San Martin de Castaneda, Zamora. Photo : T. Guinhut.
Socialisme et connaissance inutile,
actualité de Jean-François Revel.
Avec les yeux bandés contre le réel, le pouvoir socialiste et étatique, depuis quatre décennies françaises, quelque soit la couleur du gouvernement, prêche la bienveillance de l’erreur, malgré la connaissance que nous avons des faits économiques et de leur logique. Le socialisme, idéologie tenace malgré son inefficacité, sa têtue capacité de destruction, y compris sociale, reste cependant hâbleur et donneur de vertueuses leçons, quelque soit le cache-sexe de son nom changeant selon les partis successifs. Ne faut-il pas relire ce que Jean-François Revel, en 1988, dans l’oxymore de son titre, La Connaissance inutile, combien et comment cette dernière est inefficace devant l’espérance marxiste et communiste, malgré leurs évidents échecs, et l’appliquer à son frère génétique contemporain : le socialisme, autre nom de l'étatisme…
C’est à Jean-François Revel que l’on doit d’avoir mis en lumière un curieux paradoxe : l’abondance d’informations, de livres, de journaux et de médias, et, a fortiori aujourd’hui, de la plus grande liberté de savoir permise par internet, n’est en rien incompatible avec le goût des rumeurs, des falsifications et autres occultations. Parmi lesquelles la plus grand réussite intellectuelle et populaire fut et reste, en France, la béatification de la justice sociale du communisme idéal et du socialisme réel ; mais également la diabolisation, jusqu’à la dénaturation du sens du mot, du libéralisme… Pire, les faits, si abondants et prégnants qu’ils soient, lorsqu’ils démentent l’idée, sont voués à l’ironie, à la détestation, soufflés dans l’inexistence ! Pourtant, récession économique et récession de la connaissance ne peuvent qu’aller de pair…
Le socialisme est contre les faits, qui, au vu de tous, permettent le développement économique et humain. Ce qui, selon Le Robert, est « doctrine d’organisation sociale qui entend faire prévaloir l’intérêt, le bien général, sur les intérêts particuliers, au moyen d’une organisation concertée (opposé à libéralisme) », commence par corseter les intérêts des particuliers et finit par compromettre et détruire le bien général, sinon devenir dictature meurtrière. Ce qu’ont montré abondamment tous les pays socialistes, à des degrés divers, qu’ils se parent du titre de national-socialisme, de celui du socialisme soviétique, ou du socialisme démocratique…
« L’idéologie ne possède pas d’efficacité, en ce sens qu’elle ne résout pas de problème réel, puisqu’elle ne provient pas d’une analyse des faits, elle est cependant conçue en vue de l’action, elle transforme la réalité, et même beaucoup plus puissamment que ne le fait la connaissance exacte.[1] » C’est aussi une « triple dispense : dispense intellectuelle, dispense pratique, dispense morale.[2] » Certes, notre philosophe -il faut accepter de donner cette dignité à Jean-François Revel- ne se limite pas à dénoncer le mythe communiste, il use de nombreux exemples, dont celui du bon sauvage, de la sacralisation de cette révolution française qui accoucha pourtant de tyrannies et du génocide vendéen. Allant jusqu’à montrer que le domaine scientifique n’est pas exempt de maints aveuglements, qu’il s’agisse du Lyssenkisme de l’ingénieur agronome soviétique, des certitudes d’un Carl Sagan au sujet de « l’hiver nucléaire » ou des réchauffistes climatiques alarmistes : « une escroquerie intellectuelle peut recevoir l’estampille de la science et devenir une vérité d’évangile pour des millions d’hommes[3] ». On ne parlera évidemment pas ici des vérités révélées par les religions…
Cécité volontaire se conjugue avec servitude volontaire : une véritable libido -au lieu de la libido sciendi- s’attache au voile sur les yeux. Qu’il s’agisse des néo-nazis et des innocents casseurs paupérisés par le capitalisme que l’on veut voir à la place des mafias islamisées, ou du keynésianisme qui serait plus rationnel que la liberté d’entreprendre, jusqu’où marchera l’écran de fumée et son attentat contre la vérité ? En ce sens nos médias feraient bien de méditer ces mots de Jean-François Revel : « Un organe d’information n’est pas un journal où ne s’exprime aucune opinion, loin de là : c’est un journal où l’opinion résulte de l’analyse des informations.[4] »
C’est alors en toute logique que l’auteur de La Grande parade. Essai sur la survie de l’utopie socialiste[5], termine sa Connaissance inutile sur deux chapitres intitulés : « La trahison des profs » et « L’échec de la culture ». N’avons-nous pas, tous une grande responsabilité en forme de truisme : que la connaissance devienne enfin utile…
Le mythe le plus flagrant, fondateur, du socialisme, est celui de la justice sociale. Il semble pourtant inattaquable lorsqu’il s’agit du devoir d’humanité. Pourtant écoutons ce qu’en dit Hayek : « Aussi longtemps que la croyance à la « justice sociale » régira l’action politique, le processus doit se rapprocher de plus en plus d’un système totalitaire[6] ». Hyperbole ? Il faut alors se rappeler que bien des inégalités sont d’origine naturelle, que nombres d’inégalités sont des différences, des compétences diverses, que la justice sociale risque d’écrêter et d’égorger le mérite individuel, d’annihiler la récompense de cette liberté d’entreprendre qui en fin de compte profite à tous. Si la concurrence, l’offre et la demande du marché sont injustes, il faut alors diriger le marché, le canaliser, le bétonner, lui ôter toute capacité d’invention qui ne soit pas prévue par les hiérarques de l’Etat, qui, étant donné leur merveilleuse capacité à gérer le budget national, ne laissent pas d’inquiéter durablement. On imagine alors qu’il faudrait faire preuve de justice sociale dans la distribution de la connaissance… Que d’injustices individuelles ne commet-on pas en ton nom, Ô justice sociale collective et redistributrice !
Pensons alors qu’il faut un coûteux et surabondant personnel pour gérer la ponction fiscale[7] (jusqu’à dépasser les 100% du revenu pour un riche foyer !), et la redistribuer, y compris vers des secteurs économiques déficitaires et condamnés, des activités économiquement correctes, comme dans l’environnement (l’éolien, par exemple) et soutenues par l’armature de la subvention. Quand la connaissance de la justice économique idéalisée masque l’inconnaissance de la justice économique réelle… Comme lorsque la crise parait-être la cause des difficultés et impérities des gouvernements et des états, alors qu’elle en est la conséquence.
Le marxisme imaginait que le capitalisme allait s’écrouler sous les coups de ses contradictions internes ; hélas, c’est sous les coups de la cohérence interne du socialisme que le capitalisme libéral se rétrécit, se pétrifie, avant de mourir, momie fantasmatiquement toujours virulente et prétendument prédatrice de l’égalité qui ferait notre bonheur.
Un exemple suffira à illustrer ce propos : le statut d’auto-entrepreneur, trop rare mesure libérale du gouvernement précédent, est en train d’être mis à mal. Ce modus vivendi de l’entrepreneuriat permettait d’alléger le carcan de la fiscalité et des charges pour le plus modeste entrepreneur, c’est-à-dire celui qui allait avoir ainsi l’opportunité de se développer, de peut-être devenir prospère et d’entretenir autour de lui un réseau de prospérité. En arguant d’une concurrence déloyale avec les entreprises, soumises à des régimes plus punitifs, on ne pense qu’à araser leurs avantages compétitifs et créatifs. Pour les tuer dans l’œuf. Personne n’a donc imaginé que c’est au contraire les charges et la fiscalité de toutes les entreprises, quelque soit leur taille, qu’il fallait baisser, pour les ramener aux taux pratiqués par d’heureux paradis fiscaux voisins, comme le Luxembourg et la Suisse… De 34,4 % d’Impôt sur les Sociétés françaises, passons, comme en Irlande à 12,5% ! Ainsi la dynamique entrepreneuriale sera vraiment relancée, non par le moyen d’une quelconque usine à gaz coûteuse et complexe de relance étatique. Sans compter que l’apparente baisse de recettes pour l’état sera bientôt compensée par le développement économique induit…
Pourtant nous le savons : la liberté économique et la modération fiscale entraînent la prospérité, la baisse du chômage et l’élévation générale du niveau de vie. Mais nous ne voulons pas le savoir, barricadés que nous sommes derrière la pensée magique de l’idéologie de l’égalité et de la bienfaisance de l’état redistributeur. On a oublié que l’économie est le préalable et la cause de l’aisance sociale, et non l’inverse. Et pourtant, plus à gauche que la gauche, on réclame encore plus de progressivité fiscale, euphémisme idéicide, pour ne pas dire matraquage, pour relancer une consommation fantasmatique, pour animer les gesticulations de la Banque Publique d’Investissement et autres organismes argentivores qui prétendent aider l’économie qu’ils ponctionnent et perfusent jusqu’à la rendre exsangue, sauf lorsque les entreprises du CAC 40 vont investir et chercher leurs bénéfices dans leurs activités hors frontières. Voilà qui devrait jaillir aux yeux de tout observateur impartial des faits, alors que la taie du socialisme brouille la rétine du citoyen énucléé, de l’acteur politique qui devrait quitter une scène qu’il paupérise et pollue.
Car nous voici en quel piège nous vivons, le rappelle Jean-François Revel : « dans une société où les inégalités résultent non de la compétition et du marché mais de décisions de l’Etat ou d’agressions corporatistes entérinées par l’Etat, le grand art économique consiste à obtenir de la puissance publique qu’elle dévalise à mon profit mon voisin[8] ».
C’est adoptant des réformes libérales que le Royaume-Uni, le Canada, la Suède ou la Nouvelle-Zélande, ont dégraissé la pieuvre d’un archaïque état providence, se sauvant de la faillite et de la ruine ; et nous ne saurions le voir, nous en inspirer ! Entre 3 et 5,4 % de chômage, de l’Autriche à l’Allemagne, en passant par la Suisse. Ce n’est donc pas, en ce concerne notre presque 11 %, de la faute de l’Euro, du capitalisme international, de la finance mondialisée ou mondialiste (on choisira le premier adjectif si l’on est Front de gauche, le second si l’on est Front national). Le seul coupable est l’étatisme socialisme. Là où, hélas, la finance ne se mondialise pas au point d’irriguer tout le monde parmi les Français… Surtout, cachez ce sein capitaliste libéral nourricier que je ne saurais voir, disent nos Tartuffes socialistes de gauche, de droite et de centre. Quand, autre exemple fort probant, l'Estonie est passée avec succès du communisme au libéralisme !
Mais à qui profitent donc nos erreurs, mis à part le seul intérêt à se couvrir les yeux pour jouir de ses chaudes certitudes manichéennes ? Aux potentats de l’état et des collectivités locales, à leurs syndicat-vampires, à leurs affidés fonctionnaires pléthoriques, à leurs assistés, en bonne école clientéliste et démagogique, jusqu’à ce que le paquebot alourdi par son état-providence gaspilleur et fuyant de toutes parts rencontre inévitablement l’iceberg de la Dette et des caisses vides, qui, comme l’on sait, comporte, outre une partie visible, une autre invisible, bien digne d’envoyer par les bas-fonds un nouveau Titanic national. Sans compter que bientôt le tonneau des Danaïdes des retraites sera vide, si l’on ne pense ni à partir à 65 ans, ni à la capitalisation, ni à libérer le travail et l’entreprise…
Continuons donc, les yeux grands fermés, à lever un doigt incantatoire vers le paradis du socialisme. Continuons à tresser les lauriers de la justice sociale avec le miracle du mariage gay, si défendable soit-il, avec la parité homme-femme aux élections, avec le vote étranger aux municipales ; pendant le naufrage, le violon socialiste accompagné par l’orchestre discordant de la délinquance barbare[9] et de l’islam conquérant[10], continue à jouer faux… L’état républicain veille, dit-on ; cet état qui, au-delà de ses nécessaires fonctions régaliennes, défense, police et justice, s’empare désastreusement de l’économie. De même, l’indépendance de la justice n’est plus qu’un leurre, car elle n’a plus les yeux bandés par impartialité, mais par idéologie. Le linge de cette dernière une fois ôté, l’état est nu : « l’état, cette grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde[11] ».
Vous qui entrez en France, laissez toute espérance… Ces paroles, d’une sombre couleur, je les vis inscrites au fronton de l’enfer fiscal[1].
Un ministre du Budget veillant sur la fraude fiscale, lui-même coupable de ce qu’il est censé pourchasser ! Voilà un homme avisé, à qui va, sans ironie aucune, toute notre estime : il sait où placer et faire fructifier son argent, en une Suisse riche, démocratique et libérale où prospère le plein emploi ; il sait comment échapper à l’enfer fiscal qu’il contribue à resserrer autour du cou exsangue de ses concitoyens. Nous ne lui reprocherons donc que son hypocrisie, consubstantielle au socialisme, à cette oligarchie qui s’est perpétuée, droite et surtout gauche confondues depuis une trentaine d’année, pour s’enrichir de généreux émoluments publics prélevés sur le labeur du contribuable privé… A cette réserve près que s’il s’avère que les fortunes acquises ne le sont qu’au prix de trafics d’influences, lorsqu’il était consultant pour l’industrie pharmaceutique, il s’agit alors de biens mal acquis. Ce qui relève de la corruption. La fraude enfin atteindrait jusqu’au Président lui-même qui n’hésiterait pas à minimiser la valeur de son patrimoine afin d’échapper à l’Impôt Sur la Fortune…
A ceux qui vitupèrent contre les paradis fiscaux, faut-il répondre que le paradis est préférable à l’enfer, et plus précisément à l’enfer fiscal qui est le nôtre? Mieux vaut en effet une banque qui blanchit de l’argent sale qu’une banque qui salit l’argent propre, comme le fait notre Banque Publique d’Investissement en gorgeant de salaires ses néfastes administrateurs nourris avec le produit de la pression fiscale. Mais, me direz-vous, ce sont souvent des sommes indues, venues de la fraude fiscale justement, de la prostitution, de la drogue, du racket et du crime qui alimentent ces comptes secrets, suisses et caraïbes… En légalisant drogue et prostitution, dans le respect contractuel de la liberté et de la dignité humaine, l’on diminuera d’autant cet argent sale. Reste à traquer et punir, tâche bien suffisante, ce qui relève du vol et du meurtre…
Comment lutter contre la fraude fiscale ? En la rendant inutile. Il suffit de réaliser l’égalité fiscale entre la France et la Suisse et l’on obtiendra facilement que notre pays devienne un paradis fiscal, un havre du plein emploi, un antidote à la pauvreté… Certes le clientélisme des socialistes envisagerait cette solution avec effroi : il ne pourrait plus fabriquer et arroser (avec un argent que nous n’avons plus) ses pauvres et ses assistés qui finiraient par se responsabiliser et s’enrichir sans eux…
Les comptes suisses et off-shore pullulent parmi nous. Y compris chez les grands groupes du CAC 40 qui délocalisent une partie de leurs activités, de leurs siège, jusqu’en Belgique. Que ne peuvent-ils les domicilier en France pour leur plus grand profit et par voie de conséquence pour le nôtre… L’on reproche à Amazon de s’affranchir de la fiscalité française en domiciliant son siège au Luxembourg, alors qu’il bénéficie de subventions pour installer un site en Bourgogne ; ne vaudrait-il pas mieux rendre inutile ses subventions en égalisant le régime fiscal sur celui du Luxembourg ?
