Michel Zink : Les Troubadours, Tempus, Perrin, 384 p, 9,50 €.
Anthologie de la littérature érotique du Moyen-Âge,
traduit et commenté par Corinne Pierreville,
Honoré Champion, 496 p, 25 €.
L’on savait la littérature latine pleine de coquineries alléchantes, scabreuses, voire pornographiques. Martial a des Epigrammes particulièrement salaces, Ovide un Art d’aimer très galant, Juvénal des Satires parfois salées, Properce des Elégies délicieusement amoureuses. Plus particulièrement obscène est le recueil composé au premier siècle de notre ère, Les Jeux de Priape[1], en l’honneur de « l’emblème viril », dont nous n’oserons ici proposer des citations, au risque d’injurier le bon goût de nos lecteurs. Plus convenable et néanmoins fort leste est le Moyen-Âge littéraire, dont on a tort de penser qu’il fut une période d’austérité sans nom ou de dévergondage brutal et sans raffinement, ne serait-ce qu’au regard de sculptures plus qu’osées parmi les églises romanes et les cathédrales. Cette Anthologie de la littérature érotique du Moyen-Âge est à cet égard bien propre à dissiper les préjugés autant qu’à réjouir le lecteur. Reste que le raffinement était bien celui de l’art des troubadours, auquel Michel Zink rend un bel hommage.
L’on dit que « lassées d’être traitées avec grossièreté et comparées à des juments, les dames se seraient tournées vers Robert d’Arbrissel, qui leur prêtait une attention flatteuse et dont l’exigence spirituelle et morale satisfaisait les aspirations les plus hautes ». Ainsi Guillaume IX d’Aquitaine, froissé, aurait renoncé aux chansons obscènes destinées à ses compagnons, pour se mettre à composer des chants d’amours destinés à rivaliser, du moins dans la partie profane, avec l’élévation du fondateur de l’abbaye de Fontevraud, ennemi de la luxure. L’hypothèse est séduisante, mais trop généreuse envers ce seul poète affamé de sexe et néanmoins de délicatesses, confie Michel Zink. Nous sommes au début du XII° siècle, en plein essor de la langue d’oc, qui, en un temps médiéval trop souvent fruste, fit des miracles. Ce sont de surcroit les plus anciens poèmes conservés en une langue moderne ; car ceux du nord de la France[2], en particulier en Artois et Picardie, en langue d’oil, chevauchent le XII° et le XIII° siècle.
Séducteur et courtois, mais aussi « bouffon lubrique », ainsi apparait Guillaume, comte de Poitiers, qui savait « trobar e cantar », c’est-à-dire trouver et chanter - d’où viennent les vocables trouvère et troubadour, qui chantaient leurs compositions, ou les faisaient chanter par un jongleur. Il savait aussi, facétieux, « faire un poème sur rien du tout », dans lequel il déclare : « J’ai une amie, je ne sais qui c’est ». Indispensable ingrédient et fin en soi, l’amour épuré, affiné, parfait, devient « fin’amor » grâce à « ce vers sorti de mon atelier ». Le comte semblerait avoir été influencé par le « muwwashah » et le « zadjal » pratiqués par les poètes arabes et juifs d’Al-Andalus. Au-delà de la chanson amoureuse ou pastourelle qui aime conter la rencontre avec une bergère, non sans obscénité et brutalité, il soupire après la princesse lointaine, comme son successeur Jaufré Rudel. Ce en quoi il est le bien le premier troubadour.
Lui succède, avec constance dans le raffinement, Bernard de Ventadour, qui « semble sentir / Un vent de paradis » du côté de sa bien-aimée. Elégiaque et courtois, il est avec Cercamon le créateur d’un archétype, celui d’un amour qui échappe sans cesse à l’amant : « Hélas, avec quelle douceur elle m’a tué », dit ce dernier. Bernard de Ventadour adore « cette prison dans laquelle Amour me tient lié et captif ». Si l’on condamne l’érotisme bestial, ainsi que l’adultère, l’on célèbre un amour soutenu par les vertus courtoises : Jeunesse, Valeurs, Mesure…
Une poignée de poèmes seulement ont été conservés. De Jaufré Rudel, par exemple, l’on n’en connait que six. Il espère en vain en « l’amor de lonh » : Que Dieu qui a fait tout ce qui va et vient / Et qui a créé cet amour de loin, / Me donne le pouvoir, car j’en ai le désir, / De voir cet amour de loin ». Il pense sans cesse à une introuvable comtesse de Tripoli, peut-être fictive.
Brûlant et timide, entre retenue et sensualité, l’amour balance entre corps et cœur, tout en valorisant ce dernier. Ainsi Bernard de Ventadour meurt de désir : « Faites que votre corps farouche / Me soit si proche que je le touche. / Car si je meurs, dame charmante, / De ne jamais vous toucher nue, Mon corps en aura souffrance / Et mon âme en sera dolente. » Reste le pouvoir du poème, comme l’écrit Bernard Marti : « Ainsi je vais entrelaçant / Les mots et affinant la mélodie : / La langue est entrelacée / Dans le baiser ».
Ils s’appellent également Raimon de Miraval, Peire d’Auvergne, Marcabru, Peire Vidal, Raimbaut de Vaqueiras, Guiraut Riquier ou encore Arnaud Daniel, ce dernier tant admiré par Dante. Ils sont nobles, comme Raimbaut d’Orange, qui pratique le « trobar clus », soit hermétique et cultivé, quand d’autres préfèrent le « trobar naturau », plus naturel ; ce qui donne lieu à des joutes esthétiques dans lesquels ils se répondent. À moins qu’ils soient moines défroqués, comme Peire Rogier. Tous sont à la fois « le riche d’amour et le mendiant d’amour », selon la formule de Michel Zink. Poitou, Limousin et Périgord sont le berceau de tous ces troubadours, dont l’art disparait à la fin du XIII° siècle.
Habilement mené, l’ouvrage mêle la dimension historique, les biographies des troubadours les plus marquants, et l’analyse de leur esthétique. Il intercale des poèmes comme en une anthologie, de plus bilingue, le français du XII° siècle ne vous étant guère familier. Ainsi de Jauffré Rudel : « D’aquest amor sui cossiros / Vellan e puies sompnhan dormen : / Quar lai ai joi meravelhos, / Per qu’ieu la jau jauzitz jauzen. » Autrement dit : « À cause de cet amour je suis dans l’angoisse / Quand je veille et puis quand je dors, en songe : / J’ai une joie surnaturelle, car je jouis avec elle, donnant et recevant de la jouissance. »
L’on devine que l’empathie de Michel Zink, non seulement pour son sujet, mais pour son lecteur, est considérable. Consacrant un ouvrage, aussi érudit, aussi précis en ses notes que tissé de ferveur aimable, il confesse n’avoir effectué qu’une « promenade » qui n’atteint pas le XIII° siècle. Il n’a presque rien dit de Bertrand de Born ni des grands troubadours de langue d’oc italiens ou catalans qui culminent avec un Guiraut Riquier, dont les vers s’organisent comme un roman. Qu’importe. Il suffit à notre bonheur.
L’on attend du Moyen-Âge, du moins de son apogée, du XII° au XV° siècle, qu’il mette en exergue le fin amor des troubadours. Mais en ne se consacrant qu’à la suave beauté de leurs chants, l’on ne saurait voir l’aiguillon d’amour d’Eros que de l’œil le plus raffiné et spirituel alors qu’il peut s’exprimer de fort charnelle manière, ainsi que nous l’enseigna l’anthologie concoctée par René Nelli[3] ; alors qu’il voisine avec l’expression d’une luxure ardente et gaillarde jusqu’à l’obscénité. Car en cette Anthologie de la littérature érotique du Moyen-Âge, l’on n’attend pas d’accent moralisateur, mais une libre expression des plaisirs charnels. Corinne Pierreville, érudite traductrice et préfacière, assume avec justesse : « la littérature érotique s’intéresse à l’expression du désir et du plaisir pour eux-mêmes et n’exige pas l’aval des sentiments ». Il s’agit pour les poètes de partager avec le lecteur cette ivresse des sens, ce qui n’empêche en rien, au-delà de la stricte pornographie, une dimension esthétique, tout en jouissant de la transgression « délestée du poids des contraintes morales, sociales, religieuses et verbales ».
Même si les autorités ecclésiastiques bombardaient de jours et mois de pénitences tous les actes sexuels non autorisés, les esprits médiévaux étaient plus tolérants que ceux des censeurs du XIX° siècle, quoique nombre d’auteurs écrivirent sous le manteau des obscénités, tel Lamartine[4]. Si l’on se penche sur l’Histoire de la sexualité[5], l’on sait que la chasteté était valorisée par l’autorité ecclésiastique du Haut-Moyen-Âge, mais à partir du XIII° siècle, l’on pouvait aller jusqu’à encourager les plaisirs du mariage, y compris la jouissance féminine, mais aussi cette littérature, propices à la procréation.
Que les chastes yeux s’éloignent de cette lecture ! Nous allons citer des vers sans fard, souvent anonymes, et traduits du français médiéval, car ceux en latin, comme les Carmina burana, qui nourrirait pourtant notre objet d’étude, en montrant combien « Vénus me brûle jusqu’à la moelle[6] », sont ici écartés. Ce sont surtout des poèmes, mais aussi des romans, voire du théâtre, qui réjouiront les amateurs de curiosa, et qui savent vanter avec verve les amours extra-conjugales.
Que pensez-vous de cette « Demoiselle qui ne pouvait entendre parler de foutre sans avoir mal au cœur », et à qui l’on ferait bien de glisser sous l’oreiller ce Speculum al foderi ou Miroir du foutre, joli traité catalan de pratiques sexuelles, de façon qu’elle devienne cette « demoiselle qui songeait qu’on la baisait »… Rare « Kama sutra » catalan, ce Miroir du foutre est un véritable traité d’érotologie de la fin du XIV° ou du début du XV° siècle, rédigé par un anonyme médecin, prodigue en positions sexuelles et attentif au plaisir de la partenaire féminine, conseillant comment attendre de jouir et faire jouir : « malaxe son sexe, frotte-le et masse-le jusqu’à ce qu’elle commence à gémir, trembler et crier ».
Quelle hypocrite, cette demoiselle qui défaille aussitôt qu’elle entend parler de « verge » « de baise ou de coucherie », car dès que David prétend éprouver le même dégoût, dès que des images poétiques s’emparent du désir, elle joue aisément à la bête à deux dos. Le fabliau dialogué est aussi leste que charmant, car dans le sexe, aussi bien que dans les seins, « Rien en eux n’est ni sale ni laid ».
Même Le Roman de la rose de Jean de Meun, au XIII° siècle, si allégorique et poétique soit-il, laisse bien entendre de quel « beau reliquaire » il s’agit : « Je l’embrassais fort dévotement et afin de le mettre en sécurité dans son étui, / je voulus introduire dans la meurtrière / mon bourdon derrière lequel pendait la besace ». Renaut de Beaujeu propose à son Bel inconnu la dame amoureuse du « Château de l’Île d’Or » : « Ses seins et sa poitrine / étaient blancs comme la fleur d’aubépine ». Mais gare à la chasteté d’une jeune fille, qui est protégée par une épée sachant jaillir de son fourreau et frapper l’imprudent Gauvain du Chevalier à la charrette. Mieux vaut la leçon de musique d’Eustache Deschamps, qui, dans Marion, écoutez-moi, file la métaphore musicale pour mener à bien une initiation à la copulation. Plus ambigüe est, sous la plume de Robert de Blois, la séduction de la belle Lyriopé par Floris, travesti en femme : « Jamais encore je n’avais entendu dire / que deux jeunes filles pouvaient autant s’aimer, / mais je n’aimerais, je crois, / aucun homme autant que toi ». L’on devine qu’elle « perdit sa virginité »…
Santuario de la Virgen, siglo XIV, Ujue, Navarra.
Photo : T. Guinhut.
Les dames ne se privent pas d’écrire, telle Béatrice de Die et son J’ai subi un cruel tourment : « J’aimerais bien tenir un soir / Mon chevalier nu entre mes bras ». Quant à la dame de Jean Bodel, dans Le Souhait insensé, la voilà faisant un songe : la foire est pleine de magasins où l’on ne vend rien, « à l’exception de couilles et de verges » ! Le fabliau de La Saineresse conte lui la prétention d’un bourgeois qui se vante d’être impossible à cocufier. L’on devine la chute ; l’amant étant introduit sous le travestissement d’une guérisseuse…
Parfois l’on reste plus allusif, comme dans Le Roman de la rose de Jean de Meun, comme chez Chrétien de Troyes, faisant goûter les plaisirs charnels à Lancelot et à la reine, ou à Erec et Enide, lorsque le même lit les unit. La métaphore vient au secours de la pudeur. À moins qu’elle soit au service de l’humour et de la gaillardise, quand les testicules sont des « petits marteaux », ou la verge un « poulain » prompt à s’abreuver en une féminine fontaine…
Se moquant de la virginité, de l’inexpérience et de la niaiserie, l’on vante au contraire la découverte du plaisir et les dames volages, y compris copulant avec des religieux, comme Margot confessant d’avoir couché avec un moine, « plus de sept fois cette nuit-là ». Que voilà un libertinage bien en chair, bien avant le XVIII° siècle ! Cependant l’éloge de la beauté corporelle ne va pas sans la jeunesse, les vieux corps étant jugés indignes du désir. Reste que l’on est ici délivré de la haineuse misogynie des Pères de l’Eglise, comme Tertullien qui commandait à l’orée du III° siècle la « pudicité » aux femmes[7], et d’un clergé ronchon, autant que d’une fade idéalisation courtoise. La fête des sens affirme sans cesse la nécessité et la beauté de la vie.
En ces pages que d’aucuns, sans cœur et sans goût, qualifieront de cochonnes, les couilles sont velues, les trous affamés, l’éjaculation laisse le vit ballant, les draps à tordre, une demoiselle au rêve ardent chevauche son violeur qui croyait abuser de son sommeil, les allusions sodomites et lesbiennes se font insistantes, comme lorsque Bieris de Roman s’en ressent pour la belle Maria, les préliminaires sont abondamment enseignés, l’orgasme simultané devient l’enviable apogée. Notre anthologiste aux reins solides et à l’esprit vif parle alors d’une « excitation à la fois intellectuelle et sensuelle ». Car ces textes réjouissants et pleins de vie ont été conçus avec un solide et séduisant art rhétorique, un sens de la musicalité poétique affirmé.
De l’amour courtois à l’érotisme le plus débridé, le Moyen-Âge surprendra toujours. Le récit et l’analyse de Michel Zinc sont aussi poétiques que son objet d’étude, quand l’anthologie mise en œuvre par Corinne Pierreville, heureusement bilingue et par ailleurs illustrée de quelques enluminures et marginalia bienvenus et parfois salaces, est, pour des textes souvent rares, documentée avec un appétit communicatif. Comme quoi il n’y a guère de progrès en érotisme, au contraire de ce que laisserait penser la récente libération des mœurs, à moins que l’on puisse se demander s’il faut envier à la période médiévale ce que de nouveaux puritanismes rêvent de voiler et de nous arracher…
Christine de Pizan : Cent ballades d’amant et de dame,
traduit du français du XIV° siècle par Jacqueline Cerquiglini-Toulet,
Poésie Gallimard, 2019, 336 p, 10 €.
