Les résonances musicales, picturales et littéraires
d’Haruki Murakami :
Le Meurtre du Commandeur,
Kafka sur le rivage.
Haruki Murakami Le Meurtre du Commandeur,
traduit du japonais par Hélène Morita, Belfond,
Livre 1, 456 p, 23,90 €, Livre 2, 480 p, 23,90 €.
Haruki Murakami : Kafka sur le rivage,
traduit par Corine Atlan, 10/18, 640 p, 12 €.
Qui sait si un autre monde s’ouvre près de nous, lorsque résonne la mystérieuse clochette à manche de bois d’un vieux sanctuaire nocturne et pierreux. De même, parmi les anfractuosités du moi, repose un autre monde auquel un rien, mais surtout une œuvre d’art, permettront d’accéder. C’est tout l’art d’Haruki Murakami que d’associer un confort de lecture particulièrement aisé avec les mystères et les béances de la personnalité, jusqu’aux ténèbres du fantastique. Un brin kafkaïen (n’a-t-il pas écrit Kafka sur le rivage ?), il ne néglige ni les nouvelles, comme L’Etrange bibliothèque, ni les vastes massifs romanesques, comme la trilogie de 1Q84. Le dernier opus, en deux volets, du romancier japonais emprunte cette fois son titre, non plus à Orwell, mais à Mozart : Le Meurtre du Commandeur. Œuvres dans lesquelles les résonances musicales s’associent aux résonances picturales et littéraires pour former un art poétique.
Faussement simple, Haruki Murakami est un conteur dont la langue (et il en est probablement de même en japonais, ce pourquoi il faut remercier la traductrice Hélène Morita) coule avec une aisance remarquable. Elle prend son lecteur dans ses bras souples pour l’emporter dans le confortable fauteuil de la fiction, au point que l’on regretterait d’achever finalement cette lecture. Cependant cette simplicité recèle des interrogations infinies : « Dans vos toiles, il y a un je ne sais quoi qui stimule l’âme du spectateur d’une manière inhabituelle. À première vue, on se dit, oui, bon, ce sont des portraits ordinaires, conventionnels, mais si on les examine bien, on découvre qu’il y a quelque chose dedans ». C’est ainsi que Menshiki, amateur bientôt devenu client, commente les productions apparemment conventionnelles du jeune portraitiste.
Une telle citation pourrait s’inscrire au fronton de l’art d’Haruki Murakami. Art d’autant plus perspicace et universel qu’il s’intéresse à celui de la peinture. En effet, le personnage principal, narrateur et modeste héros, des deux « Livres » du Meurtre du Commandeur est un peintre. Et, comme si ce n’était pas assez, il habite quelques temps dans la demeure abandonnée par un vieux peintre grandement renommé qui maintenant est « dans un état mental qui ne lui permettait pas de faire la différence entre un opéra et une poêle à frire ».
Autre art donc, celui de l’opéra, puisque la discothèque du vieux Tomohiko Amada regorge d’interprétations remarquables, puisque le « Commandeur » est celui du Don Giovanni de Mozart. Ce sont des « correspondances » au sens baudelairien, d’autant plus qu’un tableau, celé dans le grenier du vieux peintre déchu, et habité par un hibou, attire l’attention du narrateur : « Le Meurtre du Commandeur ». Quoique peint dans le style profondément japonais du « nihonga », il représente la scène initiale de l’opus mozartien. On ne s’étonnera pas que la maison sur la montagne où s’installe le narrateur après son divorce soit l’occasion d’écoutes inspirantes. Ni que notre auteur ait publié ses entretiens avec un chef d’orchestre, Seiji Ozawa[1].
Lui qui est devenu un portraitiste professionnel recherché, bien qu’il ne lui semble pas travailler en artiste, parviendra-t-il, en faisant le portrait de Menshiki à « capter ce qui constituait le cœur de ce qu’il était » ? Car l’homme à la chevelure « étonnamment blanche », dont le nom s’écrit comme dans « Epargné par les couleurs », et qui habite opportunément une maison blanche sur la montagne d’en face, ne laissera peut-être pas découvrir son « secret enfermé dans une petite boite fermée à clé, elle-même profondément enterrée ». De même un vieux sanctuaire pierreux dégage « une atmosphère lourde de sens caché », alors que la nuit résonne de sa mystérieuse clochette.
Toute la difficulté du romancier est d’attirer le lecteur vers les secrets cachés et promis sans trop les déflorer. Aussi différents objets, différentes révélations, sont-ils comme les pierres d’une marelle, les balises d’un jeu de piste et d’une randonnée dans une contrée inexplorée : le hibou du grenier, le tableau caché et déballé, la clochette esseulée au fond de l’excavation, bientôt également musicale dans la nuit de l’atelier, qui est peut-être celle d’un bonze enterré vivant, momifié, et devenu « Bouddha à même le corps », ou d’une âme invisible.
Le peintre, d’abord en panne d’inspiration, et son voisin de la montagne d’en face sont deux solitaires, décalés de la société, artiste et amateur d’art, l’un nanti de quelque amante occasionnelle, l’autre fort riche, en son élégante maison immaculée et dont les cheveux blancs luxuriants seront le motif central de son portrait. L’un a perdu sa jeune sœur, l’autre n’a jamais été le père de sa fille… Ainsi la sorte de relation d’amitié, peut-être intéressée, qui s’installe peu à peu entre le peintre et son modèle permet peu à peu la confession de Menshiki, confiant sa probable paternité émue d’une fille de treize ans, dont il observe la maison avec de puissantes jumelles, et dont le narrateur va devoir également peindre le portrait.
Ne révélons pas toutes les chausse-trappes, n’ouvrons pas toutes les boites à mystère de ce roman et laissons le lecteur en craindre et savourer les contenus. Peut-être saura-t-il ainsi qui est ce « Commandeur », venu de l’Histoire de l’Autriche, qui est l’homme « au long visage », quels sont les chemins secrets de la fillette, comment la clochette sera un élément déclencheur, puis salvateur…
N’en doutons pas. À l’instar de Menshiki devant la lettre posthume de son amante, le lecteur se doit d’être armé d’attention et de perspicacité : « à la manière d’un linguiste étudiant une langue antique que plus personne ne parle, il avait exploré les différentes possibilités cachées dans ces lignes ».
À l’exploration psychologique, répond l’interrogation fantastique, là où s’ouvre « un léger décalage dans la jointure des mondes ». Certes, les explications rationnelles restent possibles, par exemple un courant d’air qui animerait la clochette sous les roches du sanctuaire, des hallucinations auditives et visuelles, des rêves intenses, comme lorsque le petit Commandeur est sorti de son tableau pour parler à notre peintre. Du moins en-a-t-il l’apparence, car il est plus exactement une « Idée ».
Cependant le fantastique monte par paliers. Les apparitions fantomatiques sont d’abord soumises au doute du narrateur, qu’il s’agisse du « Commandeur », dont l’apparence est empruntée par la momie philosophe venue du puits sous le sanctuaire (qui devient un tableau), ou du vieux peintre Tomohiko Amada, dont la vieillesse desséchée mais attentive réinvestit un instant son atelier. Elles deviennent de plus en plus prégnantes, jusqu’à l’apogée souterraine du roman !
Même si ce n’est qu’à l’occasion d’un rêve érotique, voire de paternités incertaines, prenons-y garde : « De multiples couches de réalité avaient fondu et s’étaient mélangées dans mon cerveau avant de se transformer en un fatras boueux. À l’image du chaos primitif du monde »...
On l’a deviné, le mystère ne va pas sans suspense. De surcroît lorsque la petite Marié manque son cours de dessin, disparait de manière inquiétante ; ce qui permet au roman de se voir frôler le récit policier. Reste qu’il faudra en passer par le meurtre de « l’Idée » du Commandeur, là où gît peut-être « la racine du mal », et brutalement interroger l’observateur au « long visage » qui n’est « qu’une métaphore ». Or mener son enquête parmi le souterrain « chemin des métaphores » et « entre le rien et l’être » risque de ne pas être de tout repos, là où aucune police ne peut être d’aucun secours : seule l’imbrication des pièces de l’irrationnel puzzle nous rendra Marié…
Aussi faut-il se demander quelle fonction remplit l’épisode démesurément fantastique de l’onirique descente souterraine de notre jeune peintre. Catabase orphique avec son passeur, initiation à la mort et à la renaissance, épreuves pour accéder aux métaphores de l’art, monnaie d’échange pour ramener au jour la petite Marié enfermée dans l’inconscient de la maison de Menshiki, où elle respire longtemps l’odeur ancienne des vêtements de sa mère dans le dressing…
Ce qui peut-être nous convainc le plus parmi les deux volets de ce roman, ce sont les récurrentes réflexions sur l’art, en particulier pictural ; ce dès le matinal degré zéro de la conception : « J’appelais ce moment « le zen de la toile ». Rien encore n’était dessiné, mais ce n’était pas encore du vide qu’il y avait là. Sur cette surface immaculée se dissimulait la forme sur le point d’advenir ». À cette esthétique zen s’ajoute une dimension platonicienne, ce que confirme à sa manière la mention de « l’Idée », qui définit le petit Commandeur.
En outre, l’art est partout saupoudré dans ce roman, qu’il s’agisse de la simple attention envers un acte culinaire quotidien ou de l’élégance de Menshiki : « il appuya alors sur la sonnette. En prenant son temps, prudemment, comme un poète lorsqu’il choisit un mot précis à placer à un endroit clé du vers ». Alors que ce dernier sait pertinemment qu’il n’atteint pas à la qualité d’artiste : « À ma façon j’ai une certaine intuition, mais malheureusement je n’ai pas le moyen de l’extérioriser. Si aigüe que soit cette intuition, je suis incapable de la transposer en une forme universelle, autrement dit, en œuvre d’art ».
C’est aussi l’histoire de la métamorphose du peintre. Une fois réussi le portrait de Menshiki, le narrateur a trouvé sa voie : le « portrait « abstrait » en quelque sorte ». Il sait aussi percevoir la vertu du non finito : « En demeurant inachevée, cette peinture était achevée », médite-t-il devant l’inquiétant portrait de « l’homme à la Subaru Forester blanche ». Si la capacité créatrice qui explore et expose la nature intime et explosive des choses s’épanouit, parfois dangereusement, sur les nouveaux tableaux du narrateur, la fin est à cet égard un peu décevante puisqu’il se cantonne de nouveau aux portraits de commande. Comme quoi, il n’a côtoyé qu’un moment le monde de « l’Idée » et le « chemin des métaphores »... Heureusement pour son lecteur, Haruki Murakami est en la matière un expert.
Le premier livre, sous-titré « Une Idée apparait », est plus riche intellectuellement ; le second, « La métaphore se déplace » est empreint d’un suspense plus haletant ; ce qui induit la seule et bien modeste réserve que l’on puisse amener auprès d’un tel diptyque de l’artiste et de la paternité. Il reste un de ces livres dont la lecture rend progressivement plus sensible et intelligent.
Aux références occidentales, comme les opéras de Mozart et de Richard Strauss, s’associent celles à des classiques de la littérature japonaise, Les Contes de pluie et de lune d’Akinari Ueda ; comme dans Kafka sur le rivage (titre qui vient d’une chanson) l’écrivain éponyme croise le Dit du Gengi de Murasaki-shikibu[2]. Explorant les pages du Meurtre du Commandeur, l’on frôle Alice au pays des merveilles, une allusion au cinéaste Akira Kurosawa, une autre à George Orwell, qui est évidemment un ricochet de 1Q84[3].
À l’instar de notre diptyque aimé, Kafka sur le rivage est une « tempête métaphysique et symbolique ». Un ami nommé « Corbeau », une noire « prédiction », un destin comparé à une « tempête de sable », tout semble orchestré pour que le doigt de la fatalité inscrive le signe de la tragédie sur le front du jeune narrateur. L’adolescent projette une fugue dans une « ville lointaine et inconnue », un « refuge dans une petite bibliothèque ». Car il se fait appeler « Kafka Tamura » et se dirige vers la bibliothèque Komura, où l’on conserve des volumes anciens de poésie. L’un des employés, Oshima, le recueille, le loge dans un refuge de montagne sommaire, et parlant de Sôseki[4] et de Schubert, lui confie : « les œuvres qui possèdent une sorte d’imperfection sont celles qui parlent le plus à nos cœurs, précisément parce qu’elles ont imparfaites ». Est-ce l’une des seules vertus de Kafka sur le rivage, dont le titre vient d’une étonnante chanson, qui fut jadis un fabuleux succès, de la belle bibliothécaire, Mlle Saeki, dont l’amoureux disparut tragiquement…
En ce mince refuge, des étagères sont chargées de livres, au service de l’autodidacte. Il lit ce que l’on devine être Eichmann à Jérusalem[5], médite sur l’accident dont il se réveilla ensanglanté, quoiqu’il ne s’en souvienne pas le moins du monde, puis, note : « Ce que j’imagine a peut-être beaucoup d’importance en ce monde ». Comme s’il s’agissait de la devise de notre écrivain.