Quand une étude de Viavoice montre que 51% des jeunes Français de 25 à 34 ans souhaitent s’exiler, ne faut-il pas s’inquiéter, ou plus exactement souhaiter de voir nos gouvernements choisir la direction de la prospérité du paradis fiscal…
Souvenons-nous qu’Hitler avait mis en place un impôt de sortie pour les Juifs qui souhaitaient quitter l’Allemagne, gagnant « la grande majorité des Allemands à l’idée de lancer des attaques sur les Juifs fortunés et de spolier leurs concitoyens juifs moins riches ; une prise de socialisme, une prise de racisme, et le fisc du pillage se mettait lui aussi en mouvement[2] ». Cet impôt de sortie était de 50% ! Le taux de 75% du Président socialiste serait surréaliste s’il n’était pas si effrayant. Pensons combien est nationaliste ce bastion fiscal qui se targue de patriotisme économique et citoyen, combien est socialiste ce prétendu paradis de la justice sociale, ce maquis de la redistribution qui dépasse les trois millions de chômeurs.Qui ne rêve que d’en finir avec le secret bancaire, pourtant gage et refuge des libertés face aux totalitarismes, y compris lorsqu’ils portent le masque bonhomme de la moralisation des pratiques politiques et financières.
Luzern, Suisse. Photo : T. Guinhut.
La France est l’un des pires enfers fiscaux au monde, en particulier pour les hauts revenus. Mettons à part l’excès de la Suède qui prélève 56,6 %, mais dont les services rendus par l’état sont incomparablement supérieurs, ce parmi une économie par ailleurs plus libérale et plus performante. Les hauts revenus français acquittent 52%, l’Allemagne 42 %, la Suisse 39 %, l’Islande 32 %, la République Tchèque 15 %. Quant à l’impôt sur les sociétés, il est chez nous de 36,1%, alors que la moyenne européenne se situe à 23,5% (moyenne que nous contribuons à plomber vers le haut !), alors que Grande-Bretagne, Suède et Danemark annoncent des baisses à cet égard, jusqu’à 15% en Allemagne. L’Impôt Sur la Fortune, ce dinosaure fiscal, n’existe pas ou plus chez nos voisins. Avec ces records historiques d’imposition, l’hexagone assure son avenir de récession, de chômage et de pauvreté, tout en clamant haut et fort que c’est la faute à l’ultralibéralisme et autres balivernes aussi postmarxistes qu’incultes… Sans compter la ribambelle de taxes farfelues : à l’essieu, à l’effort de construction (sûrement du socialisme !) d’apprentissage, pour les handicapés (afin que les Français le deviennent), timbres fiscaux, taxes sur les traders, les nuitées d’hôtel au-dessus de 200 €, les boissons sucrées, les carburants, la TVS, la CVAE, CSG, CRDS, cherchez le sens des acronymes qui occupent bravement le soin des fonctionnaires : 90 pour 1000 habitants chez nous, 50 pour 1000 outre-Rhin. Le taux de prélèvement obligatoire vient de passer à 46,3 % du PIB, et encore faut-il inclure dans ce dernier les dépenses de l’état. Et l’on sait par ailleurs que trop d’impôt tue l’impôt, ce que la courbe de Laffer a montré, à cause de l’effet désincitatif sur le travail, épuisant les caisses de l’état, alors qu’une fiscalité modérée, par le biais des créations de richesses, entraîne la remontée des ressources fiscales.
Si nous ne dirons pas que tout est délicieux sous d’autres cieux, il faut comprendre l’exaspération de ces riches (sans compter ceux qui ainsi ne le peuvent devenir), honnis par nos édiles socialistes, ces riches pourchassés qui préfèrent s’enfuir sous des cieux fiscaux plus cléments, ou frauder. Voilà pourquoi leurs richesses n’irriguent pas l’économie et l’état français. Plutôt que d’en appeler à la vaine moralité citoyenne, que de prétendre renforcer police et contrôles fiscaux, et leurs fonctionnaires anti-productifs, baissons drastiquement les dépenses de l’état (56 % du PIB) et du même coup la fiscalité : taux unique en une flat tax à moins de 20% par exemple[3]. Ce qui permettrait au passage de supprimer de nombreuses dépenses parmi les ministères occupés à calculer, prélever et reverser sous forme de subventions ce que notre fiscocratie leur commande. Car, accuse Peter Sloterdijk : « Le fisc est le véritable souverain de la société moderne[4] ».
Que la France devienne, en toute moralité économique pragmatique un paradis fiscal, réservé autant au plus riche qu’au moins riche, est une nécessité incontournable : c’est seulement dans une libre circulation des initiatives et des richesses que la pauvreté et le chômage se rétracteront. Ainsi en accusant les riches, on se trompe de cible ; ne reste que la révolte fiscale d’abord silencieuse, ensuite moins courtoise si les portes de l’enfer ne se changent en portes du paradis. Car après l’évasion fiscale, devrait advenir l’invasion fiscale en ce paradis que pourrait être la France. Hélas, mille fois hélas, le Président français ne remettra pas les clés du paradis fiscal à ses citoyens enchainés…
Pour notre ruine, dans un rouge et manipulateur maelström socialiste de trente ans poursuivant une fantasmatique et biaisée justice sociale, droite et gauche confondues, nous y sommes. Là où Alexis de Tocqueville, dès 1840, nous attendait : « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire (…) Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire (…) il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre-arbitre (…) le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule, il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète (…) un pouvoir unique, tutélaire, tout puissant, mais élu par les citoyens.[1] » Certainement, si Tocqueville revenait parmi nous, voici ce qu’il dirait, en une prosopopée plus juste et plus abondante que celle de Fabricius[2], en un réquisitoire sans concession :
« Que sont devenues, Français, notre prospérité et notre liberté ? C’est avec notre consentement électoral et notre servitude volontaire que, sous couvert d’égalité, nous avons plié notre population sous le joug d’une oligarchie de tyrans persuadés d’agir au bénéfice du peuple, d’un état-providence à bout de souffle et perclus de dettes. Ce au service de maintes catégories socioprofessionnelles privilégiées et de divers assistés, sans compter les gaspillages et autres errements budgétaires.
En effet, 56 % du PIB sont consacrés à la dépense publique, quand 52 % de ce même PIB sont des recettes publiques : c’est dépenser plus que ce qui est gagné (plus exactement ponctionné) ; les fondamentaux du calcul en cours moyen sont alors explosés. Quelle belle leçon de gestion et de rigueur !
L’Indice de Liberté Economique de la France est consternant : classé 19ème en 1975 ; aujourd’hui, parmi 185 pays elle est, en 2012, 62ème. Et encore n’osons-nous imaginer 2013… Il est évident que ce n’est pas sans conséquence sur l’emploi et la prospérité, sans compter la corruption et la délinquance.
Les aides publiques aux entreprises passent par environ 6000 dispositifs ; on imagine la surabondance de personnels pour une efficacité douteuse, qui ne profite réellement qu’aux grands groupes, eux-mêmes abondamment ponctionnés pour nourrir les circuits de cette usine à gaz. Etatisme et keynésianisme à tous les étages…
Archi-subventionné, le syndicalisme français, au premier rang desquels l’archéocommuniste CGT, ne sait à peu près que protéger l’improtégeable, concourir eficacement, faute d’adaptation, de travail, de concurrence, d’innovation et de goût d’entreprendre, à la destruction de l’emploi et du tissu industriel. Faute de négocier, sans compter leur mépris de la liberté de travailler lors des grèves, il conduit des entreprises à la faillite, comme le regretté Goodyear d’Amiens. Déjà les dockers, les Nouvelles Messageries de la Presse, pour ne citer que ces structures pétrifiées par la CGT, coulent l’activité économique portuaire et la liberté de la presse en s’arque-boutant sur d’indécents avantages acquis. D’accord en cela avec les gouvernements, otages consentants, qui ne sont que coercition de par les milliers de pages du code du travail, les milliers de normes abusives, les taxation et impositions pléthoriques, qui nous préparent un avenir semblable au présent de la Grèce…
Ainsi, une fiscalité confiscatoire empile l’impôt sur la fortune, celui sur le revenu, des taxes prolixes et variées, étrangle l’entreprise, contribue à l’assèchement des énergies et au flot des fuites de capitaux, quand d’entreprenants Français s’évadent vers les pays aux cieux fiscaux plus cléments. N’est-il pas juste de préférer le paradis fiscal à l’enfer fiscal ? Nos économistes connaissent-ils la courbe de Laffer, qui montre que l’adage « trop d’impôt tue l’impôt », n’est pas un vain mot, que l’augmentation de la fiscalité entraîne immanquablement une baisse des recettes d’un Etat qui s’autodétruit.
L’avalanche de subventions au bénéfice des biocarburants et des énergies éoliennes et photovoltaïque se fait évidemment au détriment du contribuable autant du consommateur puisque ces secteurs sont non rentables, tout cela au service d’une idéologie verte paranoïaque.
Le travail lui-même est invalidé par la lourdeur des charges sociales, par un coût parfois prohibitif (soit 20% de plus qu’au Royaume-Uni), par les inextricables difficultés à licencier si nécessaire, plombant mécaniquement les embauches, dans un contexte international sévère. Quant au profit des entreprises, il est en France deux fois plus faible qu’aux Etats-Unis, qu’en Allemagne, qu’au Royaume-Uni, entraînant un déficit d’investissement. Par voie de conséquence, l’industrie française achète deux fois moins de robots que l’Allemagne, quand le poids de l’industrie est ici deux fois moindre qu’outre-Rhin. Sans compter que le secteur du bâtiment (ne dit-on pas « Quand le bâtiment va, tout va » ?) s’effondre peu à peu…
La dette française dépasse aujourd’hui les 1800 milliards, soit 90 % du PIB, soit près de 27000 euros par habitant, soit des emprunts parfois jusqu’à 65 ans, soit un service exponentiel des intérêts de la dette. Ne parlons pas du déficit budgétaire et de la balance commerciale… Et l’on imagine que de si bons gestionnaires d’actifs et d’inactifs vont à travers une Banque Publique d’Investissement trouver la pierre philosophale de la croissance !
Que dire des inégalités honteuses entre le secteur public qui supprime le jour de carence du salaire pour maladie, alors que le secteur privé en aligne trois au détriment du salarié… Que dire de la marée montante des fonctionnaires embauchés par les collectivités locales, de ceux qui gèrent la perception d’un impôt sur la fortune qui ne rapporte guère plus que ce qu’il coûte à percevoir…
Nombreux sont les secteurs de l’économie sans concurrence, monopoles ou quasi-monopoles, préjudiciables à la liberté de choix, aux vertus de la concurrence, comme l’a prouvé, a contrario et au bénéfice du consommateur, l’arrivée de Free dans la téléphonie mobile, bousculant la troïka Bouygues, Orange, SFR, assise sur les avantages d’un capitalisme de connivence avec l’état. Ainsi SNCF, Gaz et Electricité de France, Sécurité sociale sont des territoires fermés qui retiennent captifs leurs usagers, sans compter leur productivité faible, les avantages souvent indus de leurs salariés, et qui mériteraient d'être privatisés.
A qui appartient le sol ? A son propriétaire public ou privé, bien sûr. Mais le sous-sol ? Exclusivement à l’Etat qui, de fait, contrecarre toute exploitation qui pourrait ne pas être politiquement et vertement correcte, ce dont témoigne l’impossibilité d’imaginer de jouir de notre gaz de schiste, qui, aux Etats-Unis, a permis de réduire considérablement la facture des usagers, de créer des centaines de milliers d’emplois, de redynamiser la production d’énergie et le secteur industriel…
Faut-il rire ou pleurer, lorsque les mosquées sont financées par les collectivités locales, au mépris de la séparation de l’église et de l’état, ce par électoralisme et clientélisme ? Lorsque la viande halal, au mépris de l’humanité envers les animaux, envers la sécurité sanitaire et la laïcité, est une pratique en expansion et que le paravent du modeste scandale de la viande de cheval est agité pour faire croire que le gouvernement veille…
Pour rester dans le domaine de la santé, sans compter les impérities gestionnaires de l’hôpital public et de la Couverture Maladie Universelle, ne faut-il pas pointer l’absurdité d’un numerus clausus qui a été abaissé, ou si peu augmenté, alors que la population augmentait ? Voilà pourquoi les médecins manquent, ces affreux riches exploiteurs de l’insécurité sanitaire du peuple, alors que l’appellation médecine libérale n’est plus qu’une antiphrase.
Pensons alors à nos retraites, là encore verrouillées par le monopole de l’état, sans compter de consentir à un surcoût auprès de complémentaires privées. Outre que la gestion des caisses de retraites ne doit pas être un modèle de productivité, on n’ignore pas que la retraite par répartition est un système de Ponzi qui permet aux premiers de bénéficier de la générosité du système et aux derniers de ramasser les miettes, autrement dit condamné à la faillite, étant donné le papy-boom et l’augmentation de l’espérance de vie. A moins de juguler le chômage et de retarder la retraite à 67 ans comme en Allemagne.
Les emplois « aidés » sont-ils utiles, pompant la richesse produite au détriment de ceux qui, sans cette redistribution coûteuse, auraient pu naître et ne naîtront pas… Pendant que les agitations des ministres du Développement Durable, de l'Economie Sociale et Solidaire et du Redressement Productif, fidèles aux « principes du Novlangue [3]» orwellien, obéissent à la coûteuse impéritie des épouvantails…
Trois décennies de socialisme, sans oublier les traces délétères de la planification gaullienne et du poids des communistes dans l’échiquier politique de l’après-guerre, une contre-culture -plus exactement une sous-culture économique- de l’interventionnisme et de la règlementation étatique, voilà le legs en forme de chaînes et de boulets que notre croissance malade doit porter sur ses frêles épaules..
Quand sangsues et police économiques sont plus efficace que celle des crimes et délits, quand des quartiers entiers voient fleurir la charia, au détriment de la République, ne peut-on admettre que deux tyrannies se donnent la main pour nous opprimer ? »
Pauvre Tocqueville, si tu revenais parmi nous… Voulant assurer l’égalité économique, écrêter les riches pour donner aux pauvres, notre Etat dévore ses enfants et n’en rejette que les os, à force de se dévouer à la justice sociale et redistributive. Voici fleurir, sous nos yeux pour le moins inquiets, pour revenir à notre Tocqueville, « les périls que l’égalité fait courir à l’indépendance humaine[4]. » Même Rousseau, qui s’y connaissait en récriminations contre les inégalités, en répondant d’ailleurs par avance à John Rawls qui certifia, « Même dans le meilleur des cas, la répartition et la vertu ne tendent pas à coïncider[5] », prévenait : « La justice distributive s’opposerait même à cette égalité rigoureuse de l’Etat de Nature (…) C’est en ce sens qu’il faut entendre un passage d’Isocrate dans lequel il loue les premiers Athéniens d’avoir bien su distinguer quelle était la plus avantageuse des deux sortes d’égalités, dont l’une consiste à faire part des mêmes avantages à tous les Citoyens indifféremment, et l’autre à les distribuer selon les mérites de chacun[6] ». C’est alors que la récompense du mérite, du travail, de l’innovation et de l’esprit d’entreprendre serait une richesse, non pas enviée, ni indue, ni furieusement ponctionnée, mais rayonnante de prospérité générale.
