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16 juin 2022 4 16 /06 /juin /2022 18:03

 

Soria, Castilla y Léon. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Les Lieux de Georges Perec,

explorateur d’espaces et de W.

 

Gorges Perec : Lieux,

La Librairie du XXI° siècle, Seuil, 2022, 612 p, 27 €.

 

 

« L’espace semble être, ou plus apprivoisé, ou plus inoffensif, que le temps[1] », remarque Gorges Perec, dont la vie fut trop brève, entre 1936 et 1982. Cependant c’est sur le fil de ce dernier que s’inscrit le romancier, bien que quelques-uns préfèrent être des observateurs de l’espace, des génies du lieu. Antiromantique patenté, Georges Perec fait indubitablement partie des émules de la géographie, soucieux d’objectivité. Ses « lieux » n’ont volontairement rien d’extraordinaire, sauf le regard qui les scrute et les recrute, sauf la méthode systématique et ludique de composition au service l’œuvre finalement littéraire. Et dont les échos avec maints textes et romans de l’auteur de W ou le souvenir d’enfance sont nombreux.

L’on ne s’étonnera pas que le maître romancier de l’Oulipo se soit attaché à un tel projet spatial. Sa Vie mode d’emploi était moins narrative que distribuée selon les parties d’un immeuble de Paris. Nous lui connaissions ses Espèces d’espaces, sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, qui répondent à ce titre posthume et laconique : Lieux. Si Espèces d’espaces était un petit livre qui, à l’aide d’une gradation ascendante, s’élevait depuis la page, de la chambre jusqu’au pays et au monde, Lieux est plus nettement horizontal.

Ce serait pourtant ignorer que la distribution spatiale de notre regard ne peut faire l’impasse sur la dimension temporelle qui, in fine, l’ordonne : « J’ai choisi, à Paris, douze lieux, des rues, des places, des carrefours, liés à des souvenirs, à des événements ou à des moments importants de mon existence ». Georges Pérec répond ainsi, quoique partiellement, à la question qui taraudait la fin d’Espèces d’espaces : « De notre naissance à notre mort, quelle quantité d’espace notre regard peut-il espérer balayer[2] ? »

 

Plutôt que « l’art du puzzle[3] » qui présidait à La Vie mode d’emploi, Georges Pérec se livre à une topographie ordonnée, comme au rythme d’une énumération qui se veut objective : « je décris ce que je vois, de la manière la plus neutre possible, j’énumère les magasins, quelques détails d’architecture, quelques micro-événements ». Sauf que l’on n’échappe guère à la subjectivité, tant dans un deuxième mouvement d’écriture il évoque les souvenirs afférents.

Tout cela est ordonné dans une méthode : « Chaque texte [...] est, une fois terminé, enfermé dans une enveloppe que je cachette à la cire. Au bout d’un an, j’aurai décrit chacun de mes lieux deux fois, une fois sur le mode du souvenir, une fois sur place en description réelle. Je recommence ainsi pendant douze ans », soit entre 1969 et 1980 en observant douze lieux, comme autant d’heures du jour. La contrainte oulipiesque doit s’achèver avec 288 enveloppes cachetées considérées comme des archives, à ouverture différée, et se déroulant au moyen de la contrainte mathématique chère aux Oulipiens, tel Raymond Queneau. Le tout étant censé aboutir à une traversée du « vieillissement des lieux » et du « vieillissement de mon écriture », sans que l’auteur fût certain de réaliser de telles ambitions. Il rêve d’élever un modeste monument confondant « temps retrouvé » avec « temps perdu ». L’allusion proustienne tient plus du temps du sablier que de celui de la cathédrale du souvenir. D’où le titre qui devint de plus en plus neutre : il pensa d’abord à « Loci Soli (ou Soli Loci) », pour se résoudre au minimaliste Lieux. C’est ainsi, en conformité avec les jeux compositionnels de l’Oulipo - plus exactement Ouvroir de Littérature Potentielle - que dans une lettre à Maurice Nadeau, en 1969, l’auteur des Choses confia son intention.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À la lisière de l’écriture de soi, pourtant accusée de donner lieu à une « triple ou quadruple fable autobiographique », et de ce que l’on pourrait appeler l’autobiographie, Georges Perec nous fait parcourir les stations d’une marelle temporelle et géographique, qui n’est pas sans faire penser au bien plus poétique et antérieur Paysan de Paris de Louis Aragon. L’exercice de description obligée se double d’un exercice de neutralité au-devant duquel se présentent les rues, les objets, les vitrines, les enseignes, les affiches, sans guère d’affect, ni désir, fort loin du rousseauisme des Rêveries du promeneur solitaire. Quoique la nostalgie ne soit pas absente. En témoigne la rue de l’Assomption qui lui permet de dresser une « nomenclature des amis d’enfance ».

L’écriture se veut simple, pour laisser transparaitre le réel, « blanche » aurait dit Roland Barthes[4]. Rien de romanesque, rien de transcendantal ne transparait, même si l’écriture travaille « un passé qui se ferme », autour de douze années, « les dotant d’une vie seconde ». Peut-être faut-il voir là une des raisons de l’abandon du projet : « le propos de mon livre m’échappe », confie-t-il. Pour preuve c’est à l’occasion de l’écriture des Espèces d’espaces et de W ou le souvenir d’enfance, en 1975, que ces Lieux trouvent leur borne.

Bistrots, cinémas et leurs films, rencontres ordinaires et déjeuners avec untel, l’œil est sans cesse à l’affut, bien plus que les autres sens. Les traces matérielles répondent à l’engagement mémoriel. Ainsi les bistrots sont parfois synonymes de soirées entre amis, parfois fort alcoolisées - « une cuite fantastique » -, de flirts sans suite - « ce sera certainement le plus platonique de mes amours » -. Des projets de films font bouillonner les énergies, les rencontres, comme à l’occasion de L’Homme qui dort. L’auteur va jusqu’à se déprécier : « Je ne suis qu’un pitre » et douter de la validité de l’entreprise : « Soif de rangement […] devenir seulement comptable d’un passé à peine passé ; puis ressasser. » Il n’est pas non plus toujours amène : « Les musées ça va encore. Mais les Parthénon, le folklore et la spiritualité, Merde ! » Tout ceci visant à « enraciner une existence » ; sans le moindre existentialisme cependant. Car l’on découvre, au fil de la lecture, l’ombre d’une angoisse devant le gouffre du temps : « ces lieux mythiques et momifiés gardant intacts des souvenirs de plus en plus dérisoires »… Reste, selon les mots de Philippe Lejeune, « une sorte de phénoménologie de la mémoire[5] ».

Photo : T. Guinhut.

 

Ecrites à la première personne, ces notations ne recueillent cependant guère, voire aucune, narrativité, rien du journal intime et pas plus de projet esthétique. Le constat parait peu littéraire. Mais il entretient, dans ces années soixante-dix, des complicités probablement involontaires avec l’arte povera et le nouveau réalisme, les affiches déchirés de plasticiens comme Villeglé ; ce que l’on pourrait qualifier comme l’air du temps.

Peut-être ne lira-t-on pas ce copieux ouvrage d’un seul tenant. Mieux vaut alors en picorer, déguster, chaque semaine, par exemple, un de ces chapitres alternativement intitulés « réel » ou « souvenir » parmi un chantier sans chef d’œuvre encore, parmi ce qui pourrait passer pour une liste de listes, tel qu’en révélait la substantifique moelle du brillant essai d’Umberto Eco[6]. Et de surcroit recourir aux notes nombreuses et scrupuleuses, à l’index des noms propre, tout ceci au service d’un ouvrage savant édité par Jean-Luc Joly et nanti d’une préface de ce Claude Burgelin qui sut œuvrer au service d’un bel album Pléiade.

Quarante ans plus tard, cette « esquisse architecturale » (selon les mots de Maurice Olender, directeur de collection) trouve son complément dans un site internet, une navigation numérique aux trajectoires libres, dont les possibilités auraient probablement ravi l’auteur ; à moins qu’il eût préféré l’espace mental qui se suffit de naître du papier et de l’encre. Bien qu’inachevé, le work in progress méritait un beau livre : à cet égard l’objet, illustré par une carte utile de Paris pointant les douze lieux, par des photographies du manuscrit et des planches-contact en noir et blanc est une réussite, digne de dépasser les seul amateurs patentés et autres perecophiles. À moins que cet objet-livre puisse compter parmi l’énumération des vanités dont l’auteur des Choses se moquait avec humour…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il était un urbain. La nature ne l’intéressait guère, surtout celle sauvage. En ce sens il vivait et sentait à mille lieux de la sensibilité romantique. Il préférait penser en sociologue du quotidien, inventoriant les choses et le couple de ses futiles et consommateurs personnages ; en autobiographe un brin fantasmatique, à l’instar de son W ou le souvenir d’enfance, épousant le traumatisme de la Shoah qui pesait sur son temps ; en joueur sérieux et facétieux à la fois, goûtant les contraintes et les prouesses linguistiques, telle celle de la « disparition » de la voyelle la plus courante ; enfin en amateur de romans gouleyants qui se boivent avec l’appétit d’un lecteur de Jules Verne, tel qu’il tenta de le réaliser dans les péripéties de La Vie mode d’emploi.

Si en tant qu’enfant survivant, orphelin juif d’origine polonaise, il avait pu être protégé du génocide nazi, il jouait probablement à faire de sa littérature un espace ludique lui permettant d’échapper à l’Histoire, ce qui fut le cas au moyen de l’humour potache de Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? Pourtant, cette « Histoire avec sa grande hache »  fit un retour obligé parmi les interstices fantastiques et dystopiques de W ou le souvenir d’enfance, peut-être son ouvrage le plus marqué par un humanisme et un tragique inattendus.

