Gallimard, Bibliothèque illustrée des Histoires, 2019, 512 p, 35 €.
Aurélia Gaillard : L’Invention de la couleur par les Lumières,
Les Belles Lettres, 2024, 336 p, 27 €.
Rafael Alberti : À la peinture,
traduit de l’espagnol par Claude Couffon, Le Passeur, 2001, 176 p, 11,89 €.
« De gustibus et coloribus non est disputandum »… Ce qui, depuis les philosophes scholastiques médiévaux, donne : « des goûts et des couleurs on ne discute pas ». Malgré la liberté octroyée en ces domaines par le Christianisme (ce n’est pas le cas de toutes les religions), c’est une grave erreur cependant que cette démission devant la connaissance, les arguments et le jugement. Nietzsche n’affirmait-il pas : « Et vous me dites, mes amis que des goûts et des couleurs on ne doit pas disputer ? De goûts et de couleurs toute vie est contestation ![1] » Nous n’en aurons pour preuve que les couleurs politiques ainsi que les études du rouge, du noir, du bleu et du jaune par Michel Pastoureau[2], alors que les ténors de l’iconologie, Aby Warburg et Erwin Panofsky, sont muets à ce sujet. De plus nous oublions que toute l’Histoire des civilisations et de l’art n’use point de la couleur par la grâce superficielle et spontanée du goût, mais que s’y cachent sens et valeurs, voire la marque d’un ordre social qui n’apprécie guère l’individualisme et les irrationnelles dérives. C’est le projet d’Hervé Fischer de nous rappeler que les pigments sont de longtemps codifiés, dans Les Couleurs de l’Occident. Et si l’on s’est ici limité à l’Occident, sans compter le trop large champ à explorer, l’on n’y verra pas un vain européanocentrisme, ne serait-ce que parce que l’Histoire de l’art, et particulièrement le XIX° siècle, a de longtemps cédé à l’orientalisme et au japonisme. Reste que si les couleurs viennent de la plus haute Antiquité, le siècle des Lumières a vu éclore leur nouvelle invention, de Newton à Goethe, pour reprendre le sous-titre d’Aurélia Gaillard. Oserons-nous de surcroit nous demander si, au moyen de la plume-pinceau de Rafael Alberti, les mots du poème peuvent être colorés…
L’on devine avec Hervé Fischer que la rareté des terres naturelles limita le choix des premiers artistes de la Préhistoire. Ce sont peu de nuances de brun, de rouge et de jaune, plus le blanc et le noir. Mais avec si peu, quels prodiges de Lascaux à Altamira ! Cependant la dimension symbolique et rituelle de ces pigments, certainement collective, nous est restée mystérieuse, à moins que l’on s’adresse à l’esprit de la terre, à une puissance chtonienne, mais aussi à des Vénus fécondes.
Le plus ancien opuscule sur les couleurs que l'on connaisse est celui du Pseudo Aristote, d’attribution incertaine, parmi trois traités qui appartiennent à la philosophie naturelle et à la médecine. Des couleurs décrit les couleurs simples dans leurs rapports avec les éléments, les couleurs composées et leurs infinies variations sous différents effets, puis les teintes des végétaux et des animaux. Ce bref ouvrage côtoie d'ailleurs Des sons et Du souffle[3].
Les Grecs interrogèrent l’origine des couleurs : apparences mensongères des objets selon Platon ou accidents de la lumière pour Aristote, elles sont associées aux sept planètes. L’on aimait la pourpre, pour le prestige, la guerre et le soleil, alors que le blanc était la couleur des dieux et du deuil, quand le noir se voulait symbole des Enfers et de l’immortalité. Les Romains avaient une vision cosmogonique plus affirmée encore, et c’est là que le noir devint mortel, et le blanc divin. Or le rouge est pour ces derniers la jeunesse et le triomphe, le bleu la terre et la mer, la pourpre encore, extraite du murex (un coquillage), est « la couleur emblématique de l’Empire ». Etonnamment, le vert est « glauque », associé à l’automne venteux et à la sexualité…
L’arrivée du christianisme, du culte de Mithra, puis la chute de Rome, tout cela « embrouille la symbolique chromatique », avant qu’elle puisse se renforcer au Moyen Âge. La peinture, l’enluminure et le vitrail religieux privilégient le blanc pour la pureté, l’or pour la lumière divine, le bleu pour la Vierge, le rouge étant le sang du Christ. Cependant, « ce code exclut le clair-obscur et le jeu des ombres qui est le mal ». Car de réalisme, point, il faut transmettre le message de l’au-delà, quand les objets du culte aiment les pierres précieuses : elles sont « la couleur lumière par opposition à la couleur matérielle ». Et si l’or est apprécié, le jaune est attribué à Judas et à sa trahison…
Hors de l’univers religieux, le monde civil codifie également les couleurs, en particulier au servie de la chevalerie et de l’héraldique, où le jaune devient lys d’or, où elles signifient des valeurs morales, comme l’azur qui est loyauté et plus précisément en amour s’il devient violet, ou le sable qui est mélancolie… Si les codes chromatiques populaires et de la vie quotidienne médiévaux sont moins bien connus, l’on peut tout de même y voir une distribution sociale, le blanc pour les enfants, le jaune pour les gens d’armes et laquais, le vert pour les jeunes gens joyeux ; cependant le gris « est bon pour marchand qui va aux champs, mariniers, laboureurs »… Mais le jaune - encore lui ! - peut-être l’écharpe des prostituées, le vêtement des juifs.
La Renaissance et son humanisme rendent les couleurs au réalisme et à la perspective. Elles s’adoucissent avec Piero della Francesca, l’on invente la « couleur locale », celle du paysage et de ses habitants. D’Alberti à Léonard de Vinci, les traités proposent leur atténuation vers les lointains. Giorgione, Le Titien, Le Tintoret et Véronèse sont des coloristes virtuoses, imitant la nature, sublimant l’humanité et ses arts vestimentaires.
En un retournement de pensée, le clair-obscur n’est plus un péché, surtout au temps du classicisme, qui voit le débat entre dessin, « cosa mentale », et la couleur sensuelle s’accentuer : pour Charles Le Brun, « la couleur ne fait que satisfaire les yeux, au lieu que le dessin satisfait l’esprit ». Reste que la première est au service de la monarchie absolue : « ce classicisme du clair-obscur, qui limite la vivacité des couleurs aux personnages de premier plan, correspond à l’affirmation du pouvoir politique centralisateur ». C’est d’ailleurs sous Louis XIV que le nuancier de l’armée s’uniformise, d’abord en fonction des régiments de province. Mais les couleurs de l’ostentation, opposées aux bruns des paysans de Le Nain, sont celles de l’esthétique baroque.
Dans la continuité de l’austérité protestante, du calvinisme et du jansénisme réprouvant la somptuosité assimilée à la dépravation, et en passant par l’ « éthique achromatique de la Révolution française », dont Ingres est le grand représentant, la bourgeoisie puritaine du XIX° aime s’habiller de noir, de façon à paraître éradiquer la discrimination vestimentaire. Goethe, en 1811, notait dans son Traité des couleurs : Les gens cultivés éprouvent quelque éloignement pour les couleurs […]. De nos jours, les femmes sont presque uniquement vêtues de blanc, et les hommes de noir ». Incroyablement, la seconde moitié du XIX° siècle voit s’infiltrer une psychiatrisation des goûts trop colorés !
Cependant il faut lire dans le retour au goût des couleurs du romantisme, puis du symbolisme, un goût de l’individualisme, une expression de la subjectivité et de l’émotion, comme lorsque Théophile Gautier, « Chevalier du rouge », arbore un provocateur gilet rouge lors de la première d’Hernani de Victor Hugo en 1830. Alors que les expositions officielles sont « sous l’emprise du bitume », Delacroix retrouve un colorisme parfois vif, en particulier au contact du Maroc. Au point que dans une démarche synesthésique, l’on puisse adjoindre aux couleurs des correspondances musicales ; pensons bientôt au « Sonnet des voyelles » de Rimbaud. Flaubert dit écrire en gris dans Madame Bovary, mais dans Salammbô, il prétend faire « quelque chose de pourpre ». La « révolution chromatique » explose avec l’impressionnisme qui aime des huiles et des pastels purs, quand avec Van Gogh et Manet le noir et le blanc redeviennent des couleurs. Ce malgré « le réductionnisme chromatique » de Cézanne.
Ainsi prend fin une « dévalorisation idéologique séculaire ». Le fauvisme poussera cette démarche dans ses derniers retranchements, participant de « l’explosion chromatique du XX° siècle ». Matisse en est le maître du scandale, épaulé par l’italien futurisme, les russes, comme Kandinsky. Pendant ce temps, l’Art nouveau a coloré jusqu’à ses architectures. Malgré ce que l’on peut considérer comme un recul chez les cubistes, fureur et beauté vont avec les audaces de ce qui devient l’abstraction, puis l’abstraction expressionniste américaine, dont le langage ne peut guère se passer de la couleur, sauf à considérer que Soulages use d’un noir aux cents nuances. Quoique monochrome, ou presque, l’intensité profondément lyrique n’est pas moins grande chez Rothko.
Après que les identités politiques se soient arrogé le rouge pour la tyrannie communiste, le noir et le brun des chemises mussoliniennes et hitlériennes, la science se mêle de colorimétrie, dans l’espace de travail ou de loisir, au service du capitalisme, du bien-être et de la mode, la couleur joyeuse s’attache à lutter contre la grisaille urbaine. Plus près de nous, la « bannière arc-en-ciel de la fierté gay » gagne en légitimité.
Hervé Fischer s’avance-t-il un peu trop lorsqu’il annonce : « Vers un renforcement de l’ordre social et du système chromatique au XXI° siècle » ? Au travers d’un « univers couleur bonbons » parle une communication de masse, alors que la mode vestimentaire bâche les rues de noirs et gris uniformes. La couleur serait-elle en train de perdre ses vertus, face à ce qui devient un « fauvisme digital », par la grâce des fausses couleurs de la technologie numérique ? Est-on guetté par « un abus de pouvoir social des couleurs » ? Le vert de la nature ne devient-il pas un « vert utopien », pour reprendre la formule de Louis Marin ? Il est certain qu’il est idéologique, voire tenté par le totalitarisme[4], ce que ne dit pas notre essayiste, qui ne pense pas non plus au vert islamique…
Combien de telles analyses sont éclairantes ! S’appuyant essentiellement sur les peintres, qui sont « des baromètres sociaux », notre essayiste affirme : « À chaque société son système de couleur », et à chaque époque sa récriture du système chromatique « pour mieux renfermer la couleur dans l’ordre de son institution ». Mais en notre contemporain tout explose : les codes et symboles colorées s’effacent devant les appétits, les goûts, les modes. Or, face à cet individualisme, ce subjectivisme sans raison, Hervé Fischer semble déceler un « retour à l’ordre de nos sociétés de masse ». Aussi l’audace ou le conformisme picturaux des artistes permettent de constater combien ils se coulent dans les usages de leur temps, ou les transgressent. Mais coloriser s’entend depuis longtemps au-delà des temples et cathédrales, des fresques, des tableaux. Il s’agit d’envahir les journaux, le mobilier urbain, les écrans, voire l’esprit qui serait lui aussi en fausses couleurs…
Polymorphe, la couleur est tour à tour divine ou vulgaire, pécheresse ou salvatrice, décorative ou fonctionnelle, sociologique ou psychologique, militaire ou affective, tendre ou brutale, raffinée ou barbouillée, libérale ou totalitaire. Elle offre une image, consciente ou inconsciente, de qui la porte, l’exhibe ou la cache, de qui la manipule en nous manipulant.
S’appuyant sur une exquise érudition, Hervé Fischer, convoque à point Pline l’Ancien et Vitruve, Goethe ou Le Corbusier ; sa bibliographie étant d’ailleurs passablement impressionnante… Mieux, c’est avec discrétion qu’il nous avertit de la dimension morale du choix des couleurs, voire de la nécessité d’une sérieuse réflexion éthique et politique devant leurs utilisations, voire leurs confiscations. À son essai d’esthétique qui prend en écharpe les époques, les mentalités et les idéologies, et cela va sans dire, les arts, non ne pourrons opposer le vain argument selon lequel il serait incolore !
Fidèle à l’esprit de la collection, « La Bibliothèque illustrée des histoires », ce volume s’adosse une belle iconographie. Il ne reste cependant qu’à regretter un tantinet la fadeur et le convenu des images concernant la seconde moitié du XX° siècle et notre contemporain, privilégiant une architecture aux géométries colorées dans le sillage de Mondrian, des colorisations à la Warhol, ou des espaces urbains tamponnés de pochoirs. Reste que l’essai d’Hervé Fischer est bien digne d’être collectionné auprès de Faces d’Hans Belting[5], des Rythmes au Moyen Âge de Jean-Claude Schmidt[6], ou des Théories du portrait d’Edouard Pommier[7].
Une acmé scientifique a fait éclore la couleur au siècle des Lumières. Avec un rien d’exagération, Aurélia Gaillard prétend à leur invention en ces temps encyclopédiques. En effet de Newton et son expérience du prisme publiée en 1772, à Goethe et sa Théorie des couleurs en 1808, la couleur n’est plus perçue comme un teinte, une « peau », mais en sa dimension lumineuse. La découverte est bien une révolution considérable.
L’approche scientifique côtoie une floraison d’azur et de rose, de vert céladon et de nuances pastelles, de « puce », de pomme et de perroquet « polysensorielles », qui font danser les tableaux, jusqu’au mobilier Louis XV aux tapisseries généreuses. Audacieuses, chatoyantes, acidulées, voire érotisées, les couleurs aux gammes chromatiques élargies font flamboyer la peinture, l’ameublement et le goût vestimentaire. En particulier le rose, auquel Aurélia Gaillard consacre un chapitre entier, qui est une illustration du style rococo, une couleur de la carnation et de l’érotisme libertin. Sans nul doute, la découverte des mondes lointains, nouveaux et coloniaux favorise cette entropie colorée, au travers des oiseaux exotiques par exemple, tels que Buffon les diffusa.
Avec un sens de la vulgarisation sans faute, Aurélie Gaillard interroge cette audacieuse révolution lors de laquelle l’on « aspire à un cadre de vie plus coloré ». La perspective sensualiste accompagne une expansion des connaissances. En ce sens l’approche esthétique de Diderot est une épistémologie. La Théorie des couleurs goethéenne rejoint la diffraction de la lumière newtonienne tandis que la métaphore des Lumières au sens de l’Aufklärung et l’Enlightenment conforte une philosophie sensualiste en phase avec les chromatismes les plus intenses et vibrants.
Brillamment illustrée - même si l'impression est un peu fade, probablement à cause du papier - nourrie de notes, bibliographie, index et lexique, cette Invention de la couleur par les Lumières oscille avec rigueur des plaisirs esthétiques aux recherches scientifiques. Transdisciplinaire, elle débusque les révélations parmi la botanique et l’artisanat des teintures, la philosophie depuis Aristote et la littérature de Fontenelle à Rousseau, la peinture et la linguistique. Le filtre des couleurs ouvre et pense un monde où elles ne sont plus des symboles, des emblèmes, comme pendant l’ère médiévale et renaissante, mais des natures expressives et esthétiques souveraines. En quelque sorte fondatrices de notre vision contemporaine.
« Ut pictura poesis », prétendait Horace en son Art poétique ; ce qu’a d’ailleurs démenti Lessing au XVIII° siècle, dans son Laocoon. Si la peinture est comme la poésie, la poésie de Rafael Alberti est éminemment picturale. En son recueil titré À la peinture, non seulement il construit une ode à l’art des peintres, mais tout autant aux couleurs.
La première vocation de Rafael Alberti (1902-1999) était en effet picturale ; l’adolescent confie d’ailleurs sa « Folie de posséder / Une boite de peinture, / Une toile blanche et un chevalet » en 1917. Né en Espagne, engagé aux côtés des Républicains, il dut à la suite de la victoire franquiste s’exiler en Argentine. C’est là qu’à partir de 1946, il écrivit ce recueil publié à Buenos Aires en 1948. Le poète de Marin à terre, peut-être son livre le plus célèbre, sait à l’évidence disposer avec soin les motifs de son recueil. À la peinture se compose d’une cinquantaine de poèmes, qui vont du haïkai au sonnet, en passant par l’ode, et dont les héros sont alternativement les peintres, les techniques et les couleurs.
De Giotto et son « frère pinceau », à Picasso et Tàpies, en passant par Véronèse et Vélasquez, l’éloge est voluptueux et symbolique, comme à l’égard du Titien : « La mer bleue courtisane de Venise, / la ceinture dégrafée de Vénus, / la suprême plastique bucolique ». Parfois il s’adresse « À la palette », « À la divine proportion », à la fois en technicien et en esthète. Le poète chante les six couleurs essentielles : « Le bleu des Grecs / repose, comme un dieu, sur des colonnes », ou « Je me violente et je m’élève / et pour finir j’éclate en sang » ; ou encore « Quand je me mets à voler et que ma gorge / lâche un or de flûtes multipliées / ma joie se colore de jaune : / de jaune canari ». Ainsi se confie le lyrisme enflammé.