Heureusement, bien des créateurs, des entrepreneurs, faute de faire la grève en s’exilant sous des cieux économiquement plus cléments, comme le John Galt d’Ayn Rand[7], résistent. Le potentiel de nos talentueuses grandes, moyennes et petites entreprises reste encore intact si l’on voulait bien leur lâcher la bride, leur faire confiance, au service de leur enrichissement et de notre prospérité retrouvée…
Que faut-il faire ? A peu de choses près, le contraire de ce que font nos gouvernements, et, en ce qu’il semblera, pour beaucoup trop d’entre nous, une impraticable provocation :
Faute de telles indispensables mesures, sommes-nous sans retour aux prises avec un Socialisme National ? Que nous avons à peine la mauvaise foi de lire à l’envers, tant le spectre qui va du Front de Gauche au Front de droite se conjugue dans l’inconnaissance et la haine du libéralisme économique et politique. Notre tyrannie est bien celle présagée par Tocqueville : du Socialisme National consenti au National Socialisme historique, ne reste plus qu’un pas, que l’on se gardera peut-être de franchir, celui de la privation de liberté par des murs de béton, par des lames de sang. La justice distributive postulée par le socialisme est non seulement attentatoire à la liberté, à la propriété et à la dignité, mais contreproductive, appauvrissant ceux qu’elle devait secourir, hors bien sûr les nombreux privilégiés, oligarchies de l’état et des collectivités locales, la clientèle des fonctionnaires et des séides des syndicats, jusqu’à l’écroulement du système, comme tomba, heureusement de façon pacifique, le mur de Berlin. La foi en un Etat, un gouvernement plus à même de juger du bien-fondé et des fins de l’économie au détriment des acteurs économiques eux-mêmes, a de longs jours d’illusion et de peine devant elle. Car, nous prévient Hayek, « aussi longtemps que la croyance à la justice sociale régira l’action politique, le processus doit se rapprocher de plus en plus d’un système totalitaire[8] ».
Ecoutons, après Tocqueville et Hayek, Adam Smith : « Dans un Etat bien régi où l’on a bridé le gaspillage des gens improductifs apparaît inévitablement une prospérité générale sensible jusque dans les catégories les plus basses de la population. Elle se forme obligatoirement si les gouvernements se conforment à l’idée de ne pas entraver le grand métier à tisser et la main invisible qui l’actionne.[9] »
Notre déclin s’achèvera-t-il dans une pauvreté hébétée, dans une guérilla urbaine de classes, dans une guerre urbaine entre communautés laïques et poches de charia fanatiques ? A moins qu’un sursaut salutaire, une Margareth Thatcher providentielle jaillisse tout intellectuellement armée des urnes… Il nous reste, plutôt que de vainement l’attendre, à la penser.
Catedral de Caceres, Extremadura. Photo : T. Guinhut.
De l’origine et de la rédemption du mal :
théologie, neurologie et politique.
Marchant sur les glaces ensanglantées, Dante n’aurais pas écrit La Divine Comédie, son Enfer, son Purgatoire, son Paradis, si le mal n’existait pas. Péché originel voulu par Dieu, par Satan, par le libre arbitre ou la condition neurologique ? C’est dans la sécurité de la bibliothèque que nous oserons agiter l’origine du mal et son éventuelle rédemption jusque dans le shaker politique, si tant est que nous saurons mieux faire que mal penser le mal…
Dès le jardin d’Eden, cette nostalgie du bien originel pur et placentaire, c’est la libido sciendi qui assure le nom du péché originel, permettant ainsi l’éjection extra-utérine de l’accouchement de ceux qui « connaissent le bien et le mal[1] ». Orgueil, Envie, Colère sont à la source du premier crime, celui de Caïn tuant son frère, après avoir accumulé les pertes de son investissement affectif en Dieu et les avoir investies dans une « forme bancaire de la colère[2] ». Plus loin, dans la Bible, le parangon du mal est Judas, au point que parmi les « Traître envers leurs Bienfaiteurs », il soit logé au dernier rang de l’Enfer de Dante, dans la « gueule » du Diable : « Cette âme qui là-haut subit (…) le pire supplice est Judas Iscariote, tête dedans, jambes qui se démènent [3]». Selon Juan Asensio, Judas est le « Christ noir », le seul « qui a osé[4]» la révolte contre le verbe incarné et ainsi commettre le mal suprême contre le Christ, quoiqu’il fût nécessaire à la résurrection et à l’assomption, traître prévisible et accepté par ce dernier, donc par Dieu. A moins que seulement inspiré par le Diable…
Ainsi Norman Mailer va jusqu’à imaginer de manière simpliste l’hypothèse selon laquelle le père et la mère d’Hitler auraient fait l’amour en compagnie du Malin[5]. Le romancier reprenant alors à son insu la thèse de Kant qui postule « le mal radical inné dans la nature humaine[6] ».
Que le Diable inflige à ses créatures et séides l’Enfer, soit ! Mais Dieu ? Les pires péchés capitaux, envie et colère, sont-ils in nucleo dans le Dieu originaire, capable d’être un Père intraitable qui punit l’humanité par le déluge et par Sodome et Gomorrhe, ou dans le seul libre arbitre humain, laissé à sa discrétion par son créateur ? « quand le péché est incontestablement nôtre, qu’on ne peut vraiment pas le rejeter sur autrui, nous trouvons toujours de bonnes raisons pour nous décharger de la part la plus odieuse. C’est tantôt le Destin et le Déterminisme, tantôt la tyrannie de l’Instinct et de l’Inconscient ; et, plus souvent encore -non point seulement parmi les croyants- ce sont les machinations de Satan[7]. » Au même titre que Dieu, la grand fiction du Diable tente d’expliquer l’inexplicable, partage le bien et le mal, procure une direction morale, voire un sens à la vie… De plus, Satan, en tant que construction mythique et chose mentale, participe de la dynamique du bouc émissaire. Le tentateur, en son omnipotence digne du manichéisme de la religion de Mani, est injustement plus coupable que le tenté qui croit ainsi se déshabiller du mal qu’il a pourtant sous sa peau. En même temps, le Diable n’est-il pas « le libérateur du mal [8]» lorsqu’il permet de projeter en lui ce qui est en nous et ainsi le figurer, le connaître et le combattre ? Qui sait s’il redeviendra l’ange Lucifer ? C’est à l’homme pourtant que revient la responsabilité de cette hypothèse.
On a pu arguer que les camps nazis et communistes étaient un enfer que ni Lucifer ni Dante n’avaient imaginé, et qu’au-delà de Dieu seul l’homme en fut capable, y compris avec le secours de la quotidienneté sans remords du mal qui trouve à se justifier dans un bien supérieur, la race, l’état, l’égalité des classes.. Ce en quoi, s’opposant à Kant, Hannah Arendt tire la conclusion suivante : « la leçon que nous a apprise cette longue étude sur la méchanceté humaine -la leçon de la terrible, de l’indicible, de l’impensable de la banalité du mal[9]. » Le mal satanique est une responsabilité de l’homme, moins de par une origine métaphysique que dans son innéité et sa quotidienneté tranquilles.
Pour reprendre les lectures mythiques, et retrouver l’impensable continuité du mal, il faudrait aller lire du côté de Lovecraft, dont les romans[10] et nouvelles fantastiques le voient resurgir de sa préexistence à toute religion humaine, à toute créature anthropomorphe, sous forme de dieux anciens terribles, flasques, putrides et noirs comme des poulpes, figurant une innéité absolue du mal, à l’échelle de l’univers et de son infra-univers, et qui ne serait que provisoirement en recul pendant l’Histoire de l’humanité telle que nous la connaissons…
Comment alors justifier ce mal imparable ? La Théodicée de Leibniz va jusqu’à concilier la justice divine avec la méchanceté du monde. Le mal aurait une raison d’être théologico-philosophique dans l’équilibre cosmique du démiurge. Scandale ? Ou véracité nécessaire de la condition humaine ? Mais que penser de l’inégale distribution du mal, qui n’effleure que par pincées nombre d’individus aux vies longues et globalement heureuses, quand une jeune fille juive, soudanaise ou congolaise doit servir d’esclave sexuelle à quelque sadique tortionnaire issu de la nécessité de l’hormone mâle ou de l’histoire… Nul doute que la compréhension de cette nécessité, qui devrait aboutir à un plus grand bien, échappe à la capacité petitement humaine, même si elle est celle du libre arbitre et de l’entendement faillible. A moins que cela suffise à éradiquer toute possibilité d’existence de quelque dieu que ce soit, justifiant l’athéisme, sauf s’il s’agit plus de Baal et de ses sacrifices humains que du Christ…
Pourtant, Spinoza refusait l’idée selon laquelle le mal exprimerait une essence : « si vous pouviez démontrer que le mal, l’erreur, les crimes, etc., expriment une essence, je vous accorderais que Dieu est cause des crimes, du mal, de l’erreur, etc[11]. » Pour lui, le mal ne serait qu’une interprétation humaine dans un monde en soi parfait, préfigurant ainsi Nietzsche qui dépasse l’illusion morale pour trouver la dimension tragique du gai savoir.
Y-a-t-il ainsi un horizon, une rédemption, du bien dans le mal ? Est-il à l’œuvre dans l’esprit de l’histoire cher à Hegel ? « La théodicée consiste à rendre intelligible la présence du mal face à la puissance absolue de la raison », affirme-t-il, continuant ainsi : « La raison ne peut pas s’éterniser auprès des blessures infligées aux individus, car les buts particuliers se perdent dans le but universel[12]. » Piètre consolation, lorsque le mal ne prétend être qu’une irrationnalité passagère parmi le développement humain. Faudrait-il alors croire qu’Auschwitz et la Kolyma, que le logaï et la fanatique charia ont enrayé définitivement le processus ? Le mal, ce négatif de la durée anthropologique et métaphysique, sera-t-il vaincu en son déterminisme naturel, jusqu’à devoir être maîtrisé par la raison, ce bien supérieur ? Ces théories de Leibniz (moquée par Voltaire dans son Candide) et d’Hegel restent aussi fumeuses que les cheminées de sinistre mémoire de Buchenwald, où œuvrèrent successivement nazis et communistes, au-dessus de la Weimar de Goethe et de Schiller… Le mal totalitaire et socialiste, qu’il soit nazi ou communiste, parut alors ne plus être un accident de l’histoire, mais une téléologie de l’humanité, au contraire d’un chemin pavé d’anges.
Dante : L'Enfer, illustré par Gustave Doré, Hachette, 1891.
Photo : T. Guinhut.
Si comme Borges nous pensons que la religion, quelque qu’elle soit, correspond à cette image : « la métaphysique est une branche de la littérature fantastique[13] », il est évident qu’il faut ailleurs chercher l’origine du mal, principe anthropologique, résultat historique ou constitution neurologique…
Ainsi Hobbes penche sans barguigner pour un mal chevillé à la nature humaine (« La volonté de nuire en l’état de nature est aussi en tous les hommes[14]. ») quand Rousseau a cru que l’on pouvait « rendre un homme méchant en le rendant sociable[15] ». La mal est pour ce dernier le résultat du développement de la société : « Les hommes sont méchants ; une triste et continuelle expérience dispense de la preuve ; cependant l’homme est naturellement bon, je crois l’avoir démontré ; qu’est-ce donc qui peut l’avoir dépravé à ce point sinon les changements survenus dans sa constitution, les progrès qu’il a faits, et les connaissances qu’il a acquises[16]. » La société corruptrice de la bonté originelle a bon dos, ce qui témoigne d’une argumentation spécieuse, sinon d’un syllogisme incohérent. On sait le développement marxiste, châtiant la culpabilité de la société par la révolution, qu’eut cette illusion, bien que l’auteur de La Nouvelle Héloïse ne l’eût certes pas approuvé. Hobbes, postulant la nécessité de l’Etat-Léviathan, dont l’organisation tend à protéger l’homme loup de l’homme loup, l’avait prévenu : « l’état naturel des hommes, avant qu’ils eussent formé des sociétés, était une guerre perpétuelle, mais non seulement cela, mais une guerre de tous contre tous[17] ». Ce que confirment les peuplades de bons sauvages de l’Amazone qui surent éradiquer par leurs guerres tribales un pourcentage de leur jeunesse que le XX° siècle n’atteint pas. Même si nous devons craindre autant le risque totalitaire dans le Léviathan de Hobbes que dans la volonté générale du Contrat social de Rousseau, seul un état régalien pourra pacifier les mœurs, armé du bras répressif d’une police et d’une justice destinées à juguler le mal tout en restant au service des libertés du bien. Au-delà de ces deux auteurs, nous devons plutôt penser que le bien et le mal sont autant répartis dans la nature humaine, ne serait-ce qu’en regardant le tableau de l’Histoire et l’état somme toute relativement satisfaisant, quoique bien perfectible, de nos sociétés. Il s’agit alors de constater qu’une civilisation policée, libérale et tolérante, mise au service de la création de richesses (quelles soient matérielles, intellectuelles et affectives) rend de moins en moins nécessaire le recours au mal et de plus en plus payant de recourir au bien.
Hélas, une société laxiste qui aurait honte de réprimer le mal au nom de ce que ses détracteurs qualifient de valeurs ethnocentrées, postcolonialistes et capitalistes, selon que ce mal soit d’origine naturelle, selon que l’on puisse en attribuer les causes à une population immigrée ou à une dérive sociale, verrait et voit sourdre ces dangereux humains, trop humains, qui comptent « vivre uniquement au détriment de l’espèce, c’est à dire de façon déraisonnable, mauvaise[18] », évoqués par Nietzsche : « Là ils jouissent de l’affranchissement de toute contrainte sociale, ils se libèrent comme dans une jungle de la tension qui résulte de leur long emprisonnement, dans la séquestration dans la paix de la communauté, ils retournent à l’innocence du fauve, comme des monstres triomphants venus peut-être d’une suite abominable de meurtres, d’incendies, de viols et de tortures, l’âme sereine et exubérante[19] ». Ce à quoi le même Nietzsche, remettant en question cette nécessité selon laquelle « le sens de toute culture est d’extraire de l’homme-fauve un animal apprivoisé et civilisé », ne parait pas considérer que l’on doive devenir un homme civilisé, sinon comme « homme apprivoisé, irrémédiablement médiocre et désolant [qui] a appris à se considérer comme but et fin, comme sens de l’histoire, comme homme supérieur », signant ainsi sa nostalgie inquiétante des « races aristocratiques[20] », quoiqu’il s’agisse avant tout de supériorité intellectuelle et d’aristocratie de l’esprit, ce « fier savoir du privilège extraordinaire de la responsabilité, la connaissance de cette rare liberté, de cet empire sur lui-même et sur le destin[21] ». Nous aimerions alors que ces vertus tiennent leurs promesses dans le cadre de l’horizon de la démocratie libérale, comme le postule Fukuyama[22].
Ainsi, le mal doit pouvoir être un mensonge contre la nature humaine, même si le Marquis de Sade en loue « La vérité » dans ses vers : « Il n’est rien de sacré : tout dans cet univers / Doit plier sous le joug de nos fougueux travers[23]. » De fait, celui qui entraîna la création du mot « sadisme » en appelle, au moyen de son personnage de Dolmancé, à « la nature qui, pour le parfait maintien des lois de son équilibre, a tantôt besoin de vices et tantôt besoin de vertus. (…) Les crimes sont impossibles à l’homme. La nature, en lui inculquant l’irrésistible besoin d’en commettre, sut prudemment éloigner d’eux les actions qui pouvaient déranger ses lois. (…) Je ne mange jamais mieux, je ne dors jamais plus en paix que quand je me suis suffisamment souillés dans le jour de ce que les sots appellent des crimes[24] ». C’est sur ses derniers mots que s’achève La Philosophie dans le boudoir. Ce « principe naturel et zoologique de la cruauté, du faire-mal, du faire-souffrir pour se rappeler[25] », cet égoïsme de la jouissance ne s’embarrassent évidemment pas de la liberté d’autrui…
Pire, si possible, Les Cent journées de Sodome ne sont plus seulement celles du fantasme sadien mais celles de Pasolini au crépuscule du nazisme, dont l’ennemi héréditaire, le Juif, est à la fois le mal et la victime rituelle et banale du mal. Peut-être est-ce à entendre dans cette « Absence de remords » chantée par l’auteur de la littérature et le mal, Georges Bataille : « J’ai de la merde dans les yeux / J’ai de la merde dans le cœur / Dieu s’écoule /rit / rayonne (…) et mon crime est une amie / aux lèvres de fine[26] ». A ce compte-là, selon Derrida, « si la culpabilité est à jamais originaire (…) le pardon, la rédemption, l’expiation resteront à jamais impossibles[27] ».
