Rioja Filarmonia, Monasterio de Valvarena, La Rioja.
Photo : T. Guinhut.
Musiques baroques et de pouvoir,
entre Lully, Vivaldi et Boulez :
Frédérick Haas, Harriet Constable
& Maryvonne de Saint Pulgent.
Frédérick Haas : Musique baroque ? Les Belles Lettres, 2025, 396 p, 25 €.
Harriet Constable : La Virtuose,
traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Cécile Arnaud,
Albin Michel, 2025, 384 p, 21,90 €.
Maryvonne de Saint Pulgent : Les Musiciens et le pouvoir en France. De Lully à Boulez,
Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires, 544 p, 35 €.
« Art de combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille », la musique ne mérite le vague concept du baroque que depuis assez peu, soit depuis son renouveau à partir des années soixante. Cependant qu’il y-a-t-il de commun entre Monteverdi et les fils Bach que deux vastes siècles séparent ? C’est avec un talentueux claveciniste, Frédérick Haas, que nous parcourons deux siècles astucieusement et brillamment sonores. Si le baroque emporte toute l’Europe de l’ouest, de la Venise de Vivaldi – telle que romancée par Harriet Constable – à l’Allemagne de Bach, en passant par l’Angleterre de Purcell, la France est marquée par la figure tutélaire de Lully, protégé par la « dictature musicale » de Louis XIV. Ce qui conduit Maryvonne de Saint Pulgent à s’interroger sur la récurrence des relations entre la musique et le pouvoir, de Jean-Baptiste Lully à Pierre Boulez. Est-il si nécessaire d’imaginer une mainmise étatique sur l’art des sons ?
Le clavecin n’est-il pas l’instrument allégorique du baroque ? Ses cordes pincées chatoyantes et moelleuses font résonner ricercares, sonates et partitas, sans compter les concertos. Comme de juste, Frédérick Haas est claveciniste et co-fondateur de l’ensemble Ausonia. Quoiqu’habitant à Avignon, il enseigne le clavecin au Conservatoire royal de Bruxelles. Non content de pratiquer le répertoire canonique, il fouille les bibliothèques, rencontre les experts et les facteurs d’instruments les plus pointus. Sa discographie rassemble des œuvres de François Couperin, Jean-Sébastien Bach, Domenico Scarlatti, Jean-Philippe Rameau… Car, selon le compositeur Giovanni Maria Trabaci dans son Secondo Libro de Ricercate (Naples, 1615). « Le clavecin est Seigneur de tous les instruments du monde, et l’on peut avec lui jouer toute chose avec facilité ». Ce que le modeste auteur de ces lignes ne contestera pas un instant.
Si le titre deFrédérick Haas est au mode interrogatif – Musique Baroque ? – c’est pour répondre à la difficulté de précisément définir ce qu’elle est. D’autant que l’on peut s’étonner de son éclipse brutale, hors le souvenir de Jean-Sébastien Bach au XIX° siècle, et surtout de son renouveau depuis le coup de force musicologique de Nikolaus Harnoncourt en 1953. Aussi faut-il nécessairement sonder la régénération des pratiques instrumentales qui nourrissent l’enthousiasme continu des interprètes, de William Christie à Jean-Pierre Malgoire, et des auditeurs mélomanes.
Au début du XVIIe siècle Monteverdi peaufine le madrigal, crée l’immense fresque des Vêpres de la Vierge et invente l’opéra, avec son Orfeo. Le baroque s’éteint lorsqu’il se mue en rococo, lorsqu’il voit les toutes dernières pièces de Jean-Sébastien Bach – en particulier L’Art de la fugue – se glisser vers ce qui deviendra le classicisme de Haydn et Mozart.
Joueuse de luth, Ecole française du XVII°, Musée Sainte-Croix, Poitiers, Vienne.
Photo : T. Guinhut.