Christine de Pizan : La Cité des dames,
traduit par Thérèse Moreau et Eric Hicks, Stock, 2005, 312 p, 18,50 €.
Christine de Pizan : L’Epitre d’Othéa, PUF Sources, 2008,
traduit par Hélène Basso, 194 p et 152 p, 45 €.
Inès Villela-Petit : L’Atelier de Christine de Pizan, BNF éditions, 2020, 144 p, 29 €.
Le Moyen-âge flamboyant. Poésie et peinture,
Diane de Selliers, 2006, 380 p, 190 €.
La petite collection, 2021, 400 p, 49 €.
Mesdames, qui vous plaignez que l’histoire de la littérature n’ait pas fait assez place aux femmes, qu’attendez-vous pour vous mettre au travail, écrire l’une des œuvres marquantes et rêvées, pour être un Dante ou un Proust féminin ? En attendant cette alléchante perspective, il est encore temps de se pencher sur les plumes de ces dames, plus que délectables, et parfois occultées. Comme Murasaki Shikibu, Madeleine de Scudéry, Ayn Rand[1] ou Yoko Ogawa[2] pour le roman, Simone de Beauvoir et Hannah Arendt[3] pour la philosophie, Emily Dickinson[4] pour la poésie. Notre Moyen-Âge lui-même ne fut pas en reste à cet égard, avec Hildegarde Bingen[5], Marie de France, dont les Lais [6] viennent d’être bellement éditées en Pléiade, et Christine de Pizan. Cette dernière mérite aujourd’hui notre amicale et tendre attention. Non seulement elle cisèle Cent ballades d’amant et de dame, tout autant que l’Epitre d’Othéa, mais il faut sans nul doute la compter comme l’ancêtre d’un intelligent féminisme, grâce aux pages ardentes judicieuses de La Cité des dames, qui brillent au cœur du Moyen Âge flamboyant révélé par Michel Zink et Diane de Selliers.
Probablement Christine de Pizan est-elle la première femme de lettres à vivre de sa plume. Née en 1364 à Venise et décédée en 1430 à Poissy, elle a malheureusement glissé dans l’oubli après la Renaissance, pour ne retrouver qu’au XX° siècle la reconnaissance qui lui est souverainement due. En effet son autorité littéraire s’étendait jusqu’aux domaines politiques, philosophiques et historiques, sans oublier la poésie. Aussi c’est suite à une commande que furent rédigées les Cent ballades d’amant et de dame, ce qui n’ôte rien à leur sincérité. Mieux, c’est à un défi qu’elle doit répondre : réparer les griefs faits à Amour dans un ouvrage précédent, Le Livre du Duc de vrais amans. N’avait-elle pas, au travers de la voix de son personnage, « Sybille de la Tour », tenté de détourner une dame d’aimer ! Ainsi le nouveau recueil peut être lu et offert en guise de « gage dans un jeu courtois », pour reprendre la belle formule de la préfacière et traductrice.
Un amant et une dame, qui ne sont pas nommés, dialoguent, quoique le mari jaloux, irrités par les médisants, s’interpose à l’occasion de la quarante-deuxième ballade. Menacé de mort par l’Amour, l’amant convainc progressivement la dame jusqu’au baiser, lors de la ballade soixante-quatre. Mais les obstacles à l’union, les séparations, dont un voyage « Du bon, bel et gracieux / Qui navigua en mer / Loin dans une contrée sauvage », les retrouvailles, la difficulté de rester fidèle à l’honneur chevaleresque, le combat du temps contre l’ardeur du sentiment, « les médisants qui avaient préparé / contre nous un dur breuvage », les soupçons de la jalousie enfin entre les deux protagonistes conduisent à l’affaiblissement de l’amour jusqu’à sa mort. Par-delà le prologue, les cent ballades se referment avec le « lai de la mort », qui, prédit la dame, « Me fera tourner en cendre ».
Sous le couvert d’une intrigue apparemment simple, de la convention de la poésie courtoise, un véritable art d’aimer et de désaimer est divulgué. Pour ce faire, Christine de Pisan use d’allégories, comme « Amour », « Raison », « Fortune » ou « Mort », d’oxymores, comme « paix haineuse », ou « haine amoureuse ». Les métaphores les plus heureuses balisent le discours : « Que deviendra mon cœur quand je reverrai / Mon doux médecin ? »
Le chiffre cent vise à une certaine perfection, comme lors des dix nouvelles des dix narrateurs du Décaméron de Boccace. La subtile composition joue avec les chiffres pour placer au numéro cinquante la lassitude des aventures guerrière de l’amant qui s’écrie : « Ah ! Mieux vaut être couché entre deux draps / Douce dame, et vous tenir dans mes bras ! » Au refrain de la centième et dernière ballade, l’on peut lire : « En escrit y ai mis mon nom » ; « En escrit » étant l’anagramme de Crestine…
En traduisant le français du début du XIV°, Jacqueline Cerquiglini-Toulet parvient à respecter quelques-unes des rimes de l’original, tout en veillant, tant que faire se peut, à conserver le rythme des vers. Et bien sûr celui de la ballade, le plus souvent composée de trois couplets et d’une demi-strophe, l’envoi, et nantie d’un refrain. L’édition heureusement bilingue permet de retrouver la voix et le suc du lyrisme d’antan. Par-delà six siècles, ce recueil poétique, émouvant et beau, nous parle toujours…
Le terme étant né sous la plume de Charles Fourier en 1837, ce serait un peu anachronique de dire que Christine Pizan fut féministe. Cependant elle mit toute son énergie à défendre la cause féminine, d’une part en s’opposant à la misogynie de Jean De Meung affirmée dans son Roman de la rose[7], d’autre part en rédigeant en prose sa fameuse Cité des dames. Une sorte de songe, l’apparition lumineuse de trois dames, « Raison », « Droiture » et « Justice », va la convaincre d’édifier son ouvrage.
C’est évidemment d’une allégorique cité qu’il s’agit, répondant à La Cité de Dieu de Saint-Augustin[8]. Adaptant un texte de Boccace, Des Dames de renom[9], elle engage ces dernières dans une entreprise bien plus vaste. En effet toutes les dames de l’Histoire, biblique et de l’Antiquité, et en particulier les Amazones, sont ici énumérées au service d’une argumentation en faveur de la féminité et en tant que métaphorique matériau. Or cette cité est construite en trois étapes. D’abord « l’impulsion » au service de la fondation dans « le champ des Lettres » avec « la pioche de ton intelligence ». Puis les murs, l’édification des bâtiments intérieurs, enfin les toitures et « quelles furent les nobles dames choisies pour peupler les grands palais et les hautes tours ». Le monument est un rempart contre la barbarie faites aux femmes, contre l’ignorance dans laquelle on préfère les laisser. Aussi plaide-t-elle en faveur de leur éducation : « Je m’étonne fort de l’opinion avancée par quelques hommes qui affirment qu’ils ne voudraient pas que leurs femmes, filles ou parentes fassent des études, de peur que les mœurs s’en trouvent corrompues. […] Cela te montre bien que les opinions des hommes ne sont pas toutes fondées sur la raison, car ceux-ci ont bien tort. On ne saurait admettre que la connaissance des sciences morales, lesquelles enseignent précisément la vertu, corrompe les mœurs ».
La dimension polémique prend en faute les préjugés misogynes. Comme celui d’Aristote et des aristotéliciens pensant que c’est « par débilité et faiblesse que le corps qui prend forme dans le corps de la mère devient celui d’une femme ». De plus, elle est « navrée et outrée d’entendre des hommes répéter que les femmes veulent être violées et qu’il ne leur déplait point d’être forcées, même si elles s’en défendent tout haut ». Ainsi elle affirme l’égalité des sexes, s’insurge contre le viol et le mariage forcé avec des vieillards, auquel cas elle préfère, « me sentant jeune et débordante de vie […] prendre un amant » !
L’actualité de Christine de Pizan, considérablement en avance sur son temps, est surprenante. Certes, venue d’un milieu aisée et payée pour son travail par ses mécènes princiers, elle avait le bonheur d’avoir une écritoire et une « chambre à soi », pour reprendre la formule de Virginia Woolf[10]. Mais elle n’omit pas de souhaiter, dans Le Livre de la Mutation de Fortune, un autre de ses ouvrages, que cette dernière la prenne en pitié et la change en homme. Malgré l’abondance des femmes politiques et guerrières, des femmes savantes (et non au sens ironique de Molière), malgré leur chasteté, leur patriotisme, toutes ses qualités mises en avant par notre femme de lettres n’ont guère fait avancer les mentalités avant le vingtième siècle. Or « l’étude inlassable des arts libéraux », telle qu’elle la pratique et la vante, fait venir l’esprit aux femmes, donc à l’humanité, qui ne doit pas ignorer que « l’excellence ou l’infériorité des gens ne réside pas dans leur corps selon le sexe, mais en la perfection de leurs mœurs et vertus » ; aujourd’hui l’on ajouterait plutôt que dans leur couleur de peau…
Photo : T. Guinhut.
Visiblement copistes et enlumineurs (quoiqu’ils fussent parfois féminins) n’en ont pas pour autant dédaigné de calligraphier et de peindre cette Cité des dames, comme tant d’autres de ses œuvres. Par exemple, celle que les éditions PUF, associées à la Fondation Martin Bodmer, sise à Genève, ont publié, dans leur merveilleuse collection « Sources » : l’Epître d’Othéa à Hector, sur la « droite chevalerie ». Plus exactement un fac-simile d’un manuscrit réalisé vers 1460, probablement à Bruges par un copiste adroit et un enlumineur virtuose et à l’intention d’un grand bibliophile du temps : Antoine, Grand Bâtard de Bourgogne. Notons que ce coffret de deux volumes reliés, l’un pour le fac-simile, l’autre pour la traduction en français moderne, est préfacé par la même spécialiste diligente qui préside à nos Cent ballades d’amant et de dame : Jacqueline Cerquiglini-Toulet.
Déesse de la Prudence, la plus précieuse des vertus cardinales, Othéa, dont le nom vient peut-être d’O Theos, et derrière laquelle réside Christine de Pizan elle-même, rédige une lettre pédagogique destinée à Hector de Troie, un chevalier de quinze ans. Alors que son propre fils, Jean de Castel, a quinze ans en cette année 1400. Outre son métier, elle lui enseigne ses devoirs moraux et spirituels. Manuel d’éducation et mythologie se répondent, au travers de figures exemplaires.
Là encore ce sont cent poèmes, plus exactement des quatrains, didactiques et délibératifs, soit des conseils, à chaque fois suivis d’une « glose » et d’une « allégorie interprétative » en prose. À travers l’éloge et le blâme de Cadmus ou de Narcisse, le jeune destinataire se voit découragé du vice et encouragé à la vertu :
« Toutes les vertus, tu les entes et les plantes
En toi. Tout ainsi qu’Isis fait les plantes
Et l’ensemble des grains fructifier
Toi, tu as le devoir d’édifier. »
Ainsi les armes, l’amour et la sagesse sont le triptyque sur lequel repose l’éducation d’un prince.
L’œuvre de Christine de Pizan est d’importance, abondante, voire démesurée. Pensons à son Chemin de longue étude, achevé en 1402, un poème encyclopédique prolixe, puisqu’il chante en quelques six mille vers le voyage en rêve de l’auteure vers le Parnasse et différents Ciels, là où Dame Raison et autres personnages allégoriques cherchent le remède aux maux de l’humanité en imaginant un Roi aux sages vertus. Elle fut chargée ensuite de faire l’éloge d’un roi plus réaliste : Charles V. Ses talents étaient éclectiques, appréciés par nombre d’illustres protecteurs, au point qu’elle écrivit un ouvrage sur l’art militaire, le Livre des Faits d’Armes et de Chevalerie, et un autre sur l’art de gouverner le peuple, le Livre du Corps de Policie. Elle commit également en 1407 une étrange autobiographie, l’Avision, toujours dans une dimension allégorique, depuis son enfantement dans le ventre du Chaos jusqu’à sa rencontre avec Philosophie. Marquée par les maux des guerres qui ravagent la France, elle écrivit une Lamentation et, en 1413, un Livre de la Paix, pour achever son œuvre avec un éloge : Le Ditié de Jeanne d’Arc. Reste à l’édition de s’emparer de ces titres, pour notre plus grand bonheur.
Cette femme impressionnante fut de surcroît engagée dans les débats politiques et intellectuels de son temps, créa son propre atelier de copie, fut sa propre libraire, non sans exécuter de sa fine main cinquante-quatre manuscrits originaux. Pour s’en convaincre, invitons le lecteur à découvrir le livre précisément informé (et illustré) d’Inès Villela-Petit : L’Atelier de Christine de Pizan. La poétesse était également une entrepreneuse…
Poésie, roman, essai allégorique, peinture et musique sont les ingrédients du flamboiement culturel médiéval. Comme pour Hildegarde de Bingen, comptons parmi les merveilles du Moyen-âge la reine de la Cité des dames. Il n’est pas étonnant qu’avec deux ballades et un virelai Christine de Pizan figure en bonne place parmi les pages de l’écrin du Moyen-Âge flamboyant, l’un de ces volumes somptueux dont l’éditrice Diane de Selliers a le secret. Ce sont cent-dix poèmes du XII° au XV° siècle, illustrés grâce à deux cents manuscrits français des XIV° et XV° siècles, le tout préfacé par Michel Zink, spécialiste des troubadours[11]. Cette poésie de cour et d'amour ne peut que transmuer et enchanter notre vision d'une ère que l'on aimait à penser obscure. La liberté d'esprit, la tendresse, le respect et le raffinement, voire le badinage, sont parmi tous ces vers, lisibles en français moderne aux côtés des originaux en langues d'oc et d'oïl. L'on a rarement vu autant de manuscrits enluminés de coloris époustouflants comme en ce beau livre, cités féériques, dames et chevaliers, luxure et vertu, jardins et enfers, guerre et paix, art de vivre et de mourir. Ce sont également de précieuses allégories, comme celle du Duel entre Cœur et Courroux, peint vers 1460, auquel répond une chanson de Chrétien de Troyes : « Un cœur insensé, léger, volage, / Ne peut rien apprendre d'Amour. / Tel n'est pas mon propre cœur : / Il sert sans espérer de merci. »
Boualem Sansal : Le Train d’Erlingen ou la métamorphose de Dieu,
Gallimard, 256 p, 20 €.
Boualem Sansal : Le Village de l'Allemand ou le journal des frères Schiller,
Gallimard, 272 p, 17 €.
Salim Jay : Dictionnaire des écrivains algériens,
Serge Safran éditeur, 480 p, 27,90 €.
Remarquables pour leur ponctualité, les trains suisses sont aussi ceux d’une confédération du prospère libéralisme économique et politique. Nombreux sont ceux qui auraient aimé pouvoir les emprunter pour quitter maints régimes honnis ! Hélas, Le Train d’Erlingen ne viendra jamais au secours des opprimés, coincés dans une Allemagne fantasmatique. Résistant de la liberté, Boualem Sansal imagine en son roman une glaciale dystopie, terrifiante pour notre humanité, dressant un impressionnant tableau allégorique de l’attente et de la soumission à une tyrannie, plus précisément islamique. Il répond ainsi à l’un de ses précédents romans, Le Village de l’Allemand, honorant à la fois la langue française et sa nationalité algérienne dissidente, parmi ceux que l’on découvre à la faveur du Dictionnaire des écrivains algériens de Salim Jay.
