Château de Perreux, Nazelles-Négron, Indre-et-Loire.
Photo : T. Guinhut.
Petite Porcelaine bleue II.
La Bibliothèque du meurtrier
versus Bibliothèque Hespérus XIX.
Suite de : Petite porcelaine bleue I
Au travail, je dois me consacrer à la révision des épreuves des mangas en traduction tout en comparant avec le texte original japonais, de celles du manga d’Axel Revelles, une réécriture graphique d’histoires de samouraïs belliqueux, sans compter le bavardage avec Ada, ma chère voisine de clavier. Le soir, vu l’affluence des consommateurs et l’absence de Gisèle, enceinte jusqu’aux joues, je dois assurer le service au côté de Maman. Le week-end enfin je puis retrouver mes carnets et mes encres, au service de ce que je suis, sui generis : Petite porcelaine bleue. Je ne sais pourquoi je me sens une soif d'aquarelle et de pastel rouges, pour qu'une petite mésange bleue se métamorphose en phénix hyacinthe.
Le lundi est un événement. L’on présente à la presse et aux libraires une nouvelle publication de notre département manga : La Vengeance de Kitsune, conçue par notre chef, Maxence Degreffe, le revêche en chef, diplômé par erreur d’aiguillage en management et gestion éditoriale, qui, s’il est possible, se revêt de jais plus noir et absolu que l’enfer, et surtout que notre Président – auquel, je suppose, il essaie de plaire à l’aide de huileuses flagorneries – certainement inaperçues. Alors que Monsieur Armfeld sait, lui, tempérer sa monochromie par le soin d’un col de chemise crémeux et d’une petite broche d’argent représentant une feuille d’acanthe. Monsieur le supérieur hiérarchique, qui visiblement me déteste jusqu’aux crocs de sa barbe sursoignée, de même pour Ada qui a le front de s’habiller façon cosplay japonais. Seuls les chiffres de nos ventes nous protègent. Peuh, l’affiche, calligraphiée plus lourdement que le dessin, est explicite : encore une énième variante sur le mythe de la femme-renarde. J’ai bien fait de jeter la mienne aux oubliettes.
Bras-dessus, bras-dessous, Ada me conduit à la réception, dans l’atrium. Il y a des moshis glacés à la noix de coco, j’adore… Monsieur Lord Degreffe arbore une exubérante broche de cravate en argent grosse comme un placard, qui s’illumine à chaque flash des photographes. Ses dents se pâment de sourires au dentifrice du Groenland comme la Vanité en personne. Elles ne valent pas ce moshi glacé au thé blanc, et celui-ci au muscat noir, mm…
- Petite porcelaine bleue, viens voir, vite !
- Ada, non, je ne veux pas voir la médiocrité d’un manga sous-griffé Degreffe. Ce doit être pire que le précédent, qui s’était vendu peau de banane. Comment c’était déjà, Talons aiguilles de fer, dessiné à la fourche à foin…
- Regarde, je te dis !
- La Vengeance de Kitsune : la silhouette en couverture me rappelle quelque chose, mais quoi ?
- Ouvre, feuillette !
- Incroyable ! Le vampire…
- Ce sont, n’est-ce pas, tes dessins, ton scénario, ce travail que tu avais, de dépit, jeté à la poubelle ?
- Le raticide ! Il n’a fait que des changements mineurs. Croit-il que le forfait va passer inaperçu ? Comment lui faire rendre gorge, en public de surcroît ?
- Il nous faut des preuves irréfutables
- Aller chercher mes planches originales dans ma cabane ? Cela prendrait trop de temps, n’est-ce pas…
- Et si nous allions fouiller dans son bureau, des fois que…
- Ada, tu crois ? Il serait assez bête pour conserver les scans que j’avais froissés ?
En quelques secondes nous voici courant, grimpant en trépignant dans l’ascenseur, poussant de nos épaules conjointes et obstinées la porte aussitôt craquée de Mister Degreffe, fouillant ses étagères bourrées de dossiers, de collections de fume-cigarettes et de bottines noires, de broches de cravates en tôle de Patagonie et de lunettes de soleil griffées, ouvrant les tiroirs de son bureau dont les pattes grêles comme un héron tremblent sous notre assaut… Rien.
