Manfred Kielnhofer (Austria) : The Guardians of Time, 2018,
Biennale de Venezia. Photo : T. Guinhut.
Statues de l’Histoire et mémoire.
L’Histoire est écrite par les vainqueurs, dit-on. C’est ce qu’affirma le journaliste et écrivain Robert Brasillach dans Frères ennemis, écrit en 1944, avant de se voir fusillé à en 1945 pour haute-trahison et intelligence avec l’ennemi. Son antisémitisme virulent, sa haine de la République et son admiration pour le IIIème Reich fleurissaient sur les pages de l’hebdomadaire Je suis partout. Mais à l’affirmation selon laquelle, depuis l’antiquité, la victoire militaire assure la main à la plume de l’Histoire, il faut ajouter les victoires économiques, voire celles idéologiques, y compris des perdants. Ainsi les statues de l’Histoire s’érigent, assurant la mémoire victorieuse des haut-faits, tombent, sous le coup des révolutions et des revanches. Mais est-ce la main de la Justice qui assure leur pérennité ou leur chute ? Est-ce au peuple ou à l’historien de se faire juge du passé et maître du présent ? Devant l'iconoclaste frénésie de déboulonnage des statues historiques, ne faut-il pas s’interroger sur le bien-fondé de la chose, et sur les remèdes à apporter…
L’on peut supposer qu’il a existé des statues d’Hitler. Et qu’elles ont toutes été rasées. Certes, il nous serait insupportable de croiser, au détour d’une place, le monument érigé à la gloire d’un fauteur de guerres et de génocides, voire d’y contempler un lieu d’hommage au service de néo-nazis. Que des statues de Lénine et Staline, de Castro et de Mao, voire de Marx, sillonnent des territoires entiers, en oubliant leurs projets et réalisations totalitaires et meurtriers, devrait être également impensable ; pourtant il y a bien des effigies de Lénine et de Mao dressées dans le département de l’Hérault. Faut-il imaginer que pour de muséales raisons, il eût fallu conserver un exemplaire métallique de chacun de ses monstres ? À la condition expresse qu’en une démarche pédagogique il soit accompagné d’une plaque précisant l’emprise totalitaire et la déraison génocidaire du modèle. Là est peut-être la solution, plutôt que l’éradication de l’Histoire.
Hegel postulait que les historiens de l’antiquité, voire ceux plus récents, témoignaient de « l’unité d’esprit, la communauté de culture qui existe entre l’écrivain et l’action qu’il raconte, les événements dont il fait œuvre». Force est de constater que les historiens d’occasion qui vandalisent les statues commémoratives n’ont plus ou pas de communauté de culture avec le pays qui les accueille. Une culture communautariste - à moins qu’il s’agisse de sous-culture et d’absence de culture - partisane, autocentrée, revendicative et séditieuse a pris le contrepied d’un passé qu’elle ne veut plus laisser passer. L’idée hégélienne selon laquelle « la raison gouverne le monde et que, par conséquent, l’histoire universelle s’est elle aussi déroulée raisonnablement », se révèle une fois de plus qu’une douce et irénique fiction. La déesse de la mémoire chez les Grecs se voit chez Hegel adossée à une communauté qui engrange les faits et dont « le but perpétuel, la tâche encore actuelle est de former et de constituer l’Etat qui amène Mnémosyne à leur conférer la durée du souvenir[1] ». S’il appartient plus au sérieux des historiens et des philosophes de l’Histoire de dire cette dernière, l’Etat, dont ce ne doit pas être la charge, n’en déplaise à Hegel, doit rester le garant de la liberté et de la dignité de ces lèvres de la vérité. Si, face à cet ostracisme de la présence spirituelle du passé, il n’intervient pas à l’aide de sa police qui, étymologiquement, est celle de la cité dont elle est la garante, sa démission est un aveu de faiblesse encourageant la tyrannie de la délinquance autant qu’une trahison des historiens. Car une censure s’assure le monopole de la vérité en s’appuyant sur des milices d’une vertu arborée. Des groupuscules minoritaires et identitaires peuvent n’avoir rien à envier aux procédés fascistes et bolcheviques, laissant deviner une complicité d’occasion ou de fait entre l’indigénisme et l’islamisme.
