Iglesia de San Miguel, Morón de la Frontera, Sevilla, Andalucia.
Photo : T. Guinhut.
Vanités de la mort :
corps greffé, fracassé, jusqu’aux danses macabres.
Vincent Wakenheim, Hanif Kureshi,
David Wagner, Franca Maï, Fritz Zorn.
Vincent Wackenheim : Touché, greffé, L’Atelier contemporain, 2024, 104 p, 12 €.
David Wagner : En vie, traduit de l’allemand par Isabelle Liber,
Piranha, 2016, 240 p, 18 €.
Hanif Kureshi : Fracassé, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Florence Cabaret,
Christian Bourgois, 2025, 306 p, 23 €.
Franca Maï : Divino Sacrum, Ovni, 2016, 144 p, 16,90 €.
Macabre. Traité illustré de la mort, Cernunnos, 2018, 368 p, 34,95 €.
Le Livre et la mort. XIV°-XVIII° siècle, Editions des Cendres,
Bibliothèque Sainte-Geneviève & Bibliothèque Mazarine, 2019, 528 p, 48 €.
Vincent Wackenheim : Joseph Kasper Sattler ou la tentation de l’os,
L’Atelier contemporain, 2016, 208 p, 30 €.
Vincent Wackenheim : La Mort dans tous ses états.
Modernité et esthétique des danses macabres. 1785-1966,
L’Atelier contemporain, 2025, 934 p, 39 €.
Vanité de la mort… Car elle-même est vanité, tant dès l’embryon nous naissons pour mourir, tant même les os deviennent cendres, les cendres atomes de la terre et de l’air. Nul doute que cette constatation entretienne une inquiétude, une grande peur, à moins que la fiction consolatrice de la résurrection des corps dans un au-delà réparateur nous soutienne. Nul doute encore que la littérature et l’art soient scellés de grands malades, de minces cadavres et de danses macabres. Ainsi Vincent Wakenheim, Hanif Kureshi, David Wagner, Franca Maï, Fritz Zorn contribuent à une fresque inépuisable de récits et de représentations plastiques. Ils sont « touchés, greffés », « en vie », « fracassés », cancérisés, puis vaincus par la « tentation de l’os ». Reste pour les vivants provisoires que nous sommes à célébrer un festival parmi les pages de Macabre. Traité illustré de la mort. Et si le ragoût morbide n’est pas suffisant, ouvrons Le Livre et la mort, qui, allant du XIV° au XVIII° siècle, se voit heureusement complété par La Mort dans tous ses états, entre 1785 et 1966. C’est encore Vincent Wakenheim qui officie en esthète surabondant. Apprenons donc à mourir, quoique l’on n’y apprenne rien, apprenons à explorer l’imaginaire horriblement beau qui dans les beaux livres fait danser et sonner les ossements…
Si nous sommes inévitablement mortels, certains d’entre nous peuvent, grâce aux progrès de la médecine et de la chirurgie, reculer l’âge du trépas. C’est le cas de Vincent Wackenheim (né en 1959), qui dans son récit autobiographique, Touché, greffé, relate sa résurrection, du moins au sens non religieux du terme. Résurrection évidement démentie par l’inéluctable compte à rebours.
Car diagnostiqué d’un cancer hépatique, il lui faut espérer qu’un donneur sain veuille bien mourir, pour lui confier son foie. L’aventure médicale se concentre parmi les salles d’hôpital Paul Brousse, « qui rime avec frousse », où officie à son service une chirurgienne. Pendant dix-sept jours, la solitude, l’« exercice d’humilité », puis la méditation prolifèrent. Qui est le donneur anonyme auquel l’on doit gratitude ? Sinon un « personnage de fiction, un héros de roman ». Au cours de ce voyage dans les aléas de l’existence, « leçon d’anatomie » – non sans rappeler celle de Rembrandt – métaphorique « plomberie » et « cicatrice en L », coexistent avec une bibliothèque mentale, dont Gustave Flaubert et Jean-Sébastien Bach ; peut-être au service d’une « meilleure version de toi-même »… Témoignage précieux et leçon philosophique, le récit au réalisme imparable, et cependant non sans dimension poétique et métaphysique, attise hautement l’intérêt, mais aussi la compassion.