Cependant Frédérick de Haas, en sa définition de l’art baroque reste un peu flou. En effet, au contraire de l’austérité protestante, la contre-réforme catholique privilégie la splendeur, l’excès architectural et pictural, ce qui se traduit en musique par un raffinement spectaculaire, des formes extravagantes qui s’envolent, en particulier en Italie. La basse continue, à laquelle notre essayiste consacre un chapitre, fonde l’écriture d’une sonate virtuose. Notons que la France, qui goûta longuement le luth, peut difficilement être qualifiée de baroque. En effet la tragédie lyrique de Lully et Charpentier reste classique, tant elle s’apparente au classicisme de Racine.
L’interprète scrupuleux s’appuie sur de nombreux traités, par exemple La Mécanique des doigts de Rameau (1724). Mais il a bien conscience que le baroque est un « artefact moderne », peut-être un peu trop figé. Une esthétique ancienne selon un modèle prétendument authentique, de façon à faire sonner comme il en était il y quelques siècles, voilà qui reste une utopie. Or il recherche un geste musical vivant. Une règle énoncée dans un traité ne peut selon lui être révérée comme une prescription absolue, idéalisée, mais à relativiser parmi d’autres sources. C’est bien l’élan poétique qui doit régir l’esprit et les doigts du concertiste. En ce sens l’orthodoxie historique n’est pas tout.
Frédérick Haas est amoureux de son clavecin, instrument sensuel, métaphysique même. Ce pourquoi il se penche sur la construction de ces instruments, pour lesquels Bach, Couperin et Rameau sont ses compositeurs favoris ainsi que les plus abondantes références de cet ouvrage. Or il s’agit d’en jouer sans « force musculaire », mais avec un « toucher lent et rapide ». La précision rythmique s’accorde avec les résonnances. Ainsi seulement le clavecin « fait parler la musique »…
Sa recherche se dirige également sur la querelle des styles français et italiens, quoique Les Goûts réunis de François Couperin veuille les réconcilier. Sans oublier « le temps chorégraphique » et la rhétorique musicale. L’improvisation et l’ornementation, qui sont des constantes de la musique baroque, n’échappent pas à son investigation.
En conséquence la transmission doit veiller à ce que l’enseignement musical ne forme pas que des exécutants brillants, mais des « musiciens habités ». Au-delà d’une certaine uniformité dans les concours, des récitals obligés, ne faut-il pas soigner sa quête personnelle, enrichie par la lecture, la rêverie, le goût du son, l’art de vivre enfin. Or, souvent son verbe s’avère vigoureux, sans ménagement pour les habitudes ou les conformismes, bien que jamais cette critique soit amère : elle est portée par l’urgence de défendre la musique comme expérience vivante, transformatrice, irréductible à l’archive ou à la démonstration, mais essentiellement poétique.
Loin de demeurer un académique essai, le livre profus de Frédérick Haas a quelque chose de vibrant ; il résonne comme un manifeste passionné. Construit sans progression linéaire, il joue de fragments, récits, méditations, voire vitupérations polémiques, pour offrir son adhésion entière au répertoire baroque, dans une langue aussi libre qu’une improvisation au gré des doigts et des cordes pincées de son instrument. Car il est fort critique à l’encontre d’un monde musical passablement corseté, obsédé par la perfection formelle et la rigueur des normes pédagogiques, mais aussi l’illusion de la fidélité historique. Il s’agit pour lui de ranimer l’élan originel, de rédimer les œuvres anciennes grâce au feu de l’interprétation. En particulier dans le cadre d’une « défense du clavecin », qui rend possible « une exquise maîtrise du jeu polyphonique ».
Plus largement, notre essayiste s’attache à une nécessaire éthique : « La musique, en nous déplaçant par-delà les bruissements contingents du monde, nous nettoie [des] turpitudes ».