Avec un rare talent, Georges Perec a fait exploser l’autobiographie. Le « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance » inaugural du chapitre deuxième se diffracte en une petite enfance à Belleville, puis en trois années suivantes dans le massif du Vercors, malgré les défaillances de la mémoire. Cependant, ce qui pourrait passer pour ressortir respectueusement au genre se trouve bousculé par les fictions intercalées et en italiques consacrées à « W », pays dystopique, situé dans une Terre de Feu fantastique, habité par des Anglo-saxons. L’on y reconnaîtra un avatar de l’Allemagne nazie, voire de l’Union soviétique communiste. L’enfance douloureuse, l’absence de souvenir d’une mère envoyée périr à Auschwitz, donne lieu à un effrayant fantasme où le sport et sa surexposition, caractéristique des régimes totalitaires, glisse vers l’exaltation d’une race d’Athlètes aux tenues rayées arborant le « W » noir sur le poitrail.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Roman d’un petit garçon fantasmatiquement perdu dans une île lointaine, roman d’aventures encore une fois redevable de Jules Verne, roman politique, W ou le souvenir d’enfance, bien au-delà du réalisme topographique de la plupart des livres de Georges Perec, superpose des spatialités et des projections mentales dignes d’une psychanalyse. Si la compétition sportive forcenée aux règlements absurdes anticipe sur de mortels jeux de télé-réalité, comme Battle Royale[7], il s’agit plus sûrement d’un apologue sur le système concentrationnaire et l’extermination des Juifs. Lorsque « la vie de l’Athlète W n’est qu’un effort acharné, incessant, la poursuite exténuante et vaine de cet instant illusoire ou le triomphe pourra apporter le repos », lorsqu’il « ne sait pas où sont ses véritables ennemis », lorsque « sa vie et sa mort lui semblent inéluctables, inscrites une fois pour toutes dans un destin innommable[8] », le mythe de Sisyphe tel qu’analysé par Albert Camus trouve sa pire illustration.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Georges Perec : Espèces d’espaces, Œuvres I, La Pléiade Gallimard, 2017, p 636.

[2] Georges Perec : Espèces d’espaces, ibidem, p 628.

[3] Georges Perec : La Vie mode d’emploi, Œuvres II, La Pléiade Gallimard, 2017, p 7.

[4] Roland Barthes : Le Degré zéro de l’écriture, Œuvres complètes I, Seuil, 2002, p 173.

[5] Philippe Lejeune : La Mémoire et l’Oblique, P.O.L. 1991, p 192.

[6] Umberto Eco : Le Vertige de la liste, Flammarion, 2009.

[8] Georges Perec : W ou le souvenir d’enfance, Œuvres I, La Pléiade Gallimard, 2017, p 777.

 

Soria, Castilla y Léon. Photo : T. Guinhut.

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18 mai 2022 3 18 /05 /mai /2022 16:13

 

Iglesia de San Pedro, Cisneros, Palencia.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Guerre à Céline ?

Ou le picaresque & l’expressionnisme

vainqueurs.

 

Louis-Ferdinand Céline : Guerre,

Gallimard, 2022, 192 p, 19 €.

 

 

Il n’y a guère de circonstance atténuante qui permettrait de défendre le cuirassier Destouches, devenu Louis-Ferdinand Céline. Car un tel individu fit une guerre littéraire acharnée, voire active et dénonciatrice, aux Juifs et autres « youpins », tels qu’ils sont vilipendés dans le trio d’immondices verbaux et verbeux des Bagatelles pour un massacre, de L’Ecole des cadavres et des Beaux draps, bruyamment publiés entre 1937 et 1941. Au-delà de l’immense Voyage au bout de la nuit, nihilisme exonéré par les afficionados céliniens et adulé par les célinolâtres, reste-t-il une place sur le podium douteux de la réputation littéraire, sous la cloche de verre de la collection de la Pléiade, pour ce manuscrit retrouvé, tel qu’il nous est livré : Guerre ? Présenté comme une révélation, il n’est pas certain qu’il reçoive l’absolution de l’ange de la littérature. Cependant que le lecteur le boude, voire lui déclare une guerre juste, serait peut-être excessif, tant ce roman encore en gestation recèle plus d’un point digne d’intérêt, en particulier la dimension picaresque de ses anti-héros ; sans aller jusqu’à crier au génie intempestif bien entendu. Et si l’on n’a guère parlé d’expressionnisme à l’égard de la littérature française, c’est bien à ce livre, anatomie guerrière, corporelle et langagière, qu’il faut l’appliquer, non sans éloge nuancé.

Malgré toutes les préventions que nous pourrions éprouver face à un manuscrit retrouvé, que son auteur aurait certainement jugé inaccompli, dans la mesure où il était encore sur le métier, il faut bien admettre la validité de ce chaînon manquant, qui fomentait, après le Voyage au bout de la nuit, tout un triptyque, dont seul le premier volet, Mort à crédit, vit le jour. La nécessité de publier, même inaboutis, ces feuillets est d’autant plus avérée que l’écriture est absolument assurée, sans les points de suspension rapidement parasitaires de Mort à crédit. C’est à la parisienne Galerie Gallimard[1] que l’on découvre l’exposition de trois manuscrits, consacrés à l’enfance, à la guerre et à Londres, sans compter une poignée de pages supplémentaires de Casse-pipe. Paranoïaque en diable, Céline se répandait en compréhensibles vitupérations à l’occasion du vol de ses romans laissées sur le métier : « Ils les ont brûlés, trois manuscrits presque, les justiciers épurateurs ». Un siècle, ou presque, après leur rédaction, ils ressurgissent. En fait c’est lors de l’été 1944 que Céline les abandonna dans son appartement pour fuir avec son épouse Lucette vers l’Allemagne de Sigmaringen, que l’on surnomma le « Vichy sur Danube ». Ce qui est raconté dans D’Un château l’autre, voyage du piètre château symbolique de sa demeure de banlieue parisienne vers celui de Sigmaringen, nid d’aigle du gouvernement fantoche de Vichy en exil. N’est-il cependant pas étonnant qu’il n’ait pas résolu de le réécrire ex nihilo, tenant entre ses doigts un tel filon thématique…

Si la Première Guerre mondiale est bien évoquée, en compagnie de sa conséquence à l’hôpital, dans le Voyage au bout de la nuit, la violence du front, le traumatisme de la blessure et le grand cirque de la convalescence sont au cœur de Guerre. « L’abattoir international en folie » gronde en octobre 1914 sur les Flandres où le brigadier et futur écrivain se trouve brutalement blessé. Le roman autobiographique traverse le front meurtrier, l’église qui recueille les blessés, sans qu’elle ait la moindre fonction christique, l’hôpital au nom fort signifiant de « Peurdu-sur-la-Lys » où sévit une infirmière particulièrement délurée, et où il se prend d’amitié pour un camarade de lit nommé, comme son futur chat, « Bébert », puis le départ en direction de la capitale anglaise. En ayant ainsi fait la nique à la mort, notre narrateur accumule désillusion et rage en même temps qu’un matériau dont l’écriture fera ses choux gras. Un éclat d’obus qui lui fracture le bras, probablement une blessure à la tête contre un arbre, tout cela vaut bien des colifichets, médaille militaire puis légion d’honneur, pour avoir courageusement porté un ordre sous un feu violent ; du moins c’est ce qui se produisit pour Louis-Ferdinand Destouches, alias Céline. Car, pour le Ferdinand de Guerre, c’est une autre histoire…

En somme, quatre tableaux se partagent la fresque. D’abord le réveil du blessé et son errance à la recherche de secours, ensuite l’hôpital où les soins médicaux côtoient ceux de l’infirmière à la sexualité vampirique, Mlle l’Espinasse, au nom fort ironique, puis sa complicité avec Bébert, blessé au pied, le maquereau d’Angèle qui les rejoint pour faire le « tapin » ; enfin, une fois le Bébert fusillé, les combines qui permettront de gagner avec la donzelle aux mœurs légères l’Angleterre sur un bateau aux paysages marins apaisés.

Dès les premières phrases, en un efficace incipt ni medias res, le roman plonge dans « le cru de la viande ». Outre le festival de blessures corporelles, la tête en est chamboulée : « J’ai attrapé la guerre dans ma tête », par le biais probable d’une altération du tympan. L’événement cosmique est celui du « bruit », « du boucan », semblant être à l’origine de la langue toute bruyante de l’écrivain : « J’ai appris à faire de la musique […] de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais ». Une errance parmi la boue, les cadavres et le sang, la rencontre d’un soldat anglais compatissant, des wagons chargés de la puanteur de la mort, une autre errance dans les champs de brouillard, tout cela dans le délire comateux : « une espèce de chiasse de douleurs, de musique et d’idées ». Plus loin, l’éther le plonge dans un « orchestre […] comme dans le cœur d’une locomotive ». Il est un peu dommage que ce tintamarre langagier s’amenuise de page en page, même s’il en reste des échos jusqu’à la dernière séquence, à propos du navire qui l’emporte sur la Manche : « il soufflait le monstre ». L’on ne s’étonne pas que l’un des prénoms de l’écrivain, Louis, nous permette de jouer sur l’euphonie avec « l’ouïe ». Mais à l’égard de cette musicalité des phrases, il n’est pas indifférent de noter le nom de l’Officier anglais qui embarque le couple final : « Purcell », venu d’un musicien aux douceurs et grandeurs baroques. Quoique l’écriture de Guerre soit bien plus proche des mesures les plus abruptes et sauvages du Sacre du printemps de Stravinsky.

