Juan Goytisolo : L’Espagne et les Espagnols, Tradition et dissidence,
traduits de l’espagnol par Athisma et Setty Moretti,
À plus d’un titre, 192 et 176 p, 20 et 18 €.
Juan Goytisolo : Foutricomédie,
traduit de l’espagnol par Claude Bleton, Fayard, 288p, 20€.
Juan Goytisolo : Et quand le rideau tombe,
traduit de l’espagnol par Aline Schulman,
Fayard, 154 p, 13 €.
Ecrire, serait-ce distiller un permanent autoportrait, une autobiographie réaliste ou fantasmatique, de façon à déplier tous les moi réels et potentiels qui nous innervent ? L’œuvre magistrale et baroque de l’Espagnol Juan Goytisolo, né en 1931, autobiographe, essayiste et romancier, nous invite en un tourbillon temporel autant que géographique, entre Espagne franquiste, France et Maghreb, siècle d’or espagnol et au-delà mystique. Juan Goytisolo, dissident espagnol cependant discutable, sait naviguer de l’autobiographie au testament en passant par la Foutricomédie.
Toute la carrière de Juan Goytisolo est en quelque sorte résumée par ces deux recueils d’essais en forme d’autoportrait intellectuel. L’un, L’Espagne et les Espagnols, fut d’abord publié en 1969, mais en Allemagne, alors que le franquisme pesait de sa chape de plomb sur une réactionnaire péninsule, exilée dans le temps du fascisme. L’autre, de 2003, tente d’explorer les voix de Tradition et dissidence qui irriguent aujourd’hui la culture ibérique.
Exilé et censuré de la première heure, Goytisolo voue d’abord son pays à l’abjection. Il casse les mythes, en premier lieu celui de l’« homo hispanicus », rappelant l’importance du peuplement arabe et du judaïsme, ironisant à l’égard d’un prétendu siècle des Lumières national. Il fustige la corrida, malgré sa dimension métaphysique devant la mort, déniant à Hemingway la capacité de la voir comme un art, et la trouvant « passablement immorale ». Quant au « péché originel de l’Espagne » qui est « la répression systématique de la sensualité hispano-arabe», il n’est rédimé que par ses icônes préférées de la littérature et de l’art, depuis le roman picaresque jusqu’à Goya, en passant bien sûr par les gloires du Siècle d’or, par La Célestine[1]et Don Quichotte, tous gages de liberté créatrice…
C’est au cours de divers colloques qu’il va chercher dans la tradition les signes de la « dissidence », comme lorsqu’il qualifie de « Queer Iberia », ou « Folle Ibérie », le classique de l’Archiprêtre de Hita, Le Livre de bon amour[2], et compare l’art du troubadour à celui des conteurs qui s’exprime encore sur les places Marrakech. Des entretiens prolongent le propos, en offrant aux œuvres anciennes, aux classiques hispaniques, corsetés dans l’histoire littéraire, une lecture plus libre, ludique et polymorphe, attentive à leurs composantes mozarabes et à leurs développements érotiques, pour les revivifier.
A travers ces deux beaux opus, l’un des plus singuliers auteurs espagnols, qui se veut l’indépendance même, nous rappelle que reste, au-delà de toutes les vicissitudes, la littérature : elle « est le fruit de l’homme intégral et elle est destinée à l’univers dans son intégralité. »
Rarement un roman de Juan Goytisolo fut d’un abord aussi simple, aussi savoureux. Il faut pourtant prévenir les lecteurs qu’ils s’aventurent en Foutricomédie, dans un univers qui pourra paraître choquant, voire sacrilège, quoique s’agissant d’un humour et d’une finesse rares.
Grâce à l’artifice d’un manuscrit remis par le Père de Trennes, alias Frère Bugeo, Juan Goytisolo devient un personnage de son propre livre, lui-même réécriture postmoderne d’une Foutricomédie espagnole du XVI°. Cet objet baroque avec mise en abîme et récits emboîtés est bien dans la tradition des paillardises de Rabelais ou des jeux de Quevedo autour de l’homosexualité et de la scatologie. L’anticléricalisme se nourrit une fois de plus de moines et curés pervers. A la différence que Juan Goytisolo éprouve une indéniable tendresse pour son personnage d’ecclésiastique et bourreau des cœurs mâles, son double peut-être, à mettre sur le même rayon que Le Grand miroir de l’amour mâle du japonais Saikaku (Philippe Picquier éditeur)…
La dévotion joyeusement blasphématoire du serviteur de Dieu envers les saints triviaux de la faune homosexuelle maghrébine qui déambule dans certains quartiers parisiens permet une étonnante galerie de portraits, hauts en couleurs et contrastés : Ali, Zinedine, « les bien dotés »… Cette « vie des Saints » est autant sérieuse que burlesque : le mysticisme se nourrit d’un érotisme réprouvé, d’une ferveur gourmande. Si Dieu il y a, pourquoi honnirait-il, en tant que Dieu d’amour et de pardon, ces célébrations du corps et de l’âme, fussent-elles réputées contre-nature ? L’apostolat du Père de Trennes conjugue érotisme et charité, lorsqu’il contribue au bien-être de ses protégés successifs. Il faut ne pas rater ce passage truculent et bourré d’ironie : « Du sexe des Lumières à celui des soixante-huitards », qui joue avec les anachronismes, avec les vies successives de ce Père et Frère fantastique. Depuis le seizième siècle où il écrivit ses poèmes pornographiques parodiant les livres de piété, il nous revient, installant au creux du vocabulaire religieux un perpétuel double sens et croisant pour nous les silhouettes de Genet, de Sarduy et de Barthes…
Le latin ecclésiastique de ce Père, affilié à un ordre qui n’est pas sans faire penser à l’Opus Dei, côtoie l’arabe. Cette étrange fraternité, revanche sur l’histoire espagnole, est une singulière et cependant efficace leçon de tolérance. Chassés d’Espagne, les Maures, leur culture, furent longtemps, d’Isabelle la Catholique à Franco, l’inconscient honni, refoulé, bien que trois mille mots venus de l’Arabe enrichissent la langue espagnole. C’est à cela que Juan Goytisolo, même si son prosélytisme pro-arabe, sensible de livre en livre, peut-être parfois excessif, s’attelle avec un bel enthousiasme, avec un sens sans cesse renouvelé de la liberté romanesque.
Il faut bien, à un écrivain né en 1931, imaginer sa disparition, quand le rideau tombe. Surtout lorsque son épouse aimée a rejoint le grand inconnu. Ce chant élégiaque d’un des plus grands écrivains espagnols contemporains est un grand moment de relecture du passé, mais avec une étonnante dimension prospective.
Juan Goytisolo nous a déjà livré deux volumes de son autobiographie : Chasse gardée et Les Royaumes déchirés[3] racontaient son enfance dans une Barcelone secouée par la guerre civile, puis sa formation d’écrivain menacé par la censure franquiste, au point qu’il dut s’exiler en France pour y trouver la liberté d’écriture et de publication… Plus tard, son intérêt pour la culture arabe le conduisit vers les rivages du Maghreb, ce qui explique qu’il écrive Et quand le rideau tombe depuis un Marrakech magnifié. Là où il retrouve l’une des racines longtemps camouflée de la culture espagnole : le castillan n’héberge-t-il pas trois mille mots venus de l’arabe ? Cervantès n’usa-t-il pas d’un imaginaire auteur arabe, « Cid Hamet Ben Engeli[4] », pour son Don Quichotte ?
Par un habile artifice narratif (une métalepse, selon Gérard Genette), notre écrivain vieillissant, d’abord présenté grâce à la troisième personne du récit, s’adresse à lui-même à la seconde personne : ce « tu » est celui d’une remise en cause, d’un jugement dernier. A ce dédoublement entre le narrateur et une sorte de démiurge insistant, s’ajoute l’ombre muette de la femme aimée.
