Eric Reinhardt : Le Système Victoria, Stock, 2011, 528 p, 22,50 €.
Eric Reinhardt : Comédies françaises,
Gallimard, 2020, 480 p, 22 €.
Il n’est pas impossible qu’Eric Reinhardt soit amoureux de l’ange de l’amour. L’un de ces titres affichait d’ailleurs ce mot magique : L’Amour et les forêts[1]. Une héroïne au nom pompeux ou risible, « Bénédicte Ombredanne » n’en offrait guère, sauf du sexe passablement clinique, au détriment d’une personnalité malheureuse, celle d’une femme « sensible, intelligente et cultivée », en un roman psychologique poignant que l’auteur prétend fonder sur la rencontre d’une lectrice qui lui confia ses désarrois. L’épouse et mère empêtrée par sa condition domestique prend un amant amateur, comme Cupidon, de tir à l’arc, qui lui vaut quelques brèves exaltations à l’orée d’une forêt et de longs déboires, entre la jalousie tortionnaire du mari rompu au harcèlement et ses propres incapacités. Cette forêt est ambivalente, allégorique autant des bonheurs volés que des tourments de l’oppression familiale. Plus puissant peut-être, Le Système Victoria s’ombre d’une passion délétère, alors que le plus récent Comédies françaises imagine la poursuite des affinités amoureuses, quoique associées à une enquête politique. Indubitablement ses romans procurent un réel plaisir de lecture, hors des moments d’irritation incompressibles. Car il n’est pas certain que l’ingéniosité romanesque du romancier vienne à bout des clichés.
C’est avec surprise et perplexité que nous nous sommes engagés dans la lecture de ce Système Victoria, qui - rare privilège d’un auteur français contemporain encombrant les tables des rentrées littéraires - a eu l’insolence de nous tenir en haleine à peu près jusqu’au bout… Eric Reinhard a indubitablement entre les mains un système narratif efficace. Malgré l’éclat et la lourdeur des clichés.
C’est en effet grâce à une écriture souvent riche et pleine, parfois à la lisière de la phrase proustienne, qu’Eric Reinhard nous entraîne non sans ingéniosité dans la rencontre, annoncée dès l’abord comme fatale, d’un architecte et « Directeur de travaux » et d’une superbe Directrice des Ressources Humaines « monde ». L’on sait dès le corps du premier chapitre que retrouvée morte en forêt, Victoria aura précipité notre David Kolski dans les affres de la garde à vue, qu’il aura brisé son couple avec enfants, qu’il reste « à ruminer [sa] culpabilité » (…) « dans un hôtel de la Creuse »… Le suspense, depuis « l’étincelle » jusqu’à l’implosion, réside alors dans le comment, dans l’épaisseur des situations et des caractères.
Sans nul doute, Eric Reinhard est un fin psychologue, voire clinicien aux abords de la psychiatrie. En témoignent ses portraits de Sylvie, l’épouse de David, glissant jusque dans des profondeurs maniaco-dépressives, ou du futur beau-père, militaire aussi rigide, tyrannique, qu’obscène de machisme obsessionnel… De même, notre « Directeur de travaux », responsable de l’avancement de la plus haute tour de France est un manager infatigable, saisi avec une acuité dévastatrice, en particulier pour l’ambiance délétère du travail où le personnel oscille entre son état d « esclave » motivé et ses impérities récurrentes. Mais en ce qui concerne Victoria, l’on hésite entre la faculté inouïe de peindre l’executive woman mondialisée qui gère les ressources humaines d’un fabuleux groupe industriel et joue avec les syndicats comme le chat avec la souris pour fermer une usine en Lorraine, filialiser puis vendre une autre… ou la caricature grossière.
Efficace est la construction narrative alternée, entre l’avancée de la relation passionnelle David Victoria d’une part, et la narration de l’enfance, puis des amours conjugales et personnelles de David d’autre part, voire de l’interrogatoire policier. Mais un peu, voire pas du tout, la caractérisation des deux protagonistes et amants, magnétisés par leur pouvoir sexuel et radicalement opposés dans leurs conceptions politiques. L’un est « de gauche », « idéaliste », l’autre est la tenante d’un capitalisme libéral mondialisé…
En ce sens, le débat autant que l’identification du lecteur sont biaisés. Si vous êtes de gauche, vous serez du côté de David, sinon, comme votre critique, vous éprouverez une certaine admiration pour Victoria, au prénom éloquent. Quant à David, s’il croit pouvoir vaincre sa tour Goliath, il se met le doigt dans l’œil et va jusqu’à céder aux sirènes du luxe international incarné par Victoria ainsi qu’à la corruption incarnée par un investisseur russe à la limite du mafioso… Las, l’argumentation politique, limitée à de brefs échanges, est étique. Et la fin tragique, comme un jugement de Dieu, voit venir la mort sordide de la méchante qui a voulu transgresser et l’ordre masculin, et l’ordre des valeurs familiales et, cerise sur le gâteau, l’ordre social. La tour Uranus étant évidemment une belle métaphore de l’hybris du capitalisme, sorte de Babel condamnée à l’impossible achèvement, aux vices de formes cachés : « allégorie de ce moment où nous nous foudroierons nous-mêmes »… Diable ! Comme le roman se prend pour le parangon de la sagesse et de la morale en précipitant l’incarnation femelle de l’ogre capitaliste dans les tréfonds de l’abjection !
