Histoire des sexualités en France, Armand Colin, 2024, 520 p, 26,90 €.
Didier Rykner : Mauvais genre au musée,
Les Belles Lettres, 2025, 280 p, 21,50 €.
Nu ou exhibition sexuelle ? Raffinement de la chair, de l’esprit, ou cloaque d’impudicité ? Que l’Histoire de l’art soit couverte de nudités, nul n’en disconviendra ; mais au prix de penser que seuls les peintres et autres sculpteurs masculins en fussent les auteurs. Pourtant nombre de dames ont su « Oser le nu » pour reprendre le titre de Camille Morineau. Osons donc rester nus, en osant de larges rebondissements dans le temps, au moyen d’un retour à l’Antique, avec Priape et les romaines Figuris veneris de l’érotologie classique, jusqu’à la sexualité des Français, tandis que pour répondre au nu représenté par les artistes féminines la question du « mauvais genre au musée » se fait cruciale. Ainsi de la mise en question du nu et du phallocrate dans les lettres et sur les cimaises, l’argumentation conduit le modeste essayiste à interroger d’anciens mécanismes de censure qui, de déconstruction en wokisme contemporains, revêtent les habits neufs d’un ersatz de totalitarisme…
Le nu est-il toujours érotique, suscitant le désir ? Sauf à l’égard des jeunes enfants et des vieillards, bien entendu. Aussi sa représentation a-t-elle quelque chose de transgressif, même si l’état de nature d’Adam et Eve est censé relever du sacré. Il l’est plus encore, lorsque les femmes elles-mêmes s’avisent de peindre les corps sans voiles, alors qu’une chape patriarcale croit devoir interdire une telle pratique.
Au rebours du préjugé, « le nu représenté par les femmes artistes » – pour reprendre le sous-titre de ce volume – est loin d’être une rareté absolue. La couverture, ayant choisi une discrète silhouette sépia, aux fesses cependant charmantes, ne donne qu’une faible idée de la richesse des peintures ici offertes, des photographies, installations et autres performances, ce pour la période contemporaine. En revanche assez peu de femmes avaient avant Suzanne Valadon (1865-1938) représenté un homme dépourvu de ses vêtements.
Dès le Moyen âge, avec les enluminures d’Hildegarde de Bingen, soit vers l’an 1220, le corps nu est une œuvre divine. La Renaissance et le classicisme aiment les pures allégories sensuelles et aussi nues que la Vérité, voire jusqu’au symbolisme. Les XX° et XXI° siècles sont évidemment plus abondants, voire provocateurs, en un féminisme qui associe le « Black naked », le « vagin étendard », le « pénis domestiqué » et « l’homme odalisque ». L’on dit son désir, telles Annette Messager et Sophie Calle « qui parlent ouvertement de leur désir des hommes », l’on interroge le genre, l’on vante les « sexualités fluides ». Mieux encore Niki de Saint-Phalle propose en 1965 une Crucifixion dont le Christ est une femelle fleurie d’érotisme. Ainsi depuis les nudités mythologiques de l’âge baroque jusqu’aux Fillettes en forme de phallus conçues par Louise Bourgeois, un vaste et édifiant panorama se dévoile. Hélas, à l’instar de leurs homologues masculins, bien des femmes en leur art, si tant est que cela en soit encore, semblent avoir délibérément abandonné, voire ignoré, la beauté et la tendresse, pour préférer se vautrer dans la laideur, la cruauté, la vulgarité. Est-ce l’image de la sexualité que nous voulons recevoir et renvoyer ?
Il n’en reste pas moins que l’aventure picturale féminine, bien que plus discrète, se fait parallèlement à celle des hommes. En ce sens guère de différences. Ce que confirme l’ouvrage de Martine Lacas : Elles étaient peintres[1]. Même s’il ne se consacre qu’au XIX° et au début du XX° siècle, il témoigne d’une pléthore de pinceaux féminins, entre Paris et Russie, Etats-Unis et Scandinavie. Romantisme, réalisme, orientalisme, symbolisme, jusqu’au fauvisme, aucun mouvement pictural ne leur échappe, avec un talent que bien des maîtres pourraient leur envier. Talent que l’on ne demande qu’à rendre au jour.
