traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Julie Sibony,
Sonatine, 480 p, 22 €.
Shane Stevens : Au-delà du mal,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude,
Sonatine, 768 p, 23 €.
Thomas de Quincey imaginait en 1854 que l'assassinat pouvait être mis au rang des beaux-arts. Depuis lors le roman policier a pu penser à ne pas épargner le crime aux artistes. Ainsi Robert Pobi n’hésite pas un instant à mêler ses personnages de peintres aux fureurs de la guerre, du meurtre et de L’Invisible. Quant aux Visages de Jesse Kellerman, ils adorent entrelacer l'art et le meurtre. Et si, Au-delà du mal, Shane Stevens n'a pas de personnage qui soit un artiste, son « meurtrier total » en tient en quelque sorte lieu.
La collusion du peintre et du meurtre vient apporter une touche de frisson à l’image de l’artiste, à l’instar d’un Gesualdo, compositeur et assassin, ou d’un Caravage criminel, dans le roman de l’Américain Robert Pobi : L’Invisible. Or le problème majeur du roman policier est d’attirer l’attention auprès d’un lectorat abreuvé de crimes et de meurtres, tous plus affriolants, effrayants, ou sur la personnalité d’exception et tourmentée de l’enquêteur, sans compter la perversion de l’assassin. Jusqu’où aller dans cette surenchère ? L’argument du meurtrier en série commence à être usé jusqu’à la corde… Robert Pobi est bien conscient de ces exigences. Comment faire plus et mieux ? Et bien en imaginant que son détective du FBI est un ex drogué, monstre froid de l’intellect et de la visualisation intérieure parfaite des scènes de crime, chargé de femme et d’enfant, nanti d’une sexualité extrême. Tout cela face à l’arrivée imminente d’un cyclone apocalyptique sur la côte ouest américaine. Et surtout d’un sadique qui écorche vives les femmes et les enfants… Jusque-là, ce polar psychiatrique ne saurait être digne de véritable attention.
Sauf que l’art relève puissamment le niveau littéraire. Notre enquêteur est tout entier tatoué des vers du douzième chant de L’Enfer de Dante (où sont les violents contre leurs prochains) sans qu’il sache d’où vient cette gageure. Le peintre débute « chaque tableau par une illustration techniquement époustouflante qu’il recouvrait ensuite adroitement, d’aucuns diraient criminellement, de couches successives de pigment jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un petit détail de l’œuvre originale photoréaliste ». Dans « la chapelle Sixtine » de son atelier, Il peint des « hommes de sang », y compris avec son propre sang et « ses os calcinés », en une « tragédie allégorique majestueuse ».
Le rythme s’accélère avec une efficacité redoutable lorsque le père de l’enquêteur du FBI, qui n’est rien d’autre que ce peintre sanglant, peut être soupçonné du meurtre de d’une mère et son enfant retrouvés écorchés vifs, d’autant que la mère de notre détective fut retrouvée dans le même état des années plus tôt.
Il faudra, d’une manière ingénieuse, en faisait appel à une enfant autiste, reconstituer le puzzle de l’œuvre picturale entière, parmi 5000 toiles, pour retrouver le visage de l’assassin… Ainsi, « l’invisible » devient visible, grâce à la peinture qui, tel un acteur foisonnant, vient brillamment au secours du talent du romancier policier. Ainsi, l’art de Robert Pobi est à la fois figuration et solution des zones infernales de l’humain. Un dénouement presque inédit, que nous ne révélerons pas, vient couronner dans l’horreur le récit, finalement plus psychiatrique que policier. Dans lequel l'image de l'artiste se révèle digne de figurer parmi l'un des cercles de l'Enfer...
Banal thriller ou œuvre d’art ? L’inflation des romans policiers à intrigue étirée usant du poncif du sérial killer est telle que l’on pourrait à bon droit directement poubeller ce fort roman bien professionnel, d’ailleurs élu « meilleur thriller de l’année par le New York Times ». Nous ne voudrions pourtant pas nous laisser inféoder par des clichés antiaméricains en rejetant a priori ce bon produit de l’industrie de l’écriture et de l’édition, industrie fort respectable qui a le mérite insigne de faire lire une population guère attaché aux questions d’esthétique, de stylistique et de morale littéraire. Ici la morale est digne de celle encore une fois respectable de la série Les Experts où la science et la sagacité incorruptible de la police traque le criminel et permet à la justice d’asseoir un équilibre minimal sur le monde.
