Saint-Jean et la Vierge, Mise au tombeau du Christ (XVI°),
Notre-Dame la Grande, Poitiers. Photo : T. Guinhut.
Le corbeau grave et fantaisiste de Max Porter,
figure du deuil :
La Douleur porte un costume de plumes,
Lanny.
Max Porter : La Douleur porte un masque de plumes,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Charles Recoursé,
Seuil, 144 p, 14,50 € ;
Points Signatures, 7,30 €.
Max Porter : Lanny,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Charles Recoursé, Seuil, 240 p, 20 €.
« Jamais plus ! Jamais plus ! », scandait le corbeau d’Edgar Allan Poe. En effet jamais plus ne reviendra l’épouse décédée, la mère de deux enfants fort polissons. En un bref roman, qui affecte la forme du poème en vers libres, les voix des garçons alternent avec celle paternelle, et surtout celle de qui « porte un costume de plumes ». On ne l’ignore pas, le corbeau est l’un des animaux les plus doués d’intelligence ; et celui de Max Porter bouillonne d’empathie et d’ironie, au service du travail de deuil, jusqu’à la dispersion des cendres. À La Douleur porte un masque de plumes, la plume de Max Porter ajoute un peu plus de fantasy avec son Lanny.
À travers la prosopopée[1], cette figure de rhétorique qui fait parler les animaux, l’oiseau commente l’histoire familiale dans un style saccadé, des onomatopées, des embardées linguistiques, avec un humour macabre : « J’étais excuse, ami, deus ex machina, blague, symptôme, fiction, spectre, béquille, revenant, jouet, bâillon, psychanalyste et baby-sitter ». Ce qui permet aux deux enfants de s’amuser comme des petits fous et d’exercer « la dentelle délicate de [leurs] chamailleries ».
La voix emplumée est cependant celle d’un sage, en même temps qu’un mystère incarné : « Il y a un aller-retour constant et fascinant entre le naturel de Corbeau et son côté civilisé, entre le charognard et le philosophe, la déesse de l’être entier et la tache noire, entre Corbeau et son être-oiseau ». Il est également la figuration de la « Douleur » du titre, donc l’imagerie traumatique du père, qui confie : « J’essaie de travailler, j’essaie de moins alimenter le concept de Corbeau depuis que j’ai lu un livre sur les délires psychotiques ». En effet, celui qui est costumé de plumes est fort ambigu, entre apaisement et dangereux écueil : « Il était une fois un démon qui se nourrissait la douleur des hommes », raconte-t-il. Inquiétant, il est le totem de la délectation mortuaire ; à moins que sa drôlerie serve de cure psychologique propice à un prochain rétablissement. Tout cela sans la moindre guimauve sentimentaliste, parmi le bouquet de fleurs noires de l’élégie.
Notre veuf écrit opportunément un essai sur le poète des Birthday Letters[2] qui fut marié avec Sylvia Plath, la poétesse d’Ariel[3], trop tôt suicidée : « Ted Hughes, le Corbeau sur le divan, une analyse sauvage », ce qui permet un retour en arrière, lorsqu’étudiant il se rendit à une conférence un peu loufoque de son poète préféré. Reste que le mariage du couple fut apparemment bien plus heureux que celui des poètes. En miroir, la bête pas si bête, usant encore du rituel « il était une fois », conte de curieux apologues aux enfants, prépare ses « mémoires littéraires de haut-vol » et soigne ses métaphores psychanalytiques, artistiques et religieuses : « un soupçon de plumage noir et l’odeur de la mort. Ta-daa ! C’est le centre pourri, le Grünewald, les clous dans les mains ». Comme l’on voit, l’écriture -oserait-on dire la plume ?- de Max Porter est enlevée, virevoltante, changeante, suggestive, charnelle et spirituelle. En ce sens tout écrivain est un masque de plumes…
Une fois de plus, les oiseaux traversent de leur vol persuasif la littérature : pensons au Cantique des oiseaux[4] d’Attar, aux albatros de Coleridge et de Baudelaire, sans compter la musique de Messiaen et le cinéma d’Hitchcock. Oiseau prophète, oiseau symbolique, vecteur d’un message divin, d’une acmé de l’inconscient… Ici, le père emmène les enfants à « une démonstration d’oiseaux de proie » qui les subjugue ; et les stupéfie lorsqu’« un corbeau chevauche un aigle ». L’allégorie est transparente quand le charognard conduit le roi des airs. En outre, celui qui est traditionnellement de mauvais augure étant donné son noir plumage, devient une muse d’une rare complexité, au service de la psyché esseulée du personnage autant que de la créativité de l’auteur ; voire une image d’une liberté prête à ouvrir ses ailes : « Autorisation de décoller, j’en ai fini. »
Le fantastique est, comme l’on sait, l’irruption du surnaturel dans un contexte réaliste. L’animal symbolique du fantasme, à la fois morbide et consolateur, est une figure de ce destin qui accable celui qui est à la fois veuf et père de deux orphelins. Ce corbeau n’est-il qu’une émanation hallucinatoire du ressassement et du refoulement, qu’une douce fiction dont le rôle thérapeutique est de « manger la tristesse », ou un réel volatile doué de pénétration intellectuelle et affective ? Voilà qui permet un récit empreint de facétie et de profondeur, subtilement psychologique et intensément onirique, où le tragique et la mélancolie côtoient le burlesque. Comme lorsque l’ironique volatile se penche sur l’épaule de l’essayiste : « Regarde, je suis la Vénus de Corvino ». C’est ainsi que la laideur de la mort et du deuil sont changés en œuvre d’art. L’écriture a bien une fonction esthétique inséparable de la catharsis, cette utile purgation des passions.
« Elle me manquait tant que je voulais construire un mémorial de trente mètres avec mes mains », ressasse le papa. Max Porter a fait mieux : construire un livre d’un centimètre d’épaisseur physique, mais de bien plus en épaisseur poétique, intellectuelle et artistique. Souhaitons seulement que, pour celui qui, apprend-on, vit avec sa femme et ses enfants, il ne s’agisse pas d’un récit autobiographique.
Rien de commun dans Lanny avec son précédent roman, La Douleur porte un masque de plumes, sinon un goût tout en délicatesse pour le surnaturel en ce conte. Cette fois Max Porter nous brinquebale avec « Le Père Lathrée morte » qui a tantôt des « bras en mélèze malade », tantôt un vêtement « en pot d’échappement » et couche sous les morts. À l’affut des voix d’enfants, le monstre, par ailleurs « tamiseur d’humus culturel depuis soixante-quatorze générations », va rencontrer Lanny. Les voix de la narration sont cependant nombreuses, le papa, la maman qui écrit des polars noirs et violents, un étrange artiste qui joue avec les squelettes d’oiseaux, puis donne des leçons de peinture à l’enfant fameusement doué, y compris en labyrinthes ; ce dernier disparait soudain. Le récit, troué de blanc et d’échos, se fait angoissant, policier, mêlant soupçons, témoignages, enquête et psychoses diverses, écrit avec un rythme haletant. Le coupable est-il le peintre, le « Père Lathrée » ? N’est-ce qu’une fugue avec ce dernier, ou un banal incident, piégé qu’il est dans une vieille canalisation ?
Certes Lanny est un habitant de la famille littéraire de la fantasy, mais avec un ton et des thématiques qui ne sont qu’à lui. Une poétique épouvante s’empare de tous quand le Père Lathrée se faufile, dans le village, les maisons, alors qu’il n’est peut-être que le résultat de l’imaginaire enfantin, quand la disparition remue toutes les peurs. Cependant les portraits et les conversations contribuent à une dimension psychologique et sociologique riche de sens et de satire sociale. Comme Lanny, nous ferions bien de construire « un petit musée de choses magiques », pour que les gens « tombent amoureux de tout »…
Editeur chez Granta et Portobello, le Londonien Max Porter est un écrivain surprenant, né en 1981. Sa fable polyphonique ne demande qu’à être illustrée par un graphisme aussi ébouriffant que le plumage de son volatile, comme lorsqu’en 1875 Manet se dévoua au « corbeau » d’Edgar Allan Poe, traduit par Mallarmé. On ne sait si l’on n’a sous les yeux qu’un court roman, une novella comme disent les Anglais, une agrégation polyphonique de poèmes, ou quelque chose qui s’apparente au conte de fées. On ne sait non plus si notre auteur, dont c’est le premier livre, avant le plus modeste Lanny, est à raison flatté par la traduction de Grief Is the Thing With Feather en le plus seyant La Douleur porte un costume de plumes. Car, si belle soit-elle, il est à craindre que nous ayons perdu l’allusion à un poème d’Emily Dickinson[5], « Hope is the thing with feathers », cette poétesse américaine dont il caviarde les vers à l’épigraphe, biffant quatre mots, dont deux fois « Amour » au profit de notre insistant « corbeau ».Qu’importe, ce récit fantastique original et suprêmement émouvant, à ranger non loin d’Alice au pays des merveilles, dégage une poésie suggestive, une fantaisie débridée, un charme noir non pareil.
Fuir l’oppression, le quotidien, les déceptions ; qui n’en a rêvé ? Dans La Dernière fugitive Honor Bright va jusqu’au bout de ses décisions, quittant l’Angleterre des années 1850 pour fendre l’Atlantique et refonder son existence parmi les Etats-Unis. L’héroïne de Tracy Chevalier, romancière américaine née en 1962 et vivant à Londres, ne fait pas que fuir, elle affronte le réel, pour se trouver. De même Robert, le héros d’À l’orée du verger, quitte l’étroitesse d’une natale terre à pommiers pour admirer les sequoias californiens. Autant les personnages de la romancière Tracy Chevalier s’émancipent, autant ils accompagnent l’expansion économique et intellectuelle américaine, voire anglaise comme dans La Brodeuse de Winchester.
Rejetée par un fiancé, Honor Bright suit en 1850 sa sœur qui va trouver un époux outre-Atlantique. C’est la première étape de La Dernière fugitive. Une traversée nauséeuse, la mort de la sœur, la solitude, la brutalité et l’austérité des mœurs, puis l’accueil chez une amicale modiste américaine de l’Ohio, dessinent des péripéties continues, d’abord peu originales. Ce qui ne gâche en rien les qualités la jeune quakeresse qui aime la paix de la couture et les réunions religieuses d’ « Amis » (entendez les Amish), leur silence, leur « lumière intérieure ». Accueillie dans une vaste ferme familiale, elle épouse l’entreprenant Jack, dont elle aura un enfant. Mais sa rencontre avec des esclaves fuyant le Sud pour atteindre la liberté canadienne au moyen d’un chemin de fer clandestin, avec la « ville libérale » d’Oberlin, avec le cynique et troublant Donovan, chasseur de fugitifs, bouleversera son sens de l’humanité. Ainsi Honor saura porter son prénom jusqu’à son sens le plus profond. Le suspense ira jusqu’à la traque, jusqu’au meurtre, peut-être nécessaire…
Entre roman historique et roman d’initiation, entre narration interne et lettres alternées, l’équilibre est parfait. Point trop de didactisme, ce qu’il faut de descriptions, pour faire surgir à nos yeux intérieurs un monde aux richesses sensibles, comme au moyen d’une délicate écriture photographique, qu’il s’agisse d’une forêt, d’un bébé, d’une vache…
Jamais Tracy Chevalier n’est superficielle. Si l’apparente simplicité, la facilité de lecture, des premiers chapitres aux perspectives modestes, peuvent nous donner cette impression, c’est par pudeur et modestie qu’elle ne cherche pas à en imposer à son lecteur. Peu à peu, des problématiques plus fines et politiques se font jour. Dans La dernière fugitive -dont nous tairons l’identité- c’est la thématique, certes rebattue, de l’esclavage qui s’impose. Mais avec un quelque chose de plus : la question de la liberté naturelle de l’individu, qu’il soit noir, ou femme. Quand Honor découvre les visages de couleurs, elle apprend non seulement la compassion, mais leur personnalité profonde. Quand elle s’écarte des lois implicites, puis révélées et justifiées, de sa belle-famille quaker, quand elle récuse une loi du Congrès, qui interdit de porter assistance aux esclaves en fuite et ordonne de contribuer à leur arrestation, elle trouve et assume son libre-arbitre, entre « principes » moraux et « compromis ». Choisissant d’étendre « le silence des Réunions à l’ensemble de sa vie », et s’affranchissant de jougs successifs, elle devient représentative de l’esprit du libéralisme politique des pères fondateurs des Etats-Unis.
En une remarquable continuité, l’écrivaine donne une place considérable à l’œuvre d’art. Dans La Jeune fille à la perle, elle écrivait à partir du tableau de Vermeer ; dans La Dame à la licorne, c’était la tapisserie médiévale qui était son inspiratrice. Dans Prodigieuse créatures, où l’on croisait également une dimension féministe, des fossiles tenaient lieu de tableaux. En cette Dernière fugitive, plus ténus paraissent les « quilts », ces couvertures de « patchwork » ou d’ « appliqués », brodés avec un soin fabuleux et patient, cadeaux rituels de mariage et trésors familiaux. Pourtant, figurant l’existence d’Honor en fragments divers, et cousus entre eux, ils sont des mises en abyme, reflétant le roman en son entier. Ainsi elle agrège des morceaux de robes, de foulards et de tissus venus de lieux et de personnes qui jouent pour elle un rôle vital, dont le « gilet marron de Donovan ». Ainsi, notre auteure met au centre de sa maîtrise romanesque ce que les rhétoriciens de l’Antiquité appelaient l’ecphrasis, ou description d’œuvre d’art. Ce qui n’est pas le moindre mérite de la romancière experte à tisser un univers entre les pages…
Entre éthique féministe, cause anti-esclavagiste et reconnaissance de la liberté individuelle en dépit des communautés, l’esthétique modeste, cependant peu à peu brillante, de Tracy Chevalier sait à l’évidence réconcilier l’amateur de lecture aisée avec celui qu’anime la quête de problématiques humanistes. Parmi lesquelles la réalisation de soi et la lecture du monde par la création artistique sont justement essentielles.
Malgré une entrée en matière cette fois un peu fastidieuse, un roman de mœurs de Tracy Chevalier n’est jamais anodin. Nous sommes À l’orée du verger, parmi les marais noirs de l’Ohio. Une pauvre famille de colons, installée en 1838, s’ingénie à faire pousser des pommiers, espérant tirer subsistance de ce dur labeur, vivre avec dignité, en rêvant de la rainette à « goût de miel et d’ananas ». Pour le père opiniâtre et la mère alcoolique, l’entreprise finit en tragédie sordide où l’on s’entretue par accident. Mais pour le fils Robert, qui fuit ce lieu maudit, les arbres sont le fil rouge de son existence en même temps que du roman d’initiation : à l’autre extrémité du continent américain, en Californie, il devient « l’agent arboricole » d’un botaniste qui lui fait récolter graines et plants des immenses redwoods et séquoias, de façon à les exporter vers l’Angleterre et les vendre à de riches clients : « Plutôt que de laisser la végétation à sa guise, ils répartissent les arbres de manière qu’ils composent des œuvres d’art ».
C’est bien ce que compose Tracy Chevalier en tissant des liens subtils entre les destins, les morts et les naissances, entre les filiations et les transmissions de savoir, au sein des cycles d’une nature âpre et grandiose. C’est ainsi qu’en progressant, le livre, absolument réaliste, voire naturaliste dans la tradition de Zola, jouant avec l’alternance des voix et l’alternance des vies des deux générations, voire avec des lettres qui ne trouvent pas toujours leur destinataire, devient de plus en plus prenant, en apparence tout simple d’écriture, en fait si subtil de conception, jusqu’à l’ouverture vers l’avenir plus lumineux d’une troisième génération, comme celle des arbres, même s’ils dépendent d’une plus vaste temporalité.
