Parador de La Seu d'Urgell, Catalunya.
Photo : T. Guinhut.
Muses Academy III
Récit de l’Architecte : Uranos ou l’Orgueil.
Uranos le céleste était un architecte réputé autant pour le génie inventif de ses constructions que pour l’étrangeté de ses comportements. Etrangeté que d’aucuns qualifieraient de visionnaire. Jusqu’au crime…
Il s’était fait connaître alors qu’inconnu parfait, jeune tige imberbe fraîche émoulue de l’Ecole d’Architecture de Milan, il avait été tiré comme d’un chapeau du prestigieux concours de Stuttgart. Il s’agissait, justement, d’édifier une école d’architecture. Vous pensez, amis et ennemis auditeurs, combien un tel concours était couru, rêvé, épié, discuté, jalousé par les plus grands, par les aînés aux maturités et réputations solidement assises. Et lorsque le jury -composé entre autres, excusez du peu, du Secrétaire Général de l’Europe des 25, de Norman Forster, de John Utzon, de Renzo Piano, de Scarpa, de Ricardo Bofill- extirpa d’une main leste et certainement innocente de toute corruption le projet de l’inconnu, jusque là oublié, sinon infeuilleté, parmi le fatras de ceux qui savaient ici concourir en pure perte, le seul qui parut dénué d’émotion, pas le moins du monde effleuré de la conflagration de l’étonnement, fut, bien sûr, notre Uranos.
C’était en effet un projet tourneboulant, quoique savamment adapté aux desseins d’une école d’architecture. Quand les plus grands et les plus humbles, tous, avaient imaginé de mettre en avant le fin du fin de leur technique, de gréer un bâtiment exprimant à lui seul la proue de l’architecture contemporaine, voire, plus que jamais, futuriste -lames de béton et d’acier plantées dans le ciel, dé de verre alvéolé semblant léviter par la grâce de tubes ascensionnels translucides ou nid suspendu de granit aux meurtrières calligraphiques- Uranos, lui, concevait un bâtiment dont l’intérêt ne s’arrêtait pas à l’esbroufe extérieure. Certes son projet, un téléviseur écran plat, verre et acier, de cinq mille mètres carrés, debout vers la campagne et dont les portes à entrées sensitives n’étaient rien moins que les récepteurs lasers de la télécommande qui, à l’avant, abritait l’accueil et la direction, avait de quoi offrir un impact visuel aussi sculptural, novateur que symbolique. Mais la surprise, la qualité particulière du projet résidait à la fois dans l’aménagement intérieur et dans la capacité nombreuse d’animer l’immense écran par des images renvoyées depuis chacun des ateliers. En effet, chaque salle de travail, de conférence, de dessin, de modélisation des matériaux, reprenait, enchâssé dans le verre et l’acier des citations architecturales venues de temps et d’espaces nombreux. Stèles mayas ou chapiteaux corinthiens, colonnes thébaines ou voûtes gothiques, modulor de Le Corbusier ou cryptes romanes, temple shintoïste ou dolmen celte, halle métallique ou travée de béton, chaque pièce du puzzle scolaire jouait avec ces éléments parmi des parois en voile de granit rose. Enfin, selon une succession aléatoire, l’école entière proposait sur son écran la vision d’un mur, d’une salle, ainsi exposés aux yeux curieux des spectateurs… Une telle vocation, à la fois décorative et pédagogique, une telle invention et mobilité ne pouvaient passer inaperçues. Bien sûr, une fois le lauréat nommé, sa maquette montrée, son projet publié, on cria au postmodernisme outrageux.
