvrir comment Daphnis et Chloé consentiront à ce dernier remède…
Gravure de l'édition de 1713 du Satiricon de Pétrone. Photo : T. Guinhut.
En revanche, sur l’autre versant, la sexualité plus réaliste est carrément salace, le style pur se change en verdeur, le rire est bien plus leste, voire graveleux, comme lorsqu’Encolpe s’adresse à sa « mentula » (sa « bite », précise s’il en est besoin une note) : « mais elle, détournant la tête, gardait les yeux fixés au sol, / sans que ce visage tressaille à ce discours », tout ceci en vers, s’il vous plait ! Il est en effet permis se livrer à de picaresques orgies parmi le roman de Pétrone. On se souvient que ce Satiricon devint, grâce à la caméra de Fellini, un film d’une grande truculence. Ce texte, aux fragments venus de diverses éditions et redécouvert en 1688 à Belgrade, est pourtant truffé de lacunes, le manuscrit nous étant incomplètement parvenu, depuis l’époque de Néron où il fut composé. Il n’en reste d’ailleurs que les livres XV et XVI, ce qui laisse augurer de l’immensité de l’œuvre originelle. L’élégance stylistique de l’auteur s’y oppose avec le parler vulgaire des personnages. Escroc, filou, baratineur, amateur cependant de poésie, Encolpe, flanqué de ses acolytes, Ascylte et Giton, parcourt l’Italie, enchaînant les liaisons et les bagarres. Ils sont emprisonnés par la prêtresse du dieu Priape, invités au festin gargantuesque de Trimalcion, en un palais fastueux, subissent tortures et naufrage, enlacent les joutes sexuelles. Giton, dont le nom est devenu le nom commun pédérastique que l’on sait, par antonomase, est un adolescent dont la frêle beauté suscite les désirs les plus fous. S’agit-il d’une virulente et leste satire des débauches de la cour de Néron ? Ou de la société tout entière, comme Eumolpe le souligne : « Il n’est pas de femme si pudique, qu’un amour adultère ne pousse à toutes les folies. » Et de raconter l’histoire emboitée de la fameuse « Matrone d’Ephèse », pour le plaisir des rieurs débauchés, d’Encolpe la « tapette », car le traducteur ne s’égare pas en vaines pudeurs, y compris envers le valet Corax qui « levait la cuisse régulièrement et emplissait la route d’un bruit répugnant et d’une odeur fétide », ce qui attise les rires de Giton. Plus loin, la belle Circé accable d’injures l’impuissance d’Encolpe : « Mes baisers te répugnent-ils ? Mon haleine est-elle gâtée par le jeûne ? Mes aisselles dégagent-elles des effluves de sueur malpropre ? Ou bien si ce n’est pas ça, c’est parce que tu as peur de Giton, j’imagine ? » En fait de roman comique, voire pornographique, les Romains ont bien d’hilarantes leçons à nous donner…
Héliodore : Les Amours de Théagène et Chariclée, Samuel Thiboust, 1626.
Photo : T. Guinhut.
Que faut-il choisir, s’il faut choisir, parmi cet admirable pavé aux pages soyeuses, à la reliure et jaquette immaculées de mystère ? Tout ! À moins de converser en toute jubilation avec Les Métamorphoses d’Apulée, pour participer d’abord à une fête du dieu du Rire. Il faut alors compatir avec un homme qui paie sa curiosité pour une malsaine magie en se voyant changé en âne savant. Chargé d’un bon nombre de coups de bâton sur son échine asine, il se voit contraint de coucher ainsi fait avec une admiratrice. Rassurons-nous, il va tôt ou tard pouvoir enfin brouter les roses convoitées et ainsi retrouver sa dignité humaine. Mieux, le dénouement sera bienheureux, enfin teinté de mysticisme en découvrant la vraie voie de la sagesse.