Avec son précédent roman de mœurs, La Dernière fugitive, la romancière complète un diptyque attachant : celui de la colonisation du territoire des Etats-Unis et de leur expansion économique. Il s’agissait de la question de l’esclavage et de la liberté individuelle, il s’agit « à l’orée » du vaste verger que deviennent les Etats-Unis, de la liberté d’entreprise et créatrice des Américains, sans oublier l’éloge des vastes espaces de leur continent. À l’image de ses personnages qui ourdissent des quilts ou recueillent les graines et les plants de futurs jardins, Tracy Chevalier est bien une romancière-artiste.
Toujours, les personnages centraux de Tracy Chevalier sont des femmes. Parfois discrètement prestigieuses, voire mythiques, comme dans La Jeune fille à la perle, venue du peintre Vermeer, ou La Dame à la licorne, venue de la tapisserie médiévale. Le plus souvent elles sont ordinaires, d’une plate banalité apparente, alors que la romancière, née en 1962, prend soin d’user d’une remarquable acuité psychologique pour les plonger dans les remous de l’Histoire américaine ou anglaise.
Violet Speedwell ne semble avoir qualité particulière, sauf son amour des livres. Mais en 1932 ce n’est pas forcément bien vu, surtout pour une de ces « femmes excédentaires » destinées à un mari qui leur fait défaut, puisqu’une génération de jeunes hommes fut décimée par la Première Guerre mondiale, dont son fiancé. Restée célibataire, négligée par tous, elle n’est qu’une modeste dactylo, lorsqu’en 1932 elle entre dans la cathédrale de Winchester. C’est là qu’elle rencontre un « cercle de brodeuses » où elle va bientôt s’épanouir. Broder des « agenouilloirs » et des coussins ne parait guère exaltant, pourtant le sien « serait encore là après sa mort ». Comme au cours d’une initiation, il faut subir la tyrannie de Mrs Biggins, avant de découvrir l’amitié de ses consœurs et devenir une experte.
Alors que la montée du nazisme emmène l’Allemagne et menace l’Europe, Violet fera preuve d’un modeste acte de résistance : broder un « fylfot », soit une svastika anglaise, croix gammée à gauche. Le roman, plein de sensibilité, même s’il n’atteint pas la hauteur de Prodigieuses créatures, dessine une vie, entre solitude, amours d’occasion et grossesse d’une mère célibataire, peignant du même mouvement une Angleterre des gens modestes et de l’entre-deux-guerres.
Capilla San Juan Bautista, Matamorisca, Palencia. Photo : T. Guinhut.
Percy Bysshe Shelley,
le poétique appel de la liberté contre l’oppression :
La Révolte de l’Islam
Percy Bysshe Shelley : La Révolte de l’Islam,
traduit de l’anglais par Jean Pavans, Poésie Gallimard, 624 p 12,80 €.
Un tel titre est vigoureusement provocateur. De tous temps, voire plus encore aujourd’hui. D’ailleurs que signifie-t-il exactement ? S’agit-il de cette révolte venue d’un obscur prophète du septième siècle et rallumé par ses sectateurs contre le monde moderne ? Ce n’est pas de cet œil là qu’au début du XIXème siècle le poète Shelley l’entend ; et que nous l’entendrons. Au contraire, dans le giron même de l’Islam, on tient à se révolter contre sa tyrannie. Quitte à être vaincu. Jusqu’à ce que l’arc-en-ciel de la paix succède à la tempête. Tel est le souffle épique, lyrique et tragique qui emporte La Révolte de l’Islam, dont il s’agit de la première, et intégrale, traduction française enfin versifiée.
Percy Bysshe Shelley (1792-1822) avait déjà scandalisé l’Angleterre en quittant sa femme et ses enfants pour vivre sa passion avec Mary, qui deviendra bientôt l’auteure du stupéfiant Frankenstein. Il choqua ses concitoyens avec un Eloge du végétarisme, mais plus ardemment encore avec La Nécessité de l’athéisme. Publié en 1818, La Révolte de l’Islam, connut une première mouture l’année précédente, sous une forme encore imparfaite et sous le titre de Laon et Cythna, ou La révolution dans la Cité d’or. Ces deux personnages sont en effet les héros de ce vaste poème narratif. Mais une fois de plus, c’est avec violence que l’œuvre du poète heurta la sensibilité anglaise : Laon et Cythna, d’abord frères et sœurs, puis dans la version définitive, seulement élevés ensemble, sont de surcroit amants. Ce qui peut être lu comme un écho de l’intimité profonde qu’eut Shelley avec sa sœur Elizabeth.
Nos deux héros sont épris d’idéaux de vertu et de liberté. Les voilà combattant pour la libération d’une mystérieuse cité, quelque part entre un océan et d’asiatiques montagnes : « la Cité d’or ». Au point de fomenter de sortir les peuples de l’Islam de leur esclavage.
L’aventure guerrière tourne d’abord au désavantage du couple. Laon est enchaîné, près de quatre cadavres, dont « Un corps féminin décharné, et froid et bleu, / Séjour de vers multicolores », quand Cythna est « vendue en esclavage ». Angoisse, suspense, délivrance par un vieillard et voyage marin animent le récit avec une coruscante écriture. Mais auprès des « cachots luxurieux », qui ne sont pas très loin des topoï du roman gothique, les « ennemis attendris glissent / Dans l’urne oubliée de l’espoir / Tous les suffrages de l’amour. » Bientôt résonne dans la foule, le « cri palpitant de la Liberté ». On chasse les oppresseurs, dévoilant les mensonges de leur religion. Une fois le tyran de la Cité d’Or, Othman, renversé, Laon réclame sa grâce, déniant toute validité à la peine de mort. Et retrouve celle qui se fait nommer « Laone » et raconte ses aventures de « Prophétesse de l’Amour ». Hélas, « La Foi réprimée, ver immonde / Qui cherchait à se redresser » n’a pas perdu tout pouvoir de malfaisance. C’est alors que des puissances étrangères, aussi bien « Tartares et Francs », soutenant la réaction, la tyrannie retrouve sa souveraineté. « Sang frais », « Tuerie », « Misère », « Peste », « Famine » dévastent alors le pays. Le sort réservé à nos deux héros n’a rien d’enviable puisqu’ils meurent, néanmoins unis, sur « le bûcher de l’expiation » qu’un dignitaire religieux, un « prêtre ibère », fait allumer pour conjurer la colère du dieu. Sans compter ceux que le peuple embrase pour « bruler leurs parents infidèles » : « Que Laon et Laone enserrés par du cuivre / Ardent périssent sur ce bûcher ! » Quoique la fin du poème, qui se lit le plus souvent comme un roman absolument palpitant, offre un « Paradis » et laisse imaginer la chute attendue de la tyrannie, alors que l’Amérique apparait comme un asile de liberté. Car « la vertu, même obscurcie sur terre, / Survit dans sa beauté durable / À tous les changements mortels ».
Certes l’on peut lire cette épopée, qui commence par le combat allégorique de l’aigle et du serpent, « Esprit du mal », comme un reflet de l’athéisme militant de Shelley ; autant que du souvenir si frais des ravages de la Terreur de la Révolution française et de la déferlante napoléonienne qui affectèrent « la France atterrée », mais aussi la vie des Anglais. Il s’agit d’une détestation des religions en leur entier, y compris du Christianisme en tant que religion despotique et moyen-orientale, mais non sans injustice, si l’on en croit la dimension de transcendance, de spiritualité, d’amour et de pardon véhiculée par une mince poignée de religions.
La satire est cruelle, « chacun / Racontant de son propre Dieu / Les ouvrages mirobolants » :
« Oromaze, Josué, Mahomet, Moïse,
Bouddha, Zoroastre et Brahmâ, étranges noms
Jamais encore associés, étaient invoqués
En un tumulte de mots d’ordre d’une unique
Douleur. Chaque dévot brandissait vers le ciel
Son bras armé, et chacun hurlait : « Notre Dieu
Est le seul Dieu ! (X, XXXI) »
Plus encore, la condamnation de l’Islam, quoiqu’il ne soit explicitement nommé qu’une fois (hors, de toute évidence, le titre) est sans appel :
« Et l’Islam, croyance apparentée et pourtant
Détestée, put alors écraser à sa place
Ses plus mortels ennemis, dans la peur de Dieu,
En gardant au cœur une haine
Jalouse de l’humanité. (X-XXXIV) »
Le souffle épique de Shelley se veut « l’écho de trois mille ans », partagé entre le réquisitoire et l’espoir :
« des peurs inouïes
Se sont abattues sur les pâles oppresseurs
De l’Humain, et la Foi, la coutume et les vils
Soucis, tels des dragons foudroyés, ont cessé
Un instant de déchiqueter
Le cœur humain, leur aliment. (I, XIII) »
On ne saurait être plus clair en dénonçant la croyance religieuse en tant que consentement à la tyrannie des ministres du culte et de leurs alliés politiques. Ne reste plus qu’à braver « le ravage pour la liberté » :
« Car tous se tenaient en servage ; le tyran
Et son esclave, la victime et son bourreau,
S’inclinaient devant un seul Pouvoir, lui cédant,
Par leur faiblesse, leur volonté ; attribuant
Omnipotence à de multiples noms ; rendant divins
Tous les signes du Mal. (II, VIII) »
Dédié à sa femme Mary, fille de Mary Wolllstonecraft, philosophe œuvrant en faveur des droits féminins, qui avec Frankenstein ou le Prométhée moderne[1] porta la science-fiction sur les fonts baptismaux, et qui, veuve, veilla à faire connaître le génie de son aimé, La Révolte de l’Islam, se fait évidemment féministe :
« Et moi, contemplant cette glorieuse enfant
Enflammée par ces pensées : « Douce Cythna, dis-je,
Tu es bien irréconciliable avec le monde ;
Jamais l’accord ne se fera dans l’être humain
Tant qu’hommes et femmes ne seront pas égaux
Et libres pour la paix du foyer ; dans l’attente
Que cette sainte alliance envahisse les cœurs,
L’esclavage doit être brisé. » Tout en parlant,
Je vis dans les yeux de Cythna
Briller un éclair de triomphe. (II, XXXVII) »
Il semblerait à cet égard que Shelley ait deux siècles d’avance, dénonçant les fauteurs d’injustice entre les sexes :
« Ceux dont la compagne est une bête
Vouée à un mépris plus dur que tout labeur
Peuvent-ils piétiner leurs agresseurs ? (II, XLIII) »
On ne lira pas ces vers seulement pour leur dimension politique, voire historique mais aussi pour ces évocations d’immenses paysages, parfois marins, « entre les deux vortex des eaux et des nuées », caractéristiques du souffle romantique et de l’auteur de « Mont Blanc[2] ». En son vaste poème en douze chants et 4500 vers, qu’il écrivit en six mois, Shelley use de la beauté de la strophe spensérienne, faite de huit vers en décasyllabes et le neuvième en alexandrins, tels que le poète élisabéthain Spenser la préféra, lors la seconde moitié du XVIème siècle, dans La Reine des fées[3]. Le traducteur, Jean Pavans, use de tout son soin pour proposer, souvent le plus souvent avec élégance et expressivité, huit alexandrins, quand le derniers vers, les dépassant forcément, est scindé en deux octosyllabes. L’on sait que la langue anglaise est plus concise que le français, ce pourquoi, traduisant, il est inévitable de devoir jouer avec vers plus longs et toujours évocateurs, enthousiasmants :
« Des tableaux, poésie même de la pensée,
Illustrant l’histoire de l’Esprit ; un récit
Des passions changeantes, divinement conté,
Qu’avaient forgé la danse ailée
De l’inconscience des Génies » (I, LIII).
Cette édition est d’autant plus remarquable que ce poème était, sinon inédit, du moins introuvable en français, sinon traduit en prose. Pas même un extrait dans le fort beau volume de l’Imprimerie Nationale[4] qui fait référence. Cependant, les trois volumes des Œuvres poétiques complètes[5], publiées en 1885, avaient donné une traduction de Laon et Cythna, mais en prose (et sans le texte original anglais) qui ne déméritait pourtant pas. Le travail de Jean Pavans ajoute une feuille d’or méconnue et cependant essentielle à la couronne de lauriers du poète de l’ « Ode au vent d’ouest » et de l’ « Hymne à la Beauté intellectuelle », cette « nourriture pour la pensée humaine[6] »
Laissons Shelley lui-même, en sa préface, commenter son poème : « J’ai voulu enrôler l’harmonie d’un langage métrique, les combinaisons éthérées de l’imagination, les transitions rapides et subtiles de la passion humaine, tous ces éléments qui composent essentiellement un poème, dans la cause d’une moralité complète et libérale ; et cela afin d’allumer dans le cœur de mes lecteurs un vertueux enthousiasme pour ces doctrines de liberté et de justice. » On ne saurait être un plus avisé critique de son propre travail, surtout quand tous ces buts, même si le texte n’a reçu que dédain et censure morale à son époque, sont atteints.
Shelley est un maître de la poésie engagée, dans laquelle le lyrisme concourt à nos destinées politiques, grâce à un vigoureux réquisitoire contre la théocratie et son oppression. Même si l’on peut trouver que le poème, alourdi par la dimension argumentative et idéologique, par la surabondance allégorique, voit ainsi son inspiration parfois enchaînée, pour faire allusion à un autre de ses titres, « Prométhée délivré », le libéralisme et la passion romantique de Shelley emportent aujourd’hui la conviction du lecteur, surtout alors que le conflit des civilisations embrase notre XXIème siècle. De manière voisine, son ami Lord Byron prit fait et cause pour la liberté, en allant soutenir les Grecs en guerre contre les Turcs, donc musulmans, pour libérer leur pays de l’oppresseur. Hélas, le poète du Chevalier Harold mourut des fièvres des marais en 1824, à Missolonghi, sans voir la Grèce bientôt débarrassée des Ottomans…
Les Mille et une nuits, traduction Mardrus, Fasquelle, 1910.
Photo : T. Guinhut.
Les Mille et une nuits de Salman Rushdie,
djinn du roman, et sa caduque opposition
entre Averroès et Ghazali :
Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits.
Salman Rushdie : Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits,
traduit de l’anglais par Gérard Meudal,
Actes Sud, 2016, 320 p, 23 €.
Le merveilleux n’a pas toujours bonne presse, dans une époque littéraire qui préfère le réalisme, souvent le plus plat, le cercle étroit de l’autofiction, ou de substitution lorsque l’exofiction romance la vie de personnages historiques. Dans un espace de fiction qui dépasse les bornes du réel et les barrières temporelles pour éclairer notre présent, Salman Rushdie préfère apparaître comme un djinn du roman. Après quinze opus romanesque, dont le plus tonitruant et controversé Les Versets sataniques, l’auteur de l’autobiographique Joseph Anton, livre une étonnante et planétaire illustration des exactions venues de l’Islam en sa réécriture toute personnelle des Mille et une nuits. Il lui suffit, avec modestie, de traduire ses dernières en Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, pour ne pas se laisser impressionner par les contes de Schéhérazade et ainsi proposer, en dépit d’une patente escroquerie intellectuelle à propos d’Averroès, une résolution pour le moins optimiste du conflit majeur qui affecte nos civilisations.