Est-ce une « démence sénile » ? Perte de sommeil, cauchemars, « régression » vers les souvenirs enfouis, désarroi de se trouver ne pas être le premier à « quitter la scène » ? Le voilà revisitant son enfance, la demeure familiale défigurée, ses incursions vers une liberté qui « ne se trouvait que dans les livres », rêvant de populations entières marchant « vers le bord de la falaise »…
Malgré « l’idée chimérique d’une transcendance », c’est en lisant Tolstoï, qu’il entend une voix l’apostropher, celle « de celui qui affirmait, en riant, être à la fois, le créateur et le créé ». Cet étrange démon inventé par l’homme lui souffle : « Crois-tu qu’il peut exister, non pas une simple tribu, mais une de ces sociétés que vous appelez modernes ou postmodernes dépourvue de toute croyance irrationnelle ou fantastique ? » Constatant la cruauté des utopies qui ont cru éradiquer cette dimension de l’humanité (« le prophète-harangueur à barbichette et le despote à moustaches de cafard ») il rappelle « l’égalité devant la mort » distribuée par « le Scélérat », ce « machiniste » de la vie et du cosmos qui vient le tutoyer « quand le rideau tombe »...
Enfin, il s’aventure jusqu’aux berges de la mystique, d’un au-delà, imaginant, comme Tolstoï qui en fit son dernier acte de liberté avant la mort, une fuite vers les montagnes, un taxi collectif vers le silence jusqu’à se faire déposer dans un nulle part désertique… S’il n’en meurt pas, l’expérience sonne comme un abandon de plus des biens de ce monde.
Dommage que cet émouvant chant du cygne soit entaché de quelques indignités en forme de clichés : cet « embouteillage provoqué par la Mercédès d’un bourgeois à gueule d’enfoiré », comme si un pauvre - de surcroît affligé d’un tel faciès d’ « enfoiré » - ne pouvait susciter un embouteillage avec sa charrette à âne… Ou encore, lorsqu’il proclame : « le monde allait à sa perte » et en appelle à un « despote un tant soit peu lucide » qui « aurait enfin l’honnêteté et le courage de le proclamer, et de stériliser une bonne fois la totalité de ses sujets », aurait-il le dégoût et l’égoïsme du gauchiste fascisant, du vieux râleur que sa fin proche conduit à souhaiter celle du monde qui l’entoure ? De même, décrivant le Maroc, n’idéalise-t-il pas la culture arabe, occultant le poids de tradition, de soumission et de fermeture liberticide de l’Islam ?
Pourtant c’est bien là un beau récit testamentaire : « Lui-même n’était pas la somme de ses livres, il en était la soustraction ». Si l’homme en vient à douter de sa cohérence et prévoir son proche effacement, l’écrivain se fait plus humain, plus vrai, malgré ses quelques fausses notes, plus lyrique et plus éblouissant que jamais.
La palette de Juan Goytisolo est aussi variée que surprenante. Les virages exploratoires que sa vie emprunta permirent à son écriture de gagner en force, en liberté, entre les blessures du réalisme et les exaltations de l’imaginaire. Qu’il s’agisse de la révélation tardive de son homosexualité, des dévergondages érotico-religieux de Foutricomédie, de sa passion soudaine pour la culture de l’Islam, il fit preuve d’un arrachement nécessaire de son Espagne originaire et ligotée dans le « national-catholicisme ». Sa curiosité intellectuelle est fourmillante, à l’image de vastes recueils d’essais, comme L’Arbre de la littérature[5]qui explore les espaces romanesques hispaniques et latino-américains, sans oublier d’aller jusqu’à « l’Actualité du mudéjarisme », en passant par « De la littérature considéré comme une délinquance ». Il faudrait alors relire son roman Barzakh[6], spirale visionnaire et mystique de la montée dans l’au-delà. Mais aussi La longue vie des Marx[7], hilarante uchronie qui brosse l’auteur du Manifeste communiste[8] regarder en famille la télévision pour assister à un débarquement d’Albanais fuyant le communisme. Juan Goytisolo est-il lui-même ce Marx stupéfié par la leçon de l’Histoire ? Reste que, selon Proust : « un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices[9] ».
traduit du portugais par Dominique Nédellec, Viviane Hamy, 2012, 496 p, 24 €.
Gonçalco M. Tavares : Mythologies,
traduit du portugais par Dominique Nédellec,
Viviane Hamy, 2022, 376 p, 22,90 €.
L’ère du roman en vers est-elle de retour ? Depuis Pouchkine et son Eugène Onéguine[1], le genre semblait s’être éteint. Seul l’Indo-américain Vikram Seth, en 1986, parut le ranimer avec les sept cents sonnets de Golden Gate[2], avec un imparable brio. Aujourd’hui, Tavares (né en Angola en 1970), l’auteur remarqué d'Apprendre à prier à l’ère de la technique[3], s’est lancé un défi qui aurait pu causer la perte du lecteur. User du vers libre au service d’une réécriture des Lusiades de Camoens -ce poème national lusophone- de L’Odyssée, de l’Ulysse de Joyce, voilà qui aurait pu rendre cet ambitieux opus aussi cultivé qu’indigeste. Mais, surprise en ce Voyage en Inde, le récit est d’une telle fluidité qu’on se laisse emporter dans une aventure saumâtre et pourtant bien ludique, non sans le charme de l’ironie. L’on a compris que les mythes sont le terrain que laboure Gonçalco M. Tavares, quoiqu’avec ses Mythologies il sillonne, entre humour et étrangetés abracadabrantes, un labyrinthe singulier aux chausse-trappes nombreuses et maléfiques.
L’anti-héros Bloom, nouvel avatar du dernier homme nietzschéen, va-t-il trouver sa raison de vivre ? Peut-être le Voyage en Inde saura lui offrir ses révélations. Son périple depuis Lisbonne, par Londres, Paris ou Vienne, est autant géographique que quête de soi. Déçu par l’Europe et ses anciennes valeurs, il part à la recherche de la sagesse, y compris dans « l’annuaire », où il n’y a « pas une seule référence à un sage », pour tenter de la trouver jusqu’en ses terres les plus originelles. Mais l’Inde le décevra : les mystiques et les sages aux savoirs ancestraux ne sont que des faux gourous, il n’y a pas de dieux au bout du périple : « Les dieux agissent / comme s’ils n’existaient pas, en sorte / qu’ils n’existent pas, de fait, et ce avec une extrême efficacité ». La noire banalité du voyage qui n’a plus grand-chose de mythologique, de plus conspué par l’ironie, fait de ce vaste récit erratique une anti-épopée tout à fait postmoderne. De même le Bloom qui a tué son père pour venger sa bien-aimée, assassinée par d’obscurs séides, ne pourra se laver de son péché criminel dans les eaux répugnantes du Gange. La chute, depuis l’espace mythique jusqu’au marasme quotidien petit bourgeois, est autant initiatique que triviale et parodique : « Il n’y a plus de terre secrète, les catalogues de voyages / couvrent, avec des cartes détaillées, quatre-vingt-dix pour cent des secrets. Les héros sont passés directement / des légendes aux parlements ».