Uranos devint, du jour au lendemain, célèbre. Trois ans plus tard, la Nouvelle Ecole d’Architecture de Berlin, « l’Uranécran » disait-on, accueillait ses premiers étudiants. Les commandes affluèrent. Il se fit une spécialité des pont-volutes. Il érigea l’Opéra de Phoenix, dont les colonnes de verre, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur contenaient chacune un personnage du répertoire, de la Poppée de Monteverdi au Saint-François d’Assise de Messiaen. Quant à l’immense perron, il était lui-même la réécriture postmoderne de la traditionnelle scène à l’italienne. Il offrit à la Banque Mondiale son nouveau siège, immeuble de bureaux, ressemblant à un coffre-fort digne des Mille et une nuits, mais la richesse paraissait exhibée par et sur les formes des murs extérieurs, quand l’intérieur luisait par sa monacale austérité… Il imagina une trentaine de villas dont l’étonnant mimétisme paraissait transcender le paysage alentour, qu’il soit urbain ou naturel, désertique boisé ou marin… Uranos était la coqueluche des revues d’art, la grippe aviaire des concours d’architecture, le sida sempervivens des élites mondiales, mais aussi le cancer de la gorge des bâtisseurs jaloux étranglés en sa présence…
Or Uranos, quoique dessinant aux firmes, aux administrations, aux particuliers, des habitations à la mesure de leurs ambitions et vanités, n’habitait, lui, rien. Il louait un loft vide, mangeait dehors à la terrasse de restaurants anonymes, dormait dans des sacs de couchage roulés en boule aux cinq coins de l’espace… Etait-ce possible ? Les chroniqueurs aux dents venimeuses y voyaient une contradiction, un paradoxe de m’as-tu vu. Les journaleux papier ou tévé rêvaient du jour où serait publié leur reportage, scoop suprême s’il en fut : la maison que se bâtirait Uranos.
Il fut quelques années encore, sans travailler pour lui, plaçant probablement son argent dans de judicieuses opérations bancaires. Du moins le laissait-il croire. Car lorsque l’on abordait devant lui le sujet ô combien tabou -sa maison- il se propulsait dans des colères jaunâtres, giflait le curieux, boxait l’indiscret. D’où l’étrangeté de son comportement. Policé toujours, réservé plus encore, quoique hautain, il devenait alors paranoïaque au carré. Monsieur ne supportait pas les violations de domicile…
Quand Helfer Krenetz, un journaleux à deux sous, employé par un torchon de province, fit une révélation en première page de son baveux : Uranos avait, sous couvert d’un homme de paille, acheté un terrain dans la lointaine banlieue de Bruxelles. Deux jours plus tard, Helfer Krenetz put lui-même publier son autoportrait photographique en première page du Frankfurter Allgemeine Zeitung : une joue plus sanguinolente qu’un steak de kangourou, un œil poché, un autre au beurre noir, sa face de merlan frit cuisinée aux câpres et ketchup pour la postérité et par les bons soins d’Uranos qui avait bien les moyens de payer de confortables dommages et intérêts à qui avait conquis les moyens et les médailles de son ambition.
A cette époque troublée, Uranos travaillait sur le décor d’une douzaine de barrage-voûtes chinois. Pourtant, on le vit régulièrement fendre le respect des foules et des caméras cantonnées autour d’une provisoire coque de béton nauséeux qui voilait le chantier des alentours de Bruxelles. La nouvelle était confirmée : Uranos bâtissait sa maison.
On publia des plans, des dessins, des maquettes. Tous faux. Les dents serrées à s’en faire éclater les gencives, Uranos avait compris : il laissait dire et laissait faire ; il ne réagissait plus en rien. Finalement le mystère lui seyait bien. Voilà qui maintenait sur lui les projecteurs et ne fut peut-être pas sans relation avec la fabuleuse commande qui lui échut : construire une île artificielle et résidentielle à l’épreuves des typhons tropicaux au large de Miami, nommée Utopia Island.
Un an plus tard, la coque de béton fut démontée par les hélicoptères. Mais pas les grilles, ni les vigiles. Foule, journalistes et caméra purent enfin se remplir les panses oculaires d’un spectacle on ne peut plus décevant. La maison d’Uranos était bien d’un matériau noble, immense, en marbre blanc de Carrare, férocement éblouissant, au point de pâlir la clarté du soleil. Les murs étaient lisses, très vaguement courbes, sans ouverture, au point de paraître ignorer la possibilité même de ménager une entrée. Seules les vues aériennes tant espérées révélèrent de maigres indices : forme ovaloïde avec décrochement, nombreux panneaux lumineux distribués aléatoirement, des taches de blanc dans le blanc.
