En 1741, Voltaire, en sa tragédie Le Fanatisme ou Mahomet le prophète, faisait ainsi parler le meurtrier Séide. Ses mêmes mots pourraient jaillir des lèvres du « Sarazin », le pourvoyeur de mort du roman de Terry Hayes. Il est un de ces génocideurs planétaires, juges viraux du paradis et de l’enfer d’Allah, qui ont en leurs mains des armes plus que jamais redoutables : ces biotechnologies au service du fanatisme et du terrorisme. Si cette hypothèse reste - pour longtemps ? - de l’ordre de la fiction, préparez-vous à avoir peur en abordant Je suis Pilgrim de Terry Hayes, tout en espérant qu’un héros sauve le monde occidental. Hélas sans cesse menacé par ces pourvoyeurs de pulsions fanatiques et d'endoctrinements totalitaires, comme le montre Tarun Tejpal, parmi la secte de sa Vallée des masques.
Si le démarrage de ce Pilgrim (qui signifie pèlerin) parait conventionnellement policier, avec une victime et un meurtrier parfaitement anonymes, le roman prend vite une plus vaste vitesse de croisière : celle d'un thriller non moins haletant qu'intelligent. Peu à peu, en une spirale qui aspire le lecteur sans espoir de retour, l’action quitte New York et le seul présent pour convier bien des retours en arrière dans le passé complexe du narrateur, bien des lieux brûlants de la planète, parmi des montagnes et des déserts d'Afghanistan et de Turquie, de Birmanie et d'Arabie Saoudite. Mais aussi Florence où un laboratoire de restauration d’œuvres d’art révélera les photographies cachées dans le nitrate d’argent des miroirs... Entre les strates de la personnalité du héros, entre espionnage et bioterrorisme, l’intérêt du lecteur ne sait plus où donner de la tête, emporté par un rythme trépidant...
D’identité en identité, celui qui se fera appeler « Pilgrim », est d’abord un orphelin adopté par une riche famille. Recruté par les services secrets, la CIA, une officine plus secrète, il a connu la guerre froide à Berlin, l’élimination de traitres vendus à l’URSS et de mafieux grecs. Il croit disparaître du monde du renseignement, avant de devoir raccrocher pour contribuer à une inédite enquête criminelle, puis de se lancer à la recherche du « Sarazin », tueur arabe animé par la vengeance, armé par le bras de son Dieu, contre la tyrannie de la famille royale saoudienne, contre ses alliés : les Etats-Unis.
En une mécanique implacable, le portrait du « Sarazin », Séide volontaire et persévérant, s’aiguise : il « lut tous les auteurs majeurs -Mao, le Che, Lénine- et assista aux réunions et conférences de nationalistes panarabes forcenés, de bellicistes Palestiniens et de plusieurs autres qu’on pourrait qualifier d’hommes des cavernes islamistes ». Le vengeur fanatique se prépare à abreuver les Etats-Unis de doses injectables chargées d’une souche de variole, génétiquement modifiée par ses soins pour résister à tous les vaccins… Le jeu de piste est rocambolesque autant que parfaitement crédible : des cadavres occidentaux sous la chaux dans les montagnes de l’Indou Kouch, un père décapité par la tyrannie saoudienne, un ponte syrien énucléé par un médecin libanais déterminé, une policière turque insoupçonnable, une villa construite par d’anciens SS au-dessus de la mer Egée, les réseaux européens d’Islam, où « l’Occident avait enfin un ennemi à la mesure de nos peurs », sont parmi le fil d’Ariane.
Certes, on pourra lire ce roman comme un remake d’un James Bond, mais particulièrement dense, comme un opus manichéen parmi le « Théâtre de la Mort », opposant superhéros américain à visage humain et superfanatique jihadiste, voire un énorme scénario qui ne manquera pas de susciter un film d’action à rebondissements hollywoodien, quoique diminué, caricaturé. Ainsi, l’on peut évidemment se contenter de baigner dans le thriller particulièrement cinglant d’un nouveau pèlerin de la fondation américaine.
Mais ce serait occulter des enjeux plus criants. Si c’est grâce à la surveillance mondiale des télécommunications que le NSA et la CIA parviennent à localiser le terroriste et finalement l’annihiler, et donc sauver les Etats-Unis et le monde, faut-il en déduire qu’il ne faille pas réfréner leurs ardeurs ? La liberté et l’intimité des citoyens se doit d’être autant respectée, comme l’a pointé l’affaire Snowden[2], que notre sécurité. De plus, la responsabilité de l’écrivain n’est-elle pas à interroger ? Lorsque le héros publie un essai spécialisé en criminologie, il a la surprise de constater que la meurtrière qu’il pourchasse s’en est exactement inspirée pour effacer toute trace ADN, toute identité. De même, un apprenti terroriste ne risquerait-il pas de copier le mode opératoire du projet de crime planétaire mis en scène par Je suis Pilgrim ? Ce à quoi répond celui qui maîtrise à la perfection les ressorts du roman psychologique et d’aventure, Terry Hayes, en arguant que tout est déjà sur internet…
Au-delà du romancier, et scénariste de Mad Max 2, né en 1951, qui vit en Suisse, il faut évoquer la traductrice, Sophie Bastide-Foltz, qui se voue rarement par hasard dans de vastes projets. Curiosité, sage opiniâtreté sont les maîtres mots de celle qui s’engagea dans la traduction de La Grève d’Ayn Rand[3], autre grand roman du monde libre, qui ne méprise pas les qualités narratives et de suspense du roman feuilleton et de société, si traditionnel puisse-t-il paraître. Autre lien encore à ne pas manquer entre La Grève et Je suis Pilgrim, le substrat de philosophie politique, plus actuel que jamais : le premier met en scène la lutte épique du monstre socialisme et du libéralisme, le second radicalise l’incompatibilité entre un Jihad pré-médiéval et la constitution américaine issue des Lumières…
Chaque secte a sa beauté dangereuse ; sinon pourquoi attirerait-elle autant les esprits ? L’une d’entre elles s’est emparée d’une vallée himalayenne perdue, au cours de la marche, devenue légendaire, de son fondateur, le gourou Aum. Né dans cet univers qu’il ne remet pas en question, un jeune garçon déploie tous ses talents pour devenir « Eclaireur » parmi la « Confrérie » de La vallée des masques. C’est ainsi qu’en un immense retour en arrière, un homme raconte son histoire et celle des siens dont il a quitté l’impitoyable tyrannie, en attendant leur vengeance et son assassinat programmé.
« Soldat de la vérité », notre héros, infiniment confiant dans ses maîtres, s’entraîne, en des exercices physiques et spirituels éprouvants dont il est fier de passer les étapes. Sa formation est pétrie d’ascèse et d’exploits, éprouvant combien « l’absence de moi séparé était libératrice », coiffant le masque anonyme des « Wafadars », du nom de ces « guerriers de la pureté » et « prêtres de la beauté » aux ordres du « Grand Timonier ». Et bientôt un tueur impeccable, l’un des inquisiteurs et vengeurs suprêmes de cette vallée qui méprise le reste du monde. Il sait que « mourir pour la vérité, c’est se délivrer des chaines du karma. » Pourtant, il faillira parfois : son amitié pour Biham, « l’obèse chantant », devra être rejetée, comme le sont le chant et la musique, son « aliénation romantique » pour une femme révoltée devra être évacuée sans retour, cette dernière étant finalement châtiée… Ainsi, le héros n’est pas une figure monolithique : longtemps fidèle à la cause, il est touché par le doute qui sauvera son humanité, sinon sa vie…
Sans compter l’exacte et impressionnante description du fonctionnement d’une secte parée de tous les prestiges de l’héroïsme des purs, l’intérêt de ce livre vient des multiples pistes de lecture que l’on peut emprunter. Roman psychologique et d’action d’abord, parmi lequel l’apprentissage du jeune homme est censé l’amener à la perfection physique et morale, il devient le portrait d’un surhomme, d’un superhéros, dans le cadre d’une fresque haute en couleurs et stylisée qui confine à l’esthétique du manga. Roman de mœurs ensuite, où la vie d’une confrérie hiérarchisée exemplaire est dépeinte au cœur d’une vallée semi-mythique, non sans receler peu à peu ses poches de tragédie, comme en un documentaire ethnologique…
Mais surtout, nous y lirons une fable philosophique, une anti-utopie, où la perfection de ses membres enthousiastes est constitutive d’une abomination tyrannique. Le communisme sexuel et procréatif (un peu comme dans La République de Platon) où les jeunes femmes sont livrées aux appétits et aux viols des guerriers et hiérarques, où les enfants sont élevés en commun, fait fi de tout individualisme, de tout attachement personnel : « Choisir, préférer, laisser ses émotions obscurcir son jugement et perdre le sens de l’équité, c’était tomber en disgrâce ». Sans compter que les pauvres individus qui n’ont ni la force ni la flamme sacrée sont exploités aux plus viles tâches, que des razzias prélèvent dans les villages d’en bas des « esclaves » et des « proies » pour l’entraînement au meurtre et à la torture, « tout juste bons à servir de cobayes aux purs ». Pire, si possible, les nombreux rejetons défaillants de cette consanguinité sont parqués dans des fosses infâmes qu’il faudra nettoyer en un radical génocide. Ce pourquoi notre héros fuira la vallée fermée et ira trouver dans une ville des plaines une vie impure, quoique plus humaine.
Il est rare de lire, sous le vernis romanesque, une telle dissection du fonctionnement sectaire et de la spiritualité au service de la pulsion totalitaire et meurtrière. Tejpal dit avoir été inspiré par le procès d’un extrémiste hindou anti-musulman. Orwell probablement n’aurait pas renié cet apologue, malgré une facilité narrative digne d’un de ces films d’aventures que d’après ce roman l’on réalisera probablement…
Thierry Guinhut
La partie sur Tejpal a été publiée dans Le Matricule des anges, septembre 2012,
ou les constellations de la traduction et du roman.
Adam Thirlwell : Le Livre multiple,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Anne-Laurent Tissut,
L’Olivier, 464 p, 26 €.
« Babel heureuse », ainsi Roland Barthes qualifiait-il l’accession à « la jouissance par la cohabitation des langages » dans Le Plaisir du texte[1]. Cependant, hors pour de rares polyglottes extraordinairement doués, cette Babel ne peut se passer de la traduction. Adam Thirlwell, un Anglais dont le plaisir de Barthes, le français et le russe sont au-dessus de tout soupçon, n’est pas loin de croire qu’une langue de Babel est possible. Car voici, selon lui, un « projet d’utopie : le roman international de l’avenir ». Ce dernier est un kaléidoscope de traductions, réunissant en un « Livre multiple », les chefs d’œuvres des grands romanciers, de Flaubert à Joyce, de Sterne à Nabokov, en passant par Kafka et Gadda… Ainsi, le roman, infiniment traductible en des centaines de langues, n’est rien moins qu’une « usine à histoires » cosmopolite, ici rassemblée dans un essai à saute-moutons fait d’ « Hommages » et de « Brèves théories de multiplication ».
La première multiplication est celle des « Phrases », cet « assemblage explosif », où le signe est séparé du réel. Thirlwell s’appuie sur les 99 Exercices de style de Queneau, qui, bien que répétant à chaque fois la même histoire, montre que « la moindre modification suscite une nouvelle vision ». Il n’y a donc pas identité entre la forme et le fond. En même temps que le romancier tente de nouvelles voies d’écritures, du signe vers le réel, il crée non seulement une nouvelle vision du monde, mais un nouveau monde. Ce pourquoi la seconde multiplication est celle des « Hommages » aux romanciers qui bouleversent la langue, la composition romanesque et les relations à autrui et aux idées. En même temps, ces deux multiplications sont des traductions, d’une langue à l’autre, d’un réel à la fiction, d’une fiction à une autre fiction…
Visiblement -et nous ne lui en voudrons pas- Thirlwell a ses écrivains fétiches : Sterne qui inventa « la lassitude du roman », la surabondance des digressions et l’ébauche abruptement inachevée à la place du roman clos sur lui-même. Carlo Emilio Gadda, « romancier moderniste international », amateur de baroque et de grotesque, de « glissements arbitraires de registres et de réalités ». Bohumil Hrabal, « palabreur » du « roman-monologue », auteur de « roman-collages » et d’une « encyclopédie des formes digressives », affichant un « réalisme total ». Nabokov, bien sûr, ce polyglotte qui se traduit lui-même dans les langues de l’exil, dont Thirlwell aime le « tapis magique » des phrases. Car, pour l’auteur de Lolita, « la vie est inférieure à l’art »…
Lire un roman traduit, selon les uns, c’est une perte de sens et de musique, au mieux un travestissement. Twirlwell plaide pour une transmissibilité maximale, pour une mondialisation du contenu et de la dynamique romanesques. Au point qu’une traductrice anglaise parvienne à faire des « anglicismes » de Queneau, des « gallicismes ». Il refuse de penser « qu’une aventure de style est monoglotte ». Ce qu’il n’a pas manqué de prouver en traduisant en anglais les nouvelles de Mademoiselle Ô de Nabokov. S’il a encore besoin de convaincre bien des lecteurs, les écrivains avant lui témoignent de la circulation et de l’insémination européenne et mondiale des grands romans. Parfois traducteurs et critiques, comme Nabokov, ils nourrissent leurs propres créations des inséminateurs que sont les œuvres de Cervantès ou de Sterne. Notre essayiste s’appuie par exemple sur « un écrivain mineur » et symboliste français, Edouard Dujardin, qui pourtant inventa dans Les Lauriers sont coupés le monologue intérieur, avant de recevoir la marque de la reconnaissance de Joyce, qui amplifia avec le brio que l’on sait cette technique avec le personnage de Molly Bloom à la fin de son Ulysse.