Cette furie d’effacement de l’Histoire, et plus précisément de l’Histoire forcément complexe, qui anime les briseurs de statues, les éradicateurs de plaques de rues, n’est pas sans ressemblances avec le bonheur qui chavire l’enfant briseur de château de sable, avec l’ivresse de Gengis Khan rasant les civilisations. Faire table rase d’un passé honni ne protège pas, au contraire, de son retour, et surtout ne préjuge en rien d’un avenir meilleur. Sous l’alibi d’un humanisme progressiste, il est à craindre que la revanche des barbares soit le prélude d’une tyrannie.
Ainsi, dans 1984 de George Orwell, le passé a été aboli : « Tous les documents ont été détruits ou falsifiés, tous les livres réécrits, tous les tableaux repeints. Toutes les statues, les rues, les édifices, ont changé de noms, toutes les dates ont été modifiées. Et le processus continue tous les jours, à chaque minute. L'Histoire s'est arrêtée. Rien n'existe qu’un présent éternel dans lequel le Parti a toujours raison[2] ». Aujourd’hui, sans compter d’autres occurrences d’une telle furia totalitaire parmi les avenirs qui nous attendent, une faction activiste et virulente se veut arroger l’œil et la férule d’un Big Brother[3]…

Le déboulonnage monumental ne date pas d’aujourd’hui. Le phénomène est inhérent aux périodes troublées, aux ères guerrières. Si l’on compte la fonte de statues pour en récupérer le métal, comme lorsque le régime de Vichy en a fondu plus de mille, le phénomène ne donne pas forcément l’occasion à la polémique d’enfler. De surcroit, combien de statues ont elles sombré dans l’indifférence, l’abandon et l’oubli ? Qui fait attention à des effigies de pierre ou de bronze de Du Guesclin, éminence médiévale de la guerre de cent ans ? Elles sont cependant l’objet du vandalisme permanent des autonomistes bretons. Et Jeanne d’Arc, icône lointaine de l’Histoire tranquillement dressée sur une place, retrouve une popularité inattendue, voire un culte, avec le Rassemblement National, à moins qu’elle soit recouverte d’un gilet jaune par des manifestants qui en font soudain un symbole idéologique de souveraineté française anti-européenne. Le vide de la pensée qui nimbait des statues que personne ne regardait plus se change soudain en sens politique suraigu. Il est fort à parier que la présence métallique de Victor Schœlcher en Martinique n’était guère remarquée depuis longtemps…
Jusqu’à l’antiquité des statues grecques, qui ont été sommées par des antiracistes de se dévêtir de leur blancheur, leur blanchitude dominatrice et oppressive ! Alors, ô ironie, que les Historiens d’art savent qu’elles étaient peintes et que seul le temps les a lavées.
Christophe Colomb lui-même voit ses statues menacées, abattues ; par exemple à Saint-Paul, Minnesota, cette fois par des défenseurs de l’American Indian Movement, mais aussi à Richmond, à Boston, où le fauteur de troubles a été décapité. Ce au motif - ou prétexte - qu’il aurait amené avec et après lui l’oppression occidentale, les génocides d’Indiens caraïbes et l’esclavage. Certes. Mais ce serait céder au mythe du bon sauvage que de croire que les indigènes américains auraient été indemnes de toute vocation oppressive, violente et guerrière. Rappelons-nous que les Aztèques étaient un peuple, non seulement esclavagiste, mais nanti d’une religion qui pratiquait allègrement les sacrifices humains. Faut-il alors effacer de la mémoire les pyramides et les statues, aztèques et mayas…
Dans le sillage de la statuaire, ce sont des film-cultes, comme Autant en emporte le vent, qui sont déprogrammés. Que l’image des Noirs et de l’esclavage y soit pour le moins sujette à caution, soit. Mais que ne laisse-t-on vivre ces témoignages d’une époque en les accompagnent de lectures critiques nuancés… Plus grotesque encore, Le Metropolitain Opera fut interpellé pour la diffusion d'une Aïda de Verdi accusée de « blackface » : lors de cette production de 2018, la soprano russe Anna Netrebko interprétait la princesse éthiopienne le visage et le corps grimés de manière à rendre sa peau plus foncée. S’il est vrai que le coup de cirage est aussi ridicule qu’inutile, la susceptibilité des censeurs touche au plus pitoyable !
