Irina Golovkina : Les Vaincus, traduit du russe par Xénia Yagello,
Syrtes, 1120 p, 45 €.
Iouri Annenkov : Journal de mes rencontres,
traduit du russe par Marianne Gourg, Odile Melnik-Ardin et Irène Sokologorsky,
Syrtes, 800 p, 28 €.
Olga Slavnikova : 2017, traduit du russe par Christine Zeitounian-Beloüs,
Gallimard, 500 p, 25 €.
L’Histoire est, dit-on, écrite par les vainqueurs. Pourtant, la littérature soviétique est tombée aux oubliettes du réalisme socialiste, médiocre, mensonger. L’envers d’un décor de soixante-dix ans fut alors brossé avec courage par Soljenitsyne, par Chalamov, avant que son terrible hiver politique s’écroule sous le poids de son impéritie. Moins connus sont ces auteurs russes qui, pour l’une, Irina Golovkuna, témoigne de l’abjecte répression communiste, et pour l’autre, voyage parmi ses rencontres littéraires, comme Iouri Annenkov. Alors que le centenaire de la révolution bolchevique honnie se profile, Olga Slavnikova la commémore avec son 2017, non sans amère ironie.
La plume d’Irina Golovkina assume le point de vue des « vaincus », ces Russes blancs défaits par les Bolcheviks et l’Armée rouge, leurs sombres destinées sous le totalitarisme de Lénine et de Staline. Oleg est le pivot de cette vaste fresque familiale et nationale. Autour de l’ancien officier du Tsar, gravitent les derniers représentants de la noblesse, de la culture russe et européenne, alors que les brutes prolétariennes les assiègent jusqu’à l’exil et la mort. A l’instar de cette constellation de personnages, le récit omniscient se partage entre plusieurs narrateurs, suivant Oleg ou Liolia, nous confiant le journal intime d’Elizaveta. Ainsi deux femmes aiment le noble et bel Oleg : Elizaveta, infirmière, qui le soigne avant de disparaitre de l’hôpital, gardera dans son cœur une admiration passionnée pour le jeune héros qui est pour elle un symbole de la Russie. Plus tard, à Saint-Pétersbourg, devenue Leningrad, elle le revoit dans les bras de la jeune Assia qu’il épouse. Cette fragile pianiste aux longs cils lui donnera deux enfants. Mais, quoique caché sous un faux nom, chassé de son travail, traqué par la Guépéou, il finira fusillé, à cause de son origine. Une myriade d’acteurs forme une microsociété de l’ancien régime en perdition, tandis que dans les appartements devenus communautaires, les ouvriers du parti, pétris de langue de bois, de vulgarité, sont infiltrés de mouchards, et que la pauvreté la plus sordide gangrène le pays, hors quelques privilégiés et profiteurs du nouveau régime : ce sont « les attributs incontournables de la dictature du prolétariat », où « la conscience de chacun doit être soumise au contrôle de la société ». Dans les camps, parmi les vexations, la promiscuité, le froid sibérien, les travaux d’esclaves, « la situation sanitaire est désastreuse ». Liola est forcée de devenir indicatrice au service de la Guépéou, avant de goûter du goulag pour avoir tu l’origine aristocratique d’Oleg. Même le parfait prolétaire méritant, Viatcheslav, doute avant d’être broyé par la terreur stalinienne. Pourtant des rebondissements, des retrouvailles sont parfois possibles : le prolétaire et l’aristocrate, en une union sacrée dans les tenailles de la tyrannie, s’aiment un court instant. Ainsi ce tableau documentaire de la classe abattue, des souffrances populaires est aussi criant qu’historiquement avéré.
Certes, un tel roman-feuilleton tire parfois sur la corde du pathétique, mais il ne perd jamais sa redoutable efficacité. Y compris lorsque, apportant un éclairage inédit, la romancière montre les protagonistes tentant de conserver leur mode de vie, leurs bonnes manières, le rituel élégant des maigres repas, lorsqu’ils bradent leurs trésors de famille pour subsister, lorsque la fidélité à l’église orthodoxe est une résistance. Le pieux Mika s’écrie : « Mais que valent alors toute cette morale communiste et toutes ces promesses de vie heureuse ? »
La finesse psychologique n’est pas en reste : qu’il s’agisse des liens d’amour ou des portraits, surtout féminins, Irina Golovkina met au service de son roman autobiographique une profonde connaissance de l’humanité. En effet, l’on sait que la romancière (1904-1989), petite fille du compositeur Rimski-Korsakov, s’appuie sur les avanies subies par sa famille pour écrire dans les années soixante ce qui fut d’abord diffusé en samizdat, puis publié de manière posthume en 1992. Grâce à la technique narrative qui fit la réussite du réalisme du XIX° et de Tolstoï, ce roman bouleversant, à la langue juste et élégante, cette somme sans longueur, mérite de rester, au-delà du témoignage, un classique.