En les embûches de notre recherche de l’origine du mal, la neurologie peut alors nous être d’un grand secours conceptuel. Le cas de Phinéas Gage est emblématique : cet homme reçut au XIX° une barre de fer au travers du crâne et survécut. Mais en ayant perdu son empathie, ses affect, son équilibre, ses vertus : « Cette histoire m’a hantée par ce qu’elle suggérait d’affreux : la vie morale peut être réduite à un bout de chair cérébrale[28] », constate Siri Hustvedt. Pourtant n’y a-t-il pas, selon les individus, des zones plus ou moins actives, plus ou moins irriguées, ou inhibées, de l’agressivité comme de l’empathie, nécessaires à la polyvalence anthropique, à l’équilibre et au développement de l’être humain, sans compter ces fluides hormonaux qui parcourent nos viscères et connexions neuronales ? Si oui, nous sommes plus ou moins doués de capacité au bien et mal, comme munis de zones morales et amorales. La testostérone, produite au niveau des testicules, des ovaires et de la zone cortico-surrénale, quoique indispensable dans le cadre d’une activité concurrentielle et émulatrice socialement acceptable, n’est-elle pas plus virulente lorsqu’elle est masculine, ce dont témoigne la surreprésentation des jeunes hommes de seize à trente ans dans les prisons… Le mal, si l’on pense qu’il se produit deux-cents viols par jour en France[29], serait alors une biochimie qu’il pourrait être judicieux, tentant, voire dangereux de corriger, (par le moyen d’une thérapie chimique, ou carcérale, ou éducative ?) de canaliser au service de l’humaine humanité, ou d’un politiquement correct totalitaire…
Ne sommes-nous alors qu’un « homme neuronal[30] », dont le psychisme n’est qu’une émanation biologique, comme la digestion est le produit de l’estomac ? L’immortalité de l’âme et la métaphysique du bien et du mal semblent alors de nuageuses fictions compensatoires. Que nous soyons munis dans nos corps et dans nos cerveaux de zones saupoudrées de mal et de bien, voilà pourtant qui n’efface guère la nécessité de la moralité et de la responsabilité individuelle. Au contraire, en conscience de ce patrimoine cervical et du concours de l’éducation, la connaissance de soi nous donnera plus d’outils pour canaliser le mal vers le bien, même si la frontière entre les deux peut-être poreuse, culturelle et discutable, mais là encore bornée par la liberté d’autrui.
Outre une rédemption neuropsychiatrique du mal, peut-on envisager une rédemption politique du mal ? Le Prince de Machiavel ne répugne pas à user du mal dictatorial au service d’un gouvernement des vertus, ce que confirme Raymond Aron : « Il est clair que Machiavel ne recommande pas les tyrannies et fait l’éloge de la liberté romaine. Mais il reconnait la nécessité des législateurs, des dictateurs, voire des princes absolus, lorsque les peuples corrompus sont indignes et incapables de liberté[31] ». Cette dernière étant le bien à restaurer au moyen d’un mal transitoire.
De même, Nietzsche peut postuler un mal pour un bien : « Le nouveau est dans tous les cas le Mal en tant que ce qui veut conquérir, fouler aux pieds les anciennes frontières et les anciennes piétés (…) Mais à la fin tel champ ne rapporte plus et sans cesse il faut que la charrue du Mal vienne le remuer de nouveau[32]. » En ce sens le bien et le mal ne sont que d’historiques vues de l’esprit au regard des nécessités de l’évolution de l’humanité, là où Nietzsche ne dépasse Leibhiz et Hegel qu’au nom de l’acceptation du tragique, ce qui en fait son « gai savoir » ; au bout duquel « Le poison dont meurt une nature plus faible est un fortifiant pour le fort[33] », ce en une sorte de cruauté qu’il est peu aisé de pardonner.
Une rédemption du mal… Est-ce possible ? Seulement s’il consent à une métamorphose anthropologique et éthique. Il s’agit alors de transmuer ce qui était la nécessité de la testostérone et de l’agressivité dans le contexte d’un environnement naturel violent en la nécessité du compromis et de la courtoisie en une société civilisée. Passer de la volonté d’ingérence, de domination, de séquestration et d’élimination de l’autre par la violence innée, à la décision du respect et de la tolérance au moyen d’une liberté réciproque cultivée, où nous sommes d’autant plus libres que les autres le sont… Là où la liberté n’a plus besoin de la violence et du mal pour s’assumer, là où bien d’autres plaisirs figurant le mal peuvent remplacer ceux du mal, ce qu’à bien compris la tragédie grecque. Comme le sport et son spectacle peuvent remplacer, hélas seulement en partie, les délices des jeux de gladiateurs sanglants.
En conséquence, si le christianisme avait permis une ritualisation du mal dans le spectacle de la crucifixion, il reste une mission à l’art, qu’il s’agisse des littératures, de la peinture, de la musique (tel Le Sacre du printemps de Stravinsky), des séries télévisées, voire des jeux vidéo, celle de pouvoir assumer cette ritualisation et esthétisation de la barbarie, cette échappatoire de l’instinct de mal et cette catharsis…
S’il faut n’en pas croire Rousseau, ce n’est guère la société qui est responsable de la perversion des hommes, mais, outre un atavisme de chasseur des savanes, usant de la testostérone et de la nécessité de la violence au service de la recherche des gibiers et des femelles, c’est l’inégale répartition du bien et du mal dans leur nature neuronale qui est la source de leurs inégalités. Pensons également à l’inégale répartition du Quotient Intellectuel et du Quotient Affectif que l’éducation contribue hélas trop peu à augmenter, qui sont à l’origine de l’inégalité d’accès aux richesses, ce qui n’empêche d’ailleurs pas la nécessité morale et rationnelle d’un égal accès sociétal à l’éducation, et de permettre libéralement que chaque mérite soit récompensé par le succès.
Il est alors contreproductif d’offrir une prime, comme une sorte de discrimination positive, au mal, celui du délinquant et du criminel, forcément victime et en ce sens digne de toutes les attentions, en l’excusant grâce au secours de l’argument spécieux selon lequel c’est la société -bien entendu capitaliste, selon le préjugé façonné par une Envie grégaire et une passion pour la domination sociale- qui est responsable de son mal agir et de son inappétence au bien.
A un moindre degré, quoique douloureusement éclairant, notons comme c’est « cool », parmi nombre de nos élèves, d’afficher médiocrité rebelle et grossièreté, là encore grégaires, et de stigmatiser les « intellos », mais aussi le raffinement des « pédés », preuve que le mal -ou sa singerie- bénéficie d’un plus grand prestige que le bien. Satan est, c’est bien connu, plus pittoresque et excitant que l’ange, et surtout plus facile et apparemment plus grandiose à imiter : un instinct et un instant de barbarie suffisent à détruire, quand des heures, des années, une vie, sont nécessaires pour construire une œuvre d’amitié, d’amour, de technique ou d’art. Ce que le Goetz de Sartre confirme ainsi : « A moi, ma méchanceté : viens me rendre léger ![34] » En ce sens, le Discours sur les sciences et les arts de Rousseau, reprochant injustement à ces derniers de ne pas contribuer à la vertu est une dangereuse voie vers l’obscurantisme, bien que son auteur appartienne, par la voie de l’indispensable Contrat social, aux Lumières. Ces Lumières dont le raisonnement, l’application aux sciences et aux arts, la tolérance libérale aux libertés des mœurs et de l'économie sont des actions individuelles et politiques contre le mal. Est-ce ainsi que Jankélévitch plus optimiste, idéaliste, que la « fin de l’histoire » de Fukuyama, assure que l’humanité est destinée à atteindre sa perfection ?
Sans compter le mal infligé aux animaux dont nous nous nourrissons, nous n’avons qu’effleuré la violence collective, le mal et la masse politique qui assurent une impunité à leurs factieux et séides, au nom d’idéologies sociales, raciales, théocratiques qui portent le masque du bien. En ces couvaisons de l’horreur, la ferveur de la certitude, la virulence de la libido dominandi assurée de sa main-mise absolue sur autrui sont les bras armés autant de la jouissance que de la conscience tranquille du bien, en un retournement paradoxal et pervers ; ainsi de Staline : « Choisir la victime, préparer soigneusement le coup à donner, assouvir inexorablement sa soif de vengeance, et puis aller dormir…[35] » La descendance de Caïn, cet homme neuronal du mal, ce pouvoir bientôt discipliné de la haine au moyen de la foi déicide, de la manipulation des masses et des concepts de justice sociale, au sein de sectes fondamentalistes géantes anti-libérales, ce que Sloterdijk appelle avec ironie le « Marx de l’islamisme[36] », a essaimé depuis trop longtemps dans le champ politique. Jusqu’à quelle rédemption, quel juste apaisement ? Malgré notre pessimisme hérité du XX° siècle, il faut avec conviction imaginer, en rempart contre le mal, comme Fukuyama, « que la démocratie libérale pourrait bien constituer le point final de l’évolution idéologique de l’humanité et la forme finale de tout gouvernement humain[37] ».
Discours politiques sur la I. Décade de Tite-Live, Henry Desbordes, 1701.
Photo : T. Guinhut.
Actualités de Machiavel :
Le Prince d'un nouveau monde politique.
Machiavel : Le Prince,
traduit de l’italien par Jacqueline Risset, présenté par Patrick Boucheron,
illustrations choisies et commentées par Antonelle Fenech Kroke,
Nouveau Monde éditions, 224 p, 49 €.
Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini : Machiavel. Une vie en guerre,
Passés / composés, 2020, 616 p, 27 €.
Machiavélique… Machiavel a le trouble honneur d’être le seul philosophe politique de bénéficier, par antonomase, d’un adjectif d’emploi courant qui pourtant travestit sa pensée. Il n’est évidemment pas une sorte de sadique retors dans l’art du pire gouvernement. La parution d’une nouvelle et splendide édition de son œuvre maîtresse, Le Prince, vient à point nommé pour examiner l’actualité de son temps, son balancement entre tyrannie et liberté, mais aussi pour avoir l’indécence de s’interroger : y-a-t-il aujourd’hui une actualité de Machiavel ? Car ce Prince d'un nouveau monde politique nous parle, pour peu que l'on veuille bien le lire.
A l’aube du XVI° siècle, en 1513, naquit ce traité, à l’intention de Laurent le Magnifique. Répondant à l’universelle interrogation du politicien : comment parvenir au pouvoir, et surtout comment le conserver ? Parmi les convulsions de l’Italie, de ses principautés, entre les intrigues du pouvoir papal et les tentatives hégémoniques françaises ou germaniques, la cité de Florence compta un secrétaire et diplomate fort actif et cependant peu récompensé, puisqu’à l’occasion de la victoire des Français qui rétablirent les Médicis aux dépens de la florentina libertas, il fut emprisonné et torturé : Nicolo Machiavelli (1469-1527). Son œuvre emblématique (il écrivit également un Art de la guerre[1]), explosive pour la morale, mise à l’index par la Papauté en 1559, a été mille fois rééditée, traduite, mais rarement comme par les Editions du Nouveau monde. C’est grâce à une somptueuse iconographie, convoquant toutes les ressources de la peinture (Titien, Bronzino, Léonard de Vinci…), de l’allégorie et des antiques, de la sculpture et de la bibliophilie que l’on découvre les acteurs de la Renaissance italienne ; mais aussi avec le concours d’une introduction circonstanciée, qui nous éclaire sur les réceptions ultérieures du Florentin, et de têtes de chapitres aussi claires que pédagogiques.
De ses activités de négociateur au cœur de l’action politique, Machiavel tira une philosophie toute nouvelle, s’appuyant à la fois sur les ambitions et les guerres de son temps et sur la lecture des historiens romains, dans la tradition humaniste. Il serait alors vain de lire Le Prince sans le secours des Discours sur la première décade de Tite Live[2]. En ce sens, la philosophie politique ne siège pas dans les nuages, entre universaux moraux et utopies, mais sur le terrain de la réalité contemporaine, autant que dans les réservoirs de témoignages de l’Histoire : « il m’a paru convenable d’aller tout droit à la vérité effective de la chose plutôt qu’à l’imagination qu’on s’en fait », prévient-il au seuil du fameux chapitre XV. Voilà qui pose « le primat de l’observation sur l’éthique[3] ». Voyant l’Histoire s’agiter avec bruit et fureur autour de lui, cherchant moins une solution à l’établissement de l’autorité du Prince que son maintien en faveur de la prospérité de l’état et des libertés civiles, il fait de son manuel une machine de guerre : « Aussi est-il nécessaire à un prince, s’il veut se maintenir, d’apprendre à pouvoir ne pas être bon, et d’en user et de n’en pas user selon la nécessité » (…) « car tout bien considéré, il pourra trouver une chose qui parait une vertu, et la suivre serait sa ruine ; et une autre qui parait un vice, et, s’il la suit, il en naitra son bien et sa sécurité » (chap XV).
Quoique jusqu’à lui si peu avouée en tant que principe politique légitime, la soumission des moyens, légaux, moraux ou non, aux fins est une caractéristique bien connue. Notons cependant que les fins, ne pouvant être connues, « il ne saurait exister pour lui de modèles préétablis orientant les conduites humaines » (pour reprendre le préfacier). Machiavel n’est pas platonicien, il s’agit seulement pour lui d’accorder la vertu et la fortune… On connait également les nécessités de ne plus compter sur les mercenaires payés, mais sur les propres armées de l’état, et d’être craint plutôt qu’aimé. Ce pourquoi ce penseur choqua et mérita d’être caricaturé par l’adjectif qui se repaît de l’accuser.
Le Prince, quoique parfois erratique, certainement complexe au regard de notre modestie, n’est pas un texte désorganisé : il pense d’abord les types de principats, ensuite les exigences militaires, puis les vertus princières utiles à l’état, enfin le plaidoyer pour l’Italie menacée par ses voisins… Ses préceptes raisonnables et polémiques en vingt-six chapitres sont au service de tout apprenti et professionnel du pouvoir…
Est-ce à dire qu’il serait le théoricien exclusif de la tyrannie, comme le préjugé commun pourrait l’imaginer, et comme la lecture de ces principes policiers semble l’indiquer ? A moins que cette machiavélienne main tyrannique n’ait pour but que la liberté des citoyens : « celui qui devient prince grâce à la faveur doit conserver son amitié. Ce qui lui sera facile, puisque tout ce que le peuple demande est de ne pas être opprimé » (chap IX).
Cet attachement du Florentin à la liberté a bien été entendu par les penseurs libéraux : « Le fondement de la morale est immoral ; le fondement de la légitimité est l’illégitimité ou la révolution ; le fondement de la liberté est la tyrannie[4] », ainsi Léo Strauss synthétise-t-il la pensée de ce maître de l’art politique qui eut pour descendant Hobbes, fondateur de la souveraineté de l’état Léviathan, mais aussi un Rousseau peut-être trop enthousiaste, en son aura de sectateur de la volonté générale : « en feignant de donner des leçons aux Rois, il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des Républicains.[5] » De plus, nous rappelle le préfacier Patrick Boucheron, non sans pertinence, « Machiavel a écrit un livre intitulé De Principatibus, et qui portait avant tout sur les états de ce temps » ; donc portant pas seulement sur la destinée du détenteur du pouvoir, mais sur celle de l’Etat. Cet art du gouvernement n’est évidemment pas au service d’un monde d’anges roses, mais confronté aux pires conditions de l’humanité méchante. Ainsi, le jeu vidéo Assassin’s Creed propose aujourd’hui un Machiavel virtuel et cynique dont la mission est de veiller à la préservation du libre-arbitre de l’humanité, noble mission s’il en est. Laissons penser Raymond Aron : « Il est clair que Machiavel ne recommande pas les tyrannies et fait l’éloge de la liberté romaine. Mais il reconnait la nécessité des législateurs, des dictateurs, voire des princes absolus, lorsque les peuples corrompus sont indignes et incapables de liberté[6] ». Concluons sur ce point avec Machiavel lui-même (chap XXVI), citant Pétrarque : « Vertu contre fureur prendra les armes ».