Le militantisme afro-américain de notre triste XXI° siècle n’est visiblement plus celui de Martin Luther King, quand le Black Lives Matter, que l’on traduit par « les vies noires comptent », se montre plus redevable de la radicalité des Black Panthers, voire de Louis Farrakhan, dirigeant de l'organisation politique et religieuse suprémaciste noire Nation of Islam.
La mort en direct de Georges Floyd, à Minneapolis, sous le genou d’un policier blanc a justement ému les consciences. Qu’il ait été un délinquant et un criminel n’enlève rien à l’injustice de cette presqu’exécution, qui vient peut-être, sinon plus, d’un différend personnel (les deux individus se connaissaient) que d’un racisme consubstantiel à la police américaine. Que la Justice fasse son œuvre ne se discute pas. Que l’indignation puisse donner lieu à des manifestations pacifiques en conscience, pourquoi pas. Mais la récupération racialiste s’engouffre en la matière, traînant après elle une statue symbolique, celle d’un « privilège blanc » fantasmé, qui n’existe plus aux Etats-Unis depuis la fin de la ségrégation et l’égalité des droits civiques, il y a bientôt près d’un demi-siècle. Certes il existe un privilège social souvent hérité, mais touchant les Afro-américains, il n’épargne pas les petits Blancs.
Rappelons cependant que selon les chiffres du Département de la Justice américain, les Noirs, représentant 13 % de la population des USA, tuent 10 fois plus de Blancs que les Blancs ne tuent de Noirs et que près de 90 % des Noirs sont tués par d’autres Noirs. Pour un Afro-américain, la police, qui compte en ses rangs bien des Noirs et des Hispaniques, est bien moins dangereuse qu’un autre Noir, en particulier au sein des gangs liés au trafic de drogues aux États-Unis. Des policiers noirs tués se rencontrent, des Blancs tués par ses derniers n’ont rien de rares ; et, curieusement, là pas de battage racialiste et médiatique, y compris si le criminel a été condamné à la prison.
Il s’agit donc, outre de renverser les statues symboliques, de renverser les statues de pierre et de bronze qui pourraient avoir un rapport plus ou moins avéré avec l’esclavage.