Malgré l’intensité affirmée de cette relation amoureuse et corporelle scandée par le récurrent « compte rendu de réunion », lisible sur Blackbery, qui est fait d’émouvantes et révélatrices pages de journal amoureux, il est rare que l’auteur nous donne à voir autre chose qu’une banale recension des canons de l’érotisme codifié ; ce dans une langue parfois magnifique qui, de prime abord, parvient à intéresser à « l’exotisme idéologique » de cette femme, aux sensations et analyses de l’homme, à ce qui « transforme [sa] vie en roman ». Mais, peu à peu, il a de plus en plus peine à faire frémir son lecteur, usant par éclats de quelques images intéressantes (les belles « coccinelles de cristal » de la sueur), usant et abusant d’ « exciter » et d’ « excitant », puis de « salope », finissant par sombrer dans la mécanique porno de bas étage en fin de roman, dans ce qui aurait pu être une acmé. L’on hésite alors entre l’infamie du cliché et la représentation critique du cliché. Même si l’on sait que l’addiction au sexe et au fantasme, que la réalisation du toujours plus de jouissance vont dans le sens voulu par l’auteur : celui de la dénonciation de l’accumulation sexuelle et d’un capitalisme et ultralibéralisme érotiques, ce qui n’est pas loin de la vision réductrice d’un Houellebecq[2].
Ainsi s’agit-il de lire une histoire post-romantique dans laquelle l’amour passion d’une et pour une femme gérant avec dextérité planète économique, carrière, famille et amants - ce en quoi consiste le « système Victoria » - ne peut que mal finir. Ce moralisme désuet, cet anti-féminisme désastreux sont cependant combattus par l’héroïne, hélas châtiée par le deus ex machina du romancier dans une scène sordide que nous ne révélerons pas... Oyez la morale de cet apologue aux lourdes vertus : la sexualité libérale et du toujours plus est le miroir du toujours plus de retard dans les irréalisables travaux babéliens du capitalisme et dans ses pénalités qui se comptent en millions d’euros…
Le « système Reinhard » plaira aux nostalgiques du roman dixneuviémiste. Dénonçant avec fascination la mécanique de la passion, dénonçant les tares de ce capitalisme qui assure notre prospérité, même imparfaite, il se dénonce lui-même comme une habile tour Uranus de clichés.
L’écriture tour à tour policée et volontairement négligée de Comédies françaises semble faire mouche. Au sens où le lecteur se laisse prendre à cette toile d’araignée romanesque. Pourquoi s’intéresser à un personnage mort à 27 ans dans un accident de la route, sinon parce qu’il cache des amours impétueuses, voire une enquête dangereuse ?
Une construction alternée préside au portrait du héros, ou plus exactement anti-héros. Le jeune reporter ressent soudain l’urgence de la rencontre parfaite, de la jeune femme âme sœur, à Madrid, une « androgyne » au « nez busqué », dont la démarche a « le tombé naturel de l’être, comme on le dirait d’une étoffe ». Aussitôt perdue, il revoit sa baudelairienne « passante espagnole » à Paris, pour la reperdre encore, sans avoir pu lui parler. La quête, en dépit de l’éternel cliché, a ses impulsions magiques. L’on n’échappe pas à l’allusion à Nadja d’André Breton et à la « réalité habitée », car Dimitri est un afficionado du surréalisme et de ses coïncidences exagérées, au cours d’une évocation au lyrisme échevelé. Plus tard, en brûlant cœur d’artichaut, il s’essaie aux masturbations compulsives devant l’ordinateur, aux rencontres tarifées et velues, puis retrouve impromptu, lors d’un concert bordelais, son égérie madrilène sous les traits de Rosemary Roselle, une chanteuse : « la plus puissante histoire d’amour […] ramassée en une heure ». L’on devine que, malgré une consolatrice de talent, il faut s’attendre à une pelletée de déceptions…
Il nous faut revenir en arrière pour connaître l’enfance et la formation de Dimitri, en passant par Sciences Po, sa passion pour le théâtre, dont le plateau est le « lieu de la transcendance », ce qui nous vaut une interminable énumération de troupes et de spectacles. Très vite il se fait embaucher comme « consultant en affaires publiques » avec 4200 euros sur 13 mois pour faire du lobbying, à la lisière de la corruption, avant de devenir reporter pour l’AFP, soit l’Agence France Presse. Un brin balzacien, notre Rastignac tente de conquérir autant les femmes que Paris.