Jaune velouté, discret rouge vif du graphisme, caractères noire, la couverture de ce recueil de Rafael Alberti est égale à l’élégance du volume, confectionné par la maison d’édition « Le Passeur ». Illustré par quelques dessins du poète lui-même, il s’agit là bien plus qu’un décoratif recueil, que tout amateur éclairé d’esthétique devrait ranger - ouvrir, cela va sans dire - au rayon des livres d’art, fussent-ils impressionnants par leurs formats ou par leur sapience, comme celui d’Hervé Fischer. Ou encore comme celui d’Erwin Panofsky sur Le Titien, déployant des « questions d’iconologie » : Lorsque ce dernier peint « L’Amour sacré et l’Amour profane » aux carnations sensuelles, aux rouges somptueux, ne s’agit-il pas, dans le cadre d’un néoplatonisme venu de Marcile Ficin, d’une « quasi-sanctification de l’expérience érotique et esthétique[8] » ?
Sergio Fiorentino, 2018. L'Amand'Art, rue Bourbonnoux, Bourges, Cher.
Photo : T. Guinhut.
L’image de l’artiste
de l’Antiquité à l’art contemporain :
essai et peintures romanesques.
Ernst Kris et Otto Kurz : L’Image de l’artiste. Légende, mythe et magie,
Traduit de l’anglais par Michèle Hechter, Rivages, 1987, 210 p, 75 F.
Jonathan Gibbs : Randall,
Traduit de l’anglais (Grande Bretagne) par Stéphane Roques,
Buchet-Chastel, 2018, 396 p, 22 €.
Percival Everett : Tout ce bleu, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne-Laure Tissut,
Actes Sud, 2019, 336 p, 22,50 €.
Un certain préjugé attache à la figure de l’artiste une aura d’excentricité, l’image du génie méconnu, voire maudit. Eût-il vécu la plus banale vie du monde, il n’en aurait pas moins les caractéristiques étonnantes et légendaires du génie. Il en est ainsi depuis l’Antiquité, en passant par la Renaissance, comme le révèle l’essai d’Ernst Kris et Otto Kurz, consacré à L’image de l’artiste. L’art contemporain n’est évidemment pas indemne de tels travers et splendeurs, d’autant plus frappants et iconiques si la fiction, celle des romanciers en l’occurrence, s’en empare. Jonathan Gibbs dessine la biographie météorique d’un as de l’ironie contemporaine avec son Randall, tandis que Percival Everett est plus tragique en Tout ce bleu. Ainsi, de Zeuxis à l'art conceptuel et scandaleux d’aujourd’hui, l'image de l'artiste emprunte maintes métamorphoses.
La dimension inexplicable du génie prête à l’artiste des traits stupéfiants et fabuleux. Il ne suffit pas d’une approche psychologique pour le sonder, il faut y associer une démarche sociologique pour entendre comment leurs contemporains les ont perçus. C’est à cette double analyse que se livre l’auteur à quatre mains de L’Image de l’artiste. Légende, mythe et magie. En effet le créateur peut être « partiellement responsable, de par son tempérament et ses talents personnels, de la réaction de la société à son égard, et, d’autre part, cette réaction n’est pas sans effet sur l’artiste lui-même ».
Qu’il s’agisse de Pline l’Ancien dans l’Antiquité ou de Giorgio Vasari à la Renaissance, le bouquet d’anecdotes ou la biographie ornent la personne singulière de l’artiste de comportements exemplaires, de pratiques insolites. Ainsi les « préconceptions » qui collent à l’image du peintre, sculpteur ou architecte, voire musicien, viennent de fort loin et sont toujours agissantes. Il est une sorte de héros mythologique, un individu d’exception. Comme Hercule étranglant des serpents en son berceau, dès l’enfance il accomplit des exploits. Le jeune chaudronnier Lysippe devient sculpteur sans avoir besoin de maître, le jeune Giotto dessine des moutons d’après nature sur les pierres et le sable avant d’être remarqué par le vieux maître Cimabue ; en conséquence une ascendance modeste n’empêche pas que l’on soit propulsé vers la gloire. Le « héros culturel » est souvent autodidacte, inventeur d’une technique (sculpter le marbre par exemple), il est autrement dit le « deus artifex ». En conséquence règne « un lien indissoluble entre pensée moderne et mythologie », depuis au moins Dédale, créateur du labyrinthe et de statues capables de se mouvoir.
L’enfant, qu’il s’appelle Filippo Lippi ou Nicolas Poussin, est remarqué alors qu’il dessine sur n’importe quel mur ou papier, d’où la précocité du talent et l’émergence du génie. Pourtant, contrariant le mythe, nombre d’artistes se sont révélés assez tard.
Imiter la nature ne suffit pas : Plotin, parlant du « Zeus » de Phidias, affirme que la vision intérieure compte plus que l’imitation de la réalité. Ainsi l’artiste peut devenir l’égal du poète. De plus la capacité de s’inspirer du hasard est récurrente, qu’il s’agisse de Léonard de Vinci ou de Sung-Ti, observant tous deux, bien qu’en deux contrées fort différentes, un vieux mur pour susciter un paysage. L’on aime également, au-delà du lent et opiniâtre travail, la fureur artistique, la beauté de l’esquisse, le non finito, le brutal inachevé des « Esclaves » de Michel-Ange. L’auteur des Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, Giorgio Vasari[1], contribue à cette délectation de l’extatique transport qui conduit le « stylet de Dieu » et fait de l’artiste « le Saint d’une religion, qui, sous la forme du culte des génies, reste aujourd’hui toujours vivante ».
Apparaître comme un magicien est également une caractéristique iconique de l’artiste. La parfaite imitation parait le summum de la prestidigitation. Parmi les Grecs, Zeuxis peint des grappes de raisins où viennent picorer les oiseaux, quand son rival Parrhasius voit Zeuxis tenter de soulever un rideau qu’il avait peint : « il céda la palme avec une franche modestie, car il n’avait lui-même trompé que des oiseaux, mais Parrhasius avait trompé l’artiste qu’il était[2] ». Pourtant nous ne connaissons ni les œuvres de ces experts de la mimesis, ni celles d’Apelle, tout aussi célèbre, à qui Alexandre offrit une de ses concubines car il « s’était pris d’amour pour elle[3] » en la peignant. « Imiter trompeusement la nature » est un topos de l’éloge. Au point qu’un chien dit-on crut reconnaître son maître dans un tableau de Dürer. Comme dans le mythe de Pygmalion amoureux d’une statue, l’œuvre d’art peut être prise pour un être vivant. De surcroît il faut penser à la magie du Portrait de Dorian Gray qui vieillit lorsque le modèle garde la beauté de sa jeunesse. La littérature extrême orientale conserve de telles relations magiques entre le modèle et la peinture : aimer et tuer la seconde ont un retentissement sur le premier. Cette « équation magique » traverse le culte des idoles, des peintures de la vierge, du Christ et du Démon. Au point que les dieux peuvent être jaloux de l’œuvre, par exemple à l’occasion de la tour de Babel. . N’ayant pas le même rapport avec la main de l’artiste, la photographie n’a guère ce pouvoir.
Autres « attributs » légendaires de l’artiste, la virtuosité, la connaissance intuitive des proportions, la dimension colossale ou minuscule de l’œuvre, mais aussi la facilité dans la répartie et le mot d’esprit… Forcément la supériorité de l’artiste face à son public est avérée. Il peut aussi peindre en enfer ceux qui ont omis de le payer et en paradis ceux qui lui ont plu. Quant à ces œuvres, elles sont plus ses enfants que ceux de chair et d’os. Et l’on n’oublie pas d’abusivement associer l’homme à l’œuvre, dont les vices et crimes peints sont alors réputés les siens ; il en est de même pour les écrivains. Sans compter que l’on ait suspecté qu’un Michel-Ange puisse clouer un jeune homme sur une croix pour mieux représenter l’agonie du Christ…
En Chine, bien plus qu’en Occident, l’on aime penser que le peintre s’absorbe pendant des années dans son sujet, au point de vivre en ermite dans les montagnes pour mieux les peindre en un instant.
L’essai d’Ernst Kris et Otto Kurz donne à L’image de l’artiste une assise pleine de topoï, de façon à isoler des « destin-types », dans une argumentation aussi claire que documentée, montrant que des traits pittoresques, légendaires, voire magiques, gardent leur pertinence lorsque l’on va jusqu’à notre contemporain. N’aime-t-on pas le génie fauché dans sa jeunesse, comme l’Américain Basquiat, comme Randall dans un roman…
Kunsthaus, Zurich, Schweiz. Photo : T. Guinhut.
L’artiste de la Renaissance était financé par l’Eglise et les Princes, il l’est aujourd’hui par les collectionneurs et les institutions muséales. Ainsi Randall devient dans les années quatre-vingt-dix la coqueluche des amateurs fortunés, en tant qu’il est une sorte de synthèse entre Andy Warhol et Damien Hirst, soit une allégorie de l’art contemporain. L’habile romancier Jonathan Gibbs en dresse la biographie, fictive et emblématique.
Le personnage éponyme est évoqué par celui qui fut son ami, Vincent Cartwright, financier et amateur d’art, mais surtout son exécuteur testamentaire. Le récit, chronologique, avance parallèlement avec la découverte post mortem d’une cache où dorment une belle poignée de ses tableaux : ils représentent maints acteurs de la scène de l’art contemporains, célèbres et estimés, curateurs, directeurs de musées, critiques, collectionneurs, cette « hiérarchie angélique », tous dans des poses pornographiques sans ambigüité, y compris son épouse Justine et son ami Vincent. Faut-il révéler ces corps du délit, qui, outre leur « pureté technique » et leur capacité de scandale, valent potentiellement bien des millions de livres et de dollars ?
Certes la capacité de Randall à surprendre, oser et choquer n’est pas un mystère et fait désormais partie de l’image obligée de l’artiste, sans cesse animé par sa créativité : « Randall faisait naître l’art à même l’air ». Et comme Léonard de Vinci et Sung-Ti, Randall use du hasard pour concevoir ses créations. Vide d’idées, et observant son papier- toilette après un anal usage, il conçoit son autoportrait excrémentiel sérigraphié, auquel s’ajoute une série de portraits ainsi conçus de tous ceux qui auront voulu se plier au jeu ! Il passe du « statut de canular puéril d’école d’art à celui de point culminant du Pop Art britannique ». Certes avec ces ironiques « Pleins soleils », nous voici dans la tradition de la « Boite de merde d’artiste » de l’Italien Piero Manzoni, qui inaugure l’anti-goût de l’art contemporain pour la scatologie avant celui de la plus sale pornographie, auquel se plie sans vergogne, voire fierté absolue, le pathétique Randall. Dont les « Pleins Soleils » sont censés le représenter après sa mort. Suivent les « Marionnettes furibondes » à têtes d’écrans de télévision, et le célèbre « Jaune Randall » qui est « dans l’air du temps ».
Là encore se dresse un topos du milieu artiste : tous fêtards, plus ou moins drogués, fort alcoolisés, ils dansent une « sarabande de fêtes et de gueules de bois ». Autre topos plus contemporain que le mythe du poète maudit, les voilà promoteurs de scandales désirés et clowns sérieux couverts de cartes de crédit, sans oublier la figure obligée des acheteurs, jusqu’aux cheikhs arabes, « charlatans » ou manipulateurs, dans un monde où l’argent fait l’art plus que l’art fait l’argent…
Bientôt, il ne s’agit plus seulement d’art pictural, mais de performances, d’événements, comme de bombarder au paintball trois tableaux et la foule du vernissage avec du « Jaune Randall ». Le canular pathétique prétend à une dignité : « L’art conceptuel est une rhétorique, dit-il plus tard. Ses fruits sont dans la réaction qu’il engendre ». Ici la panique et la douleur. « Parodie », « acte criminel », ou « suicide artistique » ?
Soudain, le voici représentant l’Angleterre à la Biennale de Venise en 1999, exposant son « Anti-mignon », soit trente-deux couveuses avec une sorte de bébé Pikachu jaune, qui est la transposition de son fils à l’hôpital, ou un lièvre empaillé, des poissons rouges morts, un « cercle de fœtus »… L’œuvre, plus impressionnante encore que le requin flottant de Damien Hirst, remporte le fameux « Lion d’or ». L’obscénité de la naissance et de la mort plonge au fond de la métaphysique originelle de l’humanité.
Sa gloire traversant l’Atlantique, il érige des sculptures géantes, « en réaction au 11 septembre », dont « Le cheval », ironiquement exposé au sommet d’une tour de quelque émirat et voisinant avec un Jeff Koons et un Murakami. Le « luxe au détriment du goût », le « kitch » et le « clinquant » ont alors définitivement pris la place du sacré et du sublime, ce dont Randall est explicitement conscient. Pourtant il est évident que pour lui ses tableaux cachés, peints avec « les restes broyés de [son] propre ego », sont l’acmé de son travail, à la fois plus classiques et plus indécents.
Notons à cet égard qu’il faut à la fois une singulière inventivité et une capacité à l’ekphrasis de la part du romancier artiste. Jonathan Gibbs, quoique écrivant au travers de son narrateur fasciné, ne prend pas parti, ne porte pas de jugement en faveur ou en défaveur d’un tel personnage, d’un tel art. Faut-il cependant penser, au-delà de la tendresse et de la bienveillance du narrateur pour son ami, qu’il s’agit d’un magnifique éloge funèbre, ou d’une satire, passablement dévastatrice ? Que restera-t-il de cet art contemporain[4] ? Au moins, il n’est pas impossible que reste ce beau roman, sobrement intitulé Randall, premier roman et première réussite, d’un jeune journaliste nommé Jonathan Gibbs.
Cy Twombly, Joseph Beuys, Kunsthaus, Zurich, Schweiz.
Photo : T. Guinhut.
Le héros malheureux du roman de Percival Everett, Tout ce bleu, contribue quant à lui au mythe de l’artiste traversé par la folie, comme en son temps Van Gogh se tranchant l’oreille et se peignant ainsi mutilé, ou nourri par un secret traumatisme. Kevin Pace cache aux yeux de tous un immense tableau qui est la métaphore de ses secrets inavouables. La toile de « quarante-neuf mètres carrés » vit au rythme du « bleu de Prusse mêlé d’indigo » et de « bleu céruléen qui se fond dans du cobalt ». Ses autres tableaux, disponibles à la vente sont des « putes », y compris celui dont le rouge a « un mouvement d’affliction intense ». Pensant détruire son tableau à l’occasion de sa mort future, il fait un essai ; mais « il avait amélioré l’œuvre en tentant de la détruire ».
Une « escapade romantique avec une autre » à Paris, blanche alors qu’il est noir, donc un adultère passé à l’encontre de son épouse est le moindre de ses secrets, parmi lesquels un voyage au Salvador où s’entrechoquèrent une fillette morte avec « une robe bleue », et un soldat tué en état de légitime défense : « forme humaine au fusain ». Mais au présent, c’est au tour de sa fille de lui révéler l’inavouable ; enceinte à seize ans.
Cependant, moins qu’une aventure romanesque de la peinture, il s’agit d’un beau drame psychologique, familial et d’aventure, mené avec sûreté par un écrivain dont les chapitres alternent les moments de la vie de son personnage. Quoiqu’abstraite, sa peinture est parlante, « enduite de culpabilité ». Pourtant, le bleu de l’artiste, dont les crises et les abjections nourrissent l’art, serait alors une sorte d’exorcisme, en tant que sur ce tableau se fixent toutes ses « aspirations ». Conformément à l’image attendue de l’artiste, il s’avoue : « ma dépression alimentait mon œuvre, rendait mon art meilleur, lui donnait de la gravité, une profondeur qu’il n’avait pas auparavant ».
Double coloré de l’écrivain, l’artiste est sa métaphore, son désir secret d’accéder à une autre visibilité, voire à la tapageuse célébrité d’un insolent art contemporain qui affole les galeristes, les collectionneurs et les ventes aux enchères. Il est celui qui dit le monde et le dépasse par sa capacité esthétique, philosophique, voire transcendantale ; mais aussi un miroir aux alouettes de la consommation, de la vacuité et de l’illusion qui envahit depuis quelques décennies le marché et la représentativité de l’art contemporain, ramassis de grands maîtres et d’esbroufeurs, d’escrocs. Il y eut le « bleu Yves Klein », le « jaune Randall », l’on porte au pinacle le noir Soulages ; dont la monomanie et la longévité remarquable, comme celle de Titien, contribuent au mythe. S’il est permis d’y voir mille nuances, graphismes et aplats, interaction avec la lumière, propres à faire voyager la contemplation, l’on peut se demander si la vogue d’un tel continuum de noir ne serait pas une défaite de l’imagination, du goût, de l’invention et de la représentation, un diktat nihiliste, une tyrannie consentie à l’austérité charbonneuse apparemment luxueuse, cependant bien vite plus vide qu’un mur de prison aveugle. Ce serait tomber dans une forme de reductio ad hitlerum que de parler de l’imposition d’une burqa sur l’art, cependant rien n’empêche de se demander pourquoi une société (pas toute entière heureusement), qui préfère la défaite de la pensée aux arcs-en-ciel d’une créativité libre et exponentielle, s’agenouille fascinée devant cette noirceur aporétique qui est peut-être la mesure de son horizon…
Saint-Maixent-l'Ecole, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.
L’artiste et ses modèles :
de Louise Bourgeois par Marie-Laure Bernadac
à Siri Hustvedt : Un Monde flamboyant.
Marie-Laure Bernadac : Louise Bourgeois, Flammarion, 528 p, 32 €.
Siri Hustvedt : Un Monde flamboyant,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Bœuf,
Actes Sud, 416 p, 23 €.