Deux histoires parallèles se nouent : des enfants étrangement évanouis en 1944, celle du vieux Nakata qui sait parler aux chats. Evidemment elles sont liées. Le réalisme jusque-là omniprésent, se fissure légèrement, éclate, devant l’homme qui éventre et rassemble « des âmes de chats », que Nakata doit, sur sa demande, tuer, et qui se révèle avoir été un célèbre sculpteur, Koichi Tamura, donc le père de notre adolescent. Des pluies de poissons et de sangsues se produisent, mais « c’est peut-être une métaphore ». Le vieux, resté « idiot », mais pas si bête, doit partir en quête de la « pierre blanche » du sanctuaire (ce qui est un autre leitmotiv), avec le concours du jeune Hoshino (qui se métamorphosera grâce à son guide et au trio « À l’Archiduc » de Beethoven) et du « Colonel Sanders » (qui est un « concept »), alors que l’enquête policière est sur la piste de Nakata et de Kafka…
Le roman d’éducation d’un jeune homme le conduit à travailler et loger dans la bibliothèque, à être troublé par le jeune fantôme de Mlle Saeki, qui a cependant cinquante ans : « Ce qu’on nomme l’univers du surnaturel ne sont que les ténèbres de notre propre esprit ». Et, qui sait, à obéir à la prophétie paternelle : « Un jour, tu tueras ton père de tes mains, et tu coucheras avec ta mère », mais aussi avec sa sœur. Bien qu’il se découvre amoureux de la jeune fille du passé, l’oedipéenne tragédie se produira-t-elle ? Se changera-t-elle en sérénité ? Ce sont cette fois-ci des résonances littéraires, entre Sophocle et Kafka, qui irriguent l’univers profondément émouvant d’Haruki Murakami. De plus, comme le dit le poète William Butler Yeats, « la responsabilité commence dans les rêves ». Aussi, « ton sperme est absorbé dans l’autre monde ». Les personnages s’aventurent dans le lacis de la filiation, des vies antérieures et des réincarnations, mais aussi dans une forêt initiatique où il faut laisser Eurydice. En un roman exponentiel, là « où tu devras vivre dans ta propre bibliothèque », là également sont les résonances…
La délicatesse du réalisme onirique d’Haruki Murakami (né en 1949 à Kyoto) fait ici et là merveille, non loin d’ailleurs de l’écriture de Yoko Ogawa[6], mieux semble-t-il que dans le triptyque formé par 1Q84. Mieux encore que dans la nouvelle térébrante titrée L’Etrange bibliothèque[7], où, des leitmotivs parcourant le patrimoine de l’écrivain, l’on croise une fillette consolatrice, un « homme-mouton » (renvoyant à La Course du mouton sauvage[8]), où un vieux bibliothécaire entraîne un enfant au fond d’un labyrinthe et l’oblige à lire des ouvrages abscons qu’il mémorise cependant parfaitement, sous peine de relégation perpétuelle. Il serait en tous cas pour le moins risqué d’être enfermé à perpétuité dans un livre d’Haruki Murakami. Pourtant même la peur qui peut y régner semble enchanteresse…
La Vueltona, Camaleño, Picos de Europa, Cantabria.
Photo : T. Guinhut.
À l’ombre de Tanizaki :
de l’Eloge de l’ombre au Noir sur blanc.
Tanizaki Jun’ichiro: Louange de l’ombre,traduit du japonais
par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honoré, Philippe Picquier, 112 p, 13 €.
Tanizaki Jun’ichiro: Noir sur blanc,traduit du japonais
par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honoré, Philippe Picquier, 256 p, 19,50 €.
Il est des ombres esthétiques chez le japonais Tanizaki, celles de Louange de l’ombre, et d’autres plus vénéneuses, dans un récit écrit « noir sur blanc », ou comme dans sa célèbre Confession impudique, ou encore le Journal d’un vieux fou. L’on croyait tout connaitre de Tanizaki Jun’ichiro (1886-1765) grâce aux deux volumineux Pléiades proposant ses Œuvres, là où son essai ombreux, qui bénéficie aujourd’hui d’une nouvelle traduction, le dispute en réputation avec une production romanesque profuse. Etonnamment, il restait au moins un inédit, du moins en traduction française, un roman divertissant et un brin pervers. Disons-le tout net : il ne s’agit là en rien d’un fond de tiroir. Noir sur blanc, publié en 1928, est un titre mystérieux, quoique il nous entraîne vers les rives du roman noir, ce qui n’est ni tout à fait faux, ni tout à fait vrai. Assassiner ses personnages conduirait-il à faire de l’écrivain un réel tueur ?
Ouvrez-nous vos toilettes, nous vous dirons qui vous êtres, ou du moins de quelle culture vous relevez. Une fois passé le premier chapitre de Louange de l’ombre consacré aux nécessaires et cependant gênantes nouveautés technologiques (chauffage et électricité), à l’occasion desquelles il faut « sacrifier le pratique à l'esthétique » traditionnelle de la maison nippone, il peut paraître surprenant qu'en la demeure Tanizaki entre dans le vif du sujet en nous entretenant de ce lieu d’aisance, intime et peu ragoutant. Au rebours de nos lieux aseptisés, blancs et brillants, il préfère entrer « en méditation » en un cabanon : « Pour goûter cette volupté, il n'est de lieu plus adéquat que des toilettes japonaises, entouré de murs sobres et de bois joliment veiné, un œil sur le bleu du ciel et le vert des arbres ». Là, dans une juste pénombre, comment ne pas composer un bouquet d'haïkus ? Notons qu’à l’occasion d’une première traduction sous le titre d’Eloge de l'ombre[1], René Sieffert proposait : « à l’abri de murs tout simples, à la surface nette », ce qui est fort différent, voire de l’ordre du contresens, quoique nous ne lisions pas le japonais. Comment faire la Louange de l'ombre sinon au travers des mots de Tanizaki ? L'on pourrait imaginer qu'en telle labile matière le doigté du traducteur serait essentiel. Certes. Mais qu'il s'agisse de la plus ancienne, parue en 1977, ou de celle-ci par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré, une ombre soyeuse passe ; même si la blancheur trop immaculée des pages est passablement blessante pour la vue. Aussi intense, fluide et richissime qu’apparemment mince, l’ouvrage enveloppe son lecteur dans une délicieuse atmosphère.
L'attention de l'écrivain est curieuse, attentive, omnivore : « même un banal objet de bureau a une influence infinie ». Or la luminosité la plus propre à l’expression ne peut être que primordiale, mais c’est celle de l’ombre : « Notre musique est discrète et mouvante par nature […] De même pour nos arts oratoires : nos voix sont délicates, nos paroles sont mesurées »… Car « ce qui brille trop fort ne procure pas la paix de l’esprit ». Ainsi le vert du jade est-il préférable aux éblouissements du diamant ou du rubis, si l’on sait « trouver du charme à ces pierres mystérieusement opaques jusque dans leurs tréfonds d’une lumière mate et onctueuse, comme la coalescence d’une lumière vieille de plusieurs siècles ». Si hélas nous ne lisons pas le japonais, une telle phrase semble procurer la sensation de la perfection poétique…
Ainsi traduite, la prose de Tanizaki parait pouvoir être lue comme un poème. Il use d’oxymores sans violence : « nous préférons le brillant ombré au clinquant superficiel ». Comme lorsqu’à la cassure d’un humble bol, plutôt qu’un neuf, le Japonais esthète préfère fondre un éclair d’or mat pour lui rendre sa concavité. De même les couleurs de la laque ne s’apprécient qu’au moyen « de couches de ténèbres ». De surcoît « la peau du papier occidental donne presque l’impression de renvoyer la lumière, là où celle du papier chinois ou du hôsho, comme un doux duvet de première neige, l’absorbe en elle »…
Toutes les composantes de la culture japonaise la plus raffinée sont baignées par ce lait d’ombre. La cuisine par exemple : elle « est faite pour être méditée ». Goûtant une « pâte de fruit yôkan », il faut au préalable goûter avec les yeux de la méditation « sa surface translucide et nuageuse comme du jade ». Toute une émotion spirituelle se glisse dans les sens : « Lorsqu’on porte en bouche cette chose fraîche et lisse, c’est comme si la pénombre de la pièce entière se transformait en une masse de douceur fondant sous la langue ».
De la pénombre d’un temple à celle de d’une demeure abritée de l’excessive insolence solaire par un auvent, une fragile et durable cohérence relie les fils d’ombre d’une esthétique : « la beauté ne réside pas dans les objets mais dans le jeu d’ombres qui se crée entre les objets, dans le clair-obscur ». Jusqu’à la femme japonaise, aux dents soigneusement noircies : « nos ancêtres ont considéré les femmes comme des laques parsemées de poudre d’or ou de nacre, inséparables de l’ombre, et les ont plongées autant que faire se peut dans le noir, les ont couvertes de longs vêtements à longues manches, d’où seule dépassait la tête, distinguée du reste », blanche et poudrée comme l’on sait. Certes la condition de la femme japonaise n’est pas toujours enviable, mais la condition de la beauté, si. Il nous faudra, à nous autres béotiens occidentaux, une remise en question profonde et une souplesse mentale hors pair pour savoir l’apprécier comme il se doit selon Tanizaki : « Je n’imagine pas visage plus blanc que celui d’une jeune femme qui sourit en laissant apparaître de temps à autre ses dents d’une noir de laque entre ses lèvres vertes comme un feu follet, dans l’ombre tremblotante d’une lanterne ». Il faut aller jusqu’au bout de l’essai, et de la démarche, pour trouver ceci : « Je voudrais allonger l’avant-toit du sanctuaire qu’est la littérature, assombrir ses murs, plonger dans le noir ce qui est trop visible, en éliminer les décorations intérieures inutiles ». Ainsi se dessine un art d’écrire…
Composé en 1933, ce traité d'esthétique profondément délicieux, outre sa leçon d’humilité, parait d'abord un éloge paradoxal, de ces éloges qui vantent un objet déplaisant au premier regard, comme « L'éloge de la mouche[2] », chez le philosophe Grec de l’Antiquité Lucien. D’autant paradoxal que selon l’un deux traducteurs et préfacier, « une telle esthétique de l’ombre subsiste davantage en Occident qu’au Japon, où l’on est en permanence assailli par une lumière blanche et crue ». Semble-t-il, du moins en Occident, où l’on peut jouir d’un dîner aux chandelles, que nous devions préférer la lumière à l'ombre ? Loin d'être angoissante ou dépressive, celle-là est fraîche, paisible. Aussi Tanizaki prend soin de transmettre une sensibilité japonaise pérenne, cependant déjà ancienne à son époque gagnée par l’occidentalisation. Ce qu’il poursuivra en traduisant en japonais moderne le Roman du Genji, venu du XI° siècle, où « chaque expression se trouve légèrement voilée, dit-il, comme la lune entourée d’un halo[3] ».
Meiryusai et Sensai : Vues diverses des dix mille choses, Tokyo, 1880.
Photo : T. Guinhut.
Hors la symbolique du bien et du mal, ce Noir sur blanc est celui des caractères imprimés sur la page. En effet, le héros de ce roman, ou plus exactement anti-héros, Mizuno, est écrivain. C’est un solitaire, passablement médiocre et velléitaire, peinant à livrer ses textes au magazine qui l’emploie, impécunieux, payant des prostituées, courant après son fantasme de femmes vénales. Sa liaison avec une dactylo veuve d’un Allemand dont il prétend faire son « jouet » devient un rameau secondaire du récit : « je voudrais que tu inventes une intrigue pour moi », lui demande-t-il. Aussi se métamorphose-t-elle : « une femme, un fauve, une divinité ». Les affres et les images de l’érotisme rappellent La Confession impudique. La satire n’est pas sans un discret et cruel humour.
Le romancier pousse le réalisme à sa dernière extrémité. Le crime que son personnage commet dans « Jusqu’au meurtre » doit être le double de celui qu’il réussit, sans autre mobile apparent : « un meurtre réel basé sur un roman qui décrivait un meurtre fictif ». Echo du Raskolnikov de Crime et châtiment de Dostoïevski, il se sent « capable d’accomplir n’importe quel crime en toute indifférence ». Hors ce qui pourrait permettre d’identifier le meurtrier, la victime doit ressembler à son modèle. Hélas l’écrivain, toujours en retard pour rendre ses manuscrits, laisse passer une coquille : le nom exact de la victime dans la vraie vie ! Une fois publié, « Jusqu’au meurtre » est bientôt suivi par la rédaction d’une suite : « Jusqu’à ce que l’auteur de « Jusqu’au meurtre » meure »…
Le Kojima en question, qu’il compare à une « chaussure qui parle », à une « vieille godasse », est en effet tué. Notre écrivain, pris par les brumes de l’alcool et de la luxure, l’aurait-il caché à son lecteur ? N’est-ce qu’une désastreuse coïncidence ? L’alibi selon lequel il a passé la nuit du meurtre avec cette femme sans nom semble bien fragile, tant il est impossible de retrouver son logis, tant elle fut prudente, devant la littéraire préméditation. D’autant qu’il a tué un paquet de personnages dans ses romans : « D’ailleurs, si son épouse l’avait quitté, c’est bien parce qu’il en avait écrit trois ou quatre coup sur coup où le meurtrier assassinait sa propre femme »…
La dimension policière est certes attrayante ici, mais outre l’analyse psychologique fouillée, il est question de l’engagement de l’écrivain : jusqu’où doit-il pousser le scrupule et l’exactitude, doit-il risquer sa liberté, sa vie, dans le souci de son œuvre ? L’inspecteur qui l’interroge est évidemment un de ses lecteurs perspicaces, qui n’a guère de doute sur l’implication de son interlocuteur. L’éditeur quant à lui « sautera de joie », car il publiera une œuvre célèbre : « le roman qui a coûté la vie à son auteur » !