Certes, l’usage de ce manuel, qui n’est pas l’apanage des enfants de chœur de l’abbaye des oiseaux, peut être lu et utilisé par de moins sages mains, ce dont témoigne, en 1924, la préface qu’en donna Mussolini, en une ode au fascisme (mais aussi Berlusconi en 1992 !). Le lirons-nous comme le manuel de la main de fer du pouvoir ? Il y bien des préceptes qui permettent l’établissement solide d’une tyrannie. Nombreux sont ceux qui ont associé Machiavel aux procédés infects qui ont permis l’accession au pouvoir et à l’hégémonie meurtrière, traîtresse, des totalitarismes, aux mains de Lénine, d’Hitler, et bien d’autres… Raymond Aron s’interrogea par exemple sur une familiarité de Machiavel avec Marx lorsqu’il imagina le concept du « parti-Prince collectif[7] », non seulement immoral mais machiavélique au sens courant du terme. Il suffit alors de penser aux procès de Moscou…
Non ; à celui qui préférait, dans ses Discours, les républiques aux monarchies, il faut réserver une lecture des libertés. Ce prince n’est pas l’homme providentiel, mais celui qui, envers et contre tout, devra et saura maintenir les rênes d’une démocratie des libertés. Difficile fil du rasoir, me direz-vous, si une constitution manque à cet égard de prudence. Que souhaiter alors à la postérité de Machiavel ? Que les moyens tyranniques du Prince, au-delà des fachocommunismes et des démocraties corrompues, soient, seulement s’il est hélas absolument nécessaire, au service d’Etats garants des libertés économiques et intellectuelles des citoyens.
Reste-t-il une actualité de Machiavel qui soit loisible aujourd’hui ? Il faut se pencher avec humilité sur les tares de notre temps. Quand les grands ne sont plus détenteurs de la vertu, quand ils ne sont pas ni Churchill, ni De Gaulle, ni Margaret Thatcher, ni Angela Merkel, quand le peuple leur réclame plus de corporatisme protégé, de prodigalité dépensière en creusant la dette des générations, où gît la vertu politique sinon dans les décombres de l’avenir ? Faut-il appeler un nouveau Machiavel pour descendre des nuages conceptuels du socialisme, pour prendre effet de l’état du pays et de sa tyrannie socialiste corrompue et restaurer avec vigueur une juste et avare gestion, une démocratie réellement libérale… Il faut bien une Dame de fer pour se délier des fers socialistes. Il est sûr alors que le Prince sera plus craint qu’aimé, en particulier de ceux, syndicats, assistés, hauts et bas fonctionnaires et affidés des médias, qui devront céder de leurs avantages indus, de leur ponction fiscale et législative permanente aux dépens des libertés et prospérités des citoyens… Relisons le chapitre XVI, sur la prodigalité et l’avarice, « De libéralité et parcimonie » et méditons le au regard de nos princes français, présents et des trois dernières décennies (tout entendant le mot « libéral » au sens premier de généreux) : « il y a plus de sagesse à garder le nom de ladre, qui engendre une infamie sans haine, qu’à se mettre dans la nécessité, pour vouloir le renom de prince libéral, d’encourir le nom de rapace, qui engendre une infamie accompagnée de haine ». Et que penser d’un prince républicain qui croit user d’un hypocrite art de la guerre extérieure pour raviver une popularité exsangue…
Comme le montre la biographie fouillée de Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Machiavel ne peut se concevoir sans son actualité, celle du XVI° siècle. Une Italie en guerre perpétuelle l’entoure, le menace. L’Espagne et la France tentent de tailler en pièces l’Italie et se partagent des zones d’influence, jusqu’à ce que la bataille de Pavie se révèle en 1725 une belle catastrophe pour les Français, et jusqu’à l’impensable : le « sac de Rome », pardes troupes espagnoles, italiennes et des lansquenets luthériens au service de l'empereur Charles Quint, commandées par Charles III de Bourbon, le 6 mai 1527, soit deux mois avant la mort de l’auteur du Prince. Les conflits deviennent en ce siècle de plus en plus rapides, brutaux et meurtriers, ce qui exige de les repenser, d’où L’Art de la guerre de notre observateur avisé, qui s’élève contre la pratique de la soldatesque payée par telle ou telle faction. Notre philosophe républicain est aux premières loges : légat florentin en France, puis auprès de César Borgia, de l’empereur d’Allemagne, ses missions sont souvent décevantes, sauf auprès des Médicis qui l’engagent à écrire « les annales et chroniques florentines ». Ce qui lui vaut de mériter le titre de « Citoyen & secrétaire de Florence ». Avoir été révoqué, condamné, emprisonné, ensuite honoré, et une certaine amertume devant les aléas de l’Histoire ne l’empêchèrent en rien d’atteindre cette hauteur intellectuelle qui le conduisit à écrire Le Prince, qui tient beaucoup moins de la théorie d’une politique idéale que d’un réel et nécessaire pragmatisme. Ainsi le voici pratiquant « l’écriture comme combat », relisant, réinterprétant l’Histoire romaine « révélatrice de l’histoire florentine », tout en sachant pertinemment qu’« aimer la paix et savoir faire la guerre » est la seule alternative qui vaille. Sans oublier que Machiavel est également poète et dramaturge, que son rire est aussi politique que carnavalesque, animant sa comédie La Mandragore.
Cette biographie, prodigieusement informée, puisant à de nombreuses sources, y compris la correspondance peu connue, et nonobstant la complexité stratégique et diplomatique du temps, se lit comme un roman d’aventure aux péripéties, complots, renversements de situations nombreux, celui d’un « combattant pour la liberté de l’Italie ».
Décidément les traductions précises et élégantes de Jacqueline Risset, ici respectant la vivacité d’un Prince parfois elliptique et fait de ruptures, lapidaire et rapide, ont l’insigne honneur de figurer en de beaux livres d’art. Songeons que sa lecture de La Divine comédie[8] de Dante eut le bonheur d’être illustrée par les hallucinantes aquarelles de Miquel Barcelo[9]. Souhaitons qu’aux plus beaux frontons des œuvres emblématiques de la pensée italienne elle ait de nouveau l’occasion de s’illustrer tout en étant bellement illustrée. L’union de l’art et de la pensée politique ne doit-elle pas nous protéger de la tyrannie et de la barbarie…
Eugène Sue : Les Sept péchés capitaux, Marpon & Flammarion, 1881.
Photo : T. Guinhut.
Eloge des péchés capitaux du capitalisme.
Un spectre hante la planète : c’est le spectre du capitalisme. Pour le traquer, toutes les puissances des sophismes, de l’envie et de l’utopie se sont liguées en une sainte chasse à courre[1]. Que ses péchés, depuis l’aube de l’humanité, sont nombreux, conspués par Karl Marx, pires que ceux des Sept péchés capitaux peints par son contemporain, romancier et feuilletoniste Eugène Sue, qui commença de les publier en 1848, l’année du Manifeste communiste… Avare oppresseur coléreux, paresseux spéculateur et orgueilleux bâtisseur avant d’être le gourmand qui dévore la planète, le capitalisme mérite-il cet opprobre ? A moins de plaider sa juste cause au point de le réhabiliter… En effet, quoi d’autre, sinon le capitalisme libéral, a su largement améliorer le sort de l’humanité et saura l’améliorer encore ? Ce ne sont pas les systèmes claniques, théocratiques, constructivistes, socialistes, communistes et étatistes qui le réalisent, mais bien les initiatives spontanées des millions de mains invisibles des Lumières d’Adam Smith, conjuguées avec la démocratie libérale, qui nous sortent des ornières de la pauvreté et de l’ignorance pour nous propulser vers la prospérité matérielle et intellectuelle.
La propriété fut pour Rousseau le péché originel de toute société capitaliste : « dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire, et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans laquelle on vit germer l’esclavage, et la misère germer et croître avec les moissons[2] ». Ainsi la propriété individuelle du capital, opposée à la communauté des biens, devint un équivalent d’une avarice perverse.
Depuis toujours, le riche, y compris s’il n’a pas acquis ses biens par la rapine et le meurtre, mais par son ingéniosité, son commerce et son industrie, est voué aux gémonies par le pauvre qui n’a pas bénéficié des mêmes talents et bénéfices. Pour châtier ce bourgeois capitaliste, cet avare bouffi d’orgueil, il allait, selon la Bible, être « plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu[3] ».
Le sommet de l’abjection fut atteint lorsque Marx promit une nouvelle eschatologie : c’est sur la terre des hommes que le capitaliste allait être exproprié, bientôt assassiné et goulaguisé par les thuriféraires du philosophe, comme le riche koulak profiteur que foncièrement il est invariablement. L’exploiteur du prolétaire, l’esclavagiste de classes sociales entières, de générations de femmes et d’enfants, était l’unique responsable des maux de l’humanité. Son avarice bourgeoise, sa colère rapace, sa paresse spéculatrice, sa luxure forcément conséquente, son envie concurrentielle et sa gourmandise au point d’affamer le pauvre, son orgueil conquérant enfin, permettaient de le jeter aux abysses de l’infamie, plus profond que l’enfer de Dante, puisque en tant que Juif cosmopolite et koulak bourgeois il allait peupler les camps de la mort bruns et rouges…
L’histoire politique et économique ne fut pas et n’est pas en reste pour renouveler les motifs de la condamnation. L’on pensa en effet d’abord que le capitalisme avait d’abord l’immense tort d’opprimer les masses humaines, de les réduire à un immense esclavage, de pressurer leur force de travail au seul bénéfice de quelques puissants possédants. Ce qui n’était pas tout à fait faux au cours du XIX° siècle, quoique sauvant les masses de la brutalité et de la brève espérance de vie des campagnes, et permettant à beaucoup d’accéder aux plaisirs des classes moyennes. Pourtant, lorsque l’on ne put que constater qu’il tendait à enrichir, ne serait-ce que parce qu’il lui fallait des consommateurs, et à améliorer les conditions de vie de ces mêmes masses humaines, qui par voie de conséquence accédaient eux-mêmes, quoique à des degrés divers, à ces mêmes bénéfices, y compris au capitalisme, les opposants obsessionnels à ce dernier durent retourner leur veste et inventer un second péché capital, pire si possible : il n’était rien de moins que responsable de la destruction de la planète.
Alors, la gourmandise capitaliste allait s’emparer de toutes les ressources non renouvelables et les changer en excréments de la pollution. Selon le credo religieusement entonné par les Verts qui, faut-il l’admettre, sont des experts en recyclage de la pensée marxiste, l’industrie capitaliste est la responsable de la mort des océans, de la disparition des espèces, du changement climatique et de la prochaine extinction de l’humanité sous le poids de sa prédation. La messe est-elle dite ?
Peut-on pourtant absoudre, mieux, justifier à bon droit, le capitalisme de ses péchés capitaux ? Il y a en effet bien des motifs philosophiques, économiques et moraux à cette réhabilitation.
Pour valoriser la fructification de la monnaie ou du talent individuel, par le travail et la juste usure, la « parabole des talents » nous enseigne : « tu aurais dû placer mon argent chez les banquiers, et à mon retour j’aurais recouvré mon bien avec un intérêt[4]. » Notons que l’on emprunte ici à la Bible non en tant que quelconque justification par la révélation divine, mais pour son poids d’histoire des mentalités, de sagesse, de philosophie et de rationalité. Pour rester dans le contexte religieux, malgré « Saint Thomas d’Aquin qualifiant de turpitudo la recherche du profit[5] », relisons Max Weber : le protestantisme ascétique a permis à « l’esprit du capitalisme moderne à accoucher de son ethos spécifique, c’est-à-dire de l’éthos de la bourgeoisie moderne[6] ». Tout ceci permettant d’affirmer que l’éthique du travail, du gain, de la thésaurisation, de l’investissement et de la richesse ont un fondement moral, y compris spirituel au sens religieux du terme.
Cela dit, cet ascétisme protestant réprouve, comme Rousseau d’ailleurs, le luxe. Heureusement Voltaire plaide efficacement sa cause : « J’aime le luxe, et même la mollesse, / Tous les plaisirs, les arts de toute espèce, / La propreté, le goût, les ornements[7] ». Ajoutant : « Le gout du luxe entre dans tous les rangs ; / Le pauvre y vit des vanités des grands ; / Et le travail, gagé par la mollesse, / S’ouvre à pas lents la route à la richesse ». Non sans faire l’éloge de Colbert : « Mais le ministre, utile avec éclat, / Sut par le luxe enrichir notre état[8] ».
L’avarice alors se change en générosité, non par le philanthropisme des capitalistes, mais par leur capacité à entraîner le mouvement de la production et des échanges, comme le montra Mandeville en 1703 dans la Fable des abeilles, où l’intérêt privé concourt au bien commun : « L’avarice, cette funeste racine de tous les maux, ce vice dénaturé et diabolique était esclave du noble défaut de la prodigalité. Le luxe fastueux occupait des millions de pauvres. La vanité, cette passion si détestée, donnait de l’occupation à un plus grand nombre encore. L’envie même et l’amour propre, ministres de l’industrie, faisaient fleurir les arts et le commerce. (…) C’est ainsi que le vice produisant la ruse, et que la ruse se joignant à l’industrie, on vit peu à peu la ruche abonder de toutes les commodités de la vie, l’aise et le repos étaient devenus des biens si communs que les pauvres même vivaient plus agréablement alors que les riches ne le faisaient auparavant »[9]. Dans la même veine, Adam Smith, en 1776, montra la rédemption économique et morale des péchés capitaux, en particulier de cette avarice qui n’est qu’égoïsme : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de leurs besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage[10] ».
Mieux encore, c’est avec régularité que le travail capitaliste permet à la plupart de nos produits d’être bien moins chers et rares que ce qu’ils coûtaient à nos aïeux, sans compter leur qualité souvent accrue et a fortiori l’apparition d’objets auparavant inconnus, tels nos ordinateurs et nos smartphones, qu’il permet de s’enrichir honnêtement et non par le vol et le pillage. N’est-ce pas ainsi qu’il y a sans conteste une moralité du capitalisme… S’il n’a pas encore abouti à l’égalité qui, à condition qu’elle soit souhaitable et non confiscatoire (et par voie de conséquence non attentatoire au but d’enrichissement généralisé qu’elle se promettait) ne faut-il pas en accuser les gouvernements tyranniques et socialistes qui freinent l’innovation et l’esprit d’entreprendre, ne faut-il pas en accuser la nature humaine et ses capacités inégalement partagées, même si l’état se doit d’assurer l’éducation de tous (par exemple au moyen du chèque éducation) : les uns préfèrent leur paresse et leur envie à l’accession au capitalisme, les autres préfèrent leur modeste modération et leur retrait du monde de l’activité capitaliste, ce dernier parti restant respectable.
