Si nous avons en tête l’art de la Renaissance, que le travail iconologique d’Erwin Panofsky[1] sut lire, n’est-il pas sage de se demander si, de Titien et Michel-Ange à la peinture de notre XXI° siècle, même si l’immense enjambée n’est qu’à demi pertinente, se profile une décadence, une obsolescence ou une effervescence, pour reprendre le titre d’Anaël Pigeat : Effervescence de la peinture. De la figuration à l'art numérique, en passant par l'abstraction, une nébuleuse picturale mérite en effet l’exploration. À moins que des peintres du siècle dernier puissent être des Néo-romantiques, tels que les réhabilite le bel ouvrage de Patrick Mauriès, et dont les temps à venir verront peut-être une postérité…
Peut-on proposer un regard iconologique à cette peinture qui voit son retour en grâce dans l’art contemporain[2] ? Ce dernier s’est ingénié à ringardiser la toile et les pinceaux, leur préférant les installations, les performances, les vidéos et les objets déjà faits, dans la tradition éculée du « ready made » de Marcel Duchamp, ou encore les démarches conceptuelles, les attitudes de l’engagement politique, écologique, féministe et tutti quanti, au dépend peut-être de l’œuvre elle-même. Certes des artistes, quoique ignorés par les galeries à la mode et les institutions officielles, ont continué à œuvrer avec l’huile et l’acrylique, mais voici ces techniques retrouver un souffle que l’on croyait défunt, au travers de l’ouvrage d’Anaël Pigeat : Effervescence de la peinture. Adoubant ainsi le retour en grâce du travail pictural, que pourrait en partie expliquer la facilité d’exposition, de collection et de conservation de la chose, en un mot, sa muséalité.
Notre critique d’art offre ici le résultat d’une dizaine d’années de débats acharnés. Car trente artistes ont été sélectionnés dans le cadre du Prix Jean-François Prat. Son comité aux cinq membres retient chaque année trois artistes au sortir d’un parcours assidu des musées, biennales, centres d’art, galeries, foires, jusqu’aux ateliers d’artistes, de Berlin à Paris, de New York à Los Angeles, sans oublier Le Cap, Tokyo, Shanghai… Si nos écrans rivalisent d’images, il s’agit là de trouver, d’imposer la matérialité sensuelle de la peinture avec 250 reproductions qui ne sont que des appels vers les œuvres en leur vérité.
Effervescence de la peinture.
Hélas ce n’est pas seulement parce que cette peinture souffre du manque évident d’iconologie - autres temps autres mœurs - qu’elle semble être depuis longtemps être en état de décadence avancée. Son abstraction a perdu tout effet de nouveauté, l’originalité en est étique, la forme peinturlurée semble dépourvue de tout discours, au mieux décorative, à moins que cela soit le but recherché. Nicolas Chardon copie les carrés de Malevitch au point que cela soit pitoyable. Myriam Haddad ne parvient qu’au barbouillis coloré, empâté parmi son abstraction où surnagent de vagues fantômes figuratifs baroques. L’abstraction calligraphique de Patricia Treib laisse perplexe. Les bonshommes puérilement peindouillés de Florian Krewer ne valent pas tripette. Jonathan Gardner a regardé Fernand Léger et David Hockney au point de faire de ses paysages vus de sa fenêtre de pâles succédanés pour playmobils. Mathieu Cherkit use d’un réalisme acidulé pour ses intérieurs familiers et platement décoratifs. Coulures et aplats, patrons photographiques, un nouveau vocabulaire, depuis son initieteur Sigmar Polke en 1968, n’a plus l’autorité comminatoire de la nouveauté. De même pour les rebuts peints, les tentures qui se voulaient transgressifs en rejetant l’espace traditionnel du tableau. Alors l’on tente l’aérographe robotisé, le dessin numérique, les images trouvées et sérigraphiées, en somme une « peinture sans pinceaux » pour Alexandre Lenoir, une « peinture posthumaine », pour reprendre le mot d’Anaël Pigeat. Le processus de production, non loin des arguties de l’art conceptuel, tant prisé par l’artiste et le critique verbeux, ne permet pas de contrebalancer la pauvreté picturale visible de cette « ère post-medium ». Si l’on prétend « démystifier » les icônes de l’Histoire de l’art en les subvertissant, est-ce la preuve d’une vivacité intellectuelle critique ou d’une faillite de l’inspiration et de la créativité personnelles ?
En revanche, il y a bien « effervescence », si la figuration découvre des formes et des langages jusque-là inconnus, si tant est que ces derniers soient à découvrir au sens néoplatonicien ou à créer à la force du l’esprit du pinceau. C’est bien le cas de quelques artistes étonnants. Renouvelant l’art du portrait, la force des personnages de Chloë Saï Breil-Dupond provoque l’interrogation du spectateur, surtout s’ils éclosent d’une sorte de « pâte noire ». Surtout encore lorsqu’ils ont sous le bras d’étranges « cassettes », ou cadres peints, ou livres : s’agit-il de films fétiches, de souvenirs élégiaques, de projections symboliques, d’émotions traumatiques ou de fantasmes ? En un melting-pot iconographique, les toiles de Kei Imazu font vibrer une jungle de motifs abstraits et figuratifs, parmi les gestes de la picturalité, en une juxtaposition culturelle virtuose. Li Qing fait des cadres de ses fenêtres de véritables réécritures des volets des retables dans lesquelles vibrent des vues de la ville chinoise. Quant aux tableaux de Maude Maris, l’on ne sait s’ils figurent des sculptures, des stèles à des dieux inconnus, ou des mirages. Autres mirages, radicalement différents, ceux de Stelias Faitakis, dont le travail relance l’iconocité byzantine dans notre contemporain politique. Et l’on reste longtemps impressionné par les « Fusain, pastel et crayon sur papier » de Toyin Ojih Odutola, née au Nigéria et fascinée par les mangas, en un cosmopolitisme explosif, qui nous offre des portraits, voire un autoportrait dont les noirs ont une force et une profonde humanité, non sans une presque fantastique intensité spectrale, car ses « corps noirs » (et c’est tant mieux) ne se veulent pas politiques.
Enfin, les paysages semi-urbains de Jean Claracq ont une étrangeté mélancolique qui combine les mausolées anciens et des immeubles à fenêtres ouvertes sur des vies intimes. Il peint sur bois et a « parfois inclus de petits diamants dans la couche picturale, dont il parle en écho au texte d’Erwin Panofsky sur les matériaux précieux dans les œuvres d’églises » ! Comme quoi notre rapprochement avec l'iconologie n’est pas totalement insensé… Certes il peut paraître cruel de comparer la technicité et l’iconologie néo-platonicienne du Titien et notre peinture contemporaine. Il n’en reste pas moins que, malgré nos réserves et réticences, peut-être trop subjectives, trop historicistes, cette Effervescence de la peinture est un ouvrage d’art précieux, tant il permet de visualiser des tendances picturales certes inégales, souvent indigentes, mais parfois hautement germinatives.
Philippe Hurteau : Studio 9 (Suzanne), 2017.
Musée de l’Hospice Saint-Roch, Issoudun, Indre.
Photo : T. Guinhut.
Tendances que l’on peut enrichir au moyen d’un regard sur Peinture : obsolescence déprogrammée – Licences libres, qui poursuit « l'exploration des relations complexes entre les pratiques picturales contemporaines et leur environnement numérique », pour reprendre l’intitulé d’une exposition du Musée de l’Hospice Saint-Roch d’Issoudun (Indre), parmi laquelle les tableaux rivalisent de géométries, d’images colorées à la lisière de la figuration ou, mieux, de connexions entre le langage numérique et les fractales de la figure humaine, comme en un sursaut de rattrapage, de revanche picturale, comme s’il n’y avait de dignité artistique ultime que dans le tableau.
Présentés par les textes de Jill Gasparina et Camille Debrabant, les peintres ici convoqués dialoguent avec l’envahissante imagerie des écrans d’ordinateurs, de leur architecture numérique, de leurs signes et chiffres, même si leurs coups de brosse, leurs abstractions géométriques et leurs repiquages de photographies sont parfois bien pauvres.
L’accès aux ressources numériques, paraissant illimité, un « Supermarché des images » s’ouvre grâce à la concurrence des logiciels sous licence et de ceux libres, et témoigne d’un « enjeu stratégique majeur, tant financier que politique ». Une économie visuelle distribue images et clichés, soit offerts par les réseaux sociaux et leurs tensions entre exhibitionnisme et voyeurisme, soit ceux commerciaux, encyclopédiques ou encore venus de la surveillance par satellites, drones ou intelligences artificielles. Dans quelle mesure peut-on disposer et manipuler ces images, jouer avec leur pouvoir de transgression, de subversion, dans le cadre d’un « surréalisme informatique » ?
Il ne s’agit plus là du « tableau fenêtre » auquel pensait à la Renaissance Alberti, mais des fenêtres qu'ouvrent les sites et les liens, de la représentation de visuels d’écrans et autres « palettes graphiques » les retravaillant. Voilà à quoi jouent ces artistes, avec un bonheur inégal. Les uns, comme Nina Chidress, pillent et repeignent des silhouettes, les autres peignent des « vidéos gelées », comme Dan Hays, au-dessus de conifères pixélisés. Amélie Bertrand fait autant allusion aux nymphéas impressionnistes qu’à un jeu vidéo dans ses « Swamp Invaders ». Flavio de Marco, avec ses « Mimesis », capte des fenêtres et des icônes de Photoshop. Mario Klingemann propose des « neurographies », sortes de fantôme pâteux, visages ovoïdes venus du croisement des développements algorithmiques et de l’imaginaire de Frankenstein et de la science-fiction. Quant à Philippe Hurteau et sa série « Studio », grâce à ses vibrations de fragments corporels roses et d’écrans bleutés animés de codes numériques, il est peut-être celui qui dit le mieux l’esprit du projet avec une réelle et obsédante réussite esthétique. Entre la tradition picturale de la « Suzanne au bain » et l’avalanche pornographique, le lien qu’il instille a sa délicatesse.
Paul Tchelitchew, Néo-Romantiques.
En fait, au cours du XX° siècle, la peinture n’a jamais cessé d’exercer ses talents. L’on en aura pour preuve l’ouvrage de Patrick Mauriès, qui est à cet égard une révélation : celle des « néo-romantiques ». Qui l’eût cru ? Et votre ignorant critique en fut le premier stupéfait, il existait entre 1926 et 1972 un tel courant. C’est bien, selon le sous-titre de l’ouvrage, « un moment oublié de l’art moderne ». Ce sextuor de peintres ne s’est pas laissé ringardiser dans une trappe de l’Histoire de l’art pour avoir ignoré les voies de Cézanne, Picasso et Duchamp. Ils ont continué à peindre comme dans un espace-temps qui serait un surgeon du XIX° siècle. Est-ce à dire qu’il n’en faut rien retenir ? Au contraire. Nous voici projetés dans le Paris de 1926, dans la galerie Druet, avec de jeunes artistes qui firent l’admiration de Gertrude Stein, de Georges Balanchine puis de Christian Dior. Sans se limiter à illustrer des ballets et des opéras, leurs chevalets s’imprégnèrent de portraits et de paysages. Loin de se confiner dans le réalisme, ils frôlèrent l’art métaphysique de Giorgio de Chirico, dans le cas d’Eugène Berman, voire de son frère Léonide Berman aux contemplatives marines, ou un surréalisme presque dalinien pour le brillant Paul Tchelitchew. Toutefois leur originalité n’est pas à mettre en cause, tant leur sensibilité sereine, quoique Christian Bérard prône des figures plus inquiètes, prend possession de la toile. Si Paul Tchelitchew frôle parfois les saltimbanques de Picasso, il nourrit également ses visages de réseaux sanguins et de fluides lumineux particulièrement oniriques : « une méditation métaphysique sur l’arcane du vivant », pour reprendre les mots de Patrick Mauriès. L’impressionnante « Sunset Medusa » d’Eugène Berman dépose, parmi « les muses de la désolation », le faciès d'une mélancolie qui projette vers le spectateur une curieuse chevelure rousse dans un décor digne de Lovecraft. Quant à Thérèse Desbains, elle est une portraitiste et paysagiste plus rêveuse, un brin postimpressionniste. Le cas de Kristians Tonny semble le poser à l’écart et sur une toute personnelle lisière du surréalisme ; ses dessins méticuleux sont des déclinaisons de figures médiévales dignes d’un maléfique erotica.
Reste pour unir ces néo-romantiques, malgré leurs « stylistiques diverses », le « retour à l’émotion » ; et à la figure, bien entendu. Et si le pape américain de l’expressionnisme abstrait, le critique Clement Greenberg, les vomissait, les voici réhabilités. Tous les six (dont la quatrième de couverture devrait mentionner tous les noms) aiment nourrir leurs toiles d’une « pâte épaisse », d’une « lumière sourde, amortie », comme s’ils se savaient destinés à être occultés par les vagues tonitruantes du cubisme, du surréalisme et de l’abstraction, toutes voies triomphantes de la modernité. Jusqu’à ce que leur porosité entre réalisme et onirisme leur permette une niche plus que singulière parmi l’art du XX° siècle.
Le bel ouvrage, précédé de sculpturales photographies en noir en blanc de nos six peintres et de leurs thuriféraires, bénéficie de la plume érudite de Patrick Mauriès, avec le concours d’apports biographiques, historiques, et d’analyses avisées. Comme en écho à son maître ouvrage sur les cabinets de curiosités[3], ou à son Miroir des vanités[4], il déploie un univers à contre-courant, dont le délicieux parfum de nostalgie a quelque chose d’un « temps retrouvé » presque proustien.
S’il y avait une morale à cette affaire, ce serait la suivante : tant qu’il y aura une main humaine, la peinture, iconologique ou non, qu'elle s'inspire de Lascaux ou du Métavers, jamais ne saurait mourir.
Soffitto del Consiglio dei Dieci, Palazzo Ducale, Venezia.
Photo : T. Guinhut.
De l’iconologie de Panofsky
aux sommeils de la Renaissance.
Erwin Panofsky : Essais d’iconologie ;
Marina Seretti : Endormis.
Erwin Panoksky : Essais d’iconologie, traduit de l’anglais (Royaume Uni)
par Claude Herbette et Bernard Teyssèdre,
Tel Gallimard, 2022, 400 p, 16,50 €.
Marina Seretti : Endormis.
Le sommeil profond et ses métaphores dans l’art de la Renaissance,
Les Presses du réel, 2021, 392 p, 32 €.
Enfin Panofsky vint. Révélateur d’un savoir perdu, il sut forer bien au-delà d’une lecture des images de l’Histoire de l’art confinée à la description et aux allusions bibliques et mythologiques. Ce pourquoi, même s’il prétendit en ses préfaces ultérieures avoir mésusé du terme « iconologie » et devoir revenir à celui plus traditionnel d’« iconographie », il faut lui rendre justice de cet éclairage sur le langage raisonné de l’image picturale qui fit l’éclat de la Renaissance. Ses Essais d’iconologie, brillants entre tous, rendent à la peinture une noblesse intellectuelle et néoplatonicienne occultée. La méthode Panofsky ne cesse d’inspirer depuis lors la critique d’art et la pensée esthétique. Ce dont témoigne, au hasard des sorties éditoriales et de la table du modeste critique, l’essai de Marina Seretti sous l’égide des Endormis, qui veille sur le sommeil des dieux et des humbles peint lors de la Renaissance.
Plus qu’un critique, Erwin Panofsky est un esthète, un herméneute, un philosophe de l’art. Pourtant, né en 1892 à Hanovre, il fut radié de l’Université par les Nazis en 1933 pour la raison que l’on devine. Installé aux Etats-Unis, à Princeton, passant avec aisance de l’allemand à l’anglais, il poursuivit ses recherches, principalement sur l’idéalité depuis Platon jusqu’à l’ère baroque, sur la persistance de la mythologie comme grille de lecture du monde, entre Moyen Âge et âge classique, sur le rapport entre la scolastique et le gothique, sur la dimension symbolique de la perspective…
De la description à l’interprétation, tel est le chemin qui fit à Erwin Panofsky quitter le terrain iconographique pour celui venu du titre de Cesare Ripa, Iconologia[1], un livre d’emblèmes allégoriques paru en 1593, auquel notre historien de l’art fait de nombreuses allusions.
C’est en 1939 que ces Essais d’iconologie furent réunis. Dès lors, les descriptions et autres explications psychologiques et esthétiques sont balayées par un tourbillon culturel qui ranime la ferveur intellectuelle de la Renaissance. Certes Erwin Panofsky travaille dans le fil de ses maîtres Ernst Cassirer et Aby Warburg, de façon à fonder une novatrice science de l’interprétation. Au moyen de tout un corpus d’œuvres picturales, de la fin du Moyen Âge à la Renaissance, notre historien explore au cours de six conférences les métamorphoses de figures et de mythes antiques : bien entendu la création du monde, et ces concepts allégorisés tels que le Temps, l’Amour, la Mort. Une savante - et par là même délicieuse - refondation s’opère sous les yeux du lecteur lorsque les images, passés par un cortège de fusions et confusions, de malentendus et d’oublis, renaissent en de nouveaux avatars chargées de présences symboliques, de significations poétiques et philosophiques. L’humanisme du XV° siècle se nourrit du néoplatonisme de Plotin et de Proclus, pour l’Antiquité, de Marcile Ficin pour la Renaissance italienne. Ainsi nous entrons dans l’intimité et la compréhension d’une alchimie artistique où la pensée imageante dépasse en effervescence la pensée discursive. Le lecteur est à cet égard abondamment servi, quoiqu’il eût souhaité un livre d’apparat relié, puisqu’aux reproductions en noir s’ajoute un généreux cahier en couleurs, où pullulent Amours et Prométhée, de Van der Weyden à Rubens, en passant par les peintures murales de Pompéi et les tapisseries du XVI° siècle.
L’analyse panofskienne s’élabore en trois niveaux. La « description pré-iconographique» identifie les événements, les objets, les formes et le style. Ensuite vient l’analyse iconographique, attachée au sujet de l'œuvre, au moyen de la relation entre les compositions et les concepts, allégoriques par exemple, avec le secours des sources. Enfin, l’analyse iconologique proprement dite s’attache à révéler la signification intrinsèque, non sans replonger l'œuvre en son contexte historique et ses « symptômes culturels », soit les mentalités nationales, religieuses et philosophiques. Il s’agit de voir une série de personnages partageant un repas, puis de réaliser, grâce à une connaissance des Evangiles, qu’il s’agit de la Cène, enfin de qualifier le style, donc l’inscription dans l’esthétique, la théologie et la philosophie du temps.
À l’instar de son ouvrage sur la Renaissance[2], « la seconde naissance de l’Antiquité classique » est l’occasion de mettre ces préceptes à l’épreuve. Pendant l’ère médiévale, l’on reprenait des dispositifs formels et l’on christianisait des mythes, Hercule devenant une allégorie du salut. C’est ainsi que dieux et demi-dieux païens furent interprétés de manière allégorique, avec le concours d’ouvrages comme le Commentaire sur Virgile de Servus, les mythographies ou la moralisation d’Ovide. Il faut attendre la Renaissance proprement dite pour que les corps venus de l’Antiquité retrouvent leur vigueur intellectuelle et leur sensualité.
À partir de deux cycles de tableaux mythologiques de Piero di Cosimo (1461-1521), qui représentent les mythes d’Hylas, Vulcain, Silène, Bacchus et des centaures, Erwin Panofsky découvre « les origines de l’histoire humaine », entre un « primitivisme doux » conforme au jardin d’Eden et un « primitivisme dur » bien plus matérialiste. Avec les concours de lectures venues des auteurs antiques et de Boccace, il y discerne les étapes de la civilisation, par un peintre qui se piquait de vivre d’une manière sauvage.
Fort représenté, « le vieillard Temps » est opposé au jeune « Kairos » de l’instant décisif[3]. Kronos-Saturne quant à lui n’a vu son iconographie évoluer que peu à peu, depuis les peintures pompéiennes, et au cours du Moyen Âge. Sinistre, il acquiert les attributs devenus traditionnels de la longue barbe, de la faux. De même « l’Amour aveugle » se pare de son bandeau sur les yeux en sus de son arc et de ses flèches, glissant d’Eros à Cupidon, alors qu’une telle cécité était inconnue de l’Antiquité grecque, alors qu’Antéros symbolisait l’amour partagé. Il est opposé non seulement à « l’amour divin » mais à « l’amour clairvoyant ». L’illustration des Triomphes de Pétrarque[4] contribua au raffinement de ses nombreux avatars. Jusqu’à ce que le Temps « coupe les ailes de l’Amour », dans une gravure d’Otho Venius en 1567. Cependant l’une des plus belles toiles les réunissant est celle d’Angelo Bronzino, vers 1540 : Allégorie avec Vénus et Cupidon, dans laquelle Erwin Panofsky discerne la luxure…
Depuis l’Antiquité l’on n’a jamais cessé de lire Platon. Mais à Florence, Marcile Ficin (1433-1499) prétendit ressusciter l’Académie avec Laurent de Médicis et Pic de la Mirandole[5]. Il s’agissait de lire, traduire en latin et commenter non seulement Platon, mais ses continuateurs, Plotin, Proclus, ou encore Hermès Trismégite et Orphée, de façon à les concilier avec le Christianisme. L’on trouve la trace de cette démarche philosophique dans les arts plastiques, la « divine bonté » étant beauté. Aussi représente-t-on la Vénus céleste et la Vénus vulgaire, l’une intellectuelle, l’autre corporelle et procréatrice. Comme dans L’Amour sacré et l’Amour profane de Titien, la première de ces « Geminae generes » étant nue - comme « Nuda Veritas » - et la seconde splendidement vêtue.