- Nous n’allons tout de même pas rester bredouilles ! Pourtant, ne semble-t-il pas que les tiroirs soient plus profonds que leur intérieur… Je te laisse officier, pour filmer le processus et la découverte à venir…
- Oui, Ada, tu as un œil de phénix ! L’on va s’y casser les ongles, non, les pinces à épiler de Maxence Degreffe. Je sens qu’il va sourciller d’importance. Une fois soulevée la planchette, une pochette : mes dessins imprimés, défroissés, encore avec ma signature ! Le sale ptérodactyle !
- Faisons de même avec les autres tiroirs. Petite porcelaine bleue, fais chauffer le smartphone. Je m’emballe peut-être, mais je sens le gros poisson. Miam-miam, voici des contrats qui sentent le dessous de table. Gagné, lis-moi ça, dix pour cent concédés à l’imprimeur et dix pour cent à l’arnaqueur en chef ! Qui de plus s’est permis de me mettre une main aux fesses. Et une autre fois de me proposer son bisou baveux en échange de billets gratuits pour le Japan Show…
- Quoi, tu ne m’avais pas dit cela !
- T’inquiète, je lui offert une mandale qui lui a retourné la barbe.
- Sommes-nous assez fortes pour attaquer de front le diabolus en pleine réception, devant les caméras ? Je sais. Attends de voir, Ada ! Mon smartphone pétille d’impatience : Monsieur Armfeld ? C’est Petite porcelaine bleue. Pouvez-vous venir immédiatement dans le bureau du chef du département des mangas ? Merci.
Ada me regarde avec des yeux plus grands que la pleine lune et plus effrayés que des moshis congelés…
- Tu téléphones à Monsieur Armfeld ? Directement ? Au Président de la planète Saturne ! Au grand Cannibale du capital ! Et il t’obéit ? C’est insensé ! Que m’as-tu caché ? Meilleure amie ou cachottière ?
- Promis, je te dirai tout. Ou presque…
Devant la silhouette obombrée qui s’étonne de la porte dégondée, Ada fléchit sur ses genoux, fort soucieuse de trouver un trou de termite pour s’y cacher…
- Regardez. Voici le prétendu manga de Maxence Degreffe, qu’il signe à tours de poignet dans l’atrium et devant la presse.
- Mais, mais, ce sont les dessins de La Rédemption de Kitsune, que j’ai compulsés dans votre cabane !
- Et voici les scans imprimés que j’avais poubellés. Nos vidéos détaillent la manière dont nous avons assuré la découverte. Mieux, s’il se peut, demandez à Ada ce qu’elle tient dans la main.
Il observe avec circonspection Mademoiselle Ada, vêtue du virevoltant costume bleuté, crème, rouge et or de Ganyu, venu de Genshing Impact, me jette un regard interrogateur auquel je réponds par un acquiescement. La main d’Ada tremble comme un lapinou dans l’apocalypse. Y compris lors de la lecture impavide et attentive du maître de la pyramide.
- Petite porcelaine bleue, c’est votre amie, je suppose.
- Ma meilleure amie, l’auteure des mangas pour enfants, ludiques et pédagogiques bien connus : Lilianne, celle qui bavarde avec les animaux et La vie de Chatounet… Il serait bon d’ailleurs de chercher si le Sieur ne s’est pas contenté de harceler à plusieurs reprises la seule Ada.
- Elle pourrait être détective, non ? Mes félicitations à toutes les deux ! Suivez-moi. Avec nos pièces à conviction.
Intimant à Madame Yolanda de faire apporter quelques caisses de nos mangas, il nous entraîne jusque dans l’atrium. Lorsque de rares initiés s’avisent de le reconnaître, fendant la foule, ils s’écartent, se taisent, alors que les murmures en cascade le voient approcher, puis se planter devant l’estrade sur laquelle siège le Dracula des bureaux.
- Oh, cher Monsieur Armfeld, vous venez assister au triomphe de ma Vengeance de Kitsune ! Je suis comblé…
- Je sens que l’orgasme qui lui brûle la barbe va bientôt s’effondrer, glissé-je à l’oreille d’Ada.