Quoique passant parfois d’un auteur à l’autre comme du coq à l’âne, pour illustrer d’abondant exemples (y compris artistiques et musicaux) le moi multiple, les multiples relectures, le monde multiple du roman, il s’agit là d’une réjouissante revisitation des codes de l’essai littéraire. Butinant de texte en anecdote, de Borges à Gombrowicz, de Cervantès à Henri James, se dessine une culture plurielle, vagabonde et exponentielle. A l’image du roman, ce genre littéraire omnivore et aventureux. Car Thirlwell, brouillant les frontières génériques, confiant ses œuvre aimées, son émotion au contact du texte sans dédaigner l’usage du « je », va jusqu’à qualifier son essai vagabond comme un « roman » qui ne veut pas en être un, comme une exploration dans la forêt des pages de sa bibliothèque qui est la nôtre. La composition est aussi sinueuse qu’en archipel, en constellations, voire en réseaux et rhizomes. Finalement, il apparait que le concept de réécriture, qu’il associe à toute écriture romanesque, vaut autant pour la prolifération de son essai, qui est une réécriture errante de ce qui aurait pu être une trop sage Histoire de la littérature…
Certainement la traduction de son roman, Politique, en une vingtaine de langues, y est-elle pour quelque chose. Se relire en un idiome lisible ou illisible reste une expérience à la fois narcissique et traumatisante, où l’on se reconnait sans se reconnaître, en de multiples miroirs biaisés. Politique reste-t-il lui-même en hongrois, en suédois ? Sans compter que, dans sa langue originelle, Le Livre multiple s’appela Miss Herbert, en une première version dont il est devenu une réécriture toute neuve. Ce du nom de la gouvernante anglaise de la nièce de Flaubert, qui d’elle appris la langue de Shakespeare, et peut-être l’amour, avec qui il aurait traduit Madame Bovary, en un manuscrit perdu…
Peut-être est-il dommage que l'éditeur français n'ait pu reprendre les images (couvertures, ac-simile et autres index) de l'édition anglaise. Mais ce fut le résultat de la volonté de l'auteur qui tint à nous en priver au bénéfice du work in progess. Reste que la déambulation mentale en vaut bien la peine. Plusque la lecture de Politique, pourtant couvert de succès. Cette histoire de ménage à trois se veut passablement obscène, mais en tout cela passablement banale. Exhiber à la fois les actives fesses de ses personnages et les ficelles du romancier qui s’interroge sur sa création et se commente lui-même, sans compter les digressions philosophiques au petit pied, suffit-il, malgré l’humour et l’ironie affichés, à rendre compte de « l’utopie socialiste du sexe », et à renouveler la psychologie du couple et des mœurs ? La version « cool » et parodique de Sade ou de Thérèse philosophe (célèbre curiosa du XVIIIème), malgré la culture indéniable de l’auteur, est-elle à la hauteur ? Ce porno « politique » parvient modestement à déconstruire la morale traditionnelle (mais n’est-ce pas déjà un cliché ?) en offrant une liberté sexuelle à ses personnages. Mais guère à construire un espace mental romanesque, comme nous le découvrons avec plus de bonheur dans Le Livre multiple.
On devine que la thèse d’Adam Thirlwell puisse rencontrer des suspicions, voire de radicales mises en doute, ce dont témoigne le titre d’Emily Apter : Against world littérature. On the politics of untranslatability[2]. Il existe en effet bien des mots qui résistent à la traduction, de « sehnsucht » en allemand au « duende » en espagnol, des textes, en particulier poétiques, y compris dans le roman, qui frôlent ou résident définitivement dans le lieu scellé de l’intraduisible. Le concept de littérature-monde, déjà prôné par Goethe, n’est pas sans devoir garder conscience de sa pluralité babélienne, et donc culturelle. C’est qui pourtant n’est en rien, de l’aveu de Thirlwell, un empêchement à l’effort de traduction, y compris au-delà de l’illusion selon laquelle « la langue est liée à l’ineffable » ; car « une traduction peut devenir un nouvel original ». Ainsi se dissémine le plaisir cosmopolite du roman, qu’Adam Twirlwell multiplie avec bonheur. Au point d’engager, en sa conclusion, et avec ardeur, les romanciers, présents et futurs, à privilégier le projet personnel « débridé », à « se lancer dans le totalement amateur, le totalement multiple ». Il ne reste plus, en conséquence, chers lecteurs et romanciers virtuels, qu’à se lancer…
Abbatiale de Saint-Maixent, Deux-Sèvres.. Photo : T. Guinhut.
Deux biographes de William Blake l'infini :
G.K. Chesterton et Christine Jordis.
G. K. Chesterton : William Blake,
traduit de l’anglais par Lionel Leforestier, Le Promeneur, 176 p, 16,50 €.
Christine Jordis : William Blake ou l’infini,
Albin Michel, 288 p, 19 €.
« Tout ou rien » pourrait être la devise de William Blake. Si ses poèmes sont assez connus et publiés, ses peintures tatouées sur toutes les mémoires, sa biographie méritait un opuscule d’un genre nouveau. Une vie, un essai, deux genres intimement mêlés, qui se lisent comme un roman. Car on ne peut rester simplement narrateur pour enquêter sur cette personnalité météoritique sans considérer la pensée qui la sous-tend. De sa révolte contre le monde contemporain au peintre et coloriste soigneux en passant par le poète halluciné, les portraits de Christine Jordis et de Chesterton se chargent de noirceurs et de lumières, s’animent sous nos yeux stupéfiés, sinon totalement conquis.
Voici la collusion de deux excentriques anglais. L’un, Chesterton (1874-1936), écrivait des récits policiers dont un prêtre exact et jovial est le détective ; l’autre, Blake (1757-1827), était un peintre-poète qui rédigeait d’épiques et bibliques délires en les illustrant de personnages torrentiels : prophètes, démons, Dieu… Le talent du premier, qui se fait fin biographe de celui qui était peut-être un génie, donne un relief tout particulier à l’objet de son étude, figure solitaire du préromantisme.
C’est avec regret que Chesterton ne commence pas, à la manière de Blake, son récit (qui passe souvent la frontière de l’essai) par la création du monde. Rassurons-nous, s’il n’est pas démesurément exhaustif, il a l’art de la concision suggestive, la clarté conceptuelle et la richesse stylistique, ce qui est bien le moins pour garder les pieds sur terre et portraiturer celui qui vit « le prophète Ezechiel assis sous un arbre », dès son enfance. Heureusement « Blake était le seul qui parlât du surnaturel avec naturel ». L’on admirera le sens de la formule de Chesterton pour qualifier la poésie de celui qui était « bloc de convictions volcaniques » : « Son verbe diluvien l’assourdissait. » Parmi de longs textes, parfois « décousus », il trouve une phrase « cosmique et synthétique ».
Il se fait à la fois critique d’art et littéraire, débat de la question de la folie de ce « grand mystique », dont les plus mauvais poèmes sont ceux d’un « spirite », dresse des portraits édifiants de ses mécènes, de l’ange à l’escroc, brosse un tableau des courants intellectuels et politiques du XVIII° siècle qui est celui de « l’affranchissement de la raison vis-à-vis de l’église », dans lequel se dresse la figure spirituelle et solitaire de son héros. Qui nous semble un monstre démentiel, terriblement inactuel, et cependant fascinant, beaucoup plus par son œuvre graphique que par ses fleuves et joyaux poétiques. Même si surnagent de merveilleux vers consacrés aux anges et aux animaux, à ce tigre que Borges aimait tant : « un tigre immortel qui rugit de joie sous le regard de Dieu pour les siècles des siècles », souligne notre biographe. Plus étrange encore, le divin de Blake est, dit-il, « net et charnel », car « la divinité est plus tangible que l’humanité ». Nous sommes d’autant plus stupéfiés par de tels aphorismes que nous ne partageons pas forcément les convictions religieuses des deux auteurs… Même si Blake était un fervent admirateur de la Révolution française, l’on sent un peu trop chez lui le fanatique, ce qui n’apparaît pas chez Chesterton. Il faut bien pourtant reconnaître le pouvoir de fascination des créatures du peintre : loin de la niaiserie saint-sulpicienne, « c’est contre ce mysticisme émasculé que Blake s’est dressé tel un Titan ». Chesterton cingle d’un mot son époque, lorsque il fait l’éloge de la précision du dessin de son idole et blâme « le paysage nuageux du pur coloriste », donc de l’impressionnisme. Ainsi, il s’attache à « la conception blakienne de l’art », analysant les gravures allégoriques et les aquarelles (dont on vit une superbe exposition au Petit Palais en 2009).
La prose puissamment cultivée, succulente et précise de Chesterton fait merveille. Ce « journaliste d’idée », poète et essayiste, nouvelliste, polygraphe infatigable qui se convertit au catholicisme, n’en conserve pas moins des traits du rationalisme de son temps, tout en figurant à travers son modèle ses angoisses et convictions. Entre ses biographies de Dickens, Browning et Stevenson, celle-ci est certainement la plus époustouflante. Certes, il ne s’agit pas là d’un strict inédit, puisque Néo (les Nouvelles Editions Oswald au catalogue jadis impressionnant) publia ce texte en 1982. Reste que la maquette blanche, si chic, ornée de « L’Ange Michel ligotant Satan », et une nouvelle traduction, peut-être plus élégante, rendent cette curiosité biographique et fantastique, tout simplement météorique.
Plus sobre et néanmoins particulièrement efficace est la biographie-essai de Christine Jordis. Né en 1757 d’une famille de petits artisans londoniens, William Blake ne pactisera jamais avec le monde clérical, monarchiste, bourgeois qui le cernait. A la misère humaine qui l’entourait, il pensait substituer un monde d’anges ; le réaliste en lui n’avait guère à opposer au visionnaire. Il « haïssait la tyrannie, les institutions et les lois, les rois et leurs fidèles, les prêtres et leurs interdictions, toute forme de pouvoir, c’est-à-dire d’oppression ». Républicain dans l’âme, il avait la nostalgie d’un monde pastoral et biblique qu’oubliaient la montée du capitalisme et la peine du prolétariat. En cela il était bien un romantique.
En conséquence, allait-il fomenter une révolution ? Non, malgré le seul premier chant de son poème La Révolution française, en 1791, sinon celle du bonheur, de « l’infini »… Il conquiert, non sans peine et pauvreté, sa liberté, en imprimant lui-même ses livres, en trouvant divers mécènes et protecteurs, dont William Hailey, Thomas Butts et John Linnell. Graveur sur cuivre, sur acier, puis sur bois, à la fois du texte et des images, il invente de nouvelles techniques, de nouveaux usages de l’aquarelle, tendre, explosive. Malgré quelques fervents admirateurs, il est souvent incompris, taxé de « cerveau dérangé », quoiqu’il se compare sans vergogne à Michel-Ange. En réactionnaire magnifique, il flagelle alors la mode, le commerce, la publicité, les critiques, l’art manufacturé, la spécialisation du travail, les machines. Le dégoût des clichés et du kitsch voisine avec la haine de la modernité.
Bouleversé par la mort de son jeune frère Robert, qu’il vit « se libérer du corps inerte et monter vers le ciel, les mains battant de joie », il n’a de cesse de réaliser sur le papier et dans les yeux de ses amateurs les déclinaisons de ce moment parfait qui contamine toute la création, toutes les mythologies, y compris celle, hermétique et démesurée, qu’il fonde. Ce sale caractère voit, en toute sincérité, des anges sur les arbres, « le fantôme d’une mouche », des Christ de lumière, converse avec les saints, fait parler les prophètes, figure Job et Satan. Il rejette évidemment la raison des Lumières, préférant la perception des archétypes, œuvrant au Mariage du Ciel et de l’Enfer, « ivre de vision intellectuelle » lorsqu’il compose, grave et peint sous l’œil du cosmos.