Michel-Ange lui-même est inspiré par le néo-platonisme. Ce qui est patent dans ses Sonnets, est également actif dans sa sculpture. Chez Plotin en effet l’on lit ce « processus qui de la pierre récalcitrante extrait la forme d’une statue ». Le corps humain est bien « la prison terrestre de l’âme immortelle » qui cherche à se dégager du marbre. Quant aux tombeaux des Médicis aux nombreuses allégories, ils sont, entre Jupiter (Julien) et Saturne (Laurent), le théâtre de la dualité entre vie active et vie contemplative. Ainsi la Renaissance néo-platonicienne aboutit à « une identification de la mélancolie saturnienne au génie ». Plus tard, dans la Chapelle Sixtine, Michel-Ange délaissa l’univers classique pour s’adonner plus largement à celui chrétien…
Fouillant avec précision les musées et les bibliothèques pour notre délectation, aussi à l’aise avec la philosophie qu’avec l’art plastique, la finesse et l’érudition d’Erwin Panofsky sont époustouflantes : un tourbillon d’images et de sens s’élève à sa lecture.
En dépit des pudeurs du maître, le terme « Iconologie » devint bien le fil conducteur de ses recherches. En témoigne ce bouquet consacré au prince de la peinture vénitienne : Le Titien, questions d’iconologie[6]. Cette démarche sera également continuée à l’occasion de l’étude du mythe de Pandore[7], cette première femme qui ouvrit la boite défendue par les Dieux, libérant les maux de l'humanité, libérant l’expressivité poétique et picturale, de Maurice Scève à Paul Klee, en passant par Jean Cousin et Dante Gabriel Rossetti. Un tel cheminement intellectuel culmina, dans Idea[8], pour s’intéresser à l’évolution des idées du beau, depuis Platon et Phidias, jusqu’à Michel-Ange et Durer, évolution qui passa de l’équivalence des concepts du beau et du bien à une vision renaissante et maniériste, à l’occasion de laquelle le plaisir, le désir et la volupté opposent au néoplatonisme ce maniérisme qui figure une tension entre la nature et l’art, ce dernier devenant créateur, à l’imitation de Dieu.
Erwin Panofsky conclue ses Essais d’iconologie au moyen d'une conscience moderne assise sur une « désintégration graduelle tout ensemble de la foi chrétienne et de l’humanisme classique - désintégration dont les résultats, de nos jours, sont éclairées d’une lumière aveuglante ». Faut-il y voir une décadence de la peinture qui, abandonnant le cortège de l’iconologie, abordant le réalisme, puis l’abstraction, peine à retrouver une effervescence[9]…
Le regard iconologique est désormais une discipline autant qu’une tradition. Ce qui se vérifie en dépliant un ouvrage qui ne cesse de garder un œil ouvert sur les représentations des effets du dieu Hypnos, ce par les soins de Marina Seretti : Endormis. Le sommeil profond et ses métaphores dans l’art de la Renaissance. Car, au contraire de l’expression courante, « dans les bras de Morphée », ce dernier n’est pas le dieu du sommeil qui a pour nom Hypnos, lui qui est à la racine de l’hypnotisme. Un bon tiers de notre vie se passant sous la couette, à la lisière du rêve et de l’éros, la chose ne pouvait passer inaperçue par les peintres. Songeons combien la Bible s’orne de songes tel celui de Jessé ou de David, combien l’Antiquité fait du songe des héros un motif épique, et surtout comment Ovide, dans ses Métamorphoses, embellit le mythe d’Hypnos, dont les aides s’appellent Phantasos pour les rêves agréables, Phobétor pour les cauchemars, et Morphée pour la capacité de se métamorphoser en quelque personnage que ce soit. Il y a bien en la demeure du sommeil un « héritage médiéval et antique » au service d’une hypnographie : « l’insondable profondeur du sommeil, loin de se réduire à l’état de grisaille indifférenciée, recèle une matrice d’images potentielles, une réserve inépuisable de métaphores visuelles ».
Si le sommeil ne bénéficie pas de l’indulgence des théologiens, condamnant l'inactivité, la paresse et l'inconscience de cette « source des vices », voire des philosophes, les artistes sont eux fascinés par les figure de l’homme endormi. La torpeur minérale de la bête entraîne une « vacance de l’âme », comme sous l’effet de l’acédie, ou mélancolie, ce « vice théologal » selon Saint-Thomas d’Aquin, Il est conspué dans la gravure de Dürer, Le songe du docteur, et parmi Les Sept Péchés capitaux de Jérôme Bosch. Adam dort au moment de la création d’Eve. À ce sommeil accoucheur répond celui coupable des apôtres au Jardin de Gethsémani alors que Jésus veille la nuit précédant son arrestation et son supplice. Cependant l'apôtre Jean, étrangement couché « sur le sein du Christ » lors de la dernière Cène, est le protégé de ce dernier, ce sommeil étant non seulement bienheureux, comme le repos de Dieu au septième jour de la création, mais aussi peut-être annonciateur de la vision de l’Apocalypse dont il rédigera le compte-rendu magnifique et édifiant. De même le lion de Saint-Jérôme gravé par Dürer ne dort que d’un œil. Cette vigilance (ou « dorveille ») est absolument opposée à celle du Tentateur, du Malin. Ainsi les deux premières parties de l’ouvrage ouvrent deux volets d’une lecture biblique et théologique du sommeil, mais aussi médicale, en particulier à l’occasion de l’éducation des enfants, idéale sous la plume de Montaigne. Alors que règne l’énigme des allégories de Michel-Ange : « Nuit de la matière et sommeil de pierre », que Marina Seretti n’oublie pas de relier aux sonnets de l’artiste : « Cher m’est le sommeil, et plus l’être de la pierre ».
Le dialogue trouble d’« Eros et Hypnos » fait l’objet de la troisième partie : plaisir du repos bienfaisant, nuit noire de l’inconscience, éclair du rêve et surtout suggestion érotique… Les belles endormies que sont les Vénus de Titien et de Giorgione usent du prétexte mythologique pour affirmer la splendeur des sens, aiguiser le désir et préparer une belle procréation, tout en insufflant une platonicienne et ficinienne idée du beau. L’on y retrouve la dichotomie entre la Vénus céleste et la Vénus vulgaire ; ainsi que des liens vers la poésie de la Pléiade ou le Décaméron de Boccace. À l’occasion du retour en grâce de la mythologie gréco-romaine, le mythe de Psyché, tour à tour héroïne néo-platonicienne et beauté lascive, permet de figurer l’ambiguïté du sommeil : autant il ne faut pas déflorer la beauté du dieu Eros dans son sommeil, autant il s’agit de la révélation de son pouvoir. Ce à quoi répondent les « nymphe-muses » à « l’aura décuplée » par le sommeil, mais aussi les « Vénus anatomiques », révélant à des fins scientifiques, les entrailles. En revanche la nudité ensommeillée de Mars peut-être une fragilité, la pire étant celle d’Holopherne dont Judith vient trancher la tête après l’avoir épuisé en leurs ébats. Ainsi nous allons « de la vie voluptueuse à la vie menacée ».
Il faut enfin aborder le dernier sommeil, celui métaphorique de la mort, Hypnos étant frère de Thanatos. Etonnamment, les gisants gardent les yeux ouverts, par vigilance. Au contraire, les « Triomphes de la mort » peuvent être des anatomies macabres, quand la « dormition » de la Vierge est promesse du lumineux au-delà. Les portraits de Luther défunt, pourtant protestants, sont peut-être l’écho de cette espérance, de par la sérénité affichée. Et quoique Marina Seretti encercle sa recherche dans le cadre de la Renaissance, elle ne s’interdit pas une embardée contemporaine, des « lignes de fuite modernes et contemporaines », parmi lesquelles, malgré La Muse endormie de Brancusi de 1910, le sacré et l’éros semblent être aujourd’hui dangereusement chassés, si l’on en croit l’essai de Jonathan Crary : Le Capitalisme à l’assaut du sommeil[10], tant l’attraction d’Internet rogne sur nos nuits.
Comme de juste, Marina Seretti, maître de conférence en philosophie à l’Université Bordeaux-Montaigne, s’appuie sur une bibliographie abondante, où l’on découvre - à tout seigneur tout honneur - Ewwin Panofsky, et non moins Plotin et Cesare Ripa. L’on a compris qu’en réhabilitant le sommeil dans sa noblesse, elle ne se limite pas à une approche iconographique, animant la parole des théologiens et des philosophes, ressuscitant les allégories et les symboles. D’Aristote à Marcile Ficin (selon qui « Eros éveille ce qui dort »), de Luther à Montaigne, la pensée illumine les œuvres de Titien, Cranach, Michel-Ange, Tintoret, ce qui permet la levée d’un tableau de l’amour et de la mort à la Renaissance, répondant aux travaux fondateurs d’Erwin Panofsky… Avec le secours de ce riche ouvrage agréablement érudit, soigneusement illustré d’une soixantaine de références, nous regarderons leurs personnages et leurs dieux dormir d’un autre œil, nous restituant une humanité que nous avons peut-être perdue parmi la suractivité du monde contemporain. Monde dont il ne faudrait pas croire qu’il serait totalement déserté par les grilles de lecture de l’iconologie, tant la mémoire culturelle nourrit les images.
Poursuivant plus loin notre enquête ensommeillée de chefs-d’œuvre, où se cache à chaque fois l’archet d’Eros, irons-nous rêver des romanesques Belles endormies du Japonais Yasunari Kawabata, ou de l’hypnotique air du sommeil, au cœur d’Atys, l’opéra délicieux de Jean-Baptiste Lully ?
Vêtement sacerdotal, Monasterio de San Martin de Castañeda, Zamora, Castilla y León.
Photo : T. Guinhut.
Couleurs, cochenille et rayures par
Michel Pastoureau, Georges Roque
& Derek Jarman.
Michel Pastoureau : Noir. Histoire d’une couleur, Points, 2014, 288 p, 8,80 €.
Michel Pastoureau : Bleu. Histoire d’une couleur, Points, 2020, 240 p, 9,90 €.
Michel Pastoureau : Jaune. Histoire d’une couleur, Seuil, 2019, 240 p, 39 €.
Michel Pastoureau : Rouge. Histoire d’une couleur, Seuil, 2016, 216 p, 39 €.
Georges Roque :
La Cochenille, de la teinture à la peinture. Une histoire matérielle de la couleur,
Gallimard, 2021, 336 p, 24 €.
Michel Pastoureau : Rayures, Seuil, 2021, 160 p, 29 €.
Derek Jarman : Chroma. Un livre de couleurs,
traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Mellet,
L’Eclat Poche, 2019, 224 p, 8 €.
Que serait un monde incolore ? Supposons qu’il ne serait même pas blanc, sans lumière ni ombre, pas même noir, d’une fadeur innommable… Source de sensualités, d’enchantements et de mélancolies, la couleur est naturelle, puis artificielle, utilitaire, symbolique et picturale, sans compter sans usage politique. C’est ce que narre, à chaque fois de manière chronologique, Michel Pastoureau, parmi ses cinq « histoires d’une couleur », depuis Bleu, en 2000, en passant successivement par Noir, Vert, Rouge et Jaune. Comment allait-il, au-delà de ces couleurs primaires - et de leurs variations – se renouveler ? Qui aurait pensé qu’il allait ensuite se consacrer aux Rayures… Cependant, pour revenir à cet incendie des sens, le rouge, savions-nous qu’une de ses incarnations fut celle de la cochenille, fort prisée, comme nous le révèle Georges Roque. Pas le moins du monde historien, Derek Jarman, vit la disparition de ces couleurs dont il nourrit, dans Chroma, son autobiographie. Si le sens populaire peut associer à chaque couleur une émotion, l’on verra combien leurs usages et significations sont créateurs et ambivalents.
Chaque couleur s’inscrit dans le temps historique, en fonction des matériaux utilisés pour la montrer et la produire, terre, plante, minéral, animal… Mais aussi en fonction de l’apparat du pouvoir et des exigences de la spiritualité, sans oublier les dimensions symboliques qui s’attachent à leurs ostentations. Ainsi Michel Pastoureau indique sa méthode au seuil de chacun de ses essais, tant la couleur est moins un phénomène naturel qu’une « construction culturelle complexe », « un fait de société », procédure ainsi déployée de l’Antiquité à nos jours, quoiqu’en se limitant au domaine occidental, à l’instar d’Hervé Fischer[1]. Ses aspects matériels, théoriques, techniques, iconographiques, idéologiques et politiques[2] sont dépliés en un caléidoscope qui n’est pas loin d’être encyclopédique. La chimie des pigments, les codes vestimentaires, « les règlements émanant des autorités », laïques et religieuses, les créations des artistes, tout cela fait évoluer, voire exploser la présence et le sens des couleurs.
Longtemps ni le noir ni le blanc n’eurent les honneurs du paradis du nuancier. Ténèbres, deuil et enfer recouvrent le premier, qui est à la fois anti-couleur et son absence puisque antérieur à la création, au moment où le dieu biblique sépare les ténèbres de la lumière. Non loin de là, les Grecs connaissent Nyx, déesse de la Nuit et fille du Chaos. Quand seule l’Egypte pense au noir fertile du limon et des lourds nuages, la vision de cette obscure entité ne retrouve à l’ère médiévale une faveur paradoxale, car associée à la salissure, qu’auprès des laboureurs et artisans ainsi vêtus, alors que les guerriers ont le rouge, les prêtres le blanc divin. Pourtant certains ordres monastiques se couvrent de noir par humilité. S’il existe un noir brillant à côté de celui terne et repoussant, il se trouve dans les profondeurs de l’Enfer, de Satan, du péché et de la mort, alors que le blanc est céleste, aux côtés de la sagesse et de la vertu. Reste l’énigme du chevalier noir qui cache son identité tout en étant positif, sa couleur symbolisant sa force. À la « palette du diable », succède une mode nouvelle, du XIV° au XVI° siècle, à l’occasion de laquelle le noir est austère et digne. La figuration de la peau noire - jusque-là horrifiante - pour la reine de Saba ou le roi mage Balthazar participant de cette accession à la grâce. Est-ce après la grande peste de 1346-1350 qu’apparut un « noir moral et rédempteur » ? Bientôt les juristes et gens de robe l’affectionnent, puis les plus grands personnages. Aux siècles suivants, la mode et en noir et blanc, voire jusqu’à la guerre faite aux couleurs, ce que notre historien appelle un « chromoclasme », ce qui correspond à l’essor de l’encre d’imprimerie, qui a remplacé l’enluminure, et à la morale protestante. L’austérité du XVII° siècle réprouve l’ostentation colorée, attitude cependant bien adoucie par un siècle des Lumières qui est « une sorte d’oasis colorée », alors que les peintres n’ont cédé que rarement à une omniprésente noirceur, qui sera en revanche celle du romantisme noir, celui de ses romanciers et de ses peintres. Le XIX°, « temps du charbon et des usines », voit coexister noir ouvrier et noir élégant du bourgeois, imposant une orthodoxie et préparant celui qui se change en une « couleur moderne », malgré la dangerosité à venir des blousons noirs, du rock et du punk. Au cours du précédent siècle, il est la soutane et le curé, les « chemises noires » fascistes et des SS nazis, il est rebelle et anarchiste, il est de longtemps la norme de la photographie et du cinéma, il est transgressif jusque dans l’érotisme du sous-vêtement féminin, il est le nouveau chic : le voici en fait de plus en plus plurivoque, à n’y plus retrouver ses codes…
Une démarche semblable est mise en œuvre à l’occasion de Bleu. Rare dans l’Antiquité grecque et romaine, il est bien plus prisé par les Germains et les Celtes qui pour ce faire exploitent une plante : « la guède ». L’indigo oriental, fort cher, le lapis, l’azurite sont peu utilisés, voire dépréciés, comme lorsqu’à Rome les yeux bleus passent pour disgracieux ! Après un long purgatoire médiéval, il se fait soudain précieux, dans la cadre d’une théologie des lumières initiée au XII° siècle par l’abbé Suger, et malgré les cisterciens « chromophobes », lorsqu’il est attribué au manteau de la Vierge. Une mutation culturelle considérable en somme. À partir de là une fortune considérable lui échoit, entre bleu royal et azur des armoiries, parures avivées par le pastel. Il est du XV° au XVII° siècle « une couleur morale ». Mieux il acquiert le rang de « couleur préférée » jusqu’à nos jours, au pastel s’ajoutant l’indigo puis le bleu de Prusse. En témoignent l’habit bleu du Werther de Goethe, la romantique « fleur bleue » de Novalis, le drapeau tricolore, le rythme du « blues », l’universalisation du jean… Symbole de paix - pensons aux « casques bleus » -, de ciel de beau temps et de vacances maritimes, bien que froid, le bleu a quelque chose de populaire autant que de magique.
Une ambivalence étonnante échoit au jaune. Positif, brillant, il est or, blé et blondeur, donc pouvoir et joie. Négatif, il est souffre diabolique et bile amère, mais aussi avarice et folie. Son rapport avec la richesse agricole et avec le métal doré des monnaies en fait depuis les origines une couleur bénéfique. Pommes d’or du jardin des Hespérides ou toison d’or de Jason, or du Rhin, cultes solaires, en particulier d’Apollon, et peintures pompéiennes suffisent à signifier combien la mythologie s’empare de la fascination véhiculée par les pigments dorés et citronnés, tirés de la gaude, du genêt et du safran. Chez les Romains, c’est la couleur des femmes. Jusqu’à la fin de l’ère médiévale il est fort estimé, pour être ensuite déprécié, surtout s’il tire au verdâtre maladif ; alors que s’il s’éclaire d’une nuance orangé, le voilà fruité, bienfaisant. Son « histoire tourmentée » est peut-être la plus curieuse.
Hélas, dans la Bible, le mythe du veau d’or, symbole d’idolâtrie, concourt à placer le jaune aux côtés des richesses trop terrestres. L’or est bien entendu divin, quand le jaune est sa dégradation. Cependant, lors de la période médiévale, ces deux nuances sont synonymes en héraldique et prolifèrent sur les blasons. Le « prestige des cheveux blonds » enchante les portraits et la poésie de Pétrarque, dont Laure est un modèle de blondeur. De l’autre côté du corps, la bile et l’urine, examinée par les médecins, répondent à la symbolique qui attribue au jaune l’envie, le mensonge et la trahison. Là est peut-être l’origine de l’étoile imposée aux Juifs, le jaune étant l’attribut de Judas et de la synagogue. À partir de la Renaissance, cette couleur devient « mal aimée », même si elle reste indispensable en peinture, jusqu’au « petit pan de mur jaune », chez Vermeer, tel qu’il devint un emblème de la quête de l’écrivain et de l’artiste chez Marcel Proust. Les soleils couchants embrasent ainsi Le Lorrain et Turner. Mais le jaune ne peut échapper au nuancier de l’histoire naturelle et des natures mortes, alors qu’il devient, conjointement avec le rouge, signal de prostitution. La complexe ambivalence continue aujourd’hui si l’on songe au maillot jaune du vainqueur du Tour de France, à la poste et aux taxis, à la révolte des « gilets jaunes », à ce lieu emblématique de la civilisation des loisirs : la plage.
Photo : T. Guinhut.
Mais à tout seigneur tout honneur : rouge ! Couleur « première, contestée, préférée, dangereuse », elle excite, fascine, elle est la rutilance et l’orgueil, la colère et l’éros, la peur et la beauté. Sur les parois des grottes préhistoriques l’animal est ocre. Alors que Prométhée vole le feu, le sang des taureaux de Mithra est répandu en sacrifice. Dionysos, dieu du vin en goûte l’écarlate. La céramique grecque et la peinture romaine en usent avec autorité et splendeur, la pourpre revêtant et signifiant le pouvoir. L’époque médiévale aime « la rose, fleur d’amour et de beauté », tout en abreuvant de rouge les martyrs et le sang vénéré du Christ, sans oublier la gueule du diable et les feux de l’enfer, alors que Judas, outre sa robe jaune, a les cheveux roux. Pouvoir encore, le rouge est papal, impérial, royal ; sur les blasons il est de « gueules ». Qui ne connait en peinture les somptueux rouges de Titien ? Partout fourmillent les allusions et les symboles autour de ces variantes de l’écarlate et du vermillon, comme les « talons rouges de l’aristocratie », l’uniforme militaire sous l’ancien régime, ou, parmi les contes, « Le petit chaperon rouge » de Charles Perrault. S’il est le fard féminin et son gage de séduction, il se fait repaire de prostitution. Mais il devient avec la Révolution, puis le marxisme, une couleur éminemment politique, coléreuse, revendicatrice, sanglante, le drapeau clignant de l’œil vers le petit livre de Mao Zedong. Aujourd’hui l’interdit l’utilise dans la cadre de la circulation routière, et la viande rouge a cessé d’être positive, chassée par le vert végétarien, peut-être provisoirement. Et à l’autre bout du spectre du bonheur, c’est le Père Noël qui s’en gargarise. Sans oublier que le bibliophile a tendance à préférer et choyer les reliures grenat…
Toujours passionnante, intrigante, cette série de l’historien Michel Pastoureau (dont nous passons sous silence Vert, notre bibliothèque n’étant pas à cet égard complète) est un tour de force, qui jamais ne frôle la lourdeur. Littérature, enluminure, peinture, archéologie, étymologie, chimie, tout est miel pour l’écrivain. Son érudition est une joie, les illustrations choisies un musée d’art et un cabinet de curiosités, le tout consacré à ces divinités polymorphes que sont les couleurs.