- Tu t’y connais en orgasme, toi ?
Nous prenant toutes deux par la main, l’aigle sévère d’EuroTradefunds entreprend l’ascension de l’estrade. L’assurance du vampire, nous voyant aux côtés de Maître Armfeld, se fendille instantanément, laissant tomber les écailles de son fond de teint comme une momie cramée par le soleil. Monsieur Armfeld lui dérobe le micro :
- Nos amis journalistes, libraires, fans et lecteurs, voudront bien pardonner cette interruption. Permettez-moi de vous présenter nos plus talentueuses mangakas : à ma droite, Petite porcelaine bleue, à ma gauche Ada Lozère. La Vengeance de Kitsune que vous célébrez ici et maintenant n’est qu’un honteux plagiat, un vol qualifié. En effet, moi, Gustav Armfeld, Président d’EuroTradefunds, ai vu de mes yeux vu les planches originales de La Rédemption de Kitsune, dans la cabane-atelier de Petite Porcelaine bleue, de surcroit dans un carton scellé par les toiles d’araignées. Elle vous présente, à main levée, les scans signés que Maxence Degreffe a dérobés à la corbeille à papiers de l’auteure insatisfaite de son travail. Scans qu’elle a retrouvés enfouis dans le bureau de l’inqualifiable plagiaire. Ada Lozère, quant à elle, exhibe les preuves de continus détournements de fonds et autres fausses factures, en complicité avec l’imprimeur, sans compter les harcèlements sexuels dont il serait bon de connaître l’ampleur.
Un murmure ébahi s’élève dans le public, qui devient un grondement scandalisé, pendant que le vilain s’écroule sur lui-même, livide, dévasté, avant que trois gardes de sécurité, vengeurs comme les Erinyes, évacuent de l’atrium le vieux chiffon déshydraté.
- En conséquence, mon service juridique va derechef instruire les plaintes et les exigences de remboursements, de dédommagements, tant à l’égard de la compagnie que de l’artiste spoliée. Ceux d’entre vous qui ont acheté La Vengeance de Kistune seront au choix immédiatement remboursés, à moins qu’ils préfèrent les échanger contre les volumes que vous voyez la remplacer sur nos tables : Lilianne, celle qui bavarde avec les animaux et La vie de Chatounet, d’une part, la trilogie de Blue Princess, d’autre part. En attendant de voir prochainement paraître, si Petite porcelaine bleue y consent, sa Rédemption de Kitsune, amendée, et accomplie, car vous n’êtes pas avoir remarqué que la fin de l’ouvrage est un désastre, dont seule le plagiaire est l’auteure, faute de l’achèvement de notre vraie créatrice…
- Oh, certainement, répons-je, mutine, je sens que je bouillonne d’idées !
Les caméras ronronnent de plaisir, les flashs crépitent d’excitation. Nous voilà toutes deux à signer nos œuvrettes à profusion, pendant que notre prestigieux salvateur répond aux questions de la presse en ébullition.
Une fois la tempête événementielle apaisée, Monsieur Armfeld se tourne vers nous deux :
- Venez avec moi ! Ah, Yolanda, convoquez de suite Norbert, du service juridique, Olev de l’édition, Pavel du pôle financier et Séverine, notre experte informatique et hackeuse patentée…
En un vol d’ascenseur, nous voici au vingt-huitième étage, dans l’immense et confidentiel espace au Bouddha noir. Je n’y ai jamais vu autant de monde, soit sept personnes assises en demi-cercle face au bureau d’ébène. Ada tire la manche de mon blouson animé de coquelicots :
- Dis, Petite Porcelaine bleue, nous sommes en Paradis, ou en Enfer ?
Amusé, le Maître de la pyramide lui sourit, ce qui plonge Ada dans la confusion. Je remarque alors que parmi tous ces costumes et tailleurs aux teintes de froide obsidienne, Yolanda n’a plus son serre-tête habituel : il est d’un doux cobalt.