L’intertextualité est évidemment, autant que le destin du personnage, le ressort du roman. Révérence et ironie se partagent les allusions et les clins d’œil à Camoens, dont Les Lusiades racontèrent, au XVI°, en une geste épique et lyrique, le voyage autour de l’Afrique par Vasco de Gama. On devine également la présence en sous-main de L’Odyssée d’Homère, ne serait-ce que par l’intermédiaire du quidam empruntant le patronyme du nouvel Ulysse joycien. Comme Léopold Bloom suivait la trace poussiéreuse de l’aède grec, mais ravivée par le langage et la rhétorique du XX°, dans le cadre étroit et cependant pléthorique de Dublin, le Bloom de Tavares fait exploser la Méditerranée originelle jusqu’aux dimensions de l’Europe entière et du sous-continent indien, ce entre 2003 et 2010. A Londres, il affronte des malfrats au cours d’une rixe peu glorieuse autour d’une prostituée, à Paris, il se fait un ami et complice en conversations introspectives et intellectuelles, en Inde enfin, ressassant son meurtre œdipien, il devise avec le cupide Shankra, où, en indigne bibliophile, il récupère son vieux volume des Lettres à Lucilius, ce au cours d’un rocambolesque combat qui lui permet de dérober une édition ancienne du Mahabharata…
Le bilan de cette errance est-il à inscrire au bas d’une somme nulle ? De retour à Lisbonne, le narrateur constate : « Il a cherché l’Esprit dans son voyage en Inde, / il a trouvé la matière qu’il connaissait déjà. (…) Bloom a écouté des histoires, / lu sept mille livres, étudié, connu des hommes / et des femmes », jusqu’à « l’ennui définitif » et la tentation du suicide, quoique toujours soutenu par sa quête féminine sans cesse renouvelée. Pourtant, reste le lecteur qui, lui, a parcouru cette expérience pleine de péripéties et de langage, ce pessimisme de dandy cultivé et caustique, en devient plus riche, plus serein, dans l’acceptation de sa condition non transcendante et de son histoire faite de héros, d’anti-héros, d’Ulysse et de Bartleby. Seul l’auteur sait comment dépasser cet apparent échec par la culture et l’écriture. Becs de plumes et ongles du clavier ont griffé l’âme de son personnage, quand l’esprit taquin et prodige du poète lui offrent une utile rédemption de mots : s’il y a « des problèmes de poésie plus épineux / que de très complexes problèmes d’algèbre », s’ils « interrogent les endroits les plus vulnérables de l’existence d’un homme », Tavares n’est pas loin de les résoudre, ou du moins de savoir les exposer avec la plus pure évidence. Car « celui qui dans le monde aura embelli au moins une chose n’ira pas en enfer ».
Conte philosophique ? Ou bien imagerie de bande dessinée pour routard de seconde zone ? Ce Voyage en Inde est tout cela à la fois. Sans compter la maîtrise de la langue poétique, l’évitement des clichés… On se demande si Bloom n’est pas un petit frère du Candide de Voltaire, un curieux zigue cultivé à la façon de Vila-Matas, un géographe, un encyclopédiste borgésien, un philosophe aporétique…
Le professeur à l’Université de Lisbonne, Gonçalo M. Tavares, a-t-il gagné son pari ? Indubitablement. Suspense, fluidité, allusions philosophiques, digressions, aphorismes, fantaisie, burlesque, tout y est, en un rythme guilleret, en dix chants et un millier de strophes, pour le plaisir de lire une aventure individuelle et universelle du XXI° siècle, de cueillir des vers inoubliables d’intelligence : « L’œuvre d’art de la barbarie trouve / dans le tremblement de terre son idéologie pure». Avec Tavares, l’œuvre d’art trouve dans les strates de la littérature sa flèche et son destin, sa puissance de conviction, sa légèreté intellectuelle au sens le plus noble.
L’on y perd la tête, l’on y garde la bouche ouverte, l’on croit détourner le Mauvais-Œil, tant les choses déraisonnent parmi les pages des Mythologies de Gonçalo M. Tavares. La mère par exemple ne retrouve plus sa tête, qui peut-être a roulé dans le jardin. À charge pour ses fils de la lui retrouver, en s’aidant du sang qui jaillit de son cou et dessine un itinéraire déboussolé. Cette mauvaise tête ne les reconnait pas, les insulte à qui mieux mieux, alors que la mère acéphale disparait à son tour. Ce récit grâce auquel débute un bouquet de trois recueils inédits en français - La Femme-sans-tête, L'Homme-au-Mauvais-Œil et Cinq enfants, cinq souris – n’a évidemment ni queue ni tête, balançant entre humour et horreur.
Perception kaléidoscopique, réalité multipliée sont les territoires incertains où naviguent ces Mythologies. L’on grince des dents d’horreur, l’on rit au contact de la prose saugrenue et cependant maîtrisée. Le mystère du mal nous vaut une confrontation insolite. Les titre à la semblance de contes de fées, comme « Le Puits et les Cinq-Enfants » cache de troubles étrangetés, tandis qu’ailleurs l'absurde ouvre sa béance.
Dans une Russie fantasmatique, le personnage du jeune Moscou tire successivement huit balles. S’agit-il là d’un jeu de hasard ou d’une métaphore de la révolution russe et bolchevique ? Car l’on découvre que les cinq enfants ont les prénoms des rejetons Romanov assassinés. Parmi des fables politiques, l’ombre des révolutions reste fétide : « celui qui tremble est le coupable ». Plus qu’inquiétantes sont les salles des machines, « l’Asile-des-Mécanismes », les lobotomies, une autruche qui se nourrit d’humaines cervelles. Ludique en apparence, l’ouvrage se révèle bien vite terrifiant.
Au hasard du patchwork narratif, deux tours de Babel jouent à qui montera le plus haut, alors que la plus haute montagne est « dans la Zone-de-Mort ». Plus loin se lève « ce Vent qui vient d’un des points d’acupuncture du monde ». La géographie elle-même déploie ses pièges : « Dans ces contrées, le nombre de suicidés est élevé ».
Avec virtuosité, Gonçalo M. Tavares, professeur d’épistémologie autant qu’écrivain, se joue de toutes les distorsions fantaisistes du réel, de tous les genres fantastiques : légendes, contes, fables, cauchemars. La forme brève des récits est le plus souvent lapidaire pour accoucher de mille monstres, humains cependant, ou presque. C’est ubuesque et surréaliste, cocasse et féérique, noir et horrifique. Quelle mythologie contemporaine nous offre-t-il sinon celle du songe, de l’absurde et de la peur, miroir de nos capacités au service du mal ?
traduit de l’espagnol par Marianne Millon, JC Lattès, 2008, 1080 p, 25 €.
Almudena Grandes : Inés et la joie, traduit par Serge Mestre,
JC Lattès, 2012, 768 p, 23,90 €.
« L’Histoire immortelle accomplit des choses étranges en croisant la trajectoire de l’amour des corps mortels ». Cette phrase d’Inès et la joie (p 493) pourrait servir d’exergue au projet romanesque surhumain d’Almudena Grandes. Best-seller en Espagne, Le Cœur glacé a su réchauffer la mémoire de la péninsule entière. Mais au contraire de tant de best-sellers produits à la chaîne, il n’enfile pas des clichés au kilomètre et son écriture est aussi évocatrice que précise. On comprend que le lecteur espagnol s’y soit retrouvé : la cuisine, les paysages et les villes, la culture et l’histoire de son pays sont ici magistralement mis en scène. Mieux, c’est un passé récent, douloureux et intriguant qui est ici interrogé à travers deux familles, leurs parents et descendants, de plus des deux côtés des Pyrénées.