C’est presqu’un siècle d’Histoire et de littérature qu’embrasse la vie d’Iouri Annenkov. En effet, né en 1889 et mort en 1974, il aura vécu la fin du tsarisme, la révolution bolchevique, le stalinisme, deux guerres mondiales et le dégel de Khrouchtchev, quoiqu’il se fût exilé en France dès 1924, ce qui lui sauva probablement la vie. Il ne lui manqua que la chute du communisme.
Aussi son Journal de mes rencontres ne peut manquer d’être sous-titré « Un cycle de tragédies ». Peintre de mots, de couleurs et de dessin, Annenkov illustre chacun de ses vingt-cinq portraits de croquis toujours saisissants. Quand les vivantes évocations d’écrivains, de poètes, sont le plus souvent amicales, louangeuses, celles, finales, sur Lénine et Trotski sont plus acides. Par exemple : « Trotski crut à la nécessité de « l’absurdité suprême », des combats mortifères au nom de la paix et du bonheur des générations futures et en fut, pour finir, la victime. »
Le lecteur côtoie de presque inconnus, mais une foule de figures emblématiques du roman et surtout de la poésie russes. Zamiatine, auteur avec Nous autres de la première utopie anti-communiste en 1921, fut censuré, exilé. Maïakovski « s’était servi de la poésie pour lutter contre le capitalisme […] c’est justement pour ces raisons là qu’il s’est suicidé », alors que « tant aient été discrètement fusillés ou liquidés ».
Si l’on s’étonne, en cette formidable encyclopédie des lettres et des mœurs politiques sous la plume d’Iouri Annenkov, où pérorent « les pique-assiette du parti communiste », de ne pas rencontrer Mandelstam ou Tsvetaeva, Anna Akhmatova garde « la musicalité étouffée de sa douce voix », parmi tous ces martyrs de la tyrannie soviétique. Car les femmes, comme Irina Golovkina, n’échappèrent pas aux cruelles tragédies de l’avenir radieux du communisme…
Roman d’idées dans la grande tradition russe de Tolstoï et de Boulgakov, 2017 prend prétexte du centenaire de la révolution bolchevique pour mettre en question le lien trouble qui unit la Russie à un passé qui ne passe pas. Fomenté par Olga Slavnikova, ce récit polymorphe à plusieurs voix et plusieurs registres est impulsé par une passion en pointillés entre Krylov, tailleur de pierres précieuses, et Tania, mystérieuse « beauté incolore ». Nous sommes autour d’une ville semi-fictionnelle et dans les monts Riphées, lorsque le narrateur, tentant de fuir son ex-épouse -la richissime oligarque Tamara- va de rencontres en rendez-vous risqués avec sa Tania, tout en partant avec le professeur Anfilogov, en quête d’une mine de gemmes fabuleux, ce à la limite de la légalité… A cheval entre réalisme et science-fiction, voire fantasy, ce feuilleton aussi dense que fantomatique (qui reçut le Russian Booker Prize en 2006) imagine un défilé commémoratif des Blancs et des Rouges qui remettent le couvert en s’affrontant jusqu’au sang : « Ceux qui se déguisent se sentent inspirés par leurs oripeaux révolutionnaires ». Mais aussi un tableau d’un pays à la limite du sordide, où des poches de beauté naturelle, de luxe artificiel jouent de contrastes hallucinants…
Ainsi, parmi « une épidémie d’Histoire », satire politique et anti-utopie d’une part, idylle amoureuse contrariée, et paysages empoisonnés d’autre part font de ce livre un palpitant croisement entre roman d’aventure et roman philosophique. A l’inquiétante étrangeté de l’anticipation et du fantastique, comme chez Sorokine, autre contemporain russe qui, quoique plus grinçant, peut lui être comparée, s’ajoute chez Slavnikova une plus que talentueuse, émouvante, écriture, aux images merveilleusement évocatrices ; sans compter la sûreté psychologique et sociologique… N’en jetez plus, le plein panier d’éloges ne suffira pas à rendre compte de la portée et du charme de ce trésor romanesque, dont l'ironie mordante ne laisse guère d'illusions au communisme qui pourrit soixante-dix ans de la vie de la Russie, sans comptés ses voisins et affidés.