Venise fascine. À juste titre, celui d’Harriet Constable : La Virtuose. Surtout au faite de sa gloire baroque, au XVIII° siècle, lorsque Vivaldi enflamme les foules avec ses concertos et ses opéras. Cependant, derrière la figure du prêtre, dont les « cheveux roux scintillent comme le bois d’un violon », se cachent les orphelines de l’Ospedale della Pieta, musiciennes et chanteuses remarquables. Parmi ces jeunes prodiges brille Anna Maria, qui obtient l’immense honneur d’être nommée « maître de musique ». Ainsi la voilà « préservée de toute perspective de mariage, de tout risque d’être arrachée à sa musique ». Pour elle « les notes ont toujours eu des couleurs » et son archet virevolte en jouant Les Trilles du diable de Tartini « mieux que le diable lui-même », selon l’aveu de son auteur. Il lui faut interpréter les abondantes compositions du Maître des Quatre saisons et de surcroit composer au secours de ce dernier repu de travail, alors que les femmes ne sont guère censées étudier la composition. Hélas il ne veut pas de son originalité : elle doit se contenter de l’imiter. Pire, le génie est à la fois adulé et dénoncé : « il se sert de nous et de nos idées ».
D’une prostituée inaugurale, tombé enceinte d’un de ses clients, en passant par une concertiste engrossée malgré elle, jusqu’à la féérie de « la virtuose », un vaste panorama urbain et de civilisation défile. Ce beau roman historique, plein de passion pour l’art musical, bruissant de toutes les bassesses et beautés de Venise, emporte le lecteur. Tout juste si l’on pourrait oser lui reprocher un air du temps qui consiste à survaloriser les femmes que l’Histoire a occultées. Mais sans vouloir rabaisser ou jalouser les génies masculins, n’est-il pas justice de réhabiliter les dames plus que méritantes ?
Une perspective plus politique que strictement musicologique anime Maryvonne de Saint Pulgent. Comme tous les arts, en particulier de représentation, la musique n’échappe pas à un pouvoir, mais aussi à une emprise politique. Si elle peut-être militaire, avec les fonctions rythmiques d’entraînement à l’enthousiasme, à la fureur et au combat – comme l’est aujourd’hui la virulence percussive et abrutissante du rap dont le maître chanteur doué de peu de chant enrégimente ses fans – elle est volontiers utilisée par les princes et les gouvernants. Le centralisme français et ses régimes autocratiques ont au moins depuis Louis XIV accouché d’une musique officielle. Mécénat d’Etat, commandes et nominations font, depuis quatre siècles, bruire les théâtres d’opéras et les salles de concert. Etrange exception culturelle…
Sous la férule directe du Roi Soleil, Jean-Baptiste Lully, d’origine italienne, devient le « Surintendant de la musique du Roi ». Il règne sur l’opéra français, mais aussi sur les grands motets. D’Alceste à Persée, en passant par Atys, dont l’air du sommeil est une indépassable page d’anthologie, il fait merveille, mêlant danse et chant, le Roi lui-même étant un fort danseur sur scène. Les ouvertures d’opéras, orchestrales et chorales, sont souvent des éloges obligés et appuyés au service de sa majesté elle-même. Seule la mort du maître permet à Charpentier de prendre le relais. Suite à l’influence de Madame de Maintenon, la religiosité royale délaisse le théâtre et vient à préférer les messes de Delalande.
Le siècle de Louis XV voit les oppositions politiques se calquer sur les querelles musicales, dont celles des « Bouffons ». Musique italienne contre française, le clan de la Reine et celui du roi, Rousseau contre Rameau. La Révolution française en use en termes de propagande, au gré des fêtes de la nation, tels les chansons et cuivres révolutionnaires sous la baguette de Gossec, lié au tyran Robespierre. Méhul, lui, « enseigne le Chant du départ au peuple de Paris », selon le tableau grandiloquent de Lefebvre. Napoléon Ier se veut le repreneur de la main louisquatorzième. En toute logique, il a ses compositeurs choyés, Lesueur et Spontini, qui, bien qu’en rien méprisable, n’ont pas brillamment marqué l’histoire de la musique, hors La Vestale du second. L’empereur veille lui-même à la programmation de ses théâtres officiels, armant le bras de la censure.
