Du temps des livres aux vérités du roman ; ou la critique littéraire par Juan Asensio, Linda Lê, François Dosse & Jean-Marc Moura.
Le 18 mai 2023, sur thierry-guinhut-litteratures.com

 

Retablo siglo XVI, Becerril de Campos, Palencia.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Du temps des livres aux vérités du roman ;

ou la critique littéraire

par Juan Asensio,

Linda Lê, François Dosse & Jean-Marc Moura.

 

 

 

Juan Asensio : Le Temps des livres est passé,

Ovadia, 2019, 668 p, 35 €.

 

Linda Lê : L’Armée invisible, Cerf, 2023, 400 p, 24 €.

 

François Dosse : Les Vérités du roman. Une histoire du temps présent,

Cerf, 2023, 680 p, 34 €.

 

Jean-Marc Moura : La Totalité littéraire, PUF, 2023, 288 p, 23 €.

 

 

Les voies de la critique littéraire sont impénétrables. Comme si elles descendaient d’un dieu, Apollon ou Ganesh[1], dont la voix dirait « le temps des livres » et « la vérité du roman ». Ainsi d’une « armée invisible » d’écrivains serait révélé l’absolu, la substantifique moelle, selon la formule rabelaisienne. Il y a toutefois une occurrence d’arbitraire et de subjectivité dans les choix opérés par le critique, qui pour vouloir emprunter la voix de l’Histoire, se contenterait de lui fournir des panneaux indicateurs. À cette modeste et cependant indispensable tâche s’attellent trois travailleurs, aux horizons divers, aux perspectives précieuses. Juan Asensio, l’homme du Stalker, prétend à la disparition des Lettres, cependant magnifiées, au moyen de son fort volume, Le Temps des livres est passé. Avec plus de confiance, sinon trop d’optimisme, Linda Lê consacre le temps de ses lectures à L’Armée invisible. Enfin, grâce au concours de François Dosse, nous saurons combien La Vérité du roman réside en notre temps, du moins si elle peut se targuer d’une telle aura, y compris au sein, plus vaste, de « la totalité littéraire », telle qu’au regard de Jean-Marc Moura elle se mondialise…

 

 

Placé sous l’autorité de Léon Bloy, le copieux recueil de Juan Asensio semble passablement pessimiste : « D’ailleurs le temps des livres est passé, passé sans retour », affirme l’auteur des Histoires désobligeantes[2] dans une lettre de 1880 à Ernest Hello. C’est prendre le risque, de surcroît plus d’un siècle après, de passer pour un vieux ronchon, un indécrottable nostalgique, voire ringard, sans compter le danger de proférer d’autorité des prédictions que l’avenir risque de démentir, à l’instar d’un Léon Bloy qui n’a pu voir les ardeurs polémistes et créatrices qui lui ont succédé. Pourtant Juan Asensio relève le défi : ce ne sont pas seulement d’anciennes plumes qui sont ici l’objet de son sens affirmé de l’éloge, mais quelques-uns de nos jeunes contemporains. Toutes ces figures, souvent célébrissimes, parfois discrètes, sinon injustement méconnues, ont été et sont toujours parmi les pages surabondantes d’un blog faramineux animé par Juan Asensio depuis 2004 - il est né à Lyon en 1971 - mais en s’assurant le concours des claviers judicieux de quelques contributeurs, en particulier Grégory Mion. Ainsi l’on va de Dante à Vincent la Soudière, de Malcolm Lowry à Paul Gadenne, dont Le Vent noir « évoque une dimension maléfique […] sans doute l’une des œuvres les plus implacables qu’il m’ait été donné de lire ». … À nos risques et éblouissements, l’on se trouve dans la zone et la mine de Stalker, « blog érudit et polémique de dissection du cadavre de la littérature[3] ». L’on aura reconnu le patronage du cinéaste Tarkovski et surtout des frères Strougatski[4], dont le roman Stalker explore une « zone » mystérieuse et délétère, relevant du fantastique et de la science-fiction, avec un inquiétant et fabuleux brio. Répondant à l’effondrement de la littérature française actuelle, pour reprendre les mots du préfacier, Pierre Mari, il ne se fait pas faute d’étriller de ci-de-là la prétention des déconstructeurs, ou les narcissiques de leurs petites personnes aux prétentions sociologiques.