Le roman est partagé en trois parties d’inégales proportions : passé, présent et futur. La première est une sorte de prologue, situé il y a neuf siècles, dans laquelle Ibn Rushd (alias Averroès) s’unit avec Dunia. La troisième, en place d’épilogue, a lieu mille ans après nous. La partie centrale, bien plus vaste, est le corps romanesque, aux multiples bras, comme Vishnu, parmi laquelle les descendants de ce couple originel, dans le New York d’aujourd’hui, assistent au retour de Dunia, luttant avec leur concours contre les jinns (ainsi sont-ils orthographiés) et séides issus de Ghazali, ce mystique intransigeant et fanatique de l’Islam qui fut l’ennemi du philosophe Ibn Rushd.
Séduite par son vieux philosophe exilé à Lucena, un village juif, en 1195, en raison de « ses idées libérales » (en fait prétendues telles) par le calife de Cordoue, la « Princesse de la Foudre » Dunia est un jinn femelle. Ils ont plusieurs enfants, dont la caractéristique principale est d’être sans lobe d’oreille. Quant à leurs pouvoirs de jinns, bien qu’en sommeil, ils se transmettent de descendants en descendants, parmi les siècles des siècles.
Neuf siècles plus tard, ils sont de retour. Les « jinns obscurs » et les « jinns blancs » sont des « murmureurs ». Les premiers sont plus efficaces, prenant possession de leurs victimes, les incitant à la méchanceté, au crime, quand les seconds tentent d’inciter à la noblesse et à la bonté. Les premiers sont les prosélytes et combattants de Ghazali, quand les seconds sont plus raisonnables et combattent pour éliminer les fauteurs de violence et ramener la paix, sous la houlette de Dunia, revenue sur terre pour l’occasion.
C’est alors qu’après une monstrueuse tempête, un apocalyptique orage, « pas seulement électrique mais eschatologique », pullulent les phénomènes étranges : ceux frappés par la foudre développent des pouvoirs plus que contrastés. Un bébé trouvé, adopté par la maire et surnommé « Storm Baby », révèle la corruption sur les visages tachés et cloqués. « Des scientifiques signalèrent la séparation entre les causes et les effets ». Le bon jardinier Geronimo, dont la vocation est de créer de la beauté, veuf de sa délicieuse épouse, la revoit animée par Dunia, alors que depuis quelques temps ses pieds ne touchent plus le sol, en une lévitation qui s’élève peu à peu. Dans un autre étage -ou tréfonds- du merveilleux le plus échevelé, les philosophes Ghazali et Averroès s’éveillent parmi la poussière de leurs tombes pour dialoguer et polémiquer : « Tes paroles ne trouvent d’écho que dans l’esprit des kafirs » (mécréants »), tonne Ghazali. Brisés sont « les sceaux entre les mondes », lorsque ce dernier envoie ses sbires nettoyer la mécréance.
New York et la terre entière sont bientôt à feu et à sang, sous les coups redoublés du « grand Ifrit Zumurrud Shah […] devenu le jinn personnel du philosophe Ghazali », que l’on croise « à cheval sur son urne volante ». Geronimo, ou l’artiste Blue Yasmeen, leurs pouvoirs magiques ranimés, sont parmi les troupes de Dunia. L’action va du sol des réalités bouleversées au « Péristan », royaume des jinnns, le plus souvent adonnés aux plaisirs de la copulation, quand les guérillas internes, dont l’apothéose est le sacrifice de Dunia, ne le perturbent pas. À l’issue de la « guerre des Mondes », la paix revient invinciblement. Et puisque le fanatisme religieux est définitivement éradiqué, puisque la religion elle-même s’est ratatinée, puisque cette flambée de tyrannie finit par « détourner la race humaine de l’idée illusoire de la foi », une nouvelle ère, pour au moins un millénaire, comble les Terriens. À une seule exception : ils ne rêvent plus…
Une myriade de personnage tournoie en ce roman aux histoires emboitées, artistes, politiques, gens de peu, délinquants et criminels. L’un, Don Juan invétéré, tombe, à son grand désespoir, sans cesse amoureux de toutes les femmes qu’il croise, sans la moindre réciproque. D’autres désapprennent la parole et choient dans le mutisme. Le « compositeur Hugo Casterbridge » se ridiculise « depuis ses interventions malavisées à la télévision où il avait menacé le monde de toutes sortes de plaies envoyées à l’humanité par un dieu auquel il ne croyait même pas ». Et si les débuts de l’action contemporaine, alternant les personnages, est un brin confus, le maelstrom stylistique et narratif emporte par la suite le lecteur en son flot torrentiel.
Faut-il, comme Dunia le fait au sortir de l’écoute des histoires du « coffret chinois » dont « la peau d’oignon », se dématérialisant, libère les récits, dire la morale de ce roman résolument épique ? Elle est en effet plus qu’explicite, lors de cette « guerre des Mondes » vengeresse, de ce djihad perpétré par les radicaux de Ghazali, qui, de surcroit, est « à l’image du combat intérieur au sein du cœur humain ». On peut alors s’amuser ou trouver excessif le recours aux procédés des « comics », ces bandes dessinées de super-héros Marvel, lors de l’ultime combat entre Dunia, ses alliés, et les trois sbires du monstrueux Zumurrud : « Zabardast le Sorcier, Shining Ruby le Maître des Âmes et Ra’im Blood Drinker, à la langue aux crans acérés ». À la lisière des sports de combats, des supers pouvoirs et du jeu vidéo, il s’agit une fois de plus de l’immémoriale lutte en le bien et le mal. On ne peut guère douter qu’Umberto Eco, auteur malicieux d’un De Superman au surhomme[1], aurait apprécié cette mise en scène que les mangas sauraient survolter.
La charge contre l’idéologie fondamentaliste et djihadiste est sans ambages : « Ce que les Zélés avaient appris à fond c’était l’art d’interdire ». Aussi cette rushdienne fiction est transparente : « Raconter quelque chose d’imaginaire, c’est aussi raconter la réalité ». Cette vaste métaphore de notre temps permet également l’analyse : « la pratique de la violence extrême, connue sous le terme fourre-tout et souvent inexact de terrorisme, a toujours particulièrement attiré des individus mâles qui sont soit vierges soit incapables de trouver des partenaires sexuels. […] les jeunes mâles rêvent d’apothéoses orgasmiques ». La méthode islamiste est clairement annoncée par Ghazali, à l’adresse de Zumurrud : « Instille la peur. Seule la peur peut inciter le pécheur à se tourner vers Dieu. […] Rends-toi dans les pays où l’orgueil de l’homme est démesuré, où il se croit à l’image de Dieu, détruis ses arsenaux et ses lieux de perdition, ses temples de technologie, de savoir et d’opulence. Rends toi aussi dans ces lieux sentimentaux où l’on prétend que Dieu est amour. Vas-y et montre leur la vérité ». C’est ainsi que l’écrivain montre la vérité du fanatisme et de l’Islam. Mais, sombre lueur d’espoir, « ils suscitèrent la lame de fond d’une haine qui allait à brève échéance alimenter la contre-révolution »…
Les Mille et une nuits, Editions Bourdin, 1840.
Malgré le brio et le brillant de Salman Rushdie, il est permis de rester un peu sceptique devant le schématisme et avec lequel il présente ses personnages de Ghazali et d’Ibn Rushd. Présenté par Salman Rushdie comme l’archétype du fanatique virulent, Ghazali (1057-1111), qui certes écrivit un Effondrement (ou Incohérence) des philosophes (Tahâfut al-falâsifa) pour réfuter ses pairs et prédécesseurs tentés par une rationalité selon lui mal placée, confondant les philosophes dans la mécréance, est avant tout un mystique qui se consacra au soufisme. Selon lui, la vérité est inaccessible aux philosophes abonnés à l’erreur, puisqu’ils s’opposent ainsi à la révélation. En conséquence, l’umma (communauté des croyants) prévaut sur l’individu, toute société humaine se doit d’être soumise, au travers de la charia, aux injonctions du divin. Cependant, plutôt que les combats dans le monde terrestre, Ghazali fait profession de préférence pour l’abandon à Dieu. Si Ghazali est bien un dogmatique qui réclame du chef politique « la condamnation des égarés[2] », il affirme, sans prôner la coexistence libérale des sectes, que le désaccord n’est pas incroyance et que l’analyse philosophique (mais toujours au service de la révélation) est l’antidote du fanatisme[3]. Cependant il est clair que la faveur accordée par l’Islam à la pensée de Ghazali entraîna un brutal déclin des sciences.
En face de lui, Ibn Rushd apparaît bien abusivement chez Salman Rushdie comme un philosophe rationnel. En effet il n’abandonne pas un instant la révélation divine islamique. Certes il est un grand commentateur d’Aristote, au point que l’Occident le traduisit et le valorisa (sous le nom d’Averroès) quand l’Orient l’ignora. Contre son prédécesseur Ghazali, il rédigea son Incohérence de l’incohérence (Thahâfut al-Tahâfut). Il montra qu’aristotélisme et révélation sont compatibles, arguant que l’au-delà relève de la foi, alors que l’ici-bas relève de la raison. Cependant en faire comme Salman Rushdie semble le prôner, un parangon du rationalisme est pour le moins fallacieux. En faire un athée, un précurseur des Lumières, un apôtre de la tolérance universelle est de l’ordre de l’escroquerie intellectuelle (comme le réalisateur égyptien Yusef Chahine, dans son film Le Destin). Certes son exil en un village juif témoigne qu’il ait été victime du fanatisme religieux. Mais Rémi Brague[4] nous rappelle son homélie (sermon) prononcée dans la grande mosquée de Cordoue, dans laquelle il appelait à la guerre sainte contre les royaumes chrétiens du nord. En tant que juriste, Ibn Rushd Averroès encourage le jihad et légifère sur le pillage, le butin, les captifs esclaves. Ne dit-il pas, le plus explicitement du monde : « La négation et la mise en discussion des principes religieux mettent en danger l’existence même de l’homme ; c’est pourquoi il faut tuer les hérétiques. » Ou encore : « contester et les discuter [les principes de la Loi] est pernicieux pour l’existence de l’homme. En conséquence, il est obligatoire de tuer les hétérodoxes[5] ».
Ainsi l’opposition sur quoi Salman Rushdie fonde son roman est-elle caduque. Ce qui n’invalide cependant pas la merveille fictionnelle…
Outre Les Mille et une nuits, ce vaste chef-d’œuvre de la littérature arabe, quoique probablement d’origine persane, transparent lors de sa transcription en Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, c’est l’œuvre de l’Indien Somadeva, Océan des rivières de contes[6], qui est un des textes sources de Salman Rushdie ; comme lorsqu’il écrivit Haroun et la mer des histoires, en lui rendant hommage au moment où son héros trouve la collection complète « pour sa délectation et son instruction». Ce vaste ensemble narratif, cette « grande bibliothèque de l’univers[7] », écrit en sanscrit au XIème siècle, mêle histoires épiques, d’amours, de vampires, merveilleuses, où abondent génies et magiciens. En effet, Blue Yasmeen, l’un des protagonistes de Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, raconte l’aventure d’un marchand de Bagdad qui finit par « nager dans l’océan des courants d’histoire ». Né à Bombay en 1947, l’écrivain, naturalisé britannique, a donc vécu au contact des littératures sanscrites et des Mille une nuits, dont un manuscrit fut au XIXème siècle fut retrouvé à Calcutta. Ce pourquoi Dunia narre à Geronimo « des contes merveilleux sur l’existence des jinns, les clairs et les obscurs, les fées et les Ifrits, lui parlait du Monde Magique où le sexe occupe une place incroyable, des métamorphoses et des murmureurs et des sceaux qui furent brisés, de l’ouverture des failles donnant sur le monde réel ». Concluant de la meilleure manière : « Le Monde Magique existe, dit-elle d’un ton apaisant, car elle entendait la confusion qui régnait en lui, mais il ne s’ensuit pas que Dieu existe. »
En digne écrivain post-moderne, qui réinvestit le passé dans un apologue qui va jusqu’à l’anticipation, Salman Rushdie brode d’allusions son roman. L’oiseau Simurgh, venu du Cantique des oiseaux d’Attar[8], côtoie non sans humour l’épisode d’Actéon des Métamorphoses d’Ovide : « Un voyeur qui se rinçait l’œil devant un de ses magasins favoris en ville, celui de la déesse brésilienne de la lingerie Marpessa Sägebrecht, fut par magie transformé en un cerf pourvu de bois qu’une meute de chiens fantômes voraces poursuivit tout au long de l’avenue A ». Mais aussi de plaisants clins d’œil à Ionesco, Beckett, Magritte, Gogol : « Dans une ville française, les habitants commencèrent à se transformer en rhinocéros. De vieux Irlandais se mirent à vivre dans les poubelles »… Sans oublier bien sûr, pour servir son propos, les allusions à Platon et surtout Aristote, dont Averroès fut le commentateur abondamment discuté par l’Occident médiéval.
Après Les versets sataniques en 1988, puis Joseph Anton, une autobiographie[9] en 2012, quoique qu’il y eu entre temps une demie douzaine d’autres romans, voire des contes pour enfants, il fallait bien que le romancier reprenne la plume pour figurer à son inimitable manière le conflit planétaire entre pensée captive et liberté de penser et d’agir qui court de l’Occident au Japon. Entre le roman qui eut pour ambition de réécrire le livre sacré des Musulmans, et dont les « versets satiriques stigmatisent la Soumission constitutive de l’Islam[10] », et le récit de la réclusion de l’écrivain menacé de mort par la fatwa du totalitarisme islamique, il y a place pour l’imagerie, les merveilles et les jinns du conte, de façon à séparer le bien du mal, la raison du fanatisme, et ainsi espérer un futur meilleur, délivré des pulsions hégémoniques et tyranniques d’une inhumaine religion.
Amédée Pichot : Galerie des personnages de Shakspeare, Baudry, 1844 ;
Galerie des Femmes de Shakspeare, Krabbe, 1844.
Photo : T. Guinhut.
Shakespeare, le mystère dévoilé ?
Stephen Greenblatt : Will le magnifique.
Lamberto Tassinari :
John Florio alias Shakespeare.
Arthur Philips : La Tragédie d’Arthur.
Stephen Greenblatt : Will le magnifique, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Marie-Anne de Béru, Flammarion, 2014, 479 p, 22,90 €.
Lamberto Tassinari : John Florio alias Shakespeare,
traduit de l’anglais (Canada) par Michel Vaïs, Le Bord de l’eau, 384 p, 24 €.
Arthur Philips : La Tragédie d’Arthur,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Bernard Hopffner, Cherche Midi, 516 p, 22 €.
« Il mourut comme il avait vécu, sans que le monde y prenne garde. […] il semble aussi, presque à lui seul, avoir maintenu le niveau de la tragédie et de la romance. » Ainsi conclut en son excellent volume Peter Ackroyd[1]. Hélas les trop nombreuses tentatives biographiques venues des siècles passés n’avaient guère su percer le mystère Shakespeare (1564-1616). Le si peu de documents assurant son existence laissèrent penser au prête-nom d’un aristocrate : car un bourgeois parvenu ne pouvait posséder un tel génie ! Peter Ackroyd sut, entre maints biographes, avec élégance rendre à l’homme de Stratford sa vaste identité. Cependant, grâce à de récentes découvertes, et au-delà de la seule narration d’une existence, Stephen Greenblatt s’attelle à la tâche exaltante de comprendre comment un individu de l’époque élisabéthaine a pu devenir le plus grand dramaturge de tous les temps. À moins que l'on accorde crédit à la conviction de Lamberto Tassinari, selon laquelle le maître de Stradford on Avon serait rien moins que John Florio.Voire que l'on imagine, comme le fait Arthur Philips, qu'il y ait quelque part une vraie-fausse tragédie du maître...