Isaac Babel : Œuvres complètes, traduit du russe par Sophie Benech,
Le Bruit du temps, 1312 p, 39 €.
Voici une découverte de poids, de charme et d’horreur rouge, qui n’est pas sans laisser planer une grave interrogation éthique. Certes, nous connaissions déjà Cavalerie rouge[1] et les Récits d’Odessa[2], mais les mérites de cette édition, dont le papier ivoire et le format soigneusement relié écartent tout danger de concurrence par la lecture sur IPad ou Kindle, sont sa dimension encyclopédique, enrichie de préface et de notes, sans compter sa traductrice fervente. Isaac Babel (né en 1894) n’est pas un romancier, mais un prolixe et néanmoins perfectionniste polygraphe, un styliste fabuleux au cœur de la démesure bolchevique et stalinienne.
Dès le cycle autobiographique, jusque-là éparpillé chez divers éditeurs en français, nous voilà pris par le charme de sa prose, qu’il s’agisse de L’histoire de mon pigeonnier ou du Journal pétersbourgeois, par ses souvenirs d’enfance, comme lors d’un voyage sur la Volga : « nous revenions chez nous dans cet état d’âme attendri et exalté que peuvent susciter cette contrée extraordinaire, le jeunesse, la nuit, et les anneaux de feu se liquéfiant sur le fleuve » (p 124). Outre le scénariste prolifique (pour Eisenstein), le dramaturge et l’essayiste, ce sont bien sûr les qualités stylistiques qui emportent l’adhésion. La forme brève et son bonheur culminent dans les choses vues des Récits d’Odessa et des Récits odessistes, pleins d’humanité, à l’écoute du petit peuple, et surtout dans cette juxtaposition des tableaux qu’est Cavalerie rouge : éclats journalistiques, narratifs et descriptifs, qui prennent la dimension de l’épopée. Où le styliste amoureux des mots et des images frappantes, charmeuses, insolites, brille sans cesse, épiçant ses textes d’expressions populaires ukrainiennes ou venues du yiddish (Babel était Juif) et de néologismes, d’où le défi relevé par la traductrice.
Mais l’on sait que l’épopée, semée de crimes, a souvent tendance à exalter les héros -ici « rouges »-, une nation, une idéologie. D’où l’interrogation du lecteur devant ce qui est une adhésion passionnée de la part de notre prosateur qui probablement travailla comme traducteur pour la Tcheka, cette délicieuse police politique qui, à partir de décembre 1917, permit à 140 000 personnes de périr sous la Terreur rouge[3] : « Et nous sommes partis en direction du crépuscule héroïque. Ses rivières bouillonnantes se déversaient sur les serviettes brodées des champs de paysans. » (p 531). Rivières bucoliques ou rivières de sang ? Ne reculant pas devant l’exposition des violences sordides, inhérentes à toute guerre revancharde et impérialiste, comme l’exécution d’un moine profiteur et espion, la prose poétique de Babel est aussi suggestive qu’au fond désespérée, voire empreinte de sadisme, « en proie à une exaltation morbide » (p 537). Etre un observateur aussi précis, est-ce prendre plaisir aux exécutions sommaires abondantes où les dénoncer sans pathos ? Car il confie : « La chronique des crimes quotidiens m’oppresse sans répit comme une malformation du cœur. » (p 530). Au-delà des lieux communs de la littérature de guerre, les instantanés sur les croyances et les exactions religieuses du peuple, sur la vigueur cruelle de la soldatesque et sur la certitude tyrannique de la hiérarchie militaire, sont nombreux. Passionné qu’il était de Flaubert et de Maupassant, Babel fait preuve d’un réalisme inattaquable et d’une acuité sans pareille de la notation. On sort de cette prose, si talentueuse pourtant, écœuré par la violence et la vilénie de la race humaine que la révolution et la guerre permettent de laisser jaillir jusqu’à l’absolu quotidien du mal. Ce qui ne manqua pas de susciter de violentes critiques : était-ce là une façon correcte de présenter l’héroïsme rouge ?