L’on ne pense pas assez que du pinceau au tableau, en passant par la palette, les couleurs ne tombent pas du ciel. Il faut en découvrir la source, puis les fabriquer. Sur leurs parois, les hommes de la Préhistoire usaient de terres ocrées ou rougeâtres, de noir charbon de bois. Pline l’Ancien témoigne que depuis l’Antiquité l’on broyait des minéraux, des plantes, des mollusques, en particulier le murex, un coquillage qui permit la diffusion de l’impériale pourpre de Tyr, fort chère et prestigieuse. Mais à l’aube de la Renaissance un minuscule insecte a su révolutionner l’histoire de l’Art, au service de la peinture : la cochenille, à laquelle Georges Roque consacre un essai à la solide pertinence.
Un autre rouge allait concurrencer celui du gastéropode, à la suite de la rencontre de l’Amérique. Car dès l’époque précolombienne, les Aztèques connaissaient le pouvoir de ces grappes d’insectes fixées sur les feuilles du « nopal », ou figuier de Barbarie. Quoique mesurant moins de deux millimètres, la cochenille a un fort « taux d’acide carminique » permettant de nombreux usages textiles (car elle ne se délave pas) comme sur des codex ; mais au prix de 140 000 insectes séchés pour produire un kilo !
Ses « qualités tinctoriales » furent très vite reconnues par les Espagnols : ce pigment d’origine mexicaine et péruvienne allait faire le tour du monde, irriguer tout un marché, entre Séville, Venise, Florence et Amsterdam, jusqu’en Chine. Au-delà des utilisations textiles par les teinturiers et des laques pour le mobilier, et supplantant le kermès et la garance, cette « marchandise égale à l’or et l’argent », dont le secret était bien gardé, fut une aubaine financière pour la couronne espagnole.
L’esthétique chromatique en fut bouleversée. La symbolique des couleurs, qui attribuait le bleu outremer à la Vierge Marie à l’époque médiévale, offrit à ce nouveau rouge une autorité brillante et flatteuse. Mieux encore, la cochenille écarlate allait vivifier en conséquence l’inspiration des plus grands peintres, du XVI° au XIX° siècle, entre Titien, le premier à en tirer un profit visuel somptueux à Venise (il fit d’ailleurs le portrait d’un marchand de couleurs), Véronèse et Le Tintoret, qui profitèrent d’une vaste gamme de coloris disponibles, alors que Florence fut plus timorée. Anvers et Amsterdam permirent à Bruegel le Jeune et Rubens d’enflammer leurs toiles. Bien entendu, en Espagne, ce furent Vélasquez, Le Greco, Zurbaran et Murillo, qui donnèrent ses ibériques lettres de noblesse à notre insecte aux rouges saveurs. La France, d’abord timide, ne fut pas en reste, à l’occasion des tapisseries des Gobelins, mais aussi de Nicolas Poussin et Georges de la Tour. L’un des éléments remarquables étant l’incroyable capacité des peintres de rendre la splendeur irisée de tissus eux-mêmes teints à l’aide de la cochenille. L’on s’en doute, la sculpture polychrome fut également rehaussée au moyen de cette « couleur du pouvoir » et du sacré.
Malgré le puritanisme du XIX° siècle, ce sont les romantiques qui tireront un fier parti de la cochenille, en particulier Delacroix, puis un symboliste flamboyant : Gustave Moreau. Jusqu’aux impressionnistes Renoir et Van Gogh qui virent leurs toiles rougir de plaisir.
Philip Ball avait livré une passionnante Histoire vivante des couleurs : 5000 ans de peinture racontée par les pigments[3]. Georges Roque affine considérablement le propos en glissant la loupe de son investigation sur une créature lilliputienne dont les conséquences furent gigantesques. Loin de n’être qu’un traité sévère et spécialisé, cet essai original, illustré avec justesse, balaie l’Histoire et la géographie, exotique et européenne, balise les dimensions économiques, scientifiques, sémiotiques et sociologiques, et surtout fait une lecture de l’histoire de l’art inattendue, dans laquelle la matériau coloré modifie l’esthétique et suscite la créativité nouvelle des artistes.
Ayant épuisé toutes les couleurs les plus franches et primaires et leurs acolytes nuancés, Michel Pastoureau se heurte à une difficulté : quel mélange, plutôt que de se répéter, serait assez parlant et signifiant ? L’idée est alors originale, sans risquer de brouiller sa palette où d’en décliner l’infini des nuances : se tourner vers les Rayures. En ce sens le projet, qui connut plusieurs éditions à chaque fois enrichies, est encore plus original.
Du bouffon au bourreau, du chevalier félon à l’étoffe du diable, tous, ou presque, sont des personnages négatifs, que les rayures stigmatisent, car trop ambivalentes. Il y a transgression vestimentaire, sociale et morale, scandale et « manteau d’infamie » à arborer un tel défi aux bons usages, particulièrement sensible à « l’œil médiéval », lorsque serfs, bourreaux, lépreux et condamnés sont pour ainsi dire rayés de la carte, lorsque bêtes sauvages et diable arborent peaux et fourrures tachetées et rayées. En sont pourvus, en particulier parmi les enluminures, Caïn, Dalila, Salomé, Judas encore une fois, mais aussi la folie. Néanmoins la Renaissance découvre de « bonnes rayures », les utilisant au gré du décor intérieur, toujours verticales, en bichromie et polychromie. Elles accèdent à la dignité aristocratique, se font festives, exotiques, élégantes. Quant au costume d’Arlequin, notre historien le lit comme « une forme superlative de la rayure ». La politique ne les écarte pas, le drapeau américain étant celui de la liberté, les révolutionnaires français en usant en en abusant. Romantiques sont les robes et les tentures, plus précisément blanches et bleues. Plus tard, le gilet du domestique, la cravate du dandy sont du dernier chic, alors qu’Obélix arbore des braies ainsi sympathiques. Et même si elles marquent les déportés des camps de la mort, elles ornent jusqu’à aujourd’hui les uniformes, les marins et les champs de courses, les tenues de loisir, la mode. Elles intriguent les photographes, qui en tirent des effets curieux, et paraissent rendre plus rapides les chaussures rayées sur le terrain de sport. Une fois de plus, derrière ces rayures, « se posent souvent des questions de société ». Et derrière les rayures uniformes et démesurément monotones de Buren, faut-il deviner les barreaux d’une prison de l’art contemporain ?
Autant l’esthète pouvait pardonner l’abstraite sobriété des couvertures des volumes rouges et vert et tutti quanti, et celui plus austère à l’occasion des rééditions en collection de poche[4] publiées sans illustrations, autant la combinaison d’un Mondrian et d’un Buren rend celle de Rayures minimaliste jusqu’à l’insultante maigreur. Le manque d’imagination est flagrant, alors qu’il y avait tant à choisir parmi les pages intérieures, comme cette tunique d’un joueur de cartes peint par Théodore Rombouts en 1630…
L’aveugle n’a pas connaissance d’un monde coloré : imaginez si sa vue s’ouvre ! Au contraire, Derek Jarman perd chaque matin un peu plus la vue. En conséquence, ce cinéaste et peintre, cet écrivain et jardinier anglais (1942-1994), doit-il recomposer, à la veille de sa mort du sida, son autobiographie sous forme de kaléidoscope. S’il ne lui reste que le langage, les mots, ils sont encore pourvus de la polychromie des souvenirs. Un peu à la manière du peintre Richard Texier, dans son Codex[5], il égrène les couleurs de chapitre en chapitre : du blanc jusqu’à l’or et argent, en passant par le rouge, le gris, le vert et cætera. Dédiant son livre « à Arlequin », il mêle habilement les teintes de ses vêtements, de la campagne anglaise, de la peinture, aux citations livresques, entre Pline l’ancien et son Histoire naturelle, Goethe et son Traité des couleurs, sans méconnaître ni le néoplatonicien Marcile Ficin, ni Les remarques sur la couleur de Wittgenstein.
Enfant, il collectionnait « les petites pastilles d’aquarelle », à l’époque où l’on « se débarrassait de la patine de suie du dix-neuvième siècle ». Sa formation de peintre l’amène à abandonner l’impressionnisme pour se précipiter dans le cubisme, le surréalisme, « jusqu’au tachisme et à l’action painting ». Le blanc des fleurs, des falaises de Douvres, s’oppose à ce « virus qui détruit [ses] globules blancs ». L’on peut également voir plus loin une réponse à cet effacement : « Iris, l’arc-en-ciel, a donné naissance à Eros, le cœur du sujet. L’amour, comme le cœur, est rouge. Non pas comme la viande rouge, mais le pur écarlate des fleurs ». Lui succèdent « la romance de la rose », la « Main Verte », qui va de l’Eden aux jardins en passant par le vert de chrome. Il accorde toute son attention au brun tout en prévenant des « périls du jaune ». Hélas il ne peut oublier son état d’ « homme-lesbien », son « âme noire », qui l’ont mené là où il en est, en un ressassement tragique, quand « l’horloge de la mort branle ».
Cette vaste énumération poétique se clôt sur un poème en vers libres : « Et lorsqu’elle disparaît / Je trinque à la santé de mon fantôme / Avec l’eau de vie / Présence lumineuse / Ici, puis est partie »…
Pathétique, mais sans auto-apitoiement, le récit est à la fois intime et plus largement culturel. Il jongle allègrement à la lisière de l’essai, de l’anthologie, du carnet de notes et du journal, puisant aux meilleurs auteurs, et du poème tant en prose qu’en vers, entretenant, sujet oblige, de subtiles correspondances avec les livres de l’historien Michel Pastoureau. Elégiaque, c’est un adieu aux couleurs, qui, une fois de plus aurait mérité (quoiqu’il s’agisse là du graphisme de la collection « L’éclat/poche ») une couverture plus éloquemment colorée, comme celle humoristique d’une édition anglaise. Pour nous qui bénéficions encore de la vue, la couleur doit être une ode à la joie.
Thierry Guinhut
La partie sur La Cochenillea été publiée dansLe Matricule des anges, juillet 2021.
Un palais d’étoiles, de voie lactée, de projections cosmologiques, de signes et de symboles, tel apparaît l’univers pictural de Richard Texier. S’il s’était peut-être trop longtemps complu dans l’imagerie, il fallait lui reconnaître une constance, une opiniâtreté dans l’exploration méthodique et tous azimuts des figures, des allégories empruntées aux atlas et cosmologies. Traits de crayons, balafres de pinceaux, lavis de couleurs, collages de pages de livres anciens, tout cela offrait un décoratif et délicieux bric-à-brac, mais pas encore un ensemble qui eût trouvé sa patte et sa pâte pour unifier et construire un monde somptueux, si multiple soit-il. Enfin aujourd’hui, avec les sculptures « Atlas » ou la série des « Homo vortex », les déclinaisons photographiques des Muses et des Priapes, Richard Texier (né en 1955) peut accéder à la condition du démiurge. Un beau livre, réalisé sous l’égide de Jo Frémontier, réussit à transmettre au lecteur, aux visiteurs des nombreuses expositions de l’artiste, non seulement « l’alchimie du désir », mais l’accession au grand œuvre. Confirmant cette ambition, du pinceau à la plume, cette fois autant narrateur que poète, il livre en son Codex une autobiographie esthétique, au moyen d’une emblématique déclinaison colorée. En toute logique, l'écriture est pour lui un « cosmos ambulant », comme celui de ses ateliers.
Portulans et cartes, calendriers lunaires, notules astronomiques, incisions et joies de couleurs venues de l’abstraction lyrique, spirales et toupies, échelles et roues dentées, étoiles et vertiges, comètes, tel était le vocabulaire plastique de Richard Texier dans les années quatre-vingts, comme il l’exposa dans le musée de Gijon[1]. À mi-chemin de l’astrologie de Ptolémée et de l’astronomie de Copernic, comme à la traîne des recherches de motifs et des couleurs de Paul Klee, voire de Kandinsky, usant de rouilles, d’ocres et d’or, parmi les noirs et les bleutés, tout cela n’était pas sans charme, sinon magique, presque enfantin, non sans puissance à venir. L’apprenti démiurge fouillait l’histoire des sciences et de l’imaginaire pour se constituer, en un creuset déjà personnel, un pays d’enfance, une fenêtre de grenier sur le ciel des fixes et des mobiles. Des bribes de collage - papiers anciens ou fragments métalliques - offraient en guise de palimpseste, un embryon de dimension supplémentaire à la surface picturale. Déjà, rassemblant et distribuant des éléments d’ordre cosmologiques, il amassait avec patience et opiniâtreté les signes épars de l’univers : en vue de quelle complétude, sinon celle de l’art…
Plus tard, comme si ses bras s’étendaient vers un plus vaste espace, il investit la tapisserie, la sculpture, sans négliger le cadre pictural. Dans le lequel, dépassant ce qui aurait pu apparaître avec le recul comme une maladresse, une gaucherie plastiques, il trouva une liberté du pinceau et de la couleur, une aisance et une élégance surprenantes, qui parvinrent à subjuguer le contemplateur. Sans abandonner son vocabulaire, il le fondait dans le creuset - peut-on dire au sens alchimique ? - de toiles imposantes aux formes plus concises, plus évidentes dans leur énigme, où collages et gravures anciennes s’intégraient à merveille. Ainsi les années 90 et 2000 virent éclore des chefs d’œuvres, comme « Copernic cardinal », « L’esprit des terres jointes », « Océan », « Au matin du monde »…
La sculpture figura des stèles, collages de bois et matériaux divers, comme cadrans et médailles, en particulier dans la série « Le système du monde » ; des tableaux de bois à la lisière de la gravure et de la sculpture comme « Umbra terra », ou « La chevelure de Bérénice », qui forcent la méditation ; des « Toupies nomades » de métal que l’artiste traîna sur une plage ; un « Homme nature » de bronze régnait au sommet d’un pilier enturbanné d’une branche aux bourgeons hardis. Il conçut des trépieds étranges, comme son « Viseur d’étoiles », utilisa des pierres à huitres du rivage de l’île de Ré pour supporter « le cercle du poisson ». Ainsi au cosmos étoilé s’agrégeait l’espace maritime. Et les couleurs des ors et des bistres incendiaient l’énigmatique sérénité de ses toiles[2]…
Photo : T. Guinhut.
Passant il y a peu d’années devant une galerie d’antiquités, Richard Texier, fasciné, osa enfin y entrer : pour y reconnaître son monde. Bientôt le galeriste lui proposa une audacieuse collaboration. Avec cette toute récente Alchimie du désir, visiblement Richard Texier a rencontré sa Muse ; au point de pouvoir la figurer. Pas seulement en photographiant une jeune femme nue d’une pureté native, mais en lui donnant la hauteur et la dignité d’une allégorie. Comme en compagnie du cinéaste et plasticien Peter Greenaway[3], il réinvestit l’ancienne figure pensante de l’allégorie qui encombrait l’Histoire de l’art pour lui rendre une vivacité, une évidence contemporaines : celles de la rencontre de l’artiste mûr et de l’inspiration la plus solide.
Le livre que nous ouvrons entre nos mains attentives est l’équivalent d’une installation dans la galerie Jo Frémontier, mais aussi l’aboutissement du même projet. Car peuplé d’objets scientifiques et d’art extraordinaires et rares, cet espace étonnant attise la libido sciendi de l’artiste. L’artiste étant évidemment un être pétri de fantasmes qui réussit à les figurer, les cristalliser, les réaliser parmi son œuvre. C’est l’hybridation qui permet à Richard Texier d’intégrer les objets exposés au cœur du processus de sa création. Désir « alchimique », désir « mythologique » et désir « cosmique », unissent alors leurs énergies pour propulser cette apparition plastique d’un cerveau universel : le nôtre, celui de l’histoire de la pulsion érotique, autant que celui de la civilisation.
Une évidente cohérence se dessine au cheminement de ce beau livre : une partie intitulée « Genèse » (un entretien), précède « L’Alchimie du désir » elle-même, qui se décline d’abord en « Elastogénèse », pour, passant par l’indispensable intercession des « Muses », aboutir à l’ « Homo vortex ».
Les « Elastogénèses » sont celles de tableaux qui explorent la nature plastique de la création. À cet « éloge du mou », à ce mollusque cervical, correspond la métamorphose de formes ovoïdes, parfois spermatozoïdales, « force du désir qui structure le monde depuis toujours », parmi les blancs, les bleutés, et que n’interrompt pas la fixation en des tableaux de techniques mixtes et autres « porcelaines organiques ».
Les « Muses », s’acoquinent sereinement avec le marbre apollinien de phallus priapiques, ou dansent nues dans des « cabinets chinois ». Le désir de possession érotique s’allie avec celui du collectionneur en ses cabinets de curiosités. Ce réinvestissement de la statuaire grecque de l’antiquité n’a rien de réactionnaire, de régressif ou de simplement néoclassique : en un geste postmoderne, Richard Texier fait dialoguer la beauté des corps avec les mesures scientifiques, le marbre praxitélien de Paros et la photographie contemporaine, comme des poètes d’aujourd’hui ont pu réinvestir le mythe d’Aphrodite[4]. Rien d’iconoclaste, au contraire : inviter des femmes nues à érotiser un lieu d’art est un souffle, associant amour créateur et sciences de la nature. Les objets d’art antiques, phallus, statues, et les objets scientifiques anciens sont de fait revitalisés par la chair spirituelle de ces « Muses ».
L’ « Homo vortex » supporte en ses bras de poulpe un bloc d’ambre brut. Ce gnome, comme un nouvel Atlas de l’alchimie, supporte ce qui peut être perçu comme une pierre philosophale, métaphore de l’artiste qui transmue des matériaux originels et terriens en la splendeur imaginative de l’œuvre d’art : « une manière d’enlacer spirituellement les forces du monde ». Ce qui montre bien que Richard Texier est non seulement fort conscient de sa démarche, mais capable, en son entretien avec Nicolas de Cointet, de l’exprimer avec les mots choisis du juste poète.
Quant aux sculptures « Archétype » et « Atlas », ils sont ces merveilleux monstres fantasmés par le monde médiéval : gnomes à la tête rentrée dans la poitrine, ils supportent de splendides sphères armillaires, voire une corne de narval, fantasmant la licorne, tiennent à la main des lunes et des étoiles, des cornues de verre, ils basculent sur des hémisphères. Entre alchimie fantaisiste et prémisses de la science moderne, ne sont-ils pas des « Guetteurs de sens » ? Sans compter que ce livre (qui propose une biographie profuse), décidément fabuleux, riche d’une cinquantaine d’œuvres inédites, offre des pages du « codex » préparatoire, des photographies de la fonderie où ces êtres allégoriques jaillissent du feu et des moules, en une genèse volcanique…
En « sept récits », selon le sous-titre, en phase avec d’originaires journées de la création du monde, Richard Texier manie non plus le pinceau mais le clavier pour confier au lecteur son autobiographie esthétique. Cela s’appelle Codex, comme pour signifier un manuscrit ancien, répondant ainsi à ses portulans imaginaires. Nous savions déjà que Richard Texier est un coloriste enthousiaste. Son Codex décline une gamme de sept couleurs en autant de « mythes fondateurs » et de chapitres : « Noir d’ivoire, Violet cardinal, Indigo, Vert cinabre, Ocre jaune, Rouge vermillon, Blanc d’argent ». Aucune d’entre elles n’est neutre, fade encore moins. Chacune de ces couleurs « identitaires » éclate, brille, lei originaire propice à la navigation de l’imaginaire et à la création.
« Capter la complexité du monde », telle est l’ambition du peintre, quoiqu’avec l’humble conscience de sa difficulté. La matrice originelle est un « sang noir ». Le Marais poitevin, dont il est natif, et qu’adolescent il parcourt en barque, offre la matière noire de sa terre : « Ce noir, venu des entrailles du marais, était habité, il grouillait de vie ». Ainsi confie-t-il, parmi des expériences singulières : « mon vocabulaire de peintre puise dans ce trésor personnel ». Autre souvenir fondamental, la découverte des livres anciens, réchappés d’un incendie, dans la bibliothèque familiale d’un ami. Leurs encres et leurs cendres, leurs journaux de voyages, leurs cartes géographiques et marines allaient tracer un chemin inédit dans la genèse picturale, pour « en découdre avec la puissance de l’art ». Ce qui l’amena aussi à peindre sur des reliures anciennes. L’art du palimpseste est avec soin multiplié.
Une anecdote familiale ramène à la mémoire un raisin violet, foulé aux pieds nus et fomentant un alcool dangereux, « breuvage prohibé » encourageant la folie des hommes et « principe de fermentation ». Voici le peintre coulant sur les toiles cette drogue vineuse.
L’indigo quant à lui est un bleu spirituel. C’est autant le rappel des ciels infinis de Léonard de Vinci que l’influence de Jean Degottex, peintre de l’abstraction lyrique dont il fut l’assistant, qui guident Richard Texier, également aimanté par les « brumes azurées » du marais, cette « machine à nourrir le songe », jusqu’à le propulser vers l’embouchure atlantique, en un Copernicus oceanicus, peint en 1999. Cependant les feuillages et les lentilles d’eau maraichins l’accompagnent dans les déclinaisons du vert cinabre, clair et chaud. Ce dernier trouve sa correspondance au cœur d’un galet translucide, appelé « Skystone » et déniché dans une boutique de Thaïlande : il est censé être un « talisman pour rejoindre l’au-delà ». Alors qu’il se heurte au refus du marchand, notre peintre a la surprise de s’entendre dire : « Un océan de richesse ne pourrait l’acheter mais je peux vous l’offrir ».