Tracé par Stephen Greenblat, le tableau de société dans laquelle évolue Will est édifiant : tensions politiques autour d’Elisabeth I°, menacée d’assassinat, persécutions du pouvoir religieux protestant contre les Catholiques, au plus près de la famille de notre poète, qui prit soin de se garder des controverses théologiques. Est-ce pour cette raison que l’on n’a conversé aucun document personnel ? On suppose qu’en 1587, il est embauché comme acteur par les « Comédiens de la reine », puis comme auteur. Un dramaturge concurrent se moqua en le traitant de « Shakescene », ébranleur de scène. Réputés lieux de débauches, les théâtres étaient sommaires, hors les costumes ; mais, de la gent modeste à la souveraine, on en raffolait. Surtout quand les acteurs Alleyn et Burbage interprétaient les pièces de Marlowe, puis le personnage indécis et fou d’Hamlet, grâce à « l’énergie inouïe et l’éloquence du vers blanc ».
Il fallut à Shakespeare une éducation exceptionnelle : l’apprentissage du latin, qui ne brillait pourtant pas par sa pédagogie, lui permit de lire avec un fol appétit les auteurs classiques. Les fêtes campagnardes, les « combats d’ours ou de taureaux », les exécutions, les spectacles offerts à la reine et les théâtres de moralité lui apprirent la psychologie des humbles, des criminels, des « écrivains encanaillés », des foules et des rois, mais aussi le manichéisme théâtral, qu’il sut bientôt dépasser. Tout cela, grâce au minutieux travail d’enquête textuelle de Greenblatt, retrouve sa place dans les comédies et les tragédies de « Will le magnifique ». Ainsi le métier du père, « gantier », rebondit dans la « peau de chevreau » de bien des métaphores. Mais comment expliquer qu’il connût tout autant le droit, la théologie, l’art militaire… Fut-il antisémite en créant Shylock, son Marchand de Venise, dépressif avec Hamlet ? C’est cependant presqu’avec certitude que nous pouvons affirmer qu’il fut un catholique secret…
« L’amour du langage, une certaine excitation érotique procurée par le jeu théâtral », le désir de revendiquer sur scène une identité de gentilhomme, contribuent au portrait. « En tant qu’artiste, il incorpora dans son œuvre la totalité ou presque de ses connaissances et expériences. » Y compris son mariage décevant avec Anne, de huit ans plus âgée que lui, dont on retrouve l’écho en de méchants mariés… L’essayiste ne laisse alors rien au hasard : chaque fait, « remanié par l’imagination », s’appuie sur de nombreuses, pertinentes citations des pièces et des Sonnets, dont le jeune homme blond aimé s’avère bien être Henry Wriothesley.
On ne cesse d’apprendre, en cet excitant volume, comment son temps nourrit ses pièces de subtile manière. Ainsi Macbeth, au travers de son héros éponyme, assassin du « subtil Duncan », présente au roi Jacques Ier (successeur d’Elizabeth Ière) un hommage, par le biais de son ancêtre Banquo qui restaura la légitimité ; tout en glissant de discrètes allusions à la conspiration des poudres de Guy Fawkes, qui fomentait un régicide. C’est ainsi que le « heurt à la porte dans Macbeth » impressionna tant les spectateurs et, plus tard, Thomas de Quincey : car Lady Macbeth a beau vouloir se laver les mains, sa peau « exhibe la nature humaine dans son attitude la plus abjecte et humiliante[2] ».
Le passé historique, la littérature ancienne (en particulier les Vies des hommes illustres de la Grèce et de Rome de Plutarque), le présent politique, tout est, chez Shakespeare au service de la création : « Tout ce que la vie lui infligea de douloureux, crise d’identité sociale, sexuelle ou religieuse, il en tira bénéfice pour son art (puis fit de son art une source de profit) ». Sa dernière douleur fut-elle d’apprendre l’incendie du Théâtre du Globe, de voir l’indignité d’un de ses gendres ? Il ne semble pas avoir souffert de son retrait du théâtre, en 1614 ; et ce n’est pas par hasard qu’il fait dire au magicien Prospéro, dans La tempête : « A mon ordre les tombes / Ont réveillé leurs morts ; s’ouvrant les ont lâchés/ Tant mon art est puissant ! mais cette magie grossière, / je l’abjure ici même. » Il prit sa retraite, se consolant avec sa fille Susanna, dont il savait reconnaître l’amour, au contraire du Roi Lear…
Force est de reconnaître que l’artiste autant que l’entrepreneur de spectacles théâtraux a su mener à bien son destin, même si l’on eût souhaiter voir d’autres pièces surgir de ses dernières années. De même, conformément à son éthique, en ses comédies et tragédies, « il s’appuie toujours sur le principe moral que l’homme fait lui-même sa destinée plus qu’il ne la subit, et que, si son bonheur et son malheur dépendent quelquefois de la fortune, il les prépare plus souvent par son initiative individuelle.[3] »
Certes, Stephen Greenblatt, cet universitaire né en 1943, auréolé de prix et de succès pour son Quattrocento[4], joue d’autant de savoirs que de « conjectures » brillantes, en son roman-document de formation. Comment connaître réellement toutes les rencontres qui l’inspirèrent, à quels spectacles et événements Shakespeare a pu assister ? Sans compter que le biographique n’explique pas tout. Mais, en brossant un tableau richement informé, érudit, enlevé, il rend plus que plausible le rapport au monde et à son époque qui ont formé l’auteur génial d’Hamlet, de surcroît judicieux investisseur de sa fortune. Reste à décider l’indécidable : pourquoi tel individu, alors que d’autres ont baigné dans le même milieu, est-il devenu le Shakespeare que nous connaissons ? Certainement « il faut que les hasards de la génétique rencontrent des circonstances culturelles et institutionnelles particulières. » À moins que, comme le prétends Lamberto Tassinari, que Shakespeare soit John Florio...
Quoi, encore une révélation sur l’identité de Shakespeare ! On imagina que le jeune Marlowe, auteur du Docteur Faust, et selon toute apparence tué dans un duel, se serait caché pour continuer son œuvre dramatique et se servir de l’acteur Shakespeare comme prête-nom. De même l’hypothèse Francis Bacon, et Edward de Vere, comte d’Oxford ; et bien d’autres qu’il vaut mieux, par pudeur devant de telles billevesées, oublier[5]… Pourquoi un tel acharnement à nier la paternité littéraire de l’auteur d’Hamlet ? Parce que les éléments réellement biographiques sont minces et lacunaires ; mais surtout parce que l’on dénia longtemps à un roturier de village « mal instruit » et secoueur de planches (pour jouer sur le sens de son nom) la capacité de créer un tel univers poétique et scénique. Cependant, depuis un siècle, on s’accorde à penser que Shakespeare est bien Shakespeare, et les biographes et autres essayistes, Harold Bloom, Peter Ackroyd[6] et Stephen Greenblatt en tête, ne le remettent plus en question…
Ainsi la prise de risque de Lamberto Tassinari parait d’avance invalidée. « L’identité de Shakespeare enfin révélée », clame-t-il sur la couverture avec un rien de provocation, d’esbroufe. Pourtant, une fois la première réticence passée, et la lecture entamée, l’hypothèse ne laisse pas d’être séduisante.
Giovanni Florio naquit à Londres d’un père italien en 1553, pour mourir en 1625, donc largement dépassant la carrière du dramaturge officiel (1564-1616). Cet humaniste polyglotte, « courtisan érudit », familier des milieux de la diplomatie et secrétaire de la reine du Danemark, bien connu de ses contemporains, est l’antithèse de « l’homme de Stratford », qu’aucun écrivain ni notable ne mentionne. Cet italien anglicisé et protestant, de surcroit d’origine juive, grand connaisseur de la Bible (à l’instar du barde anglais), est un linguiste émérite, auteur d’un dictionnaire italien-anglais immense et inventif, The Worlde of Wordes, sans compter un manuel de conversation bilingue. Ce dont on trouve un écho dans la leçon d’anglais d’Henri V. Alors qu’il traduit en 1603 les Essais de Montaigne, dont les vocables et le style deviennent ainsi résolument shakespeariens, un passage de La Tempête est calqué sur le discours sur les sauvages. Le « trésor de mots » et l’abondance des connaissances de Florio s’exprimeraient alors dans le corpus théâtral qui regorge d’inventions linguistiques, d’allusions scientifiques et spécialisées, mieux que sous la plume d’un impresario voleur et d’un « singe-poète », selon les mots de Ben Jonson. D’autant que George Coffin Taylor, auteur d’un Shakespeare’s Debt to Montaigne[7], montre que « cent seize mots du Roi Lear qui sont nouveaux pour Shakespeare après 1603 lui sont probablement venus de la traduction de Montaigne par John Florio (imprimée en 1603) » ; sans compter qu’Hamlet, écrit avant cette impression, comprend un bon nombre mots semblables… À moins que notre linguiste fût l’inspirateur de l’auteur des Sonnets[8], que Lamberto Tassinari attribue hardiment aux plumes conjointes de Florio et de son père. Ce en arguant que le dédicataire de ces Sonnets, Henry Wriothesley, comte de Southampton, en tant qu’ « aristocrate italianisant fut pendant plusieurs années un élève, puis un ami et protecteur » de l’éminent linguiste.
L’argument le plus troublant en faveur de la thèse de Tassinari est, dans l’œuvre du dramaturge élisabéthain, la surabondance des allusions à l’Italie, des sources italiennes, la plupart du temps non traduites à l’époque, comme les Nouvelles de Bandello, voire le Roland furieux de l’Arioste et les pièces de la Commedia dell’arte, qui eussent nécessité qu’un Shakespeare lût la langue de Dante, compétence qui ne manquait pas à John Florio, traducteur émérite du Decameron de Boccace. À cet égard, on notera que Florio hébergea de longs mois, à Londres, le philosophe Giordano Bruno, qui ne parlait pas anglais, et par ailleurs menacé, dont l’influence sur le père du Songe d’une nuit d’été n’est plus à prouver.
Etrange : le testament autographe de William Shakespeare n’a rien de shakespearien, et il n’y mentionne aucun livre (alors qu’ils étaient à cette époque bien valeureux), quand celui de John Florio -ici entièrement reproduit-, beaucoup plus raffiné, contient une brassé de mots caractéristique du dramaturge, dont des hapax…
« Les protecteurs et les amis de Florio sont ceux de Shakespeare » (dont Ben Jonson), affirme Tassinari. De plus, ils dédicacent leurs œuvres aux mêmes aristocrates, avec une rare proximité stylistique redevable de l’euphuisme de John Lyly, ils ont le même imprimeur. Les comédies, drames et tragédies semblent n’avoir circulé que de manière anonyme, avant d’être réunies dans le fameux folio de 1623 qui attribue soudain l’immense paternité de son théâtre au grand William. Florio est-il « la main invisible » de cette manipulation ? S’est-il dissimulé en son pseudonyme pour ne pas subir l’ire des xénophobes, la réputation douteuse du théâtreux ? Pire, on l’aurait évincé, au profit d’un « Shakespeare national »…
C’est avec un certain humour qu’Umberto Eco réunissait, dans La Memoria vegetale[9], une petite bibliographie, néanmoins impressionnante, s’échinant à prouver la paternité de Lord Francis Bacon, véritable auteur de La Nouvelle Atlantide. Bibliographie destinée à ne rejoindre que le musée des curiosités. Peut-être un même destin est-il réservé au travail de Lamberto Tassinari, fondateur et directeur de l’étonnante revue montréalaise Vice versa. Au sortir de son essai savant et documenté, d’une lecture plus qu’agréable, palpitant comme une enquête, même si son auteur se laisse un peu trop emporter par son enthousiasme polémique contre les fermes gardiens du temple shakespearien britannique, et malgré des redites, par des citations aux allusions pas toujours flagrantes, sommes-nous définitivement convaincus ? Quand bien des critiques ont argué des conditions de la création théâtrale à l’époque élisabéthaine, frappée d’anonymat et cousue de rédactions collectives, pour évacuer l’hypothèse hardie de Tassinari. Sans aller jusqu’à la plus ferme conviction, nous voilà pour le moins troublés, séduits, car la mosaïque qui se construit sous nos yeux plaide avec une époustouflante pertinence la thèse de la paternité de John Florio, Shakespeare plus vrai et «florabondant » que nature.
Etre ou ne pas être un faussaire shakespearien ? Ainsi joue Arthur Philips avec son lecteur en sa Tragédie d’Arthur. Umberto Eco serait probablement ravi par ce roman. Comme en compagnie de l’auteur de La Guerre du faux[10], c’est avec délectation que nous voici pris dans la structure faite de mosaïques et de reflets, d’éléments emboités qui tissent cette vraie et fausse tragédie. En effet, aucune barrière ne nous sépare de l’aisance narrative et intellectuelle avec laquelle son auteur nous emporte, au point de paraître nous convaincre de devoir bouleverser l’histoire littéraire.
Peut-on, comme ce père indigne, passer sa vie à louvoyer entre arnaques, faux en tous genres, et pourtant léguer à ses jumeaux, l’un devenu romancier, l’autre actrice, un authentique inquarto de 1597 d’une pièce de Shakespeare parfaitement inconnue ? Certes, il a élevé Arthur et Dana dans le culte du créateur d’Hamlet, au point qu’ils soient devenus un peu déjantés autant que d’indubitables spécialistes. Mais à force de sculpter les champs de maïs comme un extraterrestre, d’offrir un passeport soviétique ou une balle de base-ball signée, d’imprimer des billets de loterie, il s’abonne à l’incarcération, voit sa femme divorcer pour un mari plus sage… Sans de même choir dans la délinquance, le fils quitte son job de publiciste pour une Heidi éphémère à Venise, pour une déambulation européenne, un mariage avec la tchèque Jana, qu’il abandonne avec ses deux jumeaux. Arthur et Dana sauront-ils se démarquer de cette « idole de toujours (…) imposteur et perdant », grâce à un « déménagement du destin » ? Où la gémellité est cruciale, rêvant« d’une proximité indescriptible, parfaitement connectée », au point d’aimer la même femme, Pétra, non sans drame...
C’est dans le parloir de son pénitencier que le père confie au fils romancier, qui doit « écrire le livre de sa vie », le secret du précieux volume ancien volé quelques décennies plus tôt, imaginant les droits colossaux qui l’enrichiraient. S’en suivent les tractations juridiques et éditoriales (y compris leurs fac-simile) qui mènent à la publication de cette bombe de l’histoire théâtrale par les soins du fiston : est-il, à l’issu de l’examen critique, des doutes et des expertises scientifiques concluantes, convaincu, ou gagné par le virus du faussaire ?