William se fit l’éducateur de sa femme d’abord illettrée ; Catherine se fit bien plus que sa compagne, broyant ses couleurs, reliant ses livres, partageant ses visions, dessinant presque aussi bien que lui, à s’y méprendre. Au-delà de la loi morale de son temps, il réclame une dynamique de la « Vierge en prostituée », une liberté du désir et de l’amour, au-delà de la guerre des sexes et de la sexualité réprimée de son temps…
En ces œuvres torrentielles, cet éternel enfant et titan rêve, autant qu’il commente, L’Ancien et le Nouveau Testament, l’Europe, l’Amérique… L’Apocalypse et le Paradis sont ses demeures véritables. Puisant chez Platon et Plotin, chez Swedenborg, imaginant le Diable inspirer Dante, il est un « voyant » au sens rimbaldien. « Ni philosophe, ni métaphysicien », il échappe à toute catégorie. Poésies picturale et verbale sont ses seuls guides auprès de Dieu, au plus près de l’énergie et de la vie.
L’inspiration de Blake est proprement hallucinée : manuscrits enluminés aux créatures sculpturales, aux mouvements verticaux et spiralés, aux couleurs puissantes et contrastées ; poèmes épiques et prophétiques aux accents bibliques, aux métaphores brûlantes sinon grandiloquentes. Outre la Bible, il illustra Shakespeare, Milton ou Dante. N’est-ce qu’une inspiration passéiste ? Christine Jordis insiste sur la modernité, presque joycienne, d'un poème de 1784, UneIle sur la lune, dans lequel trois philosophes fantaisistes et paillards jouent avec les mots. Il trouva l’ascension où rejoindre ses rêves, en mourant en 1827.
Le talent et la culture de Christine Jordis n’étaient plus à démontrer. Savante angliciste, elle avait publié une biographie de Gandhi, des essais sur les romanciers anglais, comme ses Gens de la Tamise et d’autres rivages[1]. Mais avec ce qui outrepasse les limites de l’essai et de la biographie, non sans un réel souffle lyrique, elle offre de William Blake un « drame à épisodes ». Le portrait est saisissant, offrant de sa pensée, de son esthétique, une lecture critique pleine d’empathie, explicitant les problématiques inhérentes au personnage hors normes autant que ses choix de peintre, de poète politique et mystique.
Dans la bibliothèque du lecteur blakien, il faut, en bonne compagnie complice et sombrement illuminée, adosser ces livres coruscants de Chesterton et Jordis au précieux catalogue, richement illustré, qui accompagna l’exposition du Petit Palais[2]. C’est ainsi que, cependant protégés de la contagion du délire prophétique, nous pourrons rêver des métaphores colorées du plus étonnant des romantiques anglais. Vous avez dit « romantique » ? Il associait la nature à l’illusion, donc au diable ; il ne pouvait alors habiter le même pays que Coleridge et Wordsworth. A moins qu’il s’agisse d’un romantisme biblique, d’un romantisme noir et aquarelle.
traduit de l’anglais par Béatrice Vierne, L’Herne, 664 p, 23 €.
On a reproché au prolifique Anthony Trollope (1815-1882) de n’écrire qu’à heures fixes, pour gagner de l’argent, des romans au kilomètre. Pire, on pourrait rejeter d’un revers de mépris L’Ange d’Ayala, roman rose et pavé feuilletonnesque. Grave erreur. Certes Henry James, qui lui rendit hommage, plus grand et plus énigmatique que lui, n’appréciait pas ses interventions intempestives d’auteur jouant avec sa fiction ; mais c’est un des aspects pour nous les plus séduisants de ce Victorien beaucoup plus talentueux qu’il n’y parait. Ce grâce à l’alliance du roman sentimental et de la satire sociale, pour notre plus grand plaisir
Le drame domestique s’installe autour de deux sœurs orphelines : Ayala, la plus jolie, Lucy, plus passable. Recueillies chez leurs oncles et tantes, la première rejoint la richissime famille Tringle, quand la seconde s’installe chez de pauvres bourgeois. Entre le tourbillon des fêtes et des intrigues d’une part, et le morne quotidien d’autre part, « où jamais on n’y lisait un poème », leur destin semble fixé à jamais. Quand des différents poussent Lady Tringle à vouloir faire l’échange des sœurs ! Moment dramatique et facétieux. Evidemment la grande affaire est de trouver un mari : Ayala cherche « son Ange de lumière, même s’il ne devait jamais se manifester en chair et en os ». Malgré les embûches, Lucie est prête à une vie plus terre à terre, avec l’affection de son sculpteur.
L’argent est une des principales préoccupations du roman réaliste, et la première pour la plupart des protagonistes, sauf ceux qui croient à la vérité de l’amour, à moins d’être fou d’amour au point de boxer leur rival et de finir au poste… Les classes sociales sont compartimentées ; seules la beauté, l’élégance et la répartie d’Ayala, certes cousine d’une famille du plus haut monde, permettent de franchir les barrières, en une sorte d’élitisme rafraichissant. La satire sociale, entre aristocratie et bourgeoisie besogneuse, reste alors bon enfant, non sans profondeur, lorsqu’il s’agit de tenir son rang, d’en être digne, de gagner de l’argent et non de le gaspiller : l’un « porte son arrogance dans ses sourcils et dans sa panse rebondie ». Ce contemporain de Dickens parait plus sucré, plus léger ; reste que le divertissement n’est pas sans enseignement.
Le conflit de génération, entre un père soupe au lait, cependant généreux, et ses filles entêtées, voire frondeuses jusqu’à la « sottise » est traité avec vigueur et pénétration, lors de situations hilarantes : Sir Tringle traverse la Manche pour ramener sa cadette enfuie à Ostende avec un soupirant maladroit. Ce qui nous vaut une parodie réaliste et truffée d’ironie, très réussie, de la fuite romanesque et romantique… Mais au-delà, même si tout cela aboutit à une splendide (et parfois plus mitigée) salve de mariages, ne voit-on pas poindre au cœur du XIXème siècle, l’émancipation féminine, les futures suffragettes…
Le délicieux roman-feuilleton du XIX° anglais est rythmé par des titres de chapitre alléchants : « XIII Comment la zizanie s’installa chez les Tringle », « LXII A quel point extrême il l’aimait »… Trollope alterne les destinées croisées, faisant avancer son intrigue aux multiples fils impeccables, narrateur omniscient qui ménage avec entrain ses effets, ses suspenses. Il arrive cependant qu’il ait oublié un prénom ou qu’une lettre fût déchirée et jetée ; qu’importe, le plaisir reste intact. On comprend qu’il fit fureur en son temps. Sans compter son humour, comme lorsque Tom, l’amoureux rejeté, porte « un gilet qui, à lui-seul, aurait été suicidaire ».
Le but du roman, comme le propose Trollope, qui fut également voyageur et autobiographe, est-il d’« établir une concorde universelle » ? A travers les dimensions sociale et psychologique, la résolution de situations complexes, par la fluidité du récit et de l’empathie avec les personnages, il peut servir de manuel de savoir-vivre, de guide moral, dans un monde victorien qui ne doit pas être dépourvu de « charme intellectuel »…
Thierry Guinhut
Article publié dans Le Matricule des Anges, juillet-août 2013
William Blake : Le Mariage du ciel et de l’enfer et autres poèmes,
traduit de l'anglais (Grande Bretagne)
par Jacques Darras, Poésie Gallimard, 400 p, 12,90 €.
Fascinant, William Blake a quelque chose d’également répugnant. Ses aquarelles, ses gravures et ses livres enluminés étonnent le regard et bouleversent l’imaginaire, ses poèmes, plus exactement ses Chansons, ravissent. Cependant ses écrits prophétiques, pour stupéfiants qu’ils soient, laissent le lecteur fort perplexe devant tant de grandeur musculeuse, d’intransigeance et de délire postbiblique…
La peinture de Blake (1757-1827) est évidemment d’une singularité époustouflante. Avec quelque chose de maladroit et d’enfantin dans les lignes, et cependant visionnaire. Car rien de ses traits et couleurs n’est gâté par une niaise iconologie, par une pieuse imagerie conventionnelle. Son espace pictural est tout entier personnel, comme son panthéon mythologique qui, aux déités et figures de la Bible et de la Divine comédie, ajoute une divinité originale et totale : « Urizen », qui incarne la Loi et la Raison. C’est Michel-Ange, et ses fresques aux musculatures puissantes, qui l’inspire, quoique avec une sensibilité presque enfantine, dans des constructions aux symétries bourgeonnantes et ardentes. Certes, outre l’évident intérêt pour l’enluminure médiévale, avec son contemporain Fussli, ils purent s’entre-inspirer. Mais moins sombre que lui, il impressionne par la puissance de la couleur, l’évidence sublime de la lumière divine et l’horreur séduisante de ses incarnations lucifériennes du mal. Mais peut-être manque-t-il à cette imagerie une qualité précieuse : le don d’empathie qui permettrait de s’identifier à ses personnages, d’éprouver amitié et tendresse pour eux…
Dans la tradition du « ut pictura poesis » d’Horace), peinture et poésie sont liées. Loin du voyant rimbaldien, il se veut l’œil de Dieu : « Dans l’avenir, je prophétise et vois ». Halluciné, sujet à des visions grandioses, son mysticisme est à la fois régressif, jusqu’aux sources des prophètes bibliques, et romantique. En toute sincérité, lui apparaissent Ezéchiel, Moïse, les anges, Dieu lui-même, ce qu’il nous restitue sur le papier ; ce que l’on a pu longtemps prendre pour de la folie, étant donné la violence lyrique de son verbe. Dante et Swedenborg sont ses maîtres d’Enfer et de Paradis. La raison du siècle des lumières est balayée par son expérience intuitive, sa relation à la mystique lui permet de réconcilier les contraires, amour et haine, en un puissant sursaut créateur, et d’affirmer une dialectique du bien et du mal renouvelée. Son matériau biblique est recyclé, régénéré dans un syncrétisme religieux qui devient « religion de l’imagination ». La révolution française l’enthousiasme un temps, jusqu’à ce qu’elle s’effondre dans la Terreur ; c’est alors qu’il lui préfère le règne d’Albion (entendez l’Angleterre), quoique en bon réactionnaire, il la condamne pour s’être laissée défigurer par la révolution industrielle. L’une de ses rares propositions à pouvoir nous séduire encore est son exigence du droit au plaisir pour la femme (peut-être en hommage à son épouse fidèle, Catherine Boucher) : « La jeune fille / Qui se languit de l’homme ouvrira son ventre à d’immenses joies ». La beauté du désir et de la sexualité est ici en lien avec une dimension féministe non négligeable.
Hélas, les écrit prophétiques, lorsqu’il s’agit de la tâche impossible de réaliser le délicat Mariage du Ciel et de l’Enfer, ce nouveau décalogue, nous laissent pantois, sinon indifférent ; comme s’il s’agissait de l’échec magnifique du fondateur de secte que personne n’a suivi, dont la mythologie épique et torrentielle s’écroule sous nos yeux las. Incendies, anges, démons se bousculent, parmi de « furieux maelströms aux révolutions inarrêtables ». Les versets apocalyptiques, définitifs et grandiloquents, ponctués d’allégories, forgés d’un radicalisme religieux peu amène, fatiguent la patience du lecteur quand tout est « vision mémorable ». Le fondateur de religion cosmique et solipsiste, sans disciple aucun, parait s’époumoner dans le vide sidéral. Même si d’inévitables pépites visionnaires et borgésiennes parsèment l’ensemble : « Je me trouvai dans une imprimerie de l’Enfer », où les métaux « prenaient formes de livres & bibliothèques ». A moins que l’on lise ce pullulement d’Archanges et du Diable, dans la continuité de Milton, et dans la perspective d’un romantisme noir et gothique qui trouvera une autre incarnation avec le mal baudelairien…
Faut-il alors balayer d’un sursaut de saine raison sa poésie ? Il faut alors se faire complice de Borges qui sut apprécier avec passion son tigre : « Tyger, tyger, burning bright, / In the forest of the night » (…) Quelle main immortelle quel œil, / Osèrent ta redoutable symétrie ? »
Ses Chansons parviennent à l’osmose entre l’enfance et le lyrisme, jouant par exemple avec l’éloge paradoxal : « je suis / Mouche de bonheur, / Que je vive, / Que je meure. » Non sans un message d’humanité, ne serait-ce qu’avec son « Petit enfant noir » : « Quand agneaux nous danserons autour du Divin Dais / Moi de mon nuage noir, lui de son blanc libérés : / Je l’abriterai de la chaleur, lui faisant accepter / De s’appuyer avec joie sur le genou de notre Père. » Chantre de l’innocence, le poète défend également celle des enfants exploités par le travail et la prostitution, ce dans une perspective humaniste qui se nourrit d’une révolte sociétale.