Quant aux Récits d’Odessa, ils révèlent la curiosité de leur auteur, voire sa passion pour les brigands, pour les aventuriers de la démence politique qui se jouait depuis la révolution de 1917, et dont il se sentait solidaire : des ouvriers occupent un monastère, des Anglais viennent commémorer le souvenir de Lénine… On y trouve bien sûr la dénonciation des pogroms, les marques de l’antisémitisme récurrent. L’écriture sensuelle est d’un esthétisme qui peut paraître déplacé devant de telles scènes qui pourtant révulsent l’écrivain.
On ne peut que se demander comment Babel put survivre aussi longtemps dans le régime communiste, entre les monstres léninistes et staliniens de la Tcheka. La façon réaliste et colorée dont il décrit les exactions de l’armée soviétique au cours de la campagne de Pologne de 1920 dans Cavalerie rouge aurait pu lui valoir aussitôt condamnation. Que l’on se rassure, l’erreur sera bientôt réparée : c’est en 1940 que le NKVD l’arrêta, le tortura, l’assassina, confisquant ses manuscrits depuis disparus où l’on lirait peut-être son intime conviction, d’où des Œuvres complètes toujours incomplètes…
Ses livres eurent du succès dans les années vingt. L’écriture de Babel est en effet fascinante, explosives d’images. On se surprend à être ravi par la sensualité visuelle de son style aux phrases souvent brèves, y compris dans les pires moments de la guerre civile entre Rouges et Blancs, qu’il met en scène avec une apparente légèreté, d’autant plus efficace et inquiétante. Ecriture très colorée, très rouge, d’une esthétique envoûtante : « un ruisseau écumant d’un rouge corail a jailli de sa gorge ». (p 590) Rouge éthique sûrement bien reçue en ce havre du communisme, mais bien moins envoûtante pour le lecteur que nous sommes…
Que pensait vraiment Babel du régime communiste ? L’on sait qu’il fut un admirateur romantique de la révolution de 1917. En était-il un propagandiste infatigable ? Dans son Journal pétersbourgeois, autour de 1918, il dénonce la paresse des soldats de l’armée rouge ou l’état du chômage, laissant transparaitre d’indulgentes critiques : « La justice est arrivée. Elle a été mal instaurée. » (p 159) Ce au sujet d’une usine d’acier. Mais sur le régime lui-même, qui ne dit mot, au moins consent. Dans les années trente, il commence d’écrire un ouvrage sur la « collectivisation » : « Avec la guerre civile, c’est l’un des plus grands monuments de notre révolution » (p 1270). Merci de cette allégeance à la collection des tyrannies totalitaires ! Mais qui sait si ses manuscrits disparus lui rendraient justice ?En effet, le seul récit paru (en 1931) dresse un tableau peu flatteur, même si le pouvoir a pu -ou non- le lire comme un rapport sur la stupidité des paysans : « il a collectivisé Voronko en vingt-quatre heures… Il a mis neuf fermiers à l’ombre… Le matin, ils devaient partir pour Sakhaline. » (p 921) On les retrouve pendus plutôt que de rejoindre le goulag… Babel, prenait bien conscience du désastre. Mais un peu tard. On ne s’étonne guère qu’ils ne fusse plus en odeur de sainteté auprès des sbires de Staline.
Ses convictions, son amour immodéré pour la Russie et pour la langue russe l’empêchèrent de prendre le chemin de l’exil, alors qu’il put voyager à l’étranger, dont la France. Sous Staline, se taisait-il pour continuer à vivre, à écrire en secret, louvoyant comme le compositeur Chostakovitch entre son intégrité créatrice, son instinct de survie et son quand à soi moral, voire son fatalisme ? Au lecteur de s’interroger sur une éthique politique qu’à la place de l’écrivain il eût bien eu du mal à affirmer au péril de sa vie. Babel ne critique pas le régime, au contraire, même s’il n’en semble pas non plus un absolu panégyriste. En témoigne en 1934 son « Discours au 1er Congrès des écrivains Soviétiques » (p 1031) où les écrivains doivent être des « ingénieurs des âmes ». Malgré l’humour, c’est un éloge obligé de Staline : « Regardez comment Staline travaille ses discours, comment sont forgés ses mots peu nombreux, combien ils sont musclés ». Ce à quoi répondait dès 1933 Mandelstam dans son « Ode à Staline[4]»: « Il a des doigts épais et gras comme des vers / Et des mots d’un quintal précis comme des fers ». Malgré l’allégeance que l’on espère forcée au « goût bolchevique », Babel parvient peut-être à affirmer son esthétique en passant sous les fourches caudines du réalisme socialiste : « la vulgarité c’est la contre-révolution » ou « notre tâche c’est d’ennoblir les mots ». Etait-ce une façon voilée d’émettre des doutes et de mettre la puce à l’oreille de son auditeur complice ? A la veille de son exécution, se demandait-il si le stalinisme avait tué les promesses du communisme, ou s’il résidait in nucleo dans cette idéologie mortifère ?