Quant à cette planète outragée par le capitalisme, il faut admettre que l’activité humaine n’a pas toujours complétement réussi à améliorer la condition de ses habitants. La pollution au charbon du XIX° et de la première moitié du XX° fut abominable, son exploitation permettant cependant l’augmentation du niveau de vie général. Celle nucléaire, notamment en Union soviétique, pour ne donner que quelques exemples, fut loin de la réussite, sans compter les sous-marins qui parsèment les fonds du Grand nord… Mais sans tomber dans l’angélisme, il faut savoir remarquer que le capitalisme est capable de répondre à la demande du consommateur d’espace et de santé en dépolluant les eaux, en rendant la Seine et l’Hudson aux poissons, en filtrant les métaux lourds, en retraitant et recyclant les déchets, les plastiques… Quid alors du « réchauffement de la planète », dont les manifestations ne sont pas aussi fulgurantes que l’espèrent les catastrophistes ? La cause anthropique n’est guère avérée, la nature étant assez grande pour se réguler et se déréguler. Cela ne signifiant pas qu’il faut ne pas se préoccuper de l’intégrité esthétique et sanitaire de notre environnement ; d’autant que le capitalisme pourra savoir répondre à ce défi. Reste l’épuisement des ressources. Là encore la menace brandie par les écologistes est une galéjade. Outre le frein à la consommation qui résulte de la diminution de l’offre, les capacités d’adaptation du capitalisme et de l’invention humaine restent sous-évaluées. Loin de s’épuiser, les réserves pétrolières et gazières ne cessent d’augmenter, leur exploitation tend à être de plus en plus performante et propre, y compris pour les gaz de schiste. Sans compter que de nouvelles technologies insoupçonnées ne cessent de survenir et de nous surprendre pour nous offrir de nouveaux développements, de nouvelles richesses, y compris en nous offrons une planète plus vivante…
Nous ne nierons pas que le capitalisme puisse être prédateur, voyou et irresponsable, jusqu’au monopole, ce pourquoi il faut à l’état régalien faire respecter le droit à la concurrence, la clarté et le respect des contrats, sans compter la nécessaire responsabilité devant le consommateur, ce dans le cadre des principes du libéralisme ; qu’il peut être cruel au point de licencier pour des raisons de rentabilité et de faillite, mais ce dans le cadre de ce que Schumpeter appelait justement la « destruction créatrice[11] » ; qu’il peut s’engager dans des ententes illicites, dans des connivences, via le lobbying, avec l’état. En ce sens, en accord avec le droit naturel à la liberté d’entreprendre, il faut à la puissance publique ne pas se mêler d’être un acteur économique… Alors seulement le capitalisme peut faire fructifier ses péchés capitaux en toute vertu, enrichissant de plus en plus de parts et d’individus de la population mondiale, comme il l’a montré au cours des deux derniers siècles. Et comme il le montrera au cours des prochains, si le socialisme et son impéritie prodigue et confiscatoire ne lui brise pas les jambes.
Faut-il alors être aussi indulgent envers les péchés capitaux de l’anticapitalisme : envie et colère ? Il est évident que son buts, de par son immodérée passion de l’égalité niveleuse, voire coupeuse de tête, de par sa libido dominandi, est de parvenir, malgré son apparemment idyllique gestion de l’économie par l’état, à moins du chimérique espoir de la disparition de ce dernier et de la communauté magique des richesses, à une tyrannie économique et intellectuelle, dont les socialismes, qu’ils soient national socialiste ou communiste, nous ont gratifié en d’édifiantes expériences. Que les antilibéraux aient un idéal délétère, grand bien leur fasse : qu’ils appliquent à eux-mêmes, dans une principauté lointaine, leurs bas procédés de décapitation des libertés et des richesses, mais, de grâce, qu’ils épargnent au reste de l’humanité leur envie et leur colère mortifères…
Moral ou pas, le capitalisme est transparent. A travers lui transparaissent et s’expriment les intentions et les désirs les plus humains. En ce sens, si l’homme n’est pas naturellement bon, mais seulement un défi d’hormones agressives, il propose un capital d’armes et de poisons, d’actifs pourris et de corruptions. Au contraire, il n'est pas impossible que le capitalisme propose des objets et des comportements vertueux. Que sont les produits agricoles et industriels, les services, les médicaments, les livres, sinon des vertus en actes ? Le capitalisme est infiniment plastique, il est le reflet des aspirations, vertueuses ou vicieuses, des hommes, qui en sont responsables, et au premier chef des aspirations à l’accroissement du bien-être. Pour reprendre les mots de Joyce Appleby : « Le capitalisme n’est pas un système unifié et coordonné, malgré ce que suggère le mot « système ». C’est plutôt un ensemble de pratiques et d’institutions qui permet à des milliards d’individus de poursuivre leurs intérêts économiques sur le marché.[12]»
Que souhaiter aux péchés capitaux du capitalisme ? D’être la chose la mieux partagée du monde. Non pas au sens où un illusoire état idéalement sage redistribuerait les richesses du premier, mais parce ce dernier ne se mêlerait pas d’empêcher tout un chacun d’accéder, même modestement, au capitalisme des libertés, qu’il s’agisse de celle d’entreprendre ou de celle de jouir de la main invisible du marché et de la concurrence renouvelés. Relisons alors le trop oublié Eugène Sue : chacun de ses Sept péchés capitaux se révèle, conformément à la théorie des passions de Charles Fourier, finalement bénéfique pour la société : « un avare, ministre des finances d’un Etat, et apportant dans la gestion, dans l’économie des deniers publics, cette inflexibilité qui caractérise l’avarice : il enfantera des prodiges.[13] » Le moins que l’on puisse dire est que l’anticapitaliste prodigalité généreuse de nos gouvernements avec l’argent de leurs concitoyens, n’enfante que des prodiges de dettes et de pauvreté. Au contraire de tant d’utopies toujours impalpables, sinon dans leur terrible contre-utopie, le capitalisme reste un idéal moral atteint et atteignable…
Aconit napel, vallée de Bassia, Gèdre, Hautes-Pyrénées. Photo : T. Guinhut.
Révolutions vertes et révolution libérale.
Bénédicte Manier :
Un Million de révolutions tranquilles.
Bénédicte Manier : Un Million de révolutions tranquilles,
Les Liens qui libèrent, 346 p, 22,90 €.
L’auteur et l’éditeur seraient probablement fort étonnés d’apprendre que leur livre est d’essence profondément libérale ; quoique nombre de ses affirmations et diatribes paraissent l’en éloigner irréductiblement. Ces « révolutions », le plus souvent vertes, sont en effet celles des millions de modestes citoyens qui réinventent leur liberté de ne plus avoir faim, de ne plus être pauvres, de créer des entreprises locales et de revitaliser l’agriculture. Ce qui est exposé en cet essai de Bénédicte Manier, Un Million de révolutions tranquilles, avec générosité, enthousiasme, mais aussi avec une curieuse cécité envers les vertus du capitalisme et du libéralisme.
La lecture de cet essai informé est roborative. Découvrir ainsi que, des Etats-Unis au Japon, de la France au Canada, de l’Inde à l’Australie, des initiatives sans cesse inventives renouvellent le rapport au monde et à l’économie, mais aussi des individus entre eux, laisse entendre un chant d’espoir en faveur de l’amélioration de nos conditions de vie, de notre planète et du lien social.
L’une des activités sur laquelle s’étend à l’envie Bénédicte Manier est celle agricole, ou plus exactement d’« agroculture ». A Détroit, par exemple, ville laminée par la crise de l’industrie automobile, les habitants mettent à profit le moindre massif, trottoir, friche et lopin de terre pour cultiver des légumes et des fruits, éradiquant ainsi la faim, voire la malbouffe. De cette « guérilla verte », de cette main verte individuelle et bientôt associative, collective, nait une éthique de la gratuité et du don, mais aussi un commerce local, une dynamique entrepreneuriale. A New-York, à Paris, et peut-être partout ailleurs, les toits en terrasses accueillent les jardins, favorisant une saine activité, une alimentation bio, sans compter qu’un toit jardiné contribue grandement à tempérer la dépense énergétique d’un bâtiment.
En Inde, en Afrique (les « agronomes aux pieds nus du Burkina Faso), les plus déshérités parmi les agriculteurs, souvent des femmes (comme l’Indienne Chandramma), redécouvrent des pratiques anciennes, des semences locales, des gestions du sol et de l’eau qui permettent de trouver à la fois productivité, biodiversité, dignité, indépendance économique. Ainsi, villes et campagnes, voire déserts, reverdissent. Plus loin, des villages, des îles, deviennent autonomes grâce aux énergies renouvelables.
Ce sont aussi, de l’Europe au continent américain, des échanges d’objets et de services, des vide-greniers gratuits, plutôt que des ventes et des achats, de façon à contrer le gaspillage et la pollution, de façon à ouvrir une niche économique coopérative et nouvelle à la circulation des biens et des compétences.
Dans un autre ordre d’idée, des « cliniques gratuites américaines», des « écologements », le « cohabitat en propriété partagée » , des banques « socialement responsables » surgissent de la volonté de quelques citoyens, dans une démarche associative, y compris « sans but lucratif », pour préserver des entreprises, en créer de nouvelles, dans un but moins capitaliste qu’humaniste…
Ce « million de révolutions tranquilles » serait bel et bon, si une choquante cécité n’écornait pas sérieusement les qualités d’un tel livre.
Oserait-on suggérer à Bénédicte Manier, pourtant journaliste efficace et talentueuse, d’ouvrir un dictionnaire à la recherche des mots « libéral » et « libéralisme », et de s’intéresser à la philosophie politique autrement que par clichés et caricatures de mauvaise foi. Elle y lirait que libéralisme signifie liberté individuelle, des mœurs et d’entreprendre. Ainsi elle comprendrait (mais c’est probablement peine perdue, étant donné l’aveuglement idéologique des anti-capitalistes et des pourfendeurs de ce qu’ils appellent néo et ultralibéralisme) que toutes les initiatives défendues dans son livre, qu’elles soient individuelles ou associatives, sont d’essence profondément libérale. Le fait qu’elles s’écartent des méthodes du capitalisme multinational n’obère en rien leurs qualités libérales. Le capitalisme libéral, qu’il soit micro-entrepreneurial ou d’un conglomérat mondialisé, reste et doit rester ouvert et respectueux de la liberté d’entreprendre, des vertus de la concurrence, de la clarté des contrats et de la responsabilité des entrepreneurs et contractants.
C’est ainsi que l’on se trompe d’ennemi : ce sont presque toujours l’interventionnisme d’état et les pratiques anti-concurrentielles, jusqu’au monopole, qui invalident le libéralisme et non les « révolutions tranquilles » des citoyens. Un exemple suffira : Bénédicte Manier dénonce avec raison le règlement européen de 1994 qui « interdit à un agriculteur de réensemencer ses champs avec ses récoltes, sauf s’il paie une redevance aux multinationales semencières ». De même « les variétés anciennes » seraient interdites. Accuser « le libéralisme agricole » est alors stupide, quand la collusion des lobbys industriels, des législateurs et des gouvernements contrevient justement au principe premier du libéralisme qui est de respecter l’initiative et la responsabilité individuelles.
Reste le problème des subventions. Il heureux que les états et les gouvernements ne s’intéressent guère à ces«révolutions tranquilles », sauf à leur mettre des bâtons dans les roues, par une fiscalité confiscatoire et une suradministration invalidante. S’il s’agit de contribuer à cet activisme citoyen, mieux vaut éviter de le dénaturer en le subventionnant, par exemple lorsqu’il est question d’installer des éoliennes ou du photovoltaïque, ne serait-ce que parce qu’il a fallu ponctionner un impôt dans les poches des créateurs de richesses, qui sont bien obligés d’avoir recours au capital, à la spéculation, à l’investissement pour contribuer à la prospérité de tous, y compris de leurs opposants idéologiques. Comme quoi l’individualisme n’est pas dépourvu d’une forme de convivialité. Il est alors à craindre qu’en reliant « les zones d’agroécologie à des marchés équitables », il faille « les faire bénéficier d’aides publiques ». Ces gens veulent bien bénéficier des ressources fiscales consenties par le capitalisme ou confisquées au capitalisme, mais usent d’activités qui se défaussent de l’imposition, pourtant nécessaire, en pratiquant des activités non-lucratives et gratuites dans des « réseaux démonétisés ». L’ironie est patente.
Les limites de l’exercice citoyen de ces révolutionnaires tranquilles, qui semble par hyperbole de l’ordre de la religiosité écologique, sont pourtant frappantes. Il est fort douteux que la population mondiale et surtout urbaine puisse être entièrement nourrie par les jardins des rues et des toits et par les paysans locaux du tiers monde, si grandes soient leur vertus nécessaires. L’agriculture industrielle et l’agroalimentaire seules ont permis d’éradiquer en grande partie la faim dans le monde et de libérer des bras pour d’autres services. Produire ces ordinateurs dont sont si friands les acteurs et propagandistes de ces « révolutions tranquilles » ne peut guère se faire sans des Steve Jobs et des Windows qui furent d’abord de modestes chercheurs individuels avant de devenir des fleurons du capitalisme international. D’où la nécessité des activités capitalistes lucratives multinationales et mondialisées.
L’erreur de perspective, hélas partagée par l’ensemble du spectre politique, du moins en France, veut que la crise économique et les oubliés de la mondialisation soient dus au capitalisme et à ses excès irrationnels et rapaces. Certes il y a bien des capitalistes, car en toute choses l’homme est humain trop humain -si l’on reprend l’expression nietzschéenne- pour choir dans ces travers. Mais nous savons d’expérience que ce sont les politiques interventionnistes des prédateurs état-providences socialistes (qu’ils soient d’Etats-Unis, de France ou d’ailleurs) qui ont freiné et contrecarré, voire abattu, les progrès économiques et humains que seules ont permis les qualités de la démocratie libérale. Prions pour qu’elles épargnent les mobilisations citoyennes défendues par Bénédicte Manier.
Ce livre se veut « une alternative définie et globale au libéralisme ». Soit. Outre qu’il a, n’en déplaise à son auteur, une vertu foncièrement libérale, il reste à souhaiter que cette « alternative » reste de l’ordre de la liberté et ne nous soit pas imposée. Je veux bien, pour reprendre la conclusion du Candide de Voltaire, « cultiver mon jardin », mais celui de ma bibliothèque, et non mettre la main à la bêche et à la terre. La « division du travail » et « la main invisible » du marché, chères au philosophe et économiste du XVIIIème Adam Smith, théoricien indépassable du libéralisme, m’ont bien permis cette liberté. Que ce soit également notre révolution tranquille…
Globe terrestre, Musée Correr, Venise. Photo : T. Guinhut.
Patriotisme et patriotisme économique,
une vacuité ?
Il paraissait un concept fané, vieillot, sentant la poudre et le suint, tiré des cabanes de fond du jardin sous l’Occupation, dépassé par la Résistance. Il paraissait une gloriole nombriliste, une foucade réactionnaire de droite, un fond de poubelle d’extrême droite. Quand le patriotisme perla sous la langue de gauche du Président de tous les Français, de l’édile suprême du socialisme, sous le titre ravaudé du « patriotisme économique »… N’est-il pas alors temps d’interroger la légitimité et la vacuité du patriotisme, jusqu’à son nouvel avatar ?