Du paysage nimbé d’or des Charentes aux carrières de Roussillon, en passant par le safran de la cuisine de son enfance, l’ocre est solaire, « plate-forme d’envol ». Retrouvé dans une boite de « pans d’or », le legs de bouts de ficelles de la grand-mère Clotilde devient matière organique de nouveaux tableaux. Là est peut-être le moment le plus émouvant de ce livre.
Non pas colère et sang, le vermillon est un éclat de vie, dont « il convient d’user avec retenue », comme « une épice ». Il se veut le signe d’un autre souvenir, tauromachique, à Séville, cinématographique et cependant sanglant.
Reste le blanc, absence et cristal de toutes les couleurs. La « nébuleuse » du lait renversé dans la rivière par l’enfant reste un éblouissement qui nourrit le sens des pigments ; tandis que l’atelier du peintre en résidence au phare de Cordouan lui permet l’ascension entre nuages et écume, mais aussi le risque de l’ensevelissement dans le brouillard et la marée montante.
Si l’on peint avec son temps, celui de l’abstraction, voire contre le temps de l’art contemporain qui n’aime guère la peinture, l’on s’élève au-delà du déterminisme de l’époque grâce à une démarche personnelle qui a sa généalogie dans l’enfance, l’éducation familiale. Le goût de la couleur et l’art de jongler avec les symboles, les icones livresques des sciences et les matériaux aussi divers que des galets régissent ainsi l’art singulier de Richard Texier, qui sut dépasser la peinture et ses deux dimensions pour accéder à une sculpture hautement signifiante. Tout à coup je me suis aperçu qu’il m’était indifférent d’être moderne est le titre d’un de ses tableaux de 2001, blanche plage emblématique, striée de caractères et de chiffres dans lesquels l’on ne reconnait que peu à peu ce même titre…
Construit comme un damier de souvenirs, d’initiations techniques et esthétiques, de poèmes en prose, ce Codex trouve ses correspondances avec de nombreuses reproductions de toiles, aussi intensément colorées que les métaphores du texte.
Même s’il ne s’agit pas là du premier essai d’écriture par le peintre et sculpteur, après Nager[5] ou L’Hypothèse du ver luisant[6], ce Codex est probablement le plus abouti, à la fois récit autobiographique, carnets d’atelier et prose intensément poétique.
Récit de voyage, autobiographie, essai d’esthétique, tout à la fois. Tel nous séduit ce Cosmos ambulant, parmi cinq espaces dispersés dans le monde entier, qui constituent la pléiade d’ateliers du peintre et sculpteur Richard Texier. Ce quintette géographique va de Manhattan à une fonderie de Shanghai, en passant par Moscou, Hyères et le phare de Cordouan. Moins que « le cœur chaud de la création », soit la description des tableaux réalisés, l’auteur invite son lecteur sur un riche cheminement de circonstances et de rencontres ; en particulier celle de Zao Wou-Ki ou de Basquiat, peintres si dissemblables. Outre des personnages curieux, parfois protecteurs, comme Simon le photographe, parfois énigmatiques, comme Misha, un moscovite dont « la personnalité était polyphonique », ce sont des portraits de villes contrastés, mégalopoles bruyantes comme New-York, qui n’achète pas ses peintures, ou paisible « jardin cubiste » dans une villa méditerranéenne. A contrario l’Ambassadeur de France à Moscou le prévient : « Vous êtes inconscient des dangers de cette ville ». Tout aussi dangereux sont les sables de Cordouan, où la brume peut noyer le peintre promeneur. Heureusement, « en mer, les oiseaux, le soleil et le vent sont de précieux alliés pour amplifier le déploiement de l’imaginaire ».
L’ouvrage fourmille d’anecdotes. Montant au sommet d’un immeuble chinois où l’on vend l’ancien et le moderne, le vrai et le faux, il parvient à acquérir un lot de cartes marines venues des siècles précédents, sur lesquelles il va bientôt peindre. Mais l’atelier soudain dévasté de Shanghai, les cartes volées, puis mystérieusement rendues, affectent gravement la joie de la création, avant le retour en Paris, dans l’atelier de la Butte aux Cailles, en quelque sorte le moyeu de ces pérégrinations initiatiques et séminales. La prose, essentiellement narrative, est souvent empreinte d’une dimension poétique, bien entendu cosmique.
Certes, nous n’irons pas jusqu’à prétendre que Richard Texier soit un « Génie du savoir universel » (pour reprendre le titre d’une de ses sculptures inspirées et encore une fois allégoriques), il a d’ailleurs trop de modestie pour entendre cela. Force est d’admettre que la persévérance du travail de plusieurs décennies l’a conduit vers une tentation de l’universalité, aussi séduisante qu’impressionnante, conceptuellement et plastiquement. Ce dont témoigne son « Autoportrait », en fonte de fer, moins identitaire qu’ouvert sur le souffle de l’ailleurs. L’œuvre, allusive, est le « monde intérieur et mental », de Richard Texier, cet héritier du Jésuite encyclopédiste du XVII° siècle Athanasius Kircher[7]. Plus qu’un cabinet de curiosités, il en est la réinvention plastique, la « plasturgie des rêves[8] », au croisement des routes cosmiques, maritimes et temporelles, en une hybridation de l’Histoire de l’art et des sciences, pour le bonheur des yeux, de la pensée et du désir de connaissances…
Nicolas d'Estienne d'Orves : Dictionnaire du mauvais goût.
Umberto Eco : Histoire de la laideur, Flammarion, 2007, 456 p, 25 €.
Alice Pfeiffer : Le Goût du moche, Flammarion, 2021, 200 p, 18 €.
Annie Le Brun : Ce qui n’a pas de prix. Beauté, laideur et politique,
Fayard Pluriel, 2021, 176 p, 8 €.
Nicolas d’Estienne d’Orves : Dictionnaire amoureux du mauvais goût,
Plon, 2023, 612 p, 26,50 €.
Quand le sage, d’abord historien de la beauté, se fait encyclopédiste de la laideur, l’une collectionne les mochetés, l’autre traque les laideurs politiques. Comme le mal serait l’absence de bien selon quelques théologiens, la laideur pourrait être l’absence du beau. Et comme le préjugé populaire le proclame elle serait aussi subjective que la beauté. Qu'est-ce que le laid ? Pourquoi le choisit-on au détriment du beau ? Cependant l’on ne manque pas de critères et d’analyses pour en déplier les caractéristiques, lorsque l’on se penche sur un titre fondamental, Histoire de la laideur, sous la gouverne d’Umberto Eco, et sur deux essais éclairants, l’un adressé au Goût du moche, par la facétieuse Alice Pfeiffer, l’autre dénonçant la laideur politique en-deça de « Ce qui n’a pas de prix », soit la beauté. Où nous découvrirons, arguments à l’appui, combien le monstre du laid bave sur notre contemporain. Et combien disserter du mauvais goût avec Nicolas d’Estienne d’Orves, même amoureusement, risque de paraître joliment discriminatoire, entre satire, humour et, bien entendu, graffiti.
Selon la définition du Dictionnaire de l’Académie française de 1776, la laideur est « difformité, défaut remarquable dans les proportions, ou dans les couleurs requises pour la beauté ». Probablement y-a-t-il bien plus de variétés de laideur que de beauté. Pourtant philosophes, esthètes et critiques ont au cours de l’Histoire bien plus consacré les efforts de leurs plumes au beau[1], à sa définition, à ses exemples canoniques, plutôt qu’à son contraire, néanmoins complice, le laid. Pour contrer cet inconvénient majeur, Umberto Eco balaie l’histoire de la pensée et de l’art parmi les pages de son Histoire de la laideur. Aussi ne recule-t-il pas devant le dégoût et l’effroi, le difforme et le saccagé.
Depuis l’Antiquité grecque jusqu’à notre immédiat contemporain, l’auteur du Nom de la rose orchestre une anthologie ordonnée et commentée des grands textes les plus explicites et ainsi que des œuvres d’art particulièrement représentatives de cette laideur récurrente, envahissante, en un roboratif condensé d’encyclopédisme. Au rebours du cliché qui voudrait ne voir dans la Grèce ancienne que l’apollinienne beauté, la mythologie exorcise les démons du visible et de l’invisible au moyen de créatures monstrueuses et effrayantes : harpies, sirènes, silènes, Méduse… Le christianisme quant à lui la rejeta du côté du mal, du diable, de ses démons : la collusion de l’enfer et de l’apocalypse est propice en horreurs. Quoique stimulant la répulsion, la laideur néanmoins peut parfois être la source de la compassion, en particulier chrétienne ; l’on ne peut pas ne pas penser à celle du Christ aux outrages, à son corps sanglant sur la croix.
Violant les canons classiques, la laideur a de longtemps paru bannie de l’espace esthétique. Cependant elle tente l’artiste et défie son talent, séduit le déclassé, le réprouvé, le rebelle. Elle est la revanche du disgracié, le priape et le satire de l’obscène Antiquité, le monstre de foire et la cour des miracles ensuite, et du côté féminin c’est la sorcière qui se charge des péchés esthétiques et du culte satanique dont elle est censée relever. À côté du malade et du mutilé, la médecine des Lumières exhibe et conserve les corps des infirmes et des fœtus ratés. La « rédemption romantique » de la laideur (pensons à L’Homme qui rit et au personnage de Quasimodo animés par Victor Hugo) croise au XIX° siècle la laideur industrielle, puis celle du décadentisme et de sa luxure morbide. Le XX° siècle aime choquer avec celle des avant-gardes, puis les phénomènes du punk, du Camp et du kitsch. Quoiqu’il en fasse une catégorie esthétique à part entière, la parfaite analogie entre le laid et le mal moral établie par Karl Rosenkranz en 1853[2] est-elle valide ? Pourtant Socrate, silène repoussant, incarne la « profonde beauté intérieure » ; probablement parce qu’il ne s’agissait pas d’une laideur méchante. Comme pour le beau, peut-on parler de relativisme culturel, géographique et historique, tant les masques nègres et de Picasso inspirent des émotions contrastées, les dieux choyés des uns étant les affreuses idoles des autres… Reste qu’entre « le laid en soi », que constituent des excréments, et le laid formel, venu de la difformité, de l’incomplétude et de la saleté brouillonne, la marge est grande. Et, du point de vue esthétique, la beauté du laid, la boue changée en or grâce aux Fleurs du mal de Charles Baudelaire, peuvent bénéficier d’une rédemption créatrice au moyen de la représentation artistique.
Jusque-là bien moins documenté que le beau, auquel Umberto Eco consacra un volume qui est son envers[3], le laid trouve ici cependant ses lettres de noblesse, tant l’iconographie est à cette égard généreuse, qu’elle soit destinée à provoquer un paradoxal « plaisir esthétique, de la terreur sacrée ou de l’hilarité », de Jérôme Bosch aux caricaturistes, en passant par les portraits qui reculent pas devant le réalisme le plus cru. Romanciers, philosophes et poètes se relaient en un vaste bouquet d’extraits substantiels, de Platon à Italo Calvino visitant un hôpital de malformés congénitaux et autres arriérés, alors que les futuristes italiens réclament « Faisons crânement du « laid » et tuons partout la solennité. Il faut cracher chaque jour sur l’autel de l’Art ». Aujourd’hui, le bruit martelé dissonant, criard du heavy metal, les zombies et morts vivants du cinéma gore, les « gothiks » cloutés, freaks et cyborgs font les délices d’amateurs que l’on imaginera dépourvus de goût, à moins de penser qu’il s’agit là d’exorciser la laideur constitutive du monde et de l’âme.
Quoiqu’il soit délicat de poser une nette distinction, la laideur dispose d’une puissance que n’a pas le moche. Ce dernier vocable, plutôt familier, ironique sinon cinglant, suscite moins l’effroi que le mépris, à moins qu’il soit amusé.
Si Alice Pfeiffer a Le Goût du moche, elle n’est pas dépourvue de goût dans l’art d’écrire. Son petit livre se déploie avec humour, associant le récit d’expériences personnelles et les analyses, parfois justement référencées, ressortissant de l’essai. Avec une autodérision un brin attendrie, elle relate ses tentatives adolescentes, et forcément malheureuses, de ressembler à quelque icône du cinéma, de la pop ou de la mode. Invariablement, ce qui devait être sublime se révèle avorté, « ratage » pitoyable et invariablement moqué.
Devenue journaliste de mode et fan des « vente-presses », elle préfère collectionner les rebuts de ses collègues, « minuscules toilettes en plastique phosphorescent qui vomissent de la mousse » ou « cravate-part-de-pizza ». Ainsi, elle se targue de refuser « la matrice esthétique souveraine » et de préférer ce « paria du bon goût » qu’est le « Ugly Design » aux « pulls recouverts de tétons ». L’humour potache, la scatologie, la provocation bon-enfant font partie des motivations du genre ; revendiquant ainsi une liberté, sinon saine du moins singulière. Et parfois, ce « moche » acquérant la dignité d’un genre, quoique méprisé, devient un agent de l’avant-garde artistique, comme lorsque Pablo Picasso s’inspira de l’art nègre ; et, ajouterons-nous, comme un Cy Twombly sublimant le crabouillage.
Jeter à la face d’autrui la mocheté n’est pas forcément un étalage conscient ou inconscient de mauvais goût, mais la voie d’une évolution des regards, des mentalités et des mœurs : « les parfums en torses de marins crypto-queer de Jean-Paul Gaultier » par exemple, œuvrant au service d’une esthétique homosexuelle, donc d’un art engagé. Le tuning, qui consiste en une ornementation criarde de sa voiture, en revanche ne peut guère s’assurer une telle noblesse, quoiqu’il soit humain de tolérer une réalisation choyée par son conducteur. Le « ringard » quant à lui décrié, risque de devenir bien vite « retro », bénéficiant d’un retour affectif, à la vitesse exponentielle de la mode, du démodé et du remodé : « le moche d’hier est le beau de demain », conclue à cet égard notre journaliste qui constate une réitération des subversions. Ainsi va le vulgaire : la provocante hyper-sexuation devient « porno-chic », quoique l’on puisse là soutenir une libération du corps et des désirs. La vulgarité, contraire à la discrétion, est volontiers tapageuse, outrancière, comme celle du nouveau riche qui affiche la quincaillerie de sa réussite, sans le goût et la culture qui auraient dû le conduire, comme celle de la vedette de la pop, des écrans, de l’instagrameur qui travaillent leur gloire mercantile. Héros, saint, philosophe, artiste, tous sont remisés au grenier des antiquités poussiéreuses, voire coupables de domination culturelle, au bénéfice des bruyantes stars des télévisions, des séries et des magazines people, éphémères météores de l’identification des masses, finalement répugnants. Tout cela amuse beaucoup le catalogue d’Alice Pfeiffer, qui affecte d’aimer également les « mauvaises manières » de la vulgarité linguistique[4].
Pire, l’intrusion du « dégueulasse », avec les « robe-boyaux », des « marques nommées Matières fécales ou House of Excrement, où l’on aime les boucles d’oreille souris, le vomi, les poils dans l’évier et le caca graphique ». La culture de l’hygiène est subvertie, alors que le moche est subverti par le laid. Notre journaliste n’y va pas de main morte : « Comme le sublime, le dégoût cathartique provoque sa propre expérience transcendantale ». Le « trash realism » devient ce qu’elle appelle « le joli-laid ». Très justement moraliste, Alice Pfeiffer note : « le charme que l’on trouve à quelque chose nommé « défaut » montre que l’on n’a pas souffert de ce dernier ». Et le comble du snobisme, face aux chatons phosphorescents, est de se targuer de priser le « méta-moche ».
Il sera plus difficile encore de soutenir l’infantile artisation du banal (si l’on nous permet un tel néologisme) pratiqué par un Jeff Koons, recouvrant d’or une figurine de Michael Jackson, suspendant des homards vernis et des chien-ballons clinquants, en une assomption du moche. Le kitsch ostentatoire aux couleurs flashy exige la reconnaissance de sa vacuité, d’une culture populaire de foire et des concerts géants, au service de la massification.
Reste qu’il faut contrer l’argument selon lequel « ce que l’on trouve laid n’a rien ou presque d’objectif, et est intimement lié à une classe, une communauté », suivant la vulgate de Pierre Bourdieu, sociologue marxisant, qui, dans La Distinction[5], attribue le beau et l’élégance au diktat d’une classe dominante. Aussi Alice Pfeiffer avoue aimer ce qui « cherche à séduire les masses », laissant peut-être entendre qu’il y a dans son attitude une bonne part d’inclusion collectivisme, voire de démagogie.
Nous n’ignorons pas que le kitsch résulte de l’imitation vulgaire et clinquante des grandes œuvres, en une dégradation qui passe par la perte de « l’aura », ainsi que le montra Walter Benjamin[6] ; mais aussi par l’inauthenticité et la pauvreté du matériau, la désintégration de la puissance onirique et symbolique. En ce sens, assimiler le rococo XVIII° et la peinture de François Boucher au « kitsch » avant l’heure relève de l’imposture, tant le raffinement y fit florès. Cependant Alice Pfeiffer sait bien que les babioles figurant des chefs d’œuvres et « fabriquées en masse » choient sans retour dans le kitsch, tant l’originalité créatrice et l’élitisme de la singularité ont quitté ces pseudo objets d’art.
Nantie d’un dégradé baveux de jaune et de violet, la couverture, singulièrement laide en guise d’agression visuelle, est plus que digne de son sujet. Quoiqu’illustré de chapitre en chapitre par les peintures légères et charmantes d’Aline Zalko qui ne sont guère moche (une tour Eifel pénienne au gland que l’on imagine lumineux), l’ouvrage eût gagné à nous offrir un cahier photographique, présentant quelques spécimens de la collection mochissime de l’autrice. Dommage par ailleurs que la page 33 s’achève par une phrase incomplétée ensuite : c’est moche, n’est-ce pas ? Néanmoins, malgré sa brièveté, l’essai est aussi facétieux qu’intelligent, jouant habilement entre les catégories du plaidoyer et de la satire.
L’expression « c’est moche », signe un jugement de valeur, une laideur morale. C’est ce que pourchasse Annie Le Brun, défendant la beauté en son Ce qui n’a pas de prix, contre tout ce qui associe « laideur et politique ». Car en une « esthétisation mensongère », la finance, l’art contemporain et les industries du luxe marchent la main dans la main. Or la laideur n’a rien de neutre, elle est un agent de dégradation de l’homme, de sa sensibilité et de son imagination. Entre gigantisme, minimalisme plastique et brillance aveuglante, l’art s’autorise du geste inaugural de Marcel Duchamp exposant un urinoir, des « arguties » des philosophes de la déconstruction[7] pour instruire un relativisme dégradant à l’aide d’un « arsenal de sophismes », dont l’œuvre ne peut se passer pour assoir sa légitimité fragile, non sans se livrer à un « pillage-démarquage » des icônes de l’histoire de l’art, jusque sur les sacs à main Louis Vuitton. Des ultra-riches à la foule du vulgaire, se généralise « un condensé de conformisme, d’arrogance et d’exhibitionnisme », qui ne diffère que par le prix et non la valeur. Voilà qui contribue « à ce que l’esthétique la plus frelatée fasse désormais office d’éthique ». Surtout si l’on songe combien la vogue du rap, cette injonction permanente martelée sur un rythme militariste, entretient des affinités avec le monde de la délinquance… Radical, le pamphlet fait mouche.
Mais en taxant les productions de Jeff Koons ou de Damien Hirst de « réalisme globaliste », ne se trompe-t-elle pas du tout au tout, ou presque, alors qu’il n’y guère de réalisme dans un chien-ballon ? Kitsch global eût été plus pertinent, lorsque les objets et les créatures détournés par le plasticien deviennent de puérils jouets clinquants, destinés à une monstration somptuaire, au mieux pétris d’ironie, voire d’auto-ironie.
L’efficacité de ce blâme opposé à l’art contemporain, à la cohorte de ses suivistes, de ses clients et sponsors, est redoutable. La collusion du mauvais goût et du panurgisme, entre artistes, collectionneurs, commissaires d’expositions et critiques d’art n’a d’égal que celle des grandes entreprises du luxe avec les institutions étatiques, des centres d’art locaux et de la spéculation financière mondiale.
Reste qu’Annie Le Brun, pointant avec raison une complicité monopolistique de la part de grands groupes capitalistes phagocytant à son profit une doxa de l’art contemporain, pêche par ce que l’on devine être son anticapitalisme obsessionnel[8]. En une séquence nostalgique qui ferme le livre, elle fait appel à William Morris[9], écrivain et plasticien de la fin du XIX° siècle anglais, qui rêvait d’un retour à l’esthétique rurale et artisanale. L’on concédera que les productions de ce dernier sont remarquables ; mais ne s’agit-il pas là d’une régressive utopie ? De plus, faisant l’éloge du grand géographe Elisée Reclus, elle fait preuve d’une autre nostalgie, cette fois pour le mythe libertaire de la Commune de 1871, que soutenait un peintre comme Gustave Courbet (choisi pour illustrer la couverture). Que des esthètes en eussent été les thuriféraires n’augure pas de la validité politique de la chose. Souvenons-nous que cette « Commune », où perce le mot communiste, fut qualifiée par Lénine de « prophétique[10] » et de « répétition générale », à l’instar de celle russe de 1905, et fit l’objet d’une fête anniversaire sous la houlette de Mao Zedong. Le mythe devrait en prendre de la graine. Ce qu’alors Annie Le Brun pense comme beauté politique n’est rien d’autre en sa tyrannie qu’une laideur politique abominable. Alors que Philippe Nemo préfère « l’esthétique de la liberté[11] ».