Notre Dimitri n’est pas sans ambition, puisque si jeune journaliste il imagine d’écrire un livre, en une mise en abyme peut-être fécondante, soit une enquête sur Louis Pouzin, l’inventeur précurseur d'un Internet qui aurait pu être français : le « datagramme ». L’aventure scientifique et politique est bien réelle, le protagoniste encore bien vivant, et cependant honteusement oublié, puisque que le président Giscard d’Estaing, conseillé par Ambroise Roux, PDG de la Compagnie Générale d’Electricité, préféra miser sur un Minitel dont la gloire fut éphémère. L’on devine les errements d’une politique économique étatique et constructiviste[3], aux dépens des libertés économiques et inventives. Mais c’est évidemment la droite que vise de manière convenue notre auteur en son réquisitoire, alors qu’il faudrait être naïf pour croire qu’en la matière la gauche serait plus pertinente…
Est-ce cette enquête, visant à dénoncer « une falsification historique », tout aussi passionnée et maladroite que ses élans amoureux, qui sera cause de la mort précoce de Dimitri ? Plus qu’un roman policier, il s’agit d’un roman d’éducation, fauché dans la fleur de l’âge.
Eric Reinhard sait habilement mener son personnage, prendre son lecteur dans les suspenses, tant amoureux, homosexuels et hétérosexuels, que journalistiques et économiques, non sans moments burlesques. Le père, Thierry, qui se reconvertit dans le bricolage et la réfection, jusqu’à un avion, est particulièrement réussi. Sa plume est souvent élégante, sinon proustienne, sinon grandiloquente, usant avec justesse des subjonctifs passés, mais trop souvent encline aux « putain », « c’est ouf », « cette meuf » et « bite », pour faire peuple, lors de conversations oiseuses et démesurées avec Alexandra. De plus, les superfétatoires plages didactiques dignes d’un manuel d’Histoire et de sociologie sont trop souvent d’une platitude souveraine.
Si le roman paraît être très éclaté entre ses différentes perspectives, c’est loin d’être un défaut diront les uns, tant il reflète à la fois la complexité d’une personnalité et celle d’un réseau Internet en formation. L’on y croise des pages dignes de l’essai sur le théâtre, le peintre surréaliste Max Ernst en précurseur de l’Action painting et en amant de l’insatiable Peggy Guggenheim, tous miroirs de la personnalité de Dimitri et de ces centres d’intérêts.
À moins que selon d’autres lecteurs la mayonnaise du pudding ne prenne pas, qu’il y manque cet entraînement narratif et cette limpide richesse qu’exige le roman. Comment, diront-ils, lire autrement qu’en rupture avec le pacte romanesque ces abcès documentaires, en particulier l’entretien avec Maurice Allègre sur les espoirs et déboires du datagramme français en Internet avorté qui n’occupe pas moins de quatre-vingts pages ? Il est vrai que vouloir d’un roman qu’il soit forcément linéaire, univoque et ressortissant de son seul genre littéraire pourrait être considéré comme classicisant, voire passéiste. Laissons notre lecteur, qui sait plus convaincu que nous, en juger…
Le titre, Comédies françaises, doit-il être lu comme un indicateur de légèreté ou comme une satire amère d’années politiques perdues ? La chose est passablement manichéenne, teinte de ressentiment envers les élites politiques et surtout économiques, « le capitalisme financier » ; quoique cela puisse être mérité, même si l’on confond ici le capitalisme de connivence avec l’Etat et un réel capitalisme libéral. Néanmoins l’on ne peut se résoudre à des clichés longs comme le bras : « le monde tel qu’il allait, vendu aux grandes puissances simplifiantes du marketing globalisé ». La satire la plus efficace s’exerce envers une commune tartufferie : « Il avait beau être d’extrême-gauche, il aimait les beaux hôtels et les grands restaurants ».
Peut-être Eric Reinhardt aimerait-il être un idéaliste ; il doit se résoudre à demeurer un réaliste. Comme nous tous à notre cœur défendant. Si l’on consent à pardonner des brassées de clichés à l’écrivain - quoique nous n’en soyons certainement pas indemnes - en particulier en son habitus politicus, c’est au-delà de cette perspective qu’il est utile de le lire. Ses personnages centraux, que l’on soupçonne être des alter ego, s’élancent vers des rêves d’amour et de fusion, et retombent parmi une déréliction familiale, sociale et politique intransigeante. La quête n’est cependant pas vaine en cette bibliothèque du moi.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.