Peu à peu, en ce massif dont les hauteurs critiques ont été écrites entre 2004 et 2018 (l’on attend un second tome) des axes de lecture se font jour. La dévitalisation du langage,  sensible dès le premier texte sur « la parole viciée » telle qu’elle apparaît chez Fritz Mauthner[5] ou à propos de Vincent la Soudière, lui fait convoquer le Hugo von Hofmannsthal de La Lettre de Lord Chandos et le novlangue d’Orwell, alors qu’avec Paul Gadenne ou William Faulkner, il s’agit de sauver la langue devenue « incandescente ». Or sans l’exactitude et la puissance du langage, la platitude et le chaos ne sauront être dépassés.

L’axe le plus flagrant est peut-être celui de l’attention au mal, telle qu’elle se révèle chez des écrivains chrétiens ; ou non. Notons d’ailleurs que notre critique a consacré un étrange et bel opuscule à la figure de Judas[6]. En témoignent, en ces pages touffues et profuses, Léon Bloy de toute évidence, Georges Bernanos certes, mais aussi Joseph Conrad. De ce dernier, Le Cœur des ténèbres est justement l’objet d’une réelle et communicative vénération ; en particulier à l'occasion de cette exclamation fort célèbre : « Revivait-il sa vie dans le détail de chacune de ses convoitises, de ses tentations, de ses défaillances, durant ce suprême instant de parfaite connaissance ? Deux fois, d'une voix basse il jeta vers je ne sais quelle image, quelle vision, ce cri qui n'était guère qu'un souffle : "L'horreur ! L'horreur !"[7] »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’auteur n’a pas versé au hasard les écrits de sa « zone ». Revus, ils se distribuent selon une réelle logique, par grandes parties ainsi conçues : « La parole viciée », dont nous avons déjà parlé ; « Monstres », où voisinent nombre d’auteurs fantastiques, d’Edgar Allan Poe à Lovecraft en passant par Arthur Machen, mais aussi des météores comme Guerre et guerre de Laszlo Ktasznahorkai[8] et Le Tunnel d’Ernesto Sabato, doté de  « monstrueuses anomalies géologiques » ; ensuite « Cratères », où l’on devine les profondeurs convulsives, entre les Orages d’acier d’Ernst Jünger, les penseurs métaphysiques comme Søren Kierkegaard et Fiodor Dostoïevski, les Latino-américains Carlos Fuentes, Alejo Carpentier et Roberto Bolaño. Enfin « Célébrations » réunit Joseph Conrad, Armel Guerne ou Max Picard (ainsi les noms méconnus peuvent attirer notre impérative attention). Au travers d’une composition longuement descendante, et soudain ascendante, l’apocalypse des mondes et des âmes ne peut trouver son salut que dans la littérature, de même qu’un monde où s’efface la métaphysique ne peut se rédimer sans le verbe chrétien…

Indubitablement le rôle du critique est de révéler, magnifier des œuvres singulières. Il en extrait la puissance et la beauté, comme à l’occasion de La Route de Cormack McCarthy[9], roman que nous avions trouvé un peu facile, dans son catastrophisme écologique, dans son écriture un peu plate. Pourtant ce cadavre de la littérature n’est-il pas l’exacte antithèse de la bibliothèque de survie asensienne : « dans les ruines carbonisées d’une bibliothèque, où des livres noircis gisaient dans des flaques d’eau », à la page 162 de ce roman, puisque le critique se fait scrupule de paginer chacune de ses citations. Que lire et comment lire : ce serait la devise du révélateur d’œuvres essentielles, de l’ambition de ce lecteur gargantuesque.

En moraliste, le critique s’attache également à conspuer, à l’occasion de Louis Massignon, « une modernité devenue folle ». Car, malgré le déroulé de l’Histoire, malgré les progrès scientifiques et technologiques, « le cœur de l’homme, encore moins que la société, n’est pas soumis au changement », ceci à propos de Nostromo de Joseph Conrad.

Parfois il décèle des rapports, des filiations inaperçues, par exemple entre Joseph Conrad et George Steiner, auquel Juan Asensio a consacré un ouvrage : La Parole souffle sur notre poussière. Essai sur l’œuvre de George Steiner[10]. Et loin de se contenter de notre petit siècle hexagonal, il fourmille de l’ère médiévale dantesque à l’américaine science-fiction déjantée de Philip K. Dick, chargeant son texte d’aperçus fulgurants, sans dédaigner les mots rares qui scintillent au-dessus de la nuit de la critique ailleurs la plus superficielle.

La rencontre choc du volcan de Malcolm Lowry, du diabolique 2666 de Roberto Bolaño[11], d’Ernesto Sabato, Joseph Conrad, W. G. Sebald, William Faulkner, László Krasznahorkai, et caetera, est placée sous le signe de ce que José Bergamín appela « le monstre du romanesque ». Comme un Thésée des Lettres, le critique se doit d’affronter de redoutables Minotaures, quoique plutôt dans le dessein de les apprivoiser. Si les œuvres convoquées sont bien souvent sombres, il y a une joie réelle à les découvrir, à en distiller les sucs.