Si le titre d’Alice Pfeiffer est un oxymore, tant le goût devrait être opposé au moche, celui d’Annie Le Brun parait aussi tarabiscoté que peu explicite. Il eût certes mieux valu titrer ce pamphlet, selon sa judicieuse formule : « l’enlaidissement du monde », qui, non content de submerger le milieu de l’art contemporain, se répand sur les corps, qu’il s’agisse de la surconsommation des marques, en particulier de sport, confinant à l’uniforme et à sa soumission volontaire, dont on devient la vulgaire affiche ; ou de la généralisation des tatouages, tous plus affreux les uns que les autres, en une abdication de l’identité individuelle et de la créativité.
Autre catégorie du laid, qui risque encore une fois d’être péremptoire, le mauvais goût, sur l’autel duquel Nicolas d’Estienne d’Orves, sacrifie amoureusement un pavé de 600 pages. L’on se doute que notre auteur est partial, injuste peut-être, qu’il assume cette partialité avec bonne humeur et un rien de pied de nez à l’égard de qui se voudrait gardien du bon goût, de la correction esthétique et politique. Cette dernière étant trop souvent infatuée de sa laideur politique.
Le marxiste verrait dans le bon goût une infatuation de classe, une hubris de domination sociale, un mépris du bas peuple. Le relativiste n’y verrait qu’un concept sans valeur dépendant des temps et des lieux, des cultures et des individus. Or n’en est-il pas de même du mauvais goût ? Au risque de paraître discriminatoire, tous ces arguments faibles sont sans nul doute le signe d’une paresse intellectuelle, d’une inculture crasse.
Amoureusement aimer le mauvais goût, comme Nicolas d’Estienne d’Orves, n’est-il pas une faute de goût, un scandale jeté à la face de l’intelligence, de l’éducation et de l’esthétique ? À moins qu’il s’agisse de profession de foi artistique, de plaisir du kitsch, histoire de casser la norme et les codes, et d’offrir l’occasion de cent pas de côté peut-être innovants, jamais vus, voire salutaires…
Si ce qui nous intéresse ici ressortit surtout au domaine de l’art, Nicolas d’Estienne d’Orves, en son dictionnaire, brasse large, entre musique et scatologie, télévision et urbanisme, nourriture et vie quotidienne, livres et bien entendu sexe. Par ordre alphabétique, comme il convient à l’exercice et à la collection, il vaque de l’« Andouillette » aux « Zones d’Activités Commerciales ». Une liste d’une centaine de « Fantasmes » donne au choix le vertige ou le dégoût, comme la « ménophagie ou consommation des menstrues », la « pédiophilie », soit le désir sexuel pour des peluches ou des poupées. Les « Ecrivains collabos » en prennent pour leur grade, la « Playlist » des pousseurs de chansonnettes rivalise de niaiserie ou de productions graveleuses, sans oublier les « Chansons paillardes ». Ou encore les « Selfies », pire au bout de leur perche : « on est passé du tourisme au narcissisme ». Et encore, le Narcisse de la mythologie était beau !
C’est moche, c’est vulgaire, c’est bête et pitoyable : mieux vaut en rire. D’ailleurs « la revanche du moche » ne permet-elle pas de tout « démocratiser », y compris les œuvres d’art, en les imprimant sur des tee-shirts vite mouillés de sueur malodorante…
Réjouissant et déprimant, au choix, le dictionnaire de Nicolas d’Estienne d’Orves, hésite entre la délectation gourmande, un rien provocatrice, et la satire. Si notre temps peut être si moche, faut-il être sûr que celui de la Grèce antique ne fut fait que de beauté ?
Le graffiti d'aujourd'hui - car il est de tous les temps - est-il toujours laid ? Tags griffés, peintures au pistolet sur les murs, ils sont salissures urbaines, atteintes à la propriété privée, hors de judicieux espaces dédiés, vandalisme en un mot, graphismes à la va-vite qui sont signatures narcissiques et cryptées, marques tribales de territoires, voire codes et messages pour le trafic de drogues et autres délinquances. Leur proto-écriture n’atteint que rarement à un semblant de dignité calligraphique, à une ombre de figuration esthétique. Cependant, involontaire ou non, voire parfaitement conscient, le graffeur est parfois un réel artiste de rue, associant le dynamisme graphique à l’assomption des harmonies colorées, si vives soient-elles. Parmi la pléthore de l’affreux incivil, se dégagent par instant les surprises de la beauté sensible et expressive, y compris au cœur des palimpsestes. Est-ce à dire que le regardeur est indulgent, se laissant surprendre, ou que l’artiste de rue ne saurait déroger en son sein à l’appel de la beauté ?
Un grand hebdomadaire, Le Point[12], il y a peu, frappa sa couverture avec « L’offensive du laid », dénonçant le « mobilier urbain absurde », l’ « esthétique zadiste », le « règne du PVC », la « destruction du patrimoine ». Il semblerait donc que l’on aime le laid désiré, que l’on s’y mire, en un reflet des édiles de notre pays et de nos cités. Pour reprendre le titre de Friedrich Schiller, « l’éducation esthétique de l’homme[13] » est singulièrement absente dans notre contemporain. Demeure néanmoins une liberté individuelle, une discrimination intelligente, une responsabilité nécessaire, celle de la beauté. Le tout pour espérer éviter les pires laideurs politiques : camps de concentration et d’extermination, goulag et logaï, défilés fascistes et communistes esthétisant les masses, grégaires et clinquants, à l’encontre de l’individualisme et de l’esprit critique, qui sont beautés intellectuelles.
William Turner : Funérailles en mer, Kunstmuseum, Luzern, Schweiz.
Photo : Thierry Guinhut.
Traverser la peinture.
Daniel Arasse : Le Détail ; Eric Poindron chez Brueghel ;
Jérôme Thélot pour Géricault ;
Leïla Slimani à la Douane de Venise.
Daniel Arasse : Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture,
Flammarion, 2021, 400 p, 29,90 €.
Eric Poindron : Brueghel, Des secrets dans la neige, Invenit, 2020, 128 p, 15 €.
Jérôme Thélot : Géricault. Généalogie de la peinture,
L’Atelier contemporain, 2021, 286 p, 9,50 €.
Leïla Slimani : Le Parfum des fleurs la nuit, Stock, 2021, 160 p, 18 €.
Glissant le long des tableaux parmi les musées, nous voilà indifférents passagers ou spectateurs abasourdis face à la grandeur du sujet. À moins qu’inopiné nous arrête un mince détail, celui dont Daniel Arasse se fait le défenseur, l’analyste et l’amant. Les uns se laissent emporter par une rêverie aléatoire et féconde en empruntant les pas de ceux qui marchent dans la neige de Brueghel, comme Eric Poindron. Les autres plantent longuement le chevalet de leur réflexion devant un peintre élu, ainsi fait Jérôme Thélot face à son maître Géricault. Mais au-delà de toute cette Histoire de l’art, c’est la disparition des tableaux qui surprend Leïla Slimani dans la nuit de Venise. Quelles créativités entraînent donc les tableaux, puis leurs métamorphoses en art contemporain ? Grâce aux démarches des historiens de l'art, du poète et de la romancière, la peinture est explorée jusque dans ses détails, sa capacité à susciter l'imagination, l'exploration de soi et du monde.
Surabondante en sujets obligés, religieux, historiques, puis paysages, portraits et natures mortes, en la gradation d’une hiérarchie séculaire, l’on est en droit de se demander si en sa peinture l’homme au pinceau y trouve son compte. Il doit observer un cahier des charges face à la commande et à son public ; et cependant y imprimer sa manière, sa patte, renouvelant le genre. Néanmoins malicieux il saura marquer son œuvre d’un de ces détails qui font, si l’on y prend garde, basculer le regard. C’est ce à quoi, décollant sa rétine du personnage qui prend en otage l’attention, s’attache Daniel Arasse, décentrant la perspective, plastique autant qu’intellectuelle, exerçant à son égard une investigation plus révérencieuse qu’attendue.
Discret, voire caché, un objet quelconque orne à peine la fresque ou la toile, négligeable et négligé, quoique doué d’une beauté intrinsèque. À l’intérêt de l’observateur est soudain offerte une babiole minuscule, qui interroge, qui ravit. Ainsi deux ombreuses « colombes - l’une a le bec blanc et l’autre rouge - pour représenter l’esprit saint » dans une « Annonciation » d’Antonello de Messine (1474). Au-delà des « grandes polarités stylistiques » déclinées par Heinrich Wölfflin, il y a une dimension iconographique individuelle, essentielle à l’artiste qui ne s’appuie peut-être sur aucun texte canonique pour justifier deux colombes et deux couleurs. Ce double détail, d’abord presqu’invisible, joue avec la norme, introduit un écart, une singularité, une intention qu’il s’agit de veiller, sinon d’expliciter. De même les taches de couleur sur la palette de « Saint Luc peignant la Vierge » par Martin Van Heemskerck. Aussi le premier est « iconique », le second « pictural ». Alors qu’il faut regarder la Vierge et le peintre, d’autres visions sont possibles, un bas-relief en trompe-l’œil, une lettre épinglée adressée au peintre par les destinataires… Entre idéaux, anecdotes et colifichet sentimental, entre représentation et perception, les détails sont des révélateurs de choix esthétiques, ne serait-ce qu’au travers des objets d’art et d’architecture présentés en toute humilité ou en toute ostentation. Une autre « Annonciation », de Fra Angelico, joue sur les peu lisibles, car à l’envers et de droite à gauche, paroles d’or de l’ange pour y distiller un savoir théologique.
Sur un tableau d’Histoire épique ou de célébration chrétienne, le détail parait secondaire au point qu’il faille le traquer pour s’en délecter. Mais aux natures mortes, malgré de grands vases fleuris et d’abondantes venaisons, le détail est à foison, comme cette pelure de citron qui scintille chez Cornélis de Heem (1632-1695). Ainsi de la période médiévale au XIX° siècle, la peinture figurative ne cesse de jouer et déjouer la figuration, attirant la « fête de l’œil ». À condition de ne pas surévaluer l’exactitude du détail au détriment de l’imagination, comme en avertissait Baudelaire, ce qui serait un signe de décadence. Plus tard, la peinture moderne, de Signac à Matisse, va viser à « l’élimination du détail », quoique ce fût déjà une constante de l’art de William Turner.
L’on ne saurait rendre compte d’un essai aussi profus et délicatement érudit en un modeste article. Fureter en ce volume permet de confronter l’immensité de la scène picturale paysagère avec les couleurs d’un œillet entre un pouce et un index, avec un mince clocher lointain. Le détail est parfois trivial, parfois luxueux, il n’est qu’herbe, ou devient emblème, comme les fils de la « Dentellière » de Vermeer ou les boules lumineuses peut-être cosmique aux pieds d’une « Visitation » de Piero di Cosimo. Humoristique, ou érotique, il peut-être un index curieusement placé en une métaphore phallique dans un « Mariage de la Vierge » par Rosso Fiorentino, ou, dans une guirlande de légumes de Raphaël, une priapique « courge entourée de volubilis, avec deux aubergines en guise de testicules », selon les mots de Vasari qui ajoute : « Ce Capriccio est exprimé avec une telle grâce qu’on ne peut rien imaginer de mieux ». Et si face à l’escargot qui avance au bas d’une « Annonciation » de Francesco del Cossa, le regard reste perplexe et amusé, qu’en est-il si, comme Daniel Arasse, l’on discerne aux pieds de la scène de viol qu’est « Tarquin et Lucrèce » de Tintoret, un étrange coussin gris dressé, « coussin phallique », dit-il…
Depuis sa première édition en 1992, cet essai magistral est devenu un classique, dépoussiérant l’Histoire de l’art occidental au profit d’une intimité fureteuse, avec la peinture, excédant ainsi ses codes. Certes, Daniel Arasse (1944-2003) n’est pas le premier à reconnaître que le dieu de la peinture gît dans le détail. Avec modestie, et dès sa préface, il rend à César ce qui est à César, en signalant son prédécesseur, Kenneth Clark, qui, en 1938, publia Cent détails de la National Gallery[1]. La technique photographique permettait alors de sélectionner quelque objet mineur et d’approcher son regard. Revient cependant à notre essayiste le mérite d’une plus vaste exploration et d’une démarche esthétique et critique permettant d’inscrire la peinture moins dans les sphères des idées que dans les réalités du goût facétieux du peintre et de son temps. Et si l’essayiste veut susciter « l’effet de surprise », en un volume soigneusement et généreusement illustré, il y réussit pleinement. Car il lit ce que nous n’avions guère vu avec une solide pertinence et une contagieuse jubilation.
Un seul tableau suffit au bonheur d’Eric Poindron (né en 1966) pour y être aspiré, y trouver un monde, voire plusieurs. Sa démarche est celle des pas dans la neige au creux de ceux des « Chasseurs », que Brueghel l’Ancien peignit en 1565. Dans le cadre de la collection « Ekphrasis » qui porte bien son nom puisqu’il s’agit d’un terme rhétorique pour signifier la description d’une œuvre d’art, le regard fureteur se déplace autant de manière méthodique que labyrinthique, suscitant la rêverie et la liberté des personnages du tableau, qui eux-mêmes rencontrent le peintre à la taverne, en une belle mise en abyme.
Grâce à une identification avec le peintre et ses personnages, le prosateur poète livre une « bataille de boules d’enfance ». Le père, « Piotr le vénérable », médecin un tant soit peu philosophe, et son fils « Piotr », qui n’aime guère la chasse, cheminent alors que le premier enseigne le second, qui deviendra « docteur, savant et chasseur » au moyen de la connaissance des choses de la nature : celles des secrets des plantes, du gibier, des loups et des « corneilles sépulcrales », alors qu’il préfère les cartes géographiques et des constellations et espère être « muni du pouvoir de la découverte » Mais par-dessus tout, ce qu’il faut, « c’est posséder un cœur de clarté ». Ainsi se déploie, par petites touches, un manuel d’éducation humaniste.
Parmi les pages sur fond noir du grimoire, la blancheur et la froidure des caractères dévoile des histoires emboitées, des bribes de contes fantastiques, avec « herbes magiques » et « diablotins ». Mais aussi un esprit malfaisant, « l’empuse », des feux follets, fantômes et autres « gnomes étincelants », pendant que les gens du peuple « vivent avec les hiboux », s’ébattent parmi les fêtes des fous et que des jeunes filles penchent pour la « magie amoureuse ».
Ce sont bien chez Brueghel « des secrets dans la neige » que se propose de débusquer et de filer, comme l’on file une métaphore, le poète, emporté par son livre polyphonique. Loin de l’approche historienne et esthète de Daniel Arasse, et loin de toute discipline, il fait cependant parler le tableau, s’inventant un ancêtre du XVI° siècle et des alter ego au milieu de ses figures en mouvement. Fidèle à sa fantaisie communicative, Eric Poindron, éditeur et amateur de cabinets de cutiosités, qui sait Comment vivre en poète[2], et ne se prétend docte en rien sinon en poésie, fait œuvre de passeur vers l’intimité et la vue du tableau, en un cheminement qui unit le sens de l’observation et celui de l’initiation aux mystères du temps et des images. Les pièces narratives et les poèmes en prose alternent, conjuguant le « registre » du père et les lectures et tentatives d’écritures poétiques du fiston, qui sont sa « Chronique des froidures & des temps dérisoires ». Cette nouvelle sorte d’almanach ou de « calendrier des bergers » tisse une belle continuité entre le climat du XVI° siècle et le poète d’aujourd’hui…
Remontons le temps, au hasard des surprises de l’actualité éditoriale, et des éditions de L’Atelier contemporain[3], pour trouver une nouvelle collection de poche, « Studiolo, parmi laquelle percent Albrecht Dürer et Joseph Beuys, mais aussi une traversée des tableaux de Géricault, sous la plume de Jérôme Thélot. Car son œuvre serait rien moins qu’une « généalogie de la peinture », interrogeant les fondements de l’image.
Quelle est la valeur d’un tableau représentant un « chat mort » ? Théodore Géricault (1791-1824) peintre, sculpteur, dessinateur et lithographe romantique, a-t-il figuré de manière réaliste et symbolique la brièveté de sa vie ? Pour rester dans la catégorie morbide, il a peint également des « Fragments anatomiques » ; mais aussi de plus vivantes croupes de chevaux. Ses portraits ne lui valent pas la réputation du « Radeau de la Méduse », cette peinture du « fait divers » et d’actualité, taraudée par la mort, par le désespoir et l’espoir. Il s’est penché vers les malheureux et délaissés, les enfants, les esclaves et les blessés, mais surtout les fous, en une étonnante série. L’on ne s’étonne pas qu’il fut d’un tempérament mélancolique, quoique cela n’égratignât pas sa créativité frénétique[4]. C’est cette singularité, face à l’école néoclassique et au romantisme naissant de Delacroix qui motive Jérôme Thélot à défendre un artiste qu’il juge injustement méconnu, malgré les monographies qui lui sont consacrées. En si peu d’années de vie, sa passion pour la peinture est à la fois, selon notre essayiste, « conscience de soi », « violence » et « compassion », et surtout « instant sublime », au fil d’une œuvre poignante : le questionnement pictural sur la mort confronte l’homme et l’animal, « Le radeau de la méduse » est un « vouloir vivre », les lithographies montrant un « Retour de Russie » et une « paralytique » sont poignantes, les portraits, comme celui du « Monomane du vol » inquiètent et réclament une transcendance absente, car « purement athée »…
Une telle peinture s’inscrit de plus dans toute une pensée à venir. « L’accès de l’artiste à la souffrance des fous » répond au poème en prose de Baudelaire « Mademoiselle Bistouri », demandant « comment ils se sont faits et comment ils auraient pu ne pas se faire », puis, ajouterons-nous, à l’Histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault. Ainsi Jérôme Thélot conclue-t-il son bel essai : « Le peintre de la grandeur et de la misère s’est abaissé pour eux, pour qu’ils restent en prochains parmi nous ».
L’essai est-il d’un historien de l’art, d’un philosophe ? Qu’importe tant il est méticuleux au plus près des œuvres, empreint d’un humanisme émouvant, en privilégiant parfois « l’expérience intime ». Pourquoi peindre, semblent demander de concert, et à deux siècles d’écart, le peintre et l’essayiste, sinon pour mettre à l’épreuve sa propre existence dans un monde à déchiffrer…
Quoique son titre n’en dise rien, cette fois il s’agit d’art contemporain. À la grande surprise de Leïla Slimani, ce n’est plus de la peinture mais la cire des cierges : « De loin, on croirait que c’est de la peinture, et dès qu’on s’en approche, on perçoit la matière granuleuse et souple des bougies ». Le statut de l’œuvre aurait-il à ce point évolué qu’il aurait évacué l’art du pinceau comme il évacua la beauté[5] ?
Pour écrire il faut dire non. Non à toutes les sollicitations, être reclus, car « l’écriture est discipline ». Aussi seule la perspective d’être enfermée séduit Leïla Slimani lorsqu’il s’agit de « Ma nuit au musée », selon le titre de la collection pour laquelle Kamel Daoud nous gratifia d’un beau Peintre dévorant la femme[6].
Une nuit blanche dans Le Parfum des fleurs la nuit, une femme seule affrontée aux tableaux et aux sculptures, aux installations et autres bizarreries de l’art le plus actuel, et voilà notre romancière échouée à la Pointe de la Douane vénitienne pour songer aux échanges entre Orient et Occident, à sa place entre deux cultures, puisqu’elle est aussi Française qu’originaire du Maroc. À sa traversée des tableaux qui n’en sont plus guère, s’ajoute une traversée des identités.
Tant a été dit sur Venise, qui regorgeant de tableaux, est un conglomérat de tableaux d’architectures, tous fascinants, au point que la narratrice se sente interdite, là où les écrivains et les clichés se sont accumulés : « Les musées continuent de m’apparaître comme des lieux écrasants, des forteresses dédiées à l’art, à la beauté, au génie et où je me sens toute petite ». Parmi l’exposition « Lieux et signes », les « panneaux de couleurs sombres » sont des photogrammes, un bloc de pierre n’est que « trivialité de l’objet » ; mais « quoi de plus banal que d’attaquer des œuvres dites conceptuelles ? » Un « rideau en billes de plastique rouge » est comme une « hémorragie » de l’artiste mort du sida. Dans un monolithe noir, un jasmin « embaume le musée », « galant de nuit » et « odeur du pays de l’enfance », de celle dont le prénom signifie « Nuit » en Arabe ; d’où le titre, de ce qui est à la fois récit d’une expérience, confession autobiographique et essai sur l’art et la littérature. Car une déferlante de souvenirs d’enfance marocaine et du père disparu s’empare d’elle, là où les femmes étaient plus cloîtrées qu’ouvertes au monde, là où l’ « on nous apprenait à courber l’échine devant les plus illuminés », alors que sa double nationalité, ses études parisiennes et sa carrière littéraire française l’ont propulsée vers la liberté. Et vers le Prix Goncourt avec Chanson douce[7].