De même, à la question « Pourquoi si peu de nus peints par les femmes dans les musées ? » Camille Morineau répond brillamment en forme de démenti : il suffisait de les découvrir. Reste qu’au-delà d’une vaine correction infligée à la muséalité masculine la meilleure réside, plutôt que dans la censure, dans la créativité ancienne, présente et à venir de ces dames…
Rien de plus nu que Priape. Venu du fin fond de l’ère hellénistique, il est le fils de Dionysos et d’Aphrodite. Mais loin d’avoir reçu de leur beauté, il n’est qu’un laid petit dieu relégué au fond des jardins, afin d’effrayer les oiseaux, affligé d’un inconvenant phallus. Aussi n’est-il que son membre viril disproportionné, destiné à la stérilité, sans descendance possible. Sans le moindre partenaire, il ne lui reste que la masturbation. Ainsi l’historien Maurice Olender fouille les textes grecs et romains pour dénicher le caractère paradoxal de cette entêtante érection qui ne peut être féconde. Mais aussi, au travers d’une vingtaine d’illustrations, venues des coupes attiques et des fresques pompéiennes.
Cet « enfant impudique » et rustique, cet « enfant déjà vieux », rejeté par ses parents, qui bande perpétuellement comme un âne rouge, n’est-il pas l’acmé de la nudité, dans son excitation, son désir, entre abondance et manque, comme le « Poros » et Penia » du Banquet de Platon, mais aussi entre énergique beauté et honteuse et nerveuse intimité… En quelque sorte, Priape exhibe la nudité du désir. Car son érection est sans jouissance, ce qui a donné lieu au terme « priapisme », soit une affection douloureuse. « Obscénité pétrifiée », il a quelque chose de pathétique, face aux diktats de la pudeur et de la convenance, représentant une « figure politique de l’obscène ». Quoiqu’insolent et autoritaire, le voici paré du « degré zéro du phallus ».
Sur un sujet pour le moins curieux, passablement inédit, Maurice Olender nous confie, de manière posthume (il est mort en 2022) un essai qui ose d’étonnant parallèles avec l’Egyptienne Osiris et le Kama Sutra indien. Plus étonnant encore lorsque Jésus croise un Priape créateur originel engendrant Adam et Eve, donc « au sommet de cette architecture gnostique ». Rassurons-nous, il ne s’agit que d’une élucubration hérétique d’un certain Justin. Cet essai profus prétend plutôt faire de son dieu, et d’après le sous-titre, « un phallocrate impotent ». Est-ce une façon de se moquer de plus de deux millénaires de phallocratie ? Il fallait oser le nu priapique, n’est-ce pas. Ce que n’a pas su faire la moche couverture, ornée de quelque gribouillage de l’essayiste, alors qu’aller puiser dans le Musée secret de Naples[2], où abondent les phallus, eût été si excitant. Il est vrai que l’on aime se croire supérieur et moral en vidant les musées de ce qui fâche…
L’on retrouve cette malheureuse allégorie de la nudité obscène dans le Manuel d’érotologie classique de Friedrich Karl Forberg, plus exactement selon le titre latin, De figuris veneris. Car en voici une édition bilingue, bourrée de notes, sous la direction d’Etienne Famerie, en ce sens plus exacte et savante que celle que nous connaissions précédemment[3], d’autant que la traduction d’Alcide Bonneau, d’abord parue en 1882, est ici revue. Au sérieux de l’affaire, documentant des dizaines d’auteurs et de références de l’Antiquité, s’associent joliment les facéties, voluptés et obscénités nombreuses, cependant classées par catégories. De la « futution » (soit « l’œuvre qui s’accomplit au moyen de la mentule introduite dans la vulve ») au « coït avec les bêtes », voici le catalogue des pratiques sexuelles mises à nu. Entre temps, la « pédication » (« la mentule au moyen de l’anus) précède « l’irrumation » (« mettre dans la bouche le membre en érection »), puis la « masturbation », les « cunnilinges » et les « tribades » (lesbiennes aux baisers particuliers), sans oublier en conclusion les « postures sprintiennes » à plus de deux partenaire. Le tout complété par un « Essai sur la langue érotique » aux bons soins du traducteur. Les amateurs de postures visuelles, auront droit, en fin de volume, à quelques gravures venues du XVIII° siècle, fort explicites…
Même si la pédérastie et l’homosexualité sont absentes en tant que chapitres à part entière, il en est question de ci-de-là. Car la pénétration anale est le plus souvent considérée infamante et donc conspuée. Alors qu’à l’instar de la fellation la hiérarchie entre actif et passif est sévère pour ce dernier. Ce qui conduisit Michel Foucault, dans son Histoire de la sexualité, à systématiser la classification entre dominant et dominé. Et quoiqu’il convoque à dessein bien des auteurs antiques, Forberg est curieusement absent de sa bibliographie.