Ce jeu de miroir est-il un autoportrait ironique de l’auteur lui-même ? Tanizaki est coutumier des personnages tourmentés qu’il tourmente à plaisir, en un kaléidoscope de fictions et de sensations, de délicieuse perversion. Son histoire est un chef d’œuvre machiavélique, au point que fiction et réalité finissent par se refermer sur l’écrivain-marionnette pour le broyer entre leurs serres. Que le lecteur soit rassuré, il ne lui arrivera rien, pas même une inculpation pour complicité. Nous l’avons échappé belle !
Selon la critique japonaise de Tanizaki, le « diabolisme » irrigue l’œuvre de toute une vie. En effet, dans Le Kilin[4] siège une terrifiante femme séductrice, dans Le Démon, une femme fascinante entraîne un personnage au crime ; elles sont l’écho de ces terribles femme-fantômes qui parcourent la tradition fantastique japonaise[5]. C’est dans la direction de la Terreur et de La Haine que vibrent les cordes narratives de ses récits, tendues vers Une Mort dorée. En ce dernier titre, le héros, qui fit de sa vie une œuvre d’art, se donne la mort en se couvrant d’or, de façon à servir le Beau jusqu’à son ultime expression. Un érotisme virulent, masochiste, dans Un Amour insensé pour une occidentale à la blanche peau, voire morbide, côtoie un fétichisme aigu dans Le Pied de Fumiko ou La Mèche. Pire, un personnage de La Mère du général Shigemoto va jusqu’à prendre possession de la boite qui doit contenir les excréments de sa belle… Avec La Clef (d’abord publié en France sous le titre de La Confession impudique), dans lequel les deux diaristes échangent leurs journaux intimes, le scandale n’est pas loin. Car une épouse, plus manipulatrice que jamais, épuise la sexualité de son mari, dissimulant par là même une intention criminelle à l’égard de l’époux consentant. Au-delà des traditionnelles histoires de geishas et de prostituées, l’honorabilité du couple japonais en prend un coup. Il n’y a pas ici la moindre ombre pour feutrer la chose.
Reflet des tensions personnelles d’un auteur que ses mariages affligent ou subliment, cet amoralisme se heurte à une société notoirement puritaine. Les masques du théâtre kabuki, puis du roman policier, comme dans Noir sur blanc, permettent de faire passer des pulsions à la croisée du crime et de l’esthétique. Comme celle, japonaise, du « hentai », qui associe perversion et métamorphose : pensons à la fameuse femme qu’enlace la pieuvre suceuse d’Hokusai. Le « hentai » trouvera d’ailleurs dans le manga contemporain des développements infinis.
Les dernières œuvres de l’écrivain croiseront les ombres d’Hiroshima et de Nagasaki, les fantômes de ses amis morts, le spectre de sa prochaine disparition. Spectre qu’il tente de narguer, de dépasser, en usant d’un registre tragi-comique dans l’ultime Journal d’un vieux fou...
Inoubliable auteur d’une esthétique paradoxale, qui associe un érotisme parfois cruel à l’ombreux « goût du zen », et qui cependant peut séduire un Occidental averti, Junichiro Tanizaki relate dans ses Années d’enfance un souvenir hautement symbolique. À l’occasion d’un tremblement de terre, il se réfugia contre sa mère : « je barbouillais de traits noirs les seins de ma mère », ce avec son « pinceau à calligraphier[6] ». Faut-il penser qu’il s’agit du point d’orgue inaugural de l’œuvre entière ?
sous la direction de Julien Rousseau et Stéphane du Mesnildot,
Musée du Quai Branly, Flammarion, 276 p, 45 €.
Pu Songling : Chroniques de l’étrange, traduit du chinois par André Lévy,
Philippe Picquier, 2010 p, deux volumes sous coffret, 59 €.
Lafcadio Hearn : Kwaidan. Histoires et études de sujets étranges,
traduit de l’anglais (Etats-Unis/Japon) par Jacques Finné, 256 p, José Corti, 21 €.
Enfers et fantômes, levez-vous depuis l’Orient ! Vous n’êtes pas confinés au Tartare grec, aux fosses concentriques de Dante et aux nouvelles occidentales d’Henry James, dont Le Tour d’écrou sait si bien faire frémir. Répondant au séjour de Pluton et à l’Enfer chrétien[1], un atavisme anthropologique témoigne de l’universalité du mythe infernal et de leurs corollaires : les fantômes. Venus de Chine, de Thaïlande et du Japon, ils sont dans les vitrines d’une exposition ébouriffante, parfois à faire dresser les cheveux sur la tête, du Musée du Quai Branly, à Paris, mais aussi dans un catalogue aussi disert que généreusement illustré : Enfers et fantômes d’Asie. Reste à compléter cette visite grâce à deux œuvres littéraires : elles se répondent à plusieurs siècles de distance, de part et d’autre et au-delà de la Mer jaune : les Chroniques de l’étrange de Pu Songling et le Kwaidan de Lafcadio Hearn.
Depuis la peinture bouddhique traditionnelle, l’on assiste à une torrentielle efflorescence de démons. Mais en se mêlant à la culture populaire, puis en investissant le manga, le cinéma, ils perdurent et se renouvellent, jusqu’aux plus récents avatars de la pop culture. Enfers et fantômes d’Asie regorge de visions sanglantes, de masques infernaux et de vampires. Car parmi les possibles réincarnations offertes par le bouddhisme, outre celles divines au paradis, humaines et animales sur terre, l’on oublie trop souvent la possibilité de vivre une vie seconde sous la forme de démons infernaux, de fantômes affamés et de damnés. Aux tréfonds du monde souterrain règnent les Dix Rois des enfers qui s’ingénient à exciter leurs séides et tourmenteurs d’une humanité déchue, ce pour l’éternité. De même, le taoïsme chinois et le shintoïsme japonais sont imprégnés de cette imagerie qui ordonne la distribution du bien et du mal post-mortem. La littérature bouddhique populaire raffole des récits de catabase (à la manière d’Orphée), comme celle du moine Mulian, qui descend dans les profondeurs à la recherche de ses parents défunts. Non sans rivaliser avec la Divine comédie de Dante[2], les feux et les tisons ardents ne sont pas loin de la « montagne aux couteaux » et de « l’étang glacé ».
Quant aux défunts que l’on aurait omis d’honorer au cours d’un rituel funéraire adéquat et d’un scrupuleux culte des ancêtres, gare ! Ils sont capables de se changer en « revenants affamés », d’où la nécessité des femmes chamanes. Les pires sont peut-être les fantômes d’enfants qui n’ont pas pu vivre : leur « karma » inachevé leur empêchant toute réincarnation. De surcroit, la rancœur de celui qui eut la malchance de se voir assassiné le pousse à de complexes scénarios vengeurs. Les fantômes des rouleaux peints japonais abondent en coupables d’avarice et de diverses exactions, qui, la mort venue, sortent affamés des enfers, ancêtres de nos zombies et autres mort-vivants. Leur voracité exhibe la vigueur des crocs et leurs viscères apparents. C’est ainsi qu’ils sont les prédateurs suprêmes en Asie du Sud-Est, en particulier dans la culture thaïe, où règne le « phi », cette entité spirituelle omniprésente, au point que l’on confectionne avec le plus grand soin des masques de « Phi Ta Khon », pour incarner « la force incontrôlable de la nature, source de vie comme de mort », mais aussi des « amulettes de fœtus ».
Les femmes surnaturelles sont légion : Oiwa est la « justicière des épouses assassinées ». Son visage bleuâtre aux commissures sanglantes fait froid dans le dos. Elle est évidemment devenue une héroïne cinématographique, aux côtés de la « vengeance féline » du Bakeneko et de « la femme des neiges ». L’on devine que les amours entre les humains et ces créatures d’un autre monde sont impératives et infiniment risquées… Esprit protecteur ou femme fatale, telles sont les dames qui passent les portes de l’impalpable pour caresser ou fustiger les vivants.
Des peintures les plus anciennes, -jusqu’au X° siècle- aux œuvres de cinq artistes contemporains, ce livre-exposition parcourt à la fois le temps, et l’espace, de la Chine au Japon et du Cambodge à la Thaïlande. Le voyage culturel est également un voyage parmi les plus furieux fantasmes. On se cachera sous la couette tant le sang dégouline des plaies béantes, tant les squelettes brinquebalent, à moins de préférer en rire…
L’estampe, travaillée par Hokusaï montre un squelette griffu et bien vivant. D’autres sont habitées par « spectre-squelette » démesuré. Le cinéma japonais s’honore d’un film inclassable : Jigoku (L’Enfer) de Nobuo Nakagama, qui trimballe un étudiant en philosophie entre les « enfers glacés et bleus de la solitude » et les « enfers rougeoyants de la chair souffrante ». Plus subtilement inquiétante peut-être, la demi-jeune fille à la coulure de cheveux noirs et plumant un poulet par Fukuyo Matsui, intitulée « Nyctalopia » et peinte sur soie en 2005.
Nourri d’entretiens avec des cinéastes de la « J-horror », de commentaires éclairants de divers spécialistes qui viennent aussi bien du musée parisien Guimet que du musée d’ethnologie d’Osaka, ce volume est un trésor, éclectique, tour à tour raffiné et vénéneux. Une iconographie incroyablement variée, somptueuse, habite cet ouvrage consacré aux proliférantes déclinaisons des Enfers et fantômes d’Asie. Les spectres du Japon sont inspirés par le théâtre kabuki, les jeunes filles en blancs prennent l’apparence des photos spirites et les visages canins aux crocs luisants surgissent parmi le graphisme explosif des mangas, où les têtes coupées rougissent les draps et les oreillers. On obtient ainsi le comble du mauvais goût : le « scum horreor », sans compter les figurines pour enfants et les spectres flageolants et criards des jeux video. En Chine, où l’on sculpte des « monstre-gardiens de tombes », les vampires hantent la nuit, et seul un rituel taoïste permettra de les neutraliser. Les « jardins des enfers » thaïlandais regorgent de sculptures de damnés faméliques et torturés : sciés, empalées, dégoulinants de sang, les films d’horreur thaïlandais usent et abusent d’une « tête volante d’où pendent son cœur (parfois illuminé) et ses intestins »… Ainsi les compositions les plus raffinées venues des arts picturaux anciens font bon ménage avec le gore le plus échevelé.
La Chine a ses fantômes, ses animaux ensorceleurs, ses génies et ses métamorphoses. C’est cependant sans peur, quoique avec la circonspection de la raison, qu’il faudra se plonger au plein bouillon des deux mille pages des Chroniques de l’étrange rédigées au XVII° siècle par Pu Songling. Ce sont cinq cent trois récits fantastiques, toujours variés, oscillant entre animalité, fantasme, terreur, monde de l’au-delà et tableaux de la société d’ici-bas. Car en la province du Shandong, l’on passe de la vie à la mort, et vice-versa, avec une facilité déconcertante, tant ces deux mondes sont poreux.
Au cours d’un demi-siècle d’écriture, et en douze rouleaux, Pu Songling convoque le monde de l’esprit et les pouvoirs maléfiques. Il offre une compilation sans ordre, ni chronologique, ni thématique, mais qu’importe. En une langue classique chinoise, nuancée de propos populaires, traduite pour nous avec la plus grande efficacité narrative, les prodiges s’accumulent, rebondissent, se répondent. L’étrange (« yi ») est pour le moins merveilleux, souvent terrifiant, parfois violent. En fait l’étrangeté chinoise concerne tout ce qui est autre, alors que « le bizarre » (« guai ») nous rapproche du maléfique », souligne le préfacier et traducteur, André Lévy. Aussi l’on trouve quelque histoires policières, dans lesquelles le surnaturel n’intervient pas un instant : « Erreur judiciaire », « La piste du poème », ou encore « La perspicacité du censeur Yu », qui précèdent les ultérieures nouvelles d’Edgar Allan Poe et d’Arthur Conan Doyle. C’est d’ailleurs ce vivier qui inspirera le fameux juge Ti créé par l’orientaliste néerlandais Robert Van Gulik…
Mais, au chatoiement du surnaturel, on croise le dévouement d’une « demie-renarde », et bien d’autres renardes au complet, follement séductrices, qui sont femmes spectrales et animales trompeuses, dangereuses et « vengeresses ». Rôdent également des revenantes, à moins que les spectres ne consentent qu’à témoigner de « vies antérieures ». Or l’amour, voire cet érotisme que ne prisait guère la haute société chinoise, parsème ces récits : voici des émois devant deux petits pieds bandés, voici la substitution d’une tête féminine ravissante sur un corps parfait, qui jusque-là n’avait pas un visage à sa hauteur. Cependant les femmes querelleuses, reflets des belles-sœurs de l’auteur, caquètent à l’envi. Une « mégère repentie » pourrait faire écho à La Mégère apprivoisée de Shakespeare. La dimension morale est ainsi souvent patente.