Alvaro, assistant à l’enterrement de son grand-père Julio Carrion, aperçoit une jeune et belle inconnue. Intrigué, il la rencontrera pour apprendre qu’elle fut la dernière maîtresse de cet homme de pouvoir de plus de quatre-vingts ans. Elle vient de France où se sont réfugiés ses ancêtres républicains après la guerre civile. Peu à peu, l’on apprend que le prestigieux homme d’affaires Julio Carrion cache un lourd secret : il a en effet appartenu à la « Divizion azul », donc aux troupes d’élite franquistes. Voilà une famille où l’on est capable de livrer l’un de ses membres aux phalangistes… Alvaro, irrésistiblement fasciné par la dangereuse donzelle, trompera-t-il son épouse irréprochable et aimée ; mais surtout -enjeu bien plus considérable à l’échelle de l’Espagne entière- réaliseront-il, en apprenant ces histoires qui rendent « le cœur glacé », la réconciliation des mémoires antagonistes? Le cœur de Julio Carrion a bel et bien lâché devant la menace de la révélation de son passé.
C’est à la fois en miroir et en complément chronologique qu’Amudena Grandes (née en 1960) nous livre un volume, tout aussi ambitieux et roboratif, Inés et la joie. Elle initie par là un immense panorama qui devrait compter six volumes, dont le second vient de paraître en Espagne (Le Lecteur de Jules Verne), décidée à embrasser un quart de siècle d’histoire, depuis 1939 jusqu’en 1964. L’oppression du franquisme, les convulsions de la résistance, l’Espagne National-Catholique, la terreur et l’émigration économique, tout devrait revivre en ce projet balzacien, ce en quoi elle est guidée par le patronage de son grand ainé, l’écrivain Pérez Galdos (1843-1920) qui brossa de larges fresques familiales et sociales, réunies sous le titre des Episodes nationaux qui comptent 46 volumes.
S’appuyant sur un épisode historique très peu connu, l’auteure tisse les liens romanesques d’une épopée où l’amour et la guerre sont inséparables. Inés, jeune républicaine frustrée, flanquée d’un frère phalangiste, entend en 1944 parler sur la clandestine « radio pirenaica » d’une opération de reconquête par des résistants communistes venus de la France libre. Nantie de cinq kilos de gâteaux (des rosquillas), elle part rejoindre l’enclave pyrénéenne du Val d’Aran où elle vivra, au sein de « cette effarante et donquichottesque prouesse », de turbulentes aventures, dont celle de l’amour. Quoique dans le cadre apparent d’un roman historique, Almudena Grandes maîtrise alors l’art de la fiction guerrière, politique et sentimentale avec brio. Bien sûr la tentative des guérilleros ne sera qu’un bref succès. A la mise en scène des amours avérées de Dolores Ibarruri (la Pasionaria) pour Francisco Anton, s’ajoute l’invention de celles d’Inès et de Galan, la femme nourricière et le guerrier, ces figures complémentaires et bien traditionnelles, quoique la jeune femme soit loin d’être dépourvue d’intelligence politique. L’exaltation du courage et de la générosité n’est pas la moindre vertu de ce roman aussi touffu que fluide.
Ces grandes fresques réalistes et fourmillantes de personnages et d’actions sont une formidable, efficace et nuancée initiation aux strates humaines et idéologiques de la mémoire espagnole. Cependant cette lutte contre le franquisme par les Républicains, si elle n’est pas tout à fait manichéenne, a quelque chose d’une béatification laïque du communisme, plus que discutable. Même si Almudena Grandes n’est pas tout à fait naïve lorsqu’elle qualifie la Pasionaria et son « immaculée candeur de Vierge Marie du prolétariat international à l’abri de toutes les éclaboussures de toutes les flaques souillées de ce monde ». L’ironie est-elle assez caustique ? Oublierait-t-elle que le communisme, s’il avait remplacé l’infamie franquiste, aurait été invariablement une autre infamie, voire pire ?
Voilà des romans feuilletonesques, aux personnages attachants et saisissants, quoique héroïsés de manière un brin trop idéalisée et sculpturale, parfois un peu alourdis par la monotonie du récit didactique. La dimension romanesque, voire presque invraisemblable, s’appuie sur un impressionnant travail de documentation, ajoutant ainsi la fiction vivante à une réalité disparue. Un souffle narratif et épique à la Dumas anime la décidément irremplaçable romancière, d’ailleurs saluée par Mario Vargas Llosa.
Saga familiale documentée aux personnages nombreux et parfaitement individualisés, dramaturgie judicieusement ordonnée, analyses psychologiques sans lourdeur, à tout cela s’ajoutent des formules parfois élégantes et riches de sens pour un roman qui, s’il n’est guère novateur et n’est en rien le défricheur de ce genre de thématiques, est prodigieusement efficace. Reste que le talent d’Almudena Grandes n’est pas sans surprise : il faut se souvenir qu’elle défraya la chronique en 1989, en pleine movida, balayant l’ex pudibonderie catholique et franquiste, en publiant Les Vies de Loulou, récit de l’initiation aux fantasmes et à la vie érotique, jusqu’aux désirs les plus dangereux. Collant aux développements et à l’histoire des générations espagnoles, il est presque miraculeux que cette grande dame des lettres sache si bien mettre ses talents au service de romans emblématiques de notre histoire et de nos mœurs.
Catedral de Siguenza, Guadalajara, Castilla La Mancha.
Photo : T. Guinhut.
Juan Francisco Ferré :
Providence du lecteur et Karnaval capitaliste ?
Suivi par Juan Filloy : Op Oloop.
Juan Francisco Ferré : Providence,
traduit de l’espagnol par François Monti,
Passage du Nord-Ouest, 640 p, 25 €.
Juan Francisco Ferré : Karnaval,
traduit de l’espagnol par Inés Introcaso et Brigitte Jensen,
Passage du Nord-Ouest, 621 p, 24 €.
Juan Filloy : Op Oloop, traduit de l’espagnol (Argentine) par Céleste Desoille,
Monsieur Toussaint Louverture, 256 p, 18,50 €.
Comment faire son Grand Roman ? Sinon en projetant sur la trajectoire d’un alter ego le retable baroque de nombre d’images du monde et de fantasmes universels. La recette parait simple ; au risque du narcissisme et de l’explosion désordonné des thèmes et des strates culturelles. Nous avons cru ainsi nommer la tentative esthétique de Juan Franscisco Ferré (né à Malaga en 1962), fantasmant le roman total avec son Providence et brassant la satire dans Karnaval ; dont le burlesque n’est pas loin de celui d’un autre romancier de langue espagnole, cette fois argentin : Juan Filloy, détenteur de l’ambitieux et dérisoire Op Oloop.