Voici un récit de Vincent Wackenheim, aussi intime que dansant, grâce à la netteté et la pureté de l’écriture ; une gratitude et une leçon de vie : « l’opportunité m’étant ainsi une nouvelle fois donnée, comme une évidence, une manière d’épiphanie, d’apprécier le monde qui est le nôtre, et de rendre grâce ».
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Journal, d’un autre greffé, peut-être fictif – du moins l’espère-t-on – En vie se présente sous forme de 277 fragments successifs mettant en scène de longs séjours hospitaliers. « Monsieur W », alter ego transparent de David Wagner lui-même (né en 1971), est en effet atteint d’ « hépatite auto-immune chronique agressive ». Son œsophage lui fait vomir du sang, son foie n’est pas loin de l’agonie. Il faudra attendre la seconde moitié du volume, « Incipit vita nova » – allusion plus que transparente à Dante – pour que l’on puisse lui greffer un foie compatible, à l’instar de Vincent Wakenheim. Tout cela repose visiblement sur une documentation scientifique impeccable et cependant jamais pesante.
Loin de se limiter à l’aspect clinique, le fluide récit est aussi celui d’une personnalité embarquée dans un voyage aux frontières de la vie. Le réalisme croque avec tendresse les innombrables chirurgiens, étudiants en médecine, infirmières. Quant au narrateur, il parvient à dépasser l’angoisse pour atteindre une flottante sérénité. Son passé, ses voyages, ses amours et amitiés, sa fille, repassent comme autant de films dans son esprit. La « symphonie pharmacologique de [ses] médicaments » lui fait judicieusement se demander : « la biochimie de mon corps règne-t-elle sur mes sentiments ? ». Ses immenses plages de station allongée l’emmènent « loin vers l’archipel Quelque part, en croisière sur les eaux bleues du Moi et de cet hôpital » et lui permettent de se comparer à Prométhée « enchaîné à son rocher », quand son foie est dévoré « à coup de bec ». Les métaphores humanisent la maladie, lui donnent une aura mythique et universelle.
Suite à la greffe, « on peut mettre en évidence un chimérisme au niveau de la moelle osseuse du transplanté ». D’où la sensation d’être « un hybride », la propension à engager un dialogue imaginaire avec celle qui lui a transmis son nouvel organe, à s’inventer une « histoire d’amour » avec elle. Ainsi la dimension documentaire s’associe avec bonheur avec l’onirisme, avec les étapes d’une renaissance, en une stupéfiante leçon de vie. Au point que l’on aimerait pouvoir lire en français quelques-uns de ces livres, parmi la quinzaine de romans, récits et recueils de poèmes, qu’il a publiés outre-Rhin…
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Fêté par ses très nombreux lecteurs, traduit en une trentaine de langues, Hanif Kureshi (né en 1954) atteignit des sommets de pertinence psychologique et sociale avec Le Bouddha de banlieue ou Des Bleus à l’amour[1]. Hélas, il est, en 2022, « fracassé » – selon son titre – par une attaque cérébrale. Si les progrès de la médecine lui permettent de survivre, lourdement handicapé, paralysé jusqu’aux mains, comment peut-il être encore un écrivain ?
Il faut alors compter sur la bienveillance, le dévouement de ceux que l’on appelle aujourd’hui des « aidants », pour qu’une œuvre, ultime peut-être, puisse être conçue. Ce sont sa famille, ses amis, Isabella surtout, qui écoutent patiemment sa dictée, la confient au clavier, au livre enfin. Difficile cependant d’échapper à l’état pétrifiant du tétraplégique dans lequel il est enfermé, comme dans un cercueil de pierre. Aussi s’agit-il d’un témoignage, celui d’un romancier d’origine anglo-pakistanaise qui vécut dans sa chair les problématiques de l’immigration, vit monter les ravages de l’islamisme, confia ses inquiétudes sexuelles, ses histoires de couple brisé, tout ce dont on trouve trace en ce destin finalement terriblement pathétique : « Les défenses que j’ai mises en place – la bonne humeur et le goût des blagues – ne vont pas réussir à surmonter ça : l’odeur de l’hôpital, la détestation de mon état, la conscience permanente que je suis infirme ». Malgré l’affreuse dépendance, l’imparable amoindrissement, il conclut : « Mais je ne vais pas sombrer ; je vais en tirer quelque chose ». Le défi est couronné de succès. Car le récit autobiographique poignant ne se contente pas de l’auto-apitoiement. Il est un hommage aux soignants, à ses proches, mais aussi un kaléidoscope de sa création romanesque passée, de ses amitiés avec des auteurs marquants de notre temps, comme Salman Rushdie, la mince épopée enfin du courage de vivre en dépit d’une cruelle adversité.