La finesse et la sensibilité de Leïla Slimani, féministe et militante née en 1981, dont le « désir de transcendance n’a été comblé que par la littérature », font merveille. En ce livre délicieux, adorable, lesté de pensée mais sans lourdeur, l’introspection côtoie la nécessité de l’écriture face au monde. Faute, ou presque, de tableaux, il n’en reste pas moins que l’œuvre d’art est avec elle, et avec nous tous, un « dialogue diabolique entre le passé et le présent », un étonnant accélérateur d’émotions, d’univers.
Faut-il pleurer la mort des tableaux ? Ils sont les miroirs autant d’une civilisation que du moi qui les regarde. Et, pour reprendre Leïla Slimani, ceux-ci sont, comme la littérature, « une érotique du silence ». Ne doutons cependant pas de leur résurrection, aussi bien ceux de l’Histoire de l’art, dont les détails nous interrogent et nous ravissent, que ceux de demain pour nous propulser vers les secrets du moi et du monde.
Alain Schnapp : Une Histoire universelle des ruines,
éditions du Seuil, 740 p, 49 €.
Josef Koudelka : Ruines,
Editions Xavier Barral / Bibliothèque Nationale de France, 368 p, 55 €.
En 1791, alors qu’une tourmente politique effaçait l’Ancien régime, Volney offrit à ses lecteurs bienveillants une « méditation sur les révolutions des empires », titrée Les Ruines. Ce monument du préromantisme commençait par une « invocation » tragique : « O tombeaux, que vous possédez de vertus ! vous épouvantez les tyrans ». Marchant par les paysages de Syrie, l’écrivain s’étonnait : « souvent je rencontrais d’antiques monuments, des débris de temples, de palais et de forteresses ; des colonnes, des aqueducs, des tombeaux : et ce spectacle tourna mon esprit vers la méditation des temps passés, et suscita dans mon cœur des pensées graves et profondes[1]». Au-delà de cette réflexion poétique et pré-philosophique, qui mena Volney à engager une pensée politique au service de la liberté, puis une splendide et virulente satire des religions, une sorte de catalogue de l’archipel des ruines que devient notre monde, siècles après siècles, peut être engagé. Ainsi deux imposants volumes ont à la fois en commun leur ruiniforme thématique et le nom d’Alain Schnapp, d’abord comme historien, excusez du peu, dans son Histoire universelle des ruines, « des origines aux Lumières », ensuite comme plus modeste préfacier d’une exposition et d’un album de photographies. Un tel panorama bifrons des ruines est à la fois un examen de la mortalité des civilisations et la naissance, la métamorphose d’une sensibilité. Entre cette science humaine que se veut demeurer l’Histoire et le déploiement des émotions, il y place pour ce qui devient une esthétique. En particulier sous l’objectif du photographe Josef Koudelka, parcourant le bassin méditerranéen pour pérenniser la beauté noire de ses ruines.
Au regard ignorant, ce ne sont que des cailloux, des rocs et des débris, qui encombrent le sol, au regard pratique c’est une carrière où commodément puiser les pierres déjà taillées, les matériaux de sa demeure en construction, sans que l’on n’y voit le palimpseste des civilisations et des arts. Une autre démarche est-elle alors possible à l’égard de ces vestiges, toutefois dignes de l’attention et du culte des morts honorables ? C’est ce à quoi répond avec une rare abondance, une largeur de vue, une érudition scrupuleuse, la somme stupéfiante d’Alain Schnapp : Une Histoire universelle des ruines. Des origines aux Lumières. L’historien et archéologue bénéficia de la patience des années pour élever sept-cent pages imprimées en doubles colonnes, sans oublier cent-cinquante-six illustrations, photographies, plans et cartes. Ainsi propose-t-il « non pas une histoire de toutes les ruines dans toutes les sociétés, mais une tentative d’exploration stratigraphique de la pensée des ruines à travers des cultures diverses qui nous ont laissé des traces de leur intérêt ou de leur aversion pour le passé ».
Si l’on pense derechef aux colonnes des temples grecs et romains, éclatées, tronquées et gisant sur le sol pierreux de l’ingratitude, ou sur celui herbu des sites protégés et jardinés, il faut cependant interroger d’autres civilisations antiques, méditerranéennes et au-delà, jusqu’en Extrême-Orient, mais aussi d’autres époques, tant les ruines médiévales sont nombreuses. L’oubli après les épidémies de pestes ravageuses du VI° siècle, ou les saccages des Barbares balayant l’Empire romain, des guerres de religions modernes, en sont la cause. Aussi, face au dédain, à la négligence, face aux brutalités des tyrannies décidées à effacer l’Histoire qui les a précédées, face aux fanatismes théocratiques, si l’on pense aux colonnades de Palmyre injuriées par les Islamistes, la nécessité de la conservation, voire d’une restauration soignée, est impérieuse. C’est là une autre façon de constater combien « les traces du passé annoncent le futur ».
Ecrivains, philosophes, poètes, historiens et esthètes, dès l’Antiquité ils ont été frappés par la beauté et la déréliction des ruines. Si avec le christianisme les ruines étaient comprises comme la marque du dessein de Dieu sur la fugacité des œuvres humaines, la Renaissance et l’humanisme initièrent les relevés, mesures et plans des monuments admirés, dans une démarche de connaissance. Ensuite la sensibilité moderne à leur égard naquit avec Diderot, Volney et Chateaubriand à la charnière des Lumières et du romantisme, mais aussi à la lisière de la démarche scientifique et de la conscience métaphysique de la fragilité humaine. Les Voyage en Orient de Chateaubriand, de Lamartine ou de Nerval ont tous cette dimension élégiaque devant la fugacité d’impérissables constructions de l’orgueil.
Ce pourquoi s’instaure un incessant « dialogue entre les poèmes et les monuments ». Dès l’Egypte ancienne, où pourtant la pierre a le dernier mot, le papyrus Cheaster Beatty parvient à nous parler par-delà les millénaires : « Le scribe l’emporte sur tous. / On leur a construit des portes monumentales et des chapelles, elles se sont effondrées / Leurs autels sont salis par la terre / Les prêtres chargés des morts s’en sont allés / Leurs chapelles funéraires oubliées. / Mais on cite leurs noms et leurs écrits, ceux qu’ils sont composés / Car ils subsistent par la puissance de leur achèvement ». Toutefois, dans le monde juif, « les ruines des villes sont un memento mori collectif » ; ce dont témoignent dans la Bible Sodome et Gomorrhe, puis le prophète Isaïe à propos de la ville impie d’Edom : « Dans ces palais monteront les ronces ». Mais après la chute du second temple de Jérusalem tout invite à « penser son absence et à la compenser par la prière, l’étude et l’observation des prescriptions de la Loi », et toujours à la refondation du judaïsme. Le monde gréco-romain avait pu être celui des « ruines apprivoisées ». Mais entre Corinthe détruite, la Gaule ravagée et Rome outragée, Rutilius Namatianus, au V° siècle, tire une implacable conclusion morale : « Ne nous indignons pas si les corps mortels ont une fin, nous savons par des exemples que des villes peuvent mourir ».
Dans le désert d’avant l’Islam, le poète connait « les ruines de l’être ». Abû Ya’qûb al-Huraymî évoque au IX° siècle la cité dévastée de Bagdad, car « ses pierres ont sué le sang ». Ce qui n’empêche pas de pratiquer le réemploi, comme lorsqu’au Caire, un linteau gravé de hiéroglyphes au sens alors perdu sert de seuil pour une porte de caravansérail…
Dès le XI° siècle, les Chinois imprimèrent des catalogues illustrés de ces vases de bronze anciens qu’ils collectionnaient. Leur poétique des ruines est celles des inscriptions gravées dans les montagnes, des « paysages de mots », celle de la « tension entre caducité et continuité ». Et « face au destin, face à la décrépitude qui menace l’esprit, le corps et les choses, le renonçant japonais fait profil bas, il tente de s’adapter à ce qu’il ne peut éviter, de réduire son empreinte sur le monde. Cette attitude est en complet contraste avec celle de l’Occident ».
Saturée de vestiges, l’Europe médiévale est à la fois prise d’admiration et d’exécration face aux ruines de l’Empire romain, dont il faut conserver les vertus mais extirper les miasmes du paganisme. Les réemplois architecturaux contribuent à la reconquête chrétienne qui doit soumettre les ruines à son nouvel ordre religieux. Pourtant une autre fonction, profane cette fois, des ruines se fait jour lorsque l’on découvre à Glastonbury la tombe du roi Arthur, ajoutant les reliques de l’Histoire à celles des saints.
De même, l’Italie de la Renaissance use des monuments antiques comme un « outil de la refondation politique ». Non seulement la poésie, de Pétrarque, pour qui « les arcs de triomphe tremblent sur leurs murs défaits », à Du Bellay, contemplant « ce qu’a rongé le temps injurieux », mais la peinture aiment à la folie les ruines, jusqu’à une sublime esthétisation par Botticelli, Ghirlandaio ou le Flamand Posthumus. Ainsi le premier livre « qui esquisse une description philosophique des ruines de Rome » est le De Varietate Fortunae de Poggio Bracciolini (1380-1459). Quant au premier livre illustré d’antiquités il revient à Colonna dont Le Songe de Poliphile parut en 1499. Alors que celles des empires aztèques et mayas fournissent un nouveau centre de gravité au topos des civilisations mortelles, les pyramides des Amériques entrent en concurrence avec celles de l’Egypte, bouleversant les a priori de l’Histoire.
L’inflation des ruines, y compris celles artificielles qui furent en vogue au XVIII° siècle, entraîne alors leur universalité. L’apogée de leurs représentations picturales rayonne chez Piranèse, Nicolas Poussin, Claude Le Lorrain et Hubert Robert. À la dimension tragique répond bientôt une présence plus décorative et charmeuse, encyclopédique et mélancolique du « théâtre de la vie humaine ». Là où règne sans partage un acteur invincible : « Le Temps, qui doit tout dévorer, / Sur le fer et la pierre exerce son empire », selon le poète François Maynard. Mais face à cette méditation digne du classicisme, face à l’encyclopédisme des Lumières, quand Diderot fait de la ruine un outil philosophique, Louis-Sébastien Mercier imagine en 1771 et surtout en novateur les « ruines du futur », dans son époustouflant roman d’anticipation L’An deux mille quatre cent quarante. Rêve s’il en fut jamais. Lui aussi, à l’instar de Diderot, use de la ruine comme satire de l’orgueil et de la tyrannie des puissants, comme critique sociale. Prélude cependant dangereux lorsque la Convention propose de réduire la ville de Lyon en ruines pour avoir été contre-révolutionnaire…
La critique étant on le sait plus facile que l’art, suggérons à notre cher Alain Schnapp, dont notre ruiniforme pensée n’approche pas ses pieds de marbre, de jeter un œil à cette étrange mutation qui vit poindre une nouvelle ère des « ruines hantées », celles des châteaux et abbayes médiévales où le roman gothique[2]aimait à voir errer ses spectres morbides et ses cruels moines sadiens, tels ceux d’Horace Walpole et de Lewis, les romanciers anglais du romantisme noir.
C. F. Volney : Les Ruines, Parmentier, 1826 ;
Vues de la Grèce moderne, Dondey-Dupré, 1824.
Photo : T. Guinhut.
Cependant ce volume, échappant aux sirènes de l’Histoire de l’Art traditionnelle et à l’européocentrisme, glisse parmi les sables de l’Egypte et de la Mésopotamie, parmi les terres d’Islam, la Perse, les steppes de la Chine et les jungles d’Angkor au Cambodge, où la puissance de la nature enlace et fend la pierre des siècles. Et jusque parmi les îles de la Polynésie. De plus, en une démarche comparatiste, les conceptions que l’on se fait des ruines oscillent selon les cultures et selon la vision que l’on a du passé. Elles peuvent être l’objet d’une vénération, comme en une Chine qui prise avant tout la stabilité, voire d’une détestation si elles sont étrangères ou pré-islamiste pour les purs de l’Etat islamiste.
Or chacune de ces civilisations ne se confient pas de la même manière à la mémoire. Les Egyptiens avaient une foi inaltérable envers la puissance de leurs monuments et de leurs hiéroglyphes gravés dans la pierre, et quand la brique crue des Mésopotamiens ne laissait que poussière il fallait enfouir ses commémorations, ériger une statue pour solennellement inscrire le code d’Hammourabi. Les Chinois recueillent leur inscriptions sur la pierre et sur le bronze, alors que les Celtes, les Scandinaves, les Arabo-Musulmans chargent leurs bardes et leurs poètes de transmettre les grands récits. Plus conservateurs, les Japonais reconstruisent sans cesse à l’identique leurs temples de bois orné.
Autant contribution à la mémoire de l’humanité qu’hommage à la beauté des arts confrontés au temps, ce volume impose le respect, autant que son vaste sujet, tant du point de vue de la rigueur de la recherche, de l’érudition délicieuse que de la richesse de l’iconographie. Sa bibliographie, impressionnante, ne néglige ni les classiques sur le sujet, Benjamin Peret, George Simmel, et butine à loisir vers l’historien de l’art Erwin Panofsky et le dramaturge William Shakespeare, embrasant un champ pluridisciplinaire. Même si l’on est en droit de s’étonner, du haut de notre petitesse, de ne pas voir évoqué Athanasius Kircher, qui publia nombre d’ouvrages illustrés sur l’Antiquité, l’Egypte et la Chine au XVII° siècle. Seul regret : il eût mérité une couverture cartonnée, voire toilée, pour une meilleure prise en main, mais aussi pour qu’il soit en tous points la stèle incontournable qu’il mérite d’être.
Ce serait ingratitude éhontée que de regretter l’incomplétude de ce travail colossal, au sens où il s’achève à la fin du XVIII° siècle. Rêvons cependant à une suite attachée à deux vastes siècles, pendant lesquels les découvertes archéologiques ont été pléthoriques, qui ont vu la sensibilité aux ruines se consolider, et l’essor d’un tourisme de masse qui aime tant à visiter Athènes, Pompéi ou Angkor. Sans compter que les ruines politiques du Troisième Reich et de l’Union soviétique ont beaucoup à nous dire de leur puissance totalitaire et de leur vanité…
En évoquant une « généalogie du regard », c’est avec discrétion et pertinence Alain Schnapp sévit également à l’entrée du catalogue consacré par la Bibliothèque Nationale de France aux photographies de Josef Koudelka, sobrement intitulé Ruines. Si elles ne sont là que gréco-romaines, l’immensité suffit à sa peine patiente et méticuleuse, de l’Espagne au Liban, du Maghreb à la Turquie, de l’Italie à la Grèce enfin.
Genre philosophique et esthétique, les ruines sont éminemment photographiques. Leur pittoresque (au sens originel de digne d’être peint) s’accommode fort bien de la sculpturalité du noir et blanc, comme en une essence de la photographie. C’est le parti rigoureusement austère et cependant splendide qu’a choisi Josef Koudelka, loin de tout sublime romantique, de toute joliesse surajoutée comme de tout kitsch. Ce pourquoi la sensation de déjà vu cartepostalesque n’entre pas le moins du monde en catimini.
L’usage du panoramique veille à préserver le cheminement des pas, une solennité du regard que l’on croit deviner préparé par l’usage du trépied, alors que Josef Koudelka préfère œuvrer à la main pour plus de spontanéité. Ce qui signe la largeur d’une contemplation au moins aussi vaste qu’une ulysséenne odyssée, depuis la porte de Mycène jusqu’aux sites byzantins. Ainsi conçu, le panorama n’est pas ici totalisant, omniscient, comme vu d’un dieu olympien, mais témoigne de la parcellisation de la perception, de la déréliction de l’hubris, d’une humilité rarement bouleversée par la grâce. D’autant que la verticalité vertigineuse de certaines photographies ne conduit guère à un appel de transcendance, par le peu de place laissé au ciel, mais à une affirmation de la matérialité de l’espace terrien, même si parfois, au-delà de l’altitude des colonnes, semblent fluer des ciels aussi picturaux que déchirants de sacralité.
Plans larges, fragments auprès des pieds, sols de mosaïques et de débris, trophées tombés, tout s’impose pour témoigner d’un espace où la présence demeure, tant celle du regardeur que des Anciens qui ont œuvré sous le ciel souvent ombreux du destin. En ce monde minéral aux gris puissants, le temps fossilise la mémoire. Pourtant l’homme y est presque absent, seule une très rare et mince silhouette semble ponctuer un site, au point de disparaître, alors que ce sont les statues qui parlent le mieux le langage de l’humanité ; car selon Josef Koudelka, « les Grecs et les Romains ont été les plus grands paysagistes de l’Histoire ». En effet, les courbes de pierres des théâtres vides semblent y résonner encore des tragédies absentes…
Et bien que ces tableaux peints d’ombre proviennent de plusieurs dizaines de sites dispersés autour de la Méditerranée, de Delphes à l’Asie mineure, en passant par Chypre le Forum romain et Ostie, l’on a l’impression d’un espace unique et synthétique, celui de l’Antiquité, dont l’essence, aussi bien technique (pensons à l’aqueduc du Pont du Gard) qu’esthétique se trouve cristallisée en cette quête sans cesse retravaillée, au travers de vingt et un pays et de vingt-huit années de pérégrinations. Au cours desquelles le photographe revendique « la solitude dans la beauté », entre science des bâtisseurs et esprit du lieu. Ainsi la photographie, faut-il le rappeler, est bien œuvre d’art[3].
Josef Koudelka : Ruines. Photo : T. Guinhut.
Josef Koudelka use d’un sens de la nuance symbolique. Quand il existe un noir et blanc lumineux, qui pourrait être celui de la violence solaire méditerranéenne, il préfère un noir et blanc très légèrement poudreux, un tant soit peu étouffé, saturé. La Grèce n’est-elle pas celle chtonienne de La Naissance de la tragédie, selon le titre de Friedrich Nietzsche ? Les ruines ne sont-elles pas la cristallisation du temps écoulé et écroulé, la figuration allégorique de l’implacabilité de Chronos et des ravages de l’Histoire, l’esthétique de la mélancolie, malgré la magie toujours sensible des colonnes cannelées et des chapiteaux corinthiens qui parviennent encore à se détacher sur le ciel…
Car à cet égard la donation de 170 tirages par Josef Koudelka à la Bibliothèque Nationale de France n’est pas sans signifier une confiance envers l’institution muséale, « afin de préserver son œuvre, de la mettre à l’abri des effets de l’iconoclasme, du vandalisme et de l’ignorance, dont la ruine est aussi le symbole », pour reprendre les mots avisés de Laurence Engel, Conservatrice.
Plutôt que de bavardes gloses de critiques d’art (auxquelles nous sacrifions peut-être à notre corps défendant), Alain Schnapp a choisi d’accompagner de loin en loin ces images de citations choisies d’écrivains, de voyageurs, de poètes. Ils sont fort connus, de Virgile à Montaigne et à Goethe, mais aussi relèvent d’une rare archéologie textuelle, venue de l’antique, comme Pompeius Macer, Cyriaque d’Ancône, ou Philostorge voyant « crouler la demeure dédalique »,
Après ses travaux sur le Printemps de Prague, sur les Gitans, sur la Lorraine, le Nord de la France et le tunnel transManche, dans le cadre de la mission photographique de la DATAR, Josef Koudelka, grand exilé tchèque et voyageur, né en 1938, semble offrir ici une sorte de couronnement de sa carrière, voire un objet testamentaire, amoureusement sculpté, plastiquement impeccable, même si l’on peut déplorer quelques rares flous, quoique certainement assumés. Notons d’ailleurs que la dernière image est empreinte de la signature de l’artiste : sa petite ombre en train de photographier la cavea d’un théâtre nostalgique d’une comédie d’Aristophane. Cet ouvrage d’art, bellement toilé de noir, est édité, imprimé avec un soin rare, conjointement par la Bibliothèque National de France (qu’il serait superfétatoire de présenter) et Xavier Barral, dont il faut choyer les publications dans le domaine de l’art contemporain, les initiatives originales, consistant à accueillir dans de curieux écrins les pierres de Roger Caillois[4] et la « machine à images » d’Adolfo Bioy Casares[5].
Notre article même n’est qu’une ruine, qu’une ébauche ruinée face au livre monumental d’Alain Schnapp, face à la stèle oblongue de Josef Koudelka. Le scribe que nous sommes use d’une matière numérique fort volatile et cependant plus fragile qu’un papyrus des sables pour leur rendre hommage. Lieux abandonnés[6], églises empoussiérées[7], cimetières en déshérence, tout devient ruines, jusqu’aux sites internet menacés par l’oubli, la déconnexion, la barbarie des hackers, la rouille des réseaux électriques... Et même devant l’affaissement d’un centre de stockage de données, nos descendants saurons que, selon Roland Mortier, « avant d’acquérir une beauté propre, la ruine a d’abord une fonction médiatrice : elle autorise la méditation historique, philosophique, morale[8] ». Nous ajouterons volontiers politique, tant sa préservation, le recueillement qu’elle doit induire, sont au cœur de la destinée des civilisations, dont la beauté n’est pas un vain concept.
Jérôme Thélot : Le Travail photographique de Jean-Jacques Gonzales,
L’Atelier contemporain, 2020, 200 p, 30 €.
Patrick Bogner : Erdgeist, L’Atelier contemporain, 2020, 144p, 35 €.
Yves Bonnefoy : Alexandre Hollan,
L’Atelier contemporain, 2019, 152 p, 30 €.