Ce tropisme de la monarchie absolue perdure pendant les empires et les monarchies du XIX° siècle, avec quelques éclipses à l’occasion des régimes parlementaires. Le pouvoir garde un œil sourcilleux. Pendant le triomphe de Wagner, la France devient soit suspicieuse, soit enthousiaste. Ne doutons pas qu’après la guerre franco-allemande cette question devienne fort politique. Autre triomphe, mais à Paris, celui d’Offenbach, volontiers satiriste. Une autre « guerre des écoles » s’instaure, entre Saint-Saëns, Fauré, d’Indy…
Toutefois n’allons pas croire que le XX° siècle fût exempt d’une telle tentation dictatoriale. Car aussi bien le Groupe des Six fut dans l’orbite de l’aimant du pouvoir. Le Front Populaire, avec sa pente communiste, use des fêtes populaires, des chants collectifs, soit des codes de la propagande révolutionnaire.
Pendant la cinquième République, ce ne furent pas moins de quatre Présidents, à partir de Georges Pompidou jusqu’à Nicolas Sarkozy, qui s’entichèrent de Pierre Boulez. Le chef d’orchestre subtil, qui conduisit si bien Debussy et Ravel, fut fêté par les plus grands orchestres, y compris aux Etats-Unis, avant d’être rappelé en France pour présider à l’Ircam, un centre de recherche, en particulier électroaccoustique, et à l’Ensemble Intercontemporain. Elève d’Olivier Messiaen, compositeur aujourd’hui trop victime de désamour, il brille pourtant au moyen de ses Notations pour piano puis pour orchestre, de sa magique adaptation mallarméenne : Pli selon pli. Voilà cependant ce que notre musicologue appelle, peut-être avec ironie : « L’Etat-providence musical ».
Fidèle à la vocation de la collection – La Bibliothèque illustrée des Histoires – cet ouvrage est orné de dizaines de reproductions de gravures et tableaux, de photographies, jusqu’à des caricatures, dont Berlioz brocardé par Grandville en « Un Concert à mitraille »…
Si Maryvonne de Saint Pulgent ne regrette pas formellement cette mainmise du pouvoir sur l’art musical, elle n’en reste pas moins amère : « Toute la politique culturelle, après Malraux, a consisté, puisque qu’on n’arrivait pas à populariser les chefs-d’œuvre, à déclarer chef-d’œuvre l’art populaire[1] ». Voilà qui est bien senti. Car le grand public, sous réserve d’être encore attaché à la musique du XVIII° au XIX° siècle, s’est détourné de celle du XX°, surtout s’il s’agit de sérialisme. Un certain et léger regain d’amour – et c’est heureux – se rapporte aujourd’hui au minimalisme d’un Philip Glass et de Steve Reich, « pur produit du libéralisme culturel américain ». Mais lorsque le pouvoir politique se désintéresse de l’art des sons, il ne reste plus que la variété, le rock, et pire encore, le rap pour animer – sinon détruire – les oreilles populaires.
Maryvonne de Saint Pulgent, qui de plus s’est consacré aux rapports du pouvoir et de la foi en écrivant La Gloire de Notre-Dame, conduit là un ouvrage érudit, bourré de notes, néanmoins efficacement lisible, à la perspective aussi originale que pertinente. Il n’en reste pas moins que la question de la dépendance de la musique – et plus largement des arts – à l’égard du pouvoir politique est, sinon moins d’actualité, impressionnante, quoique la servitude volontaire des artistes puisse être patente. Ceux-ci ont-ils besoin du pouvoir de l’Etat, de son cortège de prébendes et subventions, pour exister aux dépens de leur liberté ? L’on ne peut hélas compter sur le seul public, lorsque l’argent est le nerf de l’art. Aussi la variété des Fondations aux fonds privés, leur concurrence, peut avoir le mérite de susciter et entretenir la création, quoiqu’en leur sein les idéologies puissent être véreuses. Ne se préoccupe-t-on pas plus de causes sociétales que de causes scientifiques et culturelles, en arborant les grands chevaux de la parité, du climat ? Ainsi l’Elysée de Macron promeut les disc-jokeys, le pop-jazz, portant « un message de solidarité à la veille du Sommet pour un nouveau Pacte financier mondial en faveur de la réduction de la pauvreté et de la protection de la planète » ! La propagande du Roi-Soleil avait le mérite d’être moins creuse, musicalement plus glorieuse et poétique…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.