Cette chronique familiale, ce roman postmoderne, dans lequel « tout a déjà été écrit il y a des siècles » est une réécriture décalée du monde et des topoï de Shakespeare, pour lequel on imagine une fumeuse théorie à base de deux auteurs, un Comte et un Juif. Comme le couple d’Arthur est un miroir déformé de celui de ses parents, le roman est formé de et par trois Arthur : le héros de la pièce retrouvée, le narrateur-personnage, et l’auteur. Ainsi, le roman gigogne propose en l’ancienne « tragédie » un roi Arthur qui fait de Philip son héritier et « dans un monologue, admet qu’il est un imposteur ». Autant le maître de Stratford que celui du roman doivent en convenir : « oui, il est fort probable qu’il a dissimulé quelques cuillérées d’autobiographie onctueuse dans ses fictions épurées. »
C’est bien à ce moment que l’on pense à rapprocher ce qui est à la fois roman et métafiction du prestigieux Feu pâle[11] de Nabokov, dans lequel les 999 vers du poème autobiographique de John Shade sont parasités par les commentaires de Kinbote. Poème ou théâtre au cœur du récit, comme lorsque Hamlet fait représenter une pièce sur scène, permettent les jeux de miroirs subtils de la mise en abyme, figure artistique et de rhétorique dont Arthur Philips s’est assuré la maîtrise avec un indubitable brio.
La performance virtuose va jusqu’à nous livrer une « préface » prétendument de l’éditeur Random House, puis, in extenso en fin de volume, cette « Tragédie d’Arthur ». On trouvera bien shakespearienne, quoique un peu brute, cette mise en scène épique de la lutte d’Arthur pour consolider son royaume, contre Ecossais, Saxons et Pictes, tandis qu’un de ses fils, l’illégitime Philip, est destiné à lui succéder :
« Je voy dans tous tes muscles et je vois dans tes yeux
Preuve de ton discours : tu es mon impression[12].
Ces linéaments me sont connus comme si
J’observois un miroir d’autres années qui garde
Images reflectées il y a si longtemps. »
La pièce est alors un pastiche troublant et vigoureux, pour lequel l’archaïsant traducteur s’offre le luxe époustouflant des alexandrins, non sans l’enrichir de notes aussi profuses que précises.
Au moyen de divers points de vue, Arthur Philips -né en 1969- revisitait dans L’Egyptologue, l’histoire de l’archéologie ; avec Angelica, il dressait le puzzle d’une histoire de fantôme victorien. Aujourd’hui, doué d’une prose séductrice, d’humour et de gravité, d’un impressionnant don théâtral élisabéthain, a-t-il recréé ou retrouvé un trésor shakespearien ? A-t-il bluffé son lecteur ? N’a-t-il écrit que dans les marges du barde de Stratford pour livrer au voyeurisme du lecteur les passions punies et impunies d’une famille ou lui a-t-il offert une indispensable réincarnation, inquiète et contemporaine ? Sans nul doute, «Il n’existe pas de vocation plus haute pour un homme que de créer, et créer des mondes à partir des mots est la forme la plus élevée de création».
Saint-Michel tuant le dragon. Abbatiale de Saint-Maixent, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.
Chesterton, le géant fantaisiste
du roman policier catholique.
François Rivière : Le Divin Chesterton, Rivages, 224 p, 21 €.
Gilbert Keith Chesterton : Homme à la clef d’or,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Maurice Beerblock, Les Belles Lettres, 450 p, 14,90 €.
Gilbert Keith Chesterton :
Magie, traduit par Thierry Beauchamps, Rivages, 128 p, 7,50 €.
Gilbert Keith Chesterton :
La Sphère et la croix, traduit par Charles Grolleau, Rivages, 320 p, 9 €.
Gilbert Keith Chesterton :
L’Assassin modéré, Le meurtre des piliers blancs, Les Arbres d’orgueil,
traduits de l’anglais par Lionel Leforestier,
Le Promeneur, Gallimard, 144 p et 15,90 € chacun.
Dans le combat entre biographie et autobiographie, qui sera le vainqueur ? On aurait tendance à penser que Gilbert Keith Chesterton (1874-1936) serait le mieux placé pour présenter ce même Chesterton. L’abondance, la précision et le style inimitable, peu amène pour les clichés, font de cet autoportrait le document furieusement vivant du géant excentrique anglais. Sauf que Le Divin Chesterton, de François Rivière, a le mérite d’être d’un abord plus aisé, plus synthétique, nous présentant « l’étrange usine de sa tête ébouriffée ». Cet « homme à la clef d’or » est en effet une usine incroyablement prolixe, d’où jaillirent un festival d’essais et de romans, au point de frottement détonant du catholicisme et de l’investigation policière. Si son détective iconique est le Père Brown, personnage récurrent de ses nombreuses nouvelles, et ange pourfendeur du crime, ses émules savent découvrir jusqu'à L’Assassin modéré, résoudre Le meurtre des piliers blancs ou l'affaire des Arbres d’orgueil...
Le jeune dessinateur et caricaturiste (dont François Rivière offre en têtes de chapitres quelques exemples), féru de contes de fées, doute de son orientation sexuelle, avant d’épouser chastement la dévouée Frances. Mais « la question du mal ne le quitte plus » ; ce pourquoi celui qui s’impose en chroniqueur-journaliste devient adepte du « socialisme chrétien ». Ce gros buveur bientôt obèse, parfois surnommé « Gargantua », se fait remarquer par ses essais brillants contre les préjugés intellectuels dans Le Défenseur. Biographe enthousiasme (aux citations peu scrupuleuses) de Browning et Dickens, critique passionné de William Blake[1], la « tête léonine » de Chesterton accouche d’un héros marquant : le Père Brown, étonnant détective en catholique soutane, qui, en de nombreux, spirituels et haletants récits, contribue formidablement à son succès. Ce à travers des recueils comme Le Club des fous[2] ou L’Incrédulité du Père Brown[3]. Où l’on découvrira, parmi bien d’autres, un titre fort énigmatique et affriolant : « Le poignard ailé ». À moins d’aimer rencontrer un autre détective imaginé par l’inépuisable littérateur : Gabriel Gale, fantaisiste débridé bien décidé à côtoyer la folie. Au point qu’un personnage du Poète et les fous avoue avoir « quelque chose de grave […] une maladie qui rend cet endroit terrifiant. – Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle aussitôt. Il y eut un court silence, puis il répondit avec flegme. – J’ai toute ma raison[4]».
Fort conservateur, l’écrivain multiplie ses positions contre le divorce, contre l’athéisme, ce « labyrinthe qui n’a pas de centre ». Misogyne, résolument opposé à Hitler, il dénonce les capitalistes, « princes de notre communauté », tout en s’opposant au socialisme de Wells et de Shaw. Le biographe cependant évoque l’antisémitisme, alors que l’auteur s’en défend de manière argumentée…
L’original autobiographique, prolixe, bourrée de notes éclairantes, perd en concision narrative ; mais en cet Homme à la clef d’or, ultime et posthume ouvrage, où « se remémorer » est un « tour de passe-passe psychologique », on trouvera le style unique de Chesterton : bons mots, circonlocutions, autodérision, paradoxes. C’est « une poignée de sujets, de types, de métaphores dépareillées », moins un récit qu’un « vivre en anecdotes » savoureuses, qu’un festival d’analyses et d’essais sur l’enfance, sur « l’art d’être un cancre », « d’être loufoque », sur l’amitié et les célébrités de son temps politique.
Chesterton avait bien en effet une « clef d’or » pour voir le monde : la foi. Son voyage à Jérusalem, contribue à sa conversion au catholicisme en 1922, dont il devient un propagandiste, assignant à son œuvre une mission moralisatrice. Conférencier inépuisable aux Etats-Unis, homme de radio percutant, il laisse de nombreux volumes d’essais, souvent inédits en français.
Infatigable, il échafauda de nombreux romans, dont le versant fantasque, voire burlesque, nous séduit encore aujourd’hui : comme l’inventif apologue qu’est La Sphère et la croix. Un dirigeable londonien abrite un « professeur Lucifer » et un « moine Michaël » qui s’affrontent avec un surprenant brio : « L’un de nous doit tuer l’autre ou le convertir ». La satire des fanatismes conduit le récit vers un asile kafkaïen incendié. Quoiqu’aventures, duels et poursuites de police servent la victoire de la « croix » et l’amitié des deux protagonistes réconciliés. L’allégorie manichéenne est dépassée, pacifiée. On lira également une « comédie fantastique » au rythme enlevé, Magie, dans laquelle un magicien (plus exactement un illusionniste) invité par un duc, séduit la jeune Patricia, alors que chacun cherche à connaître sa « vérité ». Car « il est bien plus extraordinaire d’expliquer un miracle que d’en causer un ». À moins qu’il s’agisse de la magie divine…
Le miracle, pour rester en son vocabulaire, est que les livres de Chesterton ne tombent jamais dans le prêche de grenouille de bénitier. Son fameux enquêteur, le rond Father Brown, dénoue les mystères inquiétants des pires criminels avec un sens du réalisme exact, une ingéniosité intellectuelle rare, un humour pince sans rire et une solide conviction théologique : il est de son humaine mission de traquer les envoyés du Mal qui infestent l’humanité. Les secrets magnifiquement maîtrisés de l’intrigue policière côtoient dans ses dizaines de nouvelles la fable métaphysique.
La fable chestertonienne peut également se révéler politique. Ainsi « le crime du communiste » est une nouvelle dans laquelle ce dernier « voulait détruire les dix commandements, exterminer la religion et la civilisation à qui il devait tout. Il criait haro sur le droit de propriété, le bon sens et l’honnêteté ». Mais le Père Brown ajoute : « Bien sûr le communisme est une hérésie, mais ce n’est pas une hérésie que vous acceptez les yeux fermés. C’est le capitalisme que vous ne voyez plus, ou plutôt les vices d’un capitalisme qui a pris les traits d’un darwinisme suranné[5] ». On devine que notre talentueux détective, n’est pas aussi sagace dans le domaine de la philosophie politique, en mettant sur le même plan ces deux systèmes économique. Si le second n’est pas indemne de tout péché, il a permis, au contraire du premier, et permettra encore, un développement humain considérable… Que proposer, lorsque l’on est Chesterton, pour humaniser le capitalisme ? Eh bien, comme dans Le Retour de Don Quichotte[6], les méthodes de travail de la chrétienté médiévale : voilà qui va solutionner les conflits mis à jour par une grève industrielle ! Indubitablement l’humanité, et particulièrement le monde contemporain, ont besoin du merveilleux : le déraisonnable est au service de la raison. Devons-nous nous contenter de sourire de telles billevesées romanesques ?
On trouve cependant parmi les récits de cet excentrique anglais une curieuse portée prophétique ; que l’on croit d’abord ne pas devoir prendre trop au sérieux. Loufoque est bien, entre autres exemples, un roman tel que L’Auberge volante, roman de chevalerie contemporaine publié en 1914, dans lequel ces institutions que sont les pubs britanniques sont attaquées par un Islam invasif revendiquant une « polygamie supérieure[7] ». Car un tyran local, influencé par un fanatique musulman, est décidé à imposer un ordre moral corseté. Il faudra un chevalier donquichottesque, en l’occurrence Patrick Dalroy, rentré d’une campagne militaire fabuleuse contre les Turcs, pour rétablir la liberté essentielle de la dive bouteille. Sombre ou grotesque prémonition ?
Bien trop méconnu par les inconditionnels du genre, notre Chesterton est pourtant un spécialiste de la littérature policière. Les amateurs ne doivent pas méconnaître celui qui apparait exclusivement dans des nouvelles, aux nombre impressionnant de cinquante-deux[8], le fameux Père Brown, enquêteur rondouillard, un peu rustique et néanmoins d’une sagacité à toute épreuve, qui peut concurrencer sans démériter le célèbre Sherlock Holmes. Ce curé fait évidemment preuve de sagesse, non sans un certain humour bien anglais. Le romancier prolixe, aussi à l’aise dans le fantastique que dans les exploits de détectives, l’essayiste et philosophe chrétien n’a pas fini de nous surprendre ; et pour ce faire, voici un roman et deux recueils totalisant cinq nouvelles inédites en enquêteurs et criminels et victimes surprenants.
L'on se demande bien comment un assassin peut-être « modéré »… Une tentative de meurtre effraie la colonie britannique de Polybie : elle vise le Gouverneur « Tallboys Haut-de-forme ». Viennent alors compléter le tableau : le fort intelligent précepteur d’un enfant intellectuellement attardé, un homme à « l’ombrelle verte » qui est un de ces «menteurs qui disent la vérité », un ecclésiastique fasciné par l’apocalypse, un Vice-Gouverneur capable de « chevaucher la tornade » de la répression. Une rivalité politique oppose les deux premiers devant Barbara, une jeune fille « garçonnière » et fort sensible aux qualités morales du précepteur. Jusqu’à ce que « l’assassin modéré » disculpe les plus suspects devant le chef de la police. Il n’a pas tué mais blessé le Gouverneur avec, dit-il, l’objectif de modérer son gouvernement. Le précepteur n’a-t-il avoué que pour protéger son élève qui avait motif d’en vouloir à son oncle le Gouverneur ou ne l’a-t-il blessé que pour éviter qu’il soit par ailleurs tué ? Derrière le récit policier parfait qu'est cet Assassin modéré se profile une fine et synthétique lecture des personnalités et des mœurs, une philosophie politique plus que pertinente.
Entre « Le pari du squire Vane » et « Le mystère du puits », « la chasse de la vérité » est l’objet de cette longue nouvelle ou court roman qu’est Les arbres d’orgueil. Si l’on sait que le Sieur Vane est un homme d’un bon sens affirmé et qu’il se heurte à une population locale férue de merveilleux, on ne peut qu’être intriguée par son entrée nocturne dans un bois célèbre pour ses pouvoirs maléfiques. Evidemment, jamais il ne reviendra. L’enquête est menée cette fois par un poète et un critique américain qui vont faire assaut de raisonnements et d’investigations. On apprendra alors comment l’on fabrique un cadavre au pays des « arbres paons ». Le combat entre superstition et raison est édifiant…
On lira avec une gourmandise de spécialiste du genre policier la parodie de l’enquête basée sur l’observation scientifique chère à Sherlock Holmes dans Le meurtre des piliers blancs. Car deux détectives concurrents se doivent d’élucider le meurtre d’un philanthrope. L’un conclue : « Est-ce que tu crois encore que les détectives privés enquêtent sur les criminels en flairant leurs lotions capillaires ou en comptant leurs boutons ? (…) Leur connaissance des criminels vient de ce qu’ils sont eux-mêmes des demi-criminels ».
Etonnant et sémillant bonhomme, Chesterton sut unir une joyeuse argumentation philosophico-religieuse et de piquantes qualités de narrateur et de dialoguiste. Avec une œuvre romanesque aux marges de la fantasy et du thriller, celui qui fit rire Kafka préfigure bien des développements de son siècle littéraire, préparant le genre populaire et auparavant méprisé de l’investigation policière à une nouvelle et noble reconnaissance : « le roman policier est l’Iliade de la grande ville[9] », affirme-t-il avec un bel aplomb. L’écriture de Chesterton, incroyablement précise et évocatrice, d’une logique et d’une psychologie imparables, ne dédaigne pas l’ironie pour dresser un tableau social aussi coloré que pénétrant. On comprendra sans peine l’intérêt de découvrir ce prince de la finesse intellectuelle en rappelant l’éloge formulé par Borges : « Aucun écrivain, peut-être, ne m’a procuré autant d’heures heureuses que Chesterton ». L'on se doute que le compliment n'aurait pas réussi à faire monter ce dernier au sommet des « arbres d'orgueil ». Malgré l’avis dégoûté d’Orwell qui se pinçait le nez devant ses controverses religieuses passablement rassises, Borges n’a-t-il pas salué les labyrinthes policiers de Chesterton, qui est pour lui « le meilleur héritier de Poe[10] »…
et romanesque de Londres : Londres, la biographie ;
William & Cie, Trois frères.