La convalescence misérable au milieu des agonisants et des cadavres évacués n’empêche pas la naissance d’une amitié entre Ferdinand et Bébert. Amitié misérable, vraie ou fausse selon, entre deux paumés souffrants, hâbleurs qui ne sont pas tout à fait loin des futurs Vladimir et Estragon d’En attendant Godot de Samuel Beckett[2], parangons de l’absurde, mais avec une verve picaresque que n’ont pas les fidèles de Godot, sans oublier l’omniprésent concours du tableau des désastres de la guerre qui les environne sans relâche. Amitié passive et veule avec un complice maléfique et poursuivi par le guignon, finalement exécuté, ce qui en dit long sur la personnalité de Ferdinand qui s’acoquine passivement avec un tel loustic. Ce dernier est son miroir, sa parodie. La tricherie (compréhensible au demeurant) de Bébert qui s’est tiré une balle dans le pied (au deux sens de l’expression) le conduit au peloton d’exécution, quand celle involontaire de Ferdinand pris pour un héros alors qu’il n’en est rien le conduit à la médaille militaire accordée par le Maréchal Joffre en personne au crédit de la bravoure : « Le brigadier Ferdinand a chargé par trois fois seul un groupe de lanciers bavarois et a réussi ainsi grâce à son héroïsme à couvrir la retraite de trois cents éclopés du convoi ». À part lui, notre piètre Ferdinand, néanmoins réaliste, sait bien que « c’était du roman ma médaille ». Pire, il craint qu’une enquête sur « la sacoche du pognon » du régiment puisse l’incriminer. Tout ce cirque militaire et honorifique « dans la bataille des cons de la gueule » étant ainsi moqué, chargé de « l’hypocrisie » générale, réduit à néant, dans une danse des morts et des vifs tragicomique.

L’épisode de l’initiale blessure de guerre parait d’abord strictement autobiographique, sans fiction aucune. Cependant, peu à peu, l’ouvrage s’agrandit d’exagérations, d’hyperboles, surtout lorsque l’infirmière, surexcitée par l’ambiance d’abattoir humain, devient une hétaïre assoiffée de sexe : « Elle était pas répugnée. Elle me lâchait plus le zobar ». Ce qui ne correspond en rien à la réalité historique, puisque la religieuse nommée Alice David et commise à cet office auprès du brigadier Destouches était fort pudibonde. Le narrateur, simplement appelé Ferdinand, ne s’embarrasse pas de telles précautions, lançant son récit dans l’orbite du fantasme échevelé. La frénésie sexuelle gagne du terrain avec Bébert et sa femme Angèle, belle putain agile, que la disparition de son homme ne décourage pas d’éponger les officiers anglais, de monter des arnaques au dépens de quelques-uns d’entre eux, surpris par Ferdinand en faux mari, comédie burlesque destinée à extorquer un argent vite gagné. Pourtant le major Purcell préfère embarquer le faux couple dont il s’entiche vers l’Angleterre, laissant derrière les deux larrons le continent et « ses millions d’assassins purulents », vers un monde que l’on doute devoir être meilleur. Ainsi ne reste-plus qu’à attendre le prochain manuscrit consacré à Londres…

Musée des hussards, Jardin Massey, Tarbes, Hautes-Pyrénées.

Photo: T. Guinhut.

 

La dimension pamphlétaire, quoiqu’il y ait loin des trois brûlots antisémites et ultérieurs, s’adresse ici à la guerre, au travers de la fresque bourrée de corps cadavéreux comme le tableau d’Otto Dix du même titre. Guerre est un beau morceau d’anthologie à soi seul. Plus ramassé que les séquences du Voyage au bout de la nuit, moins haché que la débandade d’Un Château l’autre, la langue est charcutée, recousue tambour battant, collant à l’état du personnage et de ses comparses, swinguée comme une tir d’éclats d’obus, farcie de vulgarités et d’images, de paillardises et de parties de jambes en l’air, dont San-Antonio (par certains aspects stylistiques son héritier) aurait raffolé. À la réserve que l’on ignore absolument quels développements Céline aurait pu donner à ce roman peut-être encore embryonnaire.

Au-delà des plans narratifs et de témoignage, Guerre peut être considéré comme un accélérateur de langage. La déflagration initiale et sa blessure continument sonore n’y sont de toute évidence pas pour rien. Mais les protagonistes, au premier chef « Bébert », ou « Cascade », selon les noms qui lui sont accordés, s’emballent et s’enferrent dans leurs logorrhées, leurs insultes, leurs colères, parfois jusqu’à leur propre perte. Ainsi Bébert, qui s’est stupidement vanté à sa femme Angèle d’avoir tiré sur son propre pied pour échapper au champ de bataille, et qui la pousse à bout par ses exigences tyranniques, ses injures et ses menaces de violences, se voit dénoncé par la virago et proprement fusillé.

Mais il faut compter sur Angèle - qui n’a rien d’angélique -, séductrice diabolique à l’antiphrase de son prénom, pour bavarder, « piauler », exciter tant par ses hormones de putain et de « pernicieuse » en des morceaux de bravoure polémique et au service de la déflagration verbale : « Elle vous portait le feu dans la bite au premier regard ». Les parents de Ferdinand le bassinent de leurs plaintes et encouragements, de leur niaiserie, de leur admiration pour sa médaille, au point qu’il les haïsse, mère et père : « Je l’aurais bien dérouillée, elle, à la fin des fins. J’avais mille et cent raisons, pas toutes bien claires mais bien haineuses quand même » ; « Mort, je me serais relevé je crois pour dégueuler sur ses phrases ». L’on comprend que l’écrivain, en une défiliation symbolique, ait emprunté son pseudonyme au prénom de sa grand-mère. Sans compter le prêtre, lors du repas pantagruélique chez les « Harnache », qui étale sa bondieuserie : « comme à travers une porte aux mille résonnances me parvenaient ses mots tout suintants et fielleux ».

Et, cerise rhétorique, le café où « Destinée », la si bien nommée, sert des alcools à toute l’armée, s’appelle « l’Hyperbole » ! En fait, le style célinien, truffé d’argot et de mitraille d’images, n’a pas grand-chose de spontané. Faussement parlé, coulant comme du bronze brûlant, il est en réalité longuement et précisément travaillé, en une prouesse reconnaissable entre toutes, d’une puissance finalement inexorable, bellement désespérée : « Il pouvait jamais plus arriver que du pire ».

Céline sait également faire la satire du populo, de ces Bébert, Angèle et les autres, le premier vantard, sexiste jusqu’au trognon, souteneur de sa propre épouse, capable de violence, verbales cela va sans dire, et physiques sur sa dulcinée de banlieue, coupable de « la tabasser », coupable « confiture d’étron » et assassin de surcroit selon son double féminin. Le tout dans un mitraillage de menaces sadiques, apocalyptiques, d’une vulgarité sans nom, ce qui est d’ailleurs sans ambages, voire avec volupté, drainé par la langue de Céline, qui l’emporte même sur celle du voyeurisme face aux coïts obscènes d’Angèle devenue  à son tour meurtrière. Comme une thématique sadienne courant au travers d’une parodie de roman noir pour populo assoiffé de sperme et de sang. La guerre des sexes répond ainsi à la guerre des nations.

Cependant, avec une certaine humanité, le narrateur observe, dépeint, voire déplore ses contemporains, presque de manière fraternelle, à la réserve de ses parents pour lui imbuvables. Pleutres, médiocres, plombés par la fatalité, rarement combattifs, ils ne peuvent que courir après de piètres jouissances, à hauteur de sexe, d’estomac et de gosier imbibé d’alcool, pour conjurer la proximité immédiate de la Faucheuse. La dimension picaresque de ses anti-héros est à cet égard évidente : ils sont des gueux pitoyables, dont le seul espoir d’éphémèrement briller passe par un discours jaseur, frimeur, transgressif et finalement pathétique : « Ils se garnissaient de bobards pour résister aux coups des cieux ». Médecin de dispensaire autant qu’écrivain, Céline est un observateur du peuple, dont les romans déchargent certes leurs sarcasmes contre les puissants, qu’ils soient officiers ou bourgeois et banquiers, mais aussi, quoique d’une manière à peine plus bienveillante, contre la lie du peuple, dont Bébert est le représentant le plus sordide.

 

Musée des hussards, Jardin Massey, Tarbes, Hautes-Pyrénées.

Photo : T. Guinhut

En tant que narrateur, Ferdinand, à l’instar du Bardamu du Voyage au bout de la nuit, assume non seulement le récit, mais la réflexion de l’écrivain, brouillant la démarcation entre l’un et l’autre, emportant le passé dans sa réflexion, en tant qu’il nourrit le souvenir et la narration qui en découle, mais également en tant qu’il est détourné par la fiction : « À tant d'années passées le souvenir des choses, bien précisément, c'est un effort. Ce que les gens ont dit c'est presque tourné des mensonges. Faut se méfier. C'est putain le passé, ça fond dans la rêvasserie. Il prend des petites mélodies en route qu'on lui demandait pas. Il vous revient tout maquillé de pleurs et de repentirs en vadrouillant. C'est pas sérieux. Faut demander alors du vif secours à la bite, tout de suite, pour s'y retrouver. Seul moyen, du moyen d'homme. Bander un coup féroce mais ne pas céder à la branlette. Non. Toute la force remonte au cerveau, comme on dit. Un coup de puritain, mais vite. Il est baisé le passé, il se rend, un instant, avec toutes ses couleurs, ses noirs, ses clairs, les gestes mêmes précis des gens, du souvenir tout surpris. C'est un saligaud, toujours saoul d'oubli, le passé, un vrai sournois qu'a vomi sur toutes vos vieilles affaires, rangées déjà, empilées c'est-à-dire, dégueulasses, tout au bout râleux des jours, dans votre cercueil à vous-même, mort hypocrite ». Commentateur du mouvement fictionnel et de l’imposture autobiographique, un tel paragraphe est à cet égard un sommet de la langue célinienne.