Publié par l’ingénieux compilateur et philosophe Karl Friedrich Forberg en 1824 – qui fournit également une édition commentée de l’ « Hermaphroditus » hélas ici omise – ce traité des figures amoureuses est un remarquable blason d’érotologie classique, où abondent les citations érotiques d’Ovide, celles nettement plus épicées et vigoureusement satiriques de Martial, ou encore des poètes méconnus comme Pacificus Maximus. Il est à la fois une anthologie littéraire et un prélude à ce qui deviendra ensuite la sexologie. L’on devine que ce De figuris veneris est longtemps resté une discrète publication à petit nombre, plus ou moins sous le manteau, car scandaleuse. Comme quoi la philologie exhale un aphrodisiaque parfum dont nous aimons profiter avec appétit.
Mise à nu, la sexologie devient une discipline sociologique et anthropologique au bon soin d’un quatuor d’auteures qui parcourent les XIX° et XX° siècles pour nous proposer une roborative Histoire des sexualités en France. D’une manière tout à fait judicieuse, l’on ne contente pas ici des pratiques, mais aussi des discours, dominants ou hétérodoxes, des façades et des écarts, sans oublier l’impact des événements historiques sur les comportements et les regards. De la Révolution française à la loi bioéthique de 2021, le « resserrement des normes sexuelles », « l’emprise croissante de la médecine », les répressions, en particulier de l’homosexualité et de l’avortement, lors de la « guerre froide du sexe » entre 1947 et 1967, jusqu’à « la vie en rose », puis la popularisation de la notion de genre et l’expansion des droits libéraux, le panorama est stupéfiant, documenté avec scrupule.
Les parties opposant « les oies blanches » et la prostitution au XIX° siècle, celles sur le « despotisme marital », les violences conjugales et l’inceste, sont édifiantes. Alors que de telles dérives et crimes sont loin d’avoir disparu. Rappelons-nous par ailleurs que le divorce par consentement mutuel ne date que de 1975. Nos auteures notent avec raison que « la plus grande visibilité de l’homosexualité a été émancipatrice pour toutes et toutes », au sens où cela rebondit sur d’autres libertés en particulier féminines. De plus, et heureusement, le sida – et la mort afférente de Michel Foucault – ne débouche pas sur une répression des queers et autres LGBT. « Maternité heureuse », « Planning familial », mouvement Metoo, contribuent à l’indépendance sexuelle des femmes. Mais aussi au respect de soi et d’autrui quelque soit sexe et genre, sans vouloir interdire séduction et jouissance. Ainsi « toutes les déclinaisons de sexualité sont envisageables du moment qu’elles ne relèvent pas de l’abus d’autorité, s’accompagnent de consentement ». Nous conclurons que « la reproduction cesse d’être l’alpha et l’oméga de cette vie sexuelle ».
Le tableau est-il trop irénique ? Une minorité musulmane n’étant guère encline à de telles libertés, il eût fallu envisager en cet ouvrage un tel frein dangereux. Cependant le féminisme paraissant un progrès dans la liberté des sexualités, il est nécessaire de prendre garde à ce que Catherine Deschamps garde en réserve à la fin du dernier chapitre à propos de ses « multiples divisions » : « souvent absolutistes dans un sens ou leur contraire, également volontiers surplombantes dans leur façon de décréter le bien des femmes parfois contre elles-mêmes »…
Est-ce à dire que tout peut être mis à nu, en respectant cependant les limites des sphères privées et publiques ?