- Norbert, puisque les nouvelles vont vite, mais moins encore que le châtiment, vous êtes chargé du dépôt de plaintes pour plagiat, vol et détournement de fonds, non seulement pour le compte d’EuroTradefunds, mais aussi de Petite porcelaine bleue, sans oublier le harcèlement, au moins pour le compte d’Ada Lozère. Pavel, vous chiffrerez le montant du préjudice subi et les dédommagements afférents à prévoir. Olev, vous retirerez du marché cette infecte Vengeance de Kistsune, et assurerez à Petite porcelaine bleue toute liberté pour parachever son travail. Quant à vous, Séverine, il vous faut infiltrer les comptes du vampire et nous établir ces dépenses et recettes, y compris en liquide auprès des boutiques de luxe auxquelles il a sacrifié son âme. Pour revenir à nos deux héroïnes qui viennent de révéler le pot aux roses, Pavel, vous verserez un bonus égal à deux mois de salaire sur le compte d’Ada Lozère.
- Merci, merci, Monsieur le Président, mais c’est moins ma minuscule contribution que celle de Petite porcelaine bleue qui mérite récompense…
- C’est juste. Vous êtes, Ada, une véritable amie. La même chose pour Petite porcelaine bleue. De plus, dites-moi, Pavel, à combien se montent habituellement les droits d’auteur ?
- Président, au-dessous de vingt-mille exemplaires, rien, puisque le salaire en tien lieu. Au-delà, cinq pour cent du prix public hors taxes.
- Seulement ! Passez à dix pour cents, y compris avec les arriérés.
- Nous vous sommes reconnaissantes, Monsieur Armfeld, balbutie-je. Par ailleurs, Axel Revelles, le favori des mangas de samouraïs belliqueux, en bénéficiera.
- Bien. Vous pouvez disposer, merci. Sauf nos deux héroïnes et Yolanda.
Les gros bonnets noirs, ventripotents ou maigres, rasés ou chauves, hors Séverine aux cheveux empétardisés, rendent l’espace à un peu plus d’intimité, si un tel lieu le permet. Dans la quiétude retrouvée, notre mentor reprend :
- Il me semble que Petite porcelaine bleue n’a pas encore reçu la lettre de sa banque. Le reliquat du prêt contracté aux dépens du restaurant maternel pour financer ses deux ans d’études à Osaka vient d’être réglé par mes soins ; et plus précisément par mes fonds privés.
- Mais, je ne peux pas accepter ! C’est trop ! Je ne veux rien vous devoir.
- Vous me devez une planche originale format grand aigle, en couleurs, de votre prochain manga en gestation, au-delà de La Rédemption de Kitsune bien sûr. Vous pouvez aussi me dessiner Grondoudoux. Marché conclu ?
- Vous me prenez par les sentiments.
- Je l’espère bien. Hélas, je dois vous abandonner d’urgence, car j’ai un rendez-vous ministériel ce soir. Ce bureau, Petite porcelaine bleue, est cependant toujours à votre disposition. J’ai pu constater avec plaisir que vous y êtes inspirée. Nous nous revoyons ici à 18 heures, après-demain. Bonne soirée à vous deux. Oh, Yolanda, préparez-leur un thé et des cookies, vous voulez-bien…
À peine avons-nous le temps de le remercier encore, qu’il s’éclipse, comme la lune derrière l’ombre de la terre.
- Dis-moi, Petite cachottière de porcelaine bleue… Il est venu dans ta cabane. Il connait Grondoudoux. Il rembourse ton emprunt. Tu dessines dans son bureau phénoménal et fastueux. La trilogie de Blue Princess est exposée, bien en vue entre deux livres de marbre blanc. Il supporte nos vêtements aux couleurs extravagantes. Il te sourit. Se peut-il que, entre toi… et lui… Ce disant, précautionneusement, riant de toute l’aimable coquinerie de ses joues bombées, elle dessine de ses pouces et index réunis : un cœur.
- Ada, n’importe quoi ! Comment serait-ce possible ? Je ne suis qu’une petite porcelaine bleue. N’oublie pas : il est le Maître du Pouvoir. Entre nous, le fossé, non ce n’est pas un fossé, mais une tranchée, un abîme, l’abysse des grands fonds aux poissons monstrueux et aveugles, est irréfragable.