Dans ces Visages, là encore le combat titanesque et pourtant humain, anthropologique et éternel du Bien contre le Mal se pare d’une intrigue passablement palpitante, de personnages assez bien calibrés et psychologiquement touffus, avec ce qu’il faut de complexité pour être crédibles. Alors, me direz-vous, pourquoi s’intéresser à un produit apparemment interchangeable ? Parce que l’art est au cœur de l’action, induisant une problématique fascinante.
Certes, on peut noter qu’introduisant ses personnages et ses crimes dans le milieu des galeristes d’art contemporains new-yorkais, Daniel Kellerman offre avec assez de pertinence une dimension documentaire, sociologique et d’histoire de l’art. Mieux que cela pourtant, c’est l’œuvre d’art au cœur du déclenchement criminel qui fait le prix de ce roman aux qualités narratives et de style parfois très inégales.
Ethan Muller, galeriste de renom, découvre des milliers de dessins dans un appartement déserté et impayé. Il rafle le pactole en exposant l’obsessionnel travail de Victor Crack. Chaque dessin se raboute à d’autres, formant une pieuvre graphique infinie. Au centre du premier panneau qui les rassemble, une « étoile à cinq branches » attire l’œil. « Autour d’elle dansait une ronde d’enfants ailés au visages béats qui contrastaient vivement avec le reste du décor, grouillant d’agitation et de carnage ». Deux personnalités artistiques semblent s’interpénétrer : « celui qui dessine des petits chiens, des gâteaux à la crèmes et des rondes féeriques, et celui qui dessine des décapitations, des tortures ». Tout cela au point que l’œuvre d’art fictive devienne plus intéressante que le roman lui-même. L’écrivain excelle alors dans ce que la rhétorique classique, depuis l’homérique bouclier d’Achille, appelle l’ekphrasis (description d’une œuvre d’art). Mieux encore, le graphisme se ramifie, pullule, de feuille en feuille : « Les images avaient tendance à s’emboiter les unes dans les autres, de sorte que, chaque fois que vous pensiez avoir trouvé l’unité la plus vaste, vous découvriez, en ajoutant d’autres panneaux, une superstructure supérieure.» Ici, l’œuvre devient, plus que figurative, allusive et symbolique, cryptique et métaphysique.
Nous tairons les déboires amoureux du galeriste enquêteur, la maladie mortelle du flic retraité qui reconnaît les portraits d’enfants assassinés pour lesquels d’anciennes enquêtes n’ont apporté aucune solution. Toutes péripéties racontées avec un talent honnête, sans guère de concision et avec une dynamique narrative parfois exsangue, parfois entraînante… C’est la rançon commune du thriller, même réussi… Nous avions imaginé juste lorsque l’on apprend que les collectionneurs, qui raffolaient déjà de la chose, sont plus encore affriolés au bruit selon lequel l’artiste serait un violeur multirécidiviste. Hélas peut-être, Victor Crack ne sera pas le coupable. Mais celui qui prend sur son dos et en sa création ce qu’un ami déglingué a commis. Laissons le lecteur dans l’expectative quant au destin des personnages ou se précipiter sur le dit thriller dont seules quelques dizaines de pages nous intéressent vraiment. Ce qui après tout n’est pas un mince compliment. Nul doute qu’un médiocre film sera tiré de ce roman. A moins que… On se prend à rêver de réécrire le livre, de le faire parvenir à la qualité d’œuvre d’art qu’il aurait pu être en son entier…