On se souvient peut-être que La Pléiade avait publié, en 1958, une semblable anthologie, Romans grecs et latins, sous l’autorité et la traduction (intégrale !) de Pierre Grimal. Il n’est pas insultant de vouloir offrir aux Belles Lettres, un bon demi-siècle plus tard, de nouvelles traductions. En outre, le programme n’est pas à l’identique. Ces deux volumes ont en commun Pétrone et Apulée, Chariton et Héliodore, Longus et Achille Tatius, quand La Pléiade ajoutait la Vie d’Apollonios de Tyane et de Lucien l’Histoire véritable et La Confession de Cyprien. Cependant les Belles Lettres offrent l’introuvable roman de Xénophon d’Ephèse : Les Ephésiaques… Et si l’on s’aventure à comparer les traductions, l’on sera peut-être moins touché par celle de Pierre Grimal, qui, dans Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius, écrit : « Cette histoire, à mesure qu’il la chantait, finit par m’embraser toute l’âme encore davantage, car les histoires d’amour attisent le désir, et l’on a beau s’exhorter à être raisonnable, l’exemple vous excite à agir de même, surtout lorsque cet exemple vient de quelqu’un qui est au-dessus de vous ». C’est avec plus d’élégance et de persuasion que traduit Jean-Philippe Guez : « Cette chanson eut pour effet de mettre mon âme en feu. C’est que les histoires d’amour donnent du combustible au désir. On a beau se réprimander, s’exhorter à être raisonnable, l’exemple incite à l’imitation, surtout quand il vient de plus puissant que soi. » Au contraire du classique préjugé qui veut faire de Madame de Lafayette, avec La Princesse de Clèves, la mère du roman psychologique, on admettra que les Grecs avaient avant elle le sens de l’analyse des mouvements de la passion, sans compter celui de la maxime à la façon de La Rochefoucault. Certes Madame de Lafayette saura faire évoluer considérable la psychologie de son héroïne alors que Leucippé et Clitophon restent à cet égard plus statiques ; mais non moins attachants. Reste que ces romans grecs aux jeune héros idéalisés ont été les modèles de nos romancières précieuses du XVIIème, comme Mademoiselle de Scudéry, avec sa Clélie, histoire romaine.[1] Enfin de tels romans rafraichis par l’éclat de la traduction nous font d’autant plus regretter la disparition, peut-être inéluctable, des papyrus couverts par les romans historiques ou merveilleux, dont on ne connait que de minces bribes, voire les seuls titres : il nous reste à imaginer les Histoires incroyables de l’au-delà de Thulé d’Antonius Diogène, ou les Babulôniaka de Iamblikhos, farci de « brigands cannibales, abeilles au miel empoisonné, fantôme de bouc lubrique, sosies, quiproquos », comme le rapportent les préfaciers, Romain Brethes et Jean-Philippe Guez…
Photo : T. Guinhut.
La lecture de ces Romans grecs et latins est si aisée, en un français limpide, en d’élégants et satiriques enchaînements, que l’on se demande bien pourquoi on devrait s’encombrer d’éditions bilingues, et d’étudier nous-même, et fortiori de faire étudier à nos enfants, les textes grecs et latins originaux. Laissons cela aux quelques spécialistes patentés. À moins de défendre le difficile et exaltant exercice du maniement de langues mortes dont l’Education nationale débarrasse nos jeunes têtes blondes et brunes, dans le cadre de son égalitaire réforme des collèges. Hélas, il semble que l’école « ne s’intéresse pas à la lecture approfondie des textes », accuse Pierre Judet de la Combe.
Ces romans participent ils de L’Avenir des Anciens ? Le surprenant oxymore est révélateur de la fonction du passé, de l’Histoire, qui nourrissent notre capacité à construire un avenir et une civilisation aux richesses augmentées. C’est à une vibrante plaidoirie que se livre Pierre Judet de la Combe, directeur à l’Ecole des Hautes Etudes et traducteur d’Eschyle et d’Aristophane.
« Elitiste », cette tentation de rejoindre des classes d’hellénistes et de latinistes ? Certes ; et nous avons besoin d’élites, ce qu’ose à peine dire cet érudit, quoiqu’il prétende, « malgré les injustices et les inégalités de fait, que tous aient le droit de faire l’expérience de savoirs accomplis ». Et nous ajouterons savoirs accomplis donc d’élite, qu’il s’agisse d’un helléniste, d’un boulanger, d’un concepteur de logiciel ou d’un carrossier. Car cette tentation élitiste est plus égalitaire qu’il ne semble, puisque venu des milieux les plus modestes, rien n’interdit de souhaiter la rejoindre pour s’émanciper, se libérer, et pour se distancier des classes où règne le chahut et la médiocrité, ce que n’ose pas dire notre essayiste. De même semble-t-il reculer devant l’impolitiquement correct en ne voulant pas défendre ces langues comme parts du patrimoine identitaire. Quoique l’on partagera sa méfiance entre les références à tout crin aux Anciens si l’on se souvient combien les régimes fascistes se sont réclamé de Rome et des Aryens… La relation à l’Antiquité gréco-latine peut et doit être esthétiquement, intellectuellement et moralement fondatrice, alors que bien d’autres civilisations, pourtant valeureuses, ne bénéficient pas d’un tel substrat : « cette expérience a une valeur en soi, intellectuelle, pédagogique, sociale, et politique ».