Privilégiant le dialogue entre le texte et l’image, L’Atelier contemporain ne cesse de nous proposer des beaux livres, un rien austère, exigeants, superbes, dont la vertu est d’incendier de finesse l’esprit du lecteur et du contemplateur. Chez cet éditeur soigneux, sis à Strasbourg, qui nimbe de belle blancheur une élégante typographie, la photographie se fait une place cruciale au regard de l’attention du texte qui l’accompagne en toute amitié. Fondée en l’an 2000 par François-Marie Deyrolle, qui dès 1990 menait une enseigne au nom de « Deyrolle éditions », privilégiant la pensée poétique et les livres d’artistes, ce fut d’abord une revue empruntant le titre de Francis Ponge[1]. L’Atelier contemporain devint en 2013 maison d’édition à part entière, fluctuant parmi les rivages de l’art et de la littérature, avec une collection au si bel emblème : « L’Esperluette », associant écrivain et artiste, en leurs plus électives affinités. Ce sont aujourd’hui plus de soixante-dix titres qui forment à eux seuls un impressionnante bibliothèque, raffinée, sensible, intellectuelle au meilleur sens du terme. Ils s’étagent du XIX° siècle au plus contemporain, des Observations sur la peinture de Pierre Bonnard à l’examen auquel se livre Yves Bonnefoy sur l’œuvre d’Alexandre Hollan, peintre des arbres, quoique François-Marie Deyrolle sache affirmer tout net : « J’aime la peinture, le dessin, la sculpture, la photographie ; je n’aime pas l’art contemporain ». Pas de révérence donc envers la pléthore d’installations et de readymade à la Duchamp qui envahit le champ muséal[2] et celui de la pensée. Si une telle optique peut paraître traditionnelle au premier regard, elle n’en est pas moins rigoureuse et sensible, à l’affut de découvertes à même de remuer l’esprit comme un flot de nuages éclaire le paysage de la pensée. Sans prétendre un instant à l’exhaustivité, découvrons quelques titres marquants, ou coup de cœur comme l’on voudra, et fort divers, qui émaillent le parcours de L’Atelier contemporain, de Francis Bacon, en passant par les Lupercales, jusqu’au mystérieux Erdgeist.
Conversons avec Francis Bacon, en passant sur une déception qui ne doit pas en être une : ce n’est pas ici le lieu de la déferlante des plages et des giclures colorées du peintre, mais des photographies noir et blanc de Marc Trivier qui illustrent ce recueil d’entretiens. Nous ne manquons pas de beaux livres pour plonger dans la remuante - voire angoissée, sinon torturée - contemplation qui nous enlève devant une peinture du maître anglais, par exemple celui commenté par Philippe Sollers[3]. Or ici ce sont les tréfonds de l’atelier qui sont scrutés, comme si le secret pictural gisait dans les pots, les taches et les pinceaux, l’amas de toiles et de déchets, dans un miroir martelé de gouttes, un « terrible désordre », pour introduire la confidence, voire la confession.
Dix-neuf entretiens parus en divers catalogues et journaux, avec diverses personnalités (et non des moindres), de Jean Clair à Marguerite Duras, parfois inédits en français, sont ici heureusement réunis, car éparpillés ils tendaient à devenir introuvables. Il s’agit d’un paradoxe, puisque Francis Bacon (1909-1992) déniait à la parole la capacité de réellement parler de ses peintures, quoiqu’il se livrât volontiers à l’exercice, sans oublier ses Entretiens avec David Sylvester[4]. Ce dernier avait une grande affection pour le travail de son interlocuteur ; en revanche, comme le note le préfacier, Yannick Haenel, les journalistes qui l’interrogent ici font parfois montre d’une certaine lourdeur, comme lorsqu’un entretien s’intitule « Est-il méchant ? » Qu’importe, les flèches de l’ironie baconnienne ne les épargnent pas : « La vérité est toujours méchante », répond-il.
Le bonhomme n’est pas facile. Soucieux de Rembrandt, de Titien, de Picasso, de Van Gogh et de Vélasquez, qu’il s’acharna à repeindre à son gré passablement iconoclaste, il déteste l’art contemporain, exècre l’abstraction, réprouve « la manque d’imagination dans la technique », n’aime pas revoir ses propres tableaux, au point d’en avoir détruit quelques-uns, rongé par l’inquiétude et le doute sur ses capacités. Il ne peut user de l’anatomie qu’en la brisant, jusqu’à la torture et la monstruosité ; sa peinture est un cri. Son esthétique ne recule pas devant la réalité du mal au point que l’œuvre n’ait pas toujours été appréciée, sinon scandaleusement rejetée. La beauté rose et violette de ses toiles a pu faire grincer bien des dents. Quant au orange, il « lutte contre la mort ».
Les réponses sont volontiers abruptes : « J’aime boire ». La pensée implacable : « l’ombre de la viande morte pèse sur nous dès notre naissance ». La résolution esthétique sans faille : « La photographie a tellement occupé le terrain que l’image peinte n’est intéressante que si elle est déformée et attaque ainsi directement le système nerveux ». Par instants, quoique toujours en-deçà de la puissance de l’œuvre achevée, les paroles sont plus disertes, lorsqu’il s’agit de « rendre la vie dans toute sa force », de commencer par une tache, « par laquelle je vais pouvoir mener à la réalité l’image que je porte en moi », et réaliser un portrait qui « a un impact d’une tout autre violence sur le système nerveux du « regardeur ». Parce qu’il remue en lui « des sensations irrationnelles, au fond inconnues de nous »…
Un personnage dans une chambre close, traversé par une déflagration, outre la démultiplication d’un autoportrait permanent, c’est peut-être également, avoue-t-il, la trace du « temps de chaos » qui fut celui du XX° siècle, entre les deux guerres mondiales et la révolution russe, en particulier les bombardements sur Londres, au cours desquels le peintre aida à dégager des gens des bâtiments bombardés. Voire la trace de son homosexualité, lorsqu’il peint des personnages enlacés sur un lit, dans un érotisme qui n’a pas grand-chose de doucereux. Peut-être faut-il y voir, comme il le souligne, « la névrose de mon siècle ». Alors qu’il prétend que la mythologie grecque est « plus proche de la vérité que le christianisme », il est permis d’imaginer que les triptyques de Francis Bacon ont une irradiante dimension mythologique.
À lui seul, s’il le fallait, Francis Bacon montre que la mise entre parenthèse de la peinture par une certaine doxa de l’art contemporain est une hérésie. Ainsi L’Atelier contemporain fait-il œuvre nécessaire en publiant une telle explosion de déclarations, qui, si elles ne remplacent pas un instant l’œuvre, l’éclairent en diable et en beauté.
Fêtons les lupercales, cette cérémonie purificatrice romaine, associée à la louve (lupa) qui nourrit Rémus et Romulus, ce par le rire et la renaissance, par le fouet censé rendre les femmes fécondes ! Quoique changé en Saint-Valentin par le pape Gélase Ier, cette fête païenne hante la mémoire du 15 février. À ce rite ancien faunesque, Jean-Pascal Dubost pour les textes et Aurélie de Heinzelin pour les peintures en noir, voire en couleurs, répondent par une cascade de rires obscènes.
Le mythe originel est cependant réinvesti avec ardeur et verdeur par nos deux artistes. Car, « vêtu d’une métaphore, Lupercus se déplace furtivement au cœur du mythe ». La créature est hybride, en toute « humâlité », autant que la langue qui se déplie et s’encanaille. C’est en forêt bretonne, « comme une Dame Noire de Brocéliande », que cette créature apparaît, accueillie par une narratrice exaltée, conquise par « ItyphalLupercus ». Au récit des unions lubriques, s’ajoutent des citations diverses, un poème érotique de L’Arétin, des bordées de mots dont on ne sait s’il faut les qualifier de vers ou d’aphorismes : « L’union d’Erato et de Priape sur une phrase bandée ». Le poète inventif, mais jamais ordurier, aime les calembours, les listes, « l’oraison éjaculatoire » et les contes, célébrant une jubilatoire légende des sexes, en une fête rabelaisienne de la langue.
Quant à l’illustratrice, Aurélie de Heinzelin, elle jubile, brassant des griffures d’encre, des nudités écartelées criant leur jouissance, exhibant sous la robe un priape expansif, promenant dans l’air blanc de la page une poignée de phallus ailés en plein vol…
Voilà un livre réjouissant, un poème en prose aphoristique et provoquant, qui tranche avec le sérieux du catalogue de l’éditeur, préférant une esthétique résolument libre et pornographique, digne des rayons curiosa de la bibliothèque. Ce n’est pas pour rien que son auteur, Jean-Pascal Dubost, né en 1963, qui a publié des Fantasqueries[5] et un Nouveau Fatrassier[6], se présente comme un « fou merlin » !
En noir et blanc, rarement en couleurs, mais soyeuse, la photographie de Jean-Jacques Gonzales (né en 1950) rencontre les commentaires sensibles et les analyses rigoureuses de Jérôme Thélot. La photo est une « graphie » à même de révéler la présence. Ce pourquoi il ne s’agit pas d’offrir une image léchée, mais, par son grain, son flou, son brouillard (« netteté insupportable », jette le photographe), de confronter le regard avec une interrogation métaphysique devant le monde. Ce sont le plus souvent des paysages, quelques architectures, quelques silhouettes, jusqu’à l’épure, voire l’abstraction, balançant entre « sécurité ontologique » et incertitude du rêve. Nous sommes « parmi les feuillages profus de la matière », à la limite du « désert métaphysique ». La troublante mélancolie qui sourd d’une beauté du visible teintée dans le noir est de l’ordre de « la nostalgie de l’immémorial ».
Comme un triptyque autour des images, ce sont deux volets d’écriture : l’essai de Jérôme Thélot, qui n’est pas pour rien un élève et spécialiste d’Yves Bonnefoy, et des extraits du « Journal photographique 1998-2019 » de Jean-Jacques Gonzales, intitulé La Fiction d’un éblouissant rail continu, dans lequel « toute photographie pourrait être considérée comme un pèlerinage». Nul doute que ces trois postulations esthétiques s’enrichissent l’une l’autre en ce livre troublant.
Un somptueux in quarto est offert à la photographie de Patrick Bogner (né en 1982), pour la sublimer : Erdgeist. Que signifie ce titre germanique ? C’est le panthéiste « esprit de la terre », tel qu’il trouve sa source intellectuelle et poétique dans le romantisme allemand, parmi le mouvement du « Sturm and Drang » marqué par la littérature de Goethe et Lenz, et la peinture de paysage, en particulier celle de Caspar David Friedrich. Ce dernier représente l’immensité et la beauté du paysage naturel, mais aussi la solitude métaphysique de l’homme contemplatif face à la puissance des grands espaces marins et montagneux. Le photographe ne se contente pas d’une sorte de transposition de l’œuvre du peintre en son travail. Si l’on y retrouve une prégnante émotion devant la grandeur de la nature sauvage et de l’autorité des montagnes, c’est par un noir et blanc sculptural, graphique et brutalement sensuel que son travail s’impose, à la lisière d’une abstraction intensément esthétique.
Plutôt que de longuement gloser, que de commenter de manière narcissique ces photographies, Patrick Bogner les introduit par une réflexion d’historien nourrie chez Caspar David Friedrich, qui « invente la tragédie du paysage », tout en soulignant qu’il « assume désormais le tôle d’une peinture religieuse dépouillée des dogmes de l’Eglise, évoquant le divin comme un possible inatteignable ». Il préfère assumer un humble retrait devant ces photographies, les assortissant de citations, souvent venues de la littérature romantique, de Chateaubriand, d’Hugo, de Senancour, mais aussi de Jack London et jusqu’à Bashô[7].
Qu’est-ce que cette image de couverture ? Une nébuleuse cosmique, une vague océanique, un gros plan d’un cavalier de l’apocalypse ? La polysémie de la photographie inquiète et enchante le regard, quoiqu’il s’agisse d’une cascade. Feuilletant l’ouvrage, le sens poétique et plastique de la composition magnifie ces rubans d’eaux lumineuses, ces haïkus de cailloux et de neige. Les flocons paraissent les étoiles des nébuleuses, la lune est une sphère poignante, l’érosion dessine des signes dans une mise en page judicieusement concertée. C’est la vertu de l’art photographique que de ne pas se contenter d’une identification réaliste, mais d’une qualité métaphorique, voire d’une bouleversante transcendance.
La démesure des parois rocheuses nous prend à la gorge, des geysers bouillonnent, des glaces, des moraines et des éboulis s’écroulent lentement, des pics impressionnants jaillissent dans un ciel changeant pour nous ridiculiser, des pierres tombales méditent devant un chaînon montagneux où soufflent les nuages. En somme le temps est dans l’espace. Nous sommes dans des lieux nordiques et hivernaux, aux confins du cercle polaire, entre Ecosse, Norvège et Islande, où la nature est implacable et indifférente à la petitesse de l’homme, forcément éphémère. Seuls quelque oiseau marin ose la liberté, quand les brumes balaient une côte rocheuse, seul un amas de rocs en équilibre figure une stèle, seul un rai de lumière solaire providentiel ponctue la mélancolie d’un fjord.
Peu de figures humaines en cet ouvrage, ou une silhouette de dos, un peu comme « Le Moine au bord de la mer » de Caspar David Friedrich. Peu de traces de l’activité humaine en cet univers balayé par les vents et les nuées, voire la nuit. Ou les sinuosités d’une route sous la neige, une bicoque, une plate-forme pétrolière à l’abandon, soit la trace du genre pictural de la vanité.
L’on devine que Patrick Bogner a intégré cette alors nouvelle dimension de la beauté telle que définie par Edmund Burke en 1757 : l’« horreur délicieuse[8] » du sublime préromantique. Une « surabondance d’émotions » empreint ces surfaces encrées par la nature et par la technique, ce qui n’a rien de passéiste, à peine une affectation d’écologisme[9] trop à la mode, quoiqu’il reprenne en sa préface l’antienne apocalyptique selon laquelle « le monde agonise ».
Osons cependant un mince reproche à l’égard de ce très bel ouvrage. Si l’on ne trouve les légendes des images qu’aux dernières pages, ce sont des relevés de latitudes et longitudes ; on aurait aimé plus de précision géographique, quoique la volonté de l’auteur soit de ménager un mystère cosmique qui dépasse la simple localisation ; car le silence « doit être photographiable »…
Le poète Yves Bonnefoy[10] trouve parmi la peinture et les dessins Alexandre Hollan un nouvel « arrière-pays[11] ». En agglutinant ses essais divers sur le peintre, il glisse au-delà de la stricte critique d’art, marchant furtivement dans la méditation, côtoyant la narration, pour s’engager au pays de brume qui colore et efface les arbres.
En ces « trente années de réflexions, 1985-2015 », il s’agit, plus qu’une analyse d’une œuvre, mais à son service, d’une prise en écharpe de la démarche de l’artiste, dans une dimension esthétique : « Dessiner : avoir à choisir entre imiter un objet et produire un signe. Soit évoquer un contour, un rythme, une texture que l’on perçoit en un point du monde, et laisser ainsi la forme qui nait sur la feuille entendre l’appel d’un fait de réalité qui transcende tous les savoirs ». En effet le peintre fixe d’abord des graphismes, ensuite étend sa peinture acrylique sur la toile, sa gouache ou son aquarelle en une intense décoction d’atmosphère forestière. La présence plastique des branches et feuillages se change en « icônes », les tableaux sont des témoins de « la transcendance - ou l’immanence comme on voudra ». Au point que le poète devienne un modeste thuriféraire : « Des œuvres, ces grands tableaux qui ne sont des épiphanies que de l’infiniment simple évidence ».
C’est à se demander si, malgré l’amitié du poète pour l’artiste et l’œuvre, qui les rapproche des flacons de Morandi et des silhouettes de Giacometti, si, d’années en années, cette dernière n’est pas dépassée par l’écriture méditée, par la profondeur philosophique…
Parmi les toiles d'Alexandre Hollan, « la couleur se fait agrément si ce n’est même beauté ». Et, rapprochant les variations arbustives de son modèle de poètes comme William Wordsworth ou Gérard de Nerval, Yves Bonnefoy vise à la nécessité profonde de l’œuvre : « L’art, à son plus haut, est cette transmutation par laquelle la vue, à son plus simple, se fait ce qui rend la vie. Et Hollan est un de ces quelques justes grâce auxquels, dans une peinture aujourd’hui dangereusement détournée de l’être sensible, un peu de l’absolu traverse encore les branches, brille encore dans l’eau des sources ». Peut-on imaginer qu’une telle formule, un tant soit peu platonicienne, ne serait pas loin de l’idéal poursuivi par L’Atelier contemporain ?
"Baedeker Suisse". Triptyque et photo : T. Guinhut.
Le carnet des Triptyques géographiques.
Petite esthétique plastique de l’espace.
Inventés au début des années quatre-vingts, et parfois exposés en diverses galeries et institutions, entre 1988 et 1995, délaissés, repris de manière intermittente, oubliés, les Triptyques géographiques se veulent carnets de voyages, réels ou imaginaires, et surtout carnets d’art plastique. Mais aussi tentative de mettre en ordre le chaos de l’espace et du temps, ce qui n’est pas sans être la justification et le but de toute œuvre d’art, si modeste soit-elle.
Pourquoi des Triptyques ? Parce qu’avec un, pas tant l’unité que l’immobilité univoque, rien ne se déploie ; parce qu’avec deux ne commence que la dualité, en miroir, amoureuse, indifférente, amicale ou pugnace ; parce qu’avec trois commence la multiplicité, et déjà plus que la trinité des primitifs italiens sur fond d’or. À moins que la triade extrême-orientale, « Ciel, Terre, Homme », ait joué un rôle secret. Il est évident que, plus ou moins consciemment, mes études universitaires d’Histoire de l’art y ayant contribué, j’ai œuvré dans la tradition des triptyques et autres polyptiques des retables religieux, de la Renaissance au baroque. Nantis d’un vaste panneau central et de deux volets voisins, ces derniers peuvent se fermer comme un meuble d’église, ce que ne peuvent mes modestes travaux sur papier, faits au format intime du visage proche qui les regarde. Alors que ces triptyques de Van Eyck ou Rubens s’adressent aux foules des croyant, associant Dieu, Jésus ou la Vierge au centre, et divers saints et donateurs sur les côtés. Peu à peu, poursuivant l’expansion de ma démarche, se sont parfois ajoutées, comme en ces objets hautement religieux, des prédelles, soit ces planches situés à la partie inférieure du tableau d’autel et compartimentées en plusieurs scènes ayant trait à la vie des saints.
"Terre du Livradois". Triptyque et photo : T. Guinhut.
Certes mes petits Triptyques sont désacralisés, sans dieu aucun, sinon en des allusions, comme lorsque j’intitulai l’un d’entre eux « Saint-Vert », à la ressemblance du minuscule village de Haute-Loire qui figure sur la cartoline centrale. Plutôt que des scènes édifiantes, illustratives et pieuses, ce sont des aplats et des brouillons de couleurs, des plages méditatives, des coups de pinceaux ailés, des petits reposoirs de paix et d’émotion pure. Modeste retablier, je ne peints ni l’humilité de la prière, ni ne célèbre la splendeur divine du cosmos, comme le Jean-Sébastien Bach des Cantates, mais des perceptions du cosmos naturel et humain. Et si au-dessus de la cartoline principale apparaît un couronnement, ce n’est qu’une forme pour chanter là-haut l’ode à la couleur.
"Tubes et palettes en pays du Viaur". Triptyque et photo : T. Guinhut.
Pour autant le mélange des techniques, la modestie du format et la dimension conceptuelle ont trait, à côté de l’amateurisme aquarellé, à une part l’art contemporain, soit une légère parenté avec le Land Art, qui dessina des lignes de roches sur le paysage, comme le fit un Richard Long.
Devenues cartolines esthétiques, ce sont des cartes géographiques, le plus souvent au cent-millième, de l’Institut Géographique National, sinon au vingt-cinq-millième, donc de randonnée, qui sont utilisées. Ou venues d’anciens guides Baedeker du début du XX° siècle, y compris une couverture rouge de celui consacré à la Suisse, découpées et cartonnées selon un patron univoque et récurrent : soit une petite plaque photographique métallique ancienne, rectangulaire, trouvée parmi les bricoles d’un Emmaüs, où l’on devine l’ombre et la lumière dorée d’une maison et d’un jardin, comme le petit paradis perdu d’un Combray proustien. Découper puis coller en ordre tripartite ces fragments arbitraires de cartes, c’est ordonner une opération de l’esprit, une configuration de l’espace à usage individuel et mental, une congruence esthétique. Sans oublier que l’espace parcouru ne l’est que dans le temps, un temps rapidement rejeté dans le passé, et que le choix, la découpe, la coloration, le collage d’objets afférents, sont destinés à garder une vertu intemporelle, du moins tant que durera l’œuvrette, dans la contemplation rêveuse ou délibérative, engageant à partir marcher sur routes et sentiers, de l’œuvre offerte à soi et à autrui.
"Saint Vert". Triptyque et photo : T. Guinhut.
L’on y trouve la trace des voyages exactement réalisés, le plus souvent à pied, la cartographie permettant un cheminement sanguin de gouache rouge qui figure l’itinéraire. À cette époque fin de siècle, je marchais beaucoup dans le Massif Central, dans le Cantal, le Puy-de Dôme, la Lozère, les Causses, d’où par ailleurs je tirai un modeste livre : Le Recours aux Monts du Cantal et autres récits en Massif central[1]. Mais aussi, déjà, dans les Pyrénées, les Alpes françaises. Ou bien des voyages rêvés, alors inaccessibles, fantasmés à l’aide de guides Baedeker et autres livrets de tourisme, que l’avenir allait parfois me permettre de réaliser, comme dans les Alpes suisses. Au lieu de marcher avec mes chaussures de montagne et à la force de mes pas, je marchais en esprit, en ciseaux et pinceaux…
"Recoules-d'Aubrac". Triptyque et photo : T. Guinhut.