Un « poirier magique » pousse en quelques secondes, un « sermon aux spectres » permet de volatiliser les ombres de brigands exécutés et coupables de maléfices post mortem. Plus incroyable encore, une femme parait « accoucher d’un dragon », dont la tête apparait un moment, faisant mine de jaillir ; heureusement nait « une fille aux chairs translucides comme le cristal, au point qu’on pouvait détailler le nombre de ses viscères ». Et ce ne sont là que quelques-uns des prodiges de ces contes sans cesse palpitants et étonnants sous le pinceau toujours vif de Pu Songling.
Un autre axe de lecture peut nous permettre de goûter ces Chroniques de l’étrange. L’on y découvre, diffractée en de nombreux tableautins, une société chinoise conservatrice, des classes sociales bien dessinées, des caractères typés. Sans oublier le talent de satiriste parfois mordant de l’auteur. On se moque avec amertume des concours, ces obligés de l’accession des lettrés aux places tant enviées de l’administration locale et impériale, comme dans « Poisse aux concours ». Accéder à la carrière mandarinale n’est pas de tout repos.
Enfin, il n’y a pas que chez Charles Nodier[3] que l’on fait connaissance avec l’espèce étrange du « bibliomane ». Chez Pu Songling, il est « Le fou des livres ». Une délicieuse jeune fille nait d’une illustration parmi les pages, enivrant son lecteur. Cependant il lui faut rationner les lectures de l’impénitent bibliomane, de façon à ramener le drôle au travail. Elle lui fait perfectionner l’art des échecs, de la mélodie, de se faire des amis et de faire l’amour, avant de disparaitre… Mais, en quête du fautif, le sous-préfet vient se livrer à un autodafé de la bibliothèque : « Voyant que les livres emplissaient les bâtiments jusqu’aux plafonds, il ne se donna pas la peine de faire faire des recherches et fit tout brûler ». Autodafé qu’illustre avec une ardeur rubiconde un manuscrit peint probablement au XVIII° siècle et conservé à la Fondation Bodmer[4]. Le jeune homme réussira néanmoins ses examens grâce à la jeune fille : car « Dans les livres tu trouveras beauté de jade ».
Presque aussi étrange que ses récits, Lafcadio Hearn, né Grec en 1850, fut d’abord un misérable Américain, chargé de boulots sordides pour survivre, trouvant par miracle la curiosité et l’énergie de la lecture, car il était à-demi aveugle, avant de se livrer au journalisme, puis d’émigrer au Japon, où il mourut citoyen japonais en 1904. Il s’appelait alors Yakumo Koizumi et laissait une épouse native de l’archipel du soleil levant. Il enseigna la littérature anglaise, et surtout Shakespeare, à l’Université de Tokyo. Outre ses traductions de Flaubert ou Nerval en anglais, il trouva le temps de faire l’ascension du Fuji et de publier une quinzaine de volumes traitant de son Extrême-Orient d’élection, roman et autres «esquisses » religieuses et ethnographiques…
Lafcadio Hearn est un passeur hors pair de la culture et du merveilleux japonais. Kwaidan (que l’on peut traduire par récit de fantômes) nous propose une compilation toute originale. Car ces contes japonais sont narrés avec art, sensibilité et un fin pouvoir de suggestion. Non content de puiser dans le fonds littéraire et légendaire, il rédige l’histoire qui lui a conté un fermier, voire offre « le fruit d’une expérience personnelle ». Dix-huit récits incitent à la rêverie. Pour reprendre le sous-titre, « Histoires et études de sujets étranges », le fantastique, plus exactement le merveilleux, nous ravissent, comme l’indique l’inscription dans la collection « Merveilleux » de l’éditeur. Fantômes, goules, « monstres poilus», spectres sans tête, démons mangeurs d’hommes pullulent et sont l’objet d’une évidence, le monde des vivants et celui des morts coexistant, ce dont personne ne doute.
Pourtant ces contes enlevés, qui font écho aux Contes étranges du Chinois Pu Songling, s’inscrivent dans une réelle historicité : religion bouddhiste, samouraïs et batailles entre les clans parmi les siècles du Japon ancien. Le surnaturel leur permet de s’achever par une chute, apaisante, facétieuse, ironique, ou terrible.
Hoïchi, un récitant aveugle s’accompagnant de son biwa, doit, chaque nuit, briller en son art poétique et épique : il chante une bataille devant une assemblée choisie profondément émue. Hélas, ce sont des « feux-fantômes » dans un cimetière. Comment s’affranchir du sortilège ? L’aventure lui coûtera ses oreilles arrachées. L’amour est un thème récurrent, qu’il s’agisse d’un canard évoquant l’amant disparu, ou de la réincarnation consolatrice d’une jeune fiancé, nommée Otéi. Un vieux samouraï sait « transférer sa propre vie » à son cher cerisier. Pire, une tête coupée mord une pierre selon la promesse de son propriétaire ; elle causera bien du souci à son bourreau ; quoique... Une autre, fort agressive, orne la manche d’un samouraï devenu moine. Quant aux apparitions féminines, aussi pures que la neige, elles ne laissent pas de tuer ou d’épargner selon leur bon vouloir, qu’il faudra taire, sous peine de châtiment, y compris si ce sont de délicieuses séductrices. Un miroir de bronze perdu est « l’âme » d’une femme, aussi refuse-t-il de fondre ! Une fois morte, celle qui le possède promet que la cloche qui a incorporé le métal « procurera de grands biens » en se brisant, aussi va-t-on s’échiner à la briser. Or, « certaines croyances anciennes parlent de l’efficacité magique d’une opération mentale appelée nazoraëru ». L’analyse est bien de la plume de Lafcadio Hearn. Ainsi, à la lisière de l’essai, de l’anthologie et de l’entomologie, les « Etudes sur des insectes » présentent une « jeune chinoise que les papillons confondaient avec une fleur ».
Le lecteur occidental, tout autant que Lafcadio Hearn, est délicieusement fasciné par cet exotisme qui n’est pas de bazar. La sûreté de la narration, les nuances psychologiques, la discrétion de l’effroi, jamais clinquant (on devine le talent du traducteur) font merveille. D’autant que quelques poèmes, parfois à double sens, se glissent dans la narration intensément poétique : « L’âme d’un arbre est mon âme », avoue la belle mourante…
Pourquoi tant d’étrangetés, d’enfers et autres fantômes ? Outre l’imagerie de nos terreurs morbides, l’inquiétude eschatologique nous pousse à imaginer de bien fictionnels au-delà, dont la dimension morale n’échappera à personne, punissant nos crimes, récompensant nos vertus. Visiter une telle exposition, lire de tels récits reviennent à des cérémonies d’exorcisme. Fut-il se munir du « couteau d’exorciste de la culture thaie » ? Ou garder son sang-froid le plus reposant devant l’avalanche des terreurs et des imageries infernales et spectrales… Entre divertissement et terreurs millénaristes, les spectres d’une individualité inquiète, d’une société malade, dont les écrivains, peintres et cinéastes aiment nous abreuver, sont probablement les expressions d’une catharsis nécessaire. Ainsi, grâce au détachement, saurons-nous libérer nos âmes.
Kiyoko Murata : Fille de joie, traduit du japonais par Sophie Refle,
Actes Sud, 272 p, 21,80 €.
Julie Otsuka : Certaines n’avaient jamais vu la mer,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau,
Phébus, 2012, 144 p, 15 €.
Un pittoresque exotisme, une rare délicatesse, semblent être les attributs de la geisha, dont l'âme a ses tiroirs secrets et raffinés. Pourtant, une romancière japonaise, Kiyoko Murata, ose nous dévoiler les faces obscures et parfois claires, de celle que l’on appelle, à la différence de la première, une « yüjo », ou pensionnaire des maisons closes : elles sont huit cents dans ce « quartier réservé » ! Décrivant ce lieu du « désir bestial », Fille de joie est un roman historique situé au début du XX° siècle, en pleine ère Meiji, autant sociologique qu’intimiste. Mais une même préoccupation tant historique que féministe anime Julie Otsuka pour rendre un hommage à d’autres Japonaises bafouées dans Certaines n’avaient jamais vu la mer.
Issue d’une île lointaine du sud et d’une famille de pécheurs vivant dans le dénuement, Ichi, quinze ans, se retrouve brusquement transplantée dans le monde flottant de Kyushu. Plus précisément au sein d’une maison de prostitution à qui son père l’a vendue, pour n’être que la malheureuse héroïne de Fille de joie. Heureusement pour elle, bien que fort fruste, mais aimant la calligraphie et la lecture, elle ne fera pas partie des filles du ruisseau « d’où l’on retirait parfois les corps des prostituées qui s’y étaient jetées ». Qui sait si elle sera une « oïran », parmi celles « de classe supérieure, capable de conduire leurs clients au septième ciel, grâce à leurs techniques secrètes, et de les charmer, hors du lit, par leurs talents dans tous les domaines, de la lecture à la cérémonie du thé en passant par la poésie et la danse »…
Ichi, malgré ses indéniables capacités, est un peu rebelle. Un vieux et riche client, séduit, sort au bout de quelques nuits le visage tuméfié. « J’veux pas d’un vieux », rétorque-t-elle, aussitôt châtiée. Entre autres compétences sexuelles, elle doit apprendre à écrire. Au-delà du « genre épistolaire » à destination des clients, car « le mensonge est une vertu chez une courtisane », elle compose des sortes de poèmes à ses amis les « frémis » (entendez les fourmis). Ainsi elle tient une sorte de journal, rendant compte des évènements et des drames, dont son « dépucelage », mais également de son sens de l’observation et de ses émotions. Bien qu’un brin maladroite, l’écriture d’Ichi est dans la tradition poétique japonaise, depuis Le Dit du Genji de Dame Murasaki Shikibu[1], au XI° siècle, roman psychologique émaillé de vers. Hélas, cette dernière est considérée comme « une libertine » par Fukuzawa Yukichi, le grand penseur de Meiji, qui prétend par ailleurs que geishas et courtisanes « ne font pas partie du genre humain ».
Le lecteur prend en douce pitié ces victimes d’une « geôle de débauche », exploitées sans pitié. C’est alors qu’une « grève » des femmes permettra peut-être d’améliorer leur ordinaire. « L’édit de libération du bétail de 1872 » (entendez les prostituées) va-t-il enfin, grâce au concours de la chrétienne Armée du Salut et de l’opinion publique, prendre réellement effet ?
Le tableau de mœurs japonaises, mais aussi universelles, comme l’est la prostitution subie en ce bas monde, est impressionnant. Il vaut mieux ne pas tomber enceinte, ni attraper une « maladie du bas-ventre ». Pourtant, le retour de Mlle Shinonome, avec son bébé sera exceptionnel, car presque mythique est une « oïran avec enfant » ; à moins qu’elle préfère quitter le monde des courtisanes, puisqu’elle a remboursé sa dette. Parmi toutes ces anecdotes, ces drames, un kimono troué de sang dans une ruelle, un pubis impeccablement épilé, Mlle Shinonome, « belle comme un papillon de nuit blanc », un « jour de soie rouge » (celui des règles) sont des images marquantes. Ainsi que le premier haïku d’Ichi : « Loin de mon pays / La première étoile / C’est ce bébé. »
Tout un monde, ses rituels, ses kimonos, ses splendeurs et ses cruautés sordides, se déploie sous le perspicace pinceau de Kiyoko Murata. On ne s’étonnera pas que les lettrés de l’archipel lui accordent une sereine admiration : née en 1945, elle ne compte plus les récompenses, dont le fameux prix Akutagawa, pour Le Chaudron[2], adapté au cinéma par Akira Kurosawa sous le titre de Rhapsodie en août. Pour revenir à Fille de joie, c’est un beau livre, sensible et rude, fin et prenant. L’intérêt ethnographique est évident, quoique la dimension psychologique ne soit pas négligée. Une tendre empathie nait aux yeux du lecteur pour cette étonnante et attachante héroïne, Ichi, sans oublier une vraie reconnaissance pour son institutrice, Mlle Tetsuko. De toute évidence, chacune est un symbole, qui s’abstrait de ses chaines par l’éducation, puis la révolte, modestes icônes féministes japonaises de ce roman aussi militant que délicatement poétique.