Une piètre métaphysique de l’espérance apparait par dérision, celle du coït : « Derrière mes morceaux saignants, j’imaginais son cul bien tendu d’espérance ». La viande tient lieu de déité, toutefois mortelle et condamnée : « On se dirige vers ce qui nous reste d'espérances. Ça brille pas fort, l'espérance, une mince bobèche au fin bout d'un infini corridor parfaitement hostile… ».

Il y a bien une virulence expressionniste de l’écriture célinienne, accentuée ensuite par la grâce terrible de ses ponctuations frappées à coup de burin et de marteau, mais surtout au creuset de la guerre industrielle du XX° siècle. Faussaire et travestisseur d’un parler populaire, distribuant par la suite les points d’exclamation et de suspension comme graines aux volailles, Céline est-il le styliste que l’on prétend ? Il semblerait qu’en Guerre, la réponse soit plus que positive. Ce que les gourmands appellent « la petite musique » de Céline, n’est-ce pas un rythme obsessionnel, une plus que concrète diffraction du son et du sens ? Mais aussi un message insinuant le fiel et la haine, de soi, d’autrui et du monde... Quelque chose comme un poison visant à infiltrer les veines mentales du lecteur ; voire une pulsion de mort dans la langue…

La blessure inaugurale de Guerre est-elle également augurale ? Souffrant toute sa vie d’acouphènes et de névralgies, Céline aurait conjointement souffert toute sa vie d’une traînée de feu : celle de la haine irrationnelle, pathologique des Juifs. Le lien causal serait trop facile, faisant de cet obus originel celui qui crève la poche de bile noire qui ne demande qu’à exsuder son abcès et imprégner les pages du triptyque de pamphlets de l’encre noire de l’antisémitisme le plus délirant. Il y pourtant nombre de virulents antisémites qui n’ont pas eu besoin d’une telle blessure au crâne… D’autant que l’écrivain n’a jamais renié ses torchons, dont nous avions rendu compte dans un « Voyage au bout des pamphlets antisémites[3] », absence de regret dont témoigne sa correspondance avec Gallimard, continuant de se plaindre de persécutions venues des Juifs. Ou vitupérant avec une immonde vulgarité contre Marcel Proust, dans une lettre à Jean Paulhan en 1949 : « Oh Proust s’il n’avait été juif personne n’en parlerait plus ! et enculé ! et hanté d’enculerie. Il n’écrit pas en français mais en franco yiddich tarabiscoté absolument hors de toute tradition française. Il faut revenir aux mérovingiens pour retrouver un galimatias aussi rebutant[4] ». Les témoignages des camps d’extermination ne lui arrachaient aucune pitié…

Il n’est pas de mise de se défendre de publier un inachevé manuscrit, tellement il parait achevé, cohérent, hors quelques mots illisibles ou douteux entre crochets, suffisamment doué de sa force intrinsèque, et figurant d’emblée parmi les plus belles pages de l’écrivain. Et malgré les indubitables éloges dont nous venons de faire preuve, Guerre révèle cependant, et une fois de plus, en cohérence avec l’œuvre entière et pléiadisée, un fond de déréliction nauséeux, de nihilisme crasse et désabusé. Pas l’ombre d’un humanisme ici. Quoique cela soit abuser du jugement moral au dépens de celui esthétique.

Si l'expressionnisme est un courant littéraire spécifique à l’Allemagne, entre 1910 et la fin des années 1920, et s’il connaît de multiples variantes européennes, il n’a guère trouvé sa dimension originale en France. Risquons cependant l’hypothèse selon laquelle Guerre, plus encore que les autres productions céliniennes, mérite d’en être le fleuron explosif. L’expression exacerbée des émotions face à la crise du monde moderne, trouve son acmé esthétique chez des auteurs comme Gottfried Benn, Georg Trakl, Franz Werfel ou Alfred Döblin. En quelque sorte postnaturalistes, ils ne reculent pas devant le grotesque et la vulgarité, le pathos et la cacophonie, la singularité syntaxique et la fragmentation, la souffrance du corps et la virulence de l’action, la déréliction sociale et le tragique le plus noir, la guerre des tranchées étant un accélérateur d’expressionnisme. Plaquer un concept littéraire sur un écrivain a bien souvent quelque chose de réducteur, de maladroit ; il n’en reste pas moins que Louis-Ferdinand Céline, qui se prétendait le « père-sperme » de la littérature, serait notre plus singulier expressionniste ; pour le meilleur et pour le pire.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Galerie Gallimard, 30-32 Rue de l’Université, Paris VII, du 6 mai au 16 juillet 2022.

[3] Voir : Céline, voyage au bout des pamphlets antisémites

[4] Louis-Ferdinand Céline : Lettres à la N.R.F., Gallimard, 1991, p 88.

 

 

Musée des hussards, Jardin Massey, Tarbes, Hautes-Pyrénées.

Photo : T. Guinhut.

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24 décembre 2021 5 24 /12 /décembre /2021 13:57

 

Monte Pelmo, Forno di Zoldo, Veneto. Photo : T. Guinhut.

 

 


Montagne et utopie

par René Daumal, Delphine Moraldo

& Pascal Bruckner ;

du Mont Analogue à L’Esprit de l’alpinisme.

 

 

Les Monts Analogues de René Daumal,

Gallimard, 2021, 232 p, 35 €.

 

Delphine Moraldo :

L’Esprit de l’alpinisme. Une sociologie de l’excellence au XIX° au XXI° siècle,

ENS éditions, 2021, 372 p, 26 €.

 

Pascal Bruckner : Dans l’amitié d’une montagne. Petit traité d’élévation,

Grasset, 2022, 192 p, 18 €.

 

 

Qu’il s’agisse de Mont Blanc jardin féérique de Gaston Rébuffat[1], ou de la dramatique Ascension de Ludwig Hohl[2] dans les Alpes suisses, les récits de conquête des sommets sont innombrables. Mais peu sont ceux qui associent à ce point l’alpinisme sportif et la dimension intérieure, comme le laisse entendre Le Mont Analogue. Certes nous connaissions cet étrange récit de René Daumal (1908-1944), paru en 1952 de manière posthume, mais le voici dans une remarquable édition qui en multiplie les perspectives, sous le titre de Les Monts Analogues de René Daumal. Si le lointain spéculatif de cette montagne îlienne est celui de l’utopie, il est également de l’ordre de L’Esprit de l’alpinisme, selon le titre de Delphine Moraldo, soit un sport d’excellence dont l’éthique tente d’échapper à l’évolution des mœurs. Même un brin satirique, la montée vers l’altitude reste encore avec Pascal Bruckner celle spirituelle.

Le narrateur de René Daumal est un jeune alpiniste qui, avec le concours du professeur Pierre Sogol (l’anagramme de logos), est convaincu qu’un sommet inconnu, à cause d’une « courbure de l’espace », les attend. Lors du premier rendez-vous, dont il faut rejoindre l’étage grâce à de précises techniques d’escalades, l’on découvre un atelier avec « un chemin de pierrailles », entouré de pancartes figurant « une véritable encyclopédie de ce qu’on appelle les connaissances humaines ». Sans compter l’étrangeté du passé de Sogol, qui vécut dans un monastère « pour le moins hérétique », où sévissaient le jeu du « Tentateur » et « le mol oreiller du doute ». Le projet d’expédition entraîne un groupe d’excentriques cultivés, douze montagnards plus ou moins experts, peintres et poètes à demi-physiciens et philosophes, qui se réduiront bientôt à huit, en de féconds conciliabules, voire des dialogues philosophiques audacieux.

À la suite de scrupuleux préparatifs, la quête initiatique conduit le yacht « L’Impossible » depuis La Rochelle vers le Pacifique sud et aux abords d’une « montagne beaucoup plus haute que l’Everest », que nos voyageurs ont appelé « le Mont analogue ». Bien malin qui saurait dire s’il s’agit, en ce roman fantastique, d’un avatar des voyages d’exploration du XIX° siècle, ou d’une quatrième dimension à la lisière des Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Allan Poe et de la science-fiction, tant il s’agit d’une « coque d’espace courbe ». Ne restera plus qu’à atteindre le point où le soleil levant ou couchant pourra « décourber l’espace », sésame ouvrant l’accès au lieu tant désiré. Il ne faut pas instant douter que l’analogie est celle qui circule du physique au spirituel : « Son sommet unique touche au monde de l’éternité, et sa base se ramifie en contreforts multiples dans le monde des mortels ». En conséquence, il ne manque plus à ces derniers que d’accéder aux lumières ultimes de la métaphysique.

 

Une fois amarré à « Port-des-Singes », nos explorateurs abordent un pays où toute autorité est exercée par les guides de montagnes », où le « péradam », un cristal encore une fois « courbe », est « le gage de toute monnaie ». Et, chance rare, Pierre à le bonheur d’en ramasser un dans le sable !

La longue ascension commence, bientôt en vue des langues glaciaires, croisant un « troupeau de licornes », quoique toute chasse soit taboue, ce que confirme le récit du « rat de roche », dont l’assassinat cause un grave déséquilibre écologique… C’est ainsi qu’abruptement s’achève le chapitre cinq. L’on ne pourra nous reprocher de divulgâcher une fin qui n’existe pas !