Que nous soyons machos ou viragos féministes, le sexe, sans compter le genre, doit s’effacer devant l’autorité esthétique de l’artiste. Or, que l’on s’appelle Louise Bourgeois ou Siri Hustvedt, l’on n'en est pas moins plasticienne et romancière si l’on est épouse et mère. Que se passe-t-il entre artiste et son modèle, que l’on soit critique d’art et biographe, comme Marie-Laure Bernadac faisant revivre Louise Bourgeois, ou écrivain, comme Siri Hustvedt, lors de la création d’une fictive et flamboyante artiste ? Si la narratrice d’une vie doit rester au plus près de la fidélité à son modèle, la romancière doit réaliser un travail paradoxal, c’est-à-dire laisser penser au modèle tout en s’écartant vers les prodiges de son imagination, cependant réalistes.
L’œuvre organique et sexuelle, aussi féminine qu’autobiographique, de Louise Bourgeois, méritait une biographie scrupuleuse. C’est chose faite grâce à Marie-Laure Bernadac, conservateur de divers musées et commissaire d’expositions consacrées à son modèle, même si, et elle en a bien conscience, l’artiste est moins dans sa vie que dans ses dessins et ses sculptures. Grâce à l’ouverture des archives, journal d’enfant retrouvé, lettres, factures, écrits pléthoriques, des trésors sont à la disposition de la biographe, qui avait déjà consacré plusieurs ouvrages à son égérie, dont des entretiens[1] et une belle monographie illustrée[2]. Ainsi, met-elle au jour « une personnalité aux multiples facettes, douée d’un sens de l’humour décapant, excentrique, foncièrement originale, singulière et en même temps très vulnérable », mais aussi capable de rage, « parfois même une forme de sadisme et de cruauté », tout en se demandant : « Comment une personne aussi perturbée psychiquement, terriblement angoissée, dépressive, a-t-elle pu créer une œuvre aussi audacieuse, novatrice, spectaculaire ? » En conséquence il faut à Marie-Laure Bernadac éviter autant l’identification que l’hagiographie, rechercher « la position du retrait et de l’objectivité » ; ce à quoi elle a réussi.
Comme son araignée géante aux pattes filamenteuses régnant sur l’art contemporain, Louise Bourgeois enjambe l’Atlantique, grâce à sa naissance à Paris en 1911, puis à son installation à New-York en 1938, jusqu’à sa mort en 2010. Une enfance aux traumatismes divers, une carrière d’épouse et de mère de trois enfants, tout cela n’empêche pas une vaste culture, et surtout la maturation d’une œuvre aux accents et techniques divers, dont la reconnaissance sera néanmoins tardive. Sa vision du monde et du corps de la femme se sont matérialisées dans le corps de ses créations, aussi son art a-t-il une « fonction thérapeutique ».
Car, accompagnant sa mère, qui suivait son père blessé lors de la Première Guerre mondiale, elle est tôt marquée par les blessures, les amputations, qui nourriront sa sculpture. Cependant, de son heureuse enfance près d’une rivière, la Bièvre, elle tirera en 2002 un livre en tissu brodé L’Ode à la Bièvre. L’atelier de tapisserie de sa mère est « le lieu de son premier apprentissage d’artiste ». Son adolescence au cœur de la bourgeoisie éclairée est traversée de passions ambigües, pour Sadie, qui lui enseigne l’anglais et devient l’amante de son père, par exemple. La mort de sa mère aimée et par elle soignée, en 1932, la rend à sa passion pour le dessin ; mais aussi aux demandes en mariages, dont certaines pilotées par son père,qui la conduisent à des tentatives de suicide. Entre divers emplois, elle travaille avec Jacques Léger et Yves Brayer, entre à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts. Son travail pictural et sculptural reste académique, quoique influencé par le cubisme, alors qu’elle ouvre une galerie où elle vend des dessins de maîtres. C’est là qu’elle éprouve le « coup de foudre », avec Robert Goldwater, un professeur d’université et historien de l’art américain qu’elle épouse en 1938.
Partant aussitôt pour New-York, elle quitte un contexte politique tendu pour entrer dans un nouveau monde, y compris celui d’un art en ébullition, découvrant les surréalistes, Picasso et bientôt les expressionnistes abstraits américains, fréquentant Marcel Duchamp. Après la guerre, elle organise une exposition sur les publications clandestine et la Résistance française. La même année, en 1945, elle montre sa première exposition personnelle, des tableaux entre sujets réalistes et abstractions. Participant également à des expositions collectives marquantes, elle commence d’acquérir une réputation qui lui vaut d’être bellement portraiturée par la célèbre photographe Berenice Abbott en 1949.
Devenant « une artiste totalement authentique, tout en étant très éduquée et cultivée », elle dessine des « femme-maisons », taille, découpe, tortille des formes corporelles, élève des « Femmes au couteau », dresse des élans phalliques, sculpte un lapin écorché (« Rabbit »), met en scène « The Destruction of the Father », aussi bien que des demi-champignons avec du plâtre du latex et des lumières rouges. Ce sont alors des « Pregnant Woman », des accouchements et des nourrissons ; ou encore sept paires de jambes soutenant des barres horizontales, « The Blind Leading the Blind », toutes œuvres analysées par notre biographe sous l’égide de la sexualité paternelle et personnelle, nourrie d’une fort longue psychanalyse qui est sa « religion », sans omettre l’histoire de l’art avec l’allusion à « La parabole des aveugles » de Brueghel. Pour Louise Bourgeois, « ces sculptures sont bien des présences physiques, des substituts d’êtres humains, des personnages qui ont valeur de fétiches […] un moyen pour elle de recréer de façon tangible le passé, c’est à dire de le contrôler et de le manipuler ». Comme sa plus hiératique amie et rivale, Louise Nevelson, elle travaille le bois.
En 1951, le directeur du Museum of Modern Art, Alfred H. Barr, dont elle est amoureuse sans succès, achète « Sleeping Figure ». Hélas la misogynie du milieu de l’art ne faiblit guère. La dépression n’est pas loin, y compris à la suite de la mort de son père, de celle de son frère Pierre, atteint de maladie mentale. Hystérie, insomnie, retour de la figure du père et modèle, envie du pénis et « rejet de la féminité » entretiennent sa « graphomanie ». Même si la fin des années cinquante voit l’activité de l’artiste se raréfier, tout cet univers troublé est un « ressort de sa créativité », enrichissant son œuvre ultérieure.
Les années soixante sont celles d’un art intensément renouvelé, du « refuge organique » de « la matrice maternelle ». Finie l’érection du bois, voici l’abondance du plâtre et du latex, plus malléables. Nid et entrailles, mamelles et phallus fragiles, tout oscille entre violence et tendresse. Ainsi sont conçus « Fée couturière » (dont elle fera une version en bronze) et « Labyrinthine Tower », des « sculptures quasis anatomiques » et spiralées, essentiellement des féminités organiques, exposées en 1964. Le mou devient une catégorie nouvelle de la sculpture, par exemple avec « Le Regard », « masse ovoïde en latex brun avec une fente sur le dessus ».
Cependant les voyages en France et en Toscane lui permettent d’élever des œuvres en bronze et en marbre. Elle va également jusqu’à réaliser des moulages d’organes d’animaux. C’est l’époque de « Fillette », ce pénis en latex, qu’elle considère comme son autoportrait, surtout si l’on rappelle de la célèbre photographie de Robert Mapplethorpe, en 1982, sur laquelle elle tint à figurer avec ce phallus long comme le bras sous le bras, en guise de véritable manifeste esthétique et politique.
Perdant son mari aimé en 1973, elle crée dans les années suivantes des œuvres fondamentales et monumentales telles que « The Destruction of Father », où dialoguent formes maternelles et phalliques, et « Confrontation » : voici venir la décennie de l’engagement politique et féministe ; et de la consécration. Comme l’une de ses œuvres marquantes, elle est « La Femme-couteau ». Plus tard, en 1992, l’albâtre devient « Precious Liquids », qui est peut-être une allusion au Sida. Très critique envers les happenings et les accumulations, en vogue dans l’art contemporain, elle réaffirme la dimension créatrice de la sculpture, pour elle organique, sensuelle et tourmentée. À partir des années quatre-vingts, elle est reconnue par la jeune génération, le jeune Jerry Gorovoy devient un parfait assistant, le Museum of Modern Art organise une vaste rétrospective. Phallus à mamelles et yeux monumentaux naissent sous ses mains, cordons ombilicaux jaillissent du marbre, des espaces faits de portes accueillent des formes en cosses et en cœurs…
Au-delà de ses quatre-vingts ans, la créativité est en ébullition : pensons à ses « Cellules » ou « Cells », lieux de mémoires et chambres magiques du passé, où s’apaisent flacons de parfums, objets trouvés et fragments de corps marmoréens. Les vêtements suspendus et sa fameuse « Araignée » contribuent aux plus fastueuses expositions internationales, tandis que le verre, la gouache rouge pour d’étranges grossesses, les « Dessins d’insomnie », les tissus brodés, les figurines en tricot permettent de nouvelles explorations plastiques et psychiques. Jusqu’en sa dernière vieillesse, son art est une sublimation : « J’entre dans mon atelier comme dans une église », dit-elle. N’est-elle pas une star, entre Biennales de Venise et le film The Spider, the Mistress and the Tangerine, qui lui est consacré ?
Limpide et informée, cette biographie de Marie-Laure Bernadac se lit en toute fluidité, allant du portrait intime d’une femme contrastée et tourmentée aux réalisations foisonnantes de l’artiste, analysées avec soin et respect, présentées comme « une expérience personnelle à la résonance universelle »…
De Louise Bourgeois à Harriet Burden, il n’a qu’un saut : celui de la fiction. Toutes les deux artistes, mariées à un professionnel de l’art new-yorkais, toutes les deux n’obtenant qu’une reconnaissance tardive, et de surcroit polissant avec opiniâtreté une œuvre marquée par la féminité. Reste que la seconde, exclusivement américaine, est bien le produit de la créativité de Siri Hustvedt, et qu’il faut à cette dernière relever un défi d’importance : créer pour son personnage des œuvres résolument originales. L’ekphrasis, qui montre l’œuvre d’art avec des mots, a quelque chose d’une gageure. Nombre d’écrivains ont tenté d’égaler la réussite de Proust en sa sonate de Vinteuil ou ses peintures d’Elstir. Pourtant, dans la tradition des femmes écrivaines et plasticiennes qui va d’Hildegarde de Bingen jusqu’à Louise Bourgeois, l’Américaine Siri Hustvedt (née en 1955) est parvenue à ériger entièrement, et avec de seuls mots, devant nos yeux, nos sens et notre sensibilité, la vie et les œuvres d’une artiste imaginaire : Harriet Burden. Femme singulière, est-il si facile de construire son identité, d’accéder à une nécessaire reconnaissance ?
Le lecteur est convié à une enquête posthume, confiée aux bons soins de l’universitaire I. V. Hess, en phase de « mythifier les morts » et de rétablir la vérité d’Harriet, surnommée « Harry », épouse d’un grand marchand d’art new-yorkais. Aussi réunit-il le puzzle des témoignages croisés avec les carnets de son modèle.
Malgré l’affection de ses enfants (une réalisatrice, un écrivain), la perte de son mari Felix est pour elle un traumatisme. Les œuvres de la veuve se font alors thérapie : elle conçoit en effet des mannequins chauffants à l’effigie du disparu. Et fabrique des « femmes-maisons », des « boîtes-histoires », des « métamorphes », des « chambres de suffocation », des architectures chargées de textes, car son art est littéraire, immensément cultivé. Son œuvre la plus impressionnante est probablement « Margaret », « Mère du monde flamboyant », qui donne son titre au roman : « une colossale mama ricanante, accroupie dans l’atelier, nue et furibonde, avec ses nénés qui pendaient […] En levant les yeux vers son crâne chauve et transparent, on y voyait des petits personnages, des foules de Lilliputiens occupés à leurs affaires […] en train de composer des partitions musicales, de dessiner, de rédiger des formules mathématiques, des poèmes et des histoires. […] La tête de cette Gulliver femelle abritait sept couples lascifs en pleine action »…
De même, son immense atelier recueille, comme autant d’histoires emboitées, des vagabonds, des artistes, un « homme-météo »… Quant au tendre poète Bruno Kleinfeld, qui rate son poème withmanien et réussit son autobiographie, il vit avec Harriet une tardive histoire d’amour.
Devant l’invisibilité de son œuvre par les marchands, la critiques et le public, elle s’invente des hétéronymes : trois hommes l’exposent sous leurs noms, rencontrant « un accueil enthousiaste ». Quand la féminité de cette « grande Vénus », dégingandée, aux seins opulents, déconcerte, il s’agit de réel sexisme. Il y a en effet un versant polémique en ce roman : les « Guerrilla girls », ayant montré la sous représentativité des femmes artistes dans les musées, le personnage d’Harriet Burden a une dimension militante ; bien que Siri Hustvedt ait assez de finesse pour ne pas choir dans la revendication geignarde. Le témoignage de Rosemary pointe une évidence : « de nombreuses femmes - pas toutes - n’ont été célébrées qu’après avoir fait leur temps en qualité d’objets sexuels désirables ». La « parabole féministe » est-elle une confession de l’auteure, qui fut longtemps moins célèbre que son mari, Paul Auster, tout en méritant sans doute mieux… Ainsi, une fois de plus, peut-on penser ici à la sculptrice Louise Bourgeois, qui n’a réellement brillé qu’à soixante-dix ans.
Pour percer, il faut à Harriet engager un « pacte faustien » : prouvant combien la reconnaissance est sexuée, la perception fluctuante, le trio d’expositions devient une performance intitulée « Masquages », dont le succès finira par déraper. La dramaturgie devient angoissante et teintée de suspense. Si Anton Tisch et Phineas lui rendent la maternité de son œuvre, Rune emportera sa captation dans la mort, laissant l’artiste flouée, désemparée…
Mieux qu’une reconstitution univoque et chronologique - et c’est là aussi une grande différence avec la biographie de Louise Bourgeois - la multiplicité successive des voix est stupéfiante : les enfants d’Harriet, ses amis, des critiques d’art, témoignent tour à tour, alternant avec les carnets d’Harriet, chacun avec sa perspective, ses marottes, son style, sa rhétorique favorite, son lexique. Rosemary est docte, Kleinfeld déverse sa vie et sa rencontre avec l’héroïne en avalanche, Case rédige des potins vulgaires, mais pertinents… L’écriture, incisive, émouvante, rageuse et lyrique, ne cesse de surprendre parmi ce roman intelligemment polymorphe. Où l’on retrouve l’intérêt de Siri Hustvedt (elle-même auto-citée en ces pages) pour les neurosciences, comme dans Vivre, penser regarder[3].
L’Harriet Burden de Siri Hustvedt est elle-même tout en étant bien d’autres, son auteure d’abord, alors que Marie-Laure Bernadac reste soigneusement en retrait devant son modèle, mais aussi peut-être cette artiste à qui l’on pense en lisant dès l’incipit cette constatation polémique : « Toutes les entreprises intellectuelles et artistiques, plaisanteries, ironies et parodies comprises, reçoivent un meilleur accueil dans l’esprit de la foule lorsque la foule sait qu’elle peut, derrière l’œuvre ou le canular grandiose, distinguer quelque part une queue et une paire de couilles. » Cependant la recréation de la trajectoire et de l’univers de l’immense plasticienne, dessinatrice et sculptrice Louise Bourgeois en une héroïne romanesque n’est en aucun cas servile. Intellectuellement solide et parfaitement construit, le roman polyphonique de Siri Hustvedt est également une réussite émotionnelle frappante, restituant autant les bonheurs et les failles de la personnalité de son artiste que les succès conceptuels et les échecs réels, car elle est moins optimiste quant à la question du succès d’une artiste-femme, voire trop pessimiste, d’autant que le cancer qui l’amène à la mort est raconté sans concessions.
Alter ego, flamboiement de l’imaginaire, un peu des deux dans une projection créatrice ? Du coup l’on ne sait plus s’il vaut mieux lire la scrupuleuse biographie d’une artiste qui marqua la seconde moitié du XX° siècle ou la création d’une artiste par une artiste. Qu’importe, lorsqu’une judicieuse biographie est autant un portrait d’un siècle que d’une psyché au travail, lorsqu’avec Siri Hustvedt l’équilibre entre essai et roman, satire du milieu de l’art contemporain, thèse, ekphrasis, et biographie d’une fiction faite femme et artiste, est fondamentalement réussi. Hildegarde de Bingen, au XIIème siècle, concevait, en ses « visions », « l’homme universel[4] » parmi le cosmos ; Siri Hustvedt, avec le soin de son écriture et de son personnage aux tourments créatifs hallucinants, a, qui sait, atteint la femme universelle.
Thierry Guinhut
La partie sur Siri Hustvedt a été publiée dans Le Matricule des anges, septembre 2014
Françoise Coblence : Le Dandysme, obligation d’incertitude,
Klincksieck, 2018, 368 p, 23,50 €.
Jules Barbey d’Aurevilly : Du Dandysme et de George Brummell,
Rivages, 2018, 153 p, 6,32 €.
L’insolence, le luxe et la vanité sont des vices pourfendus par la plupart des moralistes ; cependant pour le dandy ce sont des qualités. De George Brummell à David Bowie, figures iconiques, en passant par les commentateurs, qui offrirent au premier ses lettres de noblesses esthétiques, Charles Baudelaire et Jules Barbey d’Aurevilly, voici les héros de l’essai de François de Coblence : Le Dandysme. Ce dernier concept n’est-il que le reflet d’un beau superficiel ? Chaussant bottes vernies et nœuds papillons fleuris, deviendrons-nous dandys après de telles lectures ? À moins que le dandysme soit la sauvegarde de l’individualisme et de la beauté…
Alors que l’étymologie la plus probable fait remonter le mot anglais depuis le français « dandin », qui est un niais qui se dandine, s’agit-il de radicalité rebelle et sublime, ou de masque de la vacuité ? Ce pourquoi Françoise Coblence, universitaire et professeure émérite d’esthétique, propose à son essai Le Dandysme, le sous-titre suivant : « obligation d’incertitude ». L’on pourrait penser effet que l’élégance d’un Brummell serait autant matérielle que spirituelle, or, affirme-t-elle, son impassibilité n’aurait d’autre transparence que celle de l’effacement, voire du vide. Créant sa propre mode, il est aussi fugace que la mode, à moins d’en figurer une acmé indémodable.