- Ta ta ta ta… Quel grand mot !
- Je t’interdis, Ada, une telle supposition. Sinon je dis à Axel que tu le dessines en secret !
- Mais non ! Tu confonds avec un fantasme ! Comment pourrais-je apprécier un macho post-adolescent ? Eh, ne détourne pas la question. Comment vous êtes-vous rencontrés ?
- Mystère, mystère, je te raconterai cela avec le dessin grand aigle, que je m’en vais commencer ce soir. Bises. À demain.
(...)
Abbatiale Notre-Dame-la-Blanche, Selles-sur-Cher, Loir-et-Cher.
Photo : T. Guinhut.
Comme promis, mais avec mon carton grand aigle sous mon petit bras – heureusement mon scooter rose est muni d’un porte-bagage adéquat – j’entre dans un bureau que Madame Yolanda s’empresse de m’ouvrir.
- Chère Petite porcelaine bleue, que m’apportez-vous ?
- La planche en couleurs demandée. J’espère que ce n’est pas trop osé…
Je repousse l’ordinateur, mon exemplaire de L’Eloge de l’ombre, quelques dossiers. Ouvert, le carton s’étale sur 110 par 150 cm. Une serpente crème préserve le dessin. Avec délicatesse, je découvre le calme drame de la vaste planche. Elle présente deux pages accolées, plusieurs cases et fort peu de bulles, qui sont des silences. La première ne montre que la faible lueur d’un écran dans l’ombre d’un openspace désert. La seconde éclaire la nuque, le visage endormi sur les coudes et le clavier, les lunettes, le chemisier aux bleuets et le carnet ouvert sur quelque dessin de phénix. La plus grande exhibe un homme de haute stature, portant dans ses tendres bras la belle endormie, les plis de la jupe glissant contre ses jambes, alors que s’estompe la silhouette d’une dame serviable. Sur les suivantes, je reconnais bien entendu l’ascenseur, la traversée du bureau, la chambre où pudiquement déposer Petite porcelaine bleue, et, seul anachronisme, la boite de macarons ouverte sur la table de nuit. Dans toute cette encre noire et blanche, les nuances bleutées de la jupe et du chemisier, les petites touches pâtissières, sans oublier la pointe d’écarlate du carnet de cuir, luisent et éclatent. Le tout avec un sens du trait et des courbes, un sens des émotions, incomparables.
Monsieur Armfeld se tait longuement ; profondément concentré. Comment va-t-il le prendre ?
- Si Yolanda veut bien se charger de faire encadrer cette planche comme il se doit…
- Croyez-vous que cet inconséquent travail le mérite ?
- Je ne saurais dire combien vous me touchez, Petite porcelaine bleue. Voilà qui ne peut se payer avec quelque argent que ce soit. C’est moi qui ne mérite pas d’être un héros de votre œuvre…
- Vous allez, Monsieur Armfeld, écorner ma modestie. Et je n’ai pas encore réussi à dessiner Grondoudoux...
Nos regards se coulent dans nos regards, au point que je ne sois pas loin de perdre conscience.
- Ce soir vous m’accompagnez à une réception de gala, sur les dallages de marbre de l’Athénée.
- Vous plaisantez ! Parmi des grandes dames en robes du soir spectrales et chargés de joailleries grosses comme des banques suisses ?
- Pas le moins du monde. Et même si votre bustier-pantalon chamarré de grappes de lilas me ravit, vous ne pourriez entrer sans une robe longue.
- Mais je n’ai pas une telle chasuble dans mes placards ! Et surtout pas noire !
- Nous avons parfaitement le temps de nous consacrer à l’acquisition de la soirée, bleutée de surcroît. Ascenseur, voiture avec chauffeur, vous êtes mon invitée.
- Mais qu’est-ce que j’ai fait à l’univers pour être votre jouet ?
- N’oubliez-pas combien un tel événement peut inspirer vos créations.
- Vous me touchez au point sensible, Gustav. Vous êtes un vil manipulateur. Je me rends à votre argument.