Ce sont des collages sur papier canson, en un format 30 par 40 cm, redevables pour une légère part de l’art cubiste de Picasso, pour une autre part des « papiers collés » de Matisse, et enfin de ceux de Rauschenberg, mais aussi de je ne sais quelle alchimie de l’invention neuronale. La peinture y est soit représentative et paysagère, avec une nostalgie avouée à l’égard des romantiques William Turner et Caspar David Friedrich, soit empruntant avec ferveur sinon facilité à l’abstraction lyrique. Les bricoles collées peuvent être de pierre, de bois, pour répondre aux arbres dessinées et peints, voire, pour figurer les ravages infligés à la nature des fragments déchirés de sac-poubelles bleus, cependant avec peu d’emphatique militantisme écologiste. Sans compter, parmi tous ces strates et palimpsestes, sinon ces notes manuscrites, un parfum d’art conceptuel, interrogeant l’objet et sa représentation, les mots et les choses, pour faire cuistre allusion à Michel Foucault[2]…
Coller des diapositives - cet artefact de la photographie qui est déjà de l’histoire ancienne, voire de l’Histoire de l’art, tant elles ont été remplacées, évacués par cette image numérique que l’on ne peut plus voir sans l’intermédiaire d’un instrument technologique, Iphone ou ordinateur - semblait innocent à cet égard il y a une trentaine d’années. Il s’agissait pourtant d’apporter la preuve du passage en ces lieux que désignaient et décrivaient à leur manière les cartes. À moins d’utiliser d’antédiluviennes pellicules positives en noir et blanc, représentant les gorges du Tarn, encore une fois découvertes en un Emmaüs, pour les associer avec la carte adéquate, striée par le fil artériel de l’itinéraire, et, en vis-à-vis, le croquis d’un chemin au crayon de bois, puis en conséquence la peinture gouachée de bruns, de grisés et de verts.
"Cirque de Navacelles". Triptyque et photo : T. Guinhut.
Passablement modeste est la matière picturale du paysagiste qui s’évade en touches rêveuses et soyeuses, ou redouble la partie cartographiée de sa visibilité de tableautin naturaliste et romantique, ou de sa triviale dimension de carte postale. La gouache et le pastel, glissé ou écrasé, côtoient et intègrent des crayonnés, comme en autant d’étapes de la réalisation. Soudain, l’idée jaillit d’aller matériellement plus avant, de coller et intégrer, en une pâte picturale, un peu de la terre grattée de mes chaussures de montagne, après une marche forestière et boueuse dans les monts du Livradois, d’intégrer une herbe ramassée par le botaniste en herbe, une branchette, comme dans un herbier. Et, matérialité de la peinture oblige, d’y fixer les tubes de gouache qui ont été pressés pour l’exécution picturale. Il n’y manquait plus, mais elle y est suggérée, que la neige pour nourrir le tourbillon du blanc. Sans oublier les techniques diverses, crayon de bois et graphite, crayons de couleurs et aquarelle, précision graphique de l’encre de Chine et barbouillis gouachés, techniques enfantines que l’on ne saura qualifier de sophistiquées. S’y ajoutent exceptionnellement des découpes en creux, où les trois cartolines sont en négatif, laissant apparaître le blanc du papier.
Parfois, ils devinrent polyptyques, selon le simplissime principe mathématique du triplement du triptyque, en un format 30 par 100 cm, donc doués de neuf cartolines. Un long itinéraire pouvait se déployer, comme si le spectateur était à même de lui-même marcher le long du mètre du tableau en effectuant autant de stations que de vignettes découpées, collées et peintes, reliées par de vertes visions d’horizons montueux. Le panoramique cartographique devint ainsi panoramique pictural et paysager, photographique et mémoriel, avec adjonctions errantes de collages de gouaches redécoupées, colorées et brouillées comme autant de nuages, de brumes et de pluies, comme autant de tempêtes de feuillages, et surtout de monts forestiers parmi les hauteurs lointaines du Massif central. Le journal de marche jouait de deux états et de deux perspectives : narrative et plastique.
"Ambert-Retournac". Polyptyque et photo : T. Guinhut.
S’élargissant vers d’autres espaces, les triptyques géographiques conquirent la Montagne noire, devenant partie intégrante d’un livre[3], grâce à une commande conjointe de la mairie d’Aussillon et de « Cimaises et portiques » d’Albi, puis le Haut-Languedoc, à Lacaune. Où j’eus l’audace de faire réaliser un triptyque, intitulé « Et Sidobra ego », par allusion à la fameuse peinture de Nicolas Poussin, « Et in Arcadia ego », avec deux cartes au vingt-cinq-millième entièrement dépliées et encadrées, dont le panneau central de granit polie du Sidobre portait en lettres d’or cette inscription gravée, d’autant plus allusive que de ce granit du Sidobre l’on fait des plaques tombales. Plus tard, les étangs de la Brenne, en Berry, me permirent également de juxtaposer des photographies paysagères avec des triptyques tachetés du bleuté aquatique et rayés de roseaux, à l’occasion d’une exposition à la galerie « Ocre d’art » de Châteauroux.
Pourquoi les ai-je longtemps délaissés, remisés parmi les étagères supérieures de la bibliothèque, dans un lourd coffre de métal ? Certainement parce que mes premiers livres paraissant, je me dirigeais beaucoup plus vers la photographie paysagère et vers la maturation romanesque. Sans doute parce que plus aucune perspective d’exposition ne se faisait jour et que par contrecoup la veine allait s’épuisant ; même si me démange parfois la velléité de reprendre le cours de ces Triptyques géographiques pour les enrichir de nouvelles variations, de déclinaisons afférentes à des espaces parcourus depuis, à des nouvelles allusions à l’Histoire de l’art, à des interrogations métaphysiques : qui sait si une prédelle, en pensant au Christ mort de Grünewald, allait deviner un terreux corps ? Qui sait si des cartes de visites d’auberges, de refuges montagnards, des tickets d’entrées de musées, devraient baliser cet équivalent sublimé du carnet de voyage ? Si des insectes, des coquillages et des plumes pourraient s’y découvrir, comme en un cabinet de curiosités ?
"Retournac". Triptyque et photo : T. Guinhut.
Aujourd’hui, revenir sur ce travail ancien en le photographiant est une renaissance. Cependant, il ne s’agit pas seulement d’une reproduction photographique, certes maladroite, mais d’une recréation, comme l’on dit en littérature une réécriture. Lorsqu’au tableau encadré de bois verni (lui conférant ainsi une minuscule dimension galeriste, voire muséale) s’ajoute un objet, les deux dimensions deviennent trois dimensions, quoique cette dernière épaisseur volumétrique figurât déjà sur le papier grâce aux collages en épaisseur. Pierre en forme d’œuf répondant à l’ovoïde barbouillé de terre, plaque photographique et son empreinte découpé vide, caillou aux couleurs contrapuntiques, plumes envolées au-dessus des sierras enneigées, jeté de tubes de gouaches et de débris de papiers qui ont servi de palette, mince pissenlit jaune tombé sur la vitre qui protège le Triptyque, branchette séchée aux couleurs d’un causse, galet au sort géologique incertain, trouvé sur une plage espagnole et glissant sur les neiges des antédiluviennes montagnes râpées de l’Aubrac, poignée de diapositives comme autant de fenêtres aveugles sur le souvenir… Tout est mis en œuvre pour que s’inaugure un jeu d’échos entre la peinture-collage sous verre et l’objet qui lui répond et le prolonge, d’une manière itérative ou interprétative, paraphrase ou développement symbolique, propres à une dimension méditative supplémentaire. Ainsi la démarche artistique se dit en abyme quand la photographie contient la peinture, quand elle lui ajoute une dimension compositionnelle et dynamique.
Il est permis d’espérer qu’à un tel exposé narcissique, à une telle remémoration auto-promotionnelle, répondra l’indulgence du rare lecteur et contemplateur, en un échange de perceptions et de regards au miroir spatial de ces Triptyques géographiques. Est-il possible qu'ils aient quelque chose à voir avec la beauté[4] ? Peut-être, grâce à ce texte, ces photographies, un rebond, une visibilité, un nouveau destin les attend-il…
Tout sur la mode, sous la direction de Marnie Fogg,
divers traducteurs de l’anglais (Grande Bretagne),
Flammarion, 576 p, 29,90 €.
Georg Simmel : Philosophie de la mode,
traduit de l’allemand par Arthur Lochmann, Allia, 64 p, 6,20 €.
Il y a bien un domaine où l’égalité des sexes n’est guère respectée ; et en l’occurrence nous aurions mauvaise grâce à nous en plaindre. Surtout féminine en effet est la mode, au sens vestimentaire, quoique ces Messieurs, de l’air de ne pas y toucher, en soient également les servants et les bénéficiaires. Elle est superficielle, diront les uns du bout des lèvres, esthétique au sens artistique, sociologique et philosophique enfin, diront les esprits avertis. Loin d’être un caprice économique contemporain, elle pare l’humanité depuis l’antiquité, parmi cinq continents. Et puisqu’il faut le prouver, il suffit de parcourir, d’inventorier avec ébahissement, un volume qui ne dépare pas les rayons historiques, intitulé Tout sur la mode, tandis que le philosophe sérieux, sinon ronchon, aura beau jeu de s’en faire le critique impitoyable, comme Georg Simmel. L’histoire et la critique du goût d’une part, et la science du beau[1] d’autre part, donc implicitement celle du laid, entraînent alors la mode dans le champ d’une esthétique aux chants vertigineux.
Probablement celle qui tire son nom du latin modus, la mesure, a-t-elle pu trouver un accélérateur, sinon son origine, lors de la naissance du capitalisme dans l’Europe et l’Italie du XIV° siècle. À moins qu’elle vienne des soieries de la Chine des Tang au VII° siècle, sinon des figures du costume dans la Grèce et la Rome antiques, visibles dans la peinture, la mosaïque, la sculpture, pourtant très codifiées, rendant difficile une réelle datation des prémices du phénomène. Pétrone, au premier siècle après Jésus-Christ, outre l’auteur du fameux Satyricon qui inspira le cinéaste Fellini, était l’arbitre de l’élégance, du bon goût et de luxe auprès de l’empereur Néron, dont on connait les délires et les crimes. En quelque sorte le rédacteur en chef de Vogue avec dix-neuf siècles d’avance.
Car déjà depuis des millénaires, l’on ne sait combien, le vêtement est à la fois protection contre les intempéries et parure, voire érotique frisson. Cependant la qualité éphémère et brillante de la mode, ainsi que la symbolique de ses couleurs[2], voit bien émerger son essence à la Renaissance, brisant peu à peu le code vestimentaire qui « attribue et définit le statut social de chacun à travers les siècles et les continents », selon l’intelligente introduction de Tout sur la mode, sous-titré « Panorama des mouvements et des chefs d’œuvre ». Mais pour que la mode prenne son plus vaste envol il a fallu la révolution industrielle du XIX° siècle.
Gardons à l’esprit que l’apparition de vêtements et d’accessoires de mode est souvent liée à des découvertes techniques, comme les soies vénitiennes, l’amidon pour les blanches fraises autour de nobles cous du XVI° siècle, la crinoline en acier trois siècles plus tard, ou plus récemment le collant en nylon, complice de la minijupe dans les années soixante.
Photo : T. Guinhut.
Ce sont cependant les couturiers qui vont donner le ton, essentiellement à partir de de la fin du XIX° siècle : pensons aux robes de Fortuny célébrées par Marcel Proust et portées par son Albertine[3]. S’en suivront Paul Poiret et ses robes entravées, détrôné par la révolution fonctionnelle et l’élégante sobriété des tailleurs de Coco Chanel, les vêtements sport de Jean Patou. Parallèlement, le rêve hollywoodien offre les satins les plus glamour et les gants délicatement effeuillés de Rita Hayworth. Bientôt le renouvellement des générations permet de contester l’identité vestimentaire des pères et des mères, rejetant le costume cravate pour le laisser-aller hippie, le jean et le blouson de cuir, le pantalon pattes d’éléphant. Quand le mélange des cultures initie la mouvance afro-américaine, la vague féministe instrumentalise corset et soutien-gorge de la femme fatale pour les transcender en instrument de pouvoir politique, au travers d’une créatrice comme Vivienne Westwood. Plus bouillonnant encore est l’internationalisme de la mode, avec l’irruption des créateurs japonais, jusqu’à « l’éclectisme mondial » d’Alessandro Michele pour Gucci, dernière occurrence de ce volume généreux, vertigineux.
Les couturiers sont-ils les reflets et suiveurs des évolutions sociétales (pensons à la « mode durable et étique »), ou les avant-postes des tendances à venir, flairant l’irruption de comportements, de lubies et autres originalités groupusculaires ou individualistes ? Sont-ils des artistes plus inventifs que bien des conceptualistes contemporains[4] ?
Il faudrait céder au démon de l’énumération, au « vertige de la liste », pour reprendre le titre d’Umberto Eco[5], pour rendre compte ici des quelques trois cents exemples, classés chronologiquement et croissant de manière exponentielle jusqu’à aujourd’hui, qui émaillent cet ouvrage copieux, de manière documentée et colorée. On aimera (ou non) la « veste de chasse moghole » délicatement brodée de végétaux et d’animaux, la « robe à plis Watteau », en satin vert émeraude et lampas, la perfection du dandy anglais de 1815, le classicisme sensuel et nacré de la robe du soir de Madame Grès en 1937, les « sweet lolitas » japonaises des années quatre-vingt-dix, les seigneurs de la sape congolaise en costumes roses…
Aussi, à la lecture de cet ouvrage, peut-on aller plus loin, et risquer bien des réflexions. Êtes-vous « imprimé psychédélique » ou « robe Mondrian » ou encore « imprimé Andy Warhol », comme si la mode était jalouse de l’art ? Préférez-vous, en géographe glouton, celle qui laisse flotter une carte du monde (de Bill Gibb), exhibez-vous, en aficionado des boites de nuits et des concerts de masse, le style rock et dico ?
Tout est fétichisme dans la mode, caoutchouc punk sex, ou style « Walkyrie », vêtement « seconde peau » ou tenue aérobic en lycra, ou encore la « lingerie vêtement », comme le corset de Vivienne Westwood ou la guêpière Jean-Paul Gautier de Madonna. Tout est ostentation de la vanité de classe, colifichet Chanel ou carré Hermès, sac à main Fendi ou Gucci. Tout est choix économique, si l’on vante la pauvre vêture lacérée (sinon son affectation), ou le retour en grâce de la broderie de luxe, l’austérité monacale sinon grincheuse, ou plutôt les festivités de la beauté. À ce compte-là, tout est psychologique, reflétant les tendances profondes des individus, des groupuscules, des foules. Et révélant la sensualité, les désirs et l’érotisme latent de chacun d’entre nous si l’élue de notre cœur et de notre corps est la « robe Ice Queen », blanc glacé, de Sarah Burton, ou celle rouge de Valentino. Que penser alors de l’auteur de ces modestes lignes, lorsqu’il choisit de photographier en tête de cet article un blouson brodé de chaudes feuilles d’automne ?
Voire politique, si l’on goûte en militant le look « afro » ou la veste « Union Jack », si l’observe le « bustier guérilla » à connotation plus que féministe, la « chemise Anarchy » de Malcom McLaren et Vivienne Westwood (encore cette belle iconoclaste !), quoiqu’elle soit risible, affichant le portrait de Karl Marx[6], qui n’est pas tout à fait anarchiste, n’est-ce pas ? Ainsi nombre de concepts, à qui mieux mieux, peuvent-ils être associés à la mode, de la sobriété à l’excès, du classicisme au baroque, de l’écologisme au capitalisme, en passant par la décadence et « l’anti-fashion », au risques et périls du publiciste et du critique !
Si un tel titre, Tout sur la mode est une hyperbole, la traversée des siècles, des parures et des postures est aussi généreuse, encyclopédique qu’édifiante. L’accélération et la profusion contemporains, disons depuis la fin de la seconde Guerre mondiale, est certes un effet de proximité de l’observateur que nous sommes, de la croissance démographique et de la progression des richesses offertes par la société de consommation, mais aussi et surtout une preuve et une exhibition de l’évolution des mentalités et des mœurs, surtout si l’on pense à l’appropriation du costume masculin par la gente féminine. De tout ce bouillonnement rend parfaitement compte ce volume. Un seul bémol à ce livre indémodable : la mise en page, le graphisme et les couleurs délavées de la couverture ne rendent pas justice au sérieux et à la riche iconographie de ce qui est à la fois un essai didactique, une sorte de dictionnaire des modes et un album des élans vers la beauté, voire de ses échecs dans le fossé de la laideur : c’est bien là un portrait polymorphe des aspirations et de la créativité de l’humanité.
Cham : Les Tortures de la mode,Bureau du Journal des modes parisiennes, 1850.
Grandville : Les Fleurs animées, Gabriel de Gonet, 1847.
Photo : T. Guinhut.
« La torture n’est point abolie en France, elle a seulement changé de nom, on l’appelle aujourd’hui la mode[7] », disait Cham au fronton de son album satirique publié en 1850. C’était l’époque des cols tuyaux, des cravates bouffantes et des crinolines, d’une sorte de dandysme[8] obligatoire et conventionnel, ce qui est un oxymore. Outre la soumission à une contrainte sociale, la torture serait cependant celle de qui serait trop sensible au regard dépréciatif renvoyé au pauvre incompétent, au sens tant pécunier qu’esthétique, à l’égard d’une mode qui le fuit.
Il est probable qu’aucune époque avant nous n’ait su accorder autant de possibles et de liberté à la mode et à l’immode (comme on dit l’immonde) vestimentaire. Car si la mocheté peut se voir dans le mauvais goût et dans le manque de soin, l’élégance peut se rencontrer autant par la grâce de la haute-couture que parmi la confection mondialisée et démocratisée, ou encore les fripes de douzième main des rayons d’Emmaüs. Au-delà de l’objet qui habille et qui orne, une aura financière, esthétique et morale, se profile, et c’est le plus souvent ce que l’on cherche, même inconsciemment, à exhiber, à discrètement moduler, tant auprès de soi que du regard dépréciatif ou appréciatif de l’autre, dégoûté, indifférent ou charmé…
Ce serait erroné de ne penser la mode qu’au sens esthétique. Elle est économique, comme les élans et flux de richesses induits, comme l’est son relâchement dans les périodes de crise et de paupérisation. Elle est sociale, au sens du dialogue, de l’échange, de l’exhibition de la singularité et du conformisme. Elle est politique au sens du contrôle et de l’exception des classes sociales et des individus, qu’elle soit casquette ouvrière ou haut-de forme haut-bourgeois. Identité culturelle, vulgarité grunge et sens de la beauté, manque de goût et raffinement, elle est uniformisation dans l’ombre anonyme des noirs et des gris et liberté individuelle des Lumières.
Jamais totalement indépendante des mouvements de société et des idéologies, des diktats politiques et religieux, la mode est propagandiste avec le col Mao, avec le brassard nazi, voire les surplus militaires, oppose le bikini (qui tire par antonomase son nom de l’île d’un essai atomique américain en 1946) et le tchador, jusque dans un mot-valise oxymorique, le burkini, qui n’a pas l’innocence et l’érotisme du premier, mais prétend en dénoncer l’indécence en infiltrant parmi nos civilisations l’islamisme rigoriste et liberticide.
Si l’Allemand Georg Simmel (1858-1918) est essentiellement connu pour son essai classique de 1900, Philosophie de l’argent[9], certes discutable car dans une optique kantienne et surtout marxiste, il sait ici nous réjouir et nous inquiéter en s’attachant à la Philosophie de la mode, ou plutôt en s’attaquant à ce phénomène. L’on devine que son petit ouvrage n’est guère démodé, quoiqu’il mériterait d’être aujourd’hui amendé.
Le philosophe et sociologue dénonce vigoureusement l’inutilité de la mode, car elle ne confère pas la moindre utilité pratique aux vêtements et objets de consommation. Elle n’a rien de vital, tout de social, s’attachant deux instincts opposés, celui d’imitation et celui de « l’aspiration à la distinction » : « les hommes entendent d’autant mieux préserver leur liberté intérieure qu’ils abandonnent leur apparence extérieure au joug de la collectivité ». Quoi de plus paradoxal en effet que de vouloir être remarquable si l’on est un mouton de Panurge !
Elle se mode, se démode et se remode, donc marque le temps de son aiguille volage. Tout en ouvrant béante la fracture entre les classes sociales. Elle presse le flux de la marchandise. Pire, selon notre auteur peu indulgent, elle s’oppose au « calme classique de l’art grec », en tant que sa superficialité, son agitation, ses « formes exubérantes, fantasques » relèvent du baroque.
Mais ne dirait-on pas, alors que Georg Simmel en appelle à « la vie la plus haute », aux « valeurs morales ou esthétiques », qu’il mésestime la créativité de la mode, au point qu’elle puisse être le onzième art, inséparablement complice d’un autre art, la photographie, et sa nature esthétique, voire éthique, sans quoi homme et femme ne sont que des numéros parmi des sociétés désindividualisées ? Prenons garde que la mode n’est pas qu’un éclat vestimentaire, mais concerne aussi, et bien plus dangereusement, le langage[10], ses clichés et son novlangue, et, last but not least, les idées, les idéologies…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.