Glissons sur une introduction un brin verbeuse, pour entrer dans le vif du sujet, avec George Brummell telle qu’en lui-même. Jalousé jusque par le poèteLord Byron, il a « régné en despote » sur la bonne société de son temps. Et bien que jugé comme « le plus grand des petits esprits » par Hazlitt, il continua de fasciner jusqu’à Virginia Woolf ou Edith Sitwell, qui lui consacrèrent des essais. Une si superficielle esthétisation de sa vie laisse alors rêver à un moi réalisé dans une dimension bien plus parfaite.
Né en 1778 à Londres et mort en 1840 à Caen, George Brummell est l’archétype du dandysme. Arbitre des élégances britanniques, favori du Prince de Galles - le futur roi George V -, le beau Brummell aux bouffantes cravates blanches qui le condamnaient à une raideur exemplaire, n’accéda à la célébrité que par « ses bons mots, ses vêtements, ses attitudes », lorsqu’en 1798 il s’installa dans la capitale londonienne. Beauté insipide, George Brummell sut briller par sa mise impeccable, sa vêture couleur « beurre frais » et « feuille morte ». Ses pantalons à sous-pieds, ses gants, son « art de la cravate », nouée en un chef-d’œuvre immaculé, étaient caressés par une admiration unanime. Il y ajoutait une impertinence parfois cruelle. Les clubs les plus fashionable lui faisait fête. Hélas, malgré sa modération financière et son absence de libertinage, il abusa de l’alcool, du jeu, puis s’endetta lourdement. Fuyant la banqueroute, il alla s’installer à Calais en 1817, pour se ranger et devenir un « dandy-douairier ». Ephémère consul d’Angleterre à Caen, il fut pourtant livré à la disgrâce, avant de subir l’infamie de la pauvreté et de la déchéance. Il souffrit tant de paralysie que de prison pour dettes, de syphilis que de gloutonnerie, devint « un vieillard sénile et dégoûtant » : il mourut à l’hospice, frappé d'une irrépressible démence. Requiescat in pace.
Il avait cependant su mettre en scène son apparence et son existence, au point qu’il fut comparé à Napoléon par bien des commentateurs ; ce qui entraîne l’essayiste à des gloses, ici peut-être superfétatoires, y compris en passant par Machiavel. Proposée par Françoise Coblence, la comparaison de Brummell, arbitre des élégances devant le roi, qui tentait vainement de l’imiter, avec Pétrone « conseiller en plaisirs » devant Néron, est bien plus judicieuse. Avec justesse, elle note que le dandysme n’est pas le snobisme, trop conventionnel. Il est cependant, de toute évidence, un narcissisme, celui d’un homme qui ne peut aimer autrui, pas même une femme, tant « il unit ainsi le féminin et le masculin » en sa gracieuse marionnette.
Remarqué, quoiqu’affectant avec flegme de ne pas être remarqué, il impose une morgue insolente, un humour piquant, mais peu spirituel (il surnomma le Régent « Big Ben »), en tout cas dépourvu de tout fond de sagesse et qui n’a rien du Witz romantique. Il écrivit pourtant un livre sur l’histoire du costume : Male and female costume[1], qui n’a pas eu apparemment les honneurs de la traduction. L’on peut supposer qu’il y fait preuve de plus de finesse que l’esprit borné du personnage. Ce qui faisait dire à Balzac : « le Dandysme est une hérésie de la vie élégante[2] ». Aussi l’auteur de La Comédie humaine est-il le créateur de dandys finalement plus excitants comme Maxime de Trailles. De même l’on n’oublie pas les figures de Julien Sorel, chez Stendhal, ou de Fortunio, chez Théophile Gautier…
Cultivant un je ne sais quoi d’excentrique dans la parfaite neutralité du bien-mis, sa sobriété distinguée toute moderne, son exquise modération vestimentaire contrastent avec la « Dandymania » qui sévit à partir de 1810, affichant une dommageable outrance. Le ridicule des « dandy-lions » permit aux caricaturistes de s’en donner à cœur-joie, y compris à l’égard de leurs complices féminines. Ainsi Thomas Carlyle, dans son Sartor Resartus, se moqua des adeptes d’une secte dandie…
Replacer le phénomène du dandysme et sa vogue, tant salonarde que romanesque, dans le contexte historique et politique, car il est une forme « d’élévation sociale », voire une doxa tyrannique, est une des vertus du travail de l’essayiste. Ainsi, l’individualisme démocratique, tel que décrit par Tocqueville, favorise l’irruption de personnalités singulières. Cependant notre universitaire ose comparer le « puritanisme » de Brummell, cet « inventeur de la mode bourgeoise », avec l’ascétisme, y compris vestimentaire, de Robespierre…
L’ouvrage de Françoise Coblence, touffu, profus, est effectivement un essai d’esthétique (elle s’appuie d’ailleurs pertinemment sur l’Esthétique d’Hegel, en particulier ses pages sur l’habillement), s’attachant à inscrire son sujet bien au-delà du phénomène de mode, mais dans une vaste et rhizomatique perspective philosophique. Erudit, précisément et abondamment documenté, passionnant même, il souffre non seulement du manque de concision de son introduction (sachant de plus qu’elle est précédée d’une préface), mais aussi d’un rien de pédantisme, citant à l’envi, et avec une pertinence parfois sûre, parfois inégale, Hannah Arendt, Jürgen Habermas, Gottfried Wilhelm Leibnitz, Sigmund Freud, Jean-François Lyotard, Derrida et nous en passons…
Autre petit bémol à ne pas négliger : dommage que l’édition ne relève guère de l’esthétique dandie, lorsque Klinckieck offre une blanche couverture digne de la sobriété la plus anorexique.
Jules Barbey d'Aurevilly : Du Dandysme et de George Brummell, Lemerre, 1879.
Photo : T. Guinhut.
Affichant lui-même une tenue voyante, car il aimait les gilets de velours rouge, les châles roses et les vastes manteaux noirs, Jules Barbey d’Aurevilly publia dès 1845 Du Dandysme et de George Brummell, qui conjugue la biographie et l’essai philosophique, sans omettre une suprême élégance du style. Il le sait fort bien, le dandysme ne se suffit pas de « l’art de la mise ». L’un de ses héros, le Comte de Savigny des Diaboliques, lui-même de noir vêtu, compare la femme qui l’accompagne à une panthère noire, une sorte de Jeanne Duval devenue dandie. Ils sont, dans son essai, des « Machiavels de l’élégance », même s’ils pourraient être « encore plus niais que les Machiavels de la politique ».
Pour revenir au Beau Brummell, il est, selon Barbey d’Aurevilly, le « souverain futile d’un monde futile », le parangon de la « vanité » et de la « fatuité ». Pour lui, la singularité anglaise du personnage fait que « le pays de Richelieu ne produira pas de Brummell ». Ce dernier, dont le luxe « était plus intelligent qu’éclatant », « n’eut point ce quelque chose qui était chez les uns de la passion ou du génie, chez les autres une haute naissance, une immense fortune. Il gagna à cette indigence ; car réduit à la seule force de ce qui le distingua, il s’éleva au rang d’une chose : il fut le dandysme même ». Est-ce à dire qu’il fut le créateur d’un art nouveau ? C’est bien ce sur quoi insiste l’écrivain, qui lui voyait « un air de sphinx », et le louait avec finesse : « L’Ironie est un génie qui dispense de tous les autres ». Mais aussi avec le sens de la formule qui fait mouche : « Ses mots crucifiaient ».
Dans une prose somptueuse, Barbey d’Aurevilly admire jusqu’à l’hyperbole son personnage tout en gardant une salutaire distance. De l’écrivain l’on peut dire, comme il le note à l’égard de son héros : « Il n’avait jamais le vertige des têtes qu’il tournait »…
Baudelaire critique d'art, avec une oeuvre de Constantin Guys,
Club des Libraires de France, 1956.
Cependant avec Baudelaire, le dandysme, opposé à la superficialité brummellienne, devient absolument un art, au sens le plus noble du terme. Originalité, élégance, mélancolie, pénétration intellectuelle sont parmi les points saillants de la personnalité de celui qui cultive son personnage et son apparence, affichant un habit noir et une cravate sang de bœuf comme un blason de l’artiste. L’esthétique du spleen, voire de la « charogne[3] », saura mieux choquer dans Les Fleurs du mal.
Or le dandysme peut sembler une société secrète, « une institution vague, aussi bizarre que le duel », dont les lois, quoique non réellement écrites, passent pour rigoureuses. Dans le texte le plus essentiel qui soit sur le dandysme, Baudelaire, à l’occasion du Peintre de la vie moderne[4] », publié dans Le Figaro en 1863, met en avant, pour celui « qui n’a pas d’autre profession que l’élégance », donc nanti d’une suffisante fortune, l’obligation de « cultiver l’idée du beau » et de la distinction, y compris à l’égard de sa propre personne. Certes la toilette n’est pas tout ; elle n’est « qu’un symbole de la supériorité aristocratique de son esprit », ce qui fait d’ailleurs douter que Brummell soit le dandy par excellence.
« Le plaisir d’étonner et la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné », de « se faire une originalité dans les limites extérieures des convenances », la « simplicité absolue », le « besoin ardent de se faire une originalité », telles sont les maximes de l’auteur des Fleurs du mal à l’égard de ce qui est « une espèce de religion ». Grave jusque dans la frivolité, impertinent et cependant froid, défiant les normes sociales, le dandy, « en qui le joli et le redoutable se confondent », devient alors une icône du romantisme, ce jusque dans le décadentisme de la seconde moitié du XX° siècle. Celui qui réclamait d’être romantique et donc moderne, voit dans cette figure « le dernier éclat d’héroïsme », parmi les « mortels vulgaires », parmi cet « homme des foules » venu d’Edgar Allan Poe et analysé par Walter Benjamin[5]. De même, peut-on penser que la « passante » du sonnet éponyme de Baudelaire est une dandie :
« La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Ainsi l’auteur du Spleen de Paris peint-il son fantasme et son double, non loin d’un artiste dont il aimait le crayon et l'aquarelle, Constantin Guys, au point d'être pour lui « le peintre de la vie moderne »…
Le dandy continua d’être le chéri des Lettres, affectant aussi bien Oscar Wilde que ses personnages, y compris conspué, comme le vieillissant Charlus de Marcel Proust. De Huysmans à Drieu La Rochelle, une confrérie secrète est lisible en filigrane. La peinture recèle également ses figures dont la pose fait preuve d’autant de chien que leurs œuvres, de Duchamp à Monory. Paradoxalement, à l’ère de la reproduction technique de l’œuvre d’art, telle que théorisée par Walter Benjamin[7], les artistes ou camelots du cinéma, de la chanson et du rock cultivent une singularité excentriquement érotique face à la foule de leurs fans : Jim Morrison, Lou Reed… Marilyn Monroe, Ava Gardner, Madonna manifestent quant à elles une féminisation du dandysme. Sont-ils aussi futiles que Brummell, ou riches de la complexité créatrice d’un Baudelaire ?
Qui sont, au-delà du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, les dandys d’aujourd’hui ? Karl Lagerfeld, photographe précis et couturier inventif, qui se hausse le menton d’un col blanc dans son habit noir, qui ne méprisa pas de s’afficher avec le gilet jaune fluo de la sécurité routière, Serge Gainsbourg, adepte d’un ingénieux dandysme poubelle, d’ailleurs présent parmi les pages du Dictionnaire du dandysme[8]. Qui sait où va se nicher le chic, l’art de plaire et de déplaire, capables de se renouveler au-delà des modes et du prêt à porter, y compris de la pensée ? Qui sait encore si le bon goût, décrié par le relativisme[9], peut générer, non seulement un dandysme du vêtement et de l’allure, mais de l’élégance et de la justesse intellectuelle. Reprenons Baudelaire : « Ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût, c’est le plaisir aristocratique de déplaire ». C’est presque le cas aujourd’hui du bon goût, en un joli paradoxe. Dans la mesure où il n’est pas égalitariste, le dandysme et le beau peuvent aller de pair en d’inédites combinaisons.
Emil Ferris : Moi ce que j’aime, c’est les monstres ;
Roberto Abbiati : Moby Graphick ;
Antonio Altarriba & Keko :Moi, fou ;
J. Hickman, N. Pitarra, R. Browne et J. Bellaire :
MP. The Manhattan projects.
Emil Ferris : Moi ce que j’aime, c’est les monstres, Livre premier, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Charles Khalifa, Monsieur Toussaint Louverture, 416 p, 34,90 €.
Antonio Altarriba & Keko : Moi, fou, traduit de l’espagnol par Alexandra Carrasco,
Denoël Graphic, 136 p, 19,90 €.
Jonathan Hickman, Nick Pitarra, Ryan Browne et Jordie Bellaire : MP. The Manhattan projects,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Axel Nikolavitch, Urban comics, 470 p, 35 €.
« Œuvre d’imagination en prose », selon Le Petit Robert, le roman est fait de mots. Mais que se passe-t-il si le dessin et la couleur s’en mêlent ? S’il y autant de récit et de dialogue que de plages graphiques, si ces dernières l’emportent ? Il a fallu pour un tel imbroglio inventer le concept -et le néologisme - de « roman-graphic », ou « graphique » si l’on ne veut pas sacrifier à l’anglophilie. D’ailleurs un tel genre hybride ne veut rien sacrifier, ni l’ambition narrative et rhétorique, ni l’ambition plastique et esthétique. Né dans les années soixante, puis intronisé par Will Eisner en 1970 à l’occasion de son album Un Pacte avec Dieu[1], le concept de roman dessiné court aujourd’hui parmi les œuvres qui affirment être au-delà de l’infantilisme, s’adresser à des adultes exigeants et prétendre que la bande dessinée peut devenir littérature, en particulier avec un Hugo Pratt. C’est certainement chose confirmée avec Emil Ferris et son Moi ce que j’aime c’est les monstres. Quant à Robert Abbiati, qui élimine tout le texte de Melville au profit du seul dessin, n’est-il pas un autre avatar du genre lorsqu’il présente son Moby graphick, comme aux cimaises d’une galerie d’art ? Il s’agit alors de trouver sa légitimité, s’affirmer comme le Melville du dessin et comme la monstrueuse romancière dessineuse, pour s’échapper de la puérile cour de récréation où s’agitent pléthore de bandes dessinées. À moins que le roman graphique soit un Moi, fou. Il faut bien en effet friser la démence pour imaginer un objet non identifié à quatre mains comme The Manhattan Projects. Epuisons un vain débat, roman dessiné ou bande graphique, il s’agit bien d’un art, aux nombreuses palettes…
Moi ce que j’aime, c’est les livres de Monsieur Toussaint Louverture. Pas tous certes. Mais entre des auteurs américains déjantés, un Norvégien[2], une Arménienne[3] et un Lituanien[4], tous ambitieux explorateurs de la pensée et de l’écriture, l’éditeur a donné la preuve de son originalité. Aussi, publiant un roman-graphic, quoique la bande dessinée ne soit pas forcément le violon d’Ingres de votre aimable critique, il attise la curiosité. Roman familial et maelström de hachures et de couleurs, les monstres de Ferris envahissent la psyché d’une petite fille tourmentée.
Que l’on se rassure, Emil Ferris est bien digne de figurer parmi notre panthéon du roman graphique. L’abondance du noir et blanc hachuré, des bleuâtres, des rouges sanglants et du violacé, intrigue, inquiète. Les prestiges dangereux, dépressifs, du fantastique et de la peur saisissent l’imagination du lecteur, vigoureusement sollicitée. Car le cocktail détonnant Chicago, vampires, Allemagne nazie, déferle sur l’existence de la petite Karen Reyes, qui n’a que dix ans. La vulnérable héroïne, affublée d’un imperméable de détective, se rêve en loup garou pour transcender la violence familiale et urbaine. Sa belle voisine, Anka Silverberg, prétendument suicidée d’une balle dans le cœur, se révèle une revenante des camps nazis, ce qui donne lieu aux plages d’un récit emboité. Un pandémonium de monstres déferle alors sur Chicago, prête à courir à feu et à sang, à l’occasion du meurtre de Martin Luther King, autant que dans le psychisme torturé du miroir déformant de la jeune narratrice. Elle lit des magazines d’horreur, dessine sans cesse, entre dans les tableaux de l’Art Institute, enquête au sujet d’Anka, côtoie le cancer de sa mère, rencontre des « filles-serrures »… Sous ses canines protubérantes imaginaires elle pense achever la « vie de non-morts » des vampires. En ce combat entre le bien et le mal qui l’assaille, sa quête lui permet-elle, au travers des peintres du musée, de trouver Victor, son frère monstrueux perdu ?