La traduction, c’est « reconstruire le chemin de l’auteur », c’est enfin un déplacement de la perception et de la construction du mental et du monde, une ouverture à une réelle altérité, qui permet la joie de faire revivre par soi-même les textes. L’auteur ne cite-t-il pas des fragments de Virgile ou de Catulle traduits de manière stupéfiante par des élèves de collège, dont un Pierre-Nicolas : « Ma langue s’assoupit, sous mon corps une légère / Chaleur coule, de leur propre / Bruit mes oreilles bourdonnent, mes lumières jumelles / Sont couvertes d’un voile de nuit »… C’est ainsi que se révèle « la force extraordinaire de la plupart des œuvres poétiques, philosophiques, historiennes anciennes ». Ce dans le cadre d’une « école de liberté, une école lente », car faite d’abnégation devant le travail et les œuvres. Ce qui est d’une bien plus haute portée que la simple consultation sur Internet en vue de s’informer, alors qu’il s’agit de recréer et se créer. Il s’agit d’ « ouvrir l’accès à ce que les cultures offrent de plus fort », au-delà d’un pitoyable, paresseux et démissionnaire relativisme, au-delà du pauvret et paresseux « Enseignement Pratique Interdisciplinaire » sensé remplacer l’étude du grec et du latin, devenus « langues et cultures de l’Antiquité », les évacuer plutôt, dans une entreprise de nivellement par le bas de l’éducation[2], au même niveau que des clichés idéologiques au intitulés ronflants, tels « Transition écologique et développement durable » ou « Information, communication, citoyenneté ». Qu’apprendront de solide nos enfants ? Saura-t-on là combien de mots et de concepts grecs et latins irriguent le droit, les sciences, la rhétorique ? Combien « démocratie », « technique », « art », « philosophie » sont redevables à ceux qui nous précédés, qu’ils soient poètes, historiens, ou encyclopédistes, comme Pline l’Ancien…
Peut-on avec les Grecs, oser un autre rapport au divin : plutôt que la conversion, la foi et le fanatisme, une conviction que les dieux (pluriels) « organisaient le monde et la vie »… Et changer notre idée du religieux… Pierre Judet de la Combe confronte alors la pensée biblique avec la pensée grecque. Ainsi la Théogonie d’Hésiode nous enseigne la multiplicité et l’historicité des récits de création du monde. La richesse de sens des Muses, de Prométhée et de Pandore éclate aux yeux du lecteur.
Ne se rend-on pas compte combien facilement la mythologie gréco-romaine peut fasciner enfant et adolescents, combien des grande épopées, d’Homère et de Virgile peuvent les électriser. Se livrant avec un vertigineux brio à un défi de littérature comparée entre l’Iliade (dépliant la perplexité du premier vers de « colère »), l’Odyssée et l’Enéide, notre auteur ose les rapprocher avec les mangas japonais, ce qui est bien loin d’être une idiotie. Il lit le théâtre des origines, des « Atrides au soleil », comme une fulguration tragique, mais aussi une « solution esthétique ». Les structures de l’esprit humain, du combat entre le bien et la mal, du destin d’une nation ou idéaux des héros ont en effet quelque chose d’universel. Ainsi une culture classique n’empêche pas, au contraire, de s’intéresser aux auteurs japonais, ou à la science-fiction, dont la dimension imaginative forme également nos chercheurs en nouvelles technologies. Pensons à cet égard à l’alliance d’Homère et de la science-fiction réussie par Dan Simmons dans Ilium et Olympos[3].