La richissime Ute Von Herbert écrit en Allemagne, à Erlingen, quand sa fille Hannah, est à Londres. Sans réponse à ses lettres, elle ajoute des « notes de lecture » pour un roman en cours, aux fragments dissimulés dans « notre cachette », dont un mémoire sans concession sur la « saga des Von Ebert ». À Erlingen, l’on dit que « la désintégration est planétaire », que guerre et épidémie rôdent avec « l’envahisseur sans nom », et l’on attend un train d’évacuation bondé qui ne viendra jamais. Nombre d’édiles de la ville préfèrent payer « le tribut d’allégeance » à ceux que l’on ne veut nommer, qui exigent « la SOUMISSION ou la mort », ou fuir en abandonnant leurs concitoyens, plutôt que le combat, « la reconquista » face aux « Serviteurs universels ». À moins qu’Ute ranime le feu de la liberté en manipulant « le gang de la Rosa and Co »…
L’apologue est limpide. Entre le « train d’Erlingen », inséparable d’une arrière-pensée associée au nazisme, à ses déportations, et la tyrannie religieuse en marche, inséparable de l’avancée de l’Islam, sans réduire l’ouvrage à cette seule interprétation, Boualem Sansal sculpte une forme allégorique impressionnante, qui révèle notre passé, présent et futur. En ce sens, ce roman, dont le vortex se partage entre le leitmotiv des migrations et les tyrannies obsédantes, se situe à la croisée de ses précédents livres, sans les répéter, mais aussi des lettres intimes et du brouillon de ce qui devient, sous la main de la narratrice, un recueil d’aphorismes : « les pacifistes sont les ennemis de la paix », ou encore : « Nous en sommes à la fin de l’Histoire, notre Histoire, et nous allons, pour solde de tout compte, la terminer par notre propre génocide ».
Tout cet héritage doit être trié par Léa, narratrice de la deuxième partie, qui est un roman-miroir de la première. Car sa mère, professeure, victime d’un attentat islamiste, de plus perpétré par un de ces anciens élèves (ce qui est une satire à peine voilée d’une Education Nationale dévoyée) devient une autre : Ute elle-même ! Cette « métamorphose », dont la dimension onirique confine au fantastique, s’ajoute à celle de Dieu, « dont la mission est précisément de soumettre le monde ».
Même si le noyau de la pensée de Boualem Sansal est peu ou prou toujours le même, il métamorphose sans cesse et avec brio la forme. Après le « journal » entrecroisé des « Frères Schiller », au nom si européen dans Le Village de l’Allemand, puis un roman dystopique situé dans la société mythique de 2084[1], c’est un roman épistolaire, puis un méta-roman, voire un essai de géopolitique.
L’écriture est entraînante, riche, urgente. Le pathétique et la peur sont orchestrés avec sûreté, sans cet excès d’effet qui serait du pathos, de l’emphase. Contrastée et colorée, elle est veinée d’allusions culturelles, historiques et littéraires, dans le cadre d’une judicieuse intertextualité : l’angoisse de La Métamorphose de Kafka, l’attente du Désert des Tartares de Buzzati, La Désobéissance civile de Thoreau, voire l’analyse du totalitarisme par Hannah Arendt au travers du prénom de la jeune correspondante…
Selon notre orientation idéologique, le roman déplaira, si nous trouvons intolérable l’amalgame entre nazisme et Islam (comme dans Le Village de l’Allemand qui rapprochait la Shoah des massacres du Groupe Islamiste Armé en Algérie), si nous craignons d’agiter le spectre des peurs xénophobes ; ou il frappera par sa perspicacité visionnaire. Alors l’on saura le lire comme un avertisseur, mais aussi une satire politique de nos gouvernements, séduits par «irénisme », lâches, compromis ou aveugles : « J’espère de tout cœur que le monde encore indemne va réagir et commencer par réfléchir ». Boualem Sansal va jusqu’à utiliser judicieusement la prosopopée en faisant parler feu le naturaliste et philosophe américain Henry David Thoreau[2] : « Où sont vos hommes libres… les descendants des fiers Gaulois ? Qu’est-ce donc qui a été aboli chez vous, l’esclavage ou la liberté ? nous demanderait-il ».
Seules les quelques pages et « notes » finales, qui se veulent un petit peu trop explicatives, didactiques, aurait mérité de ne pas s’ajouter à la construction biface et judicieuse de l’apologue : nous avions compris qu’il s’agissait de dénoncer la geste tyrannique de l’Islam. Il va jusqu’à proposer des mesures prophylactiques : « Pourquoi diable a-t-on supprimé les bagnes d’antan, Cayenne, la Guyane, le Nouvelle-Calédonie, les îles du Salut, c’est là qu’il faut expédier les malfaisants »…
Et si nous n’avions pas compris, lisons quelque entretien offert par Boualem Sansal à un hebdomadaire, que les autruches prétendument progressistes qualifient de « nauséabond », voire d’extrême-droite, sans craindre la grotesque reductio ad hitlerum : « Si, dans certains pays les colonisations ont bâti de grandes civilisations, dans d’autres ils ont simplement exterminé les autochtones et pillé leurs richesses. […] L’Islam étant par nature prosélyte, conquérant, communautariste et rétif à toute intégration dans des sociétés chrétiennes, la cohabitation avec les autochtones s’avère impossible. […] La France [est] une cible privilégiée dans le plan d’islamisation planétaire. » De plus, notre auteur distingue « la phase 1, le prosélytisme gentil […], la phase 2, les islamistes ont fait de maintes banlieues de véritables républiques islamiques qui se gouvernent par la charia, et la phase 3, celle du jihad, est arrivée, inaugurée par les attentats de 2015. […] plus de protection et de sécurité incline à l’irresponsabilité individuelle et collective, voire à la soumission ». Voilà qui a le mérite d’être clair. Hélas vrai de surcroît. De la part de celui qui a « fait de l’alerte le cœur de [ses] livres[3] » et dont nous devrions nous inspirer au risque de perdre identités et libertés…
Si vis pacem para bellum[4], dit l’adage latin venu du grec de Thucydide ; soit : si tu veux la paix, prépare la guerre. Nous n’avons pas identifié l’ennemi des démocraties libérales, ou bien trop tard, nous n’avons pas préparé la guerre juste ; serons-nous les vaincus ?
La reduction ad hitlerum, ou encore le qualificatif pseudo infamant d’islamophobe[5], qui équivaut à un appel au meurtre, seraient d’autant plus absurdes que Boualem Sansal, outre qu’il connait parfaitement ce qu’a de génocidaire et de liberticide le texte du Coran[6], a construit un précédent roman, Le Village de l’Allemand ou Le Journal des frères Schiller, sur une mise en parallèle des exterminations de masse menées avec entrain par le Groupe Islamiste Armé en Algérie et celles perpétrés avec sérieux par les Nazis.
Formant une sorte de diptyque, deux frères confrontent leurs expériences permettant de mesurer l’horreur de la guerre civile et religieuse en Algérie dans les années quatre-vingt-dix, mais aussi la déréliction des banlieues françaises où s’installe peu à peu « une république islamique parfaitement constituée », à laquelle il faudra bientôt « faire la guerre ». Rachel et Malek, tous deux fils de Schiller, ont eu un père qui « a sciemment commis la faute de transmettre la vie sachant que tout ou tard la vérité viendrait à la surface et que ses enfants souffriraient le martyr ». Ainsi, au cours d'une quête qui mène dans un village algérien perdu, découvrent-ils que leur géniteur est un ancien bourreau nazi qui s’est reconverti vers le Front de Libération Nationale algérien, en passant par l’Egypte. Or le FNL est le parti « national-socialiste du grand Raïs », quand les religieux sont les bras armés des « gestapos islamistes ». L’ex moudjahid a secrètement conservé son insigne des Wafer SS. Effarés, Rachel visite le camp d’Auschwitz-Birkenau, touchant du doigt l’horreur de la Shoah. Cette fois l’hypotexte est celui de Primo Levi, Si c’est un homme. Le roman est torturé, implacable, néanmoins salutaire si l’on consent à en tirer la substantifique morale politique.
Une fois de plus, loin des nombrilismes fatigués de trop de romanciers hexagonaux atones, Boualem Sansal, Algérien né en 1949, signe une œuvre forte, courageuse qui honore la langue française : indispensable. C’est alors qu’il faut prendre conscience de l’importance de ces écrivains d’outre-Méditerranée ; ce à quoi contribue Salim Jay avec son Dictionnaire des romanciers algériens. L’auteur du Train d’Erlingen y est présenté à l’aide de pages généreuses où l’on apprend qu’il se dit « islamistophobe ». Sa « prose tellurique » ausculte l’Algérie fracturée et sanglante, dès Le Serment des barbares, Cependant nous restons plus que dubitatifs devant un tel jugement à l’emporte-pièce, aussi petitement infamant qu’incohérent, puisque Boualem Sansal ne cesse de dénoncer les fascismes : « Il arrive parfois que ses mises en garde coïncident bien involontairement avec la rhétorique la plus outrancière de l’extrême-Droite ». Il n’en reste pas moins que Salim Jay reconnait à notre romancier la capacité de synthétiser « le destin algérien ». Il note avec perspicacité combien « l’imbrication de l’angoisse existentielle et de l’analyse morale et politique » est chez lui cruciale.
À notre grande surprise, ce Dictionnaire des romanciers algériens nous met sous les yeux une réalité passablement invisible. Albert Camus était Algérien autant que Français, l’avions-nous oublié ? Entre Français, Harkis, Berbères ou Kabyles, qui est Algérien ? Mohammed Dib voyait d’ailleurs en cette question de l’identité un « sophisme ». La plupart de ces écrivains usent de la langue française, quelques-uns seulement de l’Arabe, voire sont berbérophones, ou même italophones, ce qui n’est pas sans poser la question d’une introuvable légitimité linguistique, que les attendus politiques et religieux empoisonnent. Il n’est d’ailleurs pas impossible que beaucoup d’entre eux soient plus connus en France qu’en Algérie. D’autant que traduire les auteurs algériens, du français à l’Arabe, est presque peine perdue. Un roman ainsi transposé « est reçu comme un grain de sable qui vient bloquer un nuage », pour reprendre l’humour amer d’Amin Zaoui.
La profusion et la multiplicité des voix originales est stupéfiante, invitant à la découverte. Nous connaissons (un peu) Kateb Yacine, Rachid Mimouni, Rachid Boudjedra, Kamel Daoud, Nina Bouraoui, (n’y-a-t-il pas trop peu de romancières, au regard de telles origines culturelles ?), ou Malek Chebel et Benjamin Stora, plus connus comme essayiste et historien ; mais nous ignorons tout de Mehdi Charef, de Sandrine Charlemagne et de Samir Toubi… Si la plupart « refusent la bienséance hypocrite et la langue de bois », tous s’opposent à une « littérature obscurantiste », selon les mots d’Abdelhamid Benhedouga, qui écrit en arabe.
C’est avec un enthousiasme encyclopédique, sans naïveté, que Salim Jay, nous livre son intelligente préface, ses fiches synthétiques, ses analyses, ses témoignages, ses rencontres, ses lectures boulimiques enfin. Ses qualités documentaires sont d’autant plus impressionnantes qu’il a déjà œuvré au service d’un Dictionnaire des écrivains marocains[7]. C’est ainsi qu’il combat « l’indifférence au talent »…
« Nul ne saurait aliéner sa liberté de juger ni de penser ce qu’il veut, et tout individu, en vertu d’un droit supérieur de la nature, reste maître de sa réflexion[8] », disait Spinoza. C’est justement en quoi l’Islam aliène la liberté, ce dont ne cesse de nous prévenir avec raison un écrivain éclairé comme Boualem Sansal, à la fois romancier et pamphlétaire à l’égard de l’embrigadement des consciences. Comme lui esprit critique souverainement indépendant, Kamel Daoud[9], n’est pas plus en odeur de sainteté auprès des Islamistes, qui réprouvent évidemment le culte des saints autant que les Lumières, et dont l’inculte fanatisme est pétri de haine envers les descendants de Voltaire[10].
[3] Entretien avec Anne-Laure Debaecker, Valeurs actuelles, 22 novembre 2018, p 22-27.
[4] D’après Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, 1, 124, 2 ; in Renzo Tossi : Dictionnaire des sentences latines et grecques, Jérome Millon, 2010, p 610.
Scuola grande di San Rocco, Venezia. Photo : T. Guinhut.
Eric Poindron, un invité en habit noir
au bal des curiosités
et des fantômes de la littérature :
Comme un bal de fantômes,
L’Etrange questionnaire.
Eric Poindron : Comme un bal de fantômes,
Le Castor Astral, 240 p, 17 €.
Eric Poindron : L’Etrange questionnaire d’Eric Poindron,
Le Castor Astral, 128 p, 14,90 €.
Si tu manques de sens de l’humour, lecteur, passe ton chemin. Voici poindre un personnage qui enfile la cape ailée de Fantomas ou de Batman, collectionne les curiosités et curiosa dans son cabinet aux globes et aux livres : il porte l’habit noir du lecteur sévère, de l’Académicien des supercheries, des éruditions surprenantes… Mais loin de se confire dans les billevesées et autres coquecigrues, il prend le temps, en catimini, de nous bombarder de livres surprenants, délicieux, érudits sans affèterie ni cuistrerie derridienne, en homme pas le moins du monde abonné à la poésie austère et lapidaire qui fait terriblement sérieux. Son Comme un bal de fantômes est un catalogue facétieux de moments vitaux et de poètes ; quand son Etrange questionnaire est un livre-jeu de questions réponses, qui fait du moi et du monde un cabinet de curiosités en archipel.
Peu ou prou, ce recueil, sous-titré « camaraderie et chemins chuchotés », fait se succéder cinq saisons où apparaissent et virevoltent papillons et poètes ; là est leur « bal de fantômes ». La dimension autobiographique emprunte la voie du « presbytère de mon enfance », et « Les premiers pas dans le noir », sont ceux où l’on croise « des dames blanches des fous égarés/ Des fantômes malheureux et un peu égarés ». De même, « dans un grenier de l’enfance », réapparait le dessin d’un « vaisseau fantôme ». L’air de rien, tout un art poétique se dessine :
« Mon navire de papier et de glace
Met à mal mes enfances certitudes.
Et toujours à flot mon imagination. »
Fort heureusement Eric Poindron n’a grandi qu’en talent. Il aime « le crachin romanesque », « l’encre neige / sympathique et daguerréotype ». Nous aimons avec lui entrer « Tous en Seine » (où rôde l’ombre d’Apollinaire), voyager et « collectionner les départs ». Surtout, il « invente des poèmes à la gloire des hommes libres » ; mais aussi des poèmes en forme de cabinets de curiosité où trône l’étrangeté d’un « rhinocéros empaillé », ou de « papillons éteints ». Ce qui fait de son recueil un autoportrait en forme de collage à la Max Ernst, où le lecteur ne s’empêchera pas de retrouver des tesselles de son miroir.