Qui sont les monstres ? Emil Ferris elle-même, accouchant de créatures grinçantes, exorcisant ses peurs, ses fantasmes, les prédateurs humains et sexuels, les minorités rejetées, les survivants et agents de l’holocauste… Voilà ce que pense Karen à propos de son frère Deeze, qui a « des cadavres dans son placard » : « L’amour est une sorte de monstre, voire le monstre le plus bizarre en liberté. Et si vous pensez que l’amour ça déchire pas les gens en lambeaux sanglants… Vous avez tort ! ». Autour de Karen, roulent « les sales rouages de la machinerie de la nuit »…
L’ouvrage prétend être en partie autobiographique, est sans nul doute fantastique, car menacé par le pire de notre monde et du surnaturel, magnifié par des crayons virtuoses. Les allusions à des œuvres d’art, à la littérature, fourmillent, sans compter la religion, le satanisme, Dracula et Frankenstein… Onirique et cauchemardesque, caricatural, parodique, souvent tendre, morbide et psychologique, voire psychanalytique, le baroque opus, que l’on se concentre sur les textes ou sur les images, inséparables, n’ennuie pas un instant, nous emportant dans un maelstrom visuel et intellectuel proliférant.
Pensons à l’expressionnisme allemand, à M le Maudit de Fritz Lang, par exemple. Art Spiegelman, l’auteur de Maus (cette bande dessinée où des chats nazis persécutent des souris juives) ne tarit pas d’éloges sur les monstres trop humains qui sont les excroissances vénéneuses du cerveau d’Emil Ferris. La romancière et graphiste, née à Chicago en 1962, fut mère célibataire, longuement handicapée par un virus, consacra cinq années à son œuvre, sans se préoccuper des standards de la bande dessinée, bousculant l’espace des pages. Tout ceci contribue à l’univers unique de ce surgeon du romantisme noir et du gothique anglais surgi du stylo-bille d’une femme qui éleva une ode à la ténacité artistique ; au point de travailler aujourd’hui à un « Second livre » !
Emil Ferris : Moi ce que j’aime, c’est les monstres, Livre premier.
Cette fois, le roman-graphic se fait seulement graphiste, s’attaquant sans vergogne à un roman monstre de la littérature maritime et américaine du XIX° siècle : rien moins que Moby Dick d’Herman Melville, originellement publié en 1851. Avec la modestie insensée et la seule liberté du noir et blanc, Roberto Abbiati opère une synthétique traversée du chef d’œuvre, comme s’il pratiquait sur la baleine blanche et le capitaine Achab de façon à obtenir ces fameuses têtes réduites par les Jivaros. Des mots de Melville, il ne retient que les numéros et les titres de chapitres, dans l’américain original (mais traduits en guise de préface), pour associer à chacun un dessin incisif, tissé de fantasme et de cauchemar, de résolution tragique.
« Chaque dessin est un essai de démontage de la philosophie de chaque chapitre, disons le désir d’en illustrer le cœur », confie celui qui a également présenté un spectacle poétique autour de son livre-fétiche. Cent trente-cinq chapitres et autant de dessins pour apposer un sceau sur chacun d’eux, en tirer l’essentiel émotionnel et symbolique. Le roman, en quelque sorte lyophilisé, n’est plus que graphisme. Et s’il vaut mieux connaître le premier pour apprécier la substantifique moelle de chaque dessin, à qui feuillète ce livre-objet apparaît comme une succession de blasons d’une force et d’une intelligence impressionnantes. Ishmaël est un garçon dégingandé, Queequeg arbore un visage couturé de tatouages, il est bardé de harpons, la baleine est un globe terrestre, le Capitaine Achab est un prophète déglingué et hachuré, au point qu’il semble plus ne faire qu’un avec la baleine blanche, en une osmose oxymorique, un échange d’amour-haine, un combat qui n’est plus celui du bien contre le mal, mais l’ordalie de ce dernier contre lui-même. En son hubris, Achab pose le pied sur le globe comme Napoléon sur la colline du champ de bataille,
Parfois la page est saturée de noirceur, parfois elle n’est qu’à peine griffée, parfois elle se noie dans l’océan du lavis, dans l’encre des orages et des profondeurs. Comme si la baleine blanche, allégorie de pureté et de transcendance, exhibait sa grossesse ombreuse et diabolique.
Finalement Moby graphick est une suite de trophées décharnés, une noire allégorie de la condition humaine en quête de pitance, de vengeance et de mort, à laquelle seuls échappent le narrateur, et bien sûr le dessinateur. Roman muet très parlant, résumé concis et commentaire graphique prolixe, le travail de Roberto Abbiati procède d’une rare intelligence du texte melvillien.
C’est une façon toute personnelle de dessiner qu’adopte un tel graphiste, comme effaçant le roman au profit d’une suite de gravures au trait. Tout le contraire du parti pris habituel qui consiste à réécrire Marcel Proust ou Louis-Ferdinand Céline en les simplifiant et les résumant dans une bande dessinée classique, non sans talent d’ailleurs, par Tardi[5] et Stéphane Heuet[6], même si une immense part du génie de la langue des prosateurs est dangereusement évacuée, quoique le second ait respectueusement choisi d’insérer de nombreux récitatifs qui sont des extraits du texte proustien.
Herman Melville, Roberto Abbiati : Moby graphick.
Est-ce une bédé ? En tous cas le volume est relié avec plus de soin que la plupart des romans, dont le brochage collé et les couvertures de mince, fragile et salissant carton façon NRF n’ennoblissent guère leur contenu. Antonio Altarriba et Keko, respectivement scénariste et dessinateur, n’en sont pas à leur première folie : Moi, assassin clouait au pilori l’imposture judiciaire et morale. Avec Moi, Fou, c’est l’imposture psychiatrique qui est dénoncée avec fureur, avant un dernier volet du triptyque à venir.
La ville espagnole de Vitoria ne paraît pas absolument remarquable, à moins que nos deux compères en fassent une sorte d’équivalent de Providence sous la plume de Lovecraft[7]. Dans la noirceur oppressante, rarement illuminée d’un jaune flashant, un docteur en psychologie, de surcroît écrivain raté, Angel Molinos, œuvre au service d’« OTRAMENT », autrement dit l’« Observatoire des Troubles Mentaux ». Plus il y aura de profils « psychologisables », plus la firme pharmaceutique mère, nommée « Pfizin », engrangera des clients, donc des profits en vendant son arsenal de drogues homologuées. Evidemment le cauchemar probable s’augmente de tests sur d’humains cobayes. Auquel répondent les cauchemars d’Angel, dont il remplit son « cahier de rêves », alimenté par une famille oppressive, un père alcoolique et brutal, atteint d’Alzheimer, un obsédant souvenir homosexuel avec celui qui est devenu prêtre, une asexualité où se bousculent des cerfs bramant, des collègues de travails dominatrices…
Le scénario n’est pas sans finesse. Angel, qui est malgré lui un ange noir et déchu, conçoit et nomme des pathologies psychologiques, telles le « syndrome de Thersite » (le plus laid des Grecs selon Homère) qui est la version savante du complexe physique. Ses collègues imaginent « fanopathies », « néophilie » « misonéisme », et autres « stress prétraumatiques »… Ce que sauront soigner anxiolytiques et diverses molécules de benzodiazépine et d’amphétamines ! Car « l’industrie pharmaceutique ne vise pas à nous soigner mais à chronociser les maladies… Nous rendre accro aux médicaments, c’est leur bizness ». Ainsi « ce travail d’arnaqueur psychique » va jusqu’à s’adjoindre une dimension panoptique et totalitaire, puisqu’il ne s’agit plus seulement « d’éliminer les symptômes indésirables, mais de promouvoir les désirables ». En effet, les « nootropiques », ou stimulateurs cognitifs, « rendent professionnellement efficace et moralement impitoyable ».
Le suspense s’accroit lorsque de cyniques luttes de pouvoirs gangrènent la firme, orchestrées par un cynique et manipulateur dirigeant, qui conduira Angel à l’enfermement de la folie, à moins que cela fût son vœu secret. Une intrigue policière, celle menée par Angel à la recherche de preuves pour accuser la firme, s’enlace avec celle qu’entraîne le meurtre d’une collègue crucifiée sur une croix pharmaceutique et un caducée, détournant l’œuvre de Jef Koons, moqué pour l’occasion, commandée par la firme.
Il y a quelque chose de kafkaïen en cet univers psychiatrique. Voire une morale totalitaire : qui résiste aux injonctions thérapeutiques visant à soigner ses folies, réelles ou supposées, se voit frappé de pire folie. La dénonciation des méthodes peu orthodoxes des firmes pharmaceutiques qui visent moins la santé de leurs patients que celle de leur porte-monnaie est dessinée à l’acide, quoique passablement paranoïaque qui sait, autrement dit peut-être excessive et caricaturale, sinon digne d’une discutable théorie du complot…
Autre folie, celle psychédélique qui s’empare de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide avec MP. The Manhattan Projects. Comme chacun sait c’est en 1938 qu’Einstein informe le Président Roosevelt : les Allemands pourraient être bientôt en mesure d’user de l’arme nucléaire. Aussi le Projet Manhattan est le nom de code du projet de recherche qui produisit la première bombe atomique. Certes. Mais ici la dimension historique est rapidement hystérisée. L’Histoire officielle se voit bourrée de chausse-trappes, de projets tous plus délirants les uns que les autres, les scientifiques déraillent, les militaires explosent, les massacres se parent d’hémoglobine.
Un Einstein gringalet et échevelé, qui ne dédaigne d’user ni du fusil à pompe ni de la tronçonneuse sanguinolente, et qui projette « d’altérer génétiquement l’espèce humaine… de la changer à jamais en quelque chose de meilleur », c’est-à-dire des « Übermenschen », un général américain bardé d’explosifs, un scaphandre soviétique au cerveau sous bocal, un géant vert crapaudesque, des « nécrobouddhistes », des « monstres de l’ambition », des extraterrestres poulpesques, des professeurs nazis tatoués au front d’une croix sur le front par les Soviétiques qui les séquestrent, un Gagarine complètement allumé, un Kennedy complice et cocaïnomane, des « reprodémons »… Tels sont les personnages hautement déglingués de cette bande dessinée hors normes.
En un mot, la cohérence, y compris narrative n’est pas le moins du monde au rendez-vous, mais est-ce ici l’essentiel ? La fin de ce premier tome (sur deux) sombre dans un délirium tremens éclatant qui voit s’affronter la schizophrénie générale et plus ou moins tout le monde, bleus et rouges, dans une bataille mi-technologique, mi-médiévale.
C’est du grand n’importe quoi, mais avec un talent fou, une palette de délires et de couleurs ravageuse et néanmoins maîtrisée. Sous les doigts conjugués de Jonathan Hickman, scénariste (y compris chez Marvel), de Nick Pitarra et Ryan Browne, dessinateur, et de Jordie Bellaire, coloriste, la chose devient rapidement terrible et gore, loufoque et satirique : les savants fous sont aussi fous que les officiers de haut-rang, plus assoiffés de pouvoirs et de meurtres de masse que les vampires de sang. C’est absurde, grotesque, déjanté, mais d’une imagination sans cette renouvelée, sans compter la satire grandguignolesque des pouvoirs, qu’ils soient scientifiques, militaires et démocratiques.
Pacifiste, Einstein n’a pas été une des chevilles ouvrières du projet, Robert Oppenheimer (le père de la bombe atomique) n’a pas eu de frère jumeau, bien que Franc-maçon, le Président Truman ne fut pas le prêtre d’une secte maçonnique bizarroïde. Les voici tous devenus psychopathes en diable. De plus, « Après Hiroshima, à la demande expresse du Général Groves et du Directeur Oppenheimer, l’intelligence artificielle FDR a fondé un gouvernement fantôme des Etats-Unis ». En conséquence l’uchronie gifle ici l’Histoire comme un grandiose fantasme. Quoique les essais atomiques, sans parler de Nagasaki et d’Hiroshima, tant américains que soviétiques, voire Français, se fussent produits sans guère tenir compte des risques inouïs de destructions et de mutations, qui, dans cet opus scénarisé et dessiné, prennent des proportions cataclysmiques et burlesques.
Cette fois ci, face à Moby Graphick et Moi, fou, le lecteur se voit éclaboussé par un pandémonium de couleurs. Pages rouges et blanches, bruns militaires, jaunes explosifs, rouge-sang, safrans et roses, au point que le lecteur-spectateur craigne (et s’en amuse) de perdre son sang-froid !
La science-fiction enfin est ici devenue folle, parodique, copulant bestialement avec bien d’autres genres : la fantasy, la politique et la géostratégie vues par un complotisme débridé, le goût obsédant du morbide, voire le vampirisme, tout conspire à vomir avec jubilation une humanité monstrueuse.
Depuis L’Histoire de Monsieur Jabot, première bande dessinée de Rodolphe Topffer, en 1833, l’évolution du genre connut une véritable dissémination et explosion. Quoiqu’elle ne fût d’bord guère destinée aux enfants, ce sont eux qui furent les cibles privilégiées des créateurs, graphistes et scénaristes. Parvenu à son âge adulte, le genre ne craint pas de tenter de concurrencer le roman, la peinture, de tutoyer le street art. Nous n’ignorons pas que l’un des créateurs les plus pertinents du roman graphique est le scénariste Alan Moore[8], dont on se souvient des inoubliables V pour Vendetta et Watchmen. Les opus y sont généreux, tant du point de vue de l’ampleur politique que des psychés. Il y a cependant une gageure à être, pour ce type d’ouvrage, à la fois le scénariste et le dessinateur ; c’est le défi qu’a relevé avec le brio de ses stylos Emil Ferris. Une femme seule, malmenée par la vie, devient ainsi célèbre, rappelant dans une moindre mesure le succès d’une dame négligeable et passablement soumise à la dépression, qui écrivit une histoire de sorciers : elle s’appelle J K Rowling, elle est l’auteur d’Harry Potter. Dans un registre plus fantastique que merveilleux, souhaitons un succès semblable à Dame Ferris.
Massiccio della Presanella, Trentino Alto-Adige, Italia. Photo : T. Guinhut.
Zao Wou-Ki, peintre torrentiel
et passeur de poètes.
Dominique de Villepin : Zao Wou-Ki et les poètes, Albin Michel, 2018, 264 p, 49 €.
Dominique de Villepin : Zao Wou-Ki, Flammarion, 2018, 400 p, 50 €.
Zao Wou-Ki, les allées d'un autre monde, In Fine, 2024, 152 p, 25 €.
« Une tache gagne
Les horizons du monde
Du corps aux ailes déployées
Jusqu’au rêve immobile
Loin du sel de la mer »
Qui eût cru que ces vers soient de Dominique de Villepin, ancien premier ministre fort controversé ? S’il fut un homme politique aux talents de peu d’effets, il est un poète autant par ses strophes sensibles que par le regard qu’il porte sur l’œuvre du peintre Zao Wou-Ki, dont le talent a rejoint le ciel serein et coloré de la peinture en 2013. Ce dernier eût le bonheur et le privilège d’illustrer de nombreux poètes de son temps en de rares livres de bibliophilie, réservés aux happy few. Grâce à Dominique de Villepin, quelques pages aux élans magnifiques de ces rares recueils sont rassemblées en un bel ouvrage : Zao Wou-Ki et les poètes. Dont l’indispensable complément est le fort volume laconiquement intitulé Zao Wou-Ki, qui entreprend la traversée, de 1935 à 2010, d’une œuvre picturale torrentielle. Sait-on s’il s’agit d’abstraction lyrique ou de paysage ?
Il est hasardeux d'établir une relation d'identité entre les vers du poète et l’image du peintre. Faut-il d’ailleurs en imposer une ? « La poésie est comme la peinture », disait Horace en son fameux « Ut pictura poesis[1] », préjugeant d’une irréductible équivalence entre ces deux arts. Cette doctrine prévaudra jusqu’à l’époque classique, bien que Lessing, en son Laocoon[2] publié en 1766, fracture cette apparente évidence pour séparer deux medias aux moyens irréductibles. Il est alors évident qu’autant Zao Wou-Ki que les poètes qu’il choisit d’illustrer sachent combien il ne faut rien attendre d’une ressemblance entre les images du texte et celle de l’art plastique. Il s’agit bien plutôt pour les écrivains d’entrer dans une relation de confiance avec celui dont les formes et les couleurs vont interagir avec le mouvement poétique.
La carrière graphique et picturale de Zao Wou-Ki, né à Pékin en 1920, puis établi en France à partir de 1948, commence par une recherche de sa propre identité. Ce sont des graphismes de pins et de cabanes, quelques animaux et poissons, voire des silhouettes montagneuses, dans un espace indéfini, à la lisière du graphisme enfantin et de la peinture traditionnelle de paysage chinoise, de la calligraphie extrême-orientale et peut-être du trait de pinceau que jette en toute méditation créatrice la peinture zen. C’est en 1949 qu’Henri Michaux, qu’il ne connait pas encore, lui fait la surprise d’écrire sa « Lecture de huit lithographies de Zao Wou-Ki», où les arbres sont « derniers compagnons / experts en l’art de reviviscence[3] ». Leur amitié devient alors indéfectible et contribue aux rencontres avec bien des écrivains. Tel André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles, dont notre artiste illustre La Tentation de l’Occident. Et jusqu’à sa mort, en 2013, ce rapport intime avec les poètes ne se démentira pas.
Bientôt la rupture avec la figuration apparait définitive. De puissantes vagues de noir balaient une lave de rouge et de jaune pour l’Elégie de Léopold Sédar Senghor en 1978. Pour le Canto pisan LXXVI de l’américain Ezra Pound, c’est un sommet d’éblouissement coloré qui enflamme en 1972 la page où le jaune, le jade et le rose violacé exultent. Mais aussi « un tourment sombre » qui est peut-être le reflet de la tragédie qui frappe Zao Wou-Ki, en l’espèce la souffrance et la mort de son épouse May.