Hors une illustration de couverture street-art fluo d’un goût discutable et démagogique, la réflexion de Pierre Judet de la Combe est indispensable et salutaire. Malgré quelques bévues criantes : qualifier l’arrivée de l’Islam en notre société, après le colonialisme, de « juste retour des choses », c’est se tromper lourdement sur la justice de l’Islam, fondamentalement régressif et totalitaire[4]. On a parfois la sensation que face aux cultures exogènes, il tente de se prémunir de l’accusation d’une possible universalité venue des civilisations occidentales. Et lorsqu’il encourage à l’étude de l’arabe classique, qui est aussi une indispensable voie vers la connaissance, il ne faudrait pas perdre le sens des hiérarchies intellectuelles, tant l’on sait que bien des philosophes arabes restaient des commentateurs d’Aristote et de Platon, tant l’on doit savoir que la lecture des textes religieux de l’Islam révèle leur vérité bien trop fanatique et violente[5]. Enfin, mettre sur le même plan la fonction du langage biblique et coranique, c’est faire une confusion entre le verbe divin donné aux hommes pour qu’à la suite de l’arche d’alliance ils usent autant de la crainte de Dieu que du libre arbitre, d’une part, et, d’autre part, la parole incréée d’Allah destinée à la répétition et à la soumission…
Notre essayiste se garde d’évacuer la question de l’esclavage antique, de la condition servile des femmes, quoique tous les Anciens n’étaient pas aussi tyranniques à cet égard. Ce dont témoignent la pratique de l’affranchissement, la critique du fondement de l’esclavage chez Euripide et les Sophistes ; et ce qu’avec anachronisme nous appellerions « féminisme », dans le personnage de Médée, se vengeant de la trahison maritale, ou chez Aristophane quand, dans Lysistrata, les femmes, excédées par l’appétit masculin pour les campagnes guerrières, décident la grève du sexe.
La plaidoirie de Pierre Judet de la Combe, cependant claire et généreuse, nous rappelle à la nécessité de conserver notre mémoire pour instruire notre futur. Il y a non seulement une dimension esthétique dans l’art et la littérature des Grecs et des Romains, mais une dimension éthique : ne sont-ils pas à la source de notre démocratie (défendue par Démosthène), de nos Historiens, de nos philosophies politiques ? C’est bien ce que confirme Leo Strauss : « Tous les espoirs que nous nourrissons, dans les confusions et les dangers du présent, reposent, que ce soit positivement ou négativement, sur les expériences du passé. Parmi ces expériences, la plus large et la plus profonde, en ce qui nous concerne, nous autres Occidentaux, est désignée par les noms des deux cités Jérusalem et Athènes. L’homme occidental est devenu ce qu’il est et il est ce qu’il est par la conjonction de la foi biblique et de la pensée grecque. Pour nous comprendre nous-mêmes et pour éclairer notre chemin non-frayé vers l’avenir, nous devons comprendre Jérusalem et Athènes.[6] »
Relisons donc, à l’égal de la Bible, de Platon, d’Aristote et de Lucrèce, les Romans grecs et latins, archéologie du romanesque et modèles véritablement originels de héros et d’aventures, d’idéaux et de satires des mœurs… Et si l’on veut se convaincre encore de la nécessité de lire ou relire les Anciens, ouvrons au hasard le Petit manuel de campagne électorale de Quintus Tullius Cicéron (frère du grand orateur), écrit à Rome au Ier siècle avant notre ère : « il me faut à présent te parler des rapports avec le peuple, qui forment l’autre partie d’une campagne. Elle exige de connaitre le nom des électeurs, de savoir les flatter, d’être constamment auprès d’eux, de se montrer généreux, de veiller à sa réputation, de faire miroiter des espérances politiques[7]». Nos candidats et nos électeurs ont-ils assez entendu les Anciens pour assurer leur démagogie et notre avenir ?
[6] Leo Strauss : Pourquoi nous restons juifs. Révélation biblique et philosophie, traduit de l’anglais par Olivier Sedeyn, La Table ronde, 2001, p 135.
[7] Quintus Tullius Cicéron : Petit manuel de campagne électorale, traduit du latin par Nicolas Waquet, Rivages poche, 2015, p 36.
Apulée : L'Âne d'or, Club Français du Livre, 1961. Photo : T. Guinhut.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.