C’est une strate tout à fait méconnue de l’histoire américaine que nous révèle Julie Otsuka. Un trou noir non dit, un effrayant sacrifice des femmes, un versant abject de la colonisation et de l'exploitation des femmes. Voici le chœur des Japonaises américaines bafouées par Julie Otsuka : Certaines n’avaient jamais vu la mer. Comment les Eats-Unis peuvent-ils redorer le blason de leur proverbiale liberté quand une part de leurs citoyennes fut opprimée de cette manière éhontée ?
Au début du XXème siècle, un petit peuple de jeunes filles japonaises traverse l’océan dans des conditions désastreuses pour trouver un époux blanc, parmi les fermiers de l’Ouest en manque de compagnes. Loin d’être ravis par leur exotisme, les hommes n’ont guère pitié de ces créatures déculturées. Ils leur procurent des nuits de noces sacrificielles, le plus souvent dignes de brutes, rarement miraculeuses de tendresse, et pendant la plupart de leurs existences, le mépris, les durs travaux fermiers. Après que leurs enfants aient oublié le peu de leur culture native qu’elles ont pu leur enseigner, lors de la seconde guerre mondiale, ces innocentes sont soupçonnées de traîtrise, d’espionnage, puis déportées, abandonnant leurs biens… Parfois, aiguillonnées par des rêves d’ailleurs, dans leurs lettres envoyées au pays natal, elles mentent pour ne pas avouer qu’elles ne sont que des « bonnes ».
Le roman, plein de sensibilité, devient alors une plaidoirie pour ces femmes aux rêves outragés, un réquisitoire à l’encontre de leurs bourreaux, si peu l’expression d’une satisfaction, au point que leurs voix entremêlées s’épanouissent intérieurement et collectivement à l’instar d’un chœur de tragédie grecque : « Nous avons accouché sans nos mères, qui auraient exactement quoi faire. (…) Nous avions attrapé une blennoragie dès la première nuit avec notre mari et nous avons eu des bébés aveugles. » On se demande : « Existe-t-il une tribu plus sauvage que celle des Américains ? »
Julie Otsuka (née en 1962 en Californie d'une mère japonaise) s’est inspirée de sources historiques parfaitement documentées. On ne s'étonnera pas qu'elle ait reçu le Prix Fémina Etranger en 2012 pour ce récit effarant et cependant chargé de tendresse. En son court roman, à la lisière du poème en prose, ce qui aurait pu ne rester qu’une sorte de reportage historique de la condition féminine devient, grâce à une langue faite de cent langues individuelles, une vaste mélopée pathétique, une poignante épopée chantée. Avec Kiyoko Murata et sa Fille de joie, voici deux occasions réussies pour l’art du roman engagé en faveur de la justice et, au-delà du féminisme, de l’humanisme.
Bois de l'Escalère, Gouaux-de-Larboust, Haute-Garonne. Photo : T. Guinhut.
La destinée poétique de Sôseki,
entre kanshi et haïku.
Natsume Sôseki : Poèmes, traduit du chinois (Japon) par Alain-Louis Colas,
Le Bruit du temps, 400 p, 28 €.
Haïkus à rire et à sourire, illustré par Minami Shinbô,
traduit par Brigitte Allioux, Philippe Picquier, 88 p, 12,50 €.
Oreillers d’herbe ou le Voyage poétique, traduit par Elisabeth Suetsugu,
Philippe Picquier, 200 p, 23 €.
De langue maternelle allemande, et au-delà de ses Duineser Elegien, Rilke écrivit des vers en français, dont ses Vergers[1]. Cela paraît une gageure que de concevoir de la poésie dans une langue qui ne soit pas d’abord la sienne. Quant au Japonais Natsume Sôseki, il traça les Poèmes de toute une vie en chinois. Que l’on se rassure, Sôseki écrit ses romans en japonais, mais aussi, genre oblige, ses Haïkus à rire et à sourire dans la langue de Bashô. Sans oublier que l’un de ses chefs d’œuvre, Oreiller d’herbes, ait pu, par ses soins mêmes, être qualifié de roman-haïku.
Peut-on parler de poésie autobiographique ? Il s’agit en tout cas, chez Soseki, d’un parcours de vie, plus exactement intérieure, entre 1867 et 1916, depuis la période estudiantine, jusqu’à la période de Meian, aux visées plus philosophiques, en passant par celles de convalescence et picturale. Il sera resté fidèle au kanshi, ce type de poème chinois classique. Il s’agit parfois de quatrains, souvent de huitains, faits de quatre distiques, parmi lesquels le parallélisme est de règle. Il maîtrisait cet art, sans se confiner dans l’académisme, au point qu’il fut reconnu par les plus grands sinologues de son temps. Deux grands thèmes innervent l’écriture de Sôseki en ses deux cent sept poèmes : la nature et la maladie, au profit, peu à peu, du détachement et de la faveur accordée à la première, dans le cadre d’une éthique taoïste, mais aussi bouddhiste zen.
Au creux d’une intense émotion lyrique, les voyages dans les régions montagneuses sont dès la jeunesse du poète d’évidentes sources d’inspiration :
« Raidillons pour chevaux, coupés par les ruisseaux,
Chemins d’oiseaux se prolongeant parmi le ciel.
Pour mes yeux écarquillés, tournés vers l’ouest,
Le pur éclat d’un sommet neigeux qui rougeoie. »
Hélas, plus douloureusement pathétique, un ulcère gastrique tenailla longtemps Sôseki. Comment y échapper, sinon par le vol de la poésie ?
« Dans ta maladie, le goût de l’art te garantit du monde ;
Dans ma sottise, l’inanité rend mon vol solitaire. »
Plus qu’un passe-temps, qu’un jeu, qu’un pascalien divertissement, l’exercice de la poésie touche à l’essentiel :
« Pour chasser le tourment, point n’est besoin de vin ;
Pour occuper le temps, il n’est que les poèmes. »
C’était en septembre 1890. Bien plus tard, le 21 août 1916, il précise son éthique littéraire :
« Ni littérateur, ni commentateur d’œuvres canoniques,
Je me démène, à l’est, à l’ouest, comme plante flottante. »
Ainsi l’agir et le non agir, le moi et la nature, le yin et le yang, se complètent et se répondent, se fondent finalement… Jusqu’aux ultimes vers, « quintessence de l’œuvre », selon Sako, dix-neuf jours avant la disparition, à 49 ans, jaillis sous un dernier pinceau le soir du 20 novembre 1916 :
« La vue, l’ouïe, je les oublie, le corps aussi, je le laisse.
J’ai tout le ciel pour chanter mon « Poème d’un blanc nuage ». »
Ainsi va la libération intérieure de l’ermite, au gré des pas silencieux des mots, laissés au bon entendement de qui veut en écouter la pureté.
Cette édition, comme souvent au Bruit du temps (qu’il s’agisse de la biographie d’Ossip Mandelstam[2] ou des Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chômei[3]), est un bonheur : choix et discrétion de l’illustration de couverture, typographie élégante, pour un véritable tour de force : publier Sôseki de manière trilingue, en chinois (l’original), en traductions japonaise et française, avec le goût des alexandrins et des vers de quinze pieds, toutefois non rimés, par prudence. Avant-propos, introduction, notes et commentaires abondants et délicieusement érudits, bibliographie et chronologie, tout cela de la main du traducteur, ont supposé un soin, voire une ascèse, dont il faut mesurer le prix spirituel entre nos mains recueillies.
Avec une agilité remarquable, Soseki pouvait passer du kanshi au haïku japonais, dans la plus pure tradition de Bashô[4]. C’est avec un humour -au choix délicat ou sans gêne- qu’il offre ses Haïkus à rire et à sourire. Du moins, parmi quelques 2600 haïkus, l’illustrateur Minami Shinbô en a-t-il choisi une petite brassée, de ces objets « pas tout à fait géniaux créés par des génies », dit-il. Nous ne lui en voudrons pas, au contraire ; surtout si, comme tout lecteur d’un goût élevé et doué d’un bas ventre en bon état de fonctionnement, nous aimons : « Dans le colza fleuri / Un caca du facteur / En plein jour ». Vingt-huit petits poèmes, bilingues, dans une agréable mise en page, sont environnés par des dessins très colorés, faussement naïfs. N’est-ce qu’un livre pour les enfants ? Lisant « La branche de prunier posée là / Interpelle les nuages / Oh la légende torée du Tao », l’on devine que la surprise poétique est déjà un émerveillement spirituel. Ou « Amaryllis des morts / Quelle importance ! Au bord des chemins ». Là, rien de moins négligeable en sa qualité d’aphorisme philosophique. Quel joli livre précieux et facétieux ! Et un dernier, cosmique et odorant, pour la route : « Son cavalier sur le dos / Le cheval lâche du crottin / Sur les asters étoilés ».
Nous avions déjà traité d’Oreiller d’herbes dans sa dimension romanesque[5]. Si l’appellation roman-haïku, oxymorique en soi, mais assumée par Sôseki, est apparemment excessive, au vu de la longueur, il n’en reste pas moins que l’art de la suggestion y est poussé à sa plus pure acuité. De plus, l’on ne peut qu’y remarquer, outre la toute finesse de l’écriture et son attention permanente au détail, psychologique ou descriptif, l’abondance de ces légendaires poèmes de dix-sept syllabes.
La retraite d’un jeune artiste parmi les montagnes ne lui permettra guère de parvenir à peindre le tableau dont il rêve. En revanche, les haïkus, par l’entremise d’une jeune fille fort fantasque, deviennent ses amis. « Pourquoi faudrait-il un verbe ? », demande-t-elle, lorsque le jeune homme tente de lui traduire une page d’un roman anglais. Il semble que cela puisse s’appliquer au haïku : « Ombre de fleur / Ombre de femme / Vision ou illusion ». L’éveil poétique, « l’oubli du monde », sont-ils les préludes de l’éveil pictural ?
Mais au souvenir de Bashô, s’agrège la culture anglophone de Sôseki, en cela bien représentatif de l’ouverture à l’étranger de l’ère Meiji, car son jeune peintre cite les vers de Shelley ou Meredith.
Cette nouvelle traduction d’Elisabeth Suetsugu s’accompagne à propos des illustrations venues de trois rouleaux peints en couleurs, où figure le texte entièrement calligraphié en 1926. Ce avec un étrange je ne sais quoi venu de l’impressionnisme occidental dans une esthétique paysagère et féminine bien japonaise… Une somptueuse délicatesse imprègne les pages : « Printemps étoilé / Dans la chevelure de la nuit / Passe une branche fleurie ».
« Suivre la nature et quitter le moi », tel est le maître-mot de l’auteur du satirique Je suis un chat[6], aimable et désopilant narrateur pour qui « l’homme a toujours été un lourdaud ». Natsume Sôseki, au-delà de ses compétences d’angliciste (il enseigna la littérature anglaise à l’Université de Tokyo à la suite de Lafcadio Hearn), fut un romancier nombreux et couronné de succès, en particulier avec son personnage du Botchan,[7] ce petit maître enseignant qui devint au Japon un type, à l’égal de notre Cosette ou de notre Gavroche, mais aussi le diariste sensible et piquant des Petits contes de printemps[8]. Au plus profond, dans l’humanité de ses poèmes, il guide, parmi les herbes, les ronces et les montagnes de la vie, son lecteur, ce modeste impétrant, dans la voie du tao, et dans l’aspiration au souffle paisible du zen.
Parador de Villanova, Cangas de Onis, Asturias.
Photo T. Guinhut.
Au Musée du silence de Yoko Ogawa :
Le Petit joueur d’échecs ;
La Jeune fille à l’ouvrage.
Yoko Ogawa : Le Petit joueur d’échec,
traduit du japonais par Martin Vergne,
Actes Sud, 336 p, 22,80 €.
Yôko Ogawa : Jeune fille à l’ouvrage,
traduit du japonais par Rose-Marie Makino,
Actes Sud, 224 p, 20 €.
Les échecs fascinent les écrivains. Pensons à Stefan Zweig[1] qui mit en 1942 ce prestigieux duel intellectuel face aux terribles contraintes du totalitarisme nazi. Pareillement, il serait vain de réduire le nouveau roman de la prolifique japonaise Yoko Ogawa (né en 1962) à une énième variation sur un jeu de société : une autre dimension le transcende, celle de la transmission et du legs, des miroirs des vies, des solitudes et de l’art… Dimensions que l’on retrouve, outre ce Petit joueur d’échecs, parmi ses nouvelles, dont un judicieux bouquet orne la Jeune fille à l’ouvrage.
Bien que scrupuleusement attachée à un contexte réaliste, Yoko Ogawa en fait rapidement surgir l’étrangeté. Comme dans Amours en marge, où une enfant s’attachait à un hippopotame, c’est ici au tour d’un gamin de sept ans de rêver à l’éléphante Indira qui vécut, mourut sur la terrasse d’un grand magasin, là où ses grands-parents l’abandonnent pour faire leurs courses. C’est son amie imaginaire, comme la « Miira » qu’il s’invente ensuite. Ce garçon singulier, découvrant un noyé dans la piscine de l’école (pensons à la nouvelle La Piscine[2]), mène l’enquête et rencontre un obèse qui, dans l’autobus où il vit avec son chat « Pion », sera son initiateur aux échecs. Mais au-delà du combat au-dessus de l’échiquier, c’est la qualité musicale, comme celle des mathématiques et de la poésie, de la belle partie, qui prime, « miroir » du joueur. Le défi est autant stratégie qu’esthétique. Jusqu’à ce que l’homme meure, que le garçon choqué ne puisse jouer que sous la table où il caressait le félin, qu’il devienne « Little Alekhine », petit surdoué, professionnel des échecs qui ne grandit plus, enfermé dans le silence de la poupée mécanique qui manie reine, tour et fou avec brio.