Aux toiles sans cesse soulevées par l’intensité lyrique répondent en 1980 les aquarelles pour illustrer les mots errants d’Effilage du sac de jute de René Char. La liste des poètes ainsi magnifiée est éblouissante : Yves Bonnefoy, Roger Caillois, Philippe Jaccottet (dont le Beauregard est exalté par une danse de couleurs aux nuances jamais vues), François Cheng (où les noirs retrouvent les atmosphères et les expressivités de la calligraphie chinoise), encore René Char, Henri Michaux encore ! Sans compter de moins connus : Roger Laporte, Jocelyne François, Jean Laude, Kenneth White… Et, seuls parmi les contemporains, de plus lointains : Shakespeare, Khalil Gibran et Rimbaud.
Avec l’art de Zao Wou-Ki, nous sommes dans la mouvance de ce que l’on appelle l’abstraction lyrique, vaste espace qui va des Américains Jackson Pollock et Marc Rothko aux Français Hans Hartung et Georges Mathieu. Tout élément d’ordre figuratif a disparu. Tout juste peut-on y déceler, plus exactement y imaginer, des ciels immenses, des plages et des mers, des mouvements de nuées ; mais ce serait là déjà abuser de ce qui fait d’abord image plastique. Si sont totalement abstraits les référents au réel figurable, c’est de toute évidence la possibilité des émotions qui fait loi : sérénité, indécision, agitation, tempête et passion, « mouvements lyriques de l’âme[4] », pour reprendre les mots de Baudelaire à propos du poème en prose. Mais surtout illumination, de la couleur, de la vision et de l’esprit, au sens du koan zen, des mystiques et du « château intérieur[5] » de Sainte Thérèse d’Avila. Ce pourquoi Zao Wou-Ki accompagna les proses flamboyantes, les « Aubes », « Marine » et « Mystique » des Illuminations d’Arthur Rimbaud[6], pour une édition plus largement accessible, puisqu’elle fut tirée à 5000 exemplaires, quoique évidemment fort recherchée. Ces « illuminations », icônes de lumière d’une mystique qui ne se préoccupe d’aucun dieu, sont de nouvelles enluminures pour le XXème siècle…
La « sagesse joyeuse », mais aussi « le deuil et l’angoisse », sont, selon Dominique de Villepin, les jalons du peintre et illustrateur de la contemplation, de l’émotion et de l’éclat de la vie parmi le cosmos, en résonance intime avec les vers et les proses des poètes élus. Ainsi vont les leçons de l’art de Zao Wou-Ki, lui qui « avait le don de l’amitié ». Mais aussi, comme le disait René Char, le don de l’« amitié admirative ».
Que voilà une initiative éditoriale judicieuse : en un beau livre, mettre à la portée du public amateur, qui sache aimer, de rares plaquettes pour bibliophiles, en reproduisant pour chacune au moins une double page, qui donne à lire et à contempler poèmes et estampes, couvertures et dédicaces, documents et photographies, tout en les accompagnant de plus vastes tableaux du maître au sourire flamboyant. Quoique les pages gravées de ces trente-sept livres ne soient pas qu’une réduction des grands tableaux, mais tout un jardin secret confié à l’amitié de la poésie et des poètes. Reste à espérer que ce livre, « vestige d’un monde disparu », pour reprendre les mots de Dominique de Villepin, relance le désir des artistes et des éditeurs pour ces bijoux de bibliophilie que notre futur nous reprochera de ne pas avoir su créer…
Une fois de plus Dominique de Villepin est le passeur du peintre en un album qui est une somme magnifique, sondant et exposant toutes les étapes de la création torrentielle de Zao Wou-Ki. Comme tout jeune peintre, il commence par des portraits, des paysages, des bouquets, des arbres. Rien de très original en ce travail figuratif. La peinture traditionnelle étudiée dans l’Empire du milieu est bouleversée, à l’occasion de son arrivée en Europe, par la découverte de Matisse, des villes d’Italie. Mais la rencontre de l’œuvre de Paul Klee, sensible à partir de 1951, l’initie à un nouveau monde pictural : le graphisme symbolique trotte sur la toile. Il ne s’agit cependant pas pour lui de rester un « sous-Klee ». En effet les signes arbustifs (dans « Paysage vert ») font le lien entre les prémices de l’abstraction occidentale et la calligraphie orientale. S’il travaille à Paris à partir de 1948, son origine chinoise se rappelle à lui grâce à des « fantômes d’idéogrammes », en un merveilleux syncrétisme.
Bientôt, dès 1955, le voici déployant son style propre : de vastes nappes colorées où reposent et dansent des signes qui n’en sont à peine, atteignant une assomption de l’abstraction lyrique, au-delà des peintres français d’alors, de Georges Mathieu à Pierre Soulages, en passant par Hans Hartung. Dès lors, cependant, ses toiles tumultueuses « sont des paysages », affirme Dominique de Villlepin. Reste à deviner, parmi ces épanchements d’émotion, ces calligraphies de la sensibilité, ces calmes explosifs, ces saveurs orchestrales, ces synesthésies de l’âme, des paysages marins et terrestres étoilés, mais absolument et secrètement allusifs, rarement titrés autrement que par une date, ou offerts en hommage à Henri Matisse, René Char ou Henri Michaux.
Qu’est-ce qui fait la sûreté et l’art de Zao Wou-Ki, alors qu’aux yeux du néophyte cela pourrait passer de pour un brutal épandage de couleur, un hasardeux gribouillage de pinceau survolté ? Il faut en effet une initiation du regard pour percevoir cet immense équilibre, cette sureté de la composition, ce dévoilement poétique de l’instant et de l’infini, à la lisière du vide et du plein du Tao. Ode à la couleur, immersion dans le torrent de la vie et de la présence, ce sont des rouges flamboyants, des jaunes chantants, des bleutés sereins, des noirs tragiques. Tous dansent dans l’équilibre spatial et cosmique d’immenses toiles, parfois jusqu’à cinq mètres de long. Et si l’on ne peut qu’imaginer ressentir l’immersion du modeste spectateur devant et dans ces formats surhumains, le format de l’album, les reproductions soignées et généreuses permettent un avant-goût à une exposition imaginaire impossible, tant ces toiles sont dispersées aux quatre coins du monde, entre Japon et Etats-Unis. Somptueusement illustré, l’album reçoit en outre une biographie, un choix généreux de la « fortune critique » du peintre, entre le poète Yves Bonnefoy et l’historien Georges Duby, une pléthore d’expositions personnelles et de collections publiques abritant ces nouveaux temples zen de l’art que sont les toiles de notre cher Zao.
On mesure avec modestie la difficulté de l’ekprhasis, cette figure de rhétorique qui désigne la description des œuvres d’art chez les Anciens, devant l’œuvre de Zao Wou Ki. Faut-il y voir un poème de Li Po, comme celui mis en épigraphe à ce maître volume des éditions Flammarion, et relire la poésie chinoise[7] ? Ou se confier aux poètes, comme Michaux, qu’il accompagna dans leurs éditions rares ? Ce serait peut-être tomber dans un littéralisme discutable. Y trouver un haïku de cinq mètres de long ? Y percevoir un torrent de nuées et de lumières, une métaphore des brûlures émotives et des sérénités humaines, une intense cosmologie ? À cet égard la belle prose poétique du préfacier, Dominique de Villepin, intitulée « Dans le labyrinthe des lumières », ne faillit pas à sa mission, même s’il s’agit d’une gageure. Il note un timide retour à la figuration dans un triptyque de 2004, « Le vent pousse la mer », dans lequel un mince graphisme signe la présence d’un bateau, donc d’un homme, parmi un souffle marin, non loin du romantique Turner, lui-même précurseur de l’abstraction. Est-ce à dire que le texte le plus proche du calme maelström de Zao Wou Ki serait celui de la béance et du chaos, sis dans les genèses des Métamorphoses d’Ovide et de L’Ancien testament, lumineux de toutes les potentialités des mondes ? À moins d’imaginer de regarder en écoutant Chronochromie d’Olivier Messiaen…
Parador de Sigüenza, Guadalajara, Catilla la Mancha.
Photo : T. Guinhut.
L’art contemporain est-il encore de l’art ?
À l'occasion d'une confrontation entre
Laurence Hansen Love et Nicole Esterolle.
Laurence Hansen Love : L’art, de Aristote à Sonic Youth,
Les Contemporaines, 144 p, 12 €.
Nicole Esterolle : ABC de l’art dit contemporain,
Jean-Cyrille Godefroy, 240 p, 18 €.
Un Cupidon de marbre par Canova pour la noblesse et la pureté de l’art, mais un chiot géant couvert de fleurettes pour la reproductibilité des plus puériles et piètres icones... Sans compter le culte duchampien des misérables installations et autres accumulations, comme de vitres cassées… Deux thèses s’affrontent alors : on élève au piédestal Aristote et Kant à l’égal du tout art contemporain ; on répond à coups de tas et de bidules… Ce sont la philosophique anthologie de Laurence Hansen Love, L’art, de Aristote à Sonic Youth, et le pamphlet de Nicole Esterolle, ABC de l’art dit contemporain, qui réclame rien moins que de bousiller ce dernier aux ordures. Aux risques de jeter le bébé avec l’eau du bain.Là s'entrechoquent analyse sereine et polémique virulente. Cet art contemporain, fourbi d’ironie postmoderne, est-il encore de l’art ? À moins de devoir faire évoluer le sens de ce mot.
Qu’est-ce que l’art ? Au-delà de la technè originelle chez les Grecs, ce sont des créations verbales, picturales, sculpturales, architecturales, musicales, dont l’expressivité, l’esthétique et la pensée provoquent une sensation de plénitude, voire de transcendance ; les Beaux-Arts, se détachant des arts mécaniques et des arts libéraux. L’expérience esthétique, selon Jean-Marie Schaeffer se situe entre « émotions et connaissance[1] ». Ainsi Baudelaire, Turner, Le Bernin et Schubert nous procurent d’intenses émotions esthétiques qui par la grâce de l’intellection nous font nous sentir plus intenses, nous rendent meilleurs.
Reste à savoir si n’importe quel objet peut accéder au statut d’œuvre d’art, si un chanteur populaire tel que le prix Nobel de littérature Bob Dylan est un grand poète, donc un artiste digne de ce nom. C’est à de telles interrogations que tente de répondre -non sans finesse- Laurence Hansen-Love, que nous connaissions déjà pour la pertinence de son essai sur le libre arbitre[2]. D’Aristote, philosophe de la Poétique, au groupe de rock avant-gardiste Sonic Youth, de la « beauté libre » selon Kant aux « propositions artistiques » parodiques, cyniques et désenchantées, elle introduit, dispose et enrichit une anthologie bienvenue, sans lourdeur pédante, de façon à montrer que la « désublimation de l’art » n’est pas une catastrophe. Il n’est pas certain qu’elle considère cependant que n’importe quoi puisse être de l’art, quand ce qui plait et divertit ne mérite pas forcément cette élévation spirituelle, à moins qu’il ne soit plus question de cette dernière, sinon comme d’un inconvenant diktat. L’artiste démiurge est devenu un amuseur par qui le scandale de l’irrévérence arrive.
Il est loisible de considérer cette petite anthologie comme une amicale invitation, une antichambre aux grands textes de l’humanité, brièvement découpés et mis en avant : l’Aristote de la technè et de la poïesis côtoie Kant et sa prédilection pour « l’art libéral » ainsi qu’Alain pour qui l’artisan « est artiste, mais par éclairs ». La « reproductibilité des œuvres d’art » par Walter Benjamin est un concept qui reste essentiel pour comprendre à la fois la désublimation et la multiplication de l’objet artistique, ce qui préfigure le répétitif et creux Andy Warhol.
Le Beau[3], depuis l’idéalisme de Platon et le jugement de goût kantien, et dont l’universalisme n’admet pas le pleutre « chacun son goût », gît dans la nature, mais plus encore dans l’art, selon Umberto Eco, à la suite d’Hegel et d’Oscar Wilde. Cependant il semblerait « que le XXI° siècle a tourné le dos à une tradition multiséculaire de révérence de l’art à l’égard de la beauté incréée», même si François Cheng pense que, du moins dans la peinture, « le fil d’or du beau ne s’est pas tout à fait interrompu ».
L’art contemporain adoucit-il la barbarie, comme le pensait Hegel de son prédécesseur, est-il encore cet art bienheureux dont parlait Nietzsche dans Le Gai savoir ? La « dimension d’immortalité », selon Hannah Arendt, ou la « résistance à la mort », selon Deleuze ? Subsiste-t-il une extase esthétique ? Hélas, rencontrant selon Hegel « l’esprit d’ironie », il passe du désenchantement au cynisme, et devient esprit d’urinoir avec Duchamp. Jean Clair y voit la « prostate des civilisations fatiguées » et, parmi les décharges que deviennent nos musées, il se scandalise : « Les hautes œuvres réclamaient jadis la sanction d’un Dieu, on est entré dans les basses œuvres, la vidange des fonctions naturelles ». Ce que confirment la « Boite de merde d’artiste » de Manzoni et la « Cloaca maxima » de Delvoye, soit une machine à produire des excréments humains, trop humains, sans compter ses baisers d’anus en rouge à lèvres. Nous sommes descendus de la transcendance esthétique jusqu’à l’anus diarrhéique ; qui sait s’il s’agit d’un scatologique descendant de Rabelais…
En ce sens, Jeff Koons, avec ses « Tulips » et ses « Puppy », clinquants fétiches de la banalité du quotidien, assure la transmutation de la merde en or, jusqu’à ce que la spéculation financière se tourne vers d’autres objets et tire la chasse…
Ainsi la beauté n’est plus un critère dans le « paradigme » de l’art contemporain, assure Nathalie Heinich[4]. Il s’agit de produire du décalé, de transgresser le goût et les mœurs, de choquer et d’exciter pour exister sur la scène artistique, de questionner les préjugés et les acquis -ou d’œuvrer dans l’art engagé au service de nouvelles doxas, qu’elles soient anticapitaliste ou écologiste- voire, pour l’acheteur, d’exhiber un marqueur de luxe.
Laurence Hansen-Love ne se fait pas faute d’oublier le discutable Alex Ross[5], pour qui les hiérarchies n’ont plus guère cours, confondant dans la même appréciation musicale Messiaen et Sonic Youth, l’opéra de Monteverdi à Kaija Saariaho et le rock des batteries brutales et des guitares électriques stridentes. Des réévaluations permettent en effet d’accepter l’art brut, les « arts premiers », à côté de Lascaux et de Michel-Ange. D’ajouter la photographie, le théâtre postmoderne et le cinéma, voire « l’art de vivre », au catalogue du grand-art. C’est alors qu’un peintre comme Twombly, par on ne sait quel miracle, a su élever le crabouillis au rang du ravissement artistique…
Cependant, devant la banalisation des monstrations de la seconde moitié du siècle dernier et de ce présent siècle, Nelson Goldman répond en 1977, avec pertinence en prétendant que la réelle question devient : comment un objet fonctionne-t-il comme art ? Un caillou n’est rien, exposé il peut être symbole, question subjective, écologique, cosmique, comme avec le land-artiste Richard Long. Mais au risque d’abuser d’une telle esthétique, la caution éthique devient étique et risque de s’effilocher, entraînant dans sa chute l’esthétique même. C’est que Nicole Estérolle vient pointer d’un index aiguisé jusqu’au sang.
Avec une vigueur et un humour sans cesse renouvelés, car c’est là son second tir en rafale[6], Nicole Esterolle conspue « les tenants d’un duchampisme conceptualo-postural officiel qui honnit le sensible, le poétique, l’imaginaire, le rêve, le tripal, le terroir et surtout le savoir peindre et dessiner ». Les Fonds Régionaux d’Art Contemporain, les Conseillers artistiques, les collectionneurs, les critiques et les institutions sont rivés au pilori pour leur mépris de la figuration et de la peinture. Jusqu’à l’Etat français lui-même, qui confronte à Versailles le grand siècle et Jeff Koons, et qui aurait « perdu de vue 23000 œuvres des collections publiques ». Qu’imaginer alors du gaspillage des deniers du contribuable, de l’effondrement de la bulle spéculative à l’occasion du grand effondrement de 90% de l’art contemporain, académisme oblige, modes et démodes alternant. Même Emmaüs n’en voudra pas…
La polémiste endiablée dénonce avec gourmandise « le triomphe de la fèce », les lieux où « l’incompétence et le ridicule sont qualifiants », « l’extrême de l’inculture », « l’art monochromaniaque », le « crétinisme consanguin », « la peinture au pénis », la surévaluation du « bankable », « l’ultragauche au service de l’ultra-finance », la « bigoterie » d’un art « sectaire » et « fanatique ». Il faut admettre que notre pamphlétaire a l’art de la formule. La diatribe à l’emporte-pièce côtoie la fléchette empoisonnée qui fait mouche, comme lorsqu’elle pointe avec Aude de Kerros les papes de l’art contemporain pour qui les mots « beauté » et « œuvre » sont des « tabous sémantiques ». L’« absence d’art », le « non-art » ont remplacé l’art, au travers de glorieux faiseurs de néant comme Buren ou Lavier ; un plasticien gomme les pages de Proust, un performiste peuple une salle vide d’aboyeurs, un artiste « transgénique » introduit une protéine fluo dans l’ADN d’un Lapin, un autre érige un « vagin de la reine » en tôle rouillée dans les jardins de Versailles, un autre offre « un cochon peint avec la bite », un autre encore « couve des œufs », un autre enfin avoue en tube de néon mauve « Je suis une merde », un dernier et non des moindres sodomise d’un « plug anal » géant vert la place Vendôme ; ad libitum et nauseam…
Les tics linguistiques et conceptuels qui habillent brillamment la chose, si chose il y a encore, sont alors moqués, opposés avec les codes sémantiques traditionnels et idéalistes de l’art. Nous tempérerons cependant notre enthousiasme en notant qu’un manichéisme un peu réducteur les oppose en cette démonstration. Il y a en effet des artistes contemporains, tels Maurizio Cattelan montrant en sa « Nona Ora » un pape écroulé par une météorite, ou un Andres Serrano exhibant un « Piss Christ[7] », dont l’œuvre est loin d’être vaine. Mais tous n’ont pas leur hauteur métaphysique et esthétique…
L’on s’amusera beaucoup en allant voir sur Facebook comment Nicole Esterolle collectionne les « tas » de l’art contemporain : bonbons, pavés, quincailleries diverses, déchets poubellesques que de niaises femmes de ménage (oh les Béotiennes) ont balayés. Jusqu’aux écoles d’art qui préparent un avenir artistique radieux, les lieux muséaux deviennent des lieux nauséeux…
L’on comprend alors pourquoi Nicole Esterolle, qui loin d’être une béotienne sait elle aussi lire Nathalie Heinich, a la prudence d’un pseudonyme, quoique l’on puisse deviner de quel bord elle vient, lors qu’elle assassine au vitriol de son clavier percutant nombre de personnalités, nommément visées, du monde de l’art contemporain, lorsqu’elle moque le verbiage des critiques et des experts, lorsqu'elle lacère « un totalitarisme culturel ».