Peter Ackroyd : Londres, la biographie, Stock, 2003, 980 p, 30€.
Peter Ackroyd : William & Cie, Philippe Rey, 2006, 222 p, 18€.
Peter Ackroyd : Trois frères, 2006, Philippe Rey, 2015, 288 p, 19 €.
Traduits de l’anglais (Royaume-Uni) par Bernard Turle.
Londres est un personnage. Hautement polymorphe, sous les yeux de l’historien autant que du romancier anglais jusqu’aux ongles, né en 1949. D’une efficacité redoutable, son clavier est tout autant capable d’écrire sur la Tamise que les Tudor, sur Venise et la Grèce, sur Oscar Wilde et Frankenstein. Quoique ces derniers ouvrages ne soient pas tous encore traduits en français, il faut tenir son essai Londres, la biographie, pour son plus brillant opus. La description spatiale et temporelle, au travers du regard informé de Peter Ayckroyd, ne lui parait, au moyen de son indéniable et tourbillonnant talent, jamais épuisable ; au point qu’il lui soit nécessaire d’animer sa ville favorite avec de révélateurs personnages de fiction, qu’il s’agisse de William et Cie ou de ses Trois frères…
D’entrée, en Londres, la biographie, le sous-titre nous laisse entendre que la ville subit une personnification, qu’une vie lui est insufflée, qu’il ne suffira pas de la décrire, de faire œuvre d’historien, mais de donner à voir la croissance de son corps autant que de ses cellules mentales, de sa sensibilité. Pour nous offrir une telle somme, encyclopédique, truculente, attachante, Peter Ackroyd est un amoureux fou et de longue haleine, sans pour cela perdre la raison devant le changeant objet de sa passion. Au-delà du Londres de Paul Morand[1]et de ce roman londonien qu’est le Guignol’s Band de Céline[2], Peter Ackroyd les dépasse en ampleur sinon en agilité narrative.
Cependant, plonger -comme les plongeurs au-dessus de la Tamise de la couverture- entre deux pages de hasard, nous assure d’être emportés, plus puissamment encore que par le modeste fleuve anglais, dans un continent fluctuant d’informations, d’anecdotes, récits et tableaux pittoresques et sociologiques, parfois effarants : qu’il s’agisse de la cruauté populaire et de la prostitution à l’époque victorienne, ou de l’alliance du crime et de la mode, lors de la pendaison de cette Mrs Turner qui sous Jacques Ier fut condamnée à trépasser avec ses « manchettes et collerettes à l’amidon jaune, comme étamées, puisqu’elle inventa et fut la première à porter cet horrible accessoire ». Voilà un « assassinat considéré comme un des beaux-arts » que n’eût pas renié un Thomas de Quincey[3].
Et si l’on prend le parti de s’engager dans ce voyage au long cours avec la confiance du patient lecteur, nous suivrons Londres depuis les fossiles marins de son sol jusqu’au nouveau triomphalisme de son libéralisme économique, « alors que la ville abrite tant de déshérités et de S.D.F. » Même aujourd’hui, ces multiples quartiers hébergent des temps différents : une rue ouvre un monde à la Dickens, une autre les HLM des années soixante, une autre les lofts insolents d’ultramodernisme des Docklands… Hélas, « Londres a toujours été laid ». La ville est sans cesse démolie, reconstruite, que ce soit à cause du « grand incendie », du blitz ou de « l’âge d’or du promoteur immobilier ».
Le chroniqueur se double d’un critique littéraire, appelant à son secours Shakespeare, Dickens, Wordsworth ou Thackeray, mais aussi gastronomique, nous entraînant dans les beuveries des pubs, parmi les fumets de la cuisine cockney… Une autre façon d’entrer dans le livre est à cet égard précieuse : se confier à l’énorme index couronnant ce modèle d’édition, nanti de deux cahiers d’illustrations. Où l’on ira s’ébahir devant « La Tamise gelée », ce « smog » aujourd’hui disparu, ou « La Complainte du bouseux », ramasseur de purin et autres déjections condamné par l’invention des « machines balayeuses », par le progrès enfin…
Des sociologies étonnantes s’ouvrent à nos yeux. Comme lorsque « la tradition voulait que les femmes vendent les biens périssables, comme les fruits et le lait, alors que les hommes, d’ordinaire, vendaient des articles manufacturés et durables ». Tandis que jusqu’au XVIIème siècle, on trouve « de nombreuses sorcières qui font fréquemment beaucoup de mal en semant la grêle et la tempête ». Plus près de nous, aux XIXème et XXème siècle, l’auteur note la prégnance de « phobies globales face à l’immigration ». On doute à cet égard que la méfiance envers d’aujourd’hui envers le radicalisme islamiste du « Londonistan », ne soit qu’une irrationnelle phobie. Mais, notons-le, Peter Ackroyd achève cette somme en l’an 2000, au crépuscule d’un siècle, et à l’aube d’un autre, dont les démons ne seront probablement guère les mêmes. Car, dit-il, « Londres a été l’asile d’anges et de démons qui cherchaient à dominer le monde ».
Autre sociologie : loin de privilégier le seul financier de la City et de la gigantesque tour de « Canary Warf », ou la Victorienne à crinoline, Ackroyd nous offre l’amitié du petit peuple, « dormeurs » du métro fuyant les raids aériens, enfants errants ou criminels, chétifs ramoneurs suffoqués et estropiés, « chiffonnières » et émeutiers… La « cité visionnaire » inaugure des luxes et des modes, quand parmi les strates de son sol et sous-sol se rencontrent « le sarcophage d’une dame romaine du IVème siècle », jusqu’à des « ruines de logements du XVIIIème siècle : « le palimpseste des siècles est tellement concentré qu’on y lit d’un coup d’œil toute la densité historique de Londres ».
Londres cache également folies et faussaires. Car la ville capitale est le cadre de William et Cie, roman d’amour contrarié et de supercherie littéraire… Tous les ingrédients du polar cultivé postmoderne y sont. Charles et Mary Lamb, couple d’écrivains du XIX°, parfaitement authentifié par l’histoire des lettres, se voient concurrencer par un jeune bouquiniste : William Ireland, qui parvient à se faire un nom en découvrant et commentant des documents shakespeariens, dont une pièce inédite de la main du maître ! Nombre de spécialistes viennent authentifier les graphies et les œuvres ; le bouquiniste père profite de l’aubaine. Le souffle littéraire et théâtral emporte dans sa tourmente les esprits des protagonistes : « Là était la preuve que l’on pouvait échapper à la prison que nous sommes pour nous même. » Au point que Mary, de santé délicate, dangereusement émue par William, apprenant la vérité sur le faussaire, tuera sa mère à coup de fourchette… Satire des milieux shakespeariens et lettrés anglais, roman d’émotion, d’action et d’enquête, William et Cie, s’il manque peut-être de vivacité et de couleur dans l’écriture, est d’une lecture plus qu’agréable. Non sans rappeler un autre opus plus considérable d’Ackroyd, sa vie romancée du poète romantique Chatterton[4], auteur de faux poèmes médiévaux et qui se suicida à dix-huit ans.
Raconter Londres est une fois de plus bien séduisant, cette fois à travers le prisme de Trois frères, tous nés un 8 mai, date hautement symbolique, après la seconde guerre mondiale. Venus d'un milieu prolétarien, deux parmi eux vont gravir les échelons de la réussite sociale. L'aîné, Harry, franchit la plus petite porte du journalisme, jusqu'à succéder au propriétaire du journal, non sans jouir d’un mariage doré, cependant vicié. Le cadet, Daniel, après Cambridge, devient un critique littéraire dont la dent s'aiguise à plaisir sur les mauvais livres. Son essai sur les écrivains de Londres est d'ailleurs une sorte de mise en abyme du roman, et un clin d’œil au Londres de son père romancier et essayiste. Seul le dernier né, Sam, préfère la modestie, l'amitié des clochards et des moniales, quoique peut-être dans le cadre d'une vision mystique, avant d'être le factotum d'un impitoyable entrepreneur.
Cette narration alternée ne serait rien s'il ne s'agissait d'une triple satire : des mondes de la presse, universitaire (dont on se demande si l'auteur se l'applique à lui-même) et enfin de l'immobilier et de la politique, aux liens frauduleux, où la corruption règne en maître. Ce qui permet aux frères et à leur mère retrouvée de croiser leurs destinées, car, en cette vie londonienne, « les éléments les plus hétéroclites s'y heurtent ». La maîtrise du narrateur virtuose, qui noue avec virtuosité les fils du drame, va jusqu'à infliger des morts un brin théâtrales, qui tombent presque trop à propos pour achever les carrières de deux d'entre eux. Forcément, ceux qui ont réussi leur carrière paient ainsi leur réussite, l’autre étant en quelque sorte absous, malgré son emploi peu moral chez le méchant mafieux de l’immobilier. Le roman échappe de peu au manichéisme simplet, grâce au penchant pour l’ironie de son auteur.
Néanmoins, en digne successeur de Dickens, Peter Ackroyd sait jeter des portraits caractéristiques, des mises en scènes aussi brève qu'efficaces, entre crime et amour familial contrarié. Pimentant son numéro de prestidigitateur de personnages d'une intrigue au suspense haletant.
Peter Ackroyd confirme sa réputation de talentueux polygraphe, après d’exhaustives et fort élégantes biographies, qu’il s’agisse de Dickens, T.S. Eliot, Chaucer, Poe et Shakespeare. Mais aussi des romans parfois inégaux, entre divertissements mâtinés de thriller, comme ce William et Cie et ces Trois Frères. On se souviendra avec bonheur de ses reconstructions postmodernes de l’Histoire, qu’il s’agisse de faire revivre le poète Chatterton, d’envoyer Un puritain au paradis[5] de la Nouvelle Angleterre, ou d’imaginer, dans Le Dossier Platon[6], le philosophe revenir troubler les esprits en l’an 3700. Longtemps son Londres, reviendra habiter, hanter nos esprits… Devant la réussite de ce monumental roman-ville, on se prend à rêver à un tel livre sur Paris.
Will Self : Parapluie, traduit de l’anglais (Royaume-Uni), par Bernard Hoepffner,
L’Olivier, 416 p, 24 €.
Will Self : No smoking, traduit de l’anglais par Francis Kerline,
L’Olivier, 350 p, 22 €.
Les objets ont soudain un rôle inattendu chez le romancier britannique Will Self. Un « parapluie » s’ouvre et se déploie dans l’esprit fermé d’une femme. C’est grâce à un personnage longuement récurrent chez le trublion des lettres Will Self, le psychiatre Zachary Busner, que le récit déboule en avalanche, ramenant au jour de la conscience et du lecteur le monde londonien des années 1915. Cependant dans No Smoking, un modeste mégot déclenche une procédure infinie, tout un drame sociétal à l’aube du XXI° siècle. Le romancier anglais Will Self enfourche la cavalerie de la satire avec délectation
Audrey Death ne porte pas en vain son nom : elle est en effet morte psychiquement depuis un demi-siècle. À l’écoute de cet étrange cas, le Docteur Busner part à la rencontre du labyrinthe mental de sa patiente : « Plantés dans la chair du présent, se trouvent les fragments de miroir d’une explosion dévastatrice : une bombe à retardement a été amorcée dans le futur et larguée dans le passé. » Le diagnostic est rien moins qu’aisé : « démence précoce, paralysie générale des aliénés, syphilis, dépendance au socialisme, schizophrénie », on appréciera à sa juste valeur l’énumération et son coup de griffe politique. La déploration sur la vieillesse « qui prend votre nourriture pour en faire des purées » est au contraire émouvante.
Pourquoi un Parapluie ? Eh bien, figurez-vous une phrase de Joyce : « Un frère s’oublie plus facilement qu’un parapluie ». Et parce que la brave dame travailla dans une usine de parapluies et qu’elle a en quelque sorte refermé le parapluie de l’atonie sur ses angoisses. À une époque où les femmes trimaient dans des usines de munitions, où le féminisme et le socialisme tentaient leurs premières armes, Audrey Death vit sa jeunesse tourner court.
Il serait vain de chercher là un récit linéaire, une structure chronologique. L’enfance, l’adolescence, la jeunesse ouvrière de Madame Audrey, ses deux frères, tout cela se télescope sur les pages d’un volume en forme de cerveau aux connections éteintes et rallumées, à l’enveloppe molle, aux noyaux durs. Le chaos biographique est cependant exploré avec détermination par un Docteur Busner, qui fait autant pour la cause humaine et psychiatrique, que pour sa gloire et son avancement. Administrant à sa pitoyable vieille patiente une drogue voisine LSD, le « L-dopa », il ranime la psyché éteinte -et non pas folle- sous forme de flashes et de projections colorées, essore l’éponge d’une vie, explose la langue.
Se ravivent alors les personnalités contrastées des deux frères : Albert, doté d’une mémoire éidétique (ou absolue), qui devient « Sir Albert », et Stanley, qui disparut lors de la guerre, probablement à cause de son propre frère et « ces putains d’obus foireux ». Ce qui nous vaut des images terrifiantes de la guerre des tranchées. Le premier reproche à sa sœur d’avoir été une « pacifiste autoproclamée », une « socialiste et collectiviste », une « championne violente du droit et du suffrage des femmes » : reviennent alors au jour « les munitionnettes, les suffragettes, les révolutionnaires déchaînées ».
L’écriture de Will Self est à la fois heurtée, dansante, hip-hop et enveloppante ; ce que rend parfaitement la traduction de Bernard Hoepffner. Elle est également psychédélique, comme se ressentant du LSD administré, entrelacée de plusieurs niveaux de conscience et d’inconscient, bourrée de néologismes, comme lorsque les chaussures « crêpellent sur le sol », presque joycienne. La réussite narrative et stylistique, ébouriffante, rejoint les meilleures pages de son plus étonnant roman, Les Grand singes ; tout en dépassant de loin la tentative, remarquable quoique peut-être avortée, de créer un nouveau langage dans Le Livre de Dave[1]. Dans lequel Dave Rudman use d’élucubrations argotiques pour noircir un manuscrit qu’il enterre en un jardin ; cinq siècle plus tard, son livre devient une nouvelle Bible fondatrice du « dialecte Mokni »…
C’est en Parapluie, un festival de métaphores inédites, surprenantes : sous le « plafond vert arsenic », elle a des « paupières de crasse », une « joue fromageuse »… Sociolectes et tics de langages se bousculent. Il faut bien au Docteur Busner cette ironie enjouée, passablement cynique, pour survivre et dominer ce monde hospitalier glauque et sénescent. La satire du monde psychiatrique, de ses asiles de vieillards est guillerette et féroce : face au pouvoir médical, infirmier et bureaucratique, elle s’en donne à cœur joie. Cependant, l’asile d’aliénés, peint à l’acide le plus réaliste, annonce au-dessus d’une de ses portes le projet du roman : « Art-thérapie et salle de réminiscence ». Ainsi, Will self reste fidèle à son « réalisme magique sale[2]», même s’il s’est moqué de cet appât pour critiques littéraires.
