Tyto Alba & Irène Vallejo : L’Infini dans un roseau. L’Invention des livres dans l’Antiquité,
traduit de l’espagnol par Manuela Corigliano, Les Belles Lettres, 2025, 208 p, 25,90 €.
Marine Le Bail : Bibliocrimes. Le livre au cœur de l’enquête, La Baconnière, 288 p, 21 €.
Vanessa de Senarclens : La Bibliothèque retrouvée. Une enquête, Zoé, 2025, 256 p, 20 €.
Pascal Fouché : Flammarion. 150 ans d’édition et de librairie,
Flammarion, 2025, 288 p, 36 €.
Banque du savoir et de sa transmission, le livre est paré de toutes les vertus. À moins qu’au contraire il cache et révèle tour à tour ses vices, criminels parfois. Ouvrons les portes et les malles d’une bibliothèque infinie, voire secrète, qui, dans l’Antiquité, s’écrivit sur les roseaux, qui est parfois volée, puis retrouvée, pleine de bibliocrimes, de publications magnifiques depuis 150 ans comme chez Flammarion, voire délictueuses… Quelle éthique doit préserver le livre en son essence ? S’il peut aller jusqu’à documenter toutes les aberrations criminelles, politiques et religieuses, doit-il pour autant en être l’instrument, tant une éthique du livre doit se vouloir judicieuse…
El Infinito en un junco[1], tel fut le titre originel de cet essai d’Irene Vallejo (née à Zaragoza en 1979) qui fit un succès retentissant dans le monde hispanique. Traduit chez nous, cet Infini dans un roseau, soit le papyrus, se vit doublé par une adaptation dessinée par les soins de Tyto Alba, qu’à notre tour nous découvrons. Quoique colorée avec bien des variétés suggestives et quelques pages plus mystérieuses sur fond noir, cette œuvre à quatre mains brille modestement par le dessin, en particulier en ce qui concerne les visages fort sommaires ; mais elle sait emporter son lecteur, petit ou grand, dans l’odyssée des lettres et de l’Histoire.
De l’Egypte ancienne à notre ordinateur, le voyage du livre est brossé avec maints détails et va et vient. Le geste séminal de l’ouvrage est celui d’envoyés à la recherche de manuscrits, alors que les princes et surtout la bibliothèque d’Alexandrie cherchent à compléter jalousement leurs collections. L’opération est risquée, tant les voyages sont dangereux, tant le vol des précieux manuscrits est susceptible de représailles. Bientôt l’Empire romain voit éclore en ces cités des bibliothèques privées, aux rouleaux abondants nourris par des armées de copistes, puis publiques.
L’Antiquité commence ici par les champs de bataille d’Alexandre le Grand, les palais de Cléopâtre, mais aussi au moyen de retours en arrière jusqu’aux poèmes inauguraux d’Homère, d’abord confiés à l’oralité, avant qu’ils soient recueillis sur ces papyrus récoltés et préparés sur les rives du Nil, puis exportés au travers de la Méditerranée vers Rome et tout l’Empire.
Ainsi Irene Vallejo et son complice Tyto nous emportent avec ferveur dans l’aventure collective de la sauvegarde des livres depuis l’incendie de la Bibliothèque d’Alexandrie, lorsqu’un navire de César communiqua le feu de ses voiles à des entrepôts. S’ensuivirent des destructions par des Chrétiens bien peu chrétiens lorsqu’ils assassinèrent la savante Hypathie, puis l’ultime effacement par la barbarie de l’Islam. Qui d’ailleurs jeta des milliers de parchemins dans les eaux du Bosphore à l’occasion de la conquête de Byzance en 1453.
Peu à peu, le papyrus est concurrencé par le parchemin venu de Pergame, plus solide, mais onéreux ; puis par le papier venu de Chine, qui est encore le nôtre, quoique évoluant au cours des trouvailles technologiques. Malgré l’ombre de la chute de l’Empire romain et du Haut-Moyen âge, et malgré trop d’œuvres disparues, les classiques de l’Antiquité ressuscitèrent à l’aide des humanistes de la Renaissance, qui elle-même, au-delà des trésors médiévaux, et grâce à l’imprimerie, permit un essor des Lettres et des sciences, en passant par les Lumières et l’Encyclopédie, jusqu’à notre temps de démocratisation des savoirs. Du moins si des pouvoirs totalitaires ne tentent de les faire disparaitre. Au cours de cette Histoire, « l’espérance de vie des idées augmenta ».