Cette relation maître et disciple était également au cœur de La Formule préférée du professeur[3], quant à lui mathématicien. Outre sa table et son sac de pièces, la philosophie de l’obèse, emporté par une grue après sa désincarcération de l’autobus, revit : l’on ressent « un bonheur suprême à partager cette lumière avec quelqu’un d’autre ».
Le récit initiatique gagne en intensité, lors du déplacement des pièces personnifiées qui est « mélodie », quand le corps contorsionné disparait sous l’automate, quand Miira et sa colombe deviennent pion. Le jeu subtil des images, lorsque la piscine devient échiquier humain, lorsque les « transcriptions » des parties sont des œuvres d’art, tisse un lyrisme envoûtant : « Avec des pièces de bois, il peut tracer de beaux dessins comme ceux d’une toile d’araignée après la pluie. » Hélas la « perversité est en train de croître au sein du club du Fond des mers ». La mort du petit joueur est au bout du chemin, « lèvres soudées comme au moment de sa naissance ». Seule « la transcription » de sa plus belle partie parlera pour lui.
Ogawa excelle en s’attachant à la magie de l’enfance et en balisant les territoires imprécis du fantastique. Il faut la lire on comme joue à la marelle, chercher et choyer les joyaux, comme sa description de l’autobus meublé de « pin noir islandais » et d’ « azulejos », du caddie du sénior rempli de souvenirs. Il faut décrypter ses personnages de solitaires, en leur enfermement, leur intériorité, qui s’ouvrent pour l’amour discret. Qui collectionnent les objets ou les parties d’échecs, comme elle les collectionne pour nous, ce dont son roman emblématique, Le Musée du silence[4], fut l’apothéose…
Chez Ogawa, tout objet, y compris le plus banal, acquiert une qualité spéciale, tel le « chiffon » de la grand-mère, « son talisman, son livre sacré », ou le bois poli des pièces du jeu, mais aussi l’immanence sereine des animaux. Ou encore le sensible duvet sur la lèvre du héros qui naquit la bouche scellée. Car les objets peuvent pallier à l’impuissance des mots. L’attention scrupuleuse au monde et à ses détails, la musique secrète du conte souvent tragique, sont parmi les clés de la fragile puissance d’évocation, de l’empathie que la romancière sait dégager tout au long de son espace-temps romanesque. Ce qui permet au lecteur d’immédiatement s’attacher, s’identifier, entre effroi et tendresse, aux lisières de l’onirisme…
Autre « chiffon » précieux et symbolique, celui que brode « La jeune fille à l’ouvrage ». Devant elle, la mère fragile et placée en soins palliatifs lui permet de se demander : « combien de rêves ferait-elle » avant sa mort ? La brodeuse est bénévole auprès des patients, et son travail semble être celui d’une Parque discrète. Quoique japonaise, on pense à celle de Vermeer, pour sa patience, son recueillement, mais aussi son sentiment de liberté. Elle ranime la mémoire de l’enfance du narrateur, de l’enterrement d’un chat, évidente métaphore de la raison de leur rencontre en ce lieu, car l’achèvement de la broderie coïncide avec la mort de la mère.
Si une telle nouvelle reste encore réaliste, d’autres ressortissent au fantastique, voire à l’anti-utopie. Une dame a l’esprit « remplacé par celui d’une princesse inconnue d’un endroit inconnu ». Pourquoi enlève-t-on la « glande ressort » à ceux qui arrivent au « centre d’hébergement » ? Pourquoi les brûle-t-on ? Que devient le temps de chacun ? Un narrateur arrivant dans un lieu familier, ou nouveau, il y a toujours une étrangeté qui l’accueille, le met à l’épreuve, le bouleverse…
Des thématiques récurrentes dans l’œuvre de la romancière affleurent lorsque deux enfants conversent sur la mort d’un chien pendant un « concours de beauté », lorsqu’une jeune femme compare une girafe autopsiée avec les grues que fabrique une usine. Ou lorsqu’une étudiante doit débarrasser une accumulation de pacotille, anti-muséale, écho inversé d’un de ses plus beaux romans : Le Musée du silence.
Ainsi les nouvelles d’Ogawa sont-elles de micro-univers, bien faits pour refléter ses plus vastes romans, mais aussi pour initier son lecteur à un monde fragile. Avec Yôko Ogawa, les silences sont parlants, l’émotion discrète et d’autant plus prégnante. L’art des images et de la suggestion séduit l’empathie et la poétique du lecteur conquis. Qu’il s’agisse d’un sac de pièces d’échecs, d’une broderie, comme d’un livre d’Ogawa malencontreusement -ou avec intention- oublié sur un banc, tous sont dignes d’être sauvés dans « le musée du silence » de la littérature universelle : « nous sommes des spécialistes du traitement des objets hérités. […] Ce ne sont pas des boites qui renferment le passé, mais peut-être des miroirs qui reflètent le futur[5] »…
deux japonaises et cruelles téléréalités politiques.
Koushun Takami & Yûsuke Kishi.
Koushun Takami : Battle royale,
traduit du japonais par Patrick Honnoré et Tetsuya Yano,
Calmann-Lévy, 2006, 576 pages, 24 € ; Le Livre de Poche, 2008, 8,60 €.
Yûsuke Kishi : La Leçon du mal,
traduit du japonais par Diane Durocher, Belfond, 2022, 540 p, 24 €.
Télé-réalité, jeu vidéo, ou littérature ? La frontière semble bien fragile entre scénario détaillé d'un jeu à suspense et fresque narrative sur les peurs et les pulsions qui animent nos sociétés modernes. Une île japonaise est le théâtre d'une opération militaire qui ressemble à s'y méprendre à celles de nos écrans. Le tout dans un roman trépidant et racoleur paru en 1999 au Japon : Battle royale. À moins d’imaginer de le lire au second degré, comme une satire de la pulsion de jeu, de guerre et de mort qui irrigue et pourrit notre anthropologie, notre contemporain et nos anti-utopies. Fantasme ludique ou cruelle réalité, l'on hésite à qualifier La Leçon du mal. Koushun Takami et Yûsuke Kishi nous disent-ils le filigrane d'horreur qui parcourt un Japon pourtant si policé ?
Nous sommes dans un Japon non daté, cependant inféodé au XXème siècle, que gère un régime tyrannique mené par un « Reichsführer », ce qui est la marque d’un fantasme associé au fascisme nazi. De solides barrières protègent la culture nationale de l'influence délétère de l'Amérique du rock and roll et des libertés. Nous n'en savons guère plus. Seul importe ici un jeu, « Battle royale », à la disposition du lecteur autant que des dirigeants du pays. En témoignent le plan quadrillé de l'île et la liste des quarante-deux participants au début du volume. Ce qui permet, avec un brin de perversité de la part de l'auteur, de nous sentir de mèche avec les organisateurs venus des hautes sphères politiques qui hasardent des sommes colossales... Le principe est simple : chaque année, l'on isole cinquante classes de troisième pour forcer les élèves à s'entretuer. Le vainqueur gagnera le privilège de vivre aux frais de l'État pour le reste de son existence. Ce qui fait quarante et une victimes adolescentes à multiplier par autant de classes. C'est officiellement un programme de défense nationale, une « Expérimentation militaire ».
En 80 chapitres, deux prologues et un épilogue, le lecteur suit de l'intérieur, au moyen de la focalisation omnisciente, le déroulement de l'opération. On gaze le bus scolaire afin d'embarquer tout le monde sur une île et on annonce la chose avec force menaces, puis un meurtre bien dissuasif. Et les participants de s'égailler dans la nature, munis chacun d'une arme, de la mitraillette lourde au couteau de poche en passant par l'arc ou la fourchette. Détails importants : on annonce régulièrement les secteurs interdits, faute de quoi votre collier piégé explose avec vous et le pire arrive pour tous si aucun élève n'est tué dans un certain délai. Les caïds foncent, quelques filles amicales se réfugient dans un phare jusqu'à ce que méprise et traîtrise les conduisent au carnage. Qui l'emportera ? La bête brute aux muscles assassins, ou le vainqueur d'une précédente session qui, hasard incroyable, ou manipulation, s'est trouvé dans cette nouvelle classe ? L'histoire gagne un soupçon d'intensité lorsque l'ultime combattant déjoue les plans du régime en sabotant la surveillance informatique et en entraînant dans sa fuite deux autres dissidents, révoltés contre le jeu et le régime. Voilà qui donne un léger parfum d'anti-utopie à ce roman d'action, comme on parle d'un film d'action. Ce qu’il devint d’ailleurs en 2000, sous la caméra de Kinji Fukasaku.
On a deviné que ce livre, qui a enthousiasmé Stephen King, peut passer pour passablement médiocre. C'est un défilé de personnages sans grand relief ni individualité (inutile de donner leurs noms) de suspenses convenus, agrémentés de scènes gores carnassières, avec ce qu'il faut de surprises attendues. Le style est d’une platitude aisée, à la longue abrutissante. La narration, trépidante et sans pitié pour les nerfs du lecteur, est parfois pimentée de pathétique et de pitié pour les jeunes filles sacrifiées, avec un léger frisson d’érotisme, rendu plus sensible par le graphisme impeccablement esthétique des mangas qui ont suivi cette bombe romanesque.
Et pourtant... Force est d'avouer que l'on se laisse prendre malgré soi à cette lecture vulgaire efficacement construite et trépidante. N'est-ce pas là un révélateur de nos sociétés ? D'autant qu'un succès phénoménal et multimédia entoure cet opus au Japon et ailleurs : après le film, treize volumes de mangas à ce jour, ce qui n'est pas innocent. On pourra gloser avec gourmandise sur la dimension satirique. Le pays du Soleil Levant, où la criminalité est l’une des plus faibles du monde, n'est-il pas celui où, dès l'entrée dans le système éducatif, règne la compétition la plus effrénée ? En ce sens Battle royale est une métaphore des plus réussies. Mais se limiter à critiquer le Japon serait une erreur. Notre télé-poubelle n'est pas loin. Si civilisés que nous sommes, peu de chose suffirait à faire basculer une bonne partie de nos populations dans cette variante hollywoodienne des jeux de gladiateurs qui satisferait nos voyeurismes. « Panem et circenses » (Du pain et des jeux) était, selon Juvénal[1], la devise d'Auguste pour aimanter le peuple autour du cirque et dans les limites de son despotisme. Elle pourrait être la devise de modernes tyrans ou d'efficaces empires médiatiques. Cette réflexion s'affinant à l'occasion de Battle royale, nous n'aurons pas perdu notre temps avec cette lecture racoleuse.
Si l’on ajoute que le jeu, bien qu’à peu de choses près tabou pour de nombreuses familles qui ne veulent ni le voir, ni en annoncer la menace potentielle à leurs enfants, bénéficie de flashs d’informations télévisées affriolants, sans oublier les paris des dignitaires de l’Etat, on saura combien nos téléréalités aux cruautés plus ou moins anodines ne sont que les préfigurations apéritives d’un tel possible inhérent à la nature humaine abonnée au mal et à la tyrannie du spectacle. Sans compter la propagande militaire d’un régime qui s’enorgueillit de ses héros adolescents déchiquetés ou rarement vainqueurs. Et qui laisse entendre que n’importe qui pouvant tuer n’importe qui, le seul rempart à la menace pérenne -ou à la paranoïa- est un Etat fort, à même d’ailleurs de juguler toute rébellion individuelle ou populaire. Le manuel de terreur politique étatiste est au service d’une des pires anti-utopies qui se puissent fantasmer. Quoique peut-être au-dessous des camps d’exterminations nazis, eux réalisés par notre Histoire. À quand une « Battle Auschwitz » ?
Peut-être faut-il conseiller aux élèves et enseignants sensibles de s’abstenir de cette lecture. Ou de considérer ce roman de Yûsuke Kishi, né en 1959 à Osaka, comme une catharsis. Un pédagogue unanimement admiré administre une leçon bien sentie : celle du mal. Hasumi, professeur d’anglais, joue de son charisme pour séduire, y compris physiquement, ses élèves, manipuler ses collègues, obtenir de brouiller les portables pour empêcher les fraudes aux examens, faire chanter un collègue d’arts plastiques qui entretient une liaison avec un jeune garçon… Pourtant, les failles et les soupçons vont croissant. Or « dans beaucoup de cas, il s’avère que l’homicide représente la solution la plus simple à un problème donné ». Solution qui devra multiplier ses procédés, jusqu’à verrouiller le lycée, piéger ses disciples et les massacrer, malgré la résistance erratique : « Dans les coups des ados, il y avait de la terreur, mais aussi de la rancœur, toute la haine qu’ils avaient emmagasinée à l’encontre de ce prof qui les humiliait et les maltraitait au quotidien ». Ainsi Shibahara, qui tripote le jeune corps d’une élève « jusqu’à plus soif » sera pris un moment pour le coupable absolu, ce qui ne contribuera en rien à la fin du carnage.