- Montez. Et demandez-vous qui manipule qui. Quoiqu’il n’y ait pas la moindre ombre de perfidie, ni de tyrannie, nous le savons bien…
Je n’ai pas le temps de réfléchir qu’aussitôt je me trouve environné de vêtements affriolants. De haute-coutures dont les beautés ailées dépassent l’entendement, dont l’une me vêt comme une caresse…
- Comment vous trouvez-vous en cette robe Fortuny ?
- Regardez comme je tourne devant le miroir ! Elle volète autour de mes chevilles…
- Comme les saints des fresques romanes, dont les plis des vêtements dansent pour les rehausser…
- Ces iris dont les tiges et les feuilles montent le long de mon corps jusqu’aux fleurs ! Est-ce que je mérite ce rêve ?
- Prenons également le sac-à-main Gioia Ventagli assorti.
- Mais vous avez dépensé une fortune ! Vous retiendrez donc un peu chaque mois de mon salaire.
- N’y pensez pas un instant. C’est pour vous que les conceptrices, les couturières et les brodeuses de Venise ont travaillé avec diligence. Et fermez les yeux.
Je sens alors glisser quelque chose de froid sur ma nuque.
- Regardez-vous.
- C’est splendide !
- Un collier David Yurman, or 18 carats et topazes bleutées Marbella.
- Vous êtes fou. Je suppose que ce n’est qu’un prêt…
- Peut-être. Vite. Yolanda nous attend.
Je n’ai pas le temps de penser plus avant, tant je ne sais plus qui je suis. Ada aurait-elle raison ? Non, je ne suis que décorative. Je reconnais à l’entrée du salon Madame Yolanda dans une robe de velours noir semée de fines étoiles, à l’instar de son chignon grisonnant que le serre-tête cobalt sécurise. Elle me sourit avec tendresse.
- Prenez mon bras et ne le quittez pas.
Je constate alors que tous les yeux sont rivés sur nous. Comme s’ils jaillissaient, exorbités, des bouquets de smokings et de robes tous invariablement noirs et blancs. Comme s’ils ne reconnaissaient plus l’homme dont je tiens le bras timidement et convulsivement, comme si j’avais commis une transgression, celle qu’il est hors de question d’imaginer pouvoir commettre pour quelque mortelle que ce soit. Une seule femme, immense, ose se gainer dans un oripeau violemment teinté d’un roux aussi animal que sa chevelure, ose s’approcher, me bousculer brusquement, s’agripper au bras de mon cavalier, en se coulant contre son bassin comme une couleuvre venimeuse, feulant :
- Gustav, mon Gustav, je suis à vous ; à vous pour sûr ; je suis votre sexe ouvert et votre désir incendié !
Alors que Yolanda me soutient, chue sur le marbre que je suis, je la reconnais : la Femme renarde ! Un instant pétrifié de dégoût, il la jette d’un revers dans un canapé qui semble couiner de honte…
Dans un silence sépulcral qui fige l’assemblée, Gustav s’ébroue comme un lynx qui a pris l’orage. Puis il se penche vers moi, pendant que Yolanda recueille mes lunettes heureusement intactes, me prend la main, me relève et confie ma confuse personne à ses bras…
- Petite porcelaine bleue, vous allez bien ? Pardon de vous avoir embarquée dans ce traquenard. Cette gourgandine se prétend mon amie d’enfance, ma destinée, ma fourrure et autres balivernes obscènes… La voix de Gustav tremble dans toute sa grande corpulence.
Pendant ce temps le personnel de sécurité empoigne aux épaules la fauteuse de trouble glapissante pour la jeter dehors manu militari.
- Je vais bien. Pas d’inquiétude. Ce n’est rien, Gustav, ne vous laissez pas impressionner par une renarde vêtue d’une robe demi-nue en peau de serpent roux, à la poitrine en obusier et à la cervelle de crapaude…
Enfin il sourit :
- « Cervelle de crapaude », c’est tout à fait cela. Quand je pense que ma grand-mère a commis l’erreur de me la présenter en espérant une fois de plus me coller une épouse sur le dos.