Au cœur de cent menus faits, impressions et imaginations, l’art de l’énumération fait son numéro de trapèze volant, appelant tour à tour Shakespeare et Pouchkine, nommément ou par allusion, Borges, Baudelaire, ou encore Jacques-Henri Fabre, l’entomologiste, papillons obligent. Notre poète se voit ici changé en « bibliolibrius », jouant avec les calembours, néologismes et mot-valises pour polir une ode à la bibliophilie et, ajouterons-nous, à la polygraphilie…
Dans une démarche d’intertextualité -mais sans la moindre cuistrerie-, nombre de poètes sont ainsi invités au « bal de fantômes ». Est-ce à dire que caché derrière ses translucides émanations, Eric Poindron est lui-même un fantôme ? Pas tout à fait ; il est l’homme-orchestre d’un chant dans lequel l’emploi du vers libre n’empêche en rien la musicalité, le chantre de l’énumération enthousiasme et de tout ce que la vie et la littérature comportent de bonheurs, même si transparait parfois « une croûte en forme de deuil » et l’ombre de Nerval pendu. La fantaisie du « raconteur de marelle, essayeur de labyrinthe », cède un instant le pas à la mélancolie de l’élégie.
Une filiation surréaliste innerve le travail d’Eric Poindron, dont l’apparente facilité cache probablement le soin d’un travail attentif. « Un jour j’écrirai un roman sur le tourbillon / et papillon de la vie », confie-t-il en sa dernière page. Sûrement il aurait quelque chose de nabokovien…
L’Etrange questionnaire d’Eric Poindron n’a guère à voir avec le fameux questionnaire Marcel Proust, qui vise à cerner les contours d’une personnalité et d’une sensibilité. Il nous est livré tout vêtu de noir, chic comme le smoking d’un fantôme et pas triste pour un sou neuf. Proposant soixante questions, toutes affairées dans le monde de l’ « étrange », et sous-titré « le livre qu’il vous faudra en partie écrire (ou dessiner) », il laisse des blancs, plus ou moins généreux, à l’adresse de la réactivité du lecteur, comme des fantômes typographiques. On hésitera entre respecter la virginité des possibles parmi ces blancs paragraphes ou y calligraphier avec le plus grand soin ses inquiétudes et ses fantasmes colorés.
Que l’on se rassure, notre auteur n’abandonne pas tout à fait son lecteur-contributeur à l’angoisse de la page blanche, ni le condamne à acheter un livre définitivement lacunaire, un coup de dé aboli par le hasard, un Bartleby de l’écriture. Il ajoute en bas de page des notes, des citations, des nota bene, des bouts de poèmes de son cru, toutes illustrations comme autant de directions à la réflexion. Il compose également une préface qui est « le presque conte de Monsieur Pourquoi », puis une sorte de postface en six facettes « afin d’instruire son lecteur », tout en citant un écrivain « quasi-fantôme » : John B. Frogg. Le généreux vade-mecum de l’apprenti écrivain complète le propos : or, lecteur, à toi de jouer !
« Monsieur Pourquoi », c’était lui enfant, et c’est toujours lui à l’âge mûr. Surtout qu’il le reste, et que nous ne cessions pas d’interroger le monde, sous peine de mort intellectuelle et, cela va sans dire, poétique. Poser une question, a fortiori inédite, est déjà susciter une ou un faisceau de réponses. « Les questions chrysalides deviendraient ténébrionides ». Là encore, nous voici au seuil d’un cabinet de curiosités. Il est question de « poésie scientifique », de « fous littéraires », comme chez Blavier[1], de « bric-à-brac ineffable » et d’ombres inquiétantes », toutes choses et bricoles délicieusement inactuelles.
Commençons à répondre. « La première phrase d’un roman ou d’un livre étrange à venir ? » : « Qui, parmi nos neuf artistes, sortira gagnant de ce jeu voyeuriste et cruel ?[2] » Cela se complique à merveille : « Que cachez-vous derrière votre masque et que cache l’Autre derrière le sien ? » Nous laisserons l’épineux soin de la réponse à nos lecteurs… On aimera : « En dehors de la tête réduite, et sous vitrine de votre mère, quels sont les cinq objets étranges auxquels vous tenez ou que vous souhaiteriez posséder ? » Ou « Racontez-moi la bibliothèque -étrange ou non- que vous aimeriez posséder ». Ou encore « confessez-moi l’insolite ou l’innommable ». Mieux : « Peut-on faire voisiner sur une étagère de bibliothèque deux auteurs irrémédiablement brouillés pour la vie, & pourquoi ? » Proposons d’accoler un roman libertin avec le Coran, et laissons-les se débrouiller pendant la nuit, en rêvant que le premier corrompe heureusement le second.
À cet Etrange questionnaire, intrigant, stimulant et aussi riche qu’un microcosme, et qui est une branche étoilée de la littérature psychologique, spéculative et fantastique, répondent pour nous les collections les plus étranges, de minéraux, de nuages, de livres rares, de fictions métaphysiques et eschatologiques.
Le poète facétieux a cependant composé une œuvre interactive et ouverte, au sens d’Umberto Eco. Le livre est « structuré comme une constellation d’éléments qui se prêtent à diverses relations réciproques», y compris avec le lecteur-interprète : « Nous ne sommes plus devant des œuvres qui demandent à être repensées et revécues dans une direction structurale donnée, mais bien devant des « œuvres ouvertes », que l’interprète accomplit au moment même où il en assume la médiation[3] ».
Un narcissisme bon enfant pousse de surcroit notre aimable inquisiteur à se photographier dans sa bibliothèque, en son cabinet de curiosités, à emprunter des photographies anciennes plus moins célèbres pour y glisser son facies intelligemment chauve, sa virile moustache, ses bésicles à l’acuité sourcilleuses, conduisant un immense vélocipède à roue unique, feuilletant d’énormes et rares folios, comme le manuscrit du Codex Gigas, où s’agite un diabolique fretin.
Là encore le collage à la Max Ernst, quelque chose du cadavre exquis surréaliste complotent pour livrer une création originale, où le poète narcisse a l’élégance de laisser la parole au lecteur devenu créateur, comme dans une relation d’interactivité promise par l’écran d’ordinateur et le mode web. Là où la légèreté apparente du propos confie à la profondeur borgésienne…
Il y a néanmoins quelque chose de grave sous les pirouettes et autres poses d’Eric Poindron : rien moins que le mystère de la création et de l’univers. Sa modestie bavarde l’empêcherait de vous l’avouer, mais il faut résister, et pourquoi pas ainsi, au tragique et à l’absurde de la condition humaine. Rien moins qu’être l’encyclopédiste des causes curieuses ne peut que légitimer une existence et a fortiori une plume d’oie tachant d’encre un clavier de poésie…
Prolifique et polygraphe, Eric Poindron a publié une trentaine de volumes, depuis Le Champagne. Dix façons de le préparer[4], jusqu’à De l’égarement à travers les livres[5], en passant par Marginalia & curiosités[6]. Il fait preuve avec ses deux derniers livres (gare aux suivants !) d’une créativité roborative. Souhaitons qu’il ne se prenne pas trop au sérieux (mais nous n’en doutons pas) et qu’il ne se rengorge pas devant ce qui n’est en cette critique en rien une flatterie. Si l’on peut se permettre une amicale boutade, conseillons à notre ami Eric Poindron de cesser de toute urgence de fumer sur ses photographies. Faute de quoi il s’effacerait de ces dernières, bien trop tôt pour ses lecteurs impatients d’autres sérieuses facéties, et partirait en fumée pour rejoindre son bal des fantômes.
Portrait de prophète biblique, Museo de Leon. Photo : T. Guinhut.
De la révolution vieillarde
et autres rivières infranchissables de la jeunesse, par Marc Villemain :
Ils marchent le regard fier ;
Il y avait des rivières infranchissables.
Marc Villemain : Ils marchent le regard fier.
Editions du Sonneur, 96 p, 13 €.
Marc Villemain :
Il y avait des rivières infranchissables, Joëlle Losfeld, 152 p, 14,50 €.
Les âges de la vie ne peuvent qu’inspirer l’écrivain conscient de lui-même et d’autrui. De l’enfance à la vieillesse, nous passons de révolution en révolution, qu’elles soient amoureuses, sociales, politiques. Ainsi vont les personnages de Marc Villemain, animés avec la modestie du nouvelliste. L’Anglais J. G. Ballard[1] avait imaginé la révolte meurtrière des enfants, la fuite des adultes vers d’éternelles vacances. Mais pas la révolution des vieillards. Ce que Marc Villemain met en scène dans Ils marchent le regard fier. L’autre versant de la vie, plus proche d’Eros que de Thanatos, est illustré par les nouvelles d’Il y avait des rivières infranchissables. Ainsi l’on saura comment un écrivain discret s’attache à capter les éblouissements et les fractures de nos existences…
Passablement matois et retors, Marc Villemain emprunte le langage sans conséquence des vieux campagnards, de ceux qui « marchent le regard fier ». Il remâche leurs clichés et ressassements plein la bouche, non sans fausse naïveté, avant de basculer dans un projet ébouriffant. En quelle année sommes-nous ? La société n’est guère différente de la nôtre, mais avec ce léger parfum répugnant d’anti-utopie, quand les jeunes commencent à faire la chasse, pit-bulls jetés sur les rides et les trognes moquées, quand l’administration impose des « quotas d’anciens ». S’en suit une manifestation de quatre millions d’ancêtres, menée par Donatien et le narrateur à qui vient la riche idée des « canne-épées » en cas d’agression…
Le réalisme est à petites touches quand la tyrannie du jeunisme n’est qu’allusivement évoquée. Au-delà de la brûlante question de société, le drame d’un homme, d’une famille montre en abyme les conflits de ce temps improbable et pourtant possibles, entre la vie confite des presque croulants et les jeunots arrogants. En filigrane de ce propos politique court un éloge émouvant de Marie, la femme de Donatien, de sa jeunesse à son grand âge, « Marie l’artiste, toujours dans ses livres qu’on aurait bien pu lui donner le prix de lecture, avec sa frimousse d’écureuil ».
Peut-être l’auteur aurait-il dû abréger son préambule présentant les personnages, et leur vie terne et moisie, pour entrainer avec plus de largeur de vue son lecteur dans cette surprenante contestation. Mais en ce qui n’est qu’une longue nouvelle, ou un court roman, on ne sait, réside un charme amer, une ironie du sort mordante… L’apologue moral est cruel, la révolte est un sursaut peut-être salutaire, quand la chute est désabusée. Il a choisi, plutôt que le vaste tableau d’un totalitarisme en marche et d’une résistance avortée, le drame et la pudeur des victimes ; en un louable parti-pris.
« Les rivières infranchissables » sont-elles celles du temps ? En un recueil de treize nouvelles élégiaques, Marc Villemain capte les émois de l’adolescence, les écueils du passage à l’âge adulte, lors des bourgeons, des floraisons et des pourrissements de l’amour. On trouve dans la nouvelle inaugurale, « Douceur en milieu tempéré », un bel hommage, qui est un des souterrains leitmotivs du volume : « Tout un art. C’est cela, pour lui, alors, une femme ». Et lorsque le jeune héros sent deux mains prendre les siennes dans ses poches, l’une pour le désir, l’autre pour l’amour, lui aussi, « il marche le regard fier ». Pourtant leur première fois est avortée, l’art d’aimer n’est pas au rendez-vous, la solitude reprend son cours. Plus loin, l’innocence de l’enfance se heurte à la mort subite. Ou, « crinière lascive, candide sylphide », la vision soudaine de la nudité embrase un enthousiaste. Etonnemment, l’embrasement est réciproque, quoique si bref, trois nuits, et son départ. On retrouve dans « Petite fermière », cet hommage, avec « une peau plus luxueuse que l’angora, une fille avec de la tendresse » et « toute cette poésie en elle ».
Une banlieue près de l’océan, un bar médiocre, une HLM, des collégiens, la rentrée et la sortie des classes, une discothèque, un bal rural, une boum, un concert de heavy metal, des joints, les années quatre-vingts ; l’attirail du réalisme et de la déréliction infuse l’écriture. À moins que les étés campagnards illuminent l’atmosphère, en une sorte de pastorale, allusive et néanmoins érotique. Ou que les neiges des pistes de ski donnent l’occasion d’une rencontre entre « le petit jaune » et une jeune fille « aux « cheveux caramel » qu’il peut réconforter. En un autre récit, qui sait si « c’était lui, le tremblant, le penaud, l’encombré, que la plus belle fille de ce bled pourri ait jamais vue venait d’embrasser ». L’on saura bientôt combien l’amertume succède au miracle…
Souvent, « maladresse est mère des sentiments » ; parfois le pain et le chocolat ont la saveur d’une proustienne madeleine ; toujours « à chaque instant tout pouvait basculer, être détruit ou magnifié ». Reste le mystère de l’amour, invérifiable, entre « les petits attouchements de circonstance et les petits béguins sans lendemain », d’un « je t’aime aussi », à la merci de l’inaccompli, voire d’un réel sordide. Ainsi « les rivières infranchissables » sont également celles de l’amour plus rêvé que vécu, et d’un rite de passage fort malaisé, au point que trop souvent l’on vivra sa vie sans trouver le gué, sans que l’éblouissement amoureux caresse les années. Mais, étonnement, en une surprenante antithèse temporelle, la dernière nouvelle propulse le lecteur auprès d’un vieil écrivain et d’une femme « friable », à Venise ; là encore on est amoureux. Le miracle aurait-il lieu sur le tard ? Car « c’est le bonheur qui les a tués ». Celui qui vient de terminer un livre de nouvelles est-il, en une belle mise en abyme, une projection de notre auteur ?
L’exercice de nostalgie va sans mièvrerie, sans misérabilisme, le romantisme sans pathos. L’attendrissement s’adresse à la fois à ce qui est peut-être, et discrètement, un puzzle autobiographique, et à ces adolescents que l’enseignant côtoie, que chacun de nous croise, que l’écrivain ausculte avec psychologie et un doigté prudent…
Est-ce un brin désuet ? À l’image d’une couverture assez laide, même si métaphorique avec sa vieille cassette audio qu’il faut encore entendre. À moins que le charme de ces pages tienne justement à ce que le nouvelliste flirte avec ces thématiques à cheval sur le réalisme et une poésie trop oubliée. Il y a là un air de modestie sentimentale, bien assumée par le clin d’œil du titre, qui n’est celui d’aucune nouvelle, mais est tiré d’une chanson de Michel Jonasz : « Je t’aime ». Si le lot d’un recueil est d’être soumis au risque des inégales compositions (« Un enfant de Dieu » et « Inexactitude des heures à venir » sont un peu pâles, quand d’autres, comme « La boum », ont bien plus de vigueur), il reste entre nos doigts un précieux parfum de fleurs fanées que l’écrivain a su ranimer. Et sublimer dans l’ultime, concise, elliptique et magnifique nouvelle titrée « De l’aube claire jusqu’à la fin du jour ».
L’usage de la nouvelle est un art délicat, entre minimalisme et puissance, entre vivacité et suggestion. Marc Villemain l’a bien compris, lui qui en use avec constance ; et non sans succès. N’a-t-il pas écopé du Grand prix de la Société des Gens de Lettres de la Nouvelle pour Et que les morts s’ensuivent ? Qui sait s’il a l’ambition louable (du jeune écrivain encore puisqu’il est né en 1968) d’égaler les maîtres du genre, de Julio Cortazar à Henry James[2]…
Thierry Guinhut
La partie sur Ils marchent le regard fier a été publiée dans Le Matricule des Anges, avril 2013
Benjamin Constant : Cours de politique constitutionnelle,
Plancher & Béchet, 1820. Photo : T. Guinhut.
Les libertés politiques et romantiques
de Madame de Staël et Benjamin Constant
à la Fondation Bodmer.