Mené par la main de fer du romancier, le personnage central, dont nous découvrons en une redoutable montée des périls les pensées, les crimes enfouis, est scanné sous toutes les coutures, sans oublier la psychologie de tous les protagonistes, grâce au narrateur omniscient. Laissons le lecteur dévoré par le suspense découvrir s’il restera un survivant, si le monstre sera pris, et par quels stratagèmes. Et si la chose paraît trop gore, elle est révélatrice des tenailles de l’enseignement japonais et du mécanisme des meurtres de masse.
Ecoles de guerre, écoles de terrorisme ? Romans-fleuves, mangas colorés de sang pour catharsis et purgation des passions, ou jeux vidéo pour apprentis snipers ainsi excités et confortés, le débat ne manque pas entre fervents du pur divertissement médiatique et littéraire innocent et ceux qui dénoncent la contagieuse virulence morale et physique d’un Battle royale aux multiples avatars. Les enfants d’il y a un demi-siècle jouaient aux cow-boys et aux Indiens dans les bois, ou lisaient La Guerre des boutons de Louis Pergaud. Aujourd’hui, l’on accuse les Battle royale sur consoles et autres Koh-lantas guerriers. Avant d’incriminer le couteau, lisons dans la main de celui qui l’utilise pour tuer un enfant, ou le sauver… Serait-cela une leçon du mal ?
traduits par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, Rivages poche, 496 p, 9 €.
Que peut la délicatesse de la littérature et de l’art ? se demande sans cesse Natsumé Soseki. À la lisière de la tradition japonaise et du Japon de la modernité, puisque né en 1867 et mort en 1916, il est l’enfant de l’ère Meiji et de ses bouleversements. En effet, à partir de 1868, l’Empire du soleil levant s’ouvre à l’Occident. Natsumé Soséki alla donc étudier entre 1900 et 1903 en Angleterre, pour ensuite enseigner la littérature anglaise, succédant à Lafacdio Hearn, ce après avoir baigné dans les lettres classiques chinoises, dans l’esthétique du haïkaï. Ainsi, Nakano est à Tokyo stupéfait par un concert de musique occidentale (dont une sonate de Beethoven) dans le roman Rafales d’automne. Conjointement avec la réédition bienvenue d’Oreillers d’herbes, il permettra de rencontrer, à travers ses personnages, l’intimité de l’artiste des mots au fil du pinceau. Car autant Je suis un chat[1] est d’esprit presqu’occidental, dans la lignée satirique du voyage au pays des chevaux (les « Houyhnhnms ») de Swift et du Chat Murr d’Hoffmann, autant Rafales d’automne défend les valeurs éthiques d’une tradition balayée par la puissance financière d’une nouvelle hiérarchie nippone.
Un trio d’apprenti-écrivains forme l’ossature de Rafales d’automne. Le grand écart de leurs conditions matérielles est constitutif du roman. Si l’amour de la littérature et l’ascèse de l’écriture unissent les trois personnages, l’argent, son abondance et son manque, les différencie, les écarte douloureusement. Takayanagi est un jeune homme pauvre, bientôt malade des poumons ; il perd son précieux manuscrit destiné à un manuel de géographie, qui aurait dû lui rapporter quelques dizaines de yens. Il a bien du mal à envisager le précieux « détachement » qui lui permettrait de trouver son équilibre. Heureusement il est soutenu par son ami Nakano, également licencié ès lettres, mais fort riche, et qui peut trouver le loisir de composer un roman poétique. Ils croisent de plus Dôya, leur ancien et intègre professeur, moqué, démissionnaire, qui peine, à la sueur de ses écrits, à nourrir son épouse.
Quel est le destin de l’homme de lettres, quelle doit-être sa fonction ? se demandent-ils tous les trois à leur manière. Misérable pour Takayanagi, qui « rongeait chaque soir l’os de la douleur du monde » ; léger et décoratif pour Nakano. Dôya, un peu plus âgé, duquel on lit de larges extraits de son texte sur le « détachement » dans la revue « Kôko » dont il est le rédacteur, a pour « vocation » de faire avancer la société « ne serait-ce que d’un pas dans une direction plus haute et plus noble ». C’est ainsi qu’au cours d’une conférence agitée, il va défendre son « idéal » aux dépens d’une idéologie de l’occidentalisation et de la réussite financière : « De même que l’homme riche, grâce au pouvoir de l’argent, fait prospérer la société, l’homme de culture, grâce à son savoir et à sa raison, apporte le bonheur à la société ».
Entre réalisme et atmosphère poétique, des pages précieuses émaillent ces Rafales d’automne (dont le titre vient d’un mélancolique poème chanté par une femme aimée) : conversation sur l’amour (« le cosmos qui se reflète dans le cœur d’amoureux est plein d’une compassion profonde »), description d’un « anneau d’or », satire de la richesse lors du mariage de Nakano… Chaque écrivain, et c’est là on n’en peut douter une profession de foi de Sôseki lui-même, tente de vivre « tout comme le pinceau laisse une légère trace d’encre, pour éclairer le monde aveugle d’un point lumineux ».
Il est évident que les romans de Sôseki (mais également ses nouvelles) ne sont pas des romans d’action. Conversations, situations, observation détachée du narrateur, analyses psychologiques, méditations intellectuelles abouties, notations des images de la nature, tout cela parsème une intrigue souvent ténue, et en fait toute la richesse, rendant ainsi justice à ce pathétique propos de Takayanagi : « Quel gâchis si je mourais sans avoir donné jour à ce moi qui n’appartient qu’à moi ! » Que fera ce dernier des cent yens offert par Nakano : aller soigner sa tuberculose ou aider son maître Dôya, dont l’ « Essai sur le caractère » promet d’être son grand-œuvre ?
Qui sait si Oreiller d’herbes n’est pas le plus fabuleux récit de Sôseki. Celui qui est peut-être son alter ego est cette fois un peintre. Ce dernier sait établir avec la nature une relation privilégiée, profondément lyrique : une « fleur de camélia […] attire un homme de ses yeux noirs, sans qu’il s’en rende compte et elle instille dans ses veines un poison enchanté ». Aussi se retire-t-il parmi les montagnes, lors d’un « voyage en quête d’impassibilité », pour interroger le sens de son art, entre peinture japonaise et peinture occidentale. Or l’auberge qui le loge recèle un mystère : une femme fantomatique répond à ses haïkus. Est-ce cette fameuse Nami qui, suite à un mariage forcé, aurait perdu la raison ? Celle-ci, « sourcils levés qui cherchent à tout vaincre », s’avère être d’une exceptionnelle beauté, que le peintre pensera poursuive sous ses pinceaux. Ne s’agit-il que d’un idéal pictural, d’un amour insensé, d’une scène théâtrale, ou d’une allégorie qui serait le point de fuite parfait de ce « roman-haïku », selon le mot de son auteur…
« Dès que vous avez compris qu’il est partout difficile de vivre, alors nait la poésie et advient la peinture ». Cette phrase inaugurale est le viatique d’un sage : Sôseki tel qu’en lui-même, nostalgique de la culture nippone traditionnelle, face à une modernité dont il se méfie (son personnage déteste le train). Car sans cesse Oreiller d’herbes est un récit d’une rare finesse poétique. Il sait tout transmuer en œuvre d’art : un entremet, « yokan bleu posé sur un plat vert céladon », un moinillon zen grotesque, l’apparition d’un « ample kimono de cérémonie », un « shamisen lointain », un nu féminin au travers de la vapeur du bain, un dialogue autour d’un thé et d’une « pierre à encre » ancienne… Car ce peintre, « dans la vie, ne reconnait d’autres valeurs que celles du rêve ».
Entre le regard ironique, éminemment satirique, d’un narrateur qui commence par affirmer « Je suis un chat », et les récits autobiographiques de Botchan[2] et d’À l’équinoxe et au-delà[3], dures années d’études et du monde du travail, Oreiller d’herbes est le plus bel univers intimiste de Sôseki, quand Rafales d’automne est un texte majeur sur la condition de l’écrivain. Condition bientôt doublée par la souffrance des dernières années de son auteur, marquées par la maladie qui ne lui permit pas d’achever son dernier et plus vaste roman, Clair-Obscur d’un drame conjugal, à la mince intrigue, mais dont on aimera l’étoffe émotionnelle aux nuances inouïes…
Puerto de Lesba, Potes, Picos de Europa, Cantabria.
Photo : T. Guinhut.
Yasunari Kawabata :
des Pissenlits aux Premières neiges
sur le Mont Fuji.
Yasunari Kawabata : Première neige sur le mont Fuji,
traduit du japonais par Cécile Sakai, Albin Michel, 2014, 176 p, 16 €.
Yasunari Kawabata : Les Pissenlits, traduit du japonais par Hélène Morita,
Albin Michel, 2012, 252 p, 18 €.
Parmi l’exposition « Le Japon au fil des saisons », au Musée Cernushi, parmi paravents et kakemonos de feuillages, d’insectes, d’oiseaux et de fleurs, auprès d’un mont Fuji peint par Tani Bunchô, j’ai repensé à Kawabata. Nous croyions tout savoir de ce dernier, avec une dizaine de titres traduits en France, parmi lesquels les inoubliables Kyôto et Pays de neige. Ou ces Belles endormies qui fascinent l’éros subtil et la pulsion contemplative du lecteur, et dans lesquelles la quête du beau côtoie la conscience tragique de la finitude et de la mort. L’atmosphère de ses romans est toujours singulièrement raffinée, d’une grande finesse psychologique, d’une esthétique précieuse et menacée. Ce que l’on retrouve tout autant dans un recueil de nouvelles inédites à l’ombre du mont Fuji que parmi un roman inachevé au parfum de pissenlits.
Pour qui aurait la malchance de ne pas connaître Kawabata, ce recueil de six nouvelles inédites, titré Première neige sur le mont Fuji, est une parfaite introduction à son univers. Car sa réputation de délicatesse n’est pas usurpée.
Ce sont surtout les circonstances dramatiques de la vie qui, à demi-mots, sont moins dites que suggérées : un couple se retrouve après plusieurs années, une guerre, un autre mariage, lorsque nostalgie incurable et avenir en suspens frémissent à la vue de la « première neige », métaphore du temps qui passe. De même, dans « Une rangée d’arbres », les « ginkgos » se séparent entre arbres nus et feuillus, pour cristalliser, d’une manière presque proustienne, une symbolique temporelle et métaphysique. Ainsi, « La jeune fille et son odeur » prennent toute leur valeur devant la tombe des ancêtres…
L'on soupçonne des présences fantomatiques, lors du retour en « Terre natale », à mi-chemin du souvenir et de l’oubli. Ou lorsque les « Gouttes de pluie » couvrent « la discussion que les parents menaient à voix feutrée ». Comme quoi la communication entre les êtres, entre les êtres et les lieux, est au cœur de ce recueil…
Ce qui compte chez Kawabata, à l’instar de Mozart ou les silences entre et après les notes sont encore du Mozart, ce sont moins les dialogues que leurs silences, leurs sens devinés, à l’image de la lueur de la « Première neige sur le Fuji ». Plus tragique, dans « En silence », l’écrivain « Ômiya Akifusa ne prononce plus le moindre mot », ni n’écrit. Lors d’un entretien prodigue en questions, le narrateur doit se résigner : « Le silence était mon interlocuteur ». La paralysie du vieillard n’explique pas tout. Comme si demeurait une volonté d’aphasie littéraire alors que l’écriture a perdu « toute sa puissance ». Ce qui n’est en rien le cas pour ce bouquet parfumé de nouvelles, venue des années cinquante du maître japonais.
Les mêmes qualités de discrètes intensités se retrouvent dans Les Pissenlits, cet inédit inachevé -faut-il dire hélas ?- conformément à une esthétique récurrente. Près de la mer, à Ikuta, la floraison des pissenlits et le son d’une cloche paraissent pouvoir guérir les hôtes de « l’asile de fous » ; là où Ineko souffre d’une mystérieuse « cécité sporadique devant le corps humain ». Lorsque la mère de la jeune fille et son fiancé Hisano la quittent, leurs interrogations s’échangent, leurs mondes intérieurs se déploient, par petites touches, réminiscences et confessions intimes. Le souvenir de la mort du père, ancien officier de la guerre du Pacifique tombé d’une falaise, fonde peut-être la scène primitive du handicap. Refuse-t-elle de voir une partie de sa vie quand disparait pendant l’acte amoure le corps de son amant ? Maladie psychologique ou irruption du surnaturel dans un réel fragile, qui sait, non loin du monde imaginé par Kôbô Abé… C’est avec une tendresse infinie que Kawabata peint ses personnages, dialoguant dans une auberge jusque tard dans la nuit. Nous sommes conviés en un univers tout de sensibilité : un arbre « pleure » pour les fous, le jeune insiste pour épouser son aimée et devenir son thérapeute. Mais aussi de « démons intérieurs » lorsque le psychiatre voit poindre des « temps démoniaques »…
En ce huis-clos poignant où le dialogue est à la fois anecdotique, psychologique, onirique, voire métaphysique, si, parfois, l’échange paraît tourner en rond, c’est pour exprimer les plus infimes nuances des émotions. La connaissance de l’autre, jusqu’au mystère de sa disparition, est ici sondée, quoique avec le soupçon qu’une part en reste à jamais inconnaissable. Au-delà, les oiseaux, les fleurs sont de purs signes difficilement déchiffrables. Lorsqu’un arc-en-ciel apparait au moment de l’étreinte remémorée, l’étrange et beau roman s’éteint, à la frange du réalisme et du fantastique.