Puisqu’il s’agit d’une île, jusque-là insoupçonnée, mais à la taille d’un continent disposant de plusieurs climats, elle n’est pas sans rappeler celle du fondateur du genre utopique au XVI° siècle : Thomas More[3]. Sauf qu’au lieu de se contenter d’un seul mode d’existence, chaque colonie vit dans une façon d’utopie redevable de la contrée d’origine de ses habitants.

Resté inachevé, à cause de la mort à 36 ans, des suites de la tuberculose, le roman d’aventure est ponctué d’histoires emboitées, comme celle des « hommes-creux et de la Rose-amère » ou le mythe de « la Sphère et le Tétraèdre » qu’il faut entendre comme « l’Homme primordial » et la « Plante primordiale. De plus irrigué par une mystique venue d’Inde et de l’enseignement de Gurdjieff, le presque poème en prose et dialogue philosophique un brin loufoque laisse le lecteur rêver son propre sommet. N’aimerions-nous pas nous glisser parmi les ascensionnistes et découvrir avec eux ce prometteur non-dit ? « Roman d’aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentique », selon son sous-titre, Le Mont Analogue, si bellement écrit, est un roman de crête ; entre péripéties allègres et géographie imaginaire, entre dépassement utopique et réalisation initiatique…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Publié à l’occasion d’une exposition au Fonds Régional d’Art Contemporain de Reims, ce beau livre sous la direction de Boris Bergmann est enrichi de documents d’archives, d’éditions originales et d’inédits de notre membre du Grand Jeu, mais aussi d’œuvres d’artistes que cette montagne fabuleuse inspire : photographies, peintures et dessins. Un tel récit, entre surréalisme et métaphysique, eut un succès inattendu aux Etats-Unis, où la génération de City Lights et de la contre-culture des années soixante le vénéra, ce qui explique la préface d’une enthousiaste de toujours : Patti Smith. N’oublions pas, de plus, le cinéaste Alejandro Jodorowski, dont le film, La Montagne sacrée, en 1973, se voulut une libre adaptation du Mont Analogue

Outre ce sommet romanesque au cône tronqué par l’inachèvement, René Daumal, pataphysicien et membre fondateur de la revue Le Grand Jeu, avait écrit de curieux textes. Il qualifia son premier recueil de poèmes, Le Contre-ciel[4], paru en 1936, de « productions lyricoïdes d’adolescences ». La Grande beuverie[5], en 1939, est un roman réunissant quelques bavards avinés, devisant du langage et des paradis artificiels, « voyageurs imaginaires en quête de leur déesse Sophie ». En 1978, Mugle[6], une publication posthume venue de l’année 1926, apparait comme une étrange confession et une description d’un combat. Mais à ce Mont Analogue, l’on pourrait subodorer une filiation avec Erewhon (1872) de l’Anglais Samuel Butler[7], qui en cet anagramme de « nowhere », emmena son voyageur « de l’autre côté des montagnes ». Dans cette utopie située quelque part au-delà de la Nouvelle Zélande, considérée comme une satire de l’Angleterre victorienne, les machines disposent d’intelligence et de conscience...

Ghiacciao del Cevedale, Martello, Alto Adige, Südtirol.

Photo : T. Guinhut.

Notre poète et romancier ne pratiquait pas seulement l’ascension fictionnelle et intérieure, il chaussait volontiers les croquenots du montagnard, et, passionnément, parcourait les Alpes, par exemple du côté des Ecrins, de la Meije et du Glacier Blanc (où il a d’ailleurs en juillet 1939 commencé d’écrire Le Mont Analogue), les Pyrénées, entre le Vignemale et la Brèche de Roland, autour du cirque de Gavarnie.

Aussi probablement René Daumal aurait-il souscrit à L’Esprit de l’alpinisme, sport élitiste et d’excellence dont Delphine Moraldo décline le récit et l’analyse, moins des conquêtes d’altitude que des mœurs. Car l’alpinisme a une Histoire, fort récente. Seul, au Moyen-Âge, l’humaniste Pétrarque a cru bon de s’élever au sommet du Mont Ventoux[8]. Et il faut attendre la fin du XVIII° siècle pour que le Mont Blanc soit conquis, pour que Jean-Jacques Rousseau fasse en 1761 l’éloge de la montagne du Jura suisse et de sa vue sur les Alpes dans La Nouvelle Héloïse : « Après m’être promené dans les nuages, j’atteignais un séjour plus serein, d’où l’on voit dans la saison se former le tonnerre et les orages se former au-dessous de soi […] sur les hautes montagnes, où l’air est pur et subtil, on se sent plus de facilité dans la respiration, plus de légèreté dans le corps, plus de sérénité dans l’esprit[9] ». C’est à la jonction des Lumières et du romantisme que l’on tient à faire l’ascension des hauteurs terrestres, dans l’intérêt de la connaissance et des émotions fournies par le sublime, depuis Edmund Burke qui en 1757 publie sa Recherche philosophique sur nos idées du sublime et du beau[10], en passant par le poème de Percy Bysshe Shelley : Mont-Blanc (1817) : « Loin, loin au-dessus, perçant l’infini du ciel, / Le mont Blanc apparait, - calme, enneigé, serein - / Ses montagnes vassales, formes surnaturelles, / Entassent tout autour glace et roc ; des vallées / Les séparent, des coulées d’eaux gelées, des abîmes / Insondables, bleus comme le ciel au-dessus d’eux, / Qui serpentent parmi ces multiples à-pics[11] ». Et si la nature sauvage attire tant, note Delphine Moraldo, c’est parce que le Royaume Uni est le premier pays à être touché par son repoussoir : la Révolution industrielle.

Les touristes anglais, à partir de la fin du XVIII° siècle, affluent à Chamonix et Zermatt, auprès des pics et des glaciers, ou parmi les plus modestes massifs de Grande-Bretagne. Bientôt le voyage à pied devient alpinisme, dès que s’organise et se met en scène la passion pour les crêtes, les parois, les pentes et les étendues glaciaires. Jusqu’aux alpinistes les plus audacieux d’aujourd’hui, usant d’équipements inconnus au siècle des romantiques. Ainsi L’Esprit de l’alpinisme, déploie, selon son sous-titre, « une sociologie de l’excellence du XIX° au XXI° siècle ». Car ce sont d’abord des aristocrates, des grandd bourgeois qui succombent à l’attrait des montagnes européennes, puis mondiales.

Or les alpinistes sont en majorité des hommes, qui plus est, des hommes longtemps issus des élites sociales. Leur élitisme est aussi celui de la pureté de l’exploit, allant jusqu’à refuser l’oxygène artificiel alors qu’ils gravissant des sommets himalayens, jusqu’à  risquer sans cesse leur vie à l’occasion d’ascensions inédites et de plus en plus osées.

Malgré ce qui peut apparaître comme une « école de virilité », ce sont pourtant également des femmes, telle Elizabeth Aubrey Le Blond (1861-1934) qui publia son autobiographie, et dont le « teint hâlé scandalisa tout Londres ». Elles aussi deviennent des alpinistes aguerries. À l’instar de Catherine Destivelle qui parvint au sommet de la réputation alpine en réalisant dans les années 1990 des ascensions en solitaire dans l’Eiger, le Cervin…

L’alpinisme de haut niveau, cette fabrique de héros, fascine : c’est une pratique grande et noble, une vocation, « qu’on ne saurait assimiler à un simple sport », voire un sacrifice de soi, sinon une discipline sacrée, interdite au profane, s’approchant donc de l’art, un autre moyen de s’approprier la chose en tant qu’art étant l’écriture, de récits, d’autobiographies. Au-delà de « l’exercice physique et gymnique », l’on ne peut ignorer l’aventure exploratoire et cultivée, « la raison et l’imagination », selon les mots de Sir Martin Conway. Tout ceci implique un sens de l’honneur de la probité, en un mot une éthique redoutable, sans l’ombre d’une tricherie, un esprit de corps entre partenaires, entre guides et clients, car vaincre un sommet, surtout en condition hivernale, exige une pureté du corps et de l’âme. Cet esprit de l’alpinisme est un gage d’excellence. Surtout si, à l’instar du puriste, l’on refuse crampons, échelles et pitons, « un attirail de vulgaire gymnastique » selon Henry Cordier.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mais un tel esprit s’inscrit selon notre historienne et sociologue dans des hiérarchies et des rapports de domination de classe et de sexe (plutôt que de « genre », puisque c’est de ce mot que l’on use ici avec un rien d’abus et d’effet de mode). L’on distingue en effet, avec un tantinet d’orgueil, les élites des masses, les alpinistes des guides, les hommes des femmes, l’ascensionniste du touriste, non sans mépris. Parfois même la gratuité du noble art allait jusqu’à considérer l’alpinisme professionnel comme « une prostitution honorable », ainsi que le pensait Lionel Terray. Certes la diffusion, la démocratisation et la féminisation de l’alpinisme ont suivi l’évolution des mœurs, au point qu’il ne s’agisse aujourd’hui plus guère de « distinction sociale », sauf dans le cas du coût exorbitant des expéditions lointaines vers les cimes du Groenland ou de la Patagonie ; mais il demeure une trace pérenne de ce qui fut codifié il y a plus de cent cinquante ans par une petite élite masculine britannique. Quoique s’il se « sportivise », peut-être risque-t-il, à ses dépens de perdre le meilleur de cet « esprit »…

L’ouvrage de Delphine Moraldo, s’il parait de prime abord destiné à des spécialistes, à des afficionados de l’alpinisme et des universitaires pointus, se lit en fait avec aisance. Il progresse en toute rigueur, s’appuyant sur une documentation précise et abondante, une bibliothèque admirablement réunie, des anecdotes sur des personnalités paradoxales et des aventures exceptionnelles, embrassant plus de deux siècles, depuis les gentlemen anglais et « les structures fondamentales du pouvoir », voire jusqu’à la prétention à un « esprit supérieur » que n’eût pas démenti Nietzsche. Il établit de surcroit - on l’espère sans anticapitalisme - une filiation entre cet « esprit » et « l’esprit du capitalisme », selon la formule de Max Weber[12]. La hiérarchisation entre la haute montagne et la basse plaine est aussi sociale.