L’un de ses plus beaux poèmes, « Auguries of innocence » ou « Prémisses d’innocence », permet de « Découvrir l’Univers dans un grain de sable / Voir un paradis dans la fleur des champs (…) Lire l’Eternité dans une heure au cadran ». Dans lequel une prophétie, pour une fois en passe de devenir réaliste en notre aujourd’hui, annonce : « Demain l’état sort en ruine par la fenêtre »…
L’équivalence entre « génie poétique » et « esprit de prophétie » ne va plus de soi. Voire est aujourd’hui obsolète. Voilà peut-être pourquoi nous ne lirons plus guère une grande partie de l’œuvre de William Blake ; sauf en visitant un impressionnant et curieux muséum de l’art, où les antiques tyrannosaures de la religiosité fantasmatique dictatoriale voient leurs os s’effriter. Même si son œuvre plastique, puissamment et ingénument colorée, garde sans cesse son pouvoir d’étonnement démiurgique et de séduction chatoyante…
& Chien jaune satiriste en guerre contre le cliché.
Martin Amis : Lionel Asbo, l'état de l'Angleterre,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Bernard Turle,
Gallimard, 384 p, 21 €.
Martin Amis : Chien jaune, traduit de l'anglais
par Bernard Hoepffner et Catherine Goffaux, 498 pages, 22,50 € ;
Guerre au cliché, essais et critiques 1971-2000, traduit
par Frédéric Maurin, 512 pages, 27,50 €, Gallimard.
« Money »… Non, ce n’est pas la célèbre chanson des Pink Floyd, mais un roman de Martin Amis, contempteur déjà légendaire des bassesses contemporaines. L’anti-héros de Money[1], trop bien nommé John Self, est un analphabète narcissique le plus souvent frappé de nullité. Comment s’en sortira-t-il ? Mais par la quête du Fric et du Sexe, ces grand dieux de l’humanité de tous les temps, et finalement par la dérision, cette revanche du pauvre en esprit. Il a également son avatar en Lionel Asbo, qui est l'allégorie de la délinquance, du fric facile et de l'état de l'Angleterre. Dans le droit fil de cette veine, avec Chien jaune, les mœurs de l'Angleterre contemporaine sont une fois de plus saccagées par l'impitoyable satiriste. Qui nous offre du même coup des perles de fiel avec un livre réunissant ses critiques, guerroyant contre le cliché.
Les contes de fées ne récompensent pas toujours les enfants sages. Pire, ils tombent sur la tête bénie des affreux. Tel Lionel Asbo, 24 ans de délinquance, de prison et de crimes parfois impunis, ce nouvel anti-héros déjà fameux du romancier Martin Amis. N’ayons pas peur des mots : le personnage est un plouc vulgaire, un « grand asocial », frimeur, inculte et fier de l’être, sauf « en droit criminel », aussi violent et machiste que ses pitbulls nourris au Tabasco. Pourtant, comble d’injustice du sort, parmi tant de quidam de la planète terre, c’est à lui qu’échoit le gros lot : « cent quarante millions de livres sterling » ! C'est ainsi qu'est lancé le roman du fric, de la voyoucratie et des destins croisés au fond du maelström de l'Angleterre délinquante...
Lionel est un père, voire une mère de substitution pour son neveu Desmond, abrégé en « Dès ». Mais le premier abhorre l’intelligence, quand le second a un « Arbre de la connaissance personnel ». Le roman offre alors une belle image contrariée de la filiation. Cependant, lorsque, comme cet « anti-père », on a le mal dans la peau, peut-on transmettre son contraire ? Si le parcours du roman d’éducation dans le roman qu’est l’histoire de Dès est proche du sans faute, il est pourtant entaché d’un péché originel : il devient, un temps, l’amant incestueux de sa jeune mamie. Ce dont un autre jeune homme sera soupçonné par le vindicatif Asbo, qui l’enlève et probablement le tue. La modeste part de complicité de Dès dans l’affaire n’est-elle que comptable au titre de l’irrésistible influence et autorité de Lionel ? Pourtant l’adolescent saura, lors d’années pas toujours sereines, alors qu’il doit continuer de veiller sur les chiens meurtriers de son mentor, évoluer vers le meilleur : des études réussies, un métier de journaliste, une fiancée charmante, puis une enfant qui autorise tous les espoirs. Quand Lionel et la sulfureuse poétesse Threnody (« la Jézabel du X et l’Idiot de Diston ») forment un couple modèle (« la covergirl courage et son pote patriote ») qui n’aboutira qu’à une fausse couche. Ainsi, reflets et contre-reflets, échos et antithèses balisent la construction en miroir inversé, pas si naïve, de ce récit étonnamment efficace…
La satire des mœurs, avilis par le délitement moral de la racaille, se double de celle de la presse à scandale, à l’affut des frasques de celui qui met le feu à son hôtel et boxe plus souvent qu’à son tour, presse accrochée aux basques de ce chéri de la fortune qu’elle épingle en « Taré du Tirage », en « Détraqué du Quarté » : c’est « l’affolement médiatique autour du Voyou du Loto ». Son nom est d’ailleurs un acronyme grinçant : Asbo signifiant « Anti-Social Behaviour Orders », allusion aux ordonnances gouvernementales contre les comportements délinquants. Pour le « crétin du Mégaflouze », « Les signes extérieurs de richesse ne sont qu’un rappel constant de sa nullité ». Il loge en un hôtel d’hyper luxe, « où la clientèle type était riche et célèbre ; aucun de ses membres n’était devenu l’un et l’autre grâce à son intelligence » ; coup de patte cinglant jeté aux nouveaux riches.
Voici une synthèse romanesque réussie de la misère sociale et de l’amoral égoïsme de l’Angleterre, certes abusive s’il s’agissait d’une allégorie du pays entier. Dans laquelle on appréciera les métaphores ludiques, clinquantes, dévastatrices de l’écrivain : « le soleil bien planté dans le ciel, comme une punaise dorée » ; un garçon ressemble à « une pizza à l’acné », l’autre a « le visage sous un manteau de sueur ». La plus sale pornographie, c’est « quand un zoo viole un aquarium »… Ainsi, ce roman est, conceptuellement, stylistiquement, l’un des meilleurs de Martin Amis ; au-delà de baisses de régime, comme la récente Veuve enceinte ou les nouvelles d’Eau lourde, dont le manque de conviction et de concision déçurent. Il retrouve l’excellence de L’Information et de Poupées crevées, mais aussi la dimension programmatique de son recueil d’essais : Guerre au cliché.
Satiriste patenté du fric, démiurge des villes désœuvrées, il veut, comme Dès, son jeune héros, « l’unique poème » et « le cosmos de l’universalité ». En faisant de ses deux personnages, sans manichéisme excessif, le parangon du mal, de la pulsion violente, et l’espérance du mérite, du bien, peut-être Martin Amis, romancier vigoureuxentre roman picaresque et roman d'éducation,y a-t-il réussi…
Martin Amis fait-il alors profession de mauvaise humeur ? « Chien jaune » est en effet une expression anglaise qui signifie quelque chose comme « sale type ». Entre les êtres mous ou violents qui parsèment son dernier roman et les coups de pattes parfois sanglants qu'il adresse aux écrivains brocardés dans Guerre au cliché, le romancier, gentleman dérangeant des lettres, paraît se délecter dans la boue de l'humanité qui nous entoure. Il ne nous épargnait pas son dégoût jubilatoire dans ses romans précédents, de Poupées crevées à Réussir[2] ; mais il en remet une louche, torrentielle, pimentée.
Un trio peu ragoûtant tient les rênes de cette fiction qui jaillit du sordide réel des rues, des journaux et des télévisions. Au détour d’une poignée d’histoires entrelacées, chacun est l'incarnation d'une pathologie sexuelle autant que mentale. Xan Meo, « l'artiste universel », affligé d'un « satyriasis post-traumatique » devient un impénitent de l'érection et de la copulation. Au point que sa femme Russia se dise : « Je n'ai donc obtenu deux diplômes et étudié l'histoire qu'à seule fin d'être violée dans une grotte ». Clint Smoker est un frimeur, un « crétin à fort QI », un pisse-copie d'un tabloïd à succès, bourré de scandales et de « meufs de lecteurs » dénudées, alors qu'il dissimule un pénis minuscule. Ce « merdique du gourdin » prétend aller enquêter « dans la métropole borgésienne de la pornographie ». Quant au roi Henri IX, fantoche sans envergure, il est réveillé de son apathie sentimentale et sexuelle par un chantage : une vidéo montre sa fille, la princesse Victoria nue, du haut de ses quatorze ans, dans sa baignoire. La voilà qui veut se convertir à l'Islam, ou abdiquer. L'intrigue permettra de croiser les personnages dans une conflagration de vulgarités.
Car « l'obscénification » est sans cesse au rendez-vous : « le genre dominant en ce moment, c’est incontestablement la Baisetruction ». Au point qu’ « à l’ouest était venu se poser un soleil couchant criard, et même carrément porno ». Ce pour figurer, stigmatiser et conspuer une civilisation ravagée par le retour de la violence et de l'inceste primitif. Où trouver l’innocence, si elle a jamais existé ? En un monde que l'écrivain doit au moins secrètement remercier pour le plaisir renouvelé de jouer d'une ironie polymorphe, avec un style bourré d'inventions...
Martin Amis écrit en effet comme on dessine une bédé trash et ludique. Indubitablement il est à l'écoute des métamorphoses de la langue. Celles que lui fournissent les circonvolutions de son imagination dynamique, mais aussi celles empruntées à la rue, à l’argot, aux discours officiels et compassés de la royauté, aux grossièretés scatologiques des canards salaces dont le public est « le branleur au chômage », jusqu'aux SMS (« tous 2venus 5gl&s »)... Même si, comme un chewing-gum trop longuement mâché, le récit s'étire parfois mollement, ce « tas de dégueulis dans le caniveau » est jubilatoire et monstrueux. Que voilà un miroir jaune de crasse physique et morale jeté à la tête du lecteur ! Ce dans la tradition avouée (par notre journaleux qui signe « Chien jaune », et alter ego de l’auteur) des grandes plumes du XVIIIème anglais : Jonathan Swift et Henry Fielding, satiristes hors pair. Sans hésiter à interroger la mission de l’écrivain : « Tu veux dire que tu flattes bassement le lecteur. (…) Une sorte de pan-insignifiance. Et tu sembles souscrire à diverses fictions polies sur les hommes et les femmes. (…) Comme si toute hostilité avait disparu, et que nous buvions tous le lait de la tendresse humaine ».
Si le politiquement correct qui propose au moyen de « fictions polies », une vision lénifiante et par là menteuse, dangereuse, de l'homme et du monde peut être considéré comme un cliché, alors Martin Amis ne commet dans ses romans pas le moindre cliché, ce péché mortel de l'écrivain auquel la postérité ne fera pas grâce. C'est ainsi que dans ses critiques, il balaie non sans pertinence et d'un perfide revers de phrase Norman Mailer, accusé d'écrire comme « un écrivain condamné à verser une pension alimentaire de 500 000 dollars par an ». Même s'il est très probablement injuste avec Philip Roth dont il pointe « la bêtise croissante » et « la migraine littéraire », nous n'aimons rien tant que de chercher les perles de fiel dans un pavé qui réunit trente ans de critique et se termine en feu d'artifice, lorsqu'il rend hommage à « Cinq grands livres » : ceux de Cervantès, Jane Austen, Joyce, Saul Bellow et Nabokov.
La bonne humeur littéraire, enfin au programme, devra-t-elle alors s'appliquer à Martin Amis lui-même ? Pourtant, la réjouissante flèche de l’ironie ne cache-t-elle pas un désabusement du monde contemporain, de la veulerie du temps et des mœurs désertés par le raffinement de la culture. Mieux vaut en rire. Il reste avec Chien jaune un immense romancier satiriste et picaresque, reconnaissant, par la voix de son Clint Smoker, sa dette envers Swift et Lolita, même s'il n'est peut-être pas ici à la hauteur de L'Information ou de La Flèche du temps, ses précédentes et plus grandes réussites...
Thierry Guinhut
A partir d'articles publiés dans Le Matricule des Anges, février 2007, juin 2013
Salman Rushdie : Joseph Anton, une autobiographie,
traduit de l’anglais par Gérard Meudal, Plon, 736 p, 24 €.
En 1644, le poète anglais Milton plaida « la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure » dans son Areopagitica ; en 1632, Galilée dut abjurer son héliocentrisme devant l’inquisition du Saint-Office ; en 1766, Voltaire défendit la mémoire du chevalier de la Barre qui, pour n’avoir pas ôté son chapeau devant une procession, fut torturé, décapité et brûlé avec le Dictionnaire philosophique. Depuis, en terres d’Occident et des Lumières, nous croyions être débarrassés de ces entraves à la liberté d’expression. Douce illusion, quand en 1989, le fanatisme que Voltaire appelait « l’Infâme », jeta sa griffe fétide, venue d’Islam, sur un livre et son auteur.