La technique du « courant de conscience », à la suite de Virginia Woolf et de James Joyce, trouve ici une acmé remarquable. Quoique notre romancier exige de son lecteur une attention, une conscience aigüe de son texte, de ses ramifications et de ses rubans de Moebius, il n’est en rien obscur. S’il imite la structure stratifiée en désordre du cerveau de la patiente réveillée par le Docteur Busner de sa léthargie encéphalique, ce dernier, sorte d’alter ego de l’écrivain, nous permet d’y pénétrer avec intensité. Non sans y ajouter, sans que la limite soit toujours précisée, les propres circonvolutions de son monologue intérieur, amplifiant ainsi la dimension polyphonique. Certes, sans aucun chapitre, et bien peu de paragraphes, la compacité du bloc romanesque ne parait pas faciliter la tâche du lecteur. Reste à se confier à une immersion, parmi laquelle les parties immergées de la conscience sont montueuses et continentales. Et si l’on consent à ce voyage exploratoire, l’on saura que l’écriture joycienne, qui semblait fermer la porte qu’elle avait ouverte, a ici trouvé un descendant, un disciple, qui, quelque part a dépassé le maître, en étant plus lyrique et sensuel, malgré la dimension affreusement pathétique, voire tragique du cas humain, plus fluide et violemment évocateur. À moins de considérer que le modernisme de Will Self a quelque chose de suranné, ranimant avec un brio certain une vieille lune encombrante des expérimentations littéraires, comme « maulaidroitement disséqué ». Sur quelques pages, c’est splendide, vertigineux, sur un pavé macdonaldesque de quatre cents pages, il faut un solide appétit. Que l’on ne peut qu’encourager, l’effort de mastication étant récompensé par la dégustation…
Une fois de plus la satire selfienne est lancée à plein poumons : famille, tourisme, pays en développement, rien n’est épargné. Dix ans après avoir changé le genre humain en primates au pays des Grand singes, Will Self imagine un Candide au pays des non-fumeurs, dans un nouveau pays-continent, sorte d’Australie tribale et postcoloniale, pour se moquer avec un « comique funeste », autant des occidentaux que des indigènes. Les désarrois du tourisme postcolonial sont fustigés sous une plume satirique.
Un anti-héros plat et naïf, Tom Brodzinski, prend d’exotiques vacances avec femme et enfants. Persuadé d’en finir avec les cigarettes, il en projette le dernier « mégot » (The Butt, titre original) par son balcon. Hélas, le corps du délit va heurter le front d’un vieillard, qui, marié à une jeune fille locale, possède la double nationalité. De ce point de départ incandescent s’ensuivront de tristes et grotesques péripéties judiciaires. Peut-être sa responsabilité de blanc est-elle générique au pays où le tabac est violemment réprimé dans l’espace public… Il va falloir à notre niais inculpé tout un périple sous continental pour payer son péché originel, cette « tentative de meurtre » et ses « dommages collatéraux » sur un vieillard qui paraît être bientôt en phase terminale. Mieux vaut alors indemniser à coup de dollars, de faitouts et de fusils une communauté indigène au nom impayable et imprononçable, à l’autre bout de la forêt vierge et des déserts. Le lecteur a compris que la vaste initiation de notre impétrant qui doit aller livrer sa lourde obole n’est qu’une arnaque de première, avec la complicité active du gouvernement, du système judiciaire, de la police, des tribus, de l’aide humanitaire, voire de la femme du pauvre Tom…
Les personnages sont des caricatures jetés à la face des bons sentiments. L’épouse modèle abandonne son mari dans l’étau des lois locales. Les enfants sont une ado crispante et un adopté acheté devenu semi-obèse et obsédé de consoles de jeux. Le consul est un profiteur expert en prise d’otage du pauvre touriste occidental. Les blancs -« les Anglos »- sont des racistes impénitents, traitant de « foutus bamboulas » le moindre indigène, souvent satisfait de son misérabilisme ou bien rebelle d’une guérilla pitoyable et meurtrière, s’il n’est pas lui-même un des rouages huilé de la corruption et de la suffisance du pouvoir. Quant à celui qui devrait tout surplomber de sa hauteur morale, le « neuroanthropologue », c’est un mage allemand pontifiant qui a réinventé la culture tribale de la population qu’il domine. Ce post-structuraliste et déconstructionniste, également chirurgien, va jusqu’à pratiquer la lobotomie sur le corps calleux du cerveau de ses affidés et du pauvre Tom, châtié sans ciller parce que condamné par la culpabilité coloniale, par une tyrannie spiritualiste qui balaye « la quintessence de la science occidentale » : « la fiction narrative des Anglos ».
Pire encore, les systèmes sociaux et économiques sont crânement viciés, leçon putride jetée à la face d’un monde pseudo libéral, ou seulement libéral pour le profit des exploiteurs de toutes peaux. Le mélange des lois occidentales, des usages tribaux et des assurances capitalistes en fait un tout complexe, imbécile et finalement criminel. L’exploitation d’une mine de bauxite et son traitement des ouvriers locaux est révoltante. Le fonctionnement de l’action humanitaire est confiscatoire pour l’occidental, infantilisant pour l’indigène et symptomatique de la prétention de ses acteurs à dispenser bonne parole et bonne action pour un résultat infâme.
Tous les genres balayés sont parodiés : le road novel post Kerouac devient une odyssée désertique sans profit intellectuel ou de liberté; l’apologue, dans la lignée de Swift et du Candide de Voltaire, est criant d’ironie devant les paysages splendides où l’humanisme n’a jamais part ; le héros du roman d’initiation n’apprend guère, perpétuellement manipulé qu’il est, finissant en victime consentante de l’abattoir mental. Sans compter un appel du pied au Cœur des Ténèbres de Conrad, nommément cité, où le meneur de jeu blanc et teuton utilise en la dépassant la folie spiritualiste indigène. Et même si la partie centrale du roman (le voyage au désert) est moins trépidante et d’une écriture moins intense qu’attendue, le style de Will Self reste marqué par ses métaphores coruscantes, par une réjouissante et inquiétante férocité satirique.
Le roman du toujours jeune et vieux Will Self (il est né en 1961) est bien un « accélérateur de particules linéaires humaines ». Critique de société, satire à tous crins, psychologie et psychiatrie, et expérimentation romanesque font alors bon ménage. Répondant, selon son auteur, au principe de la fiction : « comment dire quelque chose de vrai à partir de mensonges[3] ». Fleuve aux cent bras entremêlés, le récit selfien emporte et englue irrésistiblement son lecteur. Faut-il regretter la dynamique narrative et la plénitude de sa plus grande réussite : Les Grands singes[4], dans lequel le Docteur Busner était un chimpanzé également psychiatre qui prenait soin d’un de ses semblables primates qui avait le front de se prendre pour un homme…
[1] Will Self : Le Livre de Dave, traduit de l’anglais par Robert Davreu, L’Olivier, 2010.
[2] Will Self, Jonathan Coe : Un véritable naturalisme littéraire est-il possible ou même souhaitable ? traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, Pleins Feux / Villa Gillet, 2003, p 47.
Monasterio gotico de Rioseco, Burgos. Photo : T. Guinhut.
Frankenstein et autres romans gothiques :
un Pléiade horrifiant.
Frankenstein et autres romans gothiques,
traduits de l’anglais par Alain Morvan et Marc Porée,
présenté par Alain Morvan, La Pléiade, Gallimard, 1440 p, 65 €.
Qui sont ces Gothiques qui exhibent leurs vêtements noirs, chargés de chaines et de clous, frangés de rouge sang ? Il est à craindre que, pour la plupart, ces jeunes gens ignorent qu’ils doivent leur look, exhibant des fantasmes morbides, à ces romans gothiques, nés en Angleterre à partir de 1764. Récits de terreurs situés parmi des châteaux et des abbayes médiévales souvent ruinés, ils unissent la fantaisie historique et le fantastique romantique. Les plus marquants d’entre eux, du Château d’Otrante à Frankenstein, en passant par Le Moine, sont enfin réunis en un volume de la Pléiade, collection qui ne nous a guère habitués aux anthologies (hors celles de poésie). Pacte démoniaque, moines pervers, jeunes filles persécutées, savant à l’orgueil démesuré, romanciers et romancières experts en portraits contrastés, en mises en scènes sublimes, en gel de l'effroi, voici un volume horrifiant qui fera date.
En pleine période des Lumières triomphantes, la peur leur oppose sa voix discordante. Non, l’humanité ne va pas conduire au triomphe des sciences et de la raison, il faut également compter avec sa dimension criminelle et fantasmatique. Ce pourquoi la naissance du roman gothique entraîne un réel mouvement littéraire, qui unit aux troubles plaisirs de la peur éprouvée par le lecteur, pourtant en sécurité dans son fauteuil, à l’admiration coupable pour le sublime de héros, qui usent et abusent de leurs pulsions criminelles et érotiques ardentes, jusqu’au viol et au meurtre. Sans compter, avec le Docteur Frankenstein, la genèse d’une créature aux chairs empruntées aux morts ; créature hautaine et malveillante qui parachève cette litanie d’ambiances nocturnes et délétères, de figures monomaniaques animés par la délectation du mal…
Le maître d’œuvre de ce bel et indispensable volume de la pléiade n’est autre qu’Alain Morvan, qui sans modération goûte la figure de l’oxymore en ses éclairants commentaires de la noirceur. Que nous connaissions pour avoir publié une érudite étude consacrée à Mary Shelley et Frankenstein[1]. Pittoresque moyenâgeux et « ce qu’il y a de plus primal chez l’homme, c’est-à-dire la peur », selon le préfacier, engendrent l’union du mystère et du macabre qui fait florès au fronton du roman gothique, dont ici est dressée la généalogie. En effet, la trace des drames les plus effrayants de Shakespeare n’est pas sans contribuer à la généalogie de cette mode, ainsi que les personnages de séducteurs chez Smollet et Richardson, sans compter les poètes, dont Young, qui affectionnent la mélancolie nocturne et le macabre. Les voyages romantiques vers les Alpes et l’Italie plantent également un décor dont se souviendront les romanciers gothiques : Walpole en effet, traversa en 1739 les reliefs alpins. Sans oublier l’influence considérable de l’essai d’Edmund Burke sur le sublime[2], paru en 1757, qui bouleversa nos auteurs naissants. Ainsi, avec une rare prédilection, ces auteurs anglais situent l’action, qui dans les montagnes des Alpes pour Frankenstein, dans celles des Abruzzes pour L’Italien, au cœur de l’Espagne et à Naples pour Le Moine et L’Italien. Seul Vathek prend son envol vers la distance de l’imaginaire avec un orient vénéneux, situé à Samarah.
Mary Shelley : Frankenstein, Colburn and Bentley, 1831. Photo : T. Guinhut.
Trois hommes, venus du milieu aristocratique, deux femmes venues de la bourgeoisie cultivée, vont bouleverser l’univers romanesque. Chacun d’entre eux postule un scélérat gothique : Manfred pour Horace Walpole en 1764, le calife et sa mère pour William Beckford en 1786, Ambrosio pour Matthew Gregory Lewis en 1796, Shedoni pour Ann Radcliffe en 1797 ; et, cerise vénéneuse sur le gâteau, la créature de Mary Shelley en 1818. Ces monomaniaques sont des artistes de la persécution, cultivant les perversions sexuelles, inceste, goût du sang et des cadavres, voire l’homosexualité latente. Les cruels patentés se choisissent des victimes très souvent féminines : Matilda, harcelée dans Le Château d’Otrante, Antonia, persécutée à l’envi au fil des pages du Moine, Ellena séquestrée en un couvent juché parmi d’impressionnantes montagnes dans L’Italien, Elizabeth, la jeune épouse assassinée du Docteur Frankenstein…
L’anticléricalisme, issu des Lumières, et plus exactement l’anticatholicisme anglais, s’incarne en des prêtres gagnés par la passion, par l’engrenage d’une perversion qui conduit ses victimes dans des caveaux souterrains, parmi les cadavres, à être violées par le Moine de Lewis ; quoique ce dernier goûte avec justice aux cellules de l’Inquisition, alors que l’aimable et innocent Vivaldi souffre de l’enfermement dans une souterraine prison, sans compter les douleurs de son amour contrarié pour Ellena. D’une manière complémentaire, les personnages sont infatigablement poursuivis, comme Isabelle par Manfred dans Le Château d’Otrante. Quant au Docteur Frankenstein et à sa créature, sans cesse ils s’épient, se poursuivent l’un l’autre, jusqu’aux glaces du pôle…
Nous sommes bien alors dans l’atmosphère du romantisme : passions amoureuses extrêmes, paysages sauvages et grandioses, et « cette mélancolie luxueuse et solennelle qu’inspire le spectacle d’images prodigieuses », selon Ann Radcliffe (p 648). Plusieurs fois d’ailleurs cette dernière emploie le mot « romantique ». Mais d’un romantisme noir : sombre solitude, personnages de réprouvés rejetés par l’amour et par la société, titans qui défient la nature, les femmes et leur temps…
« Pionnier du genre », Walpole n’omet pas, en la seconde édition de son roman délicieusement affreux, Le Château d’Otrante, de le sous-titrer ainsi : « A Gothic story ». Scènes nocturnes, tempêtes intérieures, menaces et violences bouleversent le château d’Otrante, qui commence par un terrible accident : le jeune prince est écrasé sous un « heaume ». Le soupçon du fantastique jette l’effroi, la tyrannie de Manfred s’envenime jusqu’à ce que les tréfonds du mystère (qui a trait à la succession dynastique) puissent être parcourus. Certes, les ficelles de la peur sont parfois grandiloquentes, mais nous ne sommes qu’à l’aube d’un univers…
Comme juché sur une branche adjacente du genre, le francophone William Beckford sut faire de son Vathek une croisée des chemins entre le gothique et l’orientalisme : son fantastique arabe, digne des Mille et une nuits, quoique pimenté d’un sadisme explicite conté avec une rare distanciation, plut à Borges, au point de l’inclure dans sa célèbre collection « La bibliothèque de Babel ». Est-ce un conte philosophique ? Dans lequel il s’agirait de se délecter ou de prémunir contre les abus hyperboliques d’un prince théocrate et jouisseur, au point de se convertir aux joies pour le moins perverses du meurtre en série, y compris de jeunes adolescents qui se donnent « mille baisers » avant d’être jetés « dans le gouffre » par l’immonde et raffiné calife. Ce dernier n’omettra pas de rejoindre les régions infernales : « Tel fut, et doit être le châtiment des passions effrénées, et des actions atroces ».
Le Moine Ambrosio de Lewis, de par le venin de l’amour, et aux dépens de la belle Antonia, devient meurtrier, puis amant d’un démon femelle. « Hypocrite, ravisseur, traitre, monstre de cruauté, de concupiscence et d’ingratitude », il séquestre et viole l’innocence convoitée parmi les squelettes de l’ossuaire. Peut-être l’archétype le plus représentatif, le plus développé, le plus délicieusement horrifiant est-il né sous la plume de Lewis, si bien trempée dans le fiel de la noirceur. Au point qu’il influencera Les Elixirs du diable d’Hoffmann. Reste que sous les rebondissements de l’intrigue, la satire de l’hypocrisie religieuse et le tableau des développements du « mal radical inné dans la nature humaine[3] » vont bon train, non sans se colorer avec un surnaturel délirant qui fait de la fin du roman un feu d’artifice de fureur…
Ann Radcliffe a produit une demi-douzaine de romans gothiques. L’Italien ou le confessionnal des pénitents noirs est sans aucun doute son plus emblématique opus. Quatre cent cinquante pages de plaisir parmi mille quatre cent quarante pages de bonheur livide ! En des paysages dont la dimension picturale est impressionnante, sans compter la présence récurrente des motifs musicaux, l’intensité psychologique des personnages fait merveille. Shedoni, le criminel sublime, est d’une facture aussi redoutable que fouillée, les parents de l’aimable Vivaldi sont intransigeants et calculateurs jusqu’aux pires extrémités, le suspense est sans cesse mordant, la mère supérieure du couvent encastré dans les montagnes est une persécutrice appuyée, le motif incestueux devient insistant et cruel… Faut-il s’attendre à un dénouement tragique ou à une fin heureuse ?