Exercice d’admiration comme il se doit, la critique est chez Juan Asensio, une modestie, une gratitude, un art, voire un apostolat. Il est juste que, tirant le bon grain de l’ivraie, ne soient exposés ici que les grands livres, dans leur vaste écrin charriant une bonne soixantaine d’ouvrages, le plus souvent romanesque, quoique des essais y soient représentés. Cependant, même si c'eût été charger un volume déjà plus que généreux, il est peut-être regrettable que les « excellences et nullités » qui émaillent son Stalker, aient été nettoyées en ce recueil d’une pincée de vindictes vigoureuses et précieuses qui égratignent et giflent d’importance les plumitifs qui déshonorent les éditeurs et les librairies, plumitifs creux et gonflés d’orgueil dont la presse se fait les larbins, pour ne pas les citer quelques épigones de Philippe Sollers, dont François Meyronnis et Yannick Haenel, voire Michel Houellebecq... Car si la fureur du polémiste mérite également de figurer parmi les nécessaires exercices de style du critique, il faut rappeler la phrase célèbre du Figaro de Beaumarchais : « Sans la liberté de blâmer il n’est nul éloge flatteur ». De plus l’on ne sait véritablement ce qu’est la bonne littérature, qu’en se confrontant au bac à déchet des Lettres.

Les esprits chagrins, peut-être jaloux, s’irriteront d’entendre Juan Asensio bramer qu’il est l’un des derniers critiques littéraires dignes de ce nom, voire le seul de son espèce, cinglant à sa manière peu indulgente les rédacteurs d’indigente copie qui pullulent à peu de pensée. Reste qu’il a le mérite insigne d’exister, de résister (si ce mot n’est pas galvaudé), d’élever une stèle à ce qui reste de littérature, ce qui demeure, au service de la hauteur de l’esprit et de la profondeur de la pensée, comme un précieux dépôt pour les générations suivantes ; et curieuses s’il en est.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’on ne rencontrera probablement pas dans le livre de la romancière Linda Lê un angle aussi probant, une éthique aussi iridescente et sombre à la fois. Mais reconnaissons que son catalogue de curiosité, d’attention, d’amour de la lecture, n’a rien de méprisable, au contraire. Ouvrons son Armée invisible avec délectation, tant l’on court parmi un immense bouquet d’auteurs d’élection, à l’occasion de chroniques publiées dans diverses revues : plus  d’une centaine de brèves fenêtres.

Née au Vietnam en 1963, la Faucheuse l’a déjà emportée, en 2022. D’Un si tendre vampire, en 1986, en passant par Les Evangiles du crime, ou Les Trois Parques, elle approchait les voies peu tendres du destin, du mal et de ses fantômes, y compris par les lisières de la dépression et de la folie. Déjà, en 2017, Les Chercheurs d’ombre[12] lui avait permis de recueillir les belles pages de ces auteurs qui privilégient le doute aux certitudes. Il n’en reste pas moins que cette propension mélancolique n’est guère l’unique boussole qui permettrait de se diriger en ce posthume recueil critique.

Contrairement aux profondeurs et sommets de l’opus de Juan Asensio, pas de construction particulière ici. Les ouvrages chroniqués par Linda Lê sont rangés par ordre alphabétique d’auteurs, en une neutralité qui confine au retrait du jugement de valeur, quoiqu’avec le soin laissé au lecteur de picorer pour son grand bénéfice. Du roman de José Eduardo Agualusa (venu de l’Angola) aux poèmes de l’Italien Andrea Zanzotto, le cheminement n’hésite pas à enjamber les continents, Malaisie, Russie, Chine, Amérique latine, Etats-Unis ; finalement très peu de Français, sinon le poète Georges Perros, le romancier Matthieu Térence, en une cosmopolite exploration. Mais aussi les siècles, du Don Quichotte de Cervantès en 1605, en passant par Jean Potocki, dont Le Manuscrit trouvé à Saragosse vient de la fin du XVIII° siècle, mais surtout notre contemporain. Rarement, ils sont autres que romanciers, parfois des poètes, exceptionnellement un essayiste, Georges Didi-Huberman, « méditatif concret », dont « le besoin de véracité impossible à rassasier » se veut une résistance à l’oppression.