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Que des ombres… Ephémères, malgré la rougeur de notre sang qui un jour nous échappe, nous sommes. Et nous ne serons plus. La maladie, la mort guettent les provisoires héros et anti-héros de la vie ; comme les narrateur-personnages de Franca Maï et de Fritz Zorn, qui voient leur vie rongée s’échapper. Comment écrire ces épreuves ? Le recours à la métaphore contribue-t-il à la maladie comme métaphore pour penser à Susan Sontag ?
Franca Maï a eu moins de chance que nos précédents auteurs. Car si l’on peut supposer que le W de David Wagner est bien lui, il n’y a là aucune ambigüité : Malva, malheureuse héroïne de Divino Sacrum, n’est que le double légèrement fictionnel de son auteure, Franca Maï, décédée en 2012.
Deux ans de « crabe » au sacrum, de chirurgie, de chimiothérapie, de morphine, de radiothérapie contre la « Virago5 » ! Se vidant de bile et d’excréments, Malva se compare à une « truie », alors que son mari, Guitan, s’éloigne maladroitement (peut-on lui en faire le reproche ?), que sa famille tente de l’accompagner, alors que le personnel médical est loué pour son dévouement.
La confession est terrible, le journal de bord de celle qui est atteinte d’un cancer au « sacrum » est à la limite du supportable. Pourtant elle écrit avec autant de réalisme que de lyrisme, préférant nommer « coquelicot » la « colostomie », « l’anus artificiel »… La métaphore tente de protéger de l’affreuse réalité, quand l’onirisme s’empare de son esprit tant elle est la proie de visions cotonneuses, de délires auditifs, avec un pathétisme qui n’est jamais pathos. Le « royaume des grabataires » précède un « épilogue » qui n’est que l’illusoire antichambre de la mort…
On ne peut qu’être ému, remué, par tant de souffrance, éprouvante pour le lecteur (et pour celle qui l’a vécu donc !), qu’éprouver une amicale pitié, pitié dont elle n’aurait peut-être pas voulu, sinon l’amitié, devant un tel désarroi, une telle déchéance du corps et de la personne, cette « vieille cancéreuse fripée ». « À quoi rime cette épreuve ? » Vaut-il mieux « tout arrêter et en finir » et « trahir les êtres aimés qui luttent à mes côtés sans sourciller » ? Comment « balayer les pluies du chagrin » ?
Que reste-t-il de Franca Maï (1959-2012), romancière[2], actrice et productrice, sinon « carne avariée », pourriture et dessiccation. Sinon l’ultime beau livre d’une écrivaine, qui mieux qu’un roman est un ébouriffant poème en prose aux métaphores scintillantes, sans concession ni à la niaiserie de la pensée, ni à la platitude de l’écriture.
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L’écrivain suisse, Fritz Zorn, fit de Mars[3] un récit autobiographique dans lequel son cancer est, du moins si on l’en croit, résolument d’origine psychosomatique. Une austère éducation digne de la grande bourgeoisie helvétique ne pouvait, selon ses dires, qu’être cancérigène, car fermée, adossée à une autiste solitude ; c’est ainsi qu’il a été « éduqué à mort ». Son livre, hélas unique, puisqu’il subit une mort précoce, à trente-deux ans, avant de ne pas le voir publié, dresse l’accablant tableau d’une vie névrotique, adossée à la mélancolie, privée d’amour, voire de sexualité.