À la faveur d’allers et retours incessants entre le passé originel et tous les temps de l’Histoire, y compris le nôtre, entre Aristote et Walter Benjamin, nous furetons dans les premières librairies et les ateliers des copistes, mais aussi sur les bûchers où brûlaient les codex interdits, parmi la bibliothèque en ruine de Sarajevo et dans le labyrinthe souterrain d’Oxford. Aussi oppose-t-on les créateurs de livres, à leurs destructeurs, censeurs et fanatiques intolérants de diverses obédiences, jusqu’à Salman Rushdie soumis à une fatwa, attaqué au couteau pour avoir commis trop librement ses Versets sataniques. La menace renouvelée ne vient pas que des Nazis, Communistes et autres fascistes, que des obscurantistes religieux, pseudo chrétiens et surtout islamistes, mais du commerce numérique planétaire, lorsqu’en 2009, sans le moindre avertissement, Amazon retira subrepticement 1984, dystopie politique fameuse écrite par George Orwell, de sa liseuse Kindle.
Non loin de telles agressions anti-livres, Irene Vallejo dénonce avec un sens éthique remarquable les réécritures des chefs d’œuvres pour des raisons de politiquement correct moralisateur, de wokisme et de prétendues défenses de minorités plus ou moins opprimées : « si l’on applique de la chirurgie esthétique à la littérature du passé, elle cessera de nous expliquer le monde ».
L’ouvrage à quatre mains, dont le texte est une sorte d’anthologie de l’essai premier, n’obéit pas un strict déroulé chronologique. Il progresse par rhizomes. Des moments autobiographiques montrent combien notre Irène a le livre dans la peau. Par exemple, lorsqu’enfant, en bute aux harcèlements de ses camarades d’école, elle trouve refuge dans le livres. Par la suite, face à l’omerta qui présidait à de telles humiliations, elle répond : « Aujourd’hui je suis une moucharde professionnelle ».
La vertu pédagogique de cet ouvrage historique est indéniable. Même si l’on peut apporter un bémol lorsqu’elle affirme : « Les guerres favorisaient le commerce le plus lucratif de l’Histoire : l’esclavage ». Car les Etats-Unis ont bien montré que le Nord, basé sur le travail salarié, se soit montré bien plus efficace économiquement et militairement que le Sud esclavagiste. En outre l’Islam, reposant sur l’esclavage, n’a pas vu son Histoire économique et civilisationnelle progresser.
Aussi attrayant que profondément humaniste, dans lequel les classiques sont « la mémoire de l’avenir », le beau travail d’Irene Vallejo entretient de subtiles parentés avec l’Histoire de la lecture, d’Alberto Manguel[2], à laquelle elle fait d’ailleurs allusion. À son tour, elle invente « une patrie de papier pour tous les apatrides de tous les temps ».
Depuis les assassinats pléthoriques que l’on trouve chez les historiens romains de la République et de l’Empire, jusqu’au genre conquérant du roman policier, nos bibliothèques regorgent d’actes criminels, à se demander s’il ne faudrait pas imprimer en lettres de sang. Un regard curieux oriente le lecteur vers des crimes plus livresques encore : Marine Le Bail place « le livre au cœur de l’enquête », au moyen du mot valise qui forme son titre si explicitement réussi : Bibliocrimes.
Ici les livres sont des agents du crime, des meurtriers à part entière, des indices indispensables à l’intrigue. L’on pense bien sûr au Nom de la rose d’Umberto Eco, dans lequel les coins empoisonnés des pages encouragent à saliver pour les tourner plus aisément. Forcément le topos du « cadavre dans la bibliothèque » est récurrent. Alors que la convoitise d’un livre rare peut pousser le bibliomane au meurtre afin de s’emparer. Bibliothécaires fanatiques, biblioclastes, « assassins devenus écrivains », l’on est stupéfait de découvrir tant de cas pendables. De surcroit, faut-il imaginer que le faux livre tue la vérité ? Que les livres diaboliques encouragent aux péchés capitaux rapidement criminels ?
À l’inverse d’une littérature visant à améliorer l’humanité, ou du courant « feel good » qui console et fait du bien, « les bibliocrimes exploitent de manière privilégiée le versant mortifère et menaçant des pouvoirs associés au livre ».