Qu’était-ce ?
Le mystère resta un moment entier. Quand un astronome chilien pensa le premier à ce à quoi tous auraient dû penser : il s’agissait, posée sur le sol belge, d’une galaxie-spirale.
« Mégalo ! » cria-t-on. Il ne pouvait imiter l’univers, dont la forme n’était pas exactement connue, alors il se rabattait sur une galaxie. Monsieur Uranos se payait son brin de cosmos, la privatisation de l’univers était en marche. On l’avait adoré. Et parce qu’il ne se livrait pas, parce qu’il affichait une ambition inaccessible à ses concurrents et spectateurs, on le conspuait. Les envieux salivaient leur fiel et s’en délectaient sous les déglutitions morveuses du vulgaire. On comprit que chaque contremaître, chaque ouvrier n’avait travaillé que sur une pièce nue aux dimensions aléatoires en ignorant les autres et, de plus, sans percevoir en rien l’agencement labyrinthique, parfois souterrain, des couloirs. L’aménagement intérieur, le décor, ne put être déduit des colis plus ou moins volumineux qui étaient livrés par d’ignorants transporteurs, depuis des ateliers ou des centres de stockages anonymés. Visiblement, tous étaient aveugles devant le sens interne de la maison d’Uranos.
Longtemps son palais resta infoulé. Pas la moindre information ne filtra. Il n’avait pas -à moins qu’il ne l’eût enfermé depuis les fondations- de domestique qu’on eût pu corrompre. Ce qui se passait à l’intérieur, s’il se passait quelque chose, lassa bientôt la curiosité. On suivait Uranos sur ses chantiers extérieurs souvent nombreux. On oublia la maison-galaxie d’Uranos. Jusqu’à ce que le scandale de sang arrive…
A ce stade de mon récit, le narrateur que je suis doit laisser là ce qui était le mouvement de caméra du narrateur externe suivant son personnage comme un miroir aveugle. Il me faudrait, pour pénétrer dans cette maison, et dans le sens de la maison, acquérir soudain le statut du narrateur omniscient. De façon à pénétrer dans l’impossible cerveau d’Uranos, dans l’impossible maison dont l’intérieur, cet objet fétiche du célébrissime architecte, n’était livré alors qu’aux conjectures, des plus nihilistes aux plus baroques, en passant par les plus décevantes. Il me faut donc, frustré que je suis de l’indispensable contemporanéité narrative, me projeter depuis la toute conclusion de mon récit, et ainsi, comme l’ont fait les enquêteurs, reconstituer le déroulement chronologique d’un des plus beaux dossiers criminels de l’histoire de la police et de l’humanité.
Uranos était le seul dieu de sa galaxie-maison. Le seul à en connaître toutes les encoignures, tous les faux plafonds, les salons de réception, les tiroirs secrets, les plus invisibles à l’examinateur le plus sagace, au destructeur le plus minutieux. Il vivait -de sa vie corporelle, buccale, stomacale, excrémentielle- dans un simple cabinet-cuisine, douche, wc, entre une poêle pour deux œufs frits et un frigo pour trois surgelés, entre un lit de camp replié et un tabouret de bar, dans un coin reculé, obscur, négligeable de sa galaxie spirale. Et cependant non loin d’un lieu approximativement central où il avait installé un bureau pantagruélique, aux tables encombrées d’avalanches de papiers, de séismes livres, de Babels de cartes et plans… Les étagères qui entouraient les alvéoles murales étaient moins une bibliothèque qu’un fatras de catalogues empilés à la va-comme-je-te-pousse : catalogues d’usines, de grands magasins, de fournisseurs, généralistes ou spécialisés, par correspondance, luxueusement reliés ou approximativement brochés et imprimés depuis des sites de commerce en ligne. C’est ainsi que tout, absolument tout pouvait être commandé, livré : tondeuse à gazon, aiguille gynécologique, parapluie auvergnat, maison tropicale en kit à monter dans un arbre, pelle à gâteau, maquette géante d’un ADN de rouge-gorge, globe terrestre du XVII°, fruit déguisé, grand classique du cinéma, incunable italien, puce électronique, ciboire, sous marin à hydrogène, souris grise et léopard des neiges… Devant une telle accumulation de possibilités, largement exploitée par l’imagination et les moyens financiers de l’architecte, on ne peut que se voir réduit à donner une faible idée de l’univers dans lequel vivait Uranos.