 Les statures immenses, telles Franz Kafka, Jorge Luis Borges ou Hermann Melville, n’étonnent pas en ces pages qui n’ont rien d’une injonction à lire tel indépassable sine qua non, mais se proposent avant tout d’offrir des pontons de découverte au-devant de la marée des livres. Il n’en est pas moins perceptible qu’une propension à la liberté parcourt ce qui devient, au-delà des lectures, une pensée, d’ailleurs en cohérence avec la destinée d’une romancière échappée encore enfant du Vietnam communiste en 1977 : « la puissance de la résistance » face au totalitarisme soviétique par Varlam Chalamov, « un récit de vie sous les Ceausescu » à l’occasion d’Herta Müller, un « réfractaire à toute forme d’embrigadement », soit le Chinois Yan Lianke, ou encore, Peter Weiss, qu’il faut compter parmi « la confrérie des martyrs de la résistance »…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une toute différente propension critique anime le travail colossal de François Dosse. S’il prétend établir « les vérités du roman », selon son titre un brin péremptoire, de surcroît un oxymore tant vrai et fiction s’opposent, ce n’est guère pour émettre des jugements de valeur, mais pour dresser un tableau synoptiques des productions romancières d’aujourd’hui, essentiellement françaises, quoiqu’il fasse allusion à Aharon Appelfeld et Imre Kertész.

Deux grandes parties balisent l’essai : « Littérature et Histoire » et une « histoire du temps présent ». En effet, prenant pour déclencheur le « choc des Bienveillantes » de Jonathan Littel[13] - « un défi pour les historiens » - il montre combien le trauma de la seconde guerre mondiale et de la Shoah, sans oublier l’Algérie, irrigue l’obsession, sinon la créativité de nos auteurs, ainsi assurés d’une certaine respectabilité. Ils sont bien moins nombreux à être préoccupés par le « désastre russe » (l’anticommunisme étant bien moins porté que l’antinazisme), alors que tous s’attachent à une herméneutique de la mémoire. Mais auprès du « roman-historien », voici venir la « radioscopie » du présent, en une démarche presque ethnologique.

Le « présentisme minimaliste et ludique » anime les auteurs des écuries Minuit. Alors que l’on ne peut échapper au phénomène Houellebecq, « entomologiste du monde moderne », ce qui est peut-être lui faire beaucoup de grâce. Le monde urbain, du travail, de la quotidienneté, pèse sur les claviers, entre enquête journalistique, sociologie documentaire, pulsion romanesque, voire intrigue policière passablement noire. Conflits sociaux et chroniques judiciaires alimentent un réalisme obsédant. L’autofiction est reine, entre narcissisme plus ou moins pauvret, si l’on pense à l’« autosociobiographie » d’Annie Ernaux, et projection de soi. Mais au présent, certains préfèrent l’avenir, peut-être trop forcément inquiétant, du transhumanisme et de l’intelligence artificielle, et, bien au-delà de « l’écosophie » et de « l’écopoétique  », doxa et air du temps obligent, le catastrophisme climatique… Ainsi une « fonction cathartique, thérapeutique » est à l’œuvre, grâce aux pouvoirs textuels des romanciers.

Pour François Dosse, le temps des livres n’est pas passé, il reste vivant, bouillonnant, auscultant nos mémoires, nos ego, nos peurs, nos projections. Les écrivains font activement « retour sur le monde qui est le leur ». S’il a consacré des biographies à des penseurs d’envergure, dont Paul Ricœur et Gilles Deleuze, il a su élargir ses perspectives avec La Saga des intellectuels français (1944-1989)[14] et avec cet essai fort utile et documenté par une foultitude de lectures, d’allusions et de citations, dont les « vérités » romanesques permettent de prendre les températures de notre temps, de diagnostiquer ses maladies, relevant avec brio son ambitieux défi. Car loin d’être moribonde, coupée du réel, figée dans l’intellectualisme, loin de ne sourdre que des traumatismes d’auteurs égocentrés, la littérature française d’aujourd’hui foisonne, explorant les vices et les malaises de notre société, en une enquête polymorphe et créatrice. Le temps du roman n’est pas passé, il a de belles plumes et des pouvoirs prégnants ; sauf si d’aventure François Dosse péchait par indulgence et optimisme…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si François Dosse se consacrait presque exclusivement aux Lettres françaises, quoiqu’il y ait fort à faire, Jean-Marc Moura vise plus large. Car au vu de l’afflux des traductions, sans compter la diligence des lecteurs anglophiles et hispanisants, le spectre devient mondial. De tous les temps et de tous les continents, les livres emplissent nos envies, nos bibliothèques, nos pensées. La mondialisation de la littérature est un fait indéniable, malgré les replis des uns et des autres, les particularismes culturels, alors que la critique en langue française semble en dédaigner les enjeux. Avec ferveur, Jean-Marc Moura interroge cette acmé de la littérature mondiale, interroge les pratiques, quand à l’échelle planétaire nous lisons une autre planète de littérature, sans cesse en métamorphose.