- Peut-être a-t-elle cru bien faire. Et sûrement maintenant ne l’approuverait-elle pas.
D’une voix posée, grave, résonnant dans l’espace de marbre, mon cavalier reprend sa dignité :
- Chers amis, veuillez oublier cet incident incongru. Effaçons ce rien avec quelques bulles de Champagne. Permettez-moi de vous présenter mon amie : Petite porcelaine bleue. J’aurai dans un instant le plaisir de palabrer un moment avec chacun d’entre vous.
Un murmure d’approbation, puis un concert d’applaudissements lancé par une petite dame aux cheveux poudrés accueillent ce préambule. Pendant ce temps, je rêve d’être une petite, toute petite, souris bleue pour pouvoir me cacher dans la poche de poitrine de Gustav, sans le déranger…
- Yolanda, ne la quittez pas d’un doigt. Je dois lancer les bases d’une poignée de contrats, négocier et cultiver quelques connexions et relations. Petite porcelaine bleue, profitez du buffet. Ah, voici ma grand-mère ! Je vous l’offre.
- Vous êtes un miracle ! Vous vous appelez vraiment ainsi : Petite porcelaine bleue ?
- Oui Madame, Xiǎo Qīng Huā, en chinois.
- Comment avez-vous fait pour apprivoiser mon grand ours à poil dur de petit-fils ?
- Je n’ai rien fait. C’est lui tout seul. Et je ne suis que moi-même, une petite mangaka de sa compagnie.
- Vous êtes une fée Saperlipopette ! Je vous adore ! Quant à la greluche en roux, que l’on avait prétendue digne de sa bonne famille, c’est une désaxée, une vixen, un cloaque de concupiscence, une croqueuse d’hommes et une casseuse de lingots. N’ayez surtout pas crainte d’elle. Je suis certaine qu’après ce coup d’éclat son père va se charger de la corriger d’importance. Votre robe est d’une beauté vénitienne incroyable ! Oh pardon, vous êtes encore plus mignonne… Et vous avez réussi à l’imposer à Gustav !
- Non, Monsieur Armfeld l’a choisie avec moi.
- Voulez-vous bien l’appeler Gustav en ma présence ! Ou la moutarde au poivre va me monter au nez… Ma petite, tu es un prodige, mon prodige préféré…
- Grand-Mère, n’ennuie pas Petite porcelaine bleue.
- Mais qu’attends-tu, grand Diable de Gustav, pour lui tenir la main ? Tout de suite, sinon je vais te corriger avec mon balai à poussière ! Bien.
- C’est pour faire plaisir à Grand-mère, me glisse-t-il à l’oreille…
- Et pas à moi ! Vous y allez un peu fort de saké.
- Redonnez-moi cette main, je vous prie.
- Gustav, demain, que tu le veuilles ou non, demain, je remets ma robe vieux-rose en ta présence.
- D’accord Mère-Grand. Au fait, Yolanda, je vous prie, faites-changer le Blanc de Blanc pour du Champagne Rosé. Veuillez m’excuser : je retourne auprès de mes partenaires.
- Vous êtes un génie, Petite porcelaine bleue. Vous me l’avez métamorphosé. L’arbre de fer se met à fleurir. Inespéré ! Faites voir là votre frimousse ; vous permettez que je vous bise sur la joue ?
- Euh, si vous voulez. Et si nous goûtions un peu ces huitres en gelée ? Ou ces gâteaux au cœur de chocolat…
- Et je suppose que Gustav est le parrain de ce collier qui te transcende ? Ce lynx des tumulus sait enfin vivre !
- Oui, oui, rassurez-vous, je le lui rendrai.
- Comment ? Ma petite belle fille divorcerait déjà ?
- Non, oui, non ; je ne sais plus ce que je dis. Grand-Mère, vous déraisonnez.