En 1989, soudain menacé par la fatwa de l’ayatollah Khomeyni, Rushdie est protégé par une branche spécialisée de la police britannique (dont il louera les qualités professionnelles et humaines), alors qu’aucun membre du gouvernement ne le reçoit ni ne le visite, que certains écrivains (Le Carré, John Berger) lui reprochent de l’avoir bien cherché, que des Anglais s’émeuvent du coût de cette protection. Pire encore, des Musulmans anglais relaient publiquement l’appel au meurtre de l’auteur des Versets sataniques, de l’écrivain apostat et blasphémateur. Depuis quand ceux qu’accueille une démocratie libérale tolérante (trop tolérante ?) peuvent-il se permettre de trahir les principes d’humanité, de respect d’autrui qui sont les nôtres, sans parler de pardon…
Ainsi, se sentir offensé pour un croyant en une religion, a fortiori aussi brutale et rétrograde qu’un Islam obscurantiste, est devenu une sorte de sport, une soupape de colère. Alors que cette absurdité est absolument attentatoire à la liberté d’expression. Un livre nous déplait : il suffit de ne pas l’acheter. Une pensée heurte les préjugés, les dogmes et la crispation des lecteurs d’un livre prétendu saint, et la haine pisse comme d’un lance-flamme. « Depuis quand les histoires fantaisistes des superstitieux étaient-elles hors d’atteinte de la critique, de la satire ? », s’indigne Rushdie, pointant une seconde ignominie : « Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles : l’islamophobie. »
Seules lueurs dans la solitude de ses villas prisons et parmi « l’ornithologie de la terreur », entre le rejet de sa femme et l’intransigeance des haineux professionnels que sont les fatwa-dépendants, son fils Zafar, pour qui il écrit un conte fabuleux, Haroun et la mer des histoires, les encouragements d’amis écrivains (Martin Amis, Nadine Gordimer, Mario Vargas Llosa, Thomas Pynchon), le devoir enfin de fatiguer sa machine à écrire, puis son ordinateur, pour des essais, de nouveaux romans, raisons d’être et de vivre libre… Malgré l’assassinat de son traducteur japonais, il n’a pas cédé à la peur, seulement à la tentation « d’être aimé », en imaginant pouvoir être excusé par les croyants en la violence. De même, il céda un moment à la même faiblesse envers son épouse Marianne qui se détachait de lui. Heureusement, à l’occasion de la parution de l’édition de poche de Patries imaginaires, l’intégrité est redevenue sienne : face à « la persécution religieuse (…) la liberté de parole est la vie même », ajoutant : « Il était incroyant et fier de l’être ». Les Versets sataniques sont bien un livre libre, il n’y a pas à le regretter, même si, « Cassandre de son époque », il n’est probablement que le prélude d’une longue série d’occasions tyranniques pour l’Islam d’opprimer la dhimmitude de l’Occident : « une ère dans laquelle des éditeurs occidentaux parlaient ouvertement de ne publier aucun texte qui pourrait paraître critique envers l’Islam ».
Baptisée « Inferno » en cours d’écriture, cette autobiographie, menée jusqu’au 11 septembre, était deux fois nécessaire : pour son auteur, en une sorte de catharsis qui le libèrerait du poids de l’angoisse, au moyen de cette distanciation qu’est le choix de la troisième personne pour se raconter, se disculper ; et pour ses lecteurs de bonne volonté. Quant à ceux qui seraient de mauvaise volonté, il leur est réservé une leçon de courage et de juste insoumission, si l’on se souvient qu’Islam signifie soumission. C’est également un hommage continu à l’amitié, à tous ceux qui lui ont prêté leur maison, qui ont continué à éditer ses livres, qui l’ont invité à des rencontres publiques. Mais aussi à Margaret Thatcher ou Bill Clinton qui ont fini par le soutenir, ou encore à l’enthousiasme de Bono, le chanteur de U2. Sans compter l’amour profond d’Elizabeth, quoique éphémère, ou celui magique, quoique cyclothymique, de la belle Padma qui défraya la presse, instillant pour le lecteur le soupçon terrible de la vanité des mariages : « il se demanda si lui aussi allait être toute sa vie poursuivi par les Furies, les trois Furies du fanatisme islamiste, des critiques de la presse et de la colère d’une femme abandonnée, ou bien si, à l’instar d’Oreste, il allait réussir à briser la malédiction qui pesait sur lui, à être acquitté par une sorte de version moderne de la justice athénienne, et à être autorisé à vivre en paix ».
Certes, il ne faut guère attendre en ce récit un festival d’inventions rhétoriques, comme « privé des richesses du langage », alors que « la beauté ouvre des portes à l’intérieur de l’esprit ». Au contraire de ses romans empreints des feux d’artifice du réalisme magique et des saveurs épicées du conte oriental, la neutralité de la confession et du témoignage, hors l’indignation, reste de mise. Si l’on excepte un sentiment diffus de longueurs et de répétitions, le mélange des genres, entre thriller et chronique familiale fonctionne comme une fresque où la vastitude de la perspective politique et morale côtoie l’accumulation des détails quotidiens. Pourtant, quelques pages flamboyantes sur la création littéraire jaillissent aux côtés de ce camion et de sa « cargaison de fumier » qui faillirent le tuer : « Tomber dans la page, guettant l’extase qui se produisait trop rarement. (…) Il se laissa tomber avec délice vers ce lieu profond où les livres non écrits attendent d’être découverts ». Ou : « Nous sommes citoyens de nombreux pays : la région finie et délimité de la réalité observable et de la vie quotidienne, les Etats-Unis de l’esprit, les nations célestes et infernales du désir et la république libre de la langue ». Ou encore : « La littérature s’efforçait d’ouvrir l’univers, d’augmenter, ne serait-ce que légèrement, la somme de ce que les êtres humains étaient capables de percevoir, de comprendre, et donc, en définitive, d’être. »
L’écrivain poursuivi et balloté de cache en cache aurait pu être Grégoire K, pour reprendre les personnages de La Métamorphose et du Procès de Kafka ; il fut Joseph Anton par nécessité d’anonymat, quoique y cachant deux de ses auteurs préférés : Conrad et Tchékhov. Il reste l’héritier d’ « Ibn Rushd, l’Averroès de l’Occident (…) le commentateur et traducteur très fameux des œuvres d’Aristote (…) au premier plan de l’interprétation rationaliste de l’Islam contre la tradition littérale. » D’où le père de Salman tira son nom. Aujourd’hui, toujours sous le coup de la fatwa nantie de millions de dollars supplémentaires à l’intention de l’éventuel meurtrier, il est notre nouveau Voltaire, dont le chemin de croix sans pardon emprunte un orbe planétaire.
De ce pitoyable feuilleton de la bassesse de l’humanité, de ce roman d’aventures secrètes et diplomatiques nourri de suspense que fut la vie traquée de Salman Rushdie, de cette renaissance et reprise en main de soi par le combat des idées, l’écriture romanesque et autobiographique, nous retiendrons la vigueur nécessaire du réquisitoire contre le totalitarisme fondamentaliste, et le plaidoyer en faveur de la dignité humaine. La liberté d’écrire, de publier, d’inventer, de parodier, de blasphémer (si tant est que ce mot ait un sens), de penser enfin, n’est pas un instant négociable.
Port du Goisil, La Couarde-sur-mer, Île de Ré. Photo : T. Guinhut.
Stevenson, aventure et utopie :
La Malle en cuir ou la société idéale.
Robert-louis Stevenson : La Malle en cuir ou la société idéale,
traduit par Isabelle Chapman et achevé par Michel Le Bris,
Gallimard, 304 p, 21 €.
Est-ce possible ? Un roman inédit d’un des plus grands auteurs anglais du XIX° peut-il avoir été retrouvé ? Eh bien Michel Le Bris l’a fait. Mieux encore, à ce bel inachevé, ce dernier a bouclé l’écriture de la troisième et dernière partie pour tenter de lui rendre son intégrité. Comme enfermé dans une « malle en cuir » qui a failli être définitive, ce manuscrit méritait-il l’oubli dans lequel l’auteur, ses héritiers et critiques l’ont maintenu ? Quant à Michel Le Bris, a-t-il bien su rendre justice à l’auteur de L’Etrange cas du Docteur Jekyll et de M. Hyde ?
C’est à une véritable chasse au trésor que s’est livré ce passionné qui connaît à merveille son idole littéraire, à laquelle il a consacré les prémisses d’une monumentale biographie[1] et un Cahier de l’Herne[2]. En passant par un catalogue de vente aux enchères, il finit par dénicher dans une bibliothèque américaine, la Huntington Library de Pasadena, le précieux manuscrit.
On ne sera pas étonné d’apprendre qu’il s’agit d’un roman d’aventures. Entamé en 1877, cette écriture sans plan préconçu (de l’aveu même de l’auteur) fut abandonnée, à l’orée pourtant du couronnement de l’expédition narrée. Pourquoi ? Nous n’en saurons rien. Est-ce parce qu’il se reconnaissait mieux dans la rédaction des Nouvelles Mille et une nuits ? Il faut admettre, qu’entre « Le diamant du radjah » ou « Le club du suicide », il y a de fières pépites en ce recueil. Ou parce qu’il partait rejoindre sa chère Fanny Osborne ? Ou encore parce que cette fantaisie qui met en scène de jeunes bohêmes lui parut trop légère, voire puérile ?
Il faut admettre que le tableau initial de ces étudiants de Cambridge, quoique peint avec vigueur et non sans ironie, n’est pas aussitôt excitant. Ce sont six jeunes écervelés et désœuvrés, à l’exception d’Hardy qui a réussi à devenir major en mathématiques. L’un n’a « que deux amours au monde : la Bière et le Tabac », l’autre est « d’une rare banalité », un autre « a des crises de tout ». Mais, lorsqu’ils lancent le projet de partir à la recherche du « Bonheur tout fait sur les îles des Navigateurs » et d’y fonder une « Société idéale », l’intérêt du lecteur bondit. Même s’il faut en passer par la moins brillante « île d’Urquart », celui qui incarne parmi le sextuor « le seul naufrage complet de la bande ». C’est après le vol nocturne et rocambolesque de la fameuse « malle en cuir » que la bande imagine d’affréter un navire pour s’exercer à l’art de la navigation et rejoindre cette île écossaise et tempêtueuse. Où Stevenson ne nous emmènera pas ; et moins encore parmi l’île parfaite des mers du Sud…
Puisque « la Civilisation est un échec », l’utopie nécessiterait de « combiner l’extraordinaire puissance productive de la civilisation avec la liberté et la pureté de la barbarie ». On s’aperçoit bien vite que la réflexion politique est d’une intense qualité intellectuelle, que la maturité de l’écrivain de vingt-sept ans est à cet égard étonnante. La critique de la société victorienne, des « erreurs des phalanstères », le projet de « Redistribution des sexes » n’en aboutissent pas moins à ce que leur « petite utopie » puisse faire « le lit des bourreaux ». Et quoique nos héros pensent aller « dans un pays où les bienfaits de la nature rendent l’argent inutile », que l’un soit « contre la doctrine de la propriété », les lingots de la « malle en cuir » ne sont pas à dédaigner. Les « désenchantements romanesques » sont également politiques. Ainsi, le roman flirte avec le genre du dialogue philosophique, avec quelque chose des impromptus excentriques du Neveu de Rameau…
C’est avec opiniâtreté que Stevenson creuse son sillon marin. Les aventures maritimes constituent l’un des fils d’Ariane de son œuvre, entre le célébrissime L’Ile au trésor et Le Trafiquant d’épaves. Non sans renier la tradition née avec Robinson Crusoé, il lui ajoute une dimension romantique : l’attraction pour des espaces exotiques et des utopies que les au-delàs de l’espace et de l’humain pourraient receler… Comme le laisse entendre Michel Le Bris à la fin de sa réécriture, seul Stevenson réalisera ce que ses personnages, ou alter-egos, n’ont pu faire : rejoindre les îles Samoa. Loin d’être une œuvre mineure, cet fulgurant inachevé peut voisiner sans honte avec le contenu des deux volumes de La Pléiade[3]consacrés à notre écrivain.
C’est alors que Michel Le Bris a su se tirer d’affaire avec une réelle ingéniosité. Il résout l’énigme du jeune Hugo Lemesurier qui croit défendre la malle de sa mère, il échafaude avec un brio digne du romancier Wilkie Collins une histoire de mélancolique fils illégitime qui récupère son héritage… On se demande cependant s’il était bien utile d’introduire un prologue à cette suite, assurant l’écriture d’un narrateur parmi la bande des aventuriers, s’il était nécessaire de faire aussi long que son devancier, si des développements lyriques et descriptifs ne nuisent pas à la concision, si les propos sur les « personnages de roman » ne sont pas un peu oiseux. Finalement, le pastiche du roman d’aventure, avec farouche île écossaise, abordage et naufrage, avec l’histoire d’amour d’Hardy et de la blonde et salvatrice Mary, reste assez réussi, quoique sans la puissance, l’acuité philosophique et psychologique de Stevenson.