En 2017, à Charlottesville, la statue du Général sécessionniste et sudiste Lee fut menacé d’être retirée d’un square par le maire de la ville, alors qu’il s’agit désormais de la déposer dans un musée. Une autre, du même Lee, vient d’être renversée à Montgomery. Ceci accusant un contexte nord-américain brûlant, opposant les mouvements racialistes noirs à des suprémacistes blancs. Aujourd’hui, celle de Jefferson David, président des Etats confédérés, jonche le sol de Richmond. Les militants de Black Lives Matter et les plus radicaux parmi le parti démocrate visent les symboles de ce qu’ils appellent un « racisme systémique » qui serait toujours inhérent à la société américaine et a fortiori à la police, thèse certes plus que discutable. En revanche, que le corps des Marines interdise à ses troupes d’arborer le drapeau confédéré semble bien sûr pertinent. De même, dans un tel lieu symbolique que le Capitole de Washington, peut-être n’est-il pas indu d’ôter onze statues de personnalités confédérés ; à moins d’accepter que là soit un témoigne de l’Histoire troublée des Etats-Unis, en apposant des plaques explicatives. Dans le sillage de telles destructions et controverses, l’on s’aperçoit que la liberté d’expression devient gravement menacée au pays du deuxième amendement lorsque des journalistes doivent démission pour avoir écrit à l’occasion de vandalismes urbains que les « bâtiments comptent aussi » (une équivalence avec des vies jugée offensante), ou que l’armée doive être déployée devant la violence des émeutiers…
Au Royaume-Uni, l’effigie de d’Edward Colson, dont les navires transportèrent environ deux cent mille Noirs, haute figure du passé esclavagiste de Bristol, ville qu’il combla de bienfaits, connut le goût de l’eau de l’Avon lorsqu’elle y fut jetée. Celle de Baden Powell, fondateur du mouvement scout, dut être désolidarisée de son piédestal, au motif des tendresses de l’homme pour le nazisme et de son peu de goût pour l’homosexualité. À Oxford, c’est Cecil Rhodes, moteur du colonialisme britannique en Afrique du Sud qui est visé. Que ces statues rejoignent des musées est défendable, à moins de préférer les laisser in situ, à charge de confrontation mémorielle plus explicite avec l’Histoire. À Westminster, le vandalisme va jusqu’à s’attaquer à la statue de Churchill, déshonoré par un graffiti le prétendant raciste ! Et à celle de Gandhi, à Leicester, où l’on prétend qu’il fût fasciste, raciste et prédateur sexuel. En Belgique, à celle de Léopold II qui régissait au XIX° siècle le Congo belge, y compris à celle du roi Baudoin à Bruxelles. En France, c’est Colbert qui est visé, ministre de Louis XIV, quoique le Code noir fut promulgué deux ans après sa mort, alors qu’il imposait de plus humaines règles dans le désordre des peines et mutilations infligées aux esclaves. Faudra-t-il se poser la question de la statue équestre de Napoléon, qui avait rétabli l’esclavage en 1802, trônant au centre de la ville de La-Roche-sur-Yon ? Des collectifs d’épurateurs tiennent des listes de statues, de plaques de rues qui auraient un lien avec les effluents du racisme, qui seraient enfin coupables de manquement à la diversité.
Quant à la statue de Victor Schoelcher, elle fut érigée devant l’ancien Palais de Justice à Fort-de-France en Martinique, et était due à la main Anatole Marquet de Vasselot. L’œuvre d’art célébrait un éminent représentant de notre histoire. Pourtant, selon un argumentaire aussi flou que spécieux, l’homme statufié n’aurait agi que par intérêt personnel et ne méritait pas son brevet antiraciste. Le célébrer encore, considérer une relique du XIX° siècle comme une glorification éternelle, tout cela serait obscène, donc immédiatement voué à l’opprobre et à la destruction. Abolir l’esclavage lorsque l’on est blanc serait l’effet d’une domination de plus : l’on voit le délire du raisonnement. La rage identitaire et racialiste abat le débat mémoriel, la rage épidermique fait fi de Clio, Muse de l’Histoire, giflée, bafouée, jetée aux ordures !
Le 27 avril 1848 Victor Schœlcher, député libéral de la Martinique, qui en 1833 avait publié un De l'esclavage des Noirs et de la législation coloniale, réquisitoire contre l'esclavage et plaidoyer en faveur de son abolition, signait le décret dont il était le rédacteur, abolissant l’esclavage en France, et donc en ses colonies. Une première abolition avait eu lieu le 4 février 1794, pendant la Révolution ; mais son efficacité fut loin des espérances. Napoléon Bonaparte réinstaurait en 1802 l’esclavage dans les colonies où l’abolition n’avait pas été appliquée, soit à La Réunion, Maurice et Rodrigues, la Martinique, Tobago, Saint-Martin et Sainte-Lucie. Des arrêtés consulaires supplémentaires durent légitimer l’esclavage en Guyane et Guadeloupe. N’oublions pas qu'ensuite quelques afro-descendants venus des colonies sensibilisent activement les sphères de pouvoir blanches et libérales, par exemple Jean-Baptiste Belley, Joseph Buisson ou Etienne Mentor, qui ont été élus à l’Assemblée nationale. Ainsi la France peut-elle s’honorer d’être en 1848 le premier pays à abolir définitivement l’esclavage. Faut-il comprendre que briser la statue de Victor Schœlcher signifie vouloir rétablir un esclavage coloré ? Que tout ce qui est blanc, même le meilleur, soit indigne de toute existence ?