Sherlock Holmes des bibliophiles, des gourmets et autres pervers littéraires, Marine Le Bail nous offre un ouvrage aussi érudit que plaisant, à disposer auprès de celui de Thomas de Quincey : De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts.[3] Il faudrait ici ajouter ces volumes ornés d’un bel émeraude, tels qu’il étaient à la mode au début du XIX° siècle. Pensons à ce Keepsake de Prague, de 1834, muni d’un cartonnage vert fascinant obtenu grâce à l’arsenic. Crime involontaire de la part des fabricants, alors que ces livres destinés aux dames agressaient leurs doigts délicats…
Keepsake de Prague, 1834, cartonnage vert à l’arsenic.
Hélas récurrent au cours de l’Histoire, le vol des livres trouve parfois une conclusion heureuse. Tel dans cette Bibliothèque retrouvée, au service de laquelle Vanessa de Senarclens se fait enquêtrice.
L’on sait que les Nazis ne se sont pas privés d’embarquer des bibliothèques françaises entières. L’on sait moins que l’Armée rouge soviétique exerça un rapt spectaculaire dans celle du château de Plathe, en Poméranie allemande. Notre enseignante en littérature française retrouve un meuble à tiroir familial qui abrite un catalogue ébouriffant. Il fait état de seize mille volumes venus de la « Prusse littéraire ou nouvelle Cythère » du siècle des Lumières. Friedrich Wilhelm von der Osten (1721-1786) fut le fondateur de cette splendeur, où régnait Aristote préfacé par Erasme, des « manuscrits rares et interdits », parce que fort peu théologiquement agréés, des Voltaire suspects, des poésie latines, des curiosa fort osés, comme L’Art de foutre de 1741…
Pendant les années de la montée du nazisme, Karl Graf von Bismarck-Osten (1874-1952) est « le dernier bibliophile ». Il continue à enrichir la bibliothèque, y compris avec la littérature anglaise, sans y extirper les ouvrages écrits par des Juifs, tant il avait « en horreur les actes arbitraires des Nazis ». Préservée, la collection s’évanouit cependant sous la période soviétique. Prétendument « réparation de guerre », le pillage généralisé en 1945 inclut, parmi « 4000 wagons de trophées », les livres pour « amputer de sa culture » l’Allemagne.
Plus tard, les bibliothèques russes révèlent un livre illustré de Maria Sybilla Merian sur les métamorphoses des insectes et des vers du Surinam, publié en 1705. D’autres moisissent, « tâchés d’excréments de pigeons, sous le toit d’une église », près de Moscou. D’autres encore, reviennent « au nom de l’amitié des peuples socialistes », à Berlin, dont l’Archontologia cosmica de 1649. D’autres enfin échouent à la bibliothèque universitaire de Lodz, en Pologne, où demeurent 13 000 livres d’une « collection disséminée ».
Quelques documents illustrent livre érudit et cependant palpitant, comme l’indique son « enquête » en sous-titre : une carte géographique, un arbre généalogique armorié, une poignée de pages de titre, et surtout le fameux « catalogue à fiches », aux tiroirs de bois miraculeusement conservé. Notre auteure garde haletant le récit de ses recherches, d’autant qu’il s’agit de sa « belle-famille ». Pitié familiale et indispensable bibliophilie se conjuguent au service d’une Histoire dépassant les turbulences des siècles. Il n’en reste pas moins que le château de Plathe n’a pas retrouvé – qui sait un jour – ni l’intégrité ni l’intégralité de sa bibliothèque, ce qui serait souhaitable, dans le cadre d’une éthique démarche.
Les maisons d’édition plus que centenaires sont peu nombreuses. Au-delà de Gallimard, née en 1919, sous le nom de la Nouvelle Revue Française, voici Flammarion qui fête ses cent cinquante printemps. Romans, livres d’art, enfantina, littérature classique, explorations, sciences humaines ou physiques, philosophie, rien, ou presque, ne lui échappe. Il fallait bien célébrer la performance au sein d’un fort volume de près de 300 pages, illustré comme il se doit d’une foultitude de documents historiques, depuis 1875, et de couvertures, chatoyantes ou discrètes, au service d’auteurs plus ou moins prestigieux.
Par les soins de Pascal Fouché – en collaboration avec Alban Cerisier – il s’agit d’une stèle élevé en hommage au fondateur, Ernest Flammarion. Plus largement, « de Zola à Houellebecq, l’on parcourt une aventure souvent fort glorieuse, seulement parfois discutable.