Célèbre initiateur du festival « Etonnants voyageurs » de Saint-Malo, Michel Le Bris a ici trouvé son « île au trésor ». Certes, se mesurer avec un tel géant en prétendant tenir sa meilleure plume pour achever en une centaine de pages un chef-d’œuvre, a quelque chose d’outrecuidant ; même si, avec autodérision, il se compare à ceux qui « en des lieux médicalisés, se croient Napoléon ou Jules César ». Mais en ce défi colossal, notre découvreur et continuateur a répondu avec les honneurs. Quoique en déflorant le mystère qui peut-être présidait à la volonté de Stevenson. Ce qui ne nous empêchera pas, bien au contraire, de rêver à notre propre fin et d’amener les aventuriers jusqu’au miroir aux alouettes des îles bienheureuses…
La parution française de Poupées crevées (1)permet enfin de retrouver le chaînon manquant dans l’évolution du romancier britannique Martin Amis (né en 1949). Après les indignations contre les barrières des classes sociales des « Angry young men », dont son père, l’écrivain Kingsley Amis, fit partie, il semble bien que le but ultime et toujours renouvelé de Martin Amis soit « réussir ». Réussir chaque roman comme un challenge, réussir son ascension sociale par la littérature, réussir à changer le chaos contemporain en succès personnel, tout en s’attaquant aux valeurs du succès et de l’argent avec l’ironie acérée, jubilatoire de la satire. Ecrivant à l’acide sur le fol aujourd’hui au lieu de sauter dans le hors-jeu d’une désuète nostalgie, il est le disjoncteur d’une génération qui voit son enfance se lever sous le signe de la menace atomique, sa jeunesse s’affirmer avec la libération sexuelle et sa maturité atteindre son acmé à l’occasion du millénium.
L'on s’étonne que Poupées crevées ait attendu un quart de siècle pour être traduit. Paru en 1975, aprèsLe Dossier Rachel(2) méprisant roman d’initiation amoureuse, c’est un Decameron ravageur d’après la libération sexuelle. Marvell anime un week-end de dope, d’alcool et de sexe, dans un presbytère converti en manoir, où chacun des dix personnages parcourt « la galerie neuronale de son propre passé ». Expérimentateur et théoricien, il manipule ses cobayes à la façon de l’écrivain qui les amène à « servir les objectifs de cette fiction ». L’itinéraire de ces riches oisifs, ou rejetons de communautés hippies, est réactivé par les vrais et « faux souvenirs » que les drogues autant que le mouvement de la construction romanesque aux récits emboîtés jettent dans les cerveaux et dans les pages. Le week-end est un révélateur et un apogée.
L’aristocrate Quentin est marié avec Celia, Andy le baiseur macho et violent est flanqué de Diana, Giles est obsédé par le cauchemar de sa dentition et par la « tristesse des rues ». Keith, leur souffre-douleur, est un « nain de cour » obèse, souffreteux, puant, digne de toutes les expérimentations et tortures. Ils reçoivent les américains : Skip, ex gamin violé par son père, et Roxeanne, sculpturale baiseuse rousse, tous deux placés sous l’autorité de Marvell qui a des théories définitives sur la libération sexuelle : les sentiments sont des « poupées crevées », on a enfin « séparé le sexe des émotions ». Baisant comme on exécute les autres fonctions corporelles, les acteurs du « Théâtre psychologique » tentent de remédier à leurs manques, déséquilibres, terreurs et béances grâce à un arsenal de drogues sensées leur apporter euphorie et oubli, force et grandeur, intensification des perceptions sensorielles et « sentiment de contrôler les choses ». L’un veut être « sexuellement excité , bien membré, violent et fort », l’autre veut se « sentir remplie d’amour ». L’énigme et le ratage du cerveau, « système mécanique » obéissant à « des phénomènes purement chimiques », seront-ils solutionnés grâce au cocktail de drogues?
La surenchère des vidéos pornographiques (zoophilie, coprophilie et meurtre sexuel) ne dépoussière plus leur ennui, leur nostalgie d’une séduction empêchée par la morale traditionnelle. Parmi les mâles impuissants, qui parviendra à satisfaire les appétits de la surhumainement belle Roxeanne ? Le nain, symbole de l’exclusion du royaume d’Eros, trouvera-t-il à satisfaire sa libido ? Après le débarras des sentiments, le syndrome du « sexe contrarié », de son échec, se rue sur les antihéros. Le « théâtre contre alternatif » ne pourra que déboucher sur des « bébés morts». L’apocalypse finale n’est pas sans faire penser à une autre jeune littérature, celles des « Cannibales italiens », dont le chef de file Niccolo Ammaniti imagina en 1996 un Dernier réveillon (3) festif et vengeur, couronné d’un explosif carnage.
Les narrateurs du Décameron pouvaient ordonner leurs récits dans une cohérence aux claires visées morales. Chacun était en possession d’un équilibre psychologique indéniable qui lui permettait de ranger sa prose sous l’éclairage de la raison. De même, Boccace, en humaniste consommé, savait devoir disposer ses dix journées et leurs enseignement en un tout reflétant l’ordre d’une société médiévale en pleine expansion, contrecarrant ainsi les effets de la peste qui les a chassé de Florence. Chez martin Amis, les personnages n’ont ni l’énergie ni la cohérence nécessaires pour assumer leurs propres récits. Seules les drogues leurs permettent de revivre, et de nous transmettre, en une schizophrénie douloureuse, leur histoire et leur psyché dévastées. Ce qui n’est possible que par la main mise et la manipulation de leur maître es drogues, leur gourou et expérimentateur fascisant : Marvell. La société démocratique des narrateurs du Décaméron, quoique élus par Boccace parmi une aristocratie de l’esprit, s’est changée en un groupuscule dont l’assomption n’est pas la connaissance mais la destruction, l’apocalypse désirée.
En toute logique perverse, Amis retourne La Flèche du temps (6) contre l’un des auteurs de l’apocalypse assénée aux juifs. Reprenant le principe d'une nouvelle d'Alejo Carpentier (« Retour aux sources » dans Guerre du temps)il fait subir à son personnage une vie à rebours. Celui-ci avance depuis sa mort en Amérique pour être en son âge mûr médecin expérimentateur à Auschwitz, et rentrer enfin dans le ventre de sa mère allemande. Au-delà du tour de force narratif, c'est un exercice continu d'ironie, épinglant le ridicule nazi, ainsi que le principe de causalité, le mythe de la formation de l'individu. L’anti-héros est le répugnant agent d’une catastrophe à la mesure du siècle.
Cette «flèche» se fait fléchettes lorsque le très médiocre héros de London Fields (7) ne sait parvenir à l'excellence que sur sa cible de concours de bistrots. Nous sommes à la veille de l'an 2000, une menace d'apocalypse colore le ciel de Londres. La flèche du millenium finira par apporter à la jeune victime son meurtrier désiré et manipulé. Les champs de Londres sont parcourus de malfrats, de vantards, de bébés monstrueux et d'un narrateur hanté par «le blocage de l'écrivain». Sur une intrigue trop distendue, la force du style reste cataclysmique. Argot et néologismes, images coup-de-poing et métaphores proliférantes, sarcasme et parodie cinglent les personnage et font d'Amis un grand styliste couplé d’un critique féroce de la décadence du Royaume Uni. Ses marionnettes n'ont aucun libre arbitre, leur destinée est biologiquement et sociologiquement prévisible, les certitudes humanistes ne sont pas leur fort, ils sont ballottés par le hasard et par des machinations qui les dépassent et que personne ne contrôle vraiment : une société pour le moins fanfaronne, inquiète et vouée à sa perte. Seuls l'humour, l'ironie et les étincelles du style peuvent rattraper les personnages aux yeux du divertissement et de la morale hésitante du lecteur. Attitude postmoderne où les propositions idéologiques et morales sont remplacées par le brio du narrateur. Ce qui fait la force du livre est moins la puissance de son contenu que la déstabilisation pratiquée à l’égard d’une ville ainsi portraiturée. Londres n’est plus la splendide métropole, le phare du monde civilisé, mais un immense faubourg sans foi ni loi, sans queue ni tête.
Certes, à l’époque victorienne, Dickens avait opéré un semblable renversement en se penchant sur les bas fonds londoniens, ses malfrats, ses enfants dévoyés et ses Grandes espérances déçues. Mais c’était pour garder et réaffirmer un point de vue humaniste selon lequel toute créature pouvait être remise dans le droit chemin. Martin Amis fait pire. Aucune rédemption ne guette ses fantoches. Au point que la victime attende et suscite son meurtrier, tandis que Londres paraît se coucher sous la menace nucléaire désirée pour être enfin changée en « champs ». Si, un siècle plus tôt, l’allégorie de Londres pouvait être une forte femme appuyée sur une lance, un bouclier, aux pieds jonchés des richesses de ses colonies, aujourd’hui Martin Amis fait de sa pute velléitaire en attente d’un sordide sacrifice une choquante allégorie d’une ville envahie d’immigrés guère plus brillants que ses traditionnels habitants, pourris de l’intérieur.
L'Information(8) est peut-être son livre le plus entraînant, le plus significatif, le plus métafictionnel. Deux écrivains paraissent d'abord s'épauler. Mais ce n'est que concurrence sauvage pour le pouvoir, le succès et l'argent. Tous deux sont des héros de merde. L'un, Richard Tull, après deux livres aussitôt oubliés que publiés, accumule les manuscrits aussi intellectuels qu'illisibles jusqu'au dernier, Sans titre, sans compter Informulé. L'autre, Gwyn Barry, après avoir tiré le diable par la queue avec son compagnon d'université, a soudain unsuccès fabuleux: Amelior, roman simplet, galvanise les foules. Tull a une femme baisable qu'il n'arrive plus à baiser et deux jumeaux accaparants, il est alcoolo et nicotiné, il traîne dans les rues, tel Laocoon, un aspirateur défaillant au tuyau serpentiforme, déconsidérant ainsi les grands mythes. Alors que Barry a une Lady riche et sexy, un agent littéraire carnassier, une tournée triomphale aux Etats-Unis... Equipée burlesque et sordide pour Tull qui l'accompagne en vue d'écrire un portrait de son rival qui, par ironie, lui est commandé.
Le roman est en fait une formidable satire des mœurs littéraires contemporaines où fric et coups bas sont de règle. L'Amelior de Barry est une utopie gentillette sans sexe, sans conflits, sans vie. Le Sans titre de Tull est une «prose aussi contournée que capricieuse » «plus rasoir que Joyce», bourrée de subtilités linguistiques, avec une «structure temporelle à huit niveaux» et «seize narrateurs peu fiables». Une caricature de ces bluettes pseudo philosophiques genre L'Alchimiste de Coelho, quand l'autre singe les excès d’auteurs postmodernes comme Gass, Gaddis ou Coover… L'Information se fait théorie du roman, montrant la décadence du genre, depuis les dieux-héros jusqu'à la comédie des «déchets de la société». Evolution parallèle aux «progrès de l'humiliation» subis par notre univers géocentrique devenu médiocrement excentrique dans le chaos cosmique. Impuissant, l’homme voit la perte de la « sensation de l’érection » aller de pair avec « la perte de la transcendance ». Après l’épopée vient « le romanesque de supermarché », « l’anti-comédie ».
Quelle est cette «information» ? L'entropie, la catastrophe de la chute du roman, « l'inévitable décomposition», la fin de la naine jaune du soleil, la crise de la quarantaine et sa pente de décrépitude ? Ou celle qui fera tomber l'adversaire, scandale de Lady qui coucherait avec des noirs et des délinquants, ou faux plagiat ? Comme lorsque Tull a droit enfin à une interview parodique, mangée par la pub, le sport et les sponsors... Férocité et humour sont les maîtres mots du style d'Amis qui manie à plaisir ironie stylistique et ironie du sort. Dommage qu'il tire sur le chewing-gum narratif pour allonger un roman splendide qui aurait pu parfois être plus concentré...Ilbrode avec délectation sur son thème favori : l'être humain est une catastrophe.
Peut-on être belle, douée de tous les dons, sereine, équilibrée, et finalement catastrophique ? Hélas oui. L’héroïne de Train de nuit (9) s’est-elle suicidée ? Impossible dans un tel contexte, malgré les preuves. Sûrement faut-il chercher un meurtrier, un mobile… Ou se rendre à l’évidence : la perfection d’une vie, quoique nourrie de conventions, est insupportable. Là réside la catastrophe inhérente au genre humain. Depuis Darwin, Nietzsche et Freud, un nombre considérable de catastrophes ont fait descendre l’être humain depuis le nombril des Dieux jusqu’au sol d’une solitude viciée : le champ de Londres, tel qu’Amis nous le décrit. Peut-on survivre avec la consolation de l’ironie et l’effervescence du style ? Malheureusement, dans ce soporifique Train de nuit, sur ce sujet tout en délicatesse, Amis n’a guère affûté l’arme de son style. La ténuité de l’argument, et peut-être sa dimension métaphysique, auraient mérité autre chose qu’une narration dont les ficelles sont empruntées à la banalité d’un télépolar qui tombe à plat.