Germaine de Staël et Benjamin Constant, l’esprit de liberté, Perrin / Fondation Bodmer, 208 p, 35 €.
Ghislain de Diesbach : Madame de Staël, Perrin, 656 p, 26 €.
Madame de Staël : Œuvres, La Pléiade, Gallimard, 1728 p, 65 €.
Benjamin Constant : Œuvres, La Pléiade, Gallimard, 1696 p, 65 €.
Les amitiés et les amours littéraires sont les plus beaux, surtout si, dépassant les fictions qu’ils ourdissent, les amis et amants sont eux-mêmes écrivains. Qui plus est si ce sont des amants de la liberté, comme Germaine de Staël et Benjamin Constant. L’une fête le bicentenaire de sa mort, en 1817, l’autre les deux-cent cinquante ans de sa naissance, en 1767. Ce pourquoi la Fondation Bodmer, sise à Genève, a l’intelligence de les réunir dans une somptueuse exposition et dans un tout aussi somptueux album catalogue. Ces pionniers du romantisme et du libéralisme, malgré les orages de leur passion, voient également la possibilité de joindre joue contre joue deux Pléiades qui leurs sont consacrés.
« J’en devins passionnément amoureux », dit-il tout net dans son récit intitulé Cécile. C’était à Lausanne en 1794, alors qu’elle découvrait « un homme plein d’esprit ». S’il n’y avait eu que la passion ! Mais de surcroît et plus vrai, une réelle intimité intellectuelle les unit. Germaine et Benjamin sont en effet sont des « enfants des Lumières », réprouvent autant la Terreur révolutionnaire et l’absolutisme napoléonien, et tous deux écrivent bientôt des romans psychologiques qui magnifient la sensibilité.
Née Necker en 1766 à Paris, Germaine de Staël fut élevée par sa mère avec grande ambition, un peu comme l’Emile de Rousseau, mais non comme Sophie, quoiqu’elle la fit lire bien plus tôt que lui. Elle vit ensuite à Coppet auprès du lac Léman, et le restera trop à son gré, exilée d’une ville parisienne qui lui est politiquent contraire. La biographie généreuse, pétulante et roborative de Ghislain de Diesbach nous la présente très tôt douée pour les Lettres. Elle doit son nom à son époux Erick Magnus de Staël-Holstein, passablement indifférent. À cet égard Ghislain de Diesbach entraîne son lecteur, avec un luxe de détails stupéfiant, comme si l’on y était, parmi les passions et intrigues politiques de la Révolution, ne cachant rien du courage de son héroïne pendant la Terreur, des orages de l’adultère et des enfants probablement venus de la cuisse de Benjamin : Germaine est attachante, insupportable, brillante. Sa passion pour la liberté politique ne sera pas vue d’un bon œil par Napoléon, qui n’aura de cesse de l’empêcher de revenir à Paris : ce qui lui fit écrire Dix ans d’exil.
« Vilain Don Juan », Benjamin Constant entre en scène. Ses aventures amoureuses, sa passion du jeu rivalisent de rocambolesque. À force de persuasion, il emporte la place sur ses concurrents nombreux. Elle conçoit, en 1796, de ses expériences sentimentales tempêtueuses, un traité : De l’Influence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Ses talents de salonnière et d’intrigante, sa liberté amoureuse autant que ses convictions en faveur d’une sage République lui valent admiration, mais aussi cabales et hostilités misogynes. Bientôt, dans ses Considérations sur la révolution française, elle se fait hostile envers la prise de pouvoir de Napoléon, préférant au despotisme le modèle parlementaire anglais et ne voulant pas « prostituer la pensée à la force ».
Elle deviendra la femme la plus célèbre d’Europe, en commençant par De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, en 1800, qui inaugure son volume d’œuvre d’Œuvres en Pléiade. Là elle examine chaque littérature en ses « rapports avec la religion, les mœurs et le gouvernement », puis « l’état actuel des Lumières en France ». Non sans dénoncer « les préjugés contre les femmes qui cultivent les Lettres ». C’est avec un enthousiasme critique sans cesse renouvelé qu’elle rend compte « de la marche lente, mais continuelle, de l’esprit humain dans la philosophie, et de ses succès rapides, mais interrompus, dans la poésie et les arts ».
Delphine, son roman épistolaire, comme il était de mode depuis Richardson, Rousseau, Goethe et Choderlos de Laclos, est un brin touffu. Ce qui n’empêchera pas cette « histoire de la destinée des femmes » d’obtenir un franc succès. Publié en 1802, il conte les amours contrariées de l’héroïne éponyme et de Léonce. Les jalousies et calomnies vont s’enflammer, les conflits moraux, nés des conventions de la société, vont s’exacerber au point d’empêcher leur union amoureuse. Deux morts tragiques chapeauteront enfin l’intrigue un peu démesurée, mais dont les qualités d’analyse psychologique sont sans nombre.
Il suffit de lire les premiers chapitres de Corinne ou l'Italie (1807) pour se convaincre sans peine que Madame de Staël écrit avec autant d’élégance que de richesse. Son personnage, Oswald, un riche Anglais en route vers l’Italie, est un mélancolique que taraudent des souvenirs paternels, archétype romantique digne de Robert Burton et de son Anatomie de la mélancolie[1]. Ce qui ne l’empêche pas de se comporter en héros, resté cependant modeste, lors d’un incendie à Ancône. Mais voyant et entendant sur le Capitole la belle Corinne couronnée des lauriers du poète, il « était trop captivé par les charmes de Corinne pour se rappeler alors ses anciennes opinions sur l’obscurité qui convenait aux femmes ». Ainsi elle est une femme idéale au sein de l’idéalisme romantique et une icône d’un féminisme revendiqué.
Corinne ou l’Italie justifie parfaitement son titre lorsque son héroïne guide avec lyrisme et enthousiasme Oswald à travers Rome, du Panthéon au Vatican et au Forum ; le lecteur est avec eux emporté dans ce voyage culturel, d’autant mieux s’il l’a lui-même vécu. On pourra cependant trouver que cet hybride de roman et de guide sacrifie un peu l’intrigue. Une dimension esthétique et éthique s’élève devant la splendeur impériale romaine, lorsqu’Oswald, pensant aux esclaves et aux Chrétiens persécutés, « cherchait partout un sentiment moral, et toute la magie des arts ne pouvait jamais lui suffire ». Tourmenté par le souvenir de son père qui avait souhaité lui voir épouser la trop jeune alors Lucile, Oswald ne peut se résoudre à succomber jusqu’au bout à Corinne, elle passionnément amoureuse et sans ambages. Ni Oswald ni Corinne n’oserons vraiment rompre avec « les préjugés de leurs nations ». Elle n’ose révéler son illustre naissance anglaise dont elle s’est détachée en épousant l’Italie. Il n’ose accepter la légèreté italienne. Le départ d’Oswald pour la carrière militaire en Angleterre, puis ses noces contraintes avec Lucile, alors que Corinne lui a sacrifié sa carrière littéraire, seront l’engrenage de la tragédie. Le conflit entre l’amour et le devoir innerve le roman, dont le personnage féminin est le plus remarquable, à l’aube d’un XIX° siècle qui peine à reconnaître la liberté des femmes. En lisant cette affinité et ces distances entre les tempéraments anglais et italiens, on n’est pas sans penser aux futurs romans d’Henry James[2]…
On peut être stupéfait de constater qu’un grand absent trône au cœur de ce Pléiade Madame de Staël : De l’Allemagne[3]! Cet essai brillant, connaisseur de la littérature Sturm und Drang et de la philosophie allemandes de son temps, rompant avec la dévotion française pour le classicisme, et montrant la curiosité et la culture de son auteure, de Goethe à Kant, fut pourtant stupidement censuré et détruit par la France en 1810, au motif d’être un éloge de l’étranger. Il est vrai qu’avec prêt de 600 pages, le Pléiade eût explosé ! À moins d’attendre un second volume augmenté des 600 pages des Considérations sur la Révolution française.
Si la relation de cette « diablesse de femme » avec Benjamin Constant alterne les azurs, les jalousies criantes et les scènes violentes, jusqu’à leur rupture en 1811, des choix politiques les réuniront toujours. Favorable à la liberté de la presse, elle n’en reste pas moins contemptrice des journaux qui se livrent à la calomnie et flattent la curiosité du public au lieu de susciter l’admiration pour le mérite.
On sait combien Benjamin Constant fut également sensible à la question de la liberté de la presse. Dans le chapitre VIII du Cours de politique constitutionnelle[4], il dresse la liste des libertés fondamentales : « la liberté personnelle ; le jugement par jurés ; la liberté religieuse ; la liberté d’industrie ; l’inviolabilité de la propriété ; la liberté de la presse ».
Son œuvre politique est plus abondante que celle autobiographie, comme dans Le Cahier rouge, picaresque récit d'enfance et de jeunesse qui accumule les ratages. Un roman, Adolphe, en 1816, égare le lecteur qui voudrait y trouver des clefs. Adolphe est-il le double de son auteur, Ellénore, qui est « un bel orage », est-elle Charlotte, épousée en 1809, où l’ombre de Germaine ? Le romancier de l’introspection réfute toute lecture autobiographique ; peut-être par pudeur. Il n’en reste pas moins que la confession du personnage éponyme, handicapé par sa sécheresse de cœur et son mal du siècle trop romantique, ne lui permet pas d’accéder à l’amour idéalement romantique d’Ellénore…
L’essayiste multiplie les ouvrages et les brochures politiques, apportant son soutien à une république modérée dans De la Force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier, en 1796, ou conspuant la Terreur révolutionnaire, dans Des effets de la Terreur en 1797. Auxquels Germaine de Staël répondra en 1818 par ses Considérations sur la Révolution française. Ce en quoi ils sont bien d’ardents défenseurs du libéralisme politique.
L’ouvrage le plus remarqué de Benjamin Constant fut en 1819 son De la liberté des Anciens, comparée à celle des Modernes. C’est-à-dire celle de « la participation active et constante au pouvoir politique » et celle de « la jouissance paisible de l’indépendance privée ». Elu plusieurs fois député à partir de 1819, il est un orateur habile, dénonçant la traite des noirs, défendant la liberté des croyances.
Cependant, en son introduction aux quatre volumes du Cours de politique constitutionnelle, en 1820, il balise sa pensée libérale : « Il sera certain dans cent ans, comme aujourd’hui, qu’il ne faut pas charger ceux qui profitent des mesures arbitraires, de réprimer les mesures arbitraires ; ceux qui s’enrichissent par les dépenses publiques, ceux qui sont payés par le produit des impôts, de diminuer la masse des impôts ; ceux qui doivent leur fortune aux prérogatives de l’autorité, de s’opposer à l’accroissement des prérogatives de l’autorité ». Hélas, deux siècles plus tard, la France, championne des impôts et taxes, droguée à l’étatisme, n’en est en rien convaincue.
De cet immense corpus politique, le volume Pléiade des Œuvres de Benjamin Constant ne donne qu’un choix, certes judicieux, en particulier les précieux Principes de politique, dans lequel, outre son rejet du despotisme, il se montre plus que méfiant envers la « souveraineté du peuple », cette « volonté générale » prônée par Rousseau, qui peut être une autre forme de despotisme, comme le montra la Révolution. En effet « la reconnaissance abstraite de la souveraineté du peuple n’augmente en rien la somme de la liberté des individus ; et si l’on attribue à cette souveraineté une latitude qu’elle ne doit pas avoir, la liberté peut être perdue malgré ce principe, ou même par ce principe ».
Ce Pléiade se concentre en premier lieu sur ce qui fit sa gloire romantique, Le Cahier rouge et ses deux romans, Adolphe et Cécile. Remarquons à cet égard, comme pour Madame de Staël, que les prénoms sont à la fois des moteurs romanesques et des marqueurs de la personnalité et de l’intimité. On y découvre de plus des titres rares, ses Réflexions sur la tragédie, et deux chapitres de son immense ouvrage De la religion considérée dans sa source, ses formes et ses développements. Mais aussi une ardente philippique anti-napoléonienne : De l’esprit de conquête et de l’usurpation. Le libéralisme politique trouve en Benjamin Constant une de ses thuriféraires majeurs, après Locke et Montesquieu, et avant Tocqueville[5].
Après celles, aussi splendides qu’érudites consacrées à Sade[6] ou bien Frankenstein[7], la Fondation Bodmer est particulièrement pertinente en cette exposition : Germaine de Staël et Benjamin Constant, l’esprit de liberté. Entre le château de Coppet, où résidait Madame de Staël et dont elle fit le « lieu des états généraux de l’opinion européenne », et la Fondation de Cologny, ne les séparent que l’extrémité ouest du lac de Genève. De plus, son riche fonds de philosophie politique s’est accru, en 2015, de maintes éditions rares de l’auteure de Corinne ou l’Italie. Le catalogue, réalisé sous la direction de Léonard Burnand, Stéphanie Génand et Catriona Seth (maîtresse d’œuvre du Pléiade Madame de Staël), et préfacé par Jacques Berchtold, directeur de la Fondation, est construit avec le soin remarquable du livre d’art, auquel les éditons Perrin ont apporté leur savoir-faire. Non seulement en ce qui concerne la qualité des textes, que celle des photographies de tableaux, statues, lettres, éditions originales, si émouvants, de nos deux écrivains. Le châle orangé et brodé, négligemment posé sur un fauteuil du château de Coppet, laisse entendre que Madame de Staël l’a abandonné à l’instant… Aussi n’abandonnerons-nous pas si aisément nos deux amants, autant passionnés qu’orageux et infidèles, cependant restés imperturbablement fidèles aux libertés romantiques et politiques.
Cathédrale Saint-Pierre, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
Pétrus Borel, le lycanthrope
du romantisme noir
aux Editions du Sandre.
Petrus Borel : Œuvres poétiques et romanesques,
Editions du Sandre, 782 p, 45 €.
La figure du « guignon[1] », selon Baudelaire, affligea la destinée du méconnu Pétrus Borel. Réprouvé, rejeté par son temps, il est un de ces anti-héros du romantisme noir, au début du XIX° siècle, qui eut l’impudence de diriger un journal intitulé Satan. Il est bon qu’une édition, non pas complète, mais fort généreuse, permette de remettre en selle ce petit maître original de la littérature, qui bénéficia d’un masque digne d’effrayer le bourgeois : « Le Lycanthrope », surnom venu du Don Juan de Byron dont il s’affublait. Le désespéré se compare en effet à une « louve ayant fait chasse vaine », dans ses Rhapsodies, son premier livre poétique. Grâces soient rendues aux Editions du Sandre de nous proposer enfin, au-delà du seul Champavert, qui fut réédité en 1947[2], les Œuvres poétiques et romanesques de Pétrus Borel, dont la jaquette est illustrée par le maelström diabolique d’une Ronde du sabbat par Louis Boulanger, au sein d’un catalogue à se pâmer…
Pétrus Borel : Champavert, Montbrun, 1947. Photo : T. Guinhut.