Providence est très vite un livre intrigant, bavard autant que riche, comme une sorte de météore de poids, plutôt bien ficelé. Car ce ne sont pas les ficelles qui manquent : allusions souterraines à un grand écrivain culte et occulte -Lovecraft pour ne pas le nommer- histoire de se donner un parrainage édifiant, ironie haute en couleurs envers les « vertus du capitalisme béni » histoire de se poser en trop facile moraliste économique, mythe faustien pour la caution profondément philosophique, et satire du cinéma hollywoodien pour l’inscription mode dans l’air du temps, sans compter les épices érotico-pornographiques pour se la jouer coquin et transgressiste… On hésite alors entre le défi au Grand Roman Américain brillamment relevé par un écrivain espagnol et la pantalonnade bourrée de clichés mis en scène avec art. Le fourre-tout parait parfois somptueusement réussi, parfois aussi flapi qu’un collage qui se décolle…
Pour peut-être y réaliser une projection biaisée de son auteur, et comme pour exorciser son homonyme politique, le narrateur se nomme, Alex Franco. Cinéaste plus ou moins d’avant-garde, il voit son film sélectionné puis dédaigné à Cannes où il rencontre une superbe sexagénaire qui lui ouvre autant son lit que la parfaite réplique artificielle du corps de ses vingt ans, en lui proposant un contrat cinématographique prometteur et mystérieux. Jusque-là, malgré le ton -un peu trop jeune frimeur- et des scènes superfétatoires avec des entraîneuses louches, et en passant par la rencontre d’un étrange tentateur nommé El-Razed qui lui propose -en une scène splendide- de changer sa vie grâce à « des opportunités exclusives », puis « le succès », le roman parait plus que prometteur. D’autant que le scénario qu’il se doit de mener à bien postule l’existence d’un jeu vidéo nommé « Providence » qui serait plus addictif et plus dangereux que le terrorisme du 11 septembre. L'on a compris les nombreuses allusions à l'écrivain Lovecraft[1]…
Le principal reproche que l’on peut légitiment faire à cet opus est la disproportion entre les ambitions parfois hautement relevées du roman gothique, du roman total et celles de la pauvrette satire à peine convenue du milieu cinématographique et surtout du roman universitaire (ou campus novel). Dans la ville américaine de Providence, entre quelques cours sur l’histoire du cinéma et sur Les Dents de la mer, un brin prétentieux et prétendument provocateurs, qui lui valent l’inimitié de ses étudiants, notre Alex Franco, professeur invité par le biais de ces méphistophélétiques commanditaires, passe son temps à vaguement brasser son ennui. Dans sa maison de location couverte de posters procommunistes, il consomme une drogue nommé « Blue moon » qui lui est mystérieusement fournie, couche avec toute jeune femelle qui bouge à sa portée, en un puéril sex movie. Les scènes sexuelles sont hélas d’une platitude à faire bailler un érotomane : des dizaines de pages alignées de coucheries de hasard et sordides, sans intérêt aucun, que (non par pudibonderie) l’on se refuse à cautionner ;même s’il appelle sans nécessité ses vulgaires partenaires des « muses »En cette piètre satire des moeurs, jusqu’à une sodomie vexatoire, il n’y a aucune extase, aucune nécessité dramatique, à moins que les Noires et Noirs puissent être associés à la résurgence d’un racisme venu de Lovecraft et dépassé…
En oublie-t-il le projet de film qui lui a été confié, à partir d’un scénario à retravailler, autour d’un écrivain russe, auteur de « Cristal liquide » et d’un jeu vidéo justement nommé « Providence », comme la ville où Resnais tourna son film, comme la ville où écrivit Lovecraft, comme celle où il doit enseigner pour préparer sa création et servir d’on ne sait quelle tête de pont pour une organisation secrète complotant dans l’ombre : « une conspiration pour imposer le monde virtuel au monde réel ». D’où l’impression un peu facile de se trouver aux lisières des théories du complot les plus poisseuses de ridicule ainsi que des romans paranoïdes, mais autrement complexes de Thomas Pynchon.
Le conglomérat romanesque prend de l’épaisseur avec les lettres d’un mystérieux Jack Daniels qui l’entretien d’une « Eglise écarlate » et de son « application rigoureuse du sentiment orgiastique vital », sans que notre anti-héros en prenne de la graine avant qu’il ne soit trop tard. Et lorsqu’un de ces étudiants lui confie un manuscrit déjanté, évidente mise en abyme du roman : « une constellation d’histoires reliées par des personnages, des éléments ou des images». Qui sait si ce fragment fantasmatique mettant en scène un Lovecraft meurtrier en série en fait partie ? A moins qu’il s’agisse d’une « biographie filée et irrévérencieuse » fomentée par notre velléitaire Alex…
Entre science-fiction et fantastique, ce capharnaüm fascinant peut être compris comme les étapes hallucinées, entraînant souvent la déception, d’un jeu, dont les « niveaux » sont ceux du roman : « une monstrueuse page web, un jeu vidéo maléfique », qui devient parfois « Providenz », comme pour faire écho à eXistenZ, cet excellent film de David Cronenberg. Providence est une ville, un film qui ne verra peut-être jamais la lumière, un jeu-vidéo sournois et apocalyptique, un être-là, un désir, une peur. Les divers niveaux de lectures parviennent à multiplier l’intérêt pour cet étrange habitant de la borgesienne bibliothèque de Babel. Ce dont la préface du grand Julian Rios se fait l’écho, quoique en paraissant un peu manquer et hyperboliser son objet. Le postmodernisme de Ferré est bien sûr flagrant, jouant avec les références métafictionnelles, les réécritures renégates des grands mythes, depuis celui de Faust au petit pied jusqu’à celui de Cthulhu, le dieu plus qu’ancien de Lovecraft, prêt à ravager un gratte-ciel par le feu, avant de ravager le monde entier, en s’infiltrant dans une « Confrérie des amis du crime organisé » et dans un jeu vidéo : « Le nom secret de la Jérusalem du futur (…) est PROVIDENCE. Ce paradis de l’esprit a un prix élevé : le corps. Le condamner afin de sauver l’esprit est un des objectifs les plus élevés du jeu. » L’initiation aux démons de l’Amérique, à la grotesque quincaillerie apocalyptique cinématographique -parodique ou désirée ?- est finalement sans pitié.
Quel est alors le degré de réalité où évolue Alex Franco ? Tout cela n’est-il qu’un artefact dû à sa drogue, que les facettes éclatées du diamant de la création littéraire, qu’une collection de fantasmes, qui vont de la haute dignité faustienne au bas prurit adolescent entre coucheries et jeu-vidéo ultime ? A moins qu’il devienne un « réseau neuronal artificiel »… Le roman est alors comme un cerveau réalisé, exposé en ses pages excellentes et médiocres, assurant après le long orgasme de la création, la survie science-fictionnelle de son créateur. Si Providence est un échec, une allégorie de la condition humaine et de ses ambitions frustrées, il est de toute évidence plus exaltant que cent réussites.
À moins que son Karnaval, dans lequel « DK», ex-directeur du Fonds monétaire international (on aura compris l'allusion) prépare son Grand Soir, soit la satire explosive attendue... « Le dieu K », qui n’a pas grand-chose de kafkaïen, est bouffi de toute-puissance, y-compris sexuelle, y-compris jusqu’à la certitude de son impunité astronomique. Las, la rencontre avec une modeste femme de chambre dans laquelle son sexe se serait faufilé en toute innocence, signe sa descente aux enfers de l’impuissance sexuelle et politique. C’est farfelu en diable, comme lorsque son épouse, Nicole, lui propose, en guise de soin physique et psychologique, une cérémonie d’exorcisme se soldant par une anale excrétion d’œufs multicolores. L’économiste socio-démocrate, alias « Dionysos K », s’imagine être le héros d’une tragédie grecque (d’où vient le mot carnaval via les dionysies), fantasme l’abolition de la propriété privée, écrit aux grands de ce monde, Obama, Sarkozy, Lady Gaga, Chomsky et autres économistes. Scènes homosexuelles, zoophiles, parodies de divers écrivains, entre Sollers et Houellebecq, le fourre-tout du tout contemporain fait rire et cependant fatigue rapidement son lecteur. La concision n’étant pas le péché mignon de Ferré, le monstre, qui se veut « orgie effrénée » et « Theatrum Philosophicum », accouche d’une poignée de lubriques souris, d’autant que le roman use et abuse avec inconscience de la caricature d’un « capitalisme totalitaire » honni et cependant précieux lorsqu’il est libéral[2].