Clio, Muse de l'Histoire.
Réveil : Musée de peinture et de sculpture, Audot, 1829.
Justin : Histoire universelle, Chambau, 1810.
Photo : T. Guinhut.
Or l’objectif des identitaires racisés n’est pas d’abolir le racisme, mais d’inverser le rapport de domination colorée qui, dans une dimension fantasmatique, expliquerait l’inégalité des conditions, hors de toute considération sociale ou culturelle. Un manichéisme du blanc et du noir remplace l’éthique humaniste qui devrait présider au dialogue et à la recherche des moyens d’améliorer toutes les conditions. Mais cela demande bien plus d’empathie et d’énergie intellectuelle, de long travail enfin, qu’une immédiate et bruyante brutalité, plus médiatique de surcroit. La complaisance, la lâcheté, de nos gouvernements successifs, engendrent et augmentent, plutôt que l’apaisement, la négociation et l’ouvrage, la pugnacité des propagandistes et autres acteurs violents.
Rappelons que la loi Taubira du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité fut votée à l’unanimité, y-compris par tous les députés de droite. Hélas, outre qu’elle entérinait la dangereuse intrusion de l’Etat et de la loi dans le pré carré de l’historien, elle faisait des Européens les seuls responsables de la traite des Noirs. Souvenons-nous en outre de plus scandaleux encore : Christiane Taubira avança que sa loi n’évoquait pas la traite négrière musulmane afin que les « jeunes Arabes (…) ne portent pas sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des Arabes » !
Ainsi sanctionne-t-on deux millénaires d’histoire réactionnaire. Le militantisme décolonial ne voit l’esclavage que d’un œil, que du fait du Blanc occidental, dont la civilisation se voit accusée de son héritage gréco-romain, judéo-chrétien et des Lumières[4], pêle-mêle tous coupables, sans la moindre nuance historique et philosophique, sans la moindre contextualisation. Un séparatisme par la couleur de peau, une nouvelle guerre de Sécession agitent l’Occident, sans que pointe la moindre culpabilité noire ou arabe, qui a le front de ne se présenter que sous le masque de la fierté. L’idéologie fallacieuse du racisme structurel français et occidental ajoute à la falsification la mauvaise foi, l’inculture et l’envie d’en découdre, tant la pulsion guerrière, la pulsion de mort et la libibo dominandi alimentent les événements.