Un « rire de supplicié », c’est celui de Champavert le frénétique. Ainsi les « Contes immoraux » de Pétrus Borel, réunis dans le recueil titré Champavert en 1833, sont six nouvelles cruelles, encerclées par d’abondantes épigraphes et autres commentaires narquois. Une fille-mère abandonnée, dénoncée par l’infâme l’Argentière, meurt innocente sur l’échafaud ; deux nègres forcenés s’entretuent ; un anatomiste dissèque les corps de la femme qui l’a trompé, sans omettre ses amants… Assassinats et autres viols se succèdent jusqu’à l’acmé des récits : « Champavert, le lycanthrope », fantasmatique alter ego de son auteur, poignarde sa bien-aimée sur la tombe d’où il vient de déterrer leur enfant mort-né, avant de se suicider. L’auto-parodie côtoie le goût du macabre, surtout s’il imagine une machine à suicide payante, autant destinée à rendre la chose agréable qu’à renflouer les caisses de l’Etat !
Le modèle romantique du héros paradoxal réprouvé par la société, emprisonné, innerve son unique et abondant roman Madame Putiphar, paru en 1839. L’allusion biblique à Joseph est évidente, quand cette dernière (en fait Madame de Pompadour) accuse celui qu’elle a tenté de séduire de ce même forfait. Patrick est injustement jeté en prison, entre Vincennes et Bastille, puisque nous sommes au XVIII° siècle où pullulent les lettres de cachet. Son amante Déborah est séquestrée au « Parc-aux-Cerfs », gynécée du brutal « Pharaon » (en fait Louis XV). Le 14 juillet 1789 voit la libération de Patrick, vieillard décharné, devenu « phantome » et « fou » : Déborah, qui avait nommé son enfant « Vengeance », en meurt de saisissement. Réalisme cru, satire politique, complaisance dans le sordide et le sanglant, voilà qui ne valut guère l’amitié de la critique et du public. Dans le sillage du roman gothique anglais, Pétrus Borel cultive l’effroi, met en scène une pure jeune fille persécutée, un vil séducteur, brosse un instant le Marquis de Sade en « martyr ». On parle en France de « roman noir », voire de « roman frénétique » sous la plume de Charles Nodier[3], et bien évidemment d’un épigone du roman gothique anglais[4].
« L’art ne saurait souffrir de verrou ni de chaîne » est un vers programmatique à dénicher parmi les Poésies diverses de Joseph-Pierre Pétrus Borel d’Hauterive (1809-1859), qui est un de ces petits romantiques injustement relégués dans leur prétendue petitesse. Sans grand succès, il tâta de l’architecture, de la peinture et du journalisme, tout en étant contraint à retourner au labeur de la terre. Outre son excentricité, il fit parti du cénacle romantique d’Hugo, avec Gautier et Nerval, avant de devoir accepter un poste d’Inspecteur colonial en Algérie, qui lui valut bien des déboires, puis une mort solitaire. Poète et romancier découragé, conteur étrange et rejeté, il est le « biographe des croque-morts » selon l’ironie de Champfleury, par ailleurs fameux critique du mouvement réaliste[5]. Il ajoute à sa singularité littéraire une vocation d’écrivain engagé, et seul romantique à cet égard, à l’heure de Louis-Philippe, en 1830, en faveur de la République et contre toute tyrannie, ce qui transparaît dans Madame Putiphar. On vante sa traduction de Robinson Crusoé de Daniel Defoe, parue en 1836, toujours de référence. Baudelaire, puis les surréalistes, en particulier Tzara, admirèrent son style frénétique, son goût prononcé pour le bizarre, ses emportements sanguinaires et morbides. On vantera aujourd’hui le superbe volume relié avec soin que les Editions du Sandre publient en forme d’épitaphe, qui est bien plus qu’une curiosité littéraire : une fourmillante grimace sarcastique jetée à la face du monde.
Il faut alors se plonger dans l’étonnant catalogue des Editions du Sandre, spécialistes d’Histoire littéraire. Elles raniment, en leur imposant catalogue, des œuvres épuisées, introuvables, aussi diverses que le Théâtre de Byron, les Lettres de jeunesse de Léon Bloy[6], les Œuvres complètes de Charles Cros ou des textes rares de Nerval, Rodin, sans omettre le précieux volume des Œuvres poétiques complètes de Shelley[7]. On devine que le XIX° siècle est leur terrain de chasse favori. Cependant d’autres pépites font la part belle aux vers des Lumières, avec les Vies des poètes anglais, de Samuel Johnson, critique d’importance au XVIII°, qui dressa les stèles de Milton, de Dryden, de Swift et de Gray, pleines d’anecdotes savoureuses, de citations poétiques, de surcroit sculptées d’une langue élégante.
Quant au XX° siècle, il trouve son volume d’élection, quoique puisant aux sources les plus anciennes, avec une Anthologie pataphysique, où l’on croise les burlesques bien connus Plutarque et Queneau, Rabelais et les Marx Brothers, Roussel et Arrabal. Qu’est-ce qu’être pataphysique ? Sinon un amant de la « science de l’universelle Aberrance », ou encore, selon son maître Alfred Jarry, « la science des solutions imaginaires ». On n’y négligera pas le contrepet, comme lorsque « La mère Ubu hésitait à dévoiler son but devant tant de candeur », ni les détournements de citations latines : ainsi l’escargot, hermaphrodite comme l’on sait, est un « post animal coïtum pas triste ». Mieux, s’il se peut, Jonathan Swift, auteur bien connu de l’apologue politique des Voyages de Gulliver, se propose, par le biais de son cher Martin Scriblerus, « de construire, sur l’équateur, deux pôles coiffés chacun d’un phare immense pour suppléer à un défaut de la nature et rendre les longitudes aussi faciles à calculer que les latitudes »…
Notre-Dame la Grande, XI° siècle, Poitiers. Photo : T. Guinhut.
Léon Bloy, le désobligeant enlumineur de haines :
Du Désespéré au Salut par les Juifs, en passant
par l’Exégèse des lieux communs.
Léon Bloy : Le Salut par les Juifs, Salvator, 170 p, 18 €.
Lirons-nous, agenouillés parmi les lueurs et ténèbres d’une spectaculaire église romane, le vieil imprécateur catholique, Léon Bloy ? La figure de Marchenoir, masque sombre et transparent de l’auteur, unit les deux romans essentiels de ce grand polémiste et bavard pamphlétaire de la fin du XIXème, dont la salive expectorée, si l’on en juge en ses livres, devait être proprement vénéneuse. Du Désespéré, en passant par La Femme pauvre, jusqu’aux courts essais réunis parmi L’Exégèse des Lieux communs, Léon Bloy ne parle que de lui-même, se portraiturant, se mettant en scène en martyr méprisé, hors dans ses Histoires désobligeantes, n’écrit que pour projeter une langue de cochon mystique, de vipère suintante de haine, sur ses contemporains et sur l’humanité entière, sur les Juifs, si Le Salut par les Juifs est bien antisémite...
Le masque de l’autobiographie n’est pas la seule clef. Les hommes de lettres ont craint de trouver en ce diptyque romanesque les portraits à l’acide de Maupassant, de Daudet et de plumitifs oubliés. C’est ainsi que Le Désespéré, premier roman publié en 1886, se conquit une réputation sulfureuse, malgré des ventes étiques et ce que Léon Bloy imaginait être une conspiration du silence. De même, La Femme pauvre offre une réécriture acide des conditions de vie de l’auteur, ainsi qu’une chronique de la « chiennerie contemporaine » où l’on devine Huysmans ou Villiers de L’Isle-Adam. Hors le plaisir de démasquer les protagonistes (que révèle obligeamment un scrupuleux éditeur en fin de volume[1]), il n’en reste pas moins que le lecteur curieux trouvera son compte dans la redécouverte d’un romancier furieux imprécateur.
Certes, Léon Bloy (1846-1917) serait aujourd’hui plus inactuel encore : son faciès tourmenté de « chrétien des catacombes », de « blasphémateur par amour », peut absolument nous indisposer. Mais, outre qu’il rêve de rétablir une foi catholique aussi brute que pure, il attaque à boulets rouges la société de l’époque. Ainsi, le « désespéré » Caïn Marchenoir souffre d’une inadaptation chronique. Accablé par la misère, lacéré par un ardent mysticisme, il vit avec Véronique, prostituée sauvée (l’Anne-Marie Roulé de Bloy), persuadée de l’imminence de la Fin des Temps, jusqu’à la folie… Accueilli dans le monastère de la Grande Chartreuse, puis de retour à Paris avec celle qui a défiguré sa beauté par sacrifice, il fait scandale lors d’un dîner littéraire. Le destin de Marchenoir est moins le prétexte d’un périple romanesque que d’un fleuve de digressions, souvent fastidieuses, sur l’Histoire universelle relue dans la perspective des Ecritures bibliques, sur l’art sacré… Tout cela dans un climat de tourments intérieurs gonflés jusqu’à l’insupportable. Expressionnisme avant la lettre ou exhibitionnisme délirant ? Reste le style : fabuleux. Céline, quoique auteur d’un Voyage au bout de la nuit d’une autre ampleur, s’en serait inspiré. « De l’ignominie du christianisme naissant à l’ignominie du Catholicisme expirant » en passant par l’ « adhésion gastrique et abdominale à la plus répugnante boue devant la face des puissants du siècle », chaque page déferle d’imprécations.
Malgré son échec, la réputation du Désespéré fit trop d’ombre au reste de l’œuvre. Heureusement, La Femme pauvre, qui faillit s’intituler « La Désespérée » ou « la Prostituée », publié en 1897, fut parfois considéré comme son chef-d’œuvre. Qu’on en juge, avec un tel incipit : « -ça pue le bon Dieu, ici ! ». On retrouve Marchenoir, écrivain et « grand Inquisiteur de France », cette fois avec Clotilde, inspirée d’une maîtresse de l’auteur, et bientôt, suite à sa mort, remplacé par Léopold. C’est une odyssée crasse de la pauvreté, traversée par la fulgurance du ton prophétique, par l’image symbolique de ce feu qui tue l’homme dans un incendie, intense morceau de bravoure narratif, descriptif et tragique. La femme alors se change en fournaise spirituelle. A force de dénuement, elle devient pureté… Nous avons du mal à considérer ce chef-d’œuvre autrement qu’un dévoiement du mysticisme par excès, qu’un monument de kitsch, à la lisière du naturalisme de Zola et des éclaboussures stylistiques de Huysmans…
Bloy lui-même regretta qu’on lût moins son étonnante Exégèse des lieux communs. Imaginez qu’il paraisse rendre hommage à une « chère madame », en terminant ainsi : « Contentez-vous de m’inspirer silencieusement et de savoir que je lis tous les Lieux Communs sur votre visage ravissant, comme je lirais un poème très difficile dans un manuscrit admirable enluminé avec génie par un artiste oublié ». La dent de l’ironiste est chienne ; et pourtant non sans un sain réalisme. Pouvait-il -et pourrait-il encore aujourd’hui- plaire aux professionnels des Lettres de son temps, en affirmant : « Un bon écrivain, digne de l’Académie française, ne doit pas être plus original qu’un cordonnier ou un tanneur. » Ou encore : « Un homme en vaut un autre et le suffrage universel à quoi nous devons tant de bienfaits le démontre abondamment : penser ou agir autrement que tout le monde est injurieux pour la multitude. » Pas si bête l’affreux… Hélas, le voilà tombant à bras raccourcis sur l’argent et donc sur le travail et l’habileté qui ont permis (ce qu’il ne veut pas voir) de le gagner, peut-être aux bénéfices de la société entière : « On est complètement pourri et on est rempli de bêtes horribles, mais on a fait fortune et on est environné de la plus dévote considération ». La crudité réaliste et la vomissure humaine voisinent avec une irrépressible nostalgie du Christ souffrant, alors que Bloy n’a de cesse de vouer aux pires immondices ceux qui en ont abandonné l’idéal.
Quelque complicité qu’on ait ou non avec les thèses de Bloy, avec la bassesse de ses satires ad hominem , en particulier contre Anatole France, qui certes mérite bien d’être oublié, il reste un torrentiel pamphlétaire, aux rares pépites, que l’on lira pourtant avec des pincettes. Et qu’il est parfois de bon ton d’admirer et d’imiter outre mesure… Faut-il alors oublier ou pardonner son Je m’accuse[2] ? Cet écho du texte célèbre d’un Zola traité de « crétin des Pyrénées », de « fécale idole » et « d’insulteur de Dieu », ne s’accuse que d’avoir écrit un article favorable à l’auteur des Rougon-Macquart. Ces pages insultantes et pléthoriques fatiguent sans convaincre. Elles témoignent, sans la moindre humilité ni bienveillance, de sa fréquentation intime des péché d’orgueil et de colère, sans compter son masochisme de la macération bien accroché.
L’on a pu d’abord taxer l’écrivain d’antisémitisme, quand, à l’occasion du Désespéré, il parlait ainsi des Juifs : « le Moyen-Age avait le bon sens de les cantonner dans des chenils réservés et de leur imposer une défroque spéciale qui permit à chacun de les éviter ». Mais, dans son Salut par les Juifs, publié en 1892, répondant au pamphlet de Drumont, La France juive, qui eût la postérité fasciste et pétainiste que l’on sait, dénonce-t-il la « Réprobation d’Israël » et les Persécutions » ? Hélas, il n’a fait l’exégèse du lieu commun de l’antisémitisme que pour en alourdir le poids de hideur ; et c’est le plus souvent par antiphrase qu’il faut lire le titre. Il ne reproche à Drumont que la faiblesse intellectuelle de sa prose pour petits bourgeois. Bloy n’hésite pas à proférer en son ouvrage les insanités les plus basses : « Au point de vue moral et physique, le Youtre moderne parait être le confluent de toutes les hideurs du monde ». « Mercantis impurs », « faces de lucre », toutes formules que n’eût pas révoqué le Céline des Beaux draps. Ou encore : « la peste juive étant parvenue enfin, dans la ténébreuse vallée des goitres, au point confluent où le typhus maçonnique s’élançait à sa rencontre, un crétinisme puissant déborda sur les habitants de la lumière, dévolus ainsi à la plus abjecte des morts ».
Il nous avait semblé pourtant que cet opuscule était « le témoignage chrétien le plus énergique et le plus pressant en faveur de la race Aînée » et qu’il devait justifier ces phrases de sa préface, apparemment tout un programme : « Le monde juif apercevra-t-il enfin ce livre qui l’honore au-delà de toute espérance et qui ne lui a rien coûté ? » S’agit-il de comprendre que ce « Salut par les Juifs » n’est « salut du genre humain » que parce que le Christ fut l’un d’eux, trahi par Judas qui plus est, pour assurer l’élection du christianisme, tout cela dans le cadre d’une relecture spécieuse et verbeuse des textes bibliques, tentant de montrer que le Juif honni est la conséquence de la colère divine ? S’agit-il de considérer que jeter un peuple dans une fosse d’excréments rhétoriques le lave des péchés qu’il a pris sur son dos comme le Christ a subi volontairement la condition humaine pour la racheter ? S’il faut croire que c’est le cas, comme l’assurent peu d’exégètes plus fins que le modeste auteur de ces lignes, il faut admettre que la technique argumentative est pour le moins risquée. Car comment, si l’on n’est pas un mystique de l’abaissement, accepter que Léon Bloy sache « qu’ils ont commis le crime suprême en comparaison duquel tous les crimes sont des vertus », comment lire ce qui a du mal à être de l’ironie : « La sympathie pour les Juifs est un signe de turpitude, c’est bien entendu. »
Outre un tombereau de vomi antisémite, d’un antihumanisme flagrant, surnagent cependant des traits pertinents : « la guerre aux Juifs pouvait être un excellent truc pour cicatriser maint désastre ou ravigoter maint négoce valétudinaire ». Ce qui pourrait être lu aujourd’hui comme une analyse du fonds de commerce antisémite de l’Islam.