Totalement loufoque ce Op Oloop… Le titre de l’Argentin Juan Filloy tient on ne peut mieux sa promesse : avec un nom pareil, le personnage éponyme est excentrique à souhait, à son corps défendant. En effet, il brille d’abord par sa mesure, sa rigueur, sa « méthode » par lui réputées infaillibles pour bien conduire sa vie vers « l’art supérieur d’être un homme ». En bon statisticien finnois, il mesure au millimètre son temps et ses actes, épouvanté par le moindre accroc. Hélas, des irritations inopinées, un modeste incident de la route, le font déjanter. Jusqu’à faillir être assassiné, jusqu’à entraîner sa fiancée Franziska malgré l’opposition de son père qui « préfère la voir se morfondre, hâve et languissante, dans les souffrances du délire virginal, que de laisser s’épanouir les fleurs du désir ancestral sur ses joues et ses seins ». Conduit par un style baroque époustouflant, ce roman hors normes est animé d’une écriture ampoulée, alambiquée et néanmoins entraînante, riche d’allusions culturelles, voire mythologiques. La langue de Filloy et de son personnage, un rien désuète, est absolument désopilante, pétrie d’ironie surréaliste, sinon d’un zeste de jeu oulipien. L’acmé du suicide de cet anti-héros aux prétentions hyperboliques est une satire des ambitions humaines, puisqu’il constate « l’échec retentissant de l’amour » et découvre « la face cachée de la vanité ». Une fois de plus les éditions Monsieur Toussaint Louverture nous révèlent une œuvre singulière, un roman philosophique et ludique interdit en 1934 pour pornographie. Ce journal testamentaire d’un excentrique intellectuel passablement libidineux a été commis par un auteur lui-même plus qu’insolite. Juan Filloy fut arbitre de boxe et centenaire (1894-2000), juge et polyglotte, ami de Borges et auteur de vingt-sept romans aux titres de sept lettres qui impressionnèrent Cortazar. Vite, que l’on traduise encore de ces bijoux étonnants !
Ian Gibson : Le Cheval bleu de ma folie, Federico Garcia Lorca et le monde homosexuel,
traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli, Seuil, 2011, 448 p, 24,50 €.
Federico Garcia Lorca : Une Colombe si cruelle. Poèmes en proses et autres textes,
Bruno Doucey, traduit par Carole Fillière, 2020,144 p, 16 €.
Il y a des vérités qui ont longtemps dérangé en Espagne. Non seulement Federico Garcia Lorca était homosexuel, mais son œuvre, plus précisément sa poésie, est illisible sans ce prisme de lecture. C’est la thèse d’Ian Gibson, qui fut son biographe[1], passant outre les difficultés à obtenir des informations, tant les mentalités furent corsetées par le franquisme. La cécité volontaire de la critique, la famille interdisant à qui voulait aborder le scabreux sujet d’accéder aux manuscrits équivalaient à une réelle censure. L’on sait aujourd’hui que traité de « pédé », le poète de Grenade fut « torturé, surtout dans le cul » (selon un témoin) et assassiné en 1936 par les milices franquistes, essentiellement par le soin d’une infâme homophobie. Cette réhabilitation de la vérité poétique homosexuelle de Federico Garcia Lorca ne va pas sans la poétique surréaliste d’Une Colombe si cruelle.
C’est bien après sa mort, en 1983, que Garcia Lorca aurait pu voir publiés, hors commerce et en petit nombre, ses Sonnets de l’amour obscur. Il n’aurait pas manqué d’être stupéfait, lorsqu’en 1984 le grand quotidien de droite traditionnelle ABC les reprit. Hélas, l’adjectif « obscur » avait disparu. La critique souligna l’allusion à la « nuit obscure de l’âme » du mystique Saint Jean de la Croix. Rien de la connotation de la marginalité homosexuelle obscure. Ian Gibson s’attache alors à rétablir la validité de l’éros de Garcia Lorca. Non pas seulement pour des raisons anecdotiques, historiques, mais pour rendre à l’œuvre poétique toute sa sensualité, toute son acuité, sans préjugé. Il n’y a rien d’attentatoire à l’hispanité que d’accepter que l’un des plus grands poètes espagnol eût fait de l’amour homosexuel un thème privilégié. Il s’agit bien, disait Luis Cernuda, de « radieux garçons ».L’on sait que Rafael Rodriguez Rapun, son secrétaire et ami, fut le destinataire de ces « onze sonnets si longtemps séquestrés ».
Du jeune Garcia Lorca, lycéen accablé par les quolibets pointant sa féminité, adressant des poèmes amoureux à une jeune pianiste blonde, ressort une personnalité complexe. Depuis une passion pour les seins, en passant par la souffrance de la masturbation alors vilipendée, jusqu’aux passions pour les garçons, l’ardeur sensuelle et lyrique ne se dément pas. Il fut l’ami et l’amoureux de Salvador Dali auquel il consacra « une « Ode » splendide, vantant sa « voix olivine » et l’apostrophant : « ton cœur astronomique et tendre ». Mais sans bénéficier de la réciprocité sodomite qu’il espérait… Lui qui avait, nous dit-on, de « terribles besoins sexuels », fut l’amant heureux et malheureux d’un sculpteur, de bien d’autres, surtout lorsque charisme et génie reconnus lui attirèrent tant d’opportunités. Y compris lors de ses voyages à New-York et Cuba où il trouva liberté et « orgies ».
Comment exprimer dans l’œuvre ce désir des « invertis », pour reprendre le terme proustien qu’il connaissait ? Par des allusions à Saint-Sébastien percé de flèches, à la « splendeur adolescente » et aux « cuisses d’Apollon virginal » de l’antiquité grecque, au « cheval bleu de ma folie », symbole de puissance sexuelle. Ou par des vers religieux offerts à « Saint-Michel couvert de dentelles » qui « montre ses belles cuisses ». La « morale de la liberté entière » et la « sexualité plurielle » qu’il réclamait dans des conversations privées s’exprimaient à mots couverts, quand la répression franquiste allait s’intensifier. Pourtant, dans la pièce Le Public, le coït anal est très nettement suggéré : « pénombre et fleurs dans le cul du mort ». Et l’évidence de l’amour qui ne peut pas dire son nom éclate dans l’ « Ode à Walt Whitman », avec l’éloge de la « veine de corail » et la satire des « tapettes ».
Par-delà la mort du républicain Garcia Lorca, surnommé « Loca » (la folle) par une revue fasciste, Ian Gibson a su rendre justice et vérité à celui qui de son temps était un « classique vivant ».
Par-delà les pièces de théâtre, dont Noces de sang est peut-être la plus emblématique, par-delà les recueils fondateurs, comme Le Romancero gitan, écrit en vers, et à la suite duquel Lorca rejetait l’étiquette de poète gitan qui lui fut longuement attribuée, l’on a tendance à oublier les proses, comme celles, jusque-là à demi inédites en français, d’Une Colombe si cruelle, car seulement douze textes sur vingt-six figurent dans l’édition de La Pléiade[2]. Pourtant, quoique son auteur n’ait jamais pu lui faire voir le jour, voici un recueil composé à partir de 1920, dont le surréalisme est flamboyant, sans cesse vivant, animant l’écriture d’images surprenantes et colorées.
D’abord inspiré par le symbolisme de Juan Jamon Jiménez qui prisait infiniment ce genre, Federico Garcia Lorca se découvre un maître du poème en prose, entre écriture ludique et quête de sens, de façon à peindre un univers infiniment singulier. La rencontre avec Salvador Dali est à cet égard fulgurante. Au point que, comme le révèle la préfacière Zoraida Carandell, « Nageuse engloutie » et « Suicide à Alexandrie » aient été publiées dans la revue dalinienne : L’Amic de les arts, et que « Poétique », qui referme le recueil ait pu être écrit à quatre mains. Il ne s’agit pas seulement d’une série de cabrioles esthétiques, fondées sur l’écriture moderniste en « cadavre exquis » hors de tout lien logique, mais d’une réflexion élevée sur l’art et le théâtre, jusqu’à une dimension métaphysique, à l’instar de l’ « Histoire de ce coq ». Mais, plongeant dans l’univers médiéval, des contes, comme « Jeu de dames », voire des paraboles, comme « Sainte Liria » entraînent le lecteur dans le merveilleux. L’on y trouve en outre de nombreuses allusions à la peinture, en particulier baroque, avec « Sainte Lucie et Saint Lazare ». À la lisière de l’ekphrasis, cette description de l’œuvre d’art, la poésie de Federico Garcia Lorca rutile de couleurs, voire de correspondances baudelairiennes. Le spectre est très étendu, de la mythologie grecque en une ode à « Psyché », jusqu’au cinéma, au travers de méditations sur « La mort de la mère de Charlot », en passant par la mystique chrétienne avec « La décollation des Innocents »…
En quelque sorte, la poésie est cette « petite colombe qui pulse entre mes doigts ». Elle est musique : « l’aubergiste et sa femme chantaient un duo d’aubépine et de violette » ; elle est érotisme : « Dans la rose d’encre était mon amour ». Mieux peut-être : « Tu dois emplir de nuages tes poèmes pour que la pluie parfois tombe sur eux et qu’ils ne se dessèchent guère », un verset à la lisière de l’aphorisme.