Il faut ici rappeler que la patrie n’est pas tout à fait la même chose que le peuple, ni a fortiori que l’état. Elle comprend « les réseaux terminologiques qui impliquent le sol et le sang par différence avec ceux qui impliquent la langue, la culture, la politique[1] » et qui relèvent du peuple. En ce sens, le patriotisme n’est pas un nationalisme. Il reste un amour de la lignée des pères (pourquoi pas « matrie » ?) et de la terre qui les a abrités. Ainsi aimer sa patrie, c’est en aimer les paysages, la gastronomie, les châteaux de la Loire et de Versailles, en un mot le patrimoine, entretenu et créé par nos ancêtres, dont nous reconnaissons les talents, de la langue de Racine à celle de Proust, dont nous recommandons les valeurs choisies, parmi lesquelles les Lumières doivent tenir une place privilégiée…
Le peuple est lui plus mouvant. S’il parle une langue peu proustienne, s’il vit une culture pas toujours lumineuse, quoique ouverte, s’il affiche une tradition politique chaotique, toutes choses qui peuvent relever de son patrimoine et par conséquent permettre de fidéliser quelque sentiment patriotique, il peut se livrer à des écarts dommageables à la dignité de sa patrie. La Terreur révolutionnaire, l’enthousiaste folie qui présida au déclenchement et aux heures inaugurales de la Première Guerre mondiale, la collaboration et les épisodes sanguinaires de la colonisation ne lui font pas honneur. Car le patriotisme ne peut pas être inconditionnel et aveugle. Il est amour du territoire et de ses fleurons, mais pas au point de vénérer ni d’excuser les excès du nationalisme orgueilleux et prédateur. Ainsi, dans « L’Apothéose des héros morts pour la patrie pendant la guerre de la liberté » que Girodet peignit en 1802 pour répondre à une commande officielle de Napoléon, où l’aigle autrichien s’enfuit devant le coq français, il s’agit moins d’un patriotisme légitime, consistant à aimer son pays et le défendre contre les agressions, que de l’hubris d’un nationalisme impérialiste. Ainsi Peter Sloterdijk sait être à cet égard justement polémique : « L’Etat reste une mère métaphorique supérieure qui met les citoyens sous la coupe sociale d’une communauté de sang purement fantasmatique[2]»…
C’est pourquoi le nationalisme gaulois résistant contre l’invasion romaine, de Vercingétorix à Astérix, est un patriotisme mal compris. Certes, les Romains n’étaient de tendres conquérants, mais ils ont permis le développement gallo-romain, infiniment supérieur du point de vue de la civilisation, y compris parce qu’ils savaient respecter les dieux et les cultes des pays conquis. Ce au contraire de l’invasion nazie qui vint instaurer une barbarie. L’intérêt bien compris de la patrie est d’absorber et d’être absorbée lorsque plus de libertés et de prospérités sont permises par les processus civilisationnels de pays voisins, de par la mondialisation du commerce, des techniques et des arts. Mais de refuser ce qui viendrait amputer la patrie de ses droits. Le réel patriotisme ne serait alors plus national, mais occidental, humaniste et des Lumières. Notre véritable patrie de la démocratie libérale est transfrontalière et cosmopolite, en radicale opposition avec un multiculturalisme qui laisse enfler des sociétés parallèles fascistes ou islamiques en son sein avec le projet avéré de mutiler la civilisation. Ainsi Imre Kertész, écrivain hongrois, prix Nobel 2002 pour son œuvre romanesque et autobiographique autour de son expérience traumatique de jeune Juif à Auschwitz, rejette sa patrie : « je ne suis lié à la Hongrie que par la langue, mais ni par la solidarité ni par l’affection : c’est un pays que je dois quitter avant que son système de valeur et sa moralité inacceptable ne me plongent dans la dépression[3]. » En effet, le 12 novembre 2011 (presque anniversaire de la « Nuit de cristal » nazie) une seconde « Nuit de purification » d’extrême-droite brûlait sur des buchers hongrois les livres impurs, dont ceux du Juif Imre Kertész…
Quant au patriotisme économique, soudain réclamé par nos socialistes, il ne peut, à la rigueur, se justifier que lorsque la patrie et l’économie sont sur de bonnes voies. Or pouvons-nous collaborer avec un état, des gouvernements qui, depuis plus de trente ans, ont empilé les dettes, le déficit, une croissance anémique, la suradministration, un état providence pléthorique et gaspilleur, au détriment du dynamisme économique et du plein emploi. Non, l’amour de la patrie ainsi outragée ne peut s’acoquiner avec la spoliation exponentielle de notre enfer fiscal, avec le chantage du service public qui se change en sévices publics pour le contribuable, avec l’étranglement de la liberté d’entreprendre, avec la saignée bientôt mortelle infligée à la propriété légitime des richesses…
Que des rentiers, des entrepreneurs, des élites du CAC 40 fuient la France pour vivre, travailler et prospérer est, moins que de l’anti-patriotisme, un véritable devoir moral. La réelle patrie est celle de la liberté et non celle de La route de la servitude[4] du socialisme français, qu’il soit de gauche ou de droite ! La prédiction d’Ayn Rand, dans La Grève[5], est en passe de se réaliser : comme son héros, John Galt, les libres créateurs de richesse font la grève et s’éclipsent pour réapparaître sous des cieux plus propices. La méthode socialiste, appauvrir le riche et décourager l’investisseur, contribue à appauvrir ce qui reste la patrie des pauvres. D’autant que ce patriotisme économique est contre-productif ; bafouant la libre circulation des biens, des énergies et des idées, il réduit celui qui le pratiquerait à l’isolement, au recul. Quand avec 1% de la population mondiale, la France détient 5% des parts du marché du commerce international, quand l’hexagone est un des tout premiers pays d’accueil des entreprises étrangères, il serait risible d’imaginer contribuer à une autarcie peau de chagrin… Les seuls critères valables pour choisir un produit restent la nécessité, la qualité et le prix, qu’il s’agisse de gastronomie ou d’armement stratégique. S’il ne reste plus que le critère géographique (à moins de vouloir boycotter un état meurtrier et menaçant), c’est forcément se priver de ces précédents critères et encourager la médiocrité et la cherté. D’autant que bien des objets sont produits de manière internationale, leurs composants pouvant être fort cosmopolites. Qu’importe la nationalité d’une entreprise, quand son internationalisation lui permet l’efficacité et le succès, alors que l’état-stratège a démontré son impéritie. Ainsi la France reste deuxième au classement Forbes des entreprises les plus innovantes, avec, excusez du peu, Pernod-Ricard, Danone, Essilor, Dassault, Dior, quand son Etat, du haut de son intelligence économique interventionniste, frôle la faillite…
Malgré Eric Delbecque qui nous assure de ce que « ne doit pas être » le patriotisme économique (« repli sur soi nationaliste », « dispositif protectionniste » et « refus de la mondialisation ») et de ce qu’il « doit viser » (« la préservation du périmètre économique stratégique de souveraineté », « la vitalité et le développement des territoires[6] ») le caractère concret de ce pilotage d’état reste flou, même si l’on doit consentir à ce qu’aucun pays autoritaire et liberticide ne vienne s’emparer des entreprises stratégiques de nos démocraties que l’on espère encore libérales.
Le recours à l’assertion du patriotisme économique n’est bien sûr le plus souvent que l’association du keynésianisme, du colbertisme et de la basse démagogie. Ce en masquant le capitalisme de connivence et le clientélisme entre les entreprises et l’état. Il n’y a pas d’intérêt général au protectionnisme, sans compter le risque d’être contré par le protectionnisme d’un état voisin et client, mais une somme d’intérêts particuliers à la libre concurrence, à condition que l’état ne barde pas ses codes du travail et des impôts, ses règlementations, de barrières, de normes abusives, de façon à rendre sous compétitif son outil productif. La concurrence, y compris entre états, et par-delà les frontières, est, pour Hayek et pour nous, « la seule méthode qui permette d’ajuster nos activités les unes aux autres sans intervention arbitraire ou coercitive de l’autorité[7]». A la seule réserve que cette concurrence ne puisse pas aboutir à sa négation par la sujétion à une tyrannie politique ou religieuse qui aurait su s’emparer des industries et des services de la liberté.Est-ce le cas lorsque le Qatar, cette richissime tyrannie islamique, met en place ce qui est peut-être un djihad économique en réalisant de considérables investissements financiers en France, qu’il s’agisse de grands hôtels, d’entreprises du CAC 40, de clubs de foot ou d’encouragement aux emplois des jeunes des banlieues, ces dernières opérations étant susceptibles de prosélytisme…
Il faut alors ouvrir les yeux sur un nouvel horizon du patriotisme : ce n’est plus seulement le sol et le sang des pères qui doivent irriguer ce sentiment, mais des principes économiquement, moralement et intellectuellement supérieurs. Les ères d’ouverture des marchés et des arts ont été dans l’Histoire des grands moments de prospérité, de liberté et de paix. La xénophobie économique est au mieux de l’égoïsme et du frileux repli sur soi, au pire un suicide régressif. Pourquoi se priver des talents d’autrui, sinon pour masquer son propre manque de talent ? Plutôt que celle des pères indignes, mieux vaut alors la patrie des talents, à condition de savoir, de par le monde, la préserver.
Dès la sortie de l’utérus, de quelle liberté naturelle disposai-je ? J’aimerais supposer qu’à cet instant je savais pouvoir bientôt contempler librement les sphères du cosmos, au-delà des premières étoiles de la doxa, bien au-dessus de la mer de nuages recouvrant l’obscurantisme et la servitude politiques. D’où vient que je sois devenu libéral et non socialfachocommuniste ? D’où vient que j’aie choisi la voie terrestre et rationaliste d’Aristote en sa Politique pour aboutir au libéralisme, plutôt que celle utopique de Platon en sa République totalitaire ? D'où vient que j'aie choisi La Richesse des nations d'Adam Smith plutôt que le Manifeste communiste de Marx ? On pourrait s’étonner que depuis la même origine cosmique et animale les humains proposent de telles différences en termes de convictions politiques et de contrat social. Il faut croire que le milieu culturel et l’éducation ne suffisent pas à expliquer ces orientations, puisque, si diverses, leurs déterminismes vont jusqu’à permette qu’un individu s’en affranchisse. N’y aurait-il pas là quelque chose du tempérament personnel mais aussi du rationalisme intellectuel pour expliquer, tant que faire se peut, le destin mental de nos choix sociétaux et politiques…
On me pardonnera je l’espère ce soupçon d’autobiographie. Né dans une famille modeste passablement inculte, quelle chance avais-je de devenir, sans en faire un titre de gloire, un intellectuel libéral ? Mes parents, pour l’une était dépourvue de tout discours politique, pour l’autre était vaguement de droite conservatrice, par atavisme paysan, quoique irreligieux, attaché à Jacques Chirac pour cause d’âge commun, attaché aux valeurs du travail et de la propriété terrienne. Ma seule chance fut d’habiter dans une ville universitaire. Pourquoi réclamai-je des livres, des encyclopédies, alors que l’on lisait si peu ou pas du tout autour de moi, même si l’école obligatoire y a peut-être contribué ? Pourquoi découvris-je Jules Verne et le romantisme allemand, France Musique, Schumann et Bach, alors que l’on se limitait à RTL et aux variétés d’usage ? Pourquoi encore, stimulé par mon enseignante de philosophie qui proposa l’étude de Marx et de Nietzsche, me sentais-je cette différence, cette indépendance… Certainement de par une répugnance à la fois innée et intellectuelle envers tout enfermement dans un concept de classe, de masse, de nation, dans tout déterminisme sociologique, qu’il soit conservateur ou marxiste. Quant à cette pulsion aristocratique, peut-être orgueilleuse, qui me poussait vers l’élection des arts et de la littérature, d’où me venait-elle ? Finissant ainsi bientôt par me persuader que la démocratie était devenue pour moi : « une aristocratie qui s’est élargie au point de devenir une aristocratie universelle[1]».
Un tempérament éthique et esthétique serait alors plus ou moins à l’œuvre en chacun de nous de façon à nous différencier. Si l’on ne peut remettre en question le rôle prépondérant et invariablement nécessaire de l’éducation, il n’en reste pas moins que la nécessité de l’acquis n’écarte en rien le caractère originel d’une innéité. Sans aller jusqu’à prendre le pari plus que risqué d’une inscription génétique des goûts et des philosophies, on peut imaginer que nos biochimies ne nous proposent pas à tous les mêmes chemins. Sans recourir à la théorie des humeurs des Anciens, une approche neuronale et psychologique des tempéraments politiques peut être effleurée. Ainsi, entre le libéral, le socialiste et le totalitaire, que ce dernier soit communiste, fasciste ou théocrate islamiste, les différences sont criantes.
A peine au-delà du roi philosophe platonicien, du socialiste magistrat philosophe égaré par l’hubris intellectuel, l’homme totalitaire a quelque chose du tempérament sanguin, du coléreux, sans cesse aiguillonné par la libido dominandi, par la foi en son concept politique englobant et salutaire, voire miraculeux. Il ne supporte pas que qui que ce soit échappe à sa doxa, à sa bienfaisance, à sa horde de préjugés, à sa tyrannie, familiale, étatiste, nationaliste ou théocratique, dans une sorte de crispation mimétique où l’autre est sommé d’être comme soi, sinon rendu esclave… Nombreux par ailleurs sont ceux qui adhèrent à un totalitarisme du groupe, de l’instinct grégaire, de la corporation professionnelle, syndicale ou de parti, par goût de la servitude volontaire, par paresse et passivité, mais aussi par envie et ressentiment envers les nantis, envers ceux qui savent réussir, par goût de l’égalité contrainte, par nécessité intime de sentir rassurés en les rails d’une idéologie, qu’elle soit marxiste ou religieuse, et par la chaude communauté de destin d’une confrérie. A moins que la foule, la meute, permettent de libérer les instincts les plus brutaux, les plus violents, sous couvert de la force collective et d’une pseudo légitimité révolutionnaire ou théologique.
Le libéral quant à lui est un indépendant paisible, un individualiste entreprenant respectant l’individualisme de ses partenaires, un amant du doux commerce selon Montesquieu, un qui a le goût du risque, de la responsabilité et de l’indépendance, sans craindre l’acuité de la solitude. Depuis l’animal politique libre aristotélicien et dans la tradition humaniste du libre arbitre de Saint Thomas d’Aquin, il s’affranchit de la fatalité divine et de la grâce augustinienne pour valoriser son thymos[2], son soi fier, et satisfaire son désir de reconnaissance, reconnaissant du même coup celui de tout homme. En passant par les Lumières, de Locke à Voltaire, il tolère ainsi la liberté d’autrui, que ce soit par indifférence ou par cet égoïsme et ces vices privés (avarice et cupidité) qui contribuent aux vertus publiques de la prospérité, pour reprendre l’argumentation de Mandeville dans La Fable des abeilles[3], ou de par le soin de la « main invisible[4]» du marché conceptualisée par Adam Smith. De même, en s’appuyant sur des valeurs d’étude, de travail et de mérite, dans le cadre du respect de la propriété, et du pluralisme dynamique du marché, voire de la capacité d’association, il éprouve le juste respect d’un contrat social cohérent avec son profil psychologique et intellectuel. Il sait la nécessité, pour jouir de ses propres libertés, d’accorder et d’encourager ces mêmes libertés économiques, d’expression et de mœurs à autrui, que ce soit par empathie ou par calcul rationnel…
Car à en rester à cette voie du tempérament politique, il n’y aurait plus qu’à baigner dans le relativisme et abandonner toute prétention à faire du libéralisme politique un universalisme. Sauf qu’une démarche intellectuelle rationnelle simple(c’est alors qu’intervient l’éducation)permet de départager le libéral du totalitaire plus ou moins doux et plus ou moins bien intentionné. Certes, on peut imaginer que parmi ceux qui choisissent un socialisme, qu’il soit rose, rouge, brun ou vert, qu’il soit national ou international, il en est quelques-uns animés du sens de l’utopie, et d’une empathie au service de l’humanité. Mais l’on sait que l’enfer est pavé des meilleures intentions, et que les généreuses planifications d’un bonheur à tous imposé par la gestion prétendument rigoureuse d’un parti, d’un Etat ou d’un orwellien gouvernement mondial ne peuvent qu’écraser les individus sous le marteau de l’égalité. Et bientôt exacerber les insupportables inégalités et les frustrations qu’une culture du ressentiment contribue à surexploiter par ces « banques de la colère »[5] que sont les partis révolutionnaires. C’est ainsi que l’Histoire a montré que l’égalité de la pauvreté parmi les états communistes, hors pour quelques oligarques et apparatchiks, reste la moins pire des conditions, avant la concentration meurtrière des goulags …
Il faut alors porter un regard objectif sur les conditions de la prospérité économique. Où et grâce à quelle culture, quelle démocratie, quelle éthique économique fondée sur le marché et la concurrence est-on le mieux parvenu à libérer le maximum d’humanité des tyrannies de la pauvreté et de la censure, sinon dans les démocraties libérales occidentales ? Un simple examen permet de constater par exemple que ce sont des politiciens qu’il est de bon ton de décrier, comme Margaret Thatcher et Ronald Reagan, qui ont permis que sous leurs mandats, grâce à une politique libérale de diminution considérable des impôts pour les particuliers et les entreprises, le chômage fut divisé par deux, pour être ramené autour de 5%, ce que l’on appelle d’ailleurs un chômage structurel. De constater qu’avec les mêmes conditions de mondialisation et de concurrence internationale que la France malheureuse, l’Allemagne, le Canada et la Suède surfent allègrement sur les voies de la prospérité économique… A l’observateur rationnel ne peut manquer la sagacité qui permet de constater que les politiques de dette, de déséquilibre budgétaire, de contrôle des loyers, de relance keynésienne et d’interventionnisme étatique, de redistribution et de delirium fiscal, fussent-elles animées des meilleures intentions de la justice sociale et de la libido dominandi, sont non seulement contreproductives mais attentatoires aux droits de propriété et à la liberté d’entreprendre, donc foncièrement immorales. Car « contrôle économique et totalitarisme[6]» vont bientôt de pair. Devons-nous accuser nos gouvernants du seul aveuglement idéologique, ou de cet appétit de pouvoir qui les voit préférer un absolutisme colbertiste et socialiste supporté par la démagogie, ou de cynisme mortifère et suicidaire ? A moins que le rationalisme économique et politique soit parfaitement étranger à leur système neuronal…
Ce serait évidemment, en me parant du titre de libéral issu des Lumières, autant par tempérament que par rationalisme, me tresser une couronne de lauriers moraux que la modestie m’interdit de porter… Ainsi l’amant des libertés, quoique en se gardant de tout « dogmatisme du libéralisme[7]», trouvera-t-il une pensée aussi cohérente qu’efficace au service du développement de l’humanité. Et, auprès d’une bibliothèque des écrivains et philosophes choisis, un sommet montagneux où s’isoler des nuisances totalitaires, à moins que ces dernières ne lui laissent que l’abri précaire d’un sommet intérieur.