Affirmant que l’alpinisme, roi des montagnes, est aussi le « roi des sports », l’essayiste, qui s’appuie sur de nombreuses autobiographies, n’oublie ni les alpinistes, ni les poètes (Lord Byron, Samuel Taylor Coleridge), ni les philosophes, historiens et sociologues (Jeremy Bentham, Pierre Bourdieu, Françoise Héritier, Paul Veyne, Max Weber), ce dont témoignent une bibliographie et des index bien utiles.

 

Essayiste surtout, romancier également, Pascal Bruckner[13] confie à son lecteur combien il vit Dans l’amitié d’une montagne. Son « Petit traité d’élévation », pour reprendre le sous-titre à la lisière de l’oxymore, est d’abord autobiographique. En effet, dès sa première année, il fut envoyé en Autriche pour soigner un début de tuberculose. Une telle initiation précoce l’a marqué durablement : « Je suis né dans la montagne et je n’ai pas passé une seule année de ma vie sans y aller, été comme hiver ». Ce retour récurrent vers une enfance de neige, ce « cadeau des dieux », permet de renouer avec le meilleur de sa jeunesse, mais également de transmettre cet amour alpin à sa fille. Sa fascination n’a eu de cesse de le dynamiser, tant les montagnes sont l’espace de l’élévation et de l’allègement, au contraire des villes affairées et dénaturées. Ainsi associe-t-il le lyrisme et l’effroi en évoquant les glaciers et les chalets, en faisant l’éloge des vaches et de la Suisse, en exaltant « la forme minérale de la transcendance »…

Mais en narrant des souvenirs, des anecdotes recueillies au cours de maintes et régulières randonnées et ascensions, avec des imprudents et des inconscients qui menacent leur vie et celles d’autrui, l’humour n’est pas absent, à l’occasion du « matamore de la verticale », des « adeptes du piolet phallique », ou se moquant de la surenchère : « Tous collectionnent les pics et les faces comme un maréchal soviétique les médailles sur son torse ». Et de se rire du « néo-bouddhisme mâtiné d’écologie », de faire la satire du « néosauvagisme » qui ramène les loups par les montagnes au détriment des bergers, des « végans prosélytes » qui voudraient rééduquer les carnivores en les contraignant à se nourrir de légumes…

Le tropisme de l’essai permet à ce livre une dimension autant attachante que didactique.  La montagne et ses « touristes » sont le symptôme de l’évolution des mœurs, du romantisme à la démocratisation. Viennent des réflexions sur cette particulière amitié qui lie les ascensionnistes d’une cordée, d’une course. Il y a paradoxe lorsque la douleur de l’effort, la peine de l’escalade deviennent une jouissance une fois au sommet, y compris lorsque la descente fatigue les genoux. Ce « marcheur qui musarde sur les sommets » est un Sisyphe « dans la conversion de l’adversité en joie ». La pratique montagnarde de Pascal Bruckner reste cependant modeste : « À la morale de la prouesse, je préfère une sagesse du possible ». Ce au rebours des alpinistes célèbres, ces « princes de l’altitude », qui ne cessent de se jalouser. Reste à protéger le « romantisme de la solitude » contre l’enlaidissement des montagnes, l’envahissement grégaire. Il faudrait alors « en restreindre l’approche par la délivrance de permis », adouber la « personnalité juridique » d’un glacier et légiférer contre le « crime esthétique » : sages idées ou barrage à la liberté ?

Pourquoi pense-t-on qu’une métaphysique de l’absolu est là-haut tangible ? En quoi cet effort défie-t-il le temps, la vieillesse en route et le danger, de façon à trouver une sorte d’illumination, une sérénité en tous cas ? Il est possible qu’en nos temps post-héroïques, une trace de l’héroïsme de nos pères, voire du surhomme nietzschéen, puisse animer l’alpiniste et le marcheur au long cours…

Joliment illustrée par une crête neigeuse du peintre Samivel, la couverture invite les pas à mentalement danser : ce que réussit Pascal Brukner en son essai, où l’on ne s’ennuie jamais. Car s’il est surtout narratif et documenté, c’est sans ostentation qu’il instille une pensée philosophique, parfois proche de l’aphorisme, en cet espace « qui appartient déjà au cosmos ».

 

Sport certes, l’alpinisme, dont l'esprit a quelque chose d'une utopie, a peu ou prou la chance d’échapper à la dimension spectaculaire des médias, même s’il existe des compétitions d’escalade, d’échapper à ce que nous avons appelé la vulgarité sportive[14], même si l’on croise sur les sentiers, parmi les parois et les glaces, de louches individus obnubilés par la performance, le chronomètre et l’altimètre, par le narcissisme et l’exhibitionnisme enfin. N’ont-ils jamais connu la contemplation, l’altitude de la pensée, tout ce dont n’a pas démérité notre cher René Daumal, dont la trop brève existence nous fait regretter tous les monts qu’il n’a pu gravir ? Sans compter l’auteur de Zarathoustra[15], qui vit éclore les versets de ses fulgurances philosophiques parmi l’air pur de la Haute Engadine.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Gaston Rebuffat : Mont Blanc jardin féérique, Hachette, 1962.

[2] Ludwig Hohl : Ascension, Attila, 2007.

[4] René Daumal : Le Contre-ciel suivi de Les Dernières paroles du poète, Poésie Gallimard, 1970.

[5] René Daumal : La Grande beuverie, Allia, 2018.

[6] René Daumal : Mugle, Fata Morgana, 1978.

[7] Samuel Butler : Erewhon ou De l’autre côté des montagnes, L’Imaginaire, Gallimard, 1981.

[8] Pétrarque : L’Ascension du Mont Ventoux, Séquences, 1990.

[9] Jean-Jacques Rousseau : La Nouvelle Héloïse, I, XXIII, Barbier 1845, I, p 50.

[10] Edmund Burke : Recherche philosophique sur nos idées du sublime et du beau, Vrin, 2009.

[11] Percy Bysshe Shelley : Poèmes, Imprimerie Nationale, 2006, p 129.

[12] Max Weber : L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Flammarion, 2000.

[13] Voir : Corruption du veau d'or ou sagesse de l'argent : à propos de Pascal Bruckner

 

Ortless, Stelvio,Trentino Alto Adige, Südtirol.

Photo : T. Guinhut.

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24 octobre 2021 7 24 /10 /octobre /2021 14:30

 

Iglesia de San Pedro, Cisneros, Palencia.

Photo : T. Guinhut.

 

 

Fins mortelles de la littérature,

par Antoine Compagnon & Alain Finkielkraut.

La Vie derrière soi, L’Après littérature.

 

 

Antoine Compagnon : La Vie derrière soi. Fins de la littérature,

Equateurs, 2021, 384 p, 23 €.

 

Alain Finkielkraut : L’Après littérature,

Stock, 2021, 234 p, 19,50 €.

 

 

 

Science des fins dernières de l’homme et du monde, l’eschatologie n’est pas si loin de l’apocalypse, cette révélation du cataclysme. Plus modestement, deux auteurs dissemblables, qui eurent pourtant l’occasion d’échanger leurs analyses, s’intéressent à la fin dernière des créateurs, et à une « apocalypse cognitive, pour faire allusion au titre de Gérald Bronner[1]. En effet la concomitance thématique ne manque pas de faire sens, même s’ils envisagent la question au moyen de perspectives bien éloignées. Pour tous les deux la littérature a une fin. Le premier, Antoine Compagnon, envisage la finitude d’une vie d’écrivain, voire de peintre, et s’interroge sur les pouvoirs et les faiblesses d’une œuvre tardive, à la veille du trépas. Le second, Alain Finkielkraut, déplore la perte d’influence et d’aura de la littérature. Nos deux essayistes ne sont pas affectés par une identique mélancolie, sinon par un désespoir qui crierait dans un désert encombré des scories de l’époque.

 

Nous avions déjà célébré le travail colossal d’Antoine Compagnon, quoique d’une manière trop partielle, en présentant son versant historien avec Les Chiffonniers de Paris[2] puis d’analyste littéraire avec Baudelaire l’irréductible[3]. Sans compter des livres, tels que Le Démon de la théorie[4], La Littérature pour quoi faire ?[5] Ou encore ceux fréquentant l’amitié de Montaigne, Baudelaire et Proust, ceux qui « auront été mes Virgile », écrit-il… Une vie bien remplie donc. Mais à plus de 70 ans - il est né en 1950 -, alors qu’il doit prendre sa retraite du Collège de France et vient de perdre une amie très chère, il est un tantinet inquiet. Va-t-il pouvoir faire encore œuvre marquante, voire œuvre qui soit au-delà des précédentes, un rebond, un couronnement ? Aussi se tourne-t-il vers ses modèles et commensaux de toujours, écrivains dont les années de vieillesse ont vu poindre des réalisations inattendues, étonnantes, novatrices, leurs « chants du cygne » en somme, selon le mythe romantique.