Même si l’on peut penser que Nicole Esterolle, emportée par son élan, ne sait pas toujours faire grâce à des œuvres qui la mériteraient, on ne peut simplement écarter d’un revers de main, d’une accusation infamante de populisme, ou de l’habituelle reductio ad hitlerum, sa torrentielle argumentation polémique, en la qualifiant de réactionnaire nauséabonde, voire de jalouse endémique, elle que la corne d’abondance des honneurs officiels et des comptes en banque n’a guère honorée.
Loin de se contenter de dénigrer, Nicole Esterolle (pseudonyme d’un critique d’art fort actif que nous ne nommerons pas) émet des propositions. Outre la nécessité de rogner le pouvoir « de type totalitaire » du ministère de la culture et des Directions Régionales des Affaires Culturelles, elle fournit une longue liste d’artistes (pas moins de 2500 !), surtout des peintres, qui sont selon elle, de réels marqueurs de notre temps. Si, hélas, elle n’est pas illustrée, l’on pourra poursuivre cette quête sur Internet, le plus souvent fort décevante, avec, selon les cas, ennui, ou, qui sait, illumination…
Il faut admettre que la pléthore de minimalisme creux, de conceptualisme pédant, de post-marxisme assommant, d’écologisme liturgique, d’attitudes qui deviennent formes[8], d’objets bruts, d’installations cumulatives, si elles ont pu assumer une posture de surprise et d’innovation, deviennent de pénibles clichés et le marais d’un académisme qui a fait long feu. Que penser par exemple d’une installation récipiendaire du Prix Marcel Duchamp 2017, qui consiste en une exposition de carottages de sous-sols par Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, effectués lors de fouilles archéologiques à Paris (du Louvre à Cluny), mais aussi à Beyrouth et Athènes ? Terres, calcaire, fer, os et céramique, sont des mille-feuilles de civilisation et de géologie, qui s’élèvent dans une résine transparente, enserrée dans des tubes de verre. Y verrons-nous une agglomération poétique du temps et de l’humanité, ou une piètre absence esthétique ?
En excellente pédagogue, Laurence Hansen-Love s’attache à faire comprendre les racines, les évolutions et circonvolutions de l’art et de celui qui se prétend notre contemporain, quand Nicole Estérolle en bafoue les pléthoriques convulsions d’autant plus pitoyables qu’elles sont à la mode, qu’elles sont un académisme et un placement financier spéculatif, à même de décevoir ses investisseurs arrogants. Le risque est que cette dernière, préférant peinture et sculpture, malgré ses expressions sans cesse étranges et rarement originales, soutienne un autre académisme. À cet égard l’absolumment délicieux érudit Marc Fumaroli[9] nous avait déjà alerté des déserts de sens, de la « misère de l’art contemporain », de sa ravageuse insignifiance. Il dénonçait « l’extension logique, jusqu’à plus soif, des ready-made de Marcel Duchamp », le « clonage de photographies », le « désert moral et spirituel ». Il frappe dur et juste : « À force d’usure symbolique, nous sommes entrés dans l’ère d’un technoscientisme et d’un économisme incultes qui suscitent contre eux des fanatismes religieux ou ethniques non moins incultes[10] ». Dans une exposition intitulée « Présence de la peinture en France, 1974-2016[11] », le même Marc Fumaroli défendit la présence et la nécessité de la beauté, avec le parrainage du critique informé Jean Clair. Avec une ardeur vitriolée, il y fustige « l’insupportable monopole mégalomane que s’est attribué le marché de l’art dit “contemporain“ », honorant quelques-uns de nos maîtres de la peinture d’aujourd’hui : une trentaine de portraits, de natures mortes et de paysages, tous indubitablement figuratifs ; tels Philippe Garel, Denis Prieur, André Boubounelle, Gérard Diaz, sans omettre les proliférations de Sam Szafran. Dans un entretien, Marc Fumaroli confie : « L’art ne mérite le nom d’art que s’il est intimement révélateur du Beau, du beau le plus classique au beau le plus inédit[12] ». Hélas, il faut confier notre déception, et risquer de taxer cet accrochage de conservatisme délibéré, en un post-impressionnisme et un post-réalisme surannés, où les surprises de nos regards y sont bien émaciées. À moins que là reposent les germes d’un sursaut qui verront les glacis de la peinture s’éveiller sous des charmes inédits. Force est de constater qu’entre le retour à la peinture et la déglingue de l’art contemporain un vain combat s’écroule : deux impasses se confrontant, qui sait quand et où une nouvelle voie d’or et de sens surgira…
traduit de l’allemand par Nicolas Weill, Gallimard,
Bibliothèque illustrée des Histoires, 432 p, 35 €.
Cacher, punir, annihiler le visage équivaut à un mépris de l’identité, à une négation de l’individu. À l’encontre d’un tel meurtre symbolique, la culture européenne, à travers ses mœurs et ses images, a eu soin de le fixer, d’en interroger les formes, le sens et l’émotion, en particulier à travers le dessin, la peinture, la science, puis la photographie, le cinéma. Cependant, pour le critique d’art et anthropologue Hans Belting, cette quête des traits d’autrui et de soi n’aboutit qu’à dérober sa vérité, qu’à un masque. À travers une exploration multipiste et cultivée, saura-t-il nous livrer la clef de l’intimité et de la fonction de ces « faces » qui pullulent dans l’histoire de l’art et des médias, ou nous dissoudre dans l’aporie de la représentation ?
Au commencement était l’autre. Seule la découverte de son propre reflet, rendue visible par le mythe de Narcisse a pu faire toucher à celui qui regarde son propre dessin. Bientôt l’on prend conscience que le visage remplit plusieurs fonctions : « de signe identitaire, de vecteur d’expression et enfin de d’espace de représentation », annonce Hans Belting.
La typologie des visages évolue-t-elle d’époque en époque ? De l’icône christique des primitifs italiens, en passant par le réalisme psychologique de Dürer, jusqu’à la déconstruction de l’art contemporain, les images de nos musées en témoignent à leur façon. Dans son livre, Hans Belting prévient : « le visage est conçu comme le point de fuite de toutes les images qui, soumises au flux ininterrompu du temps, achoppent sur son caractère irreprésentable ». Plus tard, le cinéma également fait son entrée, avec un plan de Persona d’Ingmar Bergman, cependant en frontispice, pour signifier « la possibilité de s’approcher du visage humain [qui] est l’originalité première et la qualité distinctive du cinéma ». Mais aussi la vanité de l’apparence, de son ombre. Car l’image « ne retient pas la vie ».
Les masques tribaux et cérémoniels sont la « voie » des mythes, selon Lévi-Strauss[1], quand le maquillage, antique et moderne, est la voie de la séduction : ce qu’associe le visage aux yeux fermés et le masque baoulé de Côte d’Ivoire, dans la photographie de Man Ray en 1926, « Noire et blanche », étonnante collusion temporelle et de civilisations. Dans le théâtre antique, le masque, iconique de la Tragédie ou de la Comédie, sert de porte-voix à l’acteur, ombre de son personnage. Outre la « Sainte face » du Christ et le Saint-suaire de Turin (étonnamment absents en cet essai), qui relèvent à la fois de la présence, de la mort et de l’au-delà, il s’agit d’examiner notre ultime portrait, moule mortuaire ou crâne, objets cultuels ou mémoriels. Il y a donc une fonction cathartique à l’œuvre dans tous ces faux visages, originellement iconiques, cependant symboliquement vrais.
La cour et la diplomatie, y compris portraiturées, sont « une société de masques », renvoyant à l’hypocrisie. Au XVIII° siècle, le visage devient plus social encore, lorsqu’il est signifiant à la manière de Lavater, dont la physiognomonie prétend lire les caractères, les vertus et les vices. Ensuite, la phrénologie, prétendue « science du crâne », malgré l’apparente caution de celui de Schiller, n’est pas plus signifiante. Darwin étudie pourtant « l’expression des émotions ». Bizarrement, Hans Belting oublie Cesare Lombroso, aux thèses racialistes fumeuses, qui dans son travail de criminologue, prétendait distinguer une héréditaire criminalité au moyen de l’apparence physique. Le visage devient un type, social ou racial, de plus avec les photographes allemands du début du XX° siècle, se prêtant à toutes les illusions, à tous les déterminismes, à tous les masques idéologiques.
La deuxième partie de l’essai s’intéresse à la représentation, lorsque la civilisation occidentale s’est séparée des masques pour accéder au portrait, en particulier avec Jan Van Eyck au XV° siècle, passant « du visage sacré au visage-sujet », de façon à accéder à la ressemblance, là où l’autoportrait prend de plus en plus d’importance. Les certitudes du réalisme imitatif se brisent jusqu’à la rage hurlée de l’effacement chez Francis Bacon. Ce dernier se heurte à la lisière du blasphème envers la face humaine, faite dit-on à la semblance de Dieu, surtout s’il s’agit d’un de ses papes, enlaçant le cri existentiel contemporain à la philosophie de l’absurde. Aujourd’hui la photographie « rivalise avec la peinture en adoptant le format géant de toiles de musées ». Sans parler de la mode hypercontemporaine du selfie (que l’auteur n’aborde pas). Cependant, malgré l’intériorité des productions de Rembrandt et la multiplication du réflexe photographique, la même difficulté résiste toujours : « appréhender un moi inexprimable en rendant le visage visible ».
« Consommation médiatique », ainsi s’ouvre la troisième partie. Production et reproduction, frénétiquement, s’emparent de notre société de masse et de communication. Jusqu’à l’écœurement des clichés (au double sens révélateur) : une « société faciale » (dixit Thomas Macho) déferle au service de la « société du spectacle » chère à Guy Debord. En particulier grâce à l’imprimé, la photographie, le cinéma, puis au « temps réel » de la télévision et de la vidéo. Ce qu’au-delà des journaux et des films, illustre avec tant de force les faciès des dictateurs, affichés au fronton de la gloire éternelle, adulés par les foules, puis lacérés et abattus lorsque la révolte prend feu. Songeons au destin particulièrement iconique et ironique du portrait de Mao, conçu à des fins de culte de la personnalité et de propagande totalitaire en Chine, à la fois « icône d’Etat et idole pop » ludique, trop ludique, par Andy Warhol… Il s’agissait pour ce dernier d’élire « the most important figure » du siècle, à l’exclusion hypocrite d’Hitler, jusqu’à en faire un « wallpaper », un papier-peint. Après avoir, dit-on, dénoncé le consumérisme capitaliste, dénonçait-il le tyran chinois ou faisait-il du despote un objet de consommation désirable pour les foules ? Question que n’aborde pas Hans Belting.
Les identités se cristallisent et s’échangent lorsqu’un artiste envisage de représenter moins son visage que celui qui lui est intérieur. Ainsi la plasticienne Nusra Latif Qureshi superpose sur un ruban de neuf mètres une vingtaine de photos de son passeport, un profil moghol enluminé et un autre de la Renaissance vénitienne : elle est Pakistanaise et exposa lors de la Biennale de Venise. Hans Belting y voit avec justesse un « palimpseste », où se croisent histoire du visage et Histoire de l’art, ce pourquoi il a choisi d’en orner la couverture de son volume, non sans pertinence.
Une plasticienne contemporaine est centrale -et avec raison- en cet essai : c’est l’Américaine Cindy Sherman, dont les multiples figures historiques photographiques cachent et révèlent son propre visage, grimé, surmaquillé, augmenté : « elle utilise des prothèses, des faux nez, ou des joues postiches ». Elle se métamorphose en femme de Rubens ou en Bacchus du Caravage, y compris en couverture d'Artstudio. Comme un écho des jeux de rôles, des chirurgies esthétiques, un pied de nez aux technologies de reconnaissance faciale.
En guise de conclusion provisoire, Hans Belting invoque les « cyberfaces », ces « masques numériques » de la « postphotographie » et de la « technofiction », qui sont « culture des surfaces plutôt que des corps ». Virtuel, le visage peut devenir « un assemblage de traits physionomiques multiples », au moyen par exemple du morphing. Imaginons alors un portrait puzzle de la naissance à la mort, un accéléré mosaïqué, ou une projection du désir qui ferait de notre visage une fiction, qui donc nous permettrait d’assister au retour du masque, qui consiste « à laisser tomber le monde de l’empirie et à ébaucher un univers imaginaire au-delà de l’espace physique et des limites corporelles établies ». De plus, en jouant sur les identités virtuelles, aussi bien mensongères qu’idéalisées, un peu comme sur Facebook, la face humaine devient moins révélatrice d’une peau sur les os que d’une polymorphe identité mentale. Là où le technofantasme peut s’exercer, les faciès de l’art n’ont pas fini de se métamorphoser.
Etonnante à cet égard est cette « cyberutopie », lorsqu’un artiste russe, Konstantin Khudiakov, exhibe en 2004 un « mur d’icônes », intitulé Deisis, agrégeant Christ et saints, faits de photomontages numériques repeints, donnant à voir, dans un hyperréalisme plastique, ce qu’auraient vraiment été ces derniers de leur, mais dans une lumière supposément supraterrestre. On devine que les réactions furent contrastées et polémiques. La poursuite du visage idéal, qu’il soit érotique, sage ou transcendant, traverse et transfigure toutes les époques, passée et futures. Ce à l’exclusion du refus de la monstration du visage féminin et de la représentation de tout visage, pensée comme idolâtre en une religion moyen-orientale.
Même si Hans Belting fait parfois un peu trop errer son motif du masque au travers de son essai, s’il n’est pas toujours aussi attentif au visage sculpté (hors Rodin), il s’agit là d’une somme superbe, prenant en écharpe l’art, les temps, les mentalités et les concepts… On ne le lira pas seulement comme une Histoire de l’art monographique, mais comme une sociologie du visage, comme une lecture philosophique des faces de nos mémoires et de nos projections, où sans faute apparaissent le Roland Barthes de La Chambre noire[2]et le Gilles Deleuze de L’Image-mouvement[3]. De surcroît, il ne lui a pas échappé de consacrer une page inspirée à cette œuvre par-dessus toute impressionnante, lorsque que le Caravage fait brandir à David la tête coupée de Goliath : elle n’est autre que l’autoportrait du peintre. L’on ne saurait mieux faire dans le memento mori, dans la vanité et l’effroi que l’artiste, tout transcendant soit-il, ne soit que chair et sang, bientôt cadavre. Son rouge sang est-il celui de la peinture ?
Doué d’une remarquable clarté de l’érudition, l’historien d’art allemand, indubitablement philosophe esthétique, Hans Belting, est loin d’être pour nous un inconnu. Qu’est-ce qu’un chef d’œuvre ?[4] se demandait-il, examinant la question des critères d’appréciation et des hiérarchies artistiques. Son infatigable curiosité le poussa jusqu’à investiguer entre Florence et Bagdad. Une histoire du regard entre Orient et Occident[5]. Avec cet essai aux « faces » nombreuses, aux yeux sans cesse curieux, il sollicite le regard du lecteur, du spectateur, et du penseur que nous sommes, y compris à notre insu, devant ce mystère d’autant plus grand qu’il est devenu œuvre d’art, icone politique et publicitaire, et masque de la présence absente. Edité, illustré, imprimé, relié avec un soin aussi rare que précieux, ce volume est parfaitement digne de la prestigieuse collection de « La Bibliothèque illustrée des Histoires », aimée par une secrète confrérie de lecteurs d’un goût raffiné. Il faut se souvenir que Pierre Nora y publia les trois volumes des Lieux de mémoire, que Jean Starobinski[6] s’y glissa grâce à son Invention de la liberté, 1700-1789, qu’Edouard Pommier y fit briller ses Théories du portrait. De la Renaissance aux Lumières[7], qui mérite de figurer, en confondant avec Hans Belting leurs profils voisins, dans la bibliothèque choisie de tout amateur d’Esthétique.
Autoportrait, Parador de Santo Domingo de la Calzada, La Rioja.
Photo : T. Guinhut.
Des théories du portrait au portrait comme fiction :
Edouard Pommier et Jean-Luc Nancy.
Edouard Pommier : Théories du portrait. De la Renaissance aux Lumières,
Gallimard, 1998, 512 p, 290 F.