Pourtant, en son introduction d’une réédition bienvenue du Salut par les Juifs[3], Michaël de Saint-Cheron, avec une réelle prudence, ne partage pas complètement notre lecture. Il faut en effet lire Léon Bloy au second degré et s’appuyer sur ces mots : « Les Juifs sont les aînés de tous et ; quand les choses seront à leur place, leurs maîtres les plus fiers s’estimeront honorés de lécher leur pieds de vagabonds. Car tout leur est promis et, en attendant, ils font pénitence pour la terre ». Il montre la dimension prophétique de l’écrivain, sans omettre avec François Angelier[4] « les redoutables portraits d’une judéophobie hyperbolique, comme celui de Nathan dans Le Désespéré ou du graveur Katz dans La Femme pauvre ». Il s’agit en fait pour Léon Bloy de vouloir, dans la tradition des plus anciens prophètes, que les Juifs redeviennent authentiquement juifs. Car « L’histoire des Juifs barre l’histoire du genre humain comme une digue barre un fleuve, pour en élever le niveau ». Notre préfacier souligne combien les « débordements stylistiques souvent insupportables » côtoient le « parallèle entre les Juifs et Jésus », dans une dynamique de rédemption. En effet, il s’agit du « peuple porte-salut » puisque de lui est issu Jésus. C’est alors que « l’antisémitisme est le soufflet le plus horrible que Notre Seigneur ait reçu dans sa Passion[5] ». Comment alors le comprendre lorsque Léon Bloy le manie lui-même, sinon comme une crucifixion du Juif qui est un « salut pour les Juifs » ?
Philosémitisme ou vieil antijudaisme chrétien ? « Contre-pamphlet » ou pamphlet ? Nous laisserons le lecteur trancher, ou rester coi, devant la question de savoir avec la pertinence requise, si Léon Bloy, l’excessif, voire le maladroit, doit être jeté dans la fosse d’aisance morale de l’antisémitisme…
Reste que le fiel antisémite ou non de Bloy, si infâme soit-il, document historique ou torchon mystique, ne doit pas être objet de censure de la part des juges français, comme il le fut en novembre 2013. Outre que la censure choisisse arbitrairement et idéologiquement ses cibles, faute de savoir en atteindre d'autres plus vénéneuses, elle est toujours imbécile, tyrannique.
Malgré de telles impardonnables indignités, Borges a su admirer ses Histoires désobligeantes[6]. Il ne pouvait se tromper en recueillant ce « collectionneur de haines », qu’il compare brillamment au plus noir Goya, dans sa collection « La Bibliothèque de Babel». Evidemment, les personnages sont ignobles. Telle cette femme qu’un jeune homme épie près d’un confessionnal : il y reconnait la voix de sa mère qui avoue être une empoisonneuse. Mais de qui, grands dieux ? Une fois à la maison, cette dernière lui prépare une « tisane »… En ce recueil violement poivré de vices, on croise « les poisons de l’infanticide », celui qui, méprisant les pauvres, « résolut d’appliquer les dernières lueurs de son génie à la consolation des millionnaires », ou les « esclaves enchaînés de la Sottise »… Vivacité narrative et vocation satirique assurent la glauque réussite de ces brefs récits écrits au jet d’acide.
Sait-on que Léon Bloy écrivit des Poèmes en prose[7] ? Ne nous attendons pas aux splendeurs baudelairiennes. Mais au « Cortège de la fiancée », dédié à la « Vierge sage », également « Vierge putride » et Pucelle cochonne », qui, dans un sexisme délirant pour nos oreilles modernes, se voit ainsi avertie : « La femme qui trouble malicieusement l’âme d’un vidangeur et qui ne se livre pas, aussitôt après, à ce vidangeur, sera jugée par un tribunal de prostituées et d’homicides. Telle est la loi, vérifiée par dix-neuf siècles de christianisme. » Il ne nous semble pourtant pas que le message des Evangiles, après le pardon de la parabole de la femme adultère, aille dans ce sens…
Pour nombre de lecteurs, la vitupération abrupte et furieusement intolérante de Bloy paraîtra pour le moins réactionnaire. Nous avouerons en effet ne guère partager les convictions, tout sauf libérales, du prolifique écrivain, dont le Journal (qu’il datait de « Cochons sur Marne ») court sur une pile de volumes jaunis au Mercure de France. Mais, du sublime au scatologique, malgré sa verbosité complaisante, quelle écriture ! La haine de son temps pousse cet « entrepreneur de démolitions », dangereusement persuadé de son absolue vérité, à vomir des invectives contre Wagner, la peinture, l’argent, le progrès et « l’auge à cochons d’une sagesse bourgeoise ». Tout ce qui n’est pas sainteté ne mérite que son mépris. Finalement, même si seuls le relief des personnages, la vigueur de la narration, la vocifération d’un style enluminé de trouvailles guère ragoutantes et parfois réjouissantes (excusez du peu) le sauvent de son fanatisme anti-bourgeois -au-demeurant stupide- de son intransigeance furieuse de mystique des grottes érémitiques, nous consentons à rester impressionnés par la plume salement ébréchée de Léon Bloy. Mais un tel art de l’exécration, antisémite ou rédempteur, peut-il tenir sa fragile dignité de sa seule rhétorique, ou, à l’égal de Céline, de par son éthique désastreuse, s’écrouler dans l’indignité la plus totale[8]?
Michel Butor / Olivier Delhoume : La Grande armoire,
Notari, 200 p, 38 €, 34 CHF.
De par sa Modification malicieusement appliquée à la littérature, Michel Butor parut, vouvoyant son personnage et son lecteur, être devenu le pape du Nouveau roman. N’attendez cependant pas qu’il restât figé dans la glaciation de cette esthétique un brin objectiviste. Mobile il fut sans cesse, ne serait-ce qu’avec son « Etude pour une présentation des Etats-Unis[1] », mi carnet de voyage, mi prise de notes poétiques… Hors quelques essais, parmi lesquels Les Mots dans la peinture[2] marqua la collection des « Sentiers de la création », la poésie, devint le fil d’or, plus discret que celui du roman délaissé, de la quête de notre regretté drôle d’oiseau migrateur Butor, puisqu’il vient de nous quitter, à 89 ans, le 24 août 2016. Bienheureusement il avait pris soin de nous léguer ses lyrismes, dont son dernier Par le temps qui court, et d’offrir à la Fondation Bodmer de Genève, plusieurs dizaines de livres réalisés en collaboration avec de nombreux artistes, formant un audacieux florilège plastique, graphique, intellectuel et bibliophilique. Sans compter une ancienne et mystérieuse armoire…
« J’aurais fermé les yeux trop tôt », ainsi semble se conclure cette anthologie choisie par Butor lui-même, qui allant Par le temps qui court » jusqu’à « la vieillesse inachevée », commence en 1950. Sept années donc avant l’attribution du prix Renaudot pour La Modification, qui occulta le poète au regard de la figure statufiée d’un incontournable pilier du Nouveau roman. Mobile, en 1962, confirma, en dépit de l’incompréhension parfois sarcastique qui le salua, que Michel Butor n’avait cure des gloires pour manuels officiels, qu’il allait poursuivre ses chemins divers et incessants au travers de l’expérimentation linguistique et formelle ; autant que parmi les métamorphoses du lyrisme. Œuvrant, mais sans orgueil, à l’édification de ses Œuvres complètes en 12 volumes[3], du moins publiées jusqu’en 2012, il ne cessa de « rafistoler une ou deux strophes / pour que ce soit un peu plus gai ».
Il compose le plus souvent par strophes, faites de vers mesurées, quoique parfois les vers libres s’espacent sur la page, quand une petite poignée de poèmes en prose joue la partition d’un « Voyage sur le papier ». Malgré une apparente adhésion à la tradition, le poète, un rien facétieux, tient avant tout à sa liberté formelle autant que thématique, entre intimisme et une surprenante dimension encyclopédique. En peu de pages et en vingt parties (« par siècle une strophe / dix octosyllabes / j’ajoute un quatrain »), Michel Butor revisite l’histoire du monde. « Depuis l’étable de Bethléem » et « les ateliers chinois », jusqu’aux « dernières guerres », ce sont :
« Archives éloges
traces monuments
superpositions
de murs et de morts »
L’écheveau thématique est bouillonnant, de « la cathédrale de Laon » à la « Ballade du sexe féminin », ce « vallon vibratile défilé des sirènes fissure des fées » ; d’une « Randonnée » à la prose rimbaldienne jusqu’à la dimension méditative et philosophique des « instruments de la génération » ; en passant par un « Chant de fouilles », où il a « tamisé les reflets et les miasmes » ; tout cela sur la « peau délicieuse » du papier. Pour qui n’aurait pas eu la curiosité de fouiller les Œuvres complètes, en fait incomplètes, ce volume modeste d’apparence, publié dans la programmatique collection « Orphée » (répondant ainsi à un poème en prose titré « L’école d’Orphée »), permet d’approcher la vertigineuse qualité poétique de celui que l’on continuera de réduire au tiroir académique du Nouveau roman…
Une inventivité échevelée, pas si loin de l’héritage surréaliste, innerve le champ de paroles de Butor, sans consentir à s’enfermer dans l’unique esthétique d’un mouvement littéraire. Elle embrasse non seulement l’histoire mais la géographie planétaire, de l’Egypte antique à « La ville aux trois mille rêves », voire cosmique, ou encore la relation intime à « Marie-Jo », en une jubilation festive. Il est étrange alors de constater que cette anthologie de soixante ans de création s’ouvre sur des allusions à la « barque » du Livre des morts égyptien et se ferme sur des vers testamentaires :
« Même si je suis grabataire
même si je me sens à charge
un peu de braise sous la cendre
tentera de se ranimer »
Petite bibliothèque butorienne.
Avec Butor / Hérold : Passages de fleurs, La Caisse des Dépôts, 1985.
Photo : T. Guinhut.
La poésie est pour Michel Butor, qu’il soit en barbe de gnome ou de mage, ou en salopette d’artisan pleine de poches, une Matière de rêves[4], pour reprendre son titre de 1975. Il se fait alors artisan de ses propres livres, collaborant avec les artistes le plus divers. Nous avions déjà remarqué son fabuleux travail à quatre mains avec Miquel Barcelo[5], l’occasion est aujourd’hui propice de rassembler une infatigable production de livres d’artistes dans BBB. Bibliotheca Butoriana Bodmerianae, un généreux catalogue réalisé par la genevoise Fondation Bodmer, suite à la donation faite en 2014 de cent livres, souvent dédicacés.
« Ne me laissez pas seul avec mes paroles » disait le poète dans sa « Requête aux peintres, sculpteurs et compagne ». Le vœu fut avec bonheur accompli. Ce sont ici cent vingt-deux ouvrages ou livrets, plaquettes et livre-objets, de beaux volumes luxueux, des plaquettes étranges et furtives, des volumen curieux, des emboitages mystérieux, des pliages, des combustions et des accordéons, des boites, des cadres et des feuillets libres ou enrubannés, des collages et systèmes pour un « Cantique du papier »… Venus de la prise de risques de dizaines de petits éditeurs hors des sentiers battus, tirés en bien peu d’exemplaires, ils vont « de six grammes à près de trois kilos », note Isabelle Roussel-Gillet, qui les classe joliment en « Jeux de trames », « Enjeux d’âmes », « Gamme de paysages », « Jeux de dames », « Fenêtres sur chambre » et enfin « Le célébrant », puis les qualifie de « livres qui ne cadenassent pas le sens ». Certes, en cette surabondance, tous ne sont pas des chefs-d’œuvre, les qualités esthétiques de ces opuscules charmants sont parfois discutables, les textes parfois anodins, mais qu’importe, puisque tant sont merveilleux…
Plongeant avec les doigts de maints artistes, au moyen de leurs coulées d’encres et de couleurs, de leurs graphismes, gaufrages et photographies, il a réalisé ses rêves d’ « artiste ambulatoire » (pour reprendre le titre du préfacier, Jacques Berchtold, par ailleurs directeur de la Fondation Bodmer). L’un de ces rêves les plus constants s’adresse aux montagnes qui l’entourèrent, puisqu’il enseigna longtemps à Genève et vécut dans un village savoyard. Le mince volume aquarellé Genèse les suggère, les Montagnes en gestation appellent les dessins et lavis à l’encre de Catherine Ernst, brossant glaciers et cascades, le Réconfort d’esquimaux est une « infusion de paysage », quand La Végétation de Salève s’inscrit sur un mince paravent tendu de tiges d’osier.
Un autre thème récurrent est celui du mythe de Don Juan. Ainsi au Matériel pour un Don Juan, on joint une cassette à bande magnétique ; L’Enseigne de Vénus vient côtoyer Don Juan dans la Manche où l’allusion « allegro » à l’opéra de Mozart renvoie à L’Or du Rhin qui oscille entre le mythe d’Ondine et l’appel à Wagner.
Ils s’appellent La Dame à la grenouille ou À la flamme du retable ou encore Colloque des mouches. Lors, le dialogue entre l’artiste et l’écrivain n’est plus hiérarchisé, ne sachant qui illustre l’autre, quand à cet égard Michel Butor coule son inspiration auprès de l’illustrateur, voire de l’objet en gestation. Au point même que La Nuit soit fait de quatre poèmes d’Inge Kresser illustrés par autant de collages de Michel Butor. Parfois l’humour s’empare sans ambages des feuilles de papier en chemise, pour Antisèche, savoureuses perles d’élèves et rougeoyantes annotations professorales, « pour aider les victimes des examens » !
Dans Le Rêve de l’ammonite, illustré par Alechinsky, le dessin est séminal pour le poète qui en ses délires exquis aperçoit « flotter au loin d’une vague à l’autre les nénuphars humains, leurs nids d’alcyons, étamines et pistils, astrolabes et luths, pédoncules et vrilles ». Plus loin « Les agrumes du paysage pressent leur jus sur le ciel bleu dans les moissons coquelicots », témoignant de la qualité inspirante des pastels de Frédéric Appy…
Enfin, si nous avons le regret de ne pouvoir ranger aucun de ces livres d’artistes au frais de notre cabinet de curiosités bibliophiliques, ce catalogue de la Bibliotheca Butoriana Bodmerianae, mise en page impeccable, commentaires aisés autant qu’érudits, photographies aux sensualités confondantes, fera l’inépuisable joie de l’amateur, bien au-delà de Butor lui-même, mais d’autant de jalons poétiques et coquinement facétieux de l’histoire du livre. Alors que l’inattaquable sérieux présidait à la publication de catalogue d’exposition consacrées à Sade[6] ou Frankenstein[7]au sein du temple humaniste de la bibliophilie qu’est la Fondation Bodmer, sise quelques pas au-dessus de la fraîcheur du lac Léman…
Qu’y a-t-il dans cette mystérieuse Grande armoire, normande et familiale, dont les portes sont obstinément fermées sur la couverture du dernier livre de Michel Butor, assisté d’Olivier Delhourme ? Tout un vrac, un bric-à-brac, un fourbi, un bourrier. Tout un « humus », une « fouille archéologique en désordre ». Un gilet, une éponge, un jeu de cartes, des plumes, bons qu’à la décharge…
Mais sous nos doigts patients, tout un monde lointain s’ouvre. Lointain temporel avec des objets familiaux venus des ancêtres de l’écrivain, destinés à figurer une généalogie, une archéologie de la création littéraire et poétique. Mais aussi des souvenirs, de dons et de rencontres, qui sont autant des bribes d’autobiographie que des déclencheurs de sensations, de rêveries et de méditations pour le lecteur, imaginairement lui aussi confronté à son propre passé, à son armoire réelle ou mentale. Lointain géographique, exotique, car ses babioles et merveilles viennent du Japon, de Saqqarah, d’Amérique du nord, comme cette défense de morse gravée, d’Afrique, de Nouvelle-Guinée, d’Australie, comme cette « pointe de lance en verre de bouteille, taillée avec une délicatesse presque solutréenne ».