Cette Colombe si cruelle est un beau livre, qui jongle avec bonheur entre apologues et tableaux vivants, prestidigitation des métaphores et art poétique. D’autant qu’il est traduit avec ardeur et commenté avec intelligence par Carole Fillière. Il est certes bien à sa place dans le catalogue des éditions Bruno Doucey, dont il est le cent-soixante-quinzième titre, parmi tant de pages précieuses de Margaret Atwood, Herman Hesse, Pierre Seghers et bien d’autres, du haikai japonais à la Beat Attitude, celle des femmes poètes de la Beat Generation… L’on retiendra de Federico Garcia Lorca et de son « grand oignon d'idées », entre le tableau tragique d’une existence vaincue par le franquisme et l’efflorescence poétique, que la liberté poétique rime avec liberté politique.
Thierry Guinhut
La partie sur Ian Gibson a été publiée dans Le Matricule des Anges, juillet/août 2011
traduit de l’espagnol par Geneviève Duchêne, Tristram, 128 p, 15 €.
Julian Rios :Chez Ulysse,
traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan, et 256 p, 21 €.
C’est avec un respect poli confinant à l’indifférence que nombre de lecteurs effleureront les pages de Julian Rios. Ecrivant dans le sillage de Joyce et qualifié par Carlos Fuentes d’ « écrivain le plus créatif de la langue espagnole », son aura d’intellectualisme, de difficulté linguistique, repousserait le lecteur de bonne volonté comme au toucher des épines du chapeau-cactus qui figure sur la couverture des Nouveaux chapeaux pour Alice… Faut-il craindre les folies narratives et linguistiques de Julian Rios, disciple facétieux de Lewis Carroll et de son Alice au pays des merveilles ?
L'on aurait pourtant gravement tort d’avoir peur. De ne pas céder à l’humour frais de ce vert couvre-chef, à cette porte ouverte de temple entre les tranches des livres… On appréciera au passage le talent du graphiste qui accompagne ainsi l’arrivée de Rios chez Tristram, après que José Corti ait publié huit autres volumes, pourtant non des moindres, entre Album de Babel et Larva, son « opus magnum ». La logique de cette entrée au catalogue n’étonnera pas ceux qui connaissent l’attention de l’éditeur amoureux de Sterne aux expérimentateurs les plus divers, d’Arno Schmidt à Ballard. Mais, comme par magie, cette nouvelle branche éditoriale fait fleurir deux parmi les textes les plus lisibles, les plus délicieusement fantaisistes d’un Julian Rios qui a l’incroyable talent de rendre limpide de nouvelles aventures d’Alice au pays des merveilles autant que la lecture du monstrueux Ulysse de Joyce.
À sa manière, Julian Rios remet en selle l’art peut-être décrié, oublié, des réécritures. Loin de nous de penser qu’il puisse manquer de créativité personnelle en devenant ainsi l’épigone, le copieur des plus grandes plumes, qu’il coiffe pour acquérir une gloire usurpée. Comme la Fontaine reprenait Esope, il s’approprie Lewis Carroll et James Joyce, Babel et Don Quichotte, soit les plus grands mythes littéraires, pour les malaxer, leur faire rendre un nouveau jus, non seulement digne des modèles, mais encore aussi nouveau qu’indispensablement excitant.
Au moyen de nouveaux « quichottextes » le Chapelier Fou propose à son Alice préférée une trentaine de chapeaux qui sont autant d’histoires à perdre la tête. Ces voyages mentaux offerts par le prestidigitateur emportent Alice et le lecteur dans une spirale baroque de micromondes sans cesse changeants. Une « mitre dentelée » lui montre un « albinos obèse » qui se fait appeler Moby Dick, un « fez huppé » la plonge dans d’étranges Mille et une nuits rouges de roses et de sang, un « béret jaune orné de thermomètre » la fait infirmière de nuit et de délires, un « casque/casquette » lui permet de changer de sexe à volonté… Elle coiffera une girouette fléchée pour Guillaume Tell, un serpent à sonnettes venu du jardin d’éden, un béret parisien, un chapeau de mousquetaires… On l’a compris, cette pochette surprise de poèmes en proses fondants et à la dynamique narrative inénarrable sont autant d’images kaléidoscopiques des pouvoirs de la littérature : en quelques mots, Julian Rios déclenche une vision explosante fixe de l’homme et du monde et un bouquet d’allusions à la bibliothèque universelle.
Cependant Julian Rios excelle également à déplier la massive somme joycienne. Car avec son aide, chez Joyce, nous sommes chez nous. C’est à la fois un plan de visite, un jeu de pastiches, et un commentaire. Il reprend, comme autant de salles joyciennes, les dix-huit parties homériques sur lesquelles s’est appuyé le créateur irlandais. Rappelant, ce faisant, combien lui-même n’est qu’un maillon d’une longue chaîne de réécritures. Un « Cicérone » allonge « sa baguette en direction de l’ordinateur papillotant » pour orienter son public, puis ouvre chaque fenêtre pour une paraphrase dialoguée qui bruit de fantaisie et d’intelligence, sans compter les jeux de mots qui n’ont rien d’« Ulysible ». On suit Stéphen-Télémaque et Bloom-Ulysse comme des amis intimes, y compris dans le « labyrinthe d’excreta » : ils « défèquent, urinent et crachent comme tout être humain ». Sans tomber dans cette méchanceté qui peut salir une parodie, Julian Rios, circule dans le roman avec un humour et une légèreté toute pédagogique qui permet de donner beaucoup d’air à un chef-d’œuvre que l’on trouve souvent bien renfermé. Ce faisant, il laisse prise à un risque majeur : peut-être préférera-t-on lire Chez Ulysse qu’Ulysse lui-même !
Qui sait si Julian Rios balise à la perfection le chemin entre le lisible et l'illisible, bat James Joyce tel qu'en lui-même sur son propre terrain... Larva, que d'aucun comptent pour son chef-d'oeuvre, sous-titré Babel d'une nuit de la Saint-Jean, joue sur les mots, les allusions, les notes face à chaque page. N'est-ce qu'une une billevesée de 600 pages, traduite par Denis Fernandez-Recatala, avec le concours et l'obligeance de l'auteur ? En leurs « experditions », deux amants se prennent pour des personnages de roman : Mille et une nuits londoniennes ? cosmopolistisme d'une Babel au bord de la Tamise ? Tout cela à la fois, sans compter le souvenir d'un Ulysse joycien, d'une Alice au pays réjouissant du postmodernisme...
Thierry Guinhut
Article, ici augmenté, publié en 2007 dans la revue Europe
Santo Domingo de la Calzada, La Rioja. Photo : T. Guinhut.
Les Muses de José Carlos Somoza :
Daphné disparue
et les Dames dangereuses.
José Carlos Somoza : Daphné disparue,
traduit de l'espagnol par Marianne Million,
Actes Sud, 224 pages, 19,30 €.