Parmi les neuf nouvelles d’Eau lourde (10) on trouve un écho superparodique à L’Information : un scénariste peine à publier ses scripts dans de minables revues, tandis qu’un poète voit son sonnet mériter un remake chez son hollywoodien producteur… L’ironie passe par le retournement des situation usuelles et conventionnelles. Dans « L’envers du placard », le lobby des hétéros peine à s’affirmer dans une Amérique majoritairement gay. Quand à l’onaniste forcené de « Combien de fois » ce sont les héroïnes des romans anglais, plutôt que la pornographie, qui attisent son priapisme. On pense à ces récits déments de Will Self où l’interversion fait loi. Renversement des sexes dans Vice versa, renversement utopique dans Les Grands Singes (11)… Plutôt que les propositions immorales, c’est le questionnement ludique sur les mœurs qui fait de Martin Amis -et de son héritier né en 196O- un moraliste politiquement incorrect.
Grégory, l’héritier pourri d’arrogance de Réussir (12) croit, malgré son insolent succès, s’attirer notre compassion en se plaignant d’être convoité par trop d’hommes et de femmes. Terry, son frère adoptif, lâche, laid, minable, n’attire guère notre indulgence. Une fois de plus, personne ne paraît être épargné. Jusqu’à la caricature. Le brio sadomasochiste du narrateur reste seul vainqueur sur le terrain de la mise en abyme des mœurs contemporaines, manipulant et chargeant ses personnages comme on perce d’aiguilles des poupées vivantes. Où l’on voit resurgir cette récurrente dynamique romanesque construite à l’aide personnages contrastés.
Les inséparables couples littéraires, Don Quichotte et Sancho Pansa, Bouvard et Pécuchet, San Antonio et Bérurier, sont liés par une complicité, par un idéal commun, qu’il s’agisse d’aboutir au succès ou à la déception. Martin Amis, lui aussi, bâtit L’Information et Réussir en suivant pas à pas les pérégrinations d’un indissociable duo. Cependant le ciment qui unit les protagonistes est loin d’être aussi enchanteur. Richard et Gwyn, Terry et Gregory forment des couples violemment contrastés que les sentiments les plus bas, sinon pervers, sanglent dans le fil barbelé d’une impitoyable narration. La jalousie, l’envie, le mépris, la haine les lient plus sûrement que l’amitié. Abattre son rival littéraire au succès fracassant est l’obsession de Richard, sa raison d’être, sans laquelle il existerait moins sûrement qu’avec ses manuscrits illisibles. Quant à Terry, il ne peut se concevoir sans une relation profondément sadomasochiste à son riche cousin. C’est un raté, un « contre-exemple », à coté d’un Gregory qui affiche tous les signes extérieurs et intérieurs de la réussite. Du moins si l’on en croit les récits qu’en font de manière alternés les deux malheureux qui ont au moins en commun « cette simple envie d’avoir un copain coupable, un complice pour vos méfaits, un homologue pour votre honte »… Car peu à peu, le prétentieux bellâtre, beau, riche et séducteur, se révèle un narrateur peu fiable, un affabulateur. Le masque tombe. Plus minable que Gregory, il n’y a pas. Et c’est cet aveu enfin qui le rend humain. Quand au Terry méprisé, après un long couloir de déboires sexuels et professionnels, il ne s’en sort pas si mal, recouvrant comme une dignité d’homme. Le renversement de situation a placé la réussite sur le plan de l’humain. Mais que pèsent les pauvres valeurs morales ?L'argent et le sexe sont encore et toujours les clés les plus visbles de la réussite.
C'est dans Don Juan à Hull (13) qu’Amis avertit des risques encourus par celui qui ne passe pas par les diktats du moralisme présent et futur. Philip Larkin, mort en 1985, fut le poète préféré des anglais. Jill (14) fut son roman de la solitude, de la mesquinerie et du rêve... Préféré jusqu'au jour où l'on découvrit le sordide ordinaire de sa vie. Accusé de sexisme, de racisme, de radinerie et d'opinions quasi fascistes, une intelligentsia décida soudain que sa poésie ne valait plus rien. C'est ce triste amalgame que dénonce Martin Amis, qui fut son filleul. Ne comptez pas sur lui pour être l'écrivain politiquement correct de service. Mais le satiriste passionné de nos mœurs contemporaines, si. Au regard de cet opuscule dénonçant la versatilité des jugements et des valeurs, on peut se demander ce qu’il adviendra de Martin Amis. Une autre vague de moralisme risquerait-elle de le mettre à mal ? Les mémoires et mises au point d’Experience (15) accueillies avec enthousiasme par la critique outre Manche, suffiront-elles pour que le lecteur lui pardonne sa prédilection pour les figures de veules débauchés, de drogués, de victimes caressant le désir du meurtrier, pour les « champs » de dévastation de la psyché contemporaine ?
De par son insolente modernité thématique et stylistique, Martin Amis se range dans la noble tradition de la satire : Horace et Boileau, Dryden, Pope et Byron. Lui aussi attaque les vices, les travers et les ridicules de son temps.Sans cesse, lesflèches de l’ironie sont tirées par l’écrivain sur ses personnages ficelés dans de prédatrices fictions, caricatures de nos sociétés. Ses pages médisantes et railleuses, sa verdeur cinglante, sa verve prolifique sont ils la preuve de son seul amusement ou de son indignation devant nos mœurs? S’il ne paraît pas se retrancher derrière la raison et la morale, c’est pour mieux confronter son lecteur aux portraits charges des ses contemporains, pour « dévouer sa vie à la vérité » selon le vœu de Juvénal, auteur latin de Satires, célèbres pour leur aigreur, leur jalousie, leur rhétorique lourde d’exagérations. En ce sens, la plupart des livres de Martin Amis sont des soties, farces bouffonnes où s’agite un peuple sot et monstrueux, pour le seul bénéfice spirituel du lecteur…
La satire va-t-elle jusqu’à l’auto-ironie ? Réussissant son parcours en flèche d’écrivain à succès,Martin Amis publiait un titre lourd de désirs et d’avertissements :Money(16) monologue de John Self (John soi-même) un nullard, un «shit hero», téléphage alcoolo et coureur de filles endetté. Les arnaques et attrape-nigauds dont il est victime ne lui sont expliqués que par Martin Amis lui-même –son contre-exemple ou son double ?- en un périlleux exercice de métafiction. L'argent et le succès, piliers des valeurs occidentales, sont ridiculisés comme miroirs aux alouettes pour benêts pitoyables. Sauf que de telles valeurs, morales ou non, sont indispensables à l’écrivain et à son lecteur pour réussir Martin Amis.
par Francis Kerline, L'Olivier, 2000, 512 p, Points, 2010.
Will Self : Dorian, traduit de l'anglais (Royaume-Uni)
par Francis Kerline, L'Olivier, 2004, 320 p.
Il va de soi qu’afficher Mon idée du plaisir au fronton d’une fiction ne va pas sans affirmer un hédonisme, une déontologie tout personnels, à l’écart de la doxa, voire résolument paradoxaux. Un tel « seuil », pour reprendre le concept de Genette, est poussé à bout par un autre titre, Vice-versa, et va jusqu’à opérer une « inversion des valeurs » beaucoup plus que nietzschéenne, des saturnales pour le moins piquantes, au pire résolument immorales dans une société contemporaine pour le moins bousculée. Cette idée du plaisir romanesque par Will Self, qui permet à nos cousins Les Grands singes de prendre, non pas momentanément, mais définitivement, la place des grands hommes, du dernier homme, fonctionne grâce au moteur de l’inversion, présent dans l’oxymore d’un autre titre, Ainsi vivent les morts. Il est également consubstantiel au milieu, au mode d’être, cette fois-ci exhibé, de Dorian, héraut et anti-héros de l’inversion sexuelle. Onirique, fantastique, satirique, cette inversion, provoquée par une overdose de substances chimiques, par un soudain déraillement de l’esprit, ou par une surface mentale et sexuelle radicalement hors normes, qu’elle soit au pays étrange d’une normalité apaisée chez les grands singes, ou tragique dans la réécriture contemporaine du mythique Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, est peut-être, moins que perverse, avant tout cathartique.
Cette génération technochimique anglaise et américaine, qui compte également Alan Warner, Irvine Welsh, Douglas Rushkoff ou Jef Noon (1), ne serait pas aussi brillante sans Will Self (né en 1960) qui est un héritier -quoique infidèle- d’un Martin Amis qui touche peu au fantastique, sauf, dans les nouvelles d’Eau lourde (2) où il pratique justement l’inversion, par exemple lorsque les gays sont la norme et les hétéros l’exception. Sexe et drogues sont également les mots de passe de Will Self, mais avec un recours presque systématique au fantastique. Dans le contexte d’un réalisme social exacerbé, d’étranges dislocations mentales, de délirantes interversions phagocytent les personnages. Le miroir narratif n’est pas promené le long du chemin mais selon les distorsion psychiques des personnages. Car la fiction selfienne est non mimétique : son fantastique, venu du roman gothique et de l’illusion chimique, remplace les mécanismes de l’enquête policière empruntés par les romans postmodernes d’Antonia Susan Byatt (Possession) et d’Umberto Eco (Le Nom de la rose) pour construire un sens à la réalité. Il ne s’agit donc plus de mimer un réel, mais, par le jeu de l’inversion fantastique, de le changer partiellement, au moyen d’une perturbation de l’anatomie ou de la psyché, ou de le radicalement métamorphoser en son contraire. C’est ainsi que notre réel est remis en question et que le romancier peut faire basculer nos interprétations du monde.
Dans Vice-versa (Cock and Bull), quand un rugbyman voit naître un vagin au creux de son genou, Carol trouve à sa féminine intimité un phallus en formation. Nul doute que l’abracadabrant et le scabreux cachent une parabole sur les conditionnements sexuels qui feront de notre viril engrossé une mère séduite et abandonnée, tandis que la dame verra l’agressivité phallique bien connue la pousser au meurtre vengeur contre les hommes. La caricature n’est pas à prendre à la légère. L’inversion, cette action d’inverser qui fait prendre à deux objets une position relative inverse de la précédente et en change la position, l’ordre, est aussi une interversion, un dérangement, un renversement de l’ordre naturel, habituel ou logique. Sauvagement ironique, elle ne vise qu’à dénoncer les préjugés, les comportements conformes à des mentalités culturellement sexuées.
Profondément révolté et fasciné par le spectacle de nos contemporains, Will Self pratique ainsi le « dirty unrealism ». Personnages infects, aussi dégueulasses que l’autoportrait d’Une Ordure d’Irvine Welsh (3), réalisme sans fard et croustillant associé à un fantastique délirant sont les pivots de ce registre. Un monde de psychopathes et de petits bourgeois anxieux semble mené à la baguette par un Méphistophélès malicieux sinon pervers, métaphore du romancier. C’est ainsi que Mon idée du plaisir relate l’existence d’un surdoué de l’eidétique (ou faculté de représentation hallucinatoire du réel) aiguillé par « l’Obèse contrôleur ». Ce dernier étant l’auteur et le cosignataire d’un contrat satanique vers la connaissance et la conception des pires et improbables atrocités commises par autrui, comme copuler avec le cou d’un clochard assassiné. A moins qu’il prenne ses hallucinations pour le quotidien du commun des mortels. Sûrement est-ce le rôle de l’écrivain, si bon père de famille que Will Self soit, que de lire parmi et sous les réalités et de donner à ses fictions l’acuité d’un miroir irréfutable et signifiant de nos inconscients et de nos sociétés. Une sorte d’hyperperception, venue plus de son génie que de sa fréquentation des drogues et des cures de désintoxication -dans la tradition de Thomas de Quincey et d’Henri Michaux- impulse l’impressionnant travail romanesque, même si le trop long cours de cette « idée du plaisir » peut sembler filandreux, même si le projet avoué « de montrer la fin du progrès, des sciences et de la raison » peut sembler très discutable. Sous titré par antiphrase « Conte moral » Mon idée du plaisir peut se lire, comme une version gore de l’association entre la conscience immorale et le moi pervers polymorphe, ou, en creux, comme une parodie du mythe de l’ange gardien.