Sans cesse, les pièces, les cours, les jardins croissaient et se multipliaient de l’intérieur. L’aménagement pléthorique et cependant minutieux, était la marotte obsessionnelle d’Uranos. Sauf lorsqu’il consentait à provisoirement quitter sa galaxie-maison pour enfanter un projet à Singapour ou Atlanta et ainsi apporter de nouvelles énergies en dollars, yens et euros au service de son inhumaine passion. D’autres, on ne lui en connut pas. A moins qu’elle les contînt toutes.
Si l’on n’a pas terminé -et de longtemps- à dresser l’inventaire des objets et des aménagements contenus dans la démiurgique sculpture-installation uranienne, sachez évidemment qu’il s’agissait d’y trouver les reflets plus exacts de la réalité, de toutes les époques historiques et préhistoriques, de tous les styles, de mobiliers, d’accessoires et de décorations, de tous les peuples, non seulement de la terre, mais encore de tout l’univers imaginable, espace et futur compris. On comprendra qu’une telle démesure ne pouvait trouver sa source -et ne mener- qu’en la folie.
Parador de La Seu d'Urgell, Catalunya.
Photo : T. Guinhut.
Car une fois que tout, ou presque tout, un presque tout immense qui confine à l’infini en voulant le dépasser, fut posé dans la maison, chat égyptien momifié, Panhard 1953, vaisselier campagnard et haïkaï de Bashô, ne manquait-il pas, parmi les choses inanimées, les automates, les robots les plus sophistiquées, les créatures ?
Dans cette galaxie cervicale solidifiée par le génie créateur -ou du moins d’imitation de créateur s’il en fût- d’Uranos, on avait beau faire parler des logiciels vocaux, chanter des cantatrices verdiennes sur le miroitement d’un disque, y compris grâce à d’aléatoires, surprenantes, charmantes et terrifiantes combinaisons, il manquait le libre arbitre d’une vraie voix, des sentiments et des désirs qui ne soient pas ceux prévus, même par une imprévisible combinatoire, par Uranos. Au septième jour, il lui fallait impérativement son Adam, son Eve… son serpent !
Il lui suffit alors de commander à l’agence de mannequins Elite la prestation esthétique et déambulatoire d’un jeune homme et d’une jeune femme à la Dürer. Ce qui fut fait. Mais dans des salons éloignés du centre de gravité de la galaxie-maison. Sans qu’ils s’en doutassent, ils étaient le premier couple de cet univers en voie de complétude. Mais il fallut se rendre à l’évidence, il ne pouvait les louer pour leur vie entière. Il aurait voulu les voir copuler et, peut-être, développer une grossesse… Une agence de prostitués de luxe parvint à solutionner le problème : Uranos put effectivement voir, dans la chambre aux chintz roses représentant une verdure idyllique, un jeune mâle noir exhiber son serpent tentateur et régler avec une femme blanche, que le maître de cérémonie appela Gaïa, la question du péché originel, cet emmêlement concerté des membres et des fluides qui aurait pu présider à la naissance, huit ou neuf mois plus tard, si l’on imaginait des combinaisons ADN probables, d’un enfant jaune, ou d’une paire jumeaux fraternels ou des deux sexes…
Hélas pour Uranos, les acteurs rémunérés, et pour trop peu de temps, avaient pris des précautions. Il lui fallut imaginer une mère porteuse qui consentirait à accoucher dans la microclinique de la galaxie-maison. Il la trouva. Mais une question cruciale se posait. Fallait-il qu’il soit le géniteur de cet enfant ? Devait-il conserver l’impersonnalité du créateur, confier ce rôle à quelque acteur de passage ou pratiquer une insémination artificielle ? La première hypothèse lui répugna. La troisième emporta son suffrage : on créait bien plus avec le pouvoir organisateur de l’esprit qu’avec quelques gouttes séminales qui ne tenaient qu’à une commune et vulgaire biologie naturelle.