Il est permis de rêver à la suite fabuleuse que ne désirait peut-être pas écrire le maître japonais lorsqu’il s’est donné la mort en 1972… Ou de la trouver peinte parmi les jaunes pétales et les aériennes ombelles des pissenlits peints sur un kimono. Comme lorsque dans Tristesse et beauté,[1] Otoko « avait représenté des fleurs estivales mais d’une manière si audacieusement abstraite qu’on ne pût croire que ce fut elle qui les eût dessinées. Cela ressemblait à des volubilis, mais c’étaient en fait des fleurs imaginaires qui se coloraient de nuances variées conformes au goût du jour. Le tout donnait une impression de jeunesse et de fraîcheur. Otoko avait dû dessiner ces fleurs à l’époque où Keiko et elle étaient inséparables ».
Thierry Guinhut
À partir d’articles parus dans Le Matricule des anges, mars 2012 et octobre 2014
Notes d’une cabane de moine et de l’éveil poétique.
Suivi d'En longeant la mer de Kyôto à Kamakura.
Kamo no Chômei : Notes de ma cabane de moine,
traduit du japonais par le Révérend Père Sauveur Candau, 2010, 80 p, 11 € ;
Notes sans titre, traduit par le Groupe Koten, 2010, 224 p, 15 € ;
Récits de l’éveil du cœur, traduit par Jacqueline Pigeot, 2014, 464 p, 19 €,
Les trois volumes sous coffret illustré,Le Bruit du temps, 42 €.
Anonyme : En longeant la mer de Kyôto à Kamakura,
traduit du japonais par le Groupe Koten, Le Bruit du temps, 168 p, 15 €.
Le hôjô-ki, ou « Livre d’une hutte de dix pieds de côté », n’a même pas un pied de côté, à peine quarante pages, parmi la modestie du « Bruit du temps ». Pourtant, ce recueil d’impressions, ici titré Notes de ma cabane de moine, laisse une bien longue impression. Observateur autant que philosophe, Kamo no Chômei (1155-1216) fut à Kyoto secrétaire du « Bureau de la poésie », avant de se sentir le dégoût du monde et d’abandonner la vie publique pour la vie intérieure du bonze : il se contenta dès lors d’un ermitage dans les montagnes de Hino. L’idée était trop tentante pour Antoine Jaccottet, talentueux éditeur du Bruit du temps : il vient de réunir en un charmant coffret trois proses de Kamo no Chômei, adjoignant au premier des Notes sans titre et les Récits de l’éveil du cœur. Pour former le triptyque de la solitude montagneuse, de la poésie et de la spiritualité bouddhique, non sans humour. Qui sait si l'auteur anonyme d'En longeant la mer de Kyôto à Kamakura fut son contemporain ?
Prose et chronique autobiographique dans une période politique troublée du Japon (des guerres de succession impériale), les Notes de ma cabane de moine sont d’abord une image de la vanité du monde et des gloires humaines, symbolisée par l’image de l’eau qui s’écoule. Ces « essais écrits au fil du pinceau », selon une expression consacrée, évoquent d’abord des « calamités extraordinaires », ouragan, famine, épidémie, tremblement de terre, incendie « en forme d’éventail déployé », contemporaines du changement de capitale : « N’ayant pas d’ailes, on ne pouvait s’enfuir vers le ciel ; n’étant pas dragon, on ne pouvait monter sur les nuages ». Devant les servitudes sociales, Kamo no Chômei cherche où goûter « le contentement du cœur ».
C’est à cinquante-quatre ans que le poète se construisit un ermitage parmi les montagnes pour se consacrer à son salut personnel, renonçant au monde, sauf à la poésie et à la musique :
« Ce monde, à quoi le comparer ? Dans le petit jour,
blanc sillage d’une barque qui à la rame s’éloigne. »
Nanti de quelques livres, un « koto » et un « biwa », un modeste jardin, un petit foyer, il jouit d’un « beau panorama qui rend facile la contemplation ». Près des coucous, il fait « un pacte avec eux pour qu’ils [lui] servent de guide au suprême passage de la montagne de la mort ». Les voix animales l’émeuvent, la nature toute entière est sa confidente. En digne épicurien, il « estime que le bonheur consiste en l’absence des soucis ».
Au-delà de l’exotisme temporel et géographique, les pages de celui qui « assimile [sa] vie à un nuage inconsistant » nous parlent, comme nous enchante la peinture zen (quoique postérieure). Une esthétique est cohérente avec l’éthique, sereinement individualiste et reliée au cosmos. Célèbres au Japon, ces Notes de ma cabane de moine ne sont pas tout à fait inconnues en France, puisqu’une anthologie crut bon de les publier in extenso, en 1910[1]. De même, la belle anthologie Mille ans de littérature japonaise[2]n’omit pas l’œuvre de Chômei. Il faut compter aujourd’hui les Notes sans titre et les Récits de l’éveil du cœur, comme l’indispensable complément, formant les trois volets de la spiritualité traditionnelle la plus raffinée au Japon, si l’on omet la peinture et la musique.
Chômei fut un grand compositeur de poèmes, au point qu’il compila son propre recueil dès l’âge de vingt-six ans : ce sont 105 « waka », soit des quintains de 31 syllabes. Il peut alors se permettre ce parfait manuel du compositeur de poésie, ainsi que l’on pourrait moins modestement intituler les Notes sans titre, quoique le sous-titre soit « « Propos sur les poètes et la poésie ». Le genre très codifié du waka doit s’assortir de retenue et d’élégance, de « formulation limpide ; il est majestueux, éblouissant », selon son maître Shun.e. L’amour et les saisons se partagent le plus souvent les thématiques proposées lors des manifestations poétiques de la cour impériale. D’où se dégage une intemporalité absolue.
Si l’on suit Chômei, le poème doit être chargé « d’un sentiment intense ». Qui ne le voudrait d’ailleurs suivre en cette matière ? Pour se faire, il s’agit de se préoccuper du « sens du sujet », du « bon et du mauvais enchaînement des mots ». Il cite alors de nombreux waka d’autres poètes, d’où l’on aimera détacher deux vers : « La brume printanière / Où donc s’élève-t-elle ? » Peut-être vient-elle :
« De la Semi-no-Ogawa
-La rivière caillouteuse-
Limpide sont les eaux
Et la lune vient loger
Dans le courant son clair reflet »
Mais surtout, après cette lecture, ne croyez pas un instant pouvoir imiter en toute facilité le waka : il vaut mieux « ne pas se considérer comme un génie de la poésie », et n’en pas faire un métier. Il est également conseillé de veiller aux « retouches qui peuvent gâcher un poème ».
C’était le temps « du raffinement des réunions poétiques », le temps ou une femme « vous adresse un poème dans un lieu public » et laisse « un chef d’œuvre » :
« Sur cette couche
Qu’il devait selon ses dires
Ne déserter qu’une nuit
La poussière inexorable
Est venue se déposer »
C’est ainsi que « les poèmes se composent spontanément quand l’émotion déborde ». Et que ceux « d’une beauté supérieure font penser à un tissu broché : en émane une image ». Gageons que celui de Shunzei est d’une beauté supérieure :
« Prenant pour guide
L’image des fleurs
Comme une vision
J’en ai franchi tant et tant
Blanches nuées des sommets ! »
Kamo no Chömei a-t-il atteint une dimension supérieure en se faisant moine ? Dans le cadre d’une expansion historique du bouddhisme voué à la recherche de la « Terre Pure », promise par Amida (incarnation de Bouddha), la réflexion morale et spirituelle l’emporte dans les Récits de l’éveil du cœur, mais sans le moindre didactisme pesant. Loin de tout guide de développement personnel passablement niais, il ne s’agit pas d’aller où le cœur nous mène : « ne prends jamais ton cœur pour maître ! »
Ce sont des petites anecdotes, presque des nouvelles, alternant les scènes comiques, les historiettes amoureuses, la satire et la louange des moines… Car, parmi ces derniers l’un est « dévoré d’ambition », ou « cache ses vertus », ou encore voit sa tête irradier d’une lumière. D’autres parviennent à « l’éveil », à la porte du Nirvana, et accomplissent leur « Renaissance ». Pas mieux, pas pire, en somme, que les moines occidentaux… Parfois le fantastique pointe son museau, lorsqu’une « mère qui jalousait sa fille vit ses doigts se transformer en serpents » ; lorsqu’une morte revient voir son mari inconsolable et laisse un « cordon à cheveux » pour preuve de son éphémère retour. À moins de s’intéresser à l’ironie du sort d’une « vieille nonne qui se transforma, après sa mort, en vers attaquant un mandarinier » ; n’avait-elle pas souhaité rendre le mal pour le mal ? Ainsi l’apologue offre une morale bienvenue. Sans compter que l’on apprend souvent à bien mourir, en une philosophique préoccupation. Plus loin, les curieux un tantinet coquins sauront « comment une courtisane de l’escale de Muro noua un lien de salut avec un saint homme en chantant une chanson ». Non content de nous amuser, jusqu’au rire, comme lorsqu’un « Vénérable » fait « voler son bol » qu’il voit revenir vide, ce recueil unit les qualités poétiques et celles de l’édification bouddhique.
« On pourra dire que j’ai saisi des nuages, que j’ai capturé du vent : à qui cet ouvrage sera-t-il utile ? » confie, non sans autodérision, Kamo no Chômei en son préambule des Récits de l’éveil du cœur. La modestie de cette profession de foi conviendrait à ses trois ouvrages ici réunis. Mais c’est bien à nous, lecteurs intemporels, que ces lectures seront utiles : peut-être nous permettent-elles, outre de saisir un passé lointain, de chercher un essentiel contemplatif, de frôler l’essence de la poésie, de savoir rire et s’émouvoir de personnages dont les travers et les vertus ne sont pas loin d’être, presque un millénaire plus tard, nos reflets. Un éveil des sens devant la nature, de la vivacité de l’esprit devant le monde… Plus tard, au XVIIIème siècle, un autre ermite, Bashô[3], offrit au Japon et au monde entier ses poèmes plus brefs encore que le waka : ses haïkus, parmi lesquels, avec humour, nous aimons citer :
« Dans la rosée matinale
un melon boueux –
Quelle fraîcheur ! »
Montagnes et rivages sont les bornes du voyage, bornes exaltantes, surtout si le voyage se fait à pied et à cheval En longeant la mer de Kyôto à Kamakura. Comme celui d’un Japonais anonyme qui parcourut les sites du Tokaido dans les débuts du XIII° siècle. Tous ses efforts et tous ses moments contemplatifs visent à dépasser la cinquantaine qui vient et accéder à l’« Eveil » bouddhique : « des sandales de paille pour tout véhicule, j’emprunte la voie de l’érémitisme ».
Le récit, ponctué de descriptions évocatrices, comme ces « rochers qui semblent des tigres », de légendes étranges, d’anecdotes curieuses, est également enrichi de courts poèmes, ou waka, de trente et une syllabes, qui touchent à la perfection : « Je ne m’attache pas / à cette existence, mais / pour avoir vécu jusqu’à ce jour / j’ai contemplé le Mont-Blanc / du pays de Kai / une raison de vivre ! » Cependant, il n’est pas sans nostalgie à l’égard de sa mère âgée. La traduction, élégante, se lit comme un bel et vaste poème en prose, aux accents lyriques et discrètement pathétiques, également métaphysiques. Ainsi l’on partage les émotions mélancoliques et esthétiques de celui qui chemine, dort sous un pin, médite ses « divagations ».
Quel plaisir que de découvrir, soigneusement édité, avec notes et postface éclairantes, ce classique du genre kikô ou « notes de voyage », qui oppose la paix des paysages et le souvenir des guerres civiles qui ont amené au pouvoir le gouvernement militaire des shôgun. Se ressourcer, pratiquer une ascèse, affiner sa vision et son expression, tels sont les buts de celui dont nous aimerions connaître le nom. Qu’importe ; il a vécu et marché pour atteindre le sommet de son art.
Au XVIII° siècle, un peintre, Hiroshige, fit lui aussi le voyage du Petit Tokaido (Hazan, 2010) au moyen de ses estampes colorées, entre pluies et grand soleil, le peintre et le poète se répondant.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.