Jean-Luc Nancy : L’Autre portrait,
Galilée, 2014, 128 p, 22 €
Peut-on concevoir un portrait sans visage ? Une figure de rhétorique, venue de l’antiquité et d’Aristote, la prosopographie, ou description physique, retient en son étymologie « prosopon » en grec, pour le personnage et son visage. Peindre un portrait, par la plume ou le pinceau, par le clavier ou les pixels numériques, même s’il s’agit d’engager le corps en son entier, ne peut se passer du visage, ce qui, de par la qualité d’expression, devient éthopée, ou description morale. Pourtant les Théories du portrait, de la Renaissance aux Lumières, telles que les déplie Edouard Pommier, n’ont pas toujours placé ce dernier au sommet de la hiérarchie artistique, avant de le consacrer comme un genre doté de vertus nombreuses. Or à toute cette tradition, l’art contemporain ajoute une énigme où viennent « à se dérober toutes les figures d’une possible représentation ». C’est ainsi que le philosophe Jean-Luc Nancy scrute L’Autre portrait, celui dont la visibilité réside dans l’infigurable. Paradoxe, aporie, ou lecture des mystères de nos visions et de l’art…
Savions-nous que le portrait, de longtemps, a pu être considéré comme un art mineur ? Représenter un homme, une femme, créatures périssables et éphémères, ne vaut pas grand-chose devant la représentation de Dieu, du Christ et des Saints, bien plus représentatifs de la vérité. De plus, jusqu’à la Renaissance, la véracité des traits n’a guère d’intérêt, alors que la dimension allégorique d’un personnage est de la plus haute importance.
Suite à la perspective humaniste, c’est le XVème siècle italien qui vient s’intéresser à la valeur mimétique du portrait, mais également à sa dimension mémorielle. C’est ce qu’Edouard Pommier exhume avec un parfait talent pédagogique dans son érudit volume : Théories du portrait. De la Renaissance aux Lumières. Giorgio Vasari, dont l’œuvre illustre la couverture, peint dans le respect de la tradition iconologique, mais avec une part de réalisme graphique inusitée, son « Saint Luc peignant la Vierge ». Certes, cette dernière est juchée sur un nuage, mais la représentation à la fois exacte et symbolique de l’atelier confère au geste pictural attaché à son modèle une dignité autant humaine, par la présence du peintre et de ses comparses, que sacrée.
Au XVIIème siècle, « l’Académie adopte une hiérarchie des genres qui relègue officiellement le portraitiste à une place inférieure à celle du peintre d’histoire ». Une telle règle se verra bien vite modérée, voire invalidée jusqu’aux Lumières. Qu’il s’agisse de Titien, dont Charles Quint ramasse le pinceau, car il « est digne d’être servi par César », d’Holbein le Jeune représentant avec le plus grand soin l’astronome Nicolas Kratzer, ou de la visible ironie de Voltaire, quoiqu’il en fût agacé, croqué au saut du lit par Jean Huber, la vertu du portrait, au-delà de sa dimension identitaire, se verra chargée de dire le frémissement de la vie, la puissance de l’intelligence, le charme féminin… Sans compter que la sensibilité romantique chargera le portrait de toutes les énigmes et intensités de la sensibilité.
L’histoire de l’art et de la peinture recèle alors de toute une immense tradition du portrait. Sans pourtant que, au-delà du réalisme photographique, l’art contemporain l’ait abandonné comme désuet, au contraire. Si le portrait est une mimesis, il ne va guère intéresser nos artistes d’aujourd’hui, mais s’il interroge la figuration, la dépasse, voire la nie, alors il est bien un champ de recherche et d’interrogation, celui de L’Autre portrait selon Jean-Luc Nancy. C’est pour une exposition dont il fut le commissaire, en Italie, à Rovereto, fin 2013, que fut conçu ce texte, ce pourquoi il est illustré de 35 vignettes en noir et blanc, entre Giorgione et une Marina Abramovic au scorpion.
En quelque sorte, le portrait est celui de l’autre en sa retraite (« l’altro ritratto » en italien). Mais, comme une « bonne image doit en quelque façon nous dévisager », il se fait miroir de l’altérité. Surtout, « Il reproduit, il interpelle et il est fondé de pouvoir ». Pire, il « implique l’absence », voire la mort… Masque, voire « masque mortuaire », il est une « interprétation de la personne portraiturée », où « l’art relève d’une invention de sens ».
Entre notoriété et « palpitation intime », il s’agit de « rendre l’invisible visible ». Est-ce là où la ressemblance est l’acmé de la représentation ? En effet, « contemporain de l’invention grecque de la mimesis », au-delà « des figures archétypiques et hiérophaniques », il fait « venir la présence divine dans un apparaître » que notre art contemporain abandonne. Ce narcissisme, lui aussi, s’est peu à peu perdu, avec l’ironie, la satire de l’âge bourgeois. Reste la conscience du sujet, qui « perd son auréole », beau, étrange, monstrueux, social ou individuel. Qui perd également sa « réelle présence », au sens de George Steiner[1].
Au-delà du statut d’icône, d’idole, ou d’identité du portait dans la culture occidentale, se détache l’interdit porté sur la représentation du corps et du visage, dans la culture de l’Islam. Est-ce à dire qu’en ce dernier monde, l’homme ne s’est pas détaché, individualisé de l’autoportrait inaccessible du dieu qui régit, transmue et efface son existence ? Car « le vrai dieu n’est pas (re)présentable ». Le Saint-suaire de Turin est-il l’archétype du dieu ou le portrait d’un homme pour que l’homme puisse être homme ? En ce sens, il permet l’effacement de la crise de l’iconoclasme[2].
Du canon de beauté grec, en passant par le réalisme romain, par l’allégorie et le charme de la Renaissance, par l’esthétique christique de l’autoportrait de Dürer, le parcours explicatif et argumentatif de Jean-Luc Nancy bascule entre Baudelaire et notre art contemporain. Pour simplifier, on passe de « l’assurance », à « l’intranquillité » : Urs Lüthi se « métamorphose d’homme jeune en femme âgée ». L’identification est « à la fois partagée et fuyante ». Entre « irreprésentable » et « incertitude d’une figure », se joue toute l’Histoire de l’art.
Àtout cela, la substitution, ou plutôt l’ajout de la photographie à la peinture, ne change pas fondamentalement l’essentiel. La représentation, à son tour, devient le sujet ; l’art devient son autoportrait. Cependant l’abstraction n’a pas permis d’évacuer le portrait : « défiguration », « surfiguration » (de Picasso à De Kooning) sont ses « blessures narcissiques ». Quand la ressemblance n’est plus un diktat, la crise du moi suit la disparition de la mimesis divine. Est-ce à dire qu’il n’y plus de portrait heureux ? Il faudrait en douter, dans le cadre d’une acceptation de la condition humaine, de ses amours et de ses métamorphoses… Il reste de cet essai un goût légèrement amer d’évanouissement de l’identité ; à moins qu’il faille en prendre acte, penser et créer tout de même, excaver le mystère de la volatilité du moi, des facettes de l’altérité.
Qu’il soit bleu gouaché de mélancolie, ou encore quelque chose entre l’ange et le débris du caveau, idéalisation charnelle ou stèle post-mortem[3], le portait n’est-il qu’une coquille d’apparence, un affect, un éthos, un manifeste artistique, une acuité psychologique, ou une disparition ? C’est ainsi que, dans le labyrinthe de la représentation, il nous est permis de continuer de portraiturer la pensée de Jean-Luc Nancy…
Si la hiérarchie des genres se veut invalidée par l’art contemporain, ne s’acharne-t-il pas, alors que jusqu’au XXème siècle la tradition l’a exalté, à casser, brouiller, effacer le portrait, entre Picasso, Francis Bacon et Gerhard Richter ? Veut-il, comme Michel Foucault, « parier que l’homme s’effacerait , comme à la limite de la mer un visage de sable[4] » ?
Les analyses encyclopédiques et d’une indubitable solidité de l’historien d’art Edouard Pommier et celle plus erratiques du philosophe se complètent. Jean-Luc Nancy, curieux d’esthétique, de métaphysique et de politique, qu’il écrive sur « la déconstruction du christianisme » ou sur La Naissance des seins, brode en toute finesse. Entre concepts et frissons poétiques, son écriture entraîne son lecteur vers des strates d’analyses, des perspectives de rêveries, des abîmes de perplexité au-devant de soi et de l’autre. Lisant ce bel essai, où le portrait oscille entre mimesis et fiction, même si nous attendions de plus vastes développements et exemples venus de l’art contemporain, nous en apprenons autant sur l’art, ses desseins et ses évolutions, que sur nous-mêmes. Car l’art n’est-il pas, d’abord, miroir du philosophe, et, en dernier lieu, portrait du lecteur en philosophe ? À moins que la vanité de l'autoportrait, fût-il de ce Rembrandt qui d'ailleurs représenta un philosophe, et moins encore du modeste auteur de ces lignes et des compulsifs du selfie ou egoportrait, soit, au regard de l'éternité, encore plus évanescente.
Flore de Gaston Bonnier et Chrysiridia madagascarensis.
Photo : T. Guinhut.
Les fillettes papillons de l’art brut.
Henry Darger : L'Histoire de ma vie.
Henry Darger : L’Histoire de ma vie,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne-Sylvie Homassel,
Les Forges de Vulcain, 2014, 144 p, 19 €.
Xavier Mauméjean : Henry Darger. Dans les royaumes de l'irréel,
Les Forges de Vulcain, 2020, 352 p, 25 €.
Faut-il dire hélas ? Car Henry Darger (1892-1973) ne nous parle pas de son talent pour l’art brut dans L’Histoire de ma vie. Cependant, ce qui n’est sous nos yeux qu’un choix parmi les 5000 pages du manuscrit en dit assez sur ses phobies et fantasmes, peuplés de fillettes souvent nues, parfois cornues, parfois munies d'ailes de papillon. Nous pourrions rêver alors de lire son immense récit de fantasy épique, L’Histoire des Vivian Girls, (quelques 15000 pages inédites) racontant la guerre des « Angéliques » et des « Hormonaux ». Mieux vaut, peut-être, se projeter dans ses dessins suavement et vigoureusement colorés, dont ce livre nous fournit quelques doubles pages bienvenues. Et trouver dans Les Royaumes de l'irréel un hommage réalisé par Xavier Montméjean à l'intention du plus secret, du plus troublant représentant de l'Art Brut[1].
La démarche autobiographique est sélective. Le contemporain, les deuils, tout cela est secondaire. A contrario, des événements prennent pour Henry Darger une puissante importance symbolique, un tour cyclique, tels les incendies, tornades, tempêtes de neige et canicules. Presqu’orphelin, on l’envoie dans un « asile de fous pour enfants » (sans dire qu’il fut onaniste jusqu’en public) puis une ferme d’Etat, avant de devenir portier et homme à tout faire d’hôpital, tout cela sans jamais quitter, l’Illinois et Chicago. Il est tour à tour aimé par les sœurs supérieures, ou humilié. En son monde pathétique, étouffant, il ne cache alors rien de son tempérament « coléreux ».
C’était un homme falot, catholique dévot, à demi infirme et vagabond de rue, qui recyclait les cartons et les magazines pour y concevoir son œuvre, écrite et picturale. Dans ses productions colorées enfantines, les incendies et les petites filles pullulent, reflets peut-être de sa sœur perdue, empreintes d’un fait divers fondateur dont il conserva la photographie découpée (une fillette de 5 ans trouvée étranglée dans un canal). Il semble alors s’agir d’illustrer son désir de les sauver des abondantes menaces et des flammes qui pèsent sur elles. A moins que leur semi-nudité cache des désirs plus troubles. « J’aurais voulu rester toujours enfant », ainsi expose-t-il son complexe de Peter Pan. Ne fut-il que traumatisé par la mort de sa mère, lors de ses quatre ans, ou affecté du syndrome de La Tourette ?
La langue est assez pauvre certes, mais le document a quelque chose de poignant, non sans donner au lecteur une furieuse envie d’en savoir plus sur les dizaines de milliers de pages fantastiques que Darger illustra de toiles, collages et dessins, dans une profusion difficilement imaginable, longtemps restés secrets. Alors qu’il est aujourd’hui considéré comme un des plus grands artistes naïfs du XXème siècle. On parle également à son propos d’ « art outsider », selon le critique Roger Cardinal.
Henry Darger avait-il conscience de produire des œuvres d’art ? Selon toute apparence, il créait, puisant parmi les déchets, cartons et journaux qu’il piochait dans les rues, de manière compulsive et obsessionnelle, patiente et acharnée, sans s’intéresser le moins du monde à l’Histoire de l’art (il ne fréquentait que les comics et les magazines), sans souci aucun d’exposer, de vendre, ni même de conservation et de postérité. Il fallut que les propriétaires de son logement, à sa mort, s’intéressent à ce fatras gigantesque. Ce qui parait être une définition de l’art brut, ou naïf. Il dessinait, coloriait, aquarellait, comme l’enfant que quelque part il était indéfectiblement resté, contant et étalant pour son seul spectateur - lui-même - ses peurs et ses désirs. Les bandes dessinées et peintes de son imaginaire fantasmatique ne vont apparemment pas jusqu’à expliciter toute sa sexualité, alors qu’un surmoi posait à peine ses limites, entre sadisme, masochisme, tératologie et exhibitionnisme.
Cependant ses petites filles aux corps de serpent, aux ailes de papillon, nymphettes parfois hermaphrodites, projettent leurs visages d’anges vers une sécurité difficilement atteignable. Ses fillettes de pensionnat fuient en chemises de nuit d’immenses mains de feu, ou se réfugient dans les arbres au-dessus de scènes dignes de la guerre de Sécession. Elles sont parfois crucifiées, éviscérées par une soldatesque masculine… Il n'est pas certain qu'une justice immanente ou divine soit à l'œuvreau cours de ce cette lutte étrange entre le bien et le mal. Corps sujets aux métamorphoses, victimes innocentes, spectatrices sereines, ou perverses actrices ? Jamais hors d’atteinte de phénomènes naturels effrayants, d’une société terrifiante, d'une armée guerrière, de pendaisons imminentes, voire de la sexualité du peintre lui-même… Mais définitivement prisonnières, bien qu’encore préservées, du papier, du carton, de la toile et des couleurs qui les virent naitre : pour le plus trouble plaisir de leur créateur, pour la plus prudente et sincère admiration de leurs spectateurs d’aujourd’hui…
C'est avec profit qu'en miroir l'on lira une biographie scrupuleuse, abondante, de notre trouble artiste. Xavier Mauméjean, avec Henry Darger. Dans les royaumes de l'irréel, troque la subjectivité du narrateur de sa propre psyché à demi légendaire pour l'objectivité du chercheur. Ainsi l'on n'ignorera rien, ou presque, de la famille d'Henry, de ses asiles, maisons de corrections et Ferme d'Etat, de son onanisme compulsif, de son agressivité, de son existence confinée, apparemment rétrécie. Mais quel imaginaire ! En cette biographie qui parcourt les territoires du réel, nous préférons cependant « les royaumes de l'irréel ».
Car à partir de 1916, il s’agit là du titre de l’un de ses récit-fleuves, dont Xavier Maiméjean nous livre les sources d’inspiration, sans toutefois résoudre le mystère d’une telle personnalité créatrice inédite ; ce que nous ne lui reprochons pas tant ce mystère est irréductible, qu’il s’agisse de Shakespeare ou de bien d’autres. Les abattoirs voisins par exemple deviendront un espace de dépeçage des enfants dans son récit, les incendies immenses de Chicago incendieront les pages, l’observation d’une tornade nourrira l’une des 4 878 pages de Swetee Pie. Une jeune patiente combattive de l’asile, Jennie Turner, sera l’une des sources des « Vivian Girls ». Elsie Paroubek, la jeune assassinée, devient Annie Aronburg qui commande une « armée des enfants rebelles ».
Car le manuscrit de Dans les royaumes de l'irréel, achevé en 1937 et totalisant 15 209 pages, présente une planète où les Chrétiens d’ « Angelina » luttent contre les idolâtres de « Glandelinia », qui s’ingénient à persécuter les enfants. Et à la suite de cruelles répressions, sept sœurs et princesses, les « Vivian Girls », vont reprendre le flambeau guerrier contre Glandelina… L’éternelle lutte du Bien et du Mal atteint des proportions gigantesques en ce qui appartient au « registre apocalyptique ». D’autant qu’apparaissent les « serpents Bengiglomenean ».
Non seulement Henry Darger relie ses écrits et peintures dans de grands cahiers (30 000 pages au total), mais il fait faire des agrandissements photographiques de ses fillettes ornées de cornes, d’ailes, quoiqu’en évitant de confier au photographe celles munies de pénis.
Palpitante, la biographie de Xavier Mauméjean offre de surcroit de copieux passages des romans épiques de notre étrange artiste-écrivain, qui accumulent « amas de cadavres », tortures diverses et « boucherie sans précédent ». Mais c’est probablement dans l’illustration que le phénomène Darger, se montre le plus convaincant, en son esthétique unique.
Le reclus inconnu que fut Henry Darger sut cependant inspirer après sa mort des artistes contemporains, comme Marina Abramovic en 2008, des romanciers, comme Jesse Kellerman, dont The Genius, traduit sous le titre Les Visages[2], met en scène un artiste solitaire et obsessionnel, du nom de Victor Crack dont les tableaux labyrinthiques recèlent les nœuds du crime…
Thierry Guinhut
La partie sur Histoire de ma vie
fut publiée dans Le Matricule des Anges, juillet-Août 2014
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.