L’on n’est pas loin d’imaginer qu’il faudrait débaptiser tous les lycées Jules Ferry, promoteur de l’instruction publique obligatoire, et quoique de gauche, propagandiste du colonialisme. Et jeter sur le bûcher des sorcières les oripeaux et le code génétique vérolé de l’homme blanc d’un Voltaire au motif qu’il s’est enrichi à l’aide d’investissement dans le commerce triangulaire. Mais aussi pourquoi pas le Balzac de Rodin et de Gaulle, quoiqu’il fût hébété face contre terre, à Évreux, en juillet 2019, lors des liesses footballistiques algériennes…
La destruction des Bouddhas de Bamiyan en Afghanistan par les enragés islamistes précéda de peu celle du World Trade Center, le 11 Septembre 2001, par ces mêmes fanatiques. L’on pense ici penser à la destruction des statues et des antiquités des musées irakiens par les soldats de l’Etat islamique. Et rien n’empêche de relier cette furia d’éradication de la statuaire occidentale et asiatique aux récurrents vandalismes de cimetières, aux abattages de croix, comme celle du Pic Saint-Loup, dans l’Hérault, que des militants d’Objectif France se sont chargés de redresser, alors qu’elle avait été dessoudée par un groupuscule laïque, et probablement anarchisant. Ce qui montre bien qu’une laïcité mal comprise, radicale, peut envier la capacité destructrice de l’islamisme, sans toutefois emprunter la voie du meurtre ; alors que cette laïcité qui est censée nous assurer tolérance et liberté n’a pu naître que dans le cadre d’une culture judéo-chrétienne, qui sépare l’Eglise de l’Etat. Sans compter les Vierges explosées sur le sol, les incendies d’églises qui ravagent nos continents, dont les auteurs oscillent entre les racailles anarchistes et celles islamistes, ou tout simplement aussi incultes que gorgés de testostérone, en une guerre de la barbarie contre les civilisations, comme en une sourde invasion de Vandales dans les derniers siècles de l’empire romain.
Rome connaissait d’ailleurs le bonheur brutal de la profanation des statues qui, suivant Pline le Jeune, servirent « de victimes à la joie publique. On aimait à briser contre terre ces visages superbes, à courir dessus le fer à la main, à les briser avec la hache, comme si ces visages eussent été sensibles et que chaque coup eût fait jaillir le sang ! Personne ne fut assez maître de ses transports et de sa joie tardive pour ne pas goûter une sorte de vengeance à contempler ces corps mutilés, ces membres mis en pièces ; à voir ces portraits menaçants et horribles jetés dans les flammes et réduits en fusion...[5] »
La dénonciation de la colonisation et du racisme qui prétend en dévaster tous les symboles, est évidemment fort sélective, jusqu’à la mauvaise foi. Si les colonisations occidentales de l’Afrique n’ont pas été des parties de croquet pour jeunes filles du pensionnat des oiseaux, l’on ne sait plus en retenir que les abominations criminelles, avérées, au détriment des apports civilisationnels, médicaux, éducatifs, économiques, dont le premier bénéfice, de l’Algérie au Congo belge, fut l’éradication de l’esclavage pratiqué par les Noirs eux-mêmes et les Musulmans. Que ces derniers fussent des colonisateurs sans guère de pitié des trois-quarts du bassin méditerranéen depuis le VII° siècle, qu’ils fussent des trafiquants d’esclaves, castrant les hommes noirs et violant les esclaves sexuelles jusqu’aux XIX°, en un véritable génocide, voire jusqu’à la Mauritanie, la Lybie et les territoires de l’Etat islamique aujourd’hui[6], laisse parfaitement indifférent les agitateurs de l’antiracisme. Le génocide des Blancs de Rhodésie n’a guère ému les humanistes, celui qui après l’apartheid sud-africain menace les fermiers blancs non plus. Que l’Afrique soit colonisée par les Chinois, de même. Toutes les statues de l’Histoire ne sont pas égales…
« Pendez les Blancs et tuez les bébés blancs dans les crèches », c’est ce que hurle et scande le rappeur Nick Conrad dans une prétendue performance artistique. Gageons que changer blanc pour noir vaudrait au contrevenant une inculpation pour racisme et pour incitation au meurtre et au génocide. Selon que vous soyez noirs ou blanc la Justice n’a pas le même discours, contrevenant au principe d’égalité devant la loi. Le puissant d’aujourd’hui n’est plus le Blanc, mais un Noir qui prétend au monopole de la violence illégale : « Selon que vous serez puissant ou misérable / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir », concluait Jean de la Fontaine dans « Les animaux malades de la peste ». Le vent de l’Histoire tournant, élèvera-t-on à Nick Conrad une statue ?