Goethe fonda le concept de Weltliteratur, puis les anglo-saxons de world literature, les Français de littérature générale et comparée. Aujourd’hui, entre « langues mondialisantes » et « langues régionalisées », l’histoire littéraire devient « polycentrique », formant « le grand livre du monde », réalisant une utopie visible, quoiqu’impossible à lire dans son entièreté.

Des auteurs accèdent à la célébrité mondiale, de Salman Rushdie à Toni Morrison, en passant par Gabriel Garcia Marquez, des thématiques courent les rues romanesques, poétiques et essayistes, comme le décolonialisme, l’écologisme, l’antiracisme ou la libération des femmes et des queers, au service de l’évolution des mœurs, des airs du temps et doxa, voire des scies et des clichés, sinon des dictats de la Cancel culture. En conséquence « la plupart des secteurs de la recherche en littérature sont devenus transnationaux dans leurs pratiques ».

De surcroit des œuvres relevant du mythe ethnique et national deviennent a postériori littératures, tel l’Iliade pour la Grèce ou le Ramayana pour l’Inde, inséminant les claviers au gré des mondes nouveaux et postmodernes. Ainsi Jean-Marc Moura présente « les grandes conceptions de la littérature mondiale », « les principaux obstacles » rencontrés et surmontés ou non, les « espaces-temps de la mondialité littéraire », enfin les perspectives ouvertes par cette « histoire polycentrique » pour la recherche et l’enseignement. L’on ne sera pas étonné de découvrir que le baromètre des langues favorise l’anglais, le français puis l’espagnol et l’allemand, le mandarin n’arrivant qu’en quinzième position, alors que l’on pense à Gao Xingjian.

L’ouvrage, érudit, spécialisé, ouvre des perspectives vertigineuses. Il nous faudrait mille vies pour lire et pénétrer cette « République mondiale des Lettres », où l’on croise épopées et religions, « discontinuités génériques » et  « histoire des écrits féminins ». Un « âge post-littéraire » semble gagner en puissance quand « la montée de la culture scientifique et l’extension de la culture de divertissement » nous interroge : la fiction reste-t-elle « un laboratoire de valeurs « ?

 Alors que l’écrit, et a fortiori le livre, semblent en recul face aux multimédias, face aux écrans digitaux, à leurs jeux incessants, ce phénomène mondialisant est un paradoxe. Est-ce à dire qu’à mesure qu’il croît le livre décroît ?

 

 

À moins que des pouvoirs s’ingénient à l’émasculer, le temps des livres n’est, espérons-le, pas passé. Certes, l’évasion que ces derniers permettaient est rudement concurrencée, voire balayée par l’intrusion des smartphones, streamings et autres réseaux sociaux communicationnels, et l’ère immense du livre papier venu de Gutenberg parait menacée, mais de tout temps le divertissement occultait la pensée des grands livres. Si le critique, au-delà du tableau synoptique, se doit de séparer le bon grain de l’ivraie, il ne peut prétendre à une impossible objectivité, ni à un don de prédiction qui saurait dire ce qui du présent fera la mémoire de l’avenir. Le Sisyphe n’a cependant pas à baisser les bras, portant, tel Atlas, le monde des livres à l’incomparable puissance et beauté sur les larges épaules de son jugement critique affuté et sans cesse remis sur le métier.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Dieu indien de la sagesse, de l’intelligence et de l’éducation.

[5] Fritz Mauthner : Le Langage, Bartillat, 2012.

[6] Juan Asensio : La Chanson d’amour de Judas Iscariote, Cerf, 2010.

[7] Joseph Conrad : Le Coeur des ténèbres, Gallimard Futuropolis, 2010, p 110.

[9] Cormack McCarthy : La Route, L’Olivier, 2008.

[10] Juan Asensio : La Parole souffle sur notre poussière. Essai sur l’œuvre de George Steiner, L’Harmattan, 2001.

[12] Linda Lê : Les Chercheurs d’ombre, Bourgois, 2017.

[14] François Dosse : La Saga des intellectuels français (1944-1989), Gallimard, 2018.

 

Catedral de Cuenca, Castilla la Mancha.

Photo : T. Guinhut.

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