Certains de ces objets ne sont précieux que par la charge émotionnelle qui les attache au poète : sacs à main en fourrure ou vannerie venus du Brésil, quoique artisanaux, rouleau de dentelles pour le deuil, « cœur en rubans roulés », ou gag pitoyable sous la forme d’une « serviette pliée en canard ». D’autres sont dignes d’un véritable musée, des arts premiers et des arts divers. C’est une « jarre phénicienne », une autre « prédynastique », de merveilleux collages de Jiri Kolar : « tubes à essais », « pomme-lèvres », « astre des nuits »…
À la lisière du fourre-tout, du grenier d’enfance, de la boite aux trésors et de la caverne d’Ali baba, ce livre inclassable, cette Grande armoire, presque inépuisable avec ses 81 numéros soigneusement photographiés, est une muséale micro-encyclopédie, pleine de rêve et d’humour, un rien surréaliste, un tout butorienne.
La Modification ne se terminait-elle pas sur ces mots : « vers ce livre futur et nécessaire dont vous tenez la forme dans votre main[8] » ? Ces livres d’artistes, si précieux soient-ils sous les vitrines de la Fondation Bodmer, et qui sont le déploiement d’une carrière emplissant « le temps qui court », ne demandent en effet, objets à contempler, à lire, à caresser, qu’à remplir la forme de la main… Maintenant que les yeux de notre cher et regretté Michel Butor « ont revêtu blancheur d’aveuglement », ses livres rejoignent à juste titre, entre un papyrus du Livre des morts égyptiens, une Bible à 42 lignes de Gutenberg et un Livre d’image des insectes choisis de Kitegawa Utamaro, les Fleurons de la Bodmeriana[9].
Jardino dipinto di Villa di Livia, Palazio Massimo alle Terme, Roma.
Photo : T. Guinhut
Yves Bonnefoy ou la poésie du legs :
Ensemble encore ; L’Echarpe rouge,
La Poésie et la gnose.
Yves Bonnefoy : Ensemble encore. Suivi de Perambulans in noctem ; L’Echarpe rouge,
Mercure de France, 144 p, 14,80 € ; 272 p, 19 €.
Yves Bonnefoy : La Poésie et la gnose, Galilée, 112 p, 18 €.
Sur cette terre, nous sommes ensemble encore avec l’écharpe rouge qu’Yves Bonnefoy porte sur un sentier de givre et de printemps. Ses 93 ans nous ont offert 63 ans de poésie et de pensée, sur les mythologies, sur l’art baroque, sur les littératures, sur la poétique, y compris des traductions de Shakespeare, de Yeats, de Leopardi. Sa langue a cependant bon pied bon œil sur la terre où l’être se déploie, avec une vigueur et une suavité que bien des poètes pourraient lui envier. Bien que plus rares que ses proses, ses poèmes n’ont en rien perdu le chemin d’affinement que doit tracer toute carrière poétique. Coup sur coup, paraissent deux recueils : Ensemble encore. Suivi de Perambulans in noctem, bouquet de vers libres et de sonnets ; L’Echarpe rouge, reprise de vers de 1964, une « vieille idée de récit », auquel le soudain éclairage autobiographique donne une lueur d’abord insoupçonnée. Bien qu’élégiaque et philosophique, il ne s’agit guère d’une démarche gnostique, question que creuse un bref et néanmoins dense essai : La Poésie et la gnose.
En son premier recueil, de 1953, Douve criait sa fureur : « Je t’ai vue ensablée au terme de ta lutte / Hésiter aux confins du silence et de l’eau, / Et la bouche souillée des dernières étoiles / Rompre d’un cri d’horreur de veiller dans ta nuit[1] ». Depuis, quelque chose s’est longtemps calmé. Une ombre de sérénité, quoiqu’encore légèrement tempêtueuse, se dépose aujourd’hui. Parmi le balancement entre poèmes et prose et sonnets versifiés, quelque chose de nocturne et d’apaisé, voire -faut-il l’oser ?- de testamentaire, s’insinue en cet Ensemble encore :
« Mes proches, je vous lègue
La certitude inquiète dont j’ai vécu,
Cette eau sombre trouée des reflets d’un or. (p 19) »
C’est alors dire la légitimité du vivant, fondée non pas sur le divin (« Le dieu en nous que nous n’aurons pas eu (p 20) »), ou sur l’absurde à la façon d’Albert Camus, mais sur la beauté, du monde, de la langue et du sens : « Je crois, presque je sais / Que la beauté existe et signifie (p 11) ». Un enthousiasme, plus vif que jamais au grand soir de sa vie, perle parmi les vers libres, malgré cette « cendre entassée (p 20) » qui est peut-être une métaphore de l’encre sur ses nombreux livres. Inquiétude et ravissement s’échangent encore dans les quelques dialogues poétiques : un bruit, un feu, « comme si le monde allait finir (p 25) ».
Autre legs, apparemment plus concret : « J’ai à léguer quelques photographies (p 20) », dit-il. Cela paraitrait moins vain si nous repensions à son étrange essai Poésie et photographie, dans lequel il commente une nouvelle de Maupassant, « La nuit ». Là il note que l’image a toujours « un fond d’inquiétude, dont il y a lieu de penser qu’il est même ce qui assure à certains tableaux leur beauté agitée, fiévreuse ». A fortiori dans la photographie, cette « cristallisation » où le hasard prend une place insoupçonnée, ainsi que la ténuité de l’être figé dans l’éphémère de sa disparition. Comme dans la prose de la folie de Maupassant où l’on aperçoit « un autre du moi qui le dépossède de soi[2] ». Ce sont aussi « des photos, en liasses qui s’éparpillent. Que c’est triste, dilapider ces images (p 48) ».
Ne doutons guère qu’il ait une vision très élégiaque de la photographie, comme celle de Roland Barthes, dans La Chambre claire, qui la percevait « faisant revenir à la conscience amoureuse et effrayée la lettre même du Temps[3] ».
Ensemble encore est comme une sorte de coda, de grand air de rappel dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy. Outre des thèmes déjà traités, mais ici distillés avec l’aisance du maître, ce sont d’abord des vers libres, puis au centre des sonnets, enfin des poèmes en prose, en un triptyque savamment conçu, après que ses différentes parties ont paru en revues ou dans des tirages à petit nombre. L’esthétique n’est en rien de l’ordre du lyrisme sentimental, ni de la sécheresse réaliste. Sans vouloir effrayer son lecteur cependant confiant, on peut la qualifier de poésie philosophique, quoique cela ne soit guère incompatible avec sa sensibilité, son émotion devant l’être et les choses du monde, sa capacité à l’amitié et à l’amour.
En effet, l’art du sonnet, « gravissant la musique (p 65) », même s’ils ne sont qu’une dizaine, brille d’un éclat mat au centre du recueil, ne serait-ce que parce qu’ils sont faits de vers irréguliers sans rimes : « l’œuvre […] leur prit les mains, afin d’en faire / Reconnaissance et partage et désir (p 59) ». À la chute sépulcrale d’un autre sonnet, ce sont « Deux corps glissant dans le temps qui n’est plus (p 61) ».
Plus loin, un savoir vivre se déploie : « Que ce soit ton œuvre / De regarder le ciel au-dessus des arbres (p 71) ». Ainsi, le poète offre à son lecteur, nouvel Adam, la clé de l’acte de création. À cet effet, la beauté est au centre de l’émotion et de la réflexion du poète : « Je crois en une beauté de par derrière le monde (p 38) ». Musique, peinture surtout, écriture implicitement, plus que la photographie, sont les clés de la transmission, là où « C’est l’amande de l’invisible, qui s’ouvrait (p 75) », retrouvant une métaphore familière à Paul Celan[4]. Mieux encore, dans ce qui est peut-être la plus belle pièce de ce recueil : « ces couleurs : qui nous enseignent / Que la vie ne sait rien des mondes périssables (p 76) ».
On ne s’étonnera pas que cet Ensemble encore agrège le bouillonnement du souvenir, là où le poète, à l’occasion de son Perambulans in noctem, revient « dans la maison du très lointain autrefois (p 115) », où le grenier recelait, comme symboliquement, « Je sais tout, encyclopédie mondiale illustrée (p 116) ». Mais aussi la certitude de ce qu’ « ensemble encore » vivent les mots et le sens, malgré la faillite des corps. Il y a quelque chose de proustien, lorsque dans « Une fête d’anniversaire (p 97) », une assemblée de petits vieillards qui ont perdu jusqu’à leur sexe heurte la mémoire d’un temps qui n’est guère retrouvé.
Plus que jamais la mémoire est le signe de L’Arrière-pays[5]. Ce en cohérence avec une pensée platonicienne, lorsque l’on « ne peut plus pleinement penser son appartenance à l’être du monde. La poésie est la mémoire de cette perte, un effort pour rétablir avec ce qui est le contact perdu[6] ». Ce que confirme la lecture d’Olivier Himy : « La parole poétique n’est pas un dépassement du langage, elle n’est pas non plus pure musique, mais elle permet la remémoration de l’intimité première avec le monde.[7] » Certes, le lecteur peut prendre cette remémoration comme celle illusoire d’une fiction splendide et consolatrice, mais il n’en reste pas moins qu’elle permet de bellement non seulement faire œuvre, mais aussi de proposer dans l’objet poétique un contact avec la présence que la langue permet moins de rétablir que de construire. Car « le signe est plus / que la chose qui s’est perdue (p 72) », y compris lorsque « l’encre s’est faite une flaque de ciel (p 83) »…
Le rouge est chez Yves Bonnefoy une constante, depuis Le Nuage rouge[8]. C’est « tout un ciel rouge (p 35) », dans Ensemble encore, une « chemise, rouge (p 45) ». Le « dossier de L’Echarpe rouge », resté inachevé depuis 1964, est réouvert. Ce sont des fragments en vers libres, dans lesquels un homme met de l’ordre dans les papiers de son passé. Y revenir un demi-siècle après, a quelque chose d’un nœud de Möbius, comme pour contrer l’inéluctabilité du temps et de la mort. L’écharpe était celle d’une « jeune fille aux jacinthes »… C’est moins l’intérêt du texte en soi qui suscite le retour que le mystère de la création et de son abandon : il trouve sa presque solution dans la quête autobiographique, qui en arrive aux rives des frustrations et des silences parentaux : « Le silence est la ressource de ceux qui reconnaissent, ne serait-ce qu’inconsciemment, de la noblesse au langage ».
Ne sont-ce que des récits anecdotiques et nourris de compassion ? À moins que là, « complexe d’Œdipe » et « complexe d’Orphée » se nouent ? Le rouge est soudain « cette couleur de sang qui barre les poitrines au niveau du cœur », plus exactement encore « le lien du sang ». La prose apparemment anodine bascule dans les lisières de la psychanalyse, les abysses de la mémoire, les touffeurs des temps mêlés qui prennent à la gorge le narrateur auto-analyste ainsi que le lecteur. En effet, cette jeune fille, « c’est [sa] mère » ! Qui offrit l’écharpe à son père, scellant un don…
Aussi le poète était « sollicité de préserver dans [sa] vie à venir des emplois de mots dont [son] père se sentirait incapable ». Voilà donc un récit de vocation, passant bientôt par le surréalisme et « un tableau de Max Ernst », par les « bréviaires » d’André Breton. Démêlant les fils de cette filiation, tant généalogique qu’artistique, on croisera un « Chevalier Balin », une « Danaé dans la pluie d’or », un « masque de la Nouvelle Guinée, balises de la créativité poétique en gestation, en efflorescence…
En ces proses, la beauté[9] encore est la boussole du poète, au sens platonicien, voire plus précisément plotinien, « la beauté dès le premier jour », si proche et inatteignable : « Faute d’accéder à l’essence de la beauté, ou de la vérité, qui en est si proche, tenter comment on se met ou se rêve sur la voie». Sans oublier que « l’art, ce serait ce qui profite du déni conceptuel de la finitude pour le plaisir -un plaisir qui souvent prend figure d’une souffrance- et non plus pour la connaissance[10] ». Indubitablement, le poète se double d’un philosophe de l’esthétique, quoique l’on dénie de validité aux fictions platoniciennes, pourtant délicieusement nécessaires…
« Toutefois, la poésie n’est pas la philosophie », prévient-il. L’une des dernières interrogations d’Yves Bonnefoy est de se demander si l’expérience des gnostiques et celle du poète sont les mêmes. Dans La Poésie et la gnose, le premier essai, parmi deux autres sur « Le palimpseste et l’ardoise » (qui pourrait se rapprocher du projet de L’Echarpe rouge) et sur « Alain Veinstein », la poésie est « une anti-gnose, une lutte contre le rêve gnostique qui certes se renflamme à bien des moments dans les poèmes ». La poésie selon Bonnefoy récuse le gnostique qui voie dans la vie « une ténèbre qui vicie toutes ses heures », ce pourquoi il a besoin d’une prétendue réalité supérieure aux enseignements ésotériques où se réfugier à part soi et entre initiés. Récusant la plénitude de l’enfance, notre poète ami préfère « un monde supérieur dont la poésie atteste le fait [qui] semble bien être le monde ordinaire vécu d’une meilleure façon ». La poésie enfin « reste éprise du monde dont elle souffre » ; ce pourquoi il lui faut organiser la réalité. À cet égard, Yves Bonnefoy apparait moins platonicien que l’on aurait pu le penser, même s’il s’agit d’une « esquisse de l’Idéal avec les crayons de la sensibilité la plus naturelle ». La gnose serait alors le « péché originel » de la poésie. Laquelle est « palimpseste », car « il n’y a aujourd’hui de poésie digne de ce nom qu’accompagnée d’une réflexion sur la poésie ». Que voilà de fines analyses, où brille le destin de Baudelaire, qui est un de ses initiateurs avoués. Toujours, lisant Yves Bonnefoy, nous sommes dans « un moment de pleine existence à partager »…
Il s’avèrerait fort difficile - et peut-être vain - de classer l’esthétique d’Yves Bonnefoy dans une case préconçue. Pas le moins du monde outrageusement moderne, pas un instant venue d’un passéisme vieillot, plutôt quelque chose de néoclassique, ce dont témoigne son affinité avec le néoplatonisme, avec une dimension, à première vue discrète, et cependant irradiante de la langue. Tout juste pourrait-on reprocher - mais le faut-il ? - à Yves Bonnefoy de ne guère s’intéresser au monde contemporain, alors qu’il préfère demeurer dans une intemporalité, où nous vivons avec le souvenir des mythes et les reflets indispensables de la présence. Et, en cela, faire œuvre, pour son fidèle récipiendaire - nous avons nommé le lecteur - de legs, cette encre précieuse…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.