Pour répondre, revenons au musée, à ses représentations affichées ou balayées. Car le « mauvais genre » est au musée ! Directeur de La Tribune de l’Art, Didier Rykner livre un titre en forme de jeu de mot, tant il s’appliquait auparavant au mauvais goût, alors qu’il s’arroge aujourd’hui droit d’effacer dans le cadre d’une assignation genrée, correcte ou incorrecte selon les nouveaux censeurs. Car l’art est politique, quoiqu’une fois entré dans l’Histoire, il perde sa vocation propagandiste. Or, bien que les œuvres du passé paraissent à l’abri d’une telle assignation, elles redeviennent aujourd’hui l’objet d’un combat revendicatif.
En effet l’on s’aperçoit que nos musées n’ont plus guère de mission consistant à exposer et enrichir les collections dans un cadre éducatif. Ils ont pour préoccupation principale de se prétendre « inclusifs », en faveur des « communautés opprimées », de se demander où sont les femmes, si l’histoire de l’art est raciste, si l’on est suffisamment décolonial. Autrement dit « une France de plus en plus woke ». Il s’agissait d’éveiller (awake en anglais) les esprits faces aux discriminations indues, au racisme, à la misogynie, il n’en résulte plus que dénigrement haineux du mâle blanc occidental, au point de vouloir en épurer toute trace jusque sur les cintres muséales, non sans se parer d’une intelligence exigeante, arrogante et spécieuse. L’on fomente des accrochages idéologisés. Lorsqu’« une histoire de l’art sans Noirs et sans gays, et sans femmes, c’est mal », l’on remplace les œuvres marquantes par des plus ou moins œuvrettes privilégiant ces trois qualités (qui d’ailleurs n’en sont pas en soi). En vandalisant des sculptures, l’on prétend effacer les symboles honnis du passé, alors que c’est l’Histoire et le patrimoine que l’on éradique. Soit une aberration intellectuelle et civilisationnelle. La relecture morale, voire écologiste et climatique, est celle d’une « moraline », qui ne vise, sous couvert de revanche et d’auto-culpabilisation, qu’à s’arroger le pouvoir, donc fonder les prémices d’un totalitarisme. Heureusement l’administration Donald Trump, quoique peut-être avec un rien d’excès, veut en finir avec les « délires wokes ».
Par exemple l’absurde affirmation face aux statues grecques blanchies par le temps, alors qu’elles étaient peintes de couleurs vives, ne doit pas travestir la vérité : « Quelle différence y a-t-il au fond entre quelqu’un qui pense que la terre est plate et un autre certain que les sculptures grecques étaient racistes ? » Ou encore cette Femme buvant du thé peinte en 1735 se voit affublée à Glasgow d’un cartel prétendant qu’elle est la preuve de « l’expansion coloniale » ! Pensons plutôt aux bienfaits du commerce selon Montesquieu et Adam Smith, ainsi qu’à la paisible esthétique du peintre. « Cachez ces œuvres que nous ne saurions voir », y compris si les nus féminins sont peints par des hommes, semblent proclamer nombre de musées – ou plutôt « locaux de partis politiques » - qui préfèrent des vidéos pédagogiques méprisant l’art de penser par soi-même, des gags pitoyables et des installations de tas de déconstructions…
Illustré d’une soixantaine de reproductions en couleurs, montrant que les individus noirs peints ou sculptés ne le sont pas par mépris, l’ouvrage fait mouche. Bien digne de son auteur qui se permit un joli réquisitoire dénonçant l’enlaidissement de Paris[4]. De plus, muni de cahiers cousus et de rabats, le tout pour un prix modique, sans oublier une explicite couverture montrant un cadre doré vidé de son contenu, cet essai montrant « comment le wokisme s’infiltre partout », mérite plus que la curiosité : si le musée est une institution publique, n’est-il pas de salut public de pointer avec vigueur ses dérives, petitement idéologiques, finalement incultes et grossièrement désastreuses…
Peut-on mettre entièrement à nu le nu ? Il est à craindre que la liberté d’oser la nudité et les sexualités soient menacées. Y compris en prétendant réhabiliter les unes et les uns. Honteux, Priape n’aurait plus qu’à se cacher, se castrer, castrant au passage les musées, l’art, l’esthétique et l’intellect.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.