Si les peintres en la demeure ont été considérablement étudiés, soit les dernières périodes créatrices de Poussin, de Rembrandt, de Degas, voire d’artistes que notre essayiste n’évoque pas, comme Matisse ou Picasso, les écrivains ont été à cet égard plutôt négligés. Or ces derniers ne sont pas sujets à « l’admirable tremblement du temps », selon les mots de Chateaubriand dans La Vie de Rancé, bel exemple de créativité tardive auquel notre essayiste revient de manière récurrente, comme en un leitmotiv, un fil rouge de son livre. Il s’émeut intensément à l’occasion de cette formule magnifique de l’auteur de René, alors que cet « admirable tremblement du temps » est en une hypallage celui de la main du vieux Poussin parvenant à se dépasser en peignant son « Déluge », avant de devoir abandonner les pinceaux.

L’on peut encore écrire si l’esprit est encore là, quoique l’on puisse, comme Roland Barthes, rêver d’arrêter d’écrire pour trouver le repos. Ainsi naissent des œuvres qui sont celles d’une sénescence sublime, lorsque que la liberté de créer se débarrasse des conventions. Les croulants magnifiques sont-ils alors des révolutionnaires, des précurseurs ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cet aiguillon de la mort prochaine sur le destin créatif est également examiné avec le secours de quelques derniers instants romanesques. Tout d’abord celui essentiel de la mort de l’écrivain Bergotte (qui ne connut pas « la grâce de la créativité tardive »), devant le « petit pan de mur jaune » de Vermeer dans La Recherche du temps perdu de Proust, alors qu’il se dit avec grand regret : « c’est ainsi que j’aurais dû écrire ». Ou ce vieux romancier qui n’obtiendra de la maladie aucune dernière chance dans Les Années médianes d’Henry James. Sans oublier le vieil Aschenbach mort à Venise sous la plume de Thomas Mann. Ainsi la littérature du deuil, depuis le mythe d’Orphée pleurant son Eurydice jusqu’aux enfers, est-elle une constante, comme à l’occasion de l’élégiaque roman d’Hermann Broch : La Mort de Virgile. Outre le récit d’une agonie, ce dernier roman conte la perte de confiance en son poème. À l’instar de Kafka qui crut vouloir brûler ses romans ; tout en les confiant à Max Brod, qu’il devinait probablement être le plus qualifié pour en assurer la publication. Plus profondément encore, Hofmannsthal témoigne d’une crise de l’élan et des valeurs portés par la littérature, dans sa Lettre à Lord Chandos, anti-héros « malade du langage ». Entre « chant du cygne » et désert du sens, l’écart est immense. Parfois, l’on se survit à soi-même, vieillard pathétique, dont la pensée et l’écriture s’effondrent en pleine gloire : c’est ainsi que Sartre, devenu aveugle, peut à peine se demander si les nouveaux philosophes ne l’oublient pas, ne le dépassent, en le rejetant sur la touche.

Autre fin, celle des romans dont les pages nous quittent à regret, dont les héros meurent ou sont trop vite expédiés, comme à l’issue de La Chartreuse de Parme de Stendhal. Et l’on devine qu’Antoine Compagnon ne peut que s’interroger sur les œuvres posthumes, qu’elles soient dues à un décès impromptu, ou, plus émouvantes encore, peaufinées par leurs auteurs qui ont connaissance de leur fin imminente. L’œuvre dernière l’est-elle « par accident » ou « par  intention, délibérément finale »…

Malgré des redites, la méditation d’Antoine Compagnon, entre vigueur et fatigue, entre espérance et mélancolie, est aussi émouvante que roborative. Car ni funèbre ni plaintive, elle est plutôt réconfortante : des beautés peuvent jaillir du grand âge, qu’il s’agisse de Goethe en son second Faust ou des derniers quatuors de Beethoven. Ce que confirme un généreux cahier d’illustrations, où s’ébattent Rembrandt, Titien, Poussin, Delacroix, mais aussi des manuscrits de Saint-Simon et de Nathalie Sarraute, sans oublier deux portraits photographiques de ce Baudelaire d’âge mûr qui sentit passer sur lui « le vent de l’aile de l’imbécillité ».  Il faudra bien, en un dernier accord de sagesse imparable, et qui sait avec un sursaut créatif ultime, « gagner la sortie ». L’on saura se consoler en sachant que de jeunes plus créateurs, voire encore à naître, relèveront brillamment le flambeau de l’art et de la littérature.

Platon : La République, Brocas & Humblot, 1767.

Photo : T. Guinhut.

 

Pourtant, ce qui est considérablement plus grave, selon Alain Finkielkraut, lui né en 1949, nous serions déjà dans L’Après littérature : « Le temps où la vision littéraire du monde avait une place dans le monde semble bel et bien révolu », affirme-t-il d’emblée. S’il y a des lecteurs, ils regardent du haut de leur immaturité et de leur suffisance, empreints qu’ils sont par de nouveaux préjugés qui ont nom « néoféminisme simplificateur, antiracisme délirant, oubli de la beauté par la technique triomphante comme par l’écologie officielle ». C’est ainsi qu’une adolescente suédoise, Greta Thunberg pour ne pas la nommer, s’érige en passionaria du climat en ordonnant une grève hebdomadaire des cours, au mépris de la culture historique et scientifique, au mépris de la complexité et de l’argumentation contradictoire[6], préférant avec une moutonnière jeunesse « le face à face des Justes et des Salauds »… La fin d’une littérature et d’une philosophie intelligemment  formatrices serait donc consommée ?

Pour Alain Finkielkraut, un personnage est symptomatique des maux de notre temps : c’est « Tante Céline », qui, dans Un Amour de Swann de Proust, s’irrite avec hauteur de ce que l’on souffre « cette folie de la classification et du cloisonnement des êtres », ainsi que le conceptualise notre auteur. Sur notre temps s’abattent les égalitaristes qui font fi de tout jugement argumenté et fouillé, les thuriféraires des mots d’ordre à la mode : « vaincre l’exclusion, célébrer l’hospitalité, effacer les frontières, abattre les murs de la forteresse », toutes vertus prétendues qui ne sont au service que de leurs proclamateurs, qui ne se gênent pas pour exclure tous ceux qui ne partageraient pas leur absolu.

L’on connait l’antienne : c’était mieux avant ; la bonne littérature se perd, et caetera. À toutes les époques, y compris depuis l’Antiquité, des voix s’élèvent pour déplorer la dégénérescence des mœurs et de l’art, ce dont ce dernier se moque allègrement. Car c’est probablement idéaliser le passé que de prétendre qu’il fut toujours le trône de la belle langue et de la belle littérature, même si des Lamartine, des Chateaubriand et des Victor Hugo, grands poètes s’il en fut, se montrèrent des géants politiques humanistes, honorables et honorés. Sans doute aujourd’hui sont-ils trop blancs, trop patriarcaux, trop chrétiens…

Certes l’art contemporain manque pour le moins de noblesse et n’est peut-être plus de l’art[7] ; certes nos nouvelles générations semblent souffrir d’un quotient intellectuel en baisse ; certes il ne semble pas que le roman et la poésie française les plus contemporaines s’élèvent à des hauteurs beaucoup plus honorables que le défaitisme d’un Houellebecq ; certes la cancel culture[8] veut balayer jusqu’à Shakespeare qui serait raciste et tous ceux qui ne seraient pas compatibles avec les diktats des Lesbiens, Gay, Bi, Trans et tutti quanti… Tout ce dont se plaint notre essayiste, que les uns traiteront sans courtoisie de vieux ronchon, de ringard patenté par l’Académie française. Reste qu’il vitupère non sans pertinence contre « les terribles simplificatrices », contre « le licenciement du vieux monde », contre « l’antiélitisme de l’élite », contre la perte de la transcendance, contre « l’empire de la laideur », quand « la beauté n’est plus aimée ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ainsi déplore-t-il à juste titre que l’on confonde les prestations musicales de Johnny Halliday avec la musique au sens noble du terme, lorsqu’une député - Aurore Bergé pour ne pas la nommer - « a comparé la ferveur autour de Johnny avec les funérailles de Victor Hugo ». Ainsi « le divertissement a fait main basse sur la grandeur ». De même il se rit amèrement que les musées soient devenus des « lieux de démocratisation inclusifs ». Pèle mêle, il brocarde le jargon post-culturel, le culte débile de la « diversité » et de la « parité », le délire des antispécistes[9] qui ne font plus de différence entre les humains et les animaux, les éoliennes défigurant le paysage français, les « vitupérations » du rap, « l’idéal égalitaire » et « la gauchitude », bien entendu tous ceux qui sacrifient l’autorité de la littérature et la dignité de l’humanité à leur plaisir vulgaire, à l’idéologie, qui est étique et non éthique. Car ils demandent à l’art de « défendre la bonne cause », « d’illustrer une vérité préalable », celle de leur doctrine, ils abolissent « la distinction entre la culture et l’inculture », en proclamant que « tout est culturel ».  En conséquence Alain Finkielkraut préfère la « nuance » et l’art de la discrimination judicieuse à la condamnation a priori, cette nuance qui est la marque de l’être cultivé. Soit tout ce qui peut conduire le récalcitrant finkieltrautien au pilori.

Inexorablement, la hauteur stylistique et morale de la littérature se voit dévastée par le règne du cliché, la vulgarité de la langue, la putréfaction de la bêtise. Le déclin français, voire au-delà, serait-il inéluctable ?