Dans sa « Lettre ouverte aux écrivains soviétiques[5]», Mandelstam, en 1929, fulminait : « la Fédération des Ecrivains soviétiques s’est révélée être un poste de police ». Il allait être bientôt écrasé, suite à son poème satirique contre Staline. Babel, plus prudent, n’en fut pas moins la même victime de cette orwellienne « Police de la Pensée[6]» qui sous des formes sans cesse renouvelées n’a hélas pas fini de nous menacer.
traduit du russe par Svetlana Delmotte et Jacqueline Lahana,
Denoël, 240 p, 18 €.
Arkadi et Boris Strougatski : L’Ile habitée,
traduit du russe par Svetlana Delmotte et Jacqueline Lahana,
Denoël, 444 p, 24 €.
Qui ne connaît Stalker, le film d’Andreï Tarkovski, sorti en 1979 ? Des hommes rampent dans un espace informe, encombré d’objets morts, de présences prometteuses ou mortelles ; ils sont écrivain et professeur de physique, et suivent précautionneusement leur « stalker », chasseur en approche, guide et passeur, jusqu’à une chambre où tous les souhaits pourraient être réalisés. On s’aperçoit assez vite que ce sont moins les lieux qui sont explorés, que les personnalités et les motivations secrètes des protagonistes, en une angoissante quête initiatique… On ignore cependant trop souvent que ce film soviétique qui fascina les esprits est l’adaptation biaisée d’un roman qu’enfin nous pouvons lire en version intégrale ; que dis-je indispensable. Et dans lequel il n’y a ni professeur ni écrivain… La « Zone » est enfin restituée dans toute sa pureté dangereuse. Alors que, bien moins connue, celle de L’Ile habitée est une implacable dictature.
Le personnage de Redrick Shouhart, successivement 23 ans, 28 ans, puis 31 ans, est, hors des expéditions officielles, un « stalker » aux activités souvent illégales. Il œuvre dans la « Zone », ce « trou dans l’avenir », interdit et gardé par l’armée, où l’on ne sait quels « Visiteurs » ont abandonné, comme les détritus de leur pique-nique, des objets aberrants, des « creuses », des « batteries etak », et, peut-être, une « Boule d’or » mythique qui exaucerait tous les vœux, et qu’il s’agit d’aller chercher au risque de sa vie, de sa santé mentale, au travers d’un parcours semé de « gels de sorcières », de brûlures, de disparitions, d’épidémies inqualifiables qui se transmettent aux enfants, à d’autres populations qu’un émigré aurait infectées… Ces objets, achetés et revendus au prix d’impressionnantes liasses de billets et d’alcools omniprésents, feront la perplexité des savants chargés de les étudier. Ce dont témoignent les déclarations du Prix Nobel de physique Valentin Pilman qui, d'une part attribue les anomalies de la zone à une visite d'extraterrestres, et, d'autre part, en arrive à mettre en doute la science humaine autant que ses limites avec l’irrationnel. Les trouvailles de ce no man's land post-apocalyptique sont des objets miraculeux ou des bombes meurtrières aux effets imprévisibles : « bracelets qui stimulent les processus vitaux » ou « éclaboussures noires », ils sont « capables de modifier tout le cours de notre histoire [et] des réponses tombées du ciel à des questions que nous ne savons pas encore poser. »
S’agit-il d’une science-fiction qui dirait la hantise d’une explosion nucléaire meurtrière à l’occasion d’un accident incontrôlable ou au cours d’une orwellienne guerre froide qui fait long feu? Ou encore, au-delà du trop évident ensemencement d’un espace par une contamination post-atomique, par des extraterrestres aux pouvoirs incongrus, magiques et malsains, il se peut que nous ne trouvions dans la « Zone » que l’image fantastique de notre perception et de notre inconnaissance du monde, avec tout ce qu’elle peut avoir de fantasmatique, d’hallucinatoire. S’il y a « Visiteurs » extraterrestres, ils sont hors de tout anthropomorphisme… En tous cas, l’empreinte du roman des deux frères n’a pas fini de nous marquer, de suggérer à la littérature des pistes et des inquiétudes nouvelles.