L’on peut évidemment plus que douter de la validité scientifique d’une telle thèse, selon laquelle éducation et milieu social contraignants seraient génériquement les auteurs du crabe. L’on peut également s’irriter de la mauvaise foi de Fritz Zorn qui n’a pas su se libérer de ses névroses et de sa propension à culpabiliser la grande bourgeoisie, certes non dénuée d’hypocrisie… Franca Maï, si l’on peut s’exprimer ainsi, n’a pas une cette chance : son cancer n’est probablement venu que d’une aveugle dégénérescence cellulaire, au point de sabrer une vie faite de créativité.
Si l’on imagine que la maladie est une métaphore, pour reprendre le titre de Susan Sontag[4], il ne s’agit là pourtant, en ce qui concerne notre duo d’auteurs, que d’une fiction. La thèse judicieuse de l’essayiste américaine montre que l’origine psychologique du cancer et de bien d’autres pathologies n’est qu’un fantasme idéologique. Le bonheur hélas ne protège pas de la maladie, quand la maladie ne fait évidemment pas le bonheur, hors peut-être de quelques écrivains capables de la sublimer, parmi lesquels il faut compter David Wagner et Franca Maï, et plus loin encore Thomas Mann avec sa bienheureuse et terrible Montagne magique…
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Restons macabres jusqu’au coccyx. Entre catacombes et momies, l’escalier de la descente au tombeau est superbement orné par les quelques mille illustrations de Macabre. Traité illustré de la mort. Fourre-tout funéraire, rangé non pas chronologiquement mais bizarrement thématique, cet ouvrage est une encyclopédie des soins consacrés au blâme, voire à l’éloge, de la mort, au travers de sculptures, peintures, gravures, cires, bijoux, momies, catacombes, colifichets, masques, crânes et cercueils, montres grinçantes et timbres pour philatélistes. Ainsi, selon le romancier Will Self, préfacier pour l’occasion, « la pure vitalité qui se dégage des représentations de la mort illustrant ce volume est certainement un terrifiant paradoxe ». Entre « art de mourir » et « commémoration des défunts », entre « divertissement » mortuaire et « outre-vie », l’on croise Méduse et Allan Edgar Poe, les reliques chevelues et les figurines mexicaines. À l’aide de l’infatigable squelette troué armé de sa faux, le pandémonium est noirceur et pâleur, couleurs cireuses, flamboyantes et infernales. Edifiant est le parcourt des cabinets anatomiques, intensément érotique est cette pulpeuse et sereine femme nue de profil fixant impavide le squelette qui la nargue, soit « La Belle Rosine » peinte en 1847 par Antoine Wierz. Ce livre, somptueusement imprimé, apparait comme un gigantesque bric-à-brac, un effarant musée, un cabinet de curiosité en avalanche…
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Voici un luxueux ouvrage de bibliophilie : Le Livre & la mort. XIV°-XVIII° siècle, publié par les Editions des Cendres, si bien nommées pour l’occasion, mais avec le concours des Bibliothèque Sainte-Geneviève & Mazarine. Manuscrits enluminés médiévaux, parchemins et vélins, livres d’heures et vies des saints, ils ne peuvent ignorer la mort, le souvenir des disparus, couplés avec les fins dernières et l’espérance de la résurrection des corps. Incunables, ils regorgent de défilés squelettiques, tant l’espérance de vie était bien faible. La Renaissance cultive les emblèmes, là encore funéraires. Au Grand siècle de Louis XIV, l’on affectionne les « oraisons funèbres », surtout celles de Fléchier et Bossuet. Les reliures de deuil, l’héraldique, les lettrines, s’ornent d’ossements, de tibias entrecroisés, quand les « tombeaux littéraires » fleurissent. L’allégorie de la mort emprunte maints attributs symboliques, faux et torchères, chauve-souris, sans oublier la bêche du fossoyeur en son cimetière et charnier qu’il nourrira bientôt également.