Déjà la future mère -qu’il avait choisie jolie, blonde et souple, mais aussi parce qu’elle aimait se vêtir d’azur, et qui allait rondement payer ses études de médecine et son futur cabinet- s’arrondissait. Pendant neuf mois, elle était la vierge d’Uranos qui ne l’avait pas touchée et qui lui permettait d’enfanter par sa seule volonté, la mère d’un enfant uranien. Quant au Joseph qui n’avait fourni qu’un sperme de hasard, introduit sans blesser la virginité maternelle, il n’était qu’un pseudo confidentiel, une pure émanation spirituelle du grand architecte.
Mais Uranos avait compté sans justement le libre-arbitre, sans l’ennui. Cette femme, qu’il avait nommée Marine, avait beau avoir la galaxie-maison à son entière disposition, mis à part le sacro-saint bureau central du Père, des milliers d’objets et de services de luxe qu’elle ne finirait jamais de découvrir et d’exploiter, généreusement fournis par une domesticité invisible ou robotique, elle avait beau pouvoir étudier, visionner des films, lire des magazines et des romans, converser avec des voix capables d’interagir avec la multiplicité des réactions humaines, elle s’ennuyait.
Elle avait pourtant signé un contrat. Se retirant du monde et intégrant l’univers, elle avait fait vœu de silence et de chasteté. Rien n’y faisait. Comment pouvait-elle être dépourvue de raison à ce point ? Elle harcelait Uranos malgré le labyrinthe ingénieux qui le séparait d’elle. Comme la Mégère des Enfers, elle criait dans les couloirs, pleurait dans les conduits d’aération, enregistrait des suppliques, urinait sur les claviers, quémandait de l’amour à Uranos, couvrait Uranos de haine et d’insultes ordurières, visqueuses, nauséabondes. Il avait beau s’isoler physiquement et phoniquement, il l’entendait. En lui. Obsédante comme une culpabilité.
Il se rasséréna cependant. Ne lui avait-il pas manqué jusque là la faute, le désordre mental, l’infecte médiocrité de la nature humaine, dans le cadre splendide de sa création ? Sa création dépassait ses espérances, elle vivait de sa vie propre…
Jusqu’à ce qu’il découvre cette Marine -grâce aux multiples écrans de surveillance dont était truffé son bureau- en train de se pendre dans une salle de bains proche, avec un rideau de douche infâme, orange et vert, qu’elle entortillait et nouait autour de son cou, tombant du rebord blanc de la baignoire… In extremis, Uranos parvint à la décrocher, non sans qu’en glissant sur la porcelaine trempée, son ventre bulbeux heurtât un coin de carrelage sans pitié. Rauque et verdâtre, elle respirait. Mais après examen, la créature fœtale ne bougeait plus. Inévitablement le têtard humain, qui aurait pu devenir architecte, écrivain, prophète ou employé de zoo, était mort. Quant à la mère manquée, elle vagissait d’idiotie. Un moment Uranos se désola. A cause d’une immature femelle, son plan avortait.
Quoique à la réflexion, son univers y gagnait. Il trouverait sans peine une candidate plus placide. Probablement n’avait-il pas suffisamment sondé le profil psychologique de la précédente. Il ne manquait plus à la galaxie-maison pour être l’équivalent de l’univers, qu’un geste. Le meurtre était humain, le crime nécessaire dans un monde parfait. Comment n’y avait-il pas pensé ? D’un coup de marteau d’acier, il brisa la nuque gracile aux tempes blondes. Ainsi exposée, inimitable gisant marmoréen, elle redevenait belle. Ce qui avait été une double vie rejoignit en une brève cérémonie, ponctuée par un kaddish et un choral de Bach, le vaste incinérateur à ordures, confirmant qu’Auschwitz et la Kolyma (il avait fait livrer à cet effet de la neige sibérienne) avaient bien eu le devoir de faire partie de l’univers. Le compost n’avait jamais aussi bien été nourri au service des jardins anglais, zen et à la française.