Une dizaine de volumes jalonnent aujourd’hui un parcours subversif pour les lecteurs non prévenus. Ce sont des jouets coriaces destinés à des garçons coriaces (pour paraphraser un de ces titres : Tough, Tough Toys for Tough, Tough Boys). Le doux parfum de la psychose (The Sweat Smell of Psychosis) flotte sur ses short stories lorsqu’un « roc de crack gros comme le Ritz » attise les convoitises. La Théorie quantitative de la démence mise au point par un chercheur de l’équipe du Docteur Busner, permet de répartir et d’intervertir la distribution des affections psychiques et des comportements déviants grâce à une projection statistique sur le principe des vases communicants. Un riche oisif peut échanger une phase dépressive contre une tranche de monomanie. Une fois « le quotient psychosanitaire du pays tout entier » mesuré, la voie vers le totalitarisme d’une gestion et d’une démence psychiatrique nouvelle paraît tracée grâce à une vaste interversion programmée. Comme en utopie…
Il faut à Simon Dykes une cuite colorée de pilules hallucinogènes lors d’un soir aux vanités de l’avant garde londonienne pour basculer parmi Les Grands singes. Dans la tradition de Swift au pays des chevaux, la déflagration de métaphores selfienne et le brio du vocabulaire simien explorent une île d’utopie qui n’est rien moins que Londres inchangée, hors les « prises » et les « arbres à grimper », et dont les habitants dédaignent les hommes confinés dans de lointaines réserves ou zoos. Comme chez les Houyhnhnms, bons et vertueux chevaux qui tiennent sous leur dépendance la fruste espèce humaine : ces Yahoos répugnants et dégénérés portant les marques de la pire bestialité. Même affreusement poilu, Simon refuse d’accepter sa « chimpanité ». D’où l’intervention de l’antipsychiatre Busner -personnage reparaissant à l’égal de ceux de Balzac- qui l’initie aux hiérarchies des « chimpes » : tout groupe, social ou familial, a son mâle dominant. Jusque là, pas grand changement, même si on se lèche le cul et s’épouille à qui mieux mieux. Hors les mœurs sexuelles. On baise en groupe et à répétition en périodes de chaleur. Un bon coup tient en dix secondes ; plus longtemps c’est être hors jeu. Le père doit honorer filles et femelles du groupe sous peine de traumatisme. Au delà du topos carnavalesque du « monde inversé » qui en des saturnales continues permet de faire des esclaves les maîtres de toujours -ici les chimpes sont les maîtres de la nature- est-ce une immonde anti-utopie ? Peut-être faut-il ici imaginer un écho au communisme érotique prôné par le Houellebecq des Particules élémentaire (4)… Serait-ce une meilleure gestion du sexe et de l’amour ? Une inversion salutaire ? Nos chimpanzés méprisés sauraient-ils régler plus efficacement et pour le contentement universel la question érotique ? Question qui, malgré la libération sexuelle, la contraception et l’hygiène antisida ne sait toujours pas offrir autant de bonheur que l’on pourrait croire, engoncés que nous sommes dans nos craintes et frustrations, dans nos « idées du plaisir » qui fonctionnent trop souvent sur la rétention, la possession jalouse, la chasteté menteuse, l’oppression de soi et de l’autre… Le mâle dominant n’étant que l’hyperbole de notre machisme, l’exhibition de notre bestialité sexuelle et sociale, ce qui nous paraît un monde inversé n’est peut-être que le moi profond de notre monde. En ces sens, l’inversion permet mieux que tout autre représentation de dénoncer les fausses valeurs.
A moins qu’il faille lire Les Grands singes comme une Divine Comédie. Pauvre Dante déjanté, Simon Dyke est changé pour ses vices en « chimpe » et n’a d’autre solution que de suivre son Virgile, le Docteur Busner, qui, pour le guérir de l’enfer de son nouveau corps et de ses semblables, lui inflige le purgatoire d’une cure psychiatrique. C’est ainsi que s’ouvrira le paradis de l’acceptation de sa condition, de sa chimpanité (notons la réussite de telles créations linguistiques). On imagine alors une Béatrice velue, mais à la sexualité rigoureusement communautaire… Après La Comédie humaine, la comédie des singes. Descente vertigineuse depuis le poème divin, en passant par le réalisme bourgeois, jusqu’à la satire simiesque…
Une autre inversion affecte les vivants et les morts : Ainsi vivent les morts . Chez Will Self, la ville est phagocytée de l’intérieur par des faubourgs sinistres dont on ne sait s’ils sont métaphysiques, métaphoriques ou terriblement réalistes, des lieux où circulent comme vous et moi les morts. Car la seule perspective possible -la mort- est dépassée par quelque chose de pire : les morts vivent d’une vie inutile, fantomatique, comme Lily Bloom ne va pas tarder à s’en apercevoir. Car dans « le pli d’une manche retroussée » de Londres, « ville assez crasseuse », gît cette contrée incolore des morts qui renvoie à l’agitation et aux espérances humaines le miroir noir de la vanité.
C’est un aborigène qui sert de Virgile à Lily Boom dans sa traversée de la « mortocratie ». Victime de l’attentat du cancer, elle voit s’agiter l’hypocrisie de ses filles, bourgeoise et droguée, qui ont emprunté deux vies tout aussi stériles. Quittant « les mondes respectifs de la grossesse, de la folie, de la carie dentaire et de la toxicomanie », la mort change Lily Bloom en « corps subtil ». Très cool, l’aborigène l’avertit : « Vous, les Occidentaux, vous pigez pas le truc de la mort ». Ce pourquoi les guides viennent des « peuples traditionnels » pour les amener à la « Grande Lumière ». Illusoire croyance peut-être dans les qualités spirituelles des primitifs… Lily rencontre « les Graisses », un « bébé fossile » ; elle épie sa descendance. Renonçant « à sortir de la ronde » avec les « fibules de grâce », elle préfère renaître, donc remourir… De laquelle de ses filles sera-t-elle le malheureux bébé ? La déferlante d’images coup de poing, de métaphores au scalpel (« linceul Playtex : il sépare les seins de la vie et vous soutient jusqu’au ciel ») fait de Will Self un styliste impénitent, aux prouesses continues, quoique souvent porté sur le peu ragoûtant, sujet et complaisance obligent… Une sorte de gore-styliste en fait.
Will Self a écrit là une Divine comédie inversée, sans salut ni paradis. Son « Livre des morts » est un étonnant écho des grands mythes désavoués. Le paysage métaphysique est morose, les acteurs et accessoires de ces « limbes écœurants » évoluent dans les décors ordinaires de notre contemporain : les « Personnellement Morts » ont des jobs, des réceptions et baignent dans « la crétinerie collective ». L’ironie du sort de l’anti-utopie post mortem ne rachète pas la vie. Les grands singes était également une anti-utopie dans un Londres voué à une totale « chimpanité ». Aucune vie n’intéresse Will Self si elle n’est fantastiquement pervertie, aucun lieu n’est possible hors les non-lieux de fictions hallucinatoires. Fuite ? Retour sur image ? Comme le Persan de Montesquieu, mais en plus cynique, ses personnages voient dans Londres, dans notre monde, les miroirs cocasses et déprimants de nos comportements qui pourraient tout aussi bien être autres, meilleurs ou pires, en tous cas condamnés au relativisme, à la dépréciation. De la « foire aux vanités » londonienne (pour reprendre le titre de Thackeray) ne subsistent que des singes grotesques ou des morts flottants. A moins qu’ils ne soient doués d’infiniment plus de pénétration que nous autres et que leur monde inversé en dise plus sur les hommes et les vivants… Après l’inversion bestialement séduisante des Grands singes, l’inversion effarante, grise et sans sortie d’une vie pour les morts. Car trop souvent nous vivons comme des morts. Comment inverser cette mécanique collective et individuelle ? Ne serait-il pas temps d’inventer son « idée du plaisir » sans seulement y trouver la satisfaction de voir et de générer les péchés, les vices de nos contemporains. Will Self, lui, et nous à travers lui, la trouve par la fiction, une fois de plus cathartique, épurant les pires passions.
Fallait-il adapter Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde? Pour se faire, Will Self s’est livré à une véritable réécriture. L’histoire est la même, les noms et les types des personnages inchangés. Il a suffit au plus caustique des auteurs de la génération technochimique anglaise de changer d’époque, décadente pour décadente, et de pousser à l’extrême le goût des paradoxes et des « bons mots » de son ancêtre littéraire.
Un siècle plus tard, Dorian n’est plus portraituré à l’huile et sur toile, mais dans une installation vidéo aux neuf moniteurs sur lesquels tournoient neuf silhouettes nues du même jeune et superlativement bel homme. L’homosexualité -cette inversion qui mena l’auteur de La Ballade de la geôle de Reading en prison et qui était suggérée par un non-dit insistant- est ici la règle exhibée, dans un milieu gay festif et bientôt rongé par le sida. Les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix sont celles de la démocratisation, de l’explosion du sexe et des drogues, et de la mort d’une Lady Di qui devient un double mythique de notre héros. Criminel, Dorian l’est en poignardant l’artiste, mais aussi en injectant sciemment et à tout va le virus du sida, sans que sa beauté en soit touchée. Seule, bien sûr, les images des vidéos vieillissent et se creusent, mangées par le syndrome de Karposi.
Avec un inimitable brio qui rend cette lecture tout à fait digne de son modèle Oscar Wilde et de son mentor Henry Woton, maître es paradoxe, Will Self nous assaille sans fléchir de métaphores coruscantes, de figures de rhétoriques brillantes pour professer au travers de son nouvel Henry Wotton un cynisme ludique et stupéfiant en dépit de la maladie qui le détruit : « je veux que mes péchés soient comme des sushi : frais, petits et entièrement crus. » Le plus surprenant est sans doute la révélation selon laquelle ce Dorian serait une fiction montée de toutes pièces par un Wotton écrivain lui léguant un manuscrit qui s’achève par le suicide du héros devant ses portraits corrompus. Pire encore, en une structure narrative indécidable qui n’est pas sans rappeler le David Lynch de Mulholland Drive, le fantôme du narrateur vient assassiner un Dorian dont on ne sait plus s’il est coupable ou innocent, Docteur Jekyll ou Mister Hyde, retrouvant ainsi une source du roman de Wilde… Les morts deux fois écrites ou foncièrement gore, témoignent de la distance énorme que prend Will Self par rapport à un Oscar Wilde nettement plus secret et allusif, pour se rapprocher, en un développement digne du leitmotiv, des personnages et des fantasmes de vie répétée dans la mort d’Ainsi vivent les morts. Et si l’on imagine qu’il s’agit de deux fins possibles, on retrouverait ce procédé inauguré par John Fowles, dans ce que d’aucuns considèrent comme le premier roman postmoderne : La Maîtresse du Lieutenant français.
Peut-être ne restera-t-il de ce remake littéraire que l’écorce d’un style acéré, que le tableau d’une époque. Comme les anciens imitaient si bien Homère ou Virgile, Will Self a su faire courir au mythe une deuxième vie en le dotant d’une étrange interrogation sur le pouvoir de la fiction, pur fantasme ou catharsis à visée philosophique et morale. Immoralité crue et cruelle aussi propre à être appétissante avec la distance de la lecture qu’à servir de repoussoir et finalement encourager son lecteur dans la voie de la vertu. Car les méchants sont ici punis. Mais si l’on considère que le narrateur n’épargne personne, qu’il n’y a pas, même contaminés à leur insu par Dorian, d’innocents, la prédestination au mal et au malheur semble universelle, sans issue, sauf par les joies sadiques de la narration et du langage…
L'on peut se choquer de l’exhibitionnisme de Will Self, gourmand de drogués poisseux, de veules marionnettes, de pervers clinquants. Clinicien des réalités et irréalités extrêmes du comportement humain, peut-être est-il un voyeur dangereux, montant en épingle des exemples à ne pas suivre. Mais au-delà de l’humour noir, de la satire, n’est-il pas temps de voir en cet écrivain rien moins qu’un moraliste, certes paradoxal, usant de l’inversion et chargeant tant de personnages immoraux pour, en les retournant comme un gant, laisser imaginer la seconde peau d’une autre morale ? Les mondes inversés de Swift où les chevaux parlent et sont plus sensés que les hommes étaient une bonne utopie, une société meilleure proposée en exemple. Mais entre temps, les anti-utopies, Huxley, Orwell, sont passés par là, pour nous montrer le pire sous le masque sidaïque des lendemains qui chantent. Les inversions de Will Self ne sont ni meilleures ni pires, ou juste à peine pire, renvoyant au seul horizon immanent de nos sociétés. Une inversion pour le rire grinçant qui stigmatise une société de la réussite et de la jouissance à tous prix, une inversion pour nous renvoyer notre grisaille existentielle, une inversion pour problèmatiser notre rapport à autrui et aux mœurs, c’est l’ « idée du plaisir » du texte d’un nouvel et croustillant immoraliste…
Thierry Guinhut
Etude publiée dans L'Atelier du Roman, septembre 2006
Les livres de Will Self sont publiés par L’Olivier.
Les titre en anglais sont publiés par Penguin.
1 : Alan Warner : Morvern Callar, Jacqueline Chambon, 1998; Jeff Noon dans Disco Biscuits, Alpha Bleue, 1998 et Douglas Rushkoff: Ecstasy club, Alpha Bleue, 1998, tous auteurs friands de techno, rave et drogues hallucinogènes.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.