Dès la troisième année, commence la série de l’Astronomie populaire de Camille Flammarion, aux cartonnages ornés. C’est ainsi que s’amorce, outre la fonction de divertissement, l’éthique de cette maison de librairie et d’édition, tournée vers le progrès scientifique et social. En une remarquable continuité, cette Astronomie populaire orne désormais la collection « Champs », prodigue en Histoire, science, ethnologie, philosophie politique…
De prestigieux auteurs sont tour à tour attachés à Flammarion : Emile Zola, Guy de Maupassant, Alphonse Daudet, Jules Renard, alors que la guerre de 14-18 suscite la publication du Feu d’Henri Barbusse. En 1922, le pourtant assez sage ouvrage de Victor Marguerite, La Garçonne, suscite le scandale. Doit-on s’étonner de la coexistence d’œuvres édifiantes et morales avec des textes licencieux, sulfureux, polémique ? La liberté auctoriale et éditoriale est à ce prix.
Les dames, comme Colette bien entendu, ne sont pas privées de publication ni de succès. Par exemple Raymonde Machard, trop oubliée aujourd’hui, dont La Possession. Roman de l’amour, fut vendu, en 1927, à 190 000 exemplaires ! Cependant des collections à bon marché favorisent la popularité des auteurs, alors qu’une nouvelle génération fait surface : Kessel, Morand, Romains, Mauriac. Les enfants ne sont pas oubliés, avec « Les albums du Père Castor ». Mais un peu trop de littérature patriotique, militariste, voire collaborationniste, entraîne en 1946 les éditions Flammarion devant la Cour de Justice pour ses activités pendant l’Occupation allemande. L’affaire se dégonfle lorsque l’on admet que l’on s’est « efforcé par tous les moyens de mettre obstacle aux efforts de la propagande ennemie ».
Après-guerre, Henri Flammarion redore le blason de la maison avec de nouveaux auteurs, des collections de poche, comme « J’ai lu » et « GF ». Plus tard, « le temps des sciences humaines, valorise Derrida, Jankélevitch, Furet… Chez « le quatrième éditeur français », qui devient bientôt « le troisième », l’on publie Françoise Sagan et François Mitterrand, qui ne sont peut-être pas des talents remarquables, et plus récemment, en reprenant 48 % des éditions Pygmalion, l’immense Trône de fer de l’Anglais George R. R. Martin. Des éditeurs actifs, comme Françoise Verny, Raphaël Sorin, Teresa Cremisi, renouvellent le cheptel, en particulier avec le controversé Michel Houellebecq, peut-être surestimé. Entre temps, il faut l’avouer, les couvertures ont parfois perdu de leur superbe esthétique. Mais en 2012, au travers du Holding Madrigall, Flammarion est achetée par Gallimard, pour une nouvelle ère à venir.
L’on découvre en ce patient volume de piquantes curiosités, tel une « Bibliothèque physiologique », associant « intention médicale à la manière grivoise », et lorsque le facétieux docteur Gérard, en 1890, illustre la couverture de La Grande névrose, avec une dame nue, hors les bas aguichants, qui agite un cerveau comme la marotte de la Folie.
Récemment, ce furent des monstres philosophiques magnifiques. En un unique volume, relié ou solidement broché, tout Platon, tout Aristote, tout Nietzsche, en des traductions révisées. Soit d’immanquables références.
Loin de se contenter d’élever une stèle à la gloire de son éditeur et commanditaire, Pascal Fouché ne cache pas que Flammarion prit la responsabilité d’éditer en 1886 La France juive de Drumont. Essai verbeux, calomniateur, nanti d’un index recensant 3000 personnalités juives ou complices, n’est-il pas responsable de crimes commis en son nom, alimentant le fiel de l’antisémitisme ? L’on peut concevoir que les Œuvres et discours de Mussolini soit publiés en tant que document nécessaire à la compréhension du temps politique ; à moins que l’on doive considérer qu’il s’agisse de bibliocrimes encore,
Est-ce encore un assassinat des livres[4], tel que le perpétuent la numérisation, l’internétisation, conduisant à l’abstraction du papier et des reliures, à la dématérialisation de l’objet, à la volatilité de l’écran et à la menace d’une panne qui effacerait le savoir. Heureusement, à l’instar du retour en grâce des disques vinyles, la présence réelle du livre garde et renouvelle ses amateurs passionnés. L’éthique de la connaissance, qu’il s’agisse de science ou d’imaginaire, est à ce prix.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.