Couronnement indispensable de l’édifice gothique, Frankenstein ou le Prométhée moderne propose un couple indissolublement lié : créateur et créature, antithétiques, à moins qu’il s’agisse d’une variation sur le motif du double. Dérive de la science et orgueil faustien, amour familial et solitude acharnée, remord et châtiment, viande et étincelle de vie, s’opposent en une montée tragique implacable, irréversible. La créature accède à une capacité rhétorique impressionnante, alors qu’elle fit son éducation en écoutant aux portes et en lisant trois livres trouvés dans la forêt : elle invoque, non sans mauvaise foi, sa pureté originelle tout en taxant son créateur, qui l’abandonna, d’origine du mal ; ce en quoi le débat rousseauiste n’est pas loin. Dans le laboratoire de son château ruiné, le Docteur nécrophile défie la Providence divine en s’octroyant le don de vie ; dans le grandiose décor alpestre de la mer de glace, la créature satanique et psychopathe défie son créateur. Le sommet du roman gothique, écho des mythes de Faust et de Prométhée, mais aussi de la Genèse, est également l’embryon d’un genre romanesque à venir : la science-fiction…
Cinq romans d’importance donc, en de nouvelles traductions -hors Vathek que Beckford écrivit en français- font de ce Pléiade une bible du roman gothique, si l’on veut bien pardonner cet oxymore sulfureux. Comme à son excellente habitude, l’édition nous gratifie de notices roboratives et de notes précises. Tout juste, mais il fallait regarder à l’indispensable en cette partie émergée de l’iceberg, peut-on regretter l’absence des Mystères du château d’Udolpho[4], de la même Ann Radcliffe, du Melmoth de Maturin[5] qu’André Breton crut bon de préfacer ; et de la brève préface que Mallarmé offrit au Vathek. Dans laquelle il vante, non seulement la langue, mais : « Un livre qui en plus d’un cas, son ironie d’abord peu dissimulée, tient à l’ancien ton et, par le sentiment et le spectacle vrais, au roman évocatoire moderne[6]». On croirait entendre l’écho de « la sorcellerie évocatoire[7]» d’un Baudelaire, qui, par plus d’un trait est redevable, en son romantisme noir, du roman gothique…
Quel jugement moral pouvons-nous porter sur ces romans gothiques, quand la réussite esthétique est indéniable ? La fascination du mal, à laquelle on consent dans la plongée, voire l’identification, et la répulsion de la lecture, trouve son retour à l’équilibre lors d’une revanche de la vertu, si le fauteur de crimes est puni, par Satan, dans Le Moine de Lewis, par la créature qui poursuit infiniment le Docteur Frankenstein. Quoique celle-ci, meurtrière d’innocents, un enfant, une jeune femme, reste impunie, sinon par la solitude et l’errance tourmentée. La science faustienne punie mériterait cependant d’être réhabilitée, quoique avec conscience : n’avons-nous pas repoussé, par-delà l’exploit incomplet et vicié du Docteur Frankenstein, les limites du vivant, l’espérance de vie, grâce aux greffes, aux biotechnologies, aux thérapies géniques…
Au-delà du trio masculin, d’Ann Radcliffe et de Mary Shelley, femmes de lettres aux subtils et horrifiques talents, n’y-a-t-il pas une postérité infinie à ces romans gothiques qui firent vibrer un Balzac qui leur fut souvent redevable ? De quel surgeon du genre procède l’œuvre du Marquis de Sade ? Depuis Le Bras de la vengeance de Thomas de Quincey[8], ou L’Etrange cas du Docteur Jekyll et de M. Hyde de Stevenson, en passant par le mythe monstrueux de Cthulhu, élaboré par l’Américain Lovecraft, jusqu’aux monstres humains et canins surgis de la vie ordinaire et entre les pages de Stephen King, sans compter les déclinaisons vampiriques[9], la bibliothèque noire de l’effroi reste ouverte pour de nouveaux avatars contemporains et à venir…
Nuits profondes, aphones, lumières intenses et brumes nordiques : c’est dans cet univers qu’évoluent les personnages, fascinants et terribles, attirants et splendides, quoique non sans inquiétude, de John Burnside, romancier écossais, né en 1955. Au point qu’ils soient les générateurs d’une noirceur insondable, ou, plus modestement, contaminés par de dangereux mystères. Cependant, si ceux de La Maison muette sont définitivement condamnés, sui generis ou par un tortionnaire, ceux de L’Eté des noyés peuvent ne se laisser que passagèrement effleurer par le mal, pour résolument préférer leurs destinées d’artistes…
Quand le docteur Frankenstein cherche et trouve l’étincelle de la vie pour sa créature, et n’en verra que des conséquences de mort, le narrateur de La Maison muette cherche « le siège de l’âme ». Forcément ce dernier tuera ses deux jumeaux. Non sans avoir procédé à de nombreuses expériences. Car élevés -si l’on peut encore utiliser ce terme- sans contact aucun avec la parole humaine, il s’agit d’observer comment ils vont se développer, communiquer, comment ils vont se découvrir ou se construire une âme. Mais, irrité par leur étrange « chant », le tortionnaire procède à des « laryngotomies ». Son « expérience » a tout, en apparence, d’une quête autant scientifique qu’initiatique : « je n’eus qu’à m’ouvrir une voie dans ce gisement de désir et trouver ce filon caché de scories et d’or ».
Comme chez Sade, le désir d’un individu soumet à son irréfragable loi les objets et les instruments de son désir. À moins qu’ici le sadisme soit secondaire, voire absent ; seule subsiste une insensibilité absolue à autrui, à ses affects. S’agit-il d’un comportement autistique, d’une forme évoluée du syndrome d’Asperger ? Il tue un chat comme il tue ses enfants, s’abritant derrière un discours philosophico-scientifique : « Quelque chose, chez eux, transcendait la distance entre l’humain et l’animal ». À ce multi-meurtrier échoient la dernière sensation du roman : « un indéniable instant de grâce divine ». Repensons à Dostoïevski, qui dans Les Frères Karamazov fait parler Dimitri « Si Dieu est mort […] alors tout est permis[1]». Chez John Burnside, le crime est sans châtiment pour celui qui monopolise Dieu et croit le devenir.
À quelle dimension morale, ou plus simplement descriptive, obéit l’écriture de John Burnside ? Mis à part les objurgations de ces poèmes à thèse écologistes, il semble bien qu’il agite parmi ses pages les ressorts du fantasme et de la peur. C’est à dire, pour reprendre des figures signifiantes de la mythologie grecque, Phantasos et Phobétor, ces aides du dieu du sommeil, Hypnos, qui viennent illuminer et hanter nos rêves agréables et nos cauchemars. Sans oublier Morphée, celui qui se change en tous les personnages dont nous rêvons. En ce sens, plonger dans la littérature, c’est plonger en un sommeil qui éveille, en une métamorphose où nous devenons les personnages du romancier, qui sait figurer nos peurs et nos désirs. Si des monstres comme l’expérimentateur de La Maison muette existent, la fonction descriptive et synthétique du roman est à son comble. Autant que la figuration d’un être de cauchemar, à côté duquel le docteur Frankenstein n’est qu’un aventureux inconscient dont les expériences vont trop loin, un homme qui n’est pas dépourvu de sensibilité humaine, au contraire du glacial clinicien de John Burnside. Personnage qui n’est pas sans faire songer au docteur Mengele du nazisme et de sinistre mémoire. L’on sait que ce dernier travailla sur les jumeaux à « l’Institut de Biologie Héréditaire et d’Hygiène Raciale de Frankfort », en 1938, qu’il poursuivit ces recherches à Auschwitz, injectant nombre de produits délétère à des jumeaux, abattant 111 d’entre eux, puis les autopsiant…
Le ton résolument dépourvu d’empathie de la narration, la rigueur hallucinée du clinicien n’empêchent pourtant pas le lecteur de frémir à chaque page de La Maison muette. Mais aussi de ressentir ce cruel apologue comme un réquisitoire implacable contre une recherche scientifique dévoyée, contre un sadisme habillé des oripeaux de l’expérimentation. John Burnside est-il un artiste du mal, ou n’est-ce que son personnage ?
Loin de cet être effroyablement exceptionnel, Une vie nulle part oscillait entre roman et document sociologique. Ce « nulle part » du territoire anglais oscille en effet entre le portrait très intériorisé d'une famille, de quelques amis, et le tableau des conditions de vie et de rêve de gens modestes de Corby, ville d'aciéries sans perspective. Tour à tour disséqués par le narrateur, ce sont Alma, la mère, Alina l'adolescente, Dereck le grand frère, Francis et son ami Jan... Comment s'échapper de cette ville sans horizon, de ses frustrations, de sa routine, de ses boulots sans grandeur ? Suffit-il de brûler une Bible, cette « panoplie complète de mensonges », d'écrire des chansons que personne n'entendra jamais, de se passionner pour l'astronomie ? À moins qu'on imagine de partager « l'Hostie sacrée de l'acide »... S'en suivent la fascination pour les sectes, l'errance sur les routes anglaises jusqu'à une Californie qui ne tient guère ses promesses. Tommy, lui, « adorait le monde, mais ce qui le décevait, c'était le monde que créaient les gens, les institutions, les règles, les conventions ». Hélas, il reste voué à Corby, « corps et âme ». John Burnside nous livre un bilan doux-amer, agrémenté de la révélation surprenante de la culpabilité d'un meurtrier, réussissant à faire de ce livre un panorama convaincant de l'âme humaine. Si elle n'abusait pas tant de la patience du lecteur par sa lenteur méticuleuse, cette belle prose onirique venue d'une mouvance d'écrivains écossais généreuse et inquiète serait aussi prenante que judicieusement analytique.
L’Eté des noyés laisse entendre quelque chose d’également fort tragique. Il est pourtant beaucoup moins sombre, même si la menace du fantastique irise l’été arctique en ce roman de formation d’une adolescente. Cependant, s’il y a bien des noyés -deux jeunes frères qu’une barque a mystérieusement perdus, voire un couple-, nous ne sommes en rien sûrs de l’enchainement des faits, là où aucune enquête sérieuse n’est menée, en ces circonstances, qui sait suicidaires, sinon criminelles. L’hésitation fantastique, de par cette « huldra », qui telle une envoutante sirène, une séduisante Lorelei, attirerait les hommes, nait de la focalisation interne : la jeune narratrice, Liv, croit -ou veut se faire croire- en la possibilité et la vision de cette surnaturelle créature du rivage norvégien. Ne s’agit-il que de rêverie romanesque, d’hallucination passagère, de frange de la folie, « d’infimes poches d’apocalypse dans la trame de la réalité » ? N’y-a-t-il pas des causes tout simplement accidentelles, ou dépressives, ou encore volontaires, à ces noyades, ces disparitions, pour lesquelles Liv se garde bien de chercher avec plus de précision des explications rationnelles ? Tout en ayant bien conscience que « la huldra n’était qu’une vue de l’esprit, la métaphore […] un secteur sur la carte qui permet de naviguer dans un monde impossible ». Ce qui montre que le désarroi psychologique et l’inquiétude existentielle devant la mort de L’Eté des noyés ne veut pas aller jusqu’à la puissance maléfique de La Maison muette.
L’intérêt du roman est en effet peut-être ailleurs, là où la dimension lyrique est infiniment plus prégnante. Surtout dans la personnalité de la mère de Liv, Angelika, qu’elle appelle toujours « Mère », artiste paysagiste retirée dans la solitude des rivages arctiques, à l’extrême nord de la Norvège. Ainsi que dans l’initiation à l’âge pré-adulte de Liv. Un père disparu l’oblige à presque le revoir lors d’un voyage éclair en Angleterre, pour lui permettre d’accepter encore plus sa décision de ne pas quitter sa mère, ni le cercle polaire aux étés nimbés du soleil de minuit. Ainsi, elle pourra devenir l’artiste « cartographe » qui sublime ses pulsions d’observatrice, voire de voyeuriste, et qui se veut « l’espion de Dieu » : car la vue, la photographie, y compris au moyen de jumelles, la peinture, y compris de rares et signifiants portraits, dont celui de la « huldra », sont à la fois des fins en soi pour les personnages, mais aussi des catharsis. Jusqu’à la pure perfection des paysages peints par la mère artiste, résolument à l’écart du monde contemporain et qui rend « perceptible la vie silencieuse des objets », dit-elle, citant Diderot à propos de Chardin. Si la peur est bien partie prenante de ce cauchemar, le conte fantasmagorique se laisse dominer par les images du fantasme, celle de la mère de Liv, belle longuement courtisée par ses prétendants, celle de l’art, pictural et, in fine, romanesque.
Tous ces romans ont le mérite de proposer des portraits psychologiques radicalement opposés. Même si les deux femmes de L’Eté des noyés ne brillent pas toujours par leur puissance affective apparente, malgré l’indéfectible lien mère-fille, elles sont des contre-modèles bien plus positifs que le meurtrier de La Maison muette. Si elles parlent peu, si elles cultivent la solitude, elles savent vivre avec une relative frugalité dans une nature intense et préservée, tout en contribuant au monde par la création et le commerce de leurs œuvres d’art, quoique l’on puisse regretter que la lignée s’arrêtera probablement avec Liv, en une décroissance discutable.
La patience hypnotique de l’écriture John Burnside pourra irriter ou enchanter le lecteur. Il excelle à rendre les noirceurs de la perversion autant que les lumières blanches et vives des îles du cercle polaire. Clinicien de l’âme humaine et peintre de l’âme des paysages naturels les plus extrêmes, il sait manier une palette aux humeurs multiples. Un père destructeur dans Un mensonge sur mon père, où l’on devine la dimension autobiographique, la réversibilité du mal dans Les Empreintes du diable, la pollution autant des corps que des âmes dans Scintillation[2], qui met en scène un thriller dans une friche industrielle contaminée… Qui sommes-nous, pouvons-nous être intouchés par le Mal ? Toutes interrogations écologiques, existentielles et métaphysiques qui trouvent leur pendant parmi les poèmes vigoureusement engagés en faveur de l’écologie que John Burnside oppose à une civilisation qu’il pense destructrice.
Nul doute que révulsé par l’anti-héros de La Maison muette, il partage le goût de l’isolement nordique des deux femmes artistes qui surplombent L’Eté des noyés. En ces deux romans, qui n’ont pourtant rien de jumeaux, l’identité en formation, et son âme native, sont les noyaux de la posture conceptuelle de John Burnside. Angoissantes séquestrations, inquiétantes disparitions, personnalités artistiques d’exception, ces deux volumes de John Burnside évoluent entre les bornes troublantes des violences réelles et des terreurs fantastiques. Il n’est alors pas exagéré de ranger son œuvre parmi les avatars contemporains du roman gothique, dont La Pléiade, en une piqure de rappel, douloureuse autant que splendidement bienvenue, nous propose bientôt une intense anthologie, entre Le Moine de Lewis et Frankenstein de Mary Shelley…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.