Pas moins de 96 ouvrages rares sont soigneusement inventoriés par une foule d’érudits, et photographiés en ce volume magnifique. Depuis Les Trois morts et les trois vifs jusqu’au « catafalque baroque » dessiné par Le Bernin, le memento mori, qu’il soit intime, collectif ou spectaculaire, ne cesse d’obséder les maîtres de la bibliophilie. De surcroit, il arrive qu’un atelier d’imprimerie soit lui aussi le siège d’une danse macabre…
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Revenons à Vincent Wackenheim, cette fois étreint par la tentation de l’os. Qui ne se contente pas du devoir autobiographique, mais se fait essayiste talentueux, documenté. Il s’intéresse au morbide Joseph Kaspar Sattler, venu de Munich en 1891 enseigner à l’École des Arts décoratifs de Strasbourg. Ce dernier est l’auteur d’une Danse macabre moderne, parmi bien des œuvres graphiques majeures que l’artiste sut réaliser en Alsace entre 1892 et 1894. Ces planches folles et burlesques, fantastiques et violentes, noires à souhait, satiriques et dansantes, ont exposées, reproduites, commentées tant à Paris, Berlin et Londres, admirées par Alfred Jarry et Edvard Munch. Il faut dire que notre Joseph Kaspar Sattler dessine l’affiche tonitruante de la prestigieuse revue Pan, allusion à la créature mythologique.
L’on ne sait plus alors ce qu’il faut apprécier : les seize dessins d’Ein moderner Todtentanz, Danse macabre moderne (ici réédités pour la première fois depuis les éditions de 1894 et 1912) ou l’approche littéraire en seize textes à la lisière de l’essai esthétique et du poème en prose. Sans compter une évocation du parcours créatif de Joseph Kaspar Sattler (1867-1931), que l’on sait avoir été lourdement impressionné par les vicissitudes de l’Histoire, en particulier la première Guerre mondiale qu’il éprouva dans sa chair et sa psyché sur le front ouest. La tradition médiévale des spectres osseux agités par une danse frénétique trouve ici un renouveau expressionniste au moyen de squelettes dégingandés usant d’échasses, déambulant parmi des pages livresques et vaines, des nuages blafards.
Parfait complément chronologique et iconographique du Livre & la mort, voici de nouveau le prodigieux Vincent Wackenheim avec La Mort dans tous ses états. Modernité et esthétique des danses macabres. 1785-1966. Aussi épais qu’une pierre tombale, mais plus aisé à ouvrir, il offre près de mille pages et plus encore d’illustrations. Soit un polyptique de 104 Danses macabres modernes. La pérennité thématique et allégorique se renouvèle selon les perspectives stylistiques successives, réinterprétant les motifs iconiques.
Le généreux ouvrage examinant son sujet depuis le XVIIIe siècle, l’on commence par un utile rappel des indépassables précurseurs depuis le XVe siècle : plus précisément les fresques du cimetière des Saints-Innocents à Paris (1424) et de Bâle (1440), mais aussi les gravures de Holbein (1538). Inévitablement la déprise religieuse du siècle des Lumières, la Révolution française et, bien entendu les deux guerres mondiales, ont contraint les artistes à bouleverser, voire durcir, leurs variations macabres. C’est surtout celle de 1914-1918 qui poussent les artistes – du moins ceux qui en réchappent – dans leurs plus folles expérimentations graphiques, surtout expressionnistes. Toutefois la découverte de l’univers concentrationnaire ou les bombardements alliés sur Dresde, en février 1945, et bientôt la crainte d’un embrasement nucléaire contribuent à de nouvelles explosions plastiques dans lesquelles se tortillent les défunts.
Si la plupart des représentations de ces Danses des Morts sont originaires d’Allemagne et de France, l’on découvre ici Anglais et Catalans, œuvrant au service d’une forme d’universalité. La récurrence du couple, un mort, décharné ou squelettique, et un vivant, ne cesse d’alimenter la créativité graphique, Eros et Thanatos ne perdant jamais leur antagoniste complicité. Ainsi l’on devine qui est « La marchande de plaisir » amenant une belle nudité à un homme fort mûr et affalé dans son fauteuil, ce grâce trait d’Hermann Asmus Vogel en 1902. Ainsi Bruno Héroux, en 1943, fait tournoyer follement une charmante et dodue donzelle aux seins nus et au rire folâtre avec notre éternel protagoniste osseux. De même la succession hiérarchique, du pape à l’ermite, du noble au lansquenet, du colporteur au laboureur, du capitaliste à l’ouvrier, n’empêche en rien d’emporter toute dans la décharge de la pourriture et de la dessiccation. Squelettes, tous égaux !