[1]Leo Strauss : Le Libéralisme antique et moderne, PUF, 1990, p 15.
[2]Ce terme, venu de La République de Platon, a été repris par Francis Fukuyama en tant que « désir de reconnaissance », ce dans le cadre de la démocratie libérale comme aboutissement ; dans La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992.
[3]Dans Les Penseurs libéraux, Les Belles Lettres, 2012, p 193 à 199.
[4]Adam Smith : Enquête sur la nature et les causes de la Richesse des nations, PUF, 1995, p 513.
[5]Peter Sloterdijk : Colère et temps, Hachette Littérature, 2009, p 87.
[6]Friedrich A. Hayek : La Route de la servitude, PUF, 2010, p 68 et suivantes.
[7]Raymond Aron : Essai sur les libertés, Calmann-Lévy, 1965, p 228.
Brute épaisse ou bon sauvage, nos ancêtres préhistoriques, homo lupus ou homo sapiens, n’avaient pas encore inventé l’Etat pour mieux s’entretuer ou mieux se protéger et s’organiser. Il faut supposer que les progrès de l’Histoire ont eu besoin de l’Etat, cet administrateur de la société, pour établir les bienfaits qui nous ont permis plus de démocratie, d’espérance de vie, de confort matériel et intellectuel. Ainsi la liberté d’expression, de publication, de circulation et d’entreprendre ont contribué à la richesse des nations et des individus. Quoique l’Etat ait pu paver ce chemin réjouissant des joyeusetés de la tyrannie, des plus abominables aux plus douces, en passant par les plus insidieuses… Sommes-nous sûr de pouvoir bénéficier de plus de liberté sans cet Etat qui peut aller jusqu’à devenir liberticide ? A la fantasmatique liberté sans Etat, il faut opposer l’Etat garant des libertés non sans se demander si l’on peut tempérer le trop d’Etat par un Etat minimal.
L’anarchisme de Proudhon et de Bakounine, avec son « ni dieu ni maître », rejette l’Etat au nom du plus haut degré de liberté individuelle : « L'Etat n’est pas la Patrie ; c’est l’abstraction, la fiction métaphysique, mystique, politique, juridique de la Patrie[1] » disait Bakounine, c’est aussi « le patrimoine d’une classe privilégiée quelconque[2] » Devant la dimension militaire de l’Etat, y compris contre son propre peuple, arguant que l’homme, « s’il est réellement amoureux de la liberté, doit détester la discipline qui fait de lui un esclave », Bakounine conclut à « l’absolue nécessité de la destruction des Etats[3] ». Il faudrait alors que le peuple « ait atteint un si haut degré de moralité et de culture qu’il ne doive plus avoir besoin ni de gouvernement, ni d’Etat.[4] » Marx lui-même postulait le stade ultime du communisme dans lequel l’Etat aurait disparu. On sait pourtant que le stade initial et final des Etats communistes fut la disparition non seulement des libertés mais aussi de l’homme dans leurs goulags.
Si « la propriété c’est le vol » selon Proudhon, la liberté n’a rien à faire d’un Etat qui garantirait la propriété individuelle et capitaliste. Sans Etat, plus de coercition de l’accaparement des richesses et des biens, mais une communauté idéale des hommes. Serions-nous alors plus libre si aucune propriété n’était garantie ? La séduisante utopie critique du pouvoir par l’anarchisme bute sur l’anti-utopie d’une liberté impuissante.
Car, à cette fiction trop idéaliste de l’absence totale d’Etat, il faut opposer la nécessité d’un Etat qui puisse préserver chacun de nous des violences contre nos libertés. Même si Bakounine croit devoir réfuter cet argument pourtant solide « L’Etat ne restreint la liberté de ses membres qu’autant qu’elle est portée vers l’injustice, vers le mal. Il les empêche de s’entretuer, de se piller et de s’offenser mutuellement, et en général de faire le mal, leur laissant au contraire liberté pleine et entière pour le bien.[5] »
Ainsi, seul l’Etat de droit permet, dans un cadre juridique, empreint de modestie et toujours à parfaire, à la liberté de s’épanouir. Pour ce faire, Hobbes ou Locke proposent deux directions. Le premier préconise un Etat assis sur la force qui détermine le droit. Le second ne légitime l’Etat que s’il est soumis au droit naturel. « L’état naturel des hommes, avant qu’ils eussent formé des sociétés, était une guerre perpétuelle (…) une guerre de tous contre tous[6] » ou encore une « guerre où chacun est l’ennemi de chacun[7] ». C’est en effet ainsi qu’en 1651 Hobbes, dans le Léviathan, assigne à l’Etat une fin indispensable, la sécurité du particulier qui donne ainsi son consentement à l’Etat : « j’autorise cet homme ou cette assemblée d’hommes, et je lui abandonne mon droit à me gouverner moi-même ». Voici alors formée « la génération de ce grand Léviathan, ou (…) de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le dieu immortel, notre paix et notre défense[8] ». Mais également donc, notre liberté. A moins que cette dernière soit réduite de manière autoritaire par ce même Léviathan, au point de ne pouvoir imaginer la légitimité de la moindre désobéissance civile qui s’appuierait pourtant sur le droit naturel.
Ce pourquoi Locke, en 1690, postule un Etat garant de « cette liberté par laquelle l’on n'est point assujetti à un pouvoir absolu et arbitraire ». De plus, « la liberté, dans la société civile, consiste à n’être soumis à aucun pouvoir législatif, qu’à celui qui a été établi par le consentement de la communauté[9] ». Reste que cette communauté n’est pas infaillible et qu’elle peut, volontairement ou involontairement, par excès de zèle, nous soumettre à cette « servitude volontaire[10] » dont parlait La Boétie.
C’est enfin Rousseau qui, plus démocratique qu’Hobbes, en 1762, pose le principe d’un contrat entre les citoyens, établissant la participation de tous à la vie politique et de « bien distinguer les droits respectifs des Citoyens et du Souverain, et les devoirs qu’ont à remplir les premiers en tant que sujets[11] », tout cela dans le cadre d’un « bon gouvernement » au bénéfice de « la conservation et la prospérité de ses membres[12] ». Sachant que Rousseau compte que son gouvernement prévienne l’inégalité des fortunes, le chemin est tracé pour que ces dernières puissent être assurées au XXème siècle, grâce à l’action redistributrice de l’Etat providence qui aura soin de veiller aux libertés des plus défavorisés.
Jean-Jacques Rousseau : Contrat social, Le Prieur, 1793.
Photo : T. Guinhut.
Hélas le « contrat social », assis sur « la volonté générale » que prônait Rousseau, pèse très vite sur la liberté des volontés particulières : « Il importe donc pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’Etat et que chaque citoyen n’opine que d’après lui[13] ». On voit comment l’Etat éradique les libertés individuelles, et plus précisément d’opinion et d’expression, préfigurant ainsi les allées du totalitarisme. Ainsi, Bakounine fulminait : « Les conséquences du contrat social sont en effet funestes, parce qu’elles aboutissent à l’absolue domination de l’Etat[14] ». Ce que l'on vit se dessiner dans l'Esprit de l'Etat hégélien...
De même, le despotisme démocratique de la majorité dénoncé par Tocqueville, doit s’effacer si l’Etat pèse sur ses concitoyens : « Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort[15]. » Gare à ce confort du dernier homme nietzschéen qui soufflerait nos libertés comme une bulle au soleil. Reste à honorer la courageuse décision de liberté au profit de cette démocratie libérale qui préserve la dignité, l’indépendance et la créativité de tout être humain, ce « je » au sein du « nous ». C’est alors que la question peut aller jusqu’à interroger ainsi : suis-je libre dans le « nous », en particulier au sein de ce « nous » que veut être l’Etat ?
Car le trop d’Etat finit très vite par conduire les animaux de l’orwellienne ferme humaine à « la route de la servitude »[16], qu’elle soit pavée par le National-Socialisme ou le Socialisme communisme. Ce pourquoi la constitution doit limiter au maximum les entraves à la liberté de cette « nouvelle idole » conspuée par Nietzsche : « L’Etat, c’est le plus froid de tous les monstres froids[17] ».
« Le gouvernement le meilleur est celui qui gouverne le moins » était la devise favorite de Jefferson, reprise avec enthousiasme par Thoreau en tête de La Désobéissance civile[18]. C’est ainsi seulement que la liberté peut se gouverner elle-même. « Le citoyen doit-il jamais abandonner sa conscience au législateur ? A quoi bon la conscience individuelle alors[19] ? » Nous serions plus libre avec moins d’Etat, pensent les minarchistes, dans la tradition du libéralisme classique…
Ainsi Nozick va jusqu’à n’accorder à l’Etat qu’une place minimale : ne lui reviennent que les fonctions régaliennes : justice, police et défense. Il doit, dans la tradition d’Adam Smith, se limiter à nous protéger contre la force violente, le vol, la fraude et le viol des contrats. Qu’il s’agisse d’éducation ou d’économie, l’Etat n’est pas censé intervenir. Encore moins en tant que « justice distributive[20] ». En opposition avec la Théorie de la justice[21] de Rawls, il reste dans la continuité d’Hayek qui préférait « les principes de juste conduite individuelle » au socialiste « mirage de la justice sociale[22] ». Nozick interdit à l’Etat de nuire à la liberté des dons naturels, du travail et du mérite en redistribuant les richesses prélevées indûment par la main visible de la « soumission fiscale[23] », ainsi volées aux « sujets de l’impôt à l’égard du Léviathan[24] » et de la fiscocratie. D’autant que l’endettement considérable et handicapant de nos Etats, réduit considérablement notre liberté économique.
Contrairement au préjugé, même si certains d’entre eux vont jusqu’à imaginer des justices et des polices privées, les Libéraux ne sont pas opposés à l'Etat. Mais il ne doit en rien contraindre la « main invisible[25] » de la liberté des marchés, car selon Adam Smith, elle saura mieux que lui contribuer à la richesse des nations, des peuples et des individus. Ce dernier répond d’ailleurs, en 1776, par anticipation à Proudhon : « Etant des hommes libres, ces tenanciers sont capables d’acquérir la propriété et, ayant une certaine proportion du produit de la terre, ils sont un intérêt évident à ce que le produit total soit aussi grand que possible, pour que leur propre proportion puisse l’être[26] ». C’est ainsi que liberté et propriété, ces dernières garanties par l’état, sont le moteur de la prospérité générale. En effet, « interdire à un grand peuple de tirer tous les avantages possibles de toutes les parties de son propre produit, ou d’employer ses fonds et son industrie de la façon qui lui parait la plus avantageuse pour lui, est une violation manifeste des droits les plus sacrés de l’humanité[27]. » Reste la nécessité d’une « constitution libérale » dans laquelle « l’Etat ne peut exercer légitimement de coercition que pour imposer une conduite juste ou pour proposer les droits individuels, bien que pour certains (Hayek) la coercition peut aussi être justifiée pour collecter les taxes nécessaires aux services d’utilités publiques[28] ». À condition que ces dernières contribuent à nos libertés, sans les handicaper par un prélèvement obligatoire confiscatoire et indigne.
C’est bien ce que craint Murray N. Rothbard qui, dans son mince et cependant roboratif opuscule, L’Anatomie de l’Etat, prétend non sans justesse que l’Etat, sous couvert de bonnes intentions démesurément affichées, est une institution qui viole tout ce qui est honnête et moral. Car « l’Etat, ce n’est pas nous », les individus, mais « une organisation dans la société tentantde conserver un monopole de l’usage de la force et de la violence sur une zone territoriale donnée[29] ». Seule organisation dans la société tirant ses revenus non pas de contributions volontaires ou de rémunérations pour services rendus, mais de la coercition, il est un prédateur qui prétend être sage et altruiste, alors même qu’il accumule les erreurs, les conflits guerriers, les déficits et le chômage de masse. De plus il a tendance à préférer le collectif à l’individu, au détriment de ce dernier, d’autant qu’il juge lui-même de sa propre constitutionnalité. Est-ce à dire qu'il devrait voir son anatomie désossée jusqu'à la disparition ?
Au-delà des impraticables utopies de l’anarchisme, un contrat social parait donc indispensable. Cependant si l’on considère que la solution à la crise économique actuelle des Etats surendettés et piètres gestionnaires du chômage de masse ne passe pas par un manque de régulation, mais au contraire par une réduction du pouvoir des gouvernements, l’on devra choisir la liberté individuelle au détriment des Léviathan pour restaurer le dynamisme économique. De même les lois mémorielles et les entraves à la liberté d’expression devront s’incliner devant la tradition des Lumières qui guide et doit guider l’épanouissement des individus libres, au sein d’Etats dont le rôle protecteur ne deviendrait pas le masque d’une tyrannie, qu’elle soit délinquante, socialiste et constructiviste, écologique, ou inféodée par l’islamisme théocratique. En ce sens et dans le cadre de cet imbroglio des entraves liberticides, l’Etat pêche tour à tour par passivité faute de réelle fermeté au lieu d’assurer sa mission régalienne de police et de justice ; et tour à tour en chargeant les individus d’autant de fiscalités que de lois morales obérant le droit naturel à la liberté. Moins d’Etat, beaucoup moins d’Etat, et s’il en est besoin, ce que les libertariens contesteront, celui d’une démocratie réellement libérale, discrètement au service des libertés individuelles.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.