Préfère-t-on Larossi Abballa, l'assassin des policiers de Magnaville, le 13 juin 2016 ? Celui-là citait des commentateurs du Coran en lançant nombre d'appels au meurtre - « tuez-les, tuez-les, tuez-les » - avec des noms de famille, dirigés contre des « policiers », des « surveillants de prison », arguant que « leur sang est licite », des « journalistes » (dont Bernard de La Villardière), des « maires », des « députés », des « rappeurs ». Il lançait des appels pour recruter des djihadistes et terminait par une prière pour « qu'Allah [lui] donne le martyre » et « le paradis ». Au moins est-on sûr que sa statue n’encombrera pas l’Histoire, puisque la représentation de la figure humaine est radicalement interdite en Islam…
Pour mémoire, les bénéficiaires de la traite des noirs et de l’esclavage ne relèvent pas d’un privilège blanc. Ce furent les marchands-guerriers arabes, les rois et roitelets africains et les planteurs européens et américains, ce qui prouve, s’il en était besoin, que le racisme, l’esclavagisme et autres abominations ne sont pas in nucleo tatoués sur une seule peau.

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L’Histoire n’est pas un gentil fleuve tranquille et l’irénisme ne la métamorphosera pas en avenir radieux. En déboulonner les gloires et les infamies reviendrait à se bâillonner les yeux et l’entendement pour ne plus en voir les fosses d’ombre, au détriment de la réalité, de la faculté de jugement et, par conséquent, de la capacité de mieux faire que nos ancêtres, faillibles et dépendants, comme nous, des contextes idéologiques du temps. Si une relecture régulière de l’Histoire peut en assurer la vitalité, le révisionnisme perpétuel au gré des modes, des lubies et des tyrannies en assure la mise à mort. Une pulsion totalitaire anime qui exige de contrôler, outre le présent, les faits et les ressorts du passé, et, cela va sans dire, le devenir du futur.
Autrement dit, la simplification d’une Histoire blanche ou noire, met en péril sa native complexité, donc celle de l’intellect. Le racisme étant d’ailleurs loin d’être une spécificité occidentale blanche. En témoignent le génocide rwandais entre Tutsis et Hutus, ou la constatation selon laquelle l’Algérie serait un pays particulièrement alourdi par ce phénomène. En effet, selon une enquête internationale menée par plusieurs organismes dont Open Borders for Refugees et Stop Dis Crime In Nations, l’Algérie détient la palme du pays le plus raciste au monde. Plus de 75% de personnes interrogées, y ont avoué avoir des idées racistes parfois fort extrêmes, en particulier envers les noirs.
Il y a bien une distorsion de la mémoire, une exaction à son encontre, lorsque l’on contraint et consent à se prosterner pour des crimes que l’on n’a pas commis, et dont ne sont responsable que quelques-uns des ancêtres de nations colonisatrices et esclavagistes. L’Ancien testament a répudié l’idée selon laquelle les fils devaient porter la faute des pères pendant sept génération pour lui substituer la loi du Talion, puis au travers des Lumières, en particulier Des délits et des peines, de l’italien Beccaria[7], la nécessité d’une peine raisonnable et la possibilité du rachat et de la reconversion vers le bien. L’actuelle injonction à ramper pour s’accuser d’exactions dont pas même son sang est responsable est absolument régressive, barbare, voire sadomasochiste, sans qu’aucun tribunal laisse ouverts la présomption d’innocence et le droit à la défense. La soumission désirée aux injonctions affichant l’antiracisme pour infiltrer un racisme inversé, soit anti-blanc, est de l’ordre de La servitude volontaire selon La Boétie.
La mémoire, et plus précisément celle de Clio, Muse de l’Histoire chez les Grecs, doit permettre l’établissement d’une vérité, de celle qui approche, si tant faire se peut, de la Vérité. Et non se laisser déborder par des vérités subjectives, narcissiques, raciales et dermatologiques, partisanes et fortes de leur capacité d’éradication de toute autre parole et investigation que leur doxa finalement psychopathe.