- Viens t’assoir, nous allons champagniser…
Quelques douzaines de bavardages plus tard, quoique je ne perde pas mon acuité visuelle pour observer et prendre note du spectacle mondain, mais à peine pompette, je revois le regard de Gustav au travers des gerbes de bulles roses… Il me conduit vers la voiture, puis vers mon chez moi, sans oublier mon cabas gonflé par mes précédents vêtements, enfin me confie à Mère, ébahie :
- Mais je ne reconnais pas ma Petite porcelaine bleue ! Monsieur, vous êtes aussi entrepreneur en contes de fées ? Vous changez les mésanges en Phénix ?
- Je vous la confie, Madame. Avec mes respects. À demain, quand vous voudrez, Petite porcelaine bleue, dans votre atelier du vingt-huitième étage. Il s’incline et nous laisse confuses.
En entrant dans le bureau, je le vois glisser précipitamment un livre rose et bleu, titré La Délicatesse, sous une pile de dossiers aux lueurs funéraires. Il se lève pour m’accueillir.
- Monsieur Armfeld. Je vous ramène le collier, précieusement enroulé dans une pochette de coton, puis dans mon bonnet.
- Si vous le croyez nécessaire. Regardez, je le range soigneusement dans un papier de soie, puis dans cette boite chinoise aux montagnes de pierres bleues. Jusqu’à la prochaine fois.
- J’avoue que je suis très inspirée dans cet espace. Aussi, puis-je en abuser, étaler encore mon cabas, mes plumes et mes cansons ?
- Vous préparez le portrait de Grondoudoux ?
- Non, pas ici, mais bientôt, si vous y consentez, vous viendrez le chercher dans ma cabane.
- Volontiers.
- Je travaille sur La Rédemption de Kitsune. La femme renarde médiévale devra payer ses venimeuses séductions en étant réincarnée de nos jours. Il lui faudra sauver douze femmes outragées par des rustres indélicats pour que le paradis lui soit ouvert.
- Aura-t-elle les traits de notre prédatrice rousse ?
- En effet ; avec quelque chose de notre plagiaire, tant elle peut se métamorphoser. Mais c’est seulement au pays de magie qu’une telle créature puisse accéder à ses traits spirituels et purifiés.
- Intéressant. Ô combien ! Et avec une dimension morale. J’ai hâte de choyer ce livre entre mes mains… À mon grand regret, je dois vous abandonner ; mais ce lieu ne vous abandonne pas. Mon avion pour Berlin attend que mon hélicoptère décolle de la terrasse. Je ne pars pas sans votre trilogie. À bientôt, dans trois jours, chère Petite porcelaine bleue…
Curieuse comme une pie, pendant que j’entends et contemple vrombir les pales du gros bourdon noir, puis décroître dans un ciel aux cirrus d’altitude, je me précipite vers cette Délicatesse. De quoi s’agit-il ? La Délicatesse, sous-titrée Comment faire l’amour à une femme. Par Grisélidis & Arthur Recouvrance, aux « Editions secrètes ». Brusquement, je le replonge sous les dossiers, craignant que mon indélicatesse y laisse ses empreintes digitales, me sentant rougir jusqu’à la moelle épinière. Quoi ! il aurait une femme, serait marié ? À quoi joue-t-il avec moi ? Non, Grand-mère n’aurait pas eu cette attitude à mon égard ! Je m’évente les joues en agitant mes phalanges. Ouf, je dois reprendre mon calme et mon calame. Heureusement Madame Yolanda me distrait :
- Vous prendrez bien un thé noir aux marrons glacés ? Et des biscuits roses de Reims ?
- Pourquoi êtes-vous si bonne pour moi ?
- Eh bien, rie-t-elle, nous admettrons qu’il s’agit là d’un investissement nécessaire à la bonne rentabilité du département des mangas.
- Cannibale capitaliste ! Oh, pardon, cela m’a échappé. Non ce n’est pas vrai, je dis des billevesées. Je ne répète que ce que m’a soufflé Ada, qui elle-même a répété ce que persiflent les envieux…
- Vous me faites rire à perdre l’haleine, Petite porcelaine bleue. Ce bureau, depuis si longtemps n’avait rien vu ni entendu de tel. Si les lieux ont une âme, c’est sa rédemption. Comme pour votre manga… Travaillez bien.
(...)
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
Abadia Santa Maria de Montserrat, Catalunya.
Photo : T. Guinhut.