Ce geste infiniment criminel le remplit, à sa grande surprise, d’une jouissance délicieusement absolue. Il avait donné la vie ; à des minéraux, des plantes, des animaux, à un avorton d’homme qui ne demandait qu’à être remplacé par une seconde création qui pallierait aussitôt et sans inconvénient à l’incomplétude de la première ; il venait de donner la mort. Il avait créé la mort après la vie.
Il lui suffisait alors, le plaisir conceptuel de ce meurtre s’épuisant comme la pente descendante d’un orgasme brusquement achevé, de racheter ce léger frisson de culpabilité, là encore seulement pour assurer la complétude de sa galaxie-maison. N’ayant ni la patience ni les moyens humains d’attendre trente trois ans, il trouva bientôt un jeune et beau prostitué dont il baisa la barbe blonde et que sa ration de LSD enfin offerte permit de clouer dans un état second et déjà digne du firmament, sur une haute croix de bois que, faute de soldats romains inutiles, un palan, des cordes et des poulies permirent d’élever là où la femme et son enfant, désormais endormis dans le chaud berceau utérin de la terre, avaient été tués. Cette immense, luxueuse et lustrale salle de bains devenait un Golgotha hollywoodien qu’Uranos filmait comme tous les moments d’importance, pour les archiver dans une immense bible vidéo. Ce qui résolvait du même coup l’épineux problème de la résurrection, alors que l’éternité des boucles filmiques diffusait sur un triptyque d’écrans holographiques le spectacle de l’extase chorégraphique du garçon : le bonheur de la pâte verte haschichine et du crack l’exaltait jusqu’à l’irremplaçable sensation de la divinité, jusqu’à l’ascension. Sensation que la conceptualisation, l’action et la contemplation permettaient à Uranos de ressentir en toute trinité.
C’est ainsi que, le corps rejoignant le tombeau du crématoire, puis la fumée résurrectionnelle du « Todesfuge » du poète Paul Celan, le catalogue des crimes de sang d’Uranos continua sa prometteuse carrière…
Complétant son vivant catalogue, il dut immoler un vieux bouddha plissé, l’amenant à l’extinction salutaire du nirvana, réduire la tête d’un guerrier Jivaro, voler un pauvre dans une ruelle de Bombay, piller une agence bancaire de Manhattan, pratiquer, dans la foi incommensurable qu’il avait en son œuvre, toutes les charités, mais aussi tous les délits, tous les sadismes, tous les cannibalismes, pour avoir l’espérance de parachever dans sa galaxie-maison la totalité de l’univers mortel et immortel. Il lui fallut enlever Jarmin Nagasaki, Prix Nobel japonais de physique pour lequel il envisagea de construire un accélérateur de particules plus vaste que celui de Genève, kidnapper Houston von Brown, Prix Nobel de littérature pour tenir l’abondante chronique de cette œuvre-univers… Son zoo de bêtes et d’humains vivants était aussi un muséum de corps flottant dans le formol, présentant toutes les beautés, toutes les pathologies physiques et mentales, toutes les cicatrices et les mutilations de la chirurgie réparatrice et esthétique, tous les mélanomes des criminalités les plus imaginatives… Il lui faudrait bientôt s’approprier chaque être humain, dont la seule banalité serait représentative et symbolique, chaque milligramme chimique de sentiment inexprimé, chaque goutte de sang.