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Epidémies de peste noire, de choléra morbus, guerres de plus en plus meurtrières, « extension du domaine du mal », tout contribue à l’immense charroi de la mort, en même temps que les progrès des techniques d’impression permettent une large diffusion dans la presse et l’édition. Ce dont bénéficie en 1839 un Grandville qui publie neuf planches lithographiques au titre allusif et drôle : Voyage pour l’éternité. Service général des omnibus accélérés. Départ à tout heure et de tous les points du globe. Et lorsqu’Alberto Martini dévoile en 1916 ses pochettes de cartes postales, cela s’appelle La Danse macabre européenne, de façon à cruellement ridiculiser le patriotisme.
Que l’on soit austère ou jouisseur, savant ou débauché, l’on ne peut résister à l’invitation des figures cadavériques et squelettiques. Une intéressante série est consacrée aux sept péchés capitaux, une autre permet à Hans Myer de proposer en sa Totenzanz, trente planches grimaçantes parcourant diverses couches de la société. De arte bene moriendi et autres Vanités, topoï médiévaux et baroques, se trouvent revitalisés par l’époque moderne et contemporaine, par de nouveaux modes de vie, usages, voire loisirs, comme lorsque le guide de montagne arbore un crâne chez Franz Pocci : « ou comment mourir d’une pichenette » en pratiquant l’alpinisme. C’est là d’ailleurs l’un des dossiers thématiques de notre ouvrage, l’escalade et la brutale désescalade côtoyant le duel, les sports, les transports terrestres et aériens, le cirque, toutes activités à risques assurés, sans compter le suicide, lui longtemps associé au Diable.
Certes nombre d’œuvres, gravure oblige, sont en noir et blanc. Mais la couleur sait fanfaronner. Voyons le rouge et le violacé sur fond nocturne de « La Mort et le Diable » d’August Heumann en 1911. L’on a beau être romantique, symboliste ou Art déco, la vie n’abolira jamais les représentations de la mort. Des plus tragiques, répugnantes, et finalement d’une noire mélancolie, aux plus naïves, satiriques, ironiques et humoristiques, comme chez Rowlandson.
Bible monstre et splendide, fol et prodigue ossuaire esthétique, cimetière fracassé de noirs et de couleurs, ossuaire de près de mille pages, l’ouvrage étonnamment documenté de Vincent Wackenheim mérite bien son titre : La Mort dans tous ses états. Cette stèle de l’art et de la mortelle condition ornera la bibliothèque mieux que toute urne vaine.
« Vanité, tout est vanité », dit dans la Bible L’Ecclésiaste. L’on pense d’abord à ces tableaux du XVII° siècle dans lesquels un crâne aux orbites vides côtoie un bouquet aux pétales chutant, quelque objet d’art et de luxe, un instrument de musique, cet art du temps. « De Pompéi à Damien Hirst », pour reprendre un sous-titre[5], une mosaïque polychrome ricane en sa figure blafarde, des crânes sont couverts de poussière de diamant ou de mouches.
Pourquoi tant de représentations mortuaires ? Parce que nul n’y échappe, parce qu’il faut apprivoiser la Camarde, la regarder en face, l’ironiser, le tout en une catharsis salutaire, quoiqu’elle-même périssable. Morituri te salutant !
Thierry Guinhut
Un vie d'écriture et de photographie
La partie sur David Wagner est parue dans Le Matricule des anges, octobre 2016,
celle sur Touché, Greffé, janvier 2025.
[1] Hanif Kureschi : Le Bouddha de banlieue, Des Bleus à l’amour, Christian Bourgois, 1991, 1998.
[2] Par exemple : L’Amour carnassier, Crescendo, Le Cherche-Midi, 2008 et 2009.
[3] Fritz Zorn : Mars, traduit de l’allemand par Gilberte Lambricht, Gallimard, 1980.
[4] Susan Sontag : La Maladie comme métaphore, traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra, Christian Bourgois, 2005.
[5] C’est la vie ! Vanités de Pompéi à Damien Hirst, Skira Flammarion, 2010.
Oropesa, Toledo, Castilla la Mancha. Photo : T. Guinhut.