Ainsi, pour reprendre Pierre Vidal-Naquet, « Aucun régime, qu’il soit libéral ou totalitaire, n’a été indifférent au passé, bien que, naturellement, le contrôle sur le passé soit beaucoup plus strict dans une société totalitaire que dans une société libérale. Aucun régime, aucune société ne sont indifférents à la façon dont leur propre histoire ou ce qu’ils considèrent comme leur propre histoire est enseigné[8] ». Si cet historien s’intéressait au négationnisme du génocide des Juifs, sa réflexion n’en a pas moins une portée plus générale, qu’elle ait trait aux régimes politiques ou aux mouvements de quelques activistes jetés en meute à l’attaque du passé pour tenter de contrôler le présent et d’envenimer l’avenir.
Enseigner les totalitarismes du passé, qu’ils soient religieux, fascistes ou communistes, voire raciaux, encore qu’il s’agisse une tâche délicate, ne doit pas trouver d’entraves idéologiques aux faits. Le négationnisme est une injure à l’encontre de l’humanité et de l’Histoire. N’oublions pas que si Mnémosyne déesse de la Mémoire est la mère des Muses, donc au premier chef de Clio Muse de l’Histoire, cette dernière ne peut briser les statues de la mémoires, fussent-elles indignes. Et plutôt que jeter à bas ces monuments, acte aussi puéril, colérique, que facile, ne vaudrait-il pas mieux concourir à ériger de nouvelles statues, non pas les icônes d’une négritude aussi tyrannique qu’une blanchitude orgueilleuse, mais celles d’une Histoire aux vertus autant artistiques qu’éthiques ? Qu’attend-on pour dresser côte à côte des statues de Noirs, de Blancs et de Métis (quel est le statut de ces derniers en cette affaire ?) qui ont œuvré pour le bien de l’humanité, ingénieurs, médecins, scientifiques, politiciens, philosophes, artistes…
« Longtemps l’historien a passé pour une manière de juge des Enfers, chargé de distribuer aux héros morts l’éloge ou le blâme[9] ». Mais abattre les statues, censurer films et livres, c’est se choisir une mémoire au dépens de l’Histoire, car la première peut être folie et obsession, c’est affirmer et glorifier l’ignorance, au lieu de valoriser la connaissance, la pédagogie et le libre exercice de l’Histoire et de la mémoire. Si l’Occident ne restaure pas son honneur, son déclin, quoique d’une manière bien différente de celui qu’annonçait le trop peu libéral Oswald Spengler[10], est assuré. Car après le déboulonnage de statues esclavagistes ou colonialistes, vient celles dont le seul tort est d’être blanches. Et viendrait, en guise de prémices d'une guerre civile, celui des pages des bibliothèques qui, trop blanches, devront expier leur identité dermatologique dans la noirceur des flammes[11], comme Aristote et Saint-Augustin qui acceptaient et justifiaient l’esclavage. Pour reprendre les mots du Christ à ceux qui demandaient s’il fallait lapider la femme adultère, que celui qui n’a jamais péché leur jette la première pierre[12].
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] G. W. F. Hegel : La Raison dans l’Histoire, 10/18, 1996, p 25, 47, 194.
[2] George Orwell : 1984, Club des Libraires de France, 1956, p 168.
[4] Voir : Grandeurs et descendances contrariées des Lumières
[5] Pline le Jeune : Panégyrique de Trajan, LII.
[7] Cesare Beccaria : Des délits et des peines, Gallimard, 2015.
[8] Pierre Vidal-Naquet : Les Assassins de l’histoire, La Découverte 1987, p 6.
[9] Marc Bloch : Apologie pour l’histoire, in L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Gallimard, Quarto, 2006, p 948.
[10] Oswald Spengler : Le Déclin de l’Occident, Gallimard, 1948.
[11] Voir : De l'incendie des livres et des bibliothèques
[12] Evangile de Saint-Jean, 8-5.
Louis XI, Rue Moyenne, Bourges, Cher. Photo : T. Guinhut.