Les travailleurs qui étouffèrent le réacteur de Tchernobyl ont été nommés des stalkers. Rien de surprenant qu’un jeu vidéo S.T.A.L.K.E.R. : Shadow of Tchernobyl, sorti en 2007, emprunte quelques éléments de ce roman initiatique, aux parcours bourrés de dangers et de promesses. Hollywood prépare une nouvelle version filmique sous le titre de Roadside picnic, ce qui est d’ailleurs la traduction du titre original du roman écrit à quatre mains par les frères Strougatski, soit Pique-nique au bord du chemin, initialement paru en trois livraisons dans la revue Avrora en 1972.
Il peut paraître fort étonnant qu’un livre ainsi confidentiellement publié, qu’un film sorti sept ans plus tard, aient pu durablement alerter les consciences, venus qu’ils étaient de l’étouffante tyrannie rouge ; et ce sans guère en subir la censure. D’autant qu’ils peuvent être perçus comme une métaphore secrète de cette autre « Zone » dangereuse et morbide, l’Union soviétique elle-même, où les essais nucléaires se firent au mépris de la population, où l’on creusa un lac à coup de bombe atomique, où la « Boule d’or » inatteignable et délétère serait ce communisme qui pourrait combler tous les souhaits… Car même si la quête de Redrick aboutit auprès d’elle, le « bonheur pour tout le monde » se révèle être « plutôt en cuivre ». Mystérieux univers satirique crypté de dissidence au soviétisme, les romans des frères Strougatski explorent également de troublants espaces inaccessibles à la science et à la pensée humaines. Plus qu’une catastrophe utopique et écologique, la « Zone » est une catastrophe métaphysique, une énigme jetée à la face de la pensée, qu’elle soit raisonnable, poétique, idéologique ou scientifique. L’incommunicabilité entre d’éventuels extraterrestres, un Dieu négligent, pervers, ou le hasard incompréhensible de la création d’une part et la pauvre humanité qui se débat sur la terre et en ses délires politiques d’autre part, est flagrante.
Une cohérence insinuante peut alors se nouer avec L’Ile habitée, roman plus modestement novateur, redevable qu’il est des traditions interplanétaires de la science-fiction, depuis La Guerre des mondes de Wells. Cette fois, nous ne sommes plus sur terre, mais sur une lointaine planète où s’échoue un jeune homme. Maxime est le « Robinson » de cette Ile habitée sur laquelle il avait espéré trouver « une civilisation puissante, antique, sage ». Hélas, sur une terre radioactive et sale, son vaisseau est détruit par on ne sait quel projectile et la rencontre d’un autochtone laisse à désirer : « On voyait aussitôt que l’homme armé n’avait jamais entendu parler de la valeur suprême de la vie humaine, de la Déclaration des droits de l’homme, des merveilleuses et simples inventions de l’humanisme ». En effet règne ici une infecte dictature militaire, nantie de « tours radio » qui chapeautent toute la population. Etrangement, Maxime est insensible aux ondes de contrôle. Serait-il le seul à pouvoir être apte à la résistance ? Parmi une guerre perpétuelle et les colonnes de blindés, le personnage charismatique de « Pèlerin » lutte aux côtés de Maxime devenu « Mak », contre les « dégénérés, contre « l’Empire insulaire », la « dégénérescence de la biosphère », les « fascistes de l’Etat-major », qui pourrait tout aussi bien être communistes, si la censure soviétique ne veillait sur l’épaule des écrivains… La fin ouverte laisse peu d’espoir. Certes moins mythique que Stalker, L’Ile habitée est cependant un de ces phares de cette science-fiction intelligente qui rime avec dystopie (ou anti-utopie) en pensant peut-être au précurseur russe de ce dernier genre : Zamiatine[1]. Et en gardant l’œil sur nos nécessaires libertés individuelles et sur les portée de la connaissance, toujours trop menacées.
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.