Mais la trace dégoûtante de ce sang ne pouvait pas ne pas filtrer un jour à l’extérieur. Certes, chaque crime trouvait sa réalisation et l’absorption de tous ses indices dans l’enceinte omniphage de la maison d’Uranos. Si les disparitions, à peine plus pléthoriques que celles de l’actualité invisible et courante paraissaient ailleurs n’avoir aucun lien, celle de deux Prix Nobel alarma des intelligences qui n’appartenaient pas au monde de notre infaillible architecte et démiurge. Pourtant, aucune solution n’apparut aux enquêteurs. Comme si l’énormité, la publicité et le secret de la maison d’Uranos la leur rendait invisible. En quelque sorte, notre homme avait produit une réplique fabuleuse de la « lettre volée » d’Edgar Allan Poe. Quoique choyés, nos deux Nobel, qu’il fallut bien se faire rencontrer puisque le littérateur devait tout observer, même si ce dernier, autant émerveillé qu’horrifié jusqu’au traumatisme par la confession hallucinée de son Maître, appréciait ce temps imparti à ce qui serait son œuvre-maîtresse, aspiraient à la liberté. Leur rencontre, on l’imagine, brève et surveillée, ne leur permis d’échafauder aucun plan d’évasion. Avait-il échappé à Uranos, dans son omniscience, que le physicien aux traits démesurément aquilins, était également un fin informaticien, qu’assez vite il pourrait déjouer la barrière informatique incommunicationnelle établie autour la galaxie-maison ?
Un courriel totalement ruiné, comme ces ruines précolombiennes ou romaines dont Uranos avait aimé semer son palais, parvint au FBI. La signature était évidemment atomisée. Mais Isabelle Manaus, à Washington, savait lire les cendres. Cette pythonisse des textes informatiques fut alertée par ce « jardin » seul resté brutalement lisible. Un tel détail originel permit à l’experte de s’acharner trois jours durant à la restauration de ce papyrus gisant dans la mer Morte de l’information. Soudain, grâce à la combinatoire Ezechiel inspirée de la théorie du chaos, Isabelle Manaus put lire le tiers du courriel qui n’excédait pas dix lignes. Une rapide triangulation avait déjà encerclé la zone d’émission. Voilà qui suffit pour qu’une commission rogatoire soit accordée par la justice belge, pour que la porte close, muette et sourde de la bâtisse d’Uranos soit interrogée en vain par deux inspecteurs, soit assiégée par les forces spéciales d’Interpol, brisée.
Excédés par les innombrables alvéoles et grands salons du labyrinthe uranien, tant en longueurs et largeurs, qu’en étages successivement souterrains, parfois vides, à peine esquissés, parfois plus brillants que le château d’Herrenchiemsee, lorsque Louis II de Bavière imita Versailles, parfois plus bordéliques que la collusion de la cave et du grenier d’un brocanteur, d’un Léonard de Vinci des technologies avancées, d’un vidangeur, d’un confiseur ou d’un fossoyeur, les enquêteurs fatiguèrent longtemps la demeure fantomatique avant de libérer les deux Nobel, de recueillir quelques victimes que la cendre ou le formol n’avaient pas eu le temps de sanctifier, et plus longtemps encore avant de trouver Uranos.
Il était au fond d’un couloir de la mort texan. Du moins son cadavre. Sur une chaise électrique qu’il avait lui-même fait fonctionner, déjà soumis, par d’ingénieux procédés informatiques, mécaniques et chimiques, à une momification en règle. Il était là, assis sur son trône, comme une momie péruvienne, enturbanné de bandelettes de lin pur (sur lesquelles, en micro caractères, son histoire - du moins celle que vous, auditeurs choyés, entendez là - avait été recueillie par notre Prix Nobel de littérature) destiné à perdurer dans le vide siliceux du grand désert des sépulcres, au centre de ce qui n’était plus qu’immense monument funéraire de l’art et de son concepteur.
La vie, l’expérience et la mort démoniques d’Uranos était-elle cette preuve de l’existence de Dieu ardemment réclamée par les théologiens ? Quant à la galaxie-maison d’Uranos, on pensa en faire un musée pour la postérité. Mais un musée où le misérable et le dérisoire l’emportaient bien largement sur l’exception… Une conclusion s’imposait à l’esprit des enquêteurs et de l’écrivain : si Uranos le céleste avait créé le meurtre, Dieu avait-il créé le meurtre ?
Thierry Guinhut
Extrait du roman : Muses Academy, sommaire et synopsis
Une vie d'écriture et de photographie
Museo de Siguenza, Guadalajara, Castilla y Leon.
Photo : T. Guinhut.