Un crime est-il plus beau s'il est commis par un artiste ? Ce en quoi la responsabilité de l’artiste se voit être, non celle du péché, mais de son poids sur le monde qui en est alors innervé. Cette conception serait proche du mythique péché originel des chrétiens… Et si l’on se penche un peu plus avant dans le mystère des dessins féerico-démoniaques, peut-être redevables de l’art brut, c’est toute l’interrogation du rapport entre le mal et l’œuvre d’art qui nous explose à l’entendement. Faut-il commettre de vrais crimes pour en traiter dans une vraie œuvre d’art ? Les fantasmes de l’artiste sont-ils la condition de l’art ? Figurer le mal et le mêler à l’angélique, est-ce y trouver son origine ou augmenter son abomination ? Est-ce le perpétrer en intention ou en acte, est-ce en être le prosélyte, est-ce « catharsis », cette purgation des passions définie par Aristote, mise en œuvre par Eschyle ou Racine… Peut-on être bon tueur et donc mauvais artiste, ou tueur infâme et excellent artiste? On pense ici bien sûr au splendide, analytique autant que narratif - et d’une autre trempe stylistique - texte de Thomas de Quincey : De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts. Doit-on alors considérer comme une œuvre d’art les meurtres de Victor Crack ? Si c’est bien lui qui les a commis…
Pire encore, on peut se demander dans quelle mesure l’art n’est-il pas le papier hygiénique sur lequel nous essuyons nos bassesses, nos vices, nos crimes et désirs de crimes. C’est peut-être la fonction de ces feuilles stockées pendant quarante ans dans des cartons par Victor Crack, dont le nom dit assez la drogue, artistique ou meurtrière qui le mène. Caravage était peintre autant que criminel, Gesualdo madrigaliste autant que meurtrier. Que je sache ni Robert Pobi ni Jesse Kellermann n’ont fait de mal qu’à quelques mouches… Mieux vaut un romancier qui invente de belles exactions en en étant l’auteur sur le seul papier. Mais la tentation de les réaliser in vivo est peut-être un palier supplémentaire de l’art, si l’on croit que l’humanité est au service de l’art et non le contraire. Pente éminemment dangereuse…
L’on peut s’étonner que ce roman ait mis 25 ans à traverser l’Atlantique. D’une impeccable construction et d’un suspense de bon aloi, il ne fait en rien regretter de s’être laissé piéger dans ses 768 pages, au contraire. Tom Bishop est un enfant plus que dérangé qui finit par assassiner sa mère. Enfermé dans un hôpital psychiatrique, il s’en échappe, jeune homme « d’une intelligence supérieure » subtilisant l’identité d’un compagnon dont « il détruit le visage». Il est donc mort pour le monde, introuvable ; sa véritable identité n’est connue que de lui seul, et du lecteur… Très vite, il libère ses pulsions sauvages, sa certitude de devoir venger et sauver l’humanité en éradiquant des proies féminines qui sont pour lui le réceptacle et la source du mal. Il peaufine alors, de la Californie à New York, en passant par la Floride, un voyage transcontinental semé de femmes dont il ouvre et découpe les corps. Bien sûr, la police déploie un impressionnant arsenal local et national, mais le duel va se jouer entre Tom Bishop et un journaliste d’investigation, tenace et presque inquiétant : Adam Kenton. Suivant tour à tour les deux protagonistes, la narration est précise et rigoureuse, riche et palpitante. Bishop, aux prises avec « une lutte pour la suprématie au niveau le plus élémentaire de la nature humaine : le meurtre », est « le Pouvoir ». Kenton vise lui la suprématie journalistique, évoluant dans le monde de l’édition et de la politique, dénichant au passage des scandales, dont celui d’un ambitieux gouverneur qui tente de profiter de l’effroi suscité par le « meurtrier total » et déjà légendaire pour militer en faveur de la peine de mort et surtout pour favoriser son ascension. Le roman policier s’ouvre alors, et ce d’une manière très cohérente, au roman de mœurs, à la satire politique, non sans une écriture analytique et généreuse en métaphores signifiantes. Sans compter que l’on se trouve en présence d’une sorte de chainon manquant entre Jack l’éventreur, Le Dalhia noir de James Ellroy et l’Annibal Lecter du Silence des agneaux de Thomas Harris, ces constituants irréfutables de ce mythe aujourd’hui si prisé du serial killer, voire d’un écho à ce magnifique éloge paradoxal : De l’assassinat considéré comme un des Beaux-arts de Thomas de Quincey…
Thierry Guinhut
La partie sur Stevens est parue dans Le Matricule des anges, juin 2009,
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.