José Carlos Somoza : La Dame n°13,
traduit de l'espagnol par Marianne Million,
Actes Sud, 428 p, 23 €..
Personne n'ignore que le roman est fiction. Mais il sera difficile de trouver un auteur qui nous le dira mieux que José Carlos Somoza. Au point de faire basculer notre perception dans une vision démultipliée et surimaginative de la réalité. C'est souvent à la lisière du roman policier et du fantastique qu'intervient l'ingénieux José Carlos Somoza, clinicien de la psyché et des mythes.Inspiré, dans La dame n° 13, par un conclave de Muses dangereuses, il fait de sa Daphné disparue un conte fantastique sur la littérature et une satire sur le monde de l'édition.
À l'occasion de Clara et la pénombre, le romancier espagnol disposait un bouquet de meurtres en série perpétrées sur de jeunes mannequins utilisées comme œuvre d'art, indiquant la voie à de futurs artistes qui voudront peut-être exploiter les corps peints comme marchandises artistiques : on voit d'ici venir le problème autant éthique qu'esthétique.
Poursuivant son dangereux chemin de fantasme, le romancier commettait un roman laconiquement intitulé La Dame n° 13. Un professeur de Lettres un peu désaxé tombe amoureux d'une jeune clandestine hongroise qui joue un rôle onirique dans une maison plus que mystérieuse. Crime, figurine symbolique, enquêtes conduisent les protagonistes dans l'arachnéenne toile de treize Dames avec le concours d'un vieux médecin. Ces étranges sorcières sont-elle les Muses, terribles inspiratrices au service des plus grands écrivains de l'Histoire ? Notre professeur sera-t-il brisé ou inspiré ? Suspense, prose luxuriante, problématiques littéraires et psychiques, tout chez José Carlos Somoza est fascinant. La poésie même est vénéneuse, capable de destruction, de par la bouche de ces dames qui sont treize : « La n° 1 Invite, / La n° 2 Surveille, / La n° 3 Punit, / La n° 4 Rend fou, / La n° 5 Passionne, / La n° 6 Maudit, / La n° 7 Empoisonne, / La n° 8 Conjure, / La n° 9 Invoque, / La n° 10 Exécute, / La n° 11 Devine, / La n° 12 Connaît ». Le vieux médecin conclut alors sa récitation par : « Ne te risque jamais, même en rêve, à parler de la dernière ».
Il faut se résoudre à consentir que ces dames inflexibles aient inspiré, sous les noms de Baccularia ou de Fascinaria, Pétrarque et Shakespeare, soit la Dame brune des Sonnets. Ou encore Milton, Keats, Hölderlin, Blake, jusqu'à Borges.
La quête risque d'être semée d'embûches, jusqu'à l'abord de la révélation : « et, pour la première fois de sa vie, il se sentit en enfer en la contemplant ». Le pire est peut-être à venir, lorsque les poèmes peuvent être des armes fatales...
Une autre « Dame » va bientôt occuper les fantasmes du romancier, cette fois-ci devenu personnage, peut-être alter ego, dans une vertigineuse mise en abyme, dans une galerie de miroirs démultipliés et brisés : la Daphné disparue. À cause d'un accident de voiture, l'écrivain Juan Cabo a perdu la mémoire. Il est célèbre, de par ses romans à succès, et grâce à son prestigieux éditeur : un aveugle imposant nommé Salmeron. De retour dans son bureau, il retrouve le carnet sur lequel il a noté son dernier paragraphe : «Je suis tombé amoureux d'une femme inconnue. J'écris en dînant au restaurant La Floresta invisible ». Suit une description inachevée de cette Daphnée. Voilà qui excite l'imagination de celui qui a obtenu le « prix Bartleby Le Plumitif » C'est ainsi que Juan Cabo se lance dans une poursuite effrénée de Muse dangereuse, menant l'enquête dans ce restaurant pour écrivains où l'on garde à disposition leurs manuscrits.
Les étages et les jeux de miroirs de la fiction se démultiplient alors. Il s'agit de débusquer les textes des collègues ou aspirants à l'écriture afin d'identifier la femme de la table N°15. Mais existe-t-elle autrement qu'en quelques phrases, que dans l'imagination tronquée de personnages interlopes ? Car tout le monde, y compris Dieu, est écrivain, sans compter que le détective Horacio Neirs, comparé à « une phrase de Flaubert », est également critique littéraire. De plus, l'éditeur Salmero présente à la Foire du Livre de Madrid une maquette géante où l'on trouve « en temps réel » la description et les narrations de la ville sous forme de volumes à suivre. Aux détours de la quête, on rencontre une vieille auteure alcoolique qui vit avec son personnage, un poète assassiné, des branches de laurier incomplètes qui livrent des vers des Métamorphoses d'Ovide.
La plus étonnante des personnages est sans conteste la « Muse Gabbler Ochoa, Modèle professionnel pour écrivains ». Elle est splendide, épiée par les stylos, les carnets des hommes, elle sollicite auprès de Juan Cabo un « viol » théâtral. On découvre grâce à la publication d'un feuilleton à épisodes que l'inconnue poursuivie par le romancier a été enlevée et menacée de mort : chacun la croirait-elle donc uniquement fictionnelle ? Pour sauver cette « Daphné disparue » et changée, comme dans le mythe, en laurier littéraire, notre écrivain, peut-être « né il y a trente-cinq pages au lieu de trente-cinq ans », devra achever son portrait et son histoire, avant d'ultimes rebondissements...
Parmi ce dédale fantastique, le réel paraît autant se construire que s'effacer, tout est écriture et reflet, sans préjudice pour une intrigue menée de main de maître. À ce borgésien plaisir narratif et spéculaire, s'ajoute une dimension satirique. Que penser de cet éditeur qui manipule ses auteurs, pour qui la littérature « redeviendrait anonyme, non par le travail d'une seule personne mais de plusieurs » pour qui «le roman de l'avenir appartiendra à l'Editeur (...) en tant qu'organisateur » et ne sera plus qu'un « conclave de muses en costumes de cadres ». Séduisant ou effrayant ? Quant à cette professionnalisation de la Muse, à une époque où se bousculent les candidats à la célébrité artistique, voilà qui paraît autant manquer de poésie que receler un monde de possibilités qu'il serait peut-être intéressant d'exploiter.
José Carlos Somoza est né à La Havane en 1959 ; pourtant, poussée à l'exil politique par le régime castriste, sa famille s'exila dès 1960 pour vivre en Espagne. Il livre ici un de ses romans les plus efficaces, quand il a parfois tendance, à partir de scénarios prodigieusement inventifs, à s'égarer dans une gangue stylistique et narrative un peu plombée. Ce fut le cas dans La Théorie des cordes, où les énigmes de la physique permettent non sans tragédie la contemplation du passé, et dans La Clé de l'abîme, voyage initiatique flirtant avec la science-fiction et l'héroïc fantasy... Daphné disparue est sans conteste l'un de ses opus les plus réussis, avec La Dame N°13, où la confrontation avec un club de Muses aussi dangereuses qu'indispensables aux génies fait frémir : à la fois de peur et d'excitation intellectuelle... Mêlant modernité, sciences et mythologie, en un ébouriffant fleuve fantastique aux multiples bras séducteurs, Somoza est un conteur inégal, mais hautement original. Son monde quotidien, sa psyché, sont-ils ainsi faits des doubles fonds de ses fictions, sont-ils ainsi traversés de créatures fantomatiques, d'allégories sensuelles, de Muses poétiques et perverses ? Et les nôtres ?
Thierry Guinhut,
La partie sur Daphné disparue a été publiée dansLe Matricule des Anges, novembre-décembre, 2008
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.