Malgré une construction passablement erratique qui est son péché mignon, comme dans son Identité malheureuse[10], car dénonçant les excès du politiquement correct, androphobe ou anti-blanc, il en perd parfois le lien avec la littérature, l’essai est cultivé à plaisir. Dernier gardien du temple, Alain Finkielkraut tient à ses héros littéraires, des romanciers encore contemporains, mais provisoirement, comme Philip Roth, dont La Tache[11] révéla d’une manière virtuose et fort prémonitoire la dictature antiraciste[12] dans les universités américaines, et Milan Kundera qui en connait un rayon en termes de totalitarisme communiste. Car si « l’Etat totalitaire est mort, l’esprit totalitaire demeure. Big Brother a changé d’adresse : il ne surplombe plus la société, il en est l’émanation ». En ce sens, pour cette clairvoyance, Alain Finkielkraut ne peut s’adresser qu’aux esprits libres.

 

Comme pour se consoler d’atteindre un âge respectable au-devant d’une mort prévisible, l’un, Antoine Compagnon, exalte les créations littéraires et picturales nées en fin de vie, tout en refusant « de croire que la littérature ait perdu le combat », tant elle a aujourd’hui de lecteurs, tant les livres sont accessibles. L’autre, Alain Finkielkraut, sonne au contraire le glas d’une littérature dont les nobles fonctions touchent à leur fin. Si nous avons joué sur les sens du mot « fin », c’est aussi pour rapprocher ce que ces deux auteurs ont en commun : outre leur affection pour Roland Barthes, les anime un goût réel pour la beauté de la langue et le sens civilisateur de la pensée.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Gérald Bronner : Apocalypse cognitive, PUF, 2021.

[4] Antoine Compagnon : Le Démon de la théorie, Seuil, 1998.

[5] Antoine Compagnon : La Littérature pour quoi faire ? Fayard, 2007.

[12] Voir : Métamorphoses du racisme et de l'antiracisme

 

Iglesia de Sante Eulalia, Paredes de Nava, Palencia.

Photo : T. Guinhut.

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14 avril 2021 3 14 /04 /avril /2021 09:22

 

Salon des collectionneurs, Poitiers, Vienne.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

À la recherche du Proust perdu :

 

du Mystérieux correspondant

 

aux soixante quinze feuillets.

 

 

 

Marcel Proust : Le Mystérieux Correspondant et autres nouvelles,

Editions de Fallois, 2019, 176 p, 18,50 € ; Folio, 2021, 208 p, 7,50 €.

 

Marcel Proust : Les Soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits,

Gallimard, 2021,  386 p, 21 €.

 

 

 

      Comme un parfum dont la rémanence interroge, la mystérieuse source de La Recherche reste à identifier. Est-elle dans l’éphémère bouillon génétique et biochimique de l’homme qui l’écrivit, dans le terreau culturel du Paris de la fin du XIX° siècle, dans les figures et les amours qui croisèrent la destinée de l’écrivain ? Sans résoudre définitivement bien sûr de telles problématiques inhérentes à toute création artistique, la publication d’un bouquet d’inédits vient à propos. Le jeune Marcel Proust (1871-1922) écrivit de tragiques bluettes qu’il ne daigna pas publier dans Les Plaisirs et les jours, à moins qu’elles fussent trop révélatrices : Le Mystérieux Correspondant et autres nouvelles, aujourd’hui révélées. Si elles ne sont qu’un jeu de gammes pianistique, cependant fort troublant, du futur orchestrateur de sa cathédrale romanesque, elles voisinent avec des documents afférents aux sources de ce qui faillit s’appeler Les Intermittences du cœur pour accéder à la dignité d’À la recherche du temps perdu. Mieux encore, l’apparition des Soixante-quinze feuillets, presque miraculeuse, est une marche essentielle pour comprendre comment va s’édifier la singularité d’une cathédrale romanesque en gestation.

 

      Comment est-ce possible ? Retrouver après plus d’un siècle des nouvelles d’un écrivain si convoité, si unanimement salué ! De plus souvent des inédits… Ces manuscrits brouillons (parfois ici photographiés), ces bribes encore mal raboutées, contemporains de l’élaboration des Plaisirs et les jours, recueil publié en 1896, viennent des archives de Bernard de Fallois, décédé en 2018, ce pourquoi elles peuvent aujourd’hui nous être livrées. Non sans peut-être un parfum de vieux scandale craint tant par l’auteur que par ses héritiers.

      Car l’intimité s’y dévoile au moyen d’une homosexualité transposée, néanmoins avouée. Certes rien d’obscène, mais un questionnement psychologique, une dimension morale affleurent sans cesse. Cette homosexualité induit une souffrance psychologique, voire le sentiment d’une malédiction sociale et biblique, ce dont le futur volume titré Sodome et Gomorrhe accuse la trace. L’on est ici bien loin du Corydon de Gide, dont l’objet est un dialogue philosophique sans fard sur ce sujet. Pourtant Les Plaisirs et les jours n’évite pas complètement l’objet du délit. Si Marcel Proust n’y a pas inclus ces pages, c’est que, bourgeons malhabiles, elles n’étaient pas tout à fait des fleurs.

      Publié en 1896, Les Plaisirs et les jours fut rien moins que préfacé par le célèbre Anatole France et accompagné de quatre pièces pour piano de Reynaldo Hahn. Les joies enfantines et les beautés de la nature y perdent leurs saveurs en passant par le dessèchement de la vie mondaine. Cet arasement de la sensibilité s’accompagne d’une délectation mélancolique qui brise le personnage de « Violante ou la mondanité », et condamne un dilettante dans « La mort de Baladassare Silvando, vicomte de Sylvanie ». La satire des plaisirs mondains, conspués pour leur vanité, s’efface devant des nouvelles plus nettement psychologiques, comme « Confession d’une jeune fille » et « La fin de la jalousie », où l’imagination amoureuse n’est pas sans danger mortel, ce en lien avec les thématiques abordées dans ce Mystérieux correspondant et autres nouvelles. Ces dernières rejoignent en quelque sorte, dans l’édition de la Pléiade, quatre petits « Textes non publiés par Proust », évoquant deux beaux jeunes hommes et deux jardins, répondant ainsi aux proses des « rêveries couleur du temps ».

 

      Nous sommes avant Jean Santeuil, qui se veut « l’essence de ma vie », premier jet et immense brouillon de La Recherche, qui se dote d’un narrateur externe au récit et conte la vie et les émois de son personnage à la troisième personne, et bien avant l’invention géniale d’un narrateur interne qui efface toutes (ou presque) les traces de Marcel, dans le cadre d’un roman autobiographique, d’initiation, psychologique, de société, soit un roman-somme.

      Les stratégies narratives de ces proses sont à chaque fois différentes, comme si l’écrivain encore en herbe s’essayait sur plusieurs cordes d’un instrument encore immature. Le statut du narrateur ici est varié, homme, femme, il dit parfois « je », comme celui qui raconte sa visite à « Pauline de S » bientôt mourante. Cependant le « souvenir » du capitaine qui nous offre en une nouvelle épistolaire le récit à la première personne de son émoi pour un brigadier, nanti « d’exquis yeux calmes », quoiqu’il reste dans l’ignorance de la nature de son penchant, peut être lu comme l’émanation d’une sorte d’alter ego de l’écrivain.

      C’est de la main d’un « mystérieux correspondant » que Françoise reçoit une lettre en forme de déclaration d’amour. Cependant l’intérêt se déplace vers son amie Christiane qui, possédée par un « douloureux secret », meurt d’une « maladie de langueur », en fait son amour passionné pour Françoise, sans que son confesseur lui accorde le droit de contenter son amie, ce qui pourtant est conseillé par le médecin, qui croit à un amour hétérosexuel. Le lecteur perspicace, et bouleversé, devine que ce « mystérieux correspondant » n’est autre que Christiane : qui d’autre en effet aurait pu laisser messages et réponses ? La transposition est une pudeur, mais aussi un exorcisme.

      Le désespoir amoureux trouve une consolation lorsque son allégorie, sous forme de « bel écureuil-chat blanc », apparait près d’un homme. Ce beau poème en prose, titré « La conscience de l’aimer », est une rare occurrence du fantastique dans l’œuvre de Proust, non loin du « Corbeau » d’Edgar Allan Poe. Une telle souffrance fait également partie du « Don des fées », outre la fatalité d’être « perpétuellement méconnu », et de ne pouvoir aller aux « Champs Elysées où tu joueras avec une petite fille », comme plus tard l’une des « jeunes filles en fleurs », Gilberte. Une fée supplémentaire le console : « la maladie a sa grâce dont tu jouiras profondément ». Ne devine-ton pas là cette capacité de perception du monde qui permettra la longue création d’une œuvre d’art…

      En effet, plus loin, nous espérons en la « Grâce ». Elle se déploie « Après la 8° symphonie de Beethoven » : « C’est l’âme vêtue de son, ou plutôt la migration de l’âme à travers les sons,  c’est la musique ». Les derniers quatuors du même, et les œuvres de Vinteuil, sonate et septuor, sauront plus tard amplifier cette réflexion.  

       « Aux Enfers » appartient au genre du dialogue des morts, là un peu scolaire, dans la tradition grecque et classique de Fénelon et de Fontenelle, qui ne saurait effacer la perspective de l’enfer chrétien. Mais n’en retrouve-t-on pas un écho, lorsqu’Albertine devra écrire une consolation de Sophocle à Racine à l’occasion de l’insuccès d’Athalie ?

      Ce n’est plus la charmante mélancolie fin de siècle des Plaisirs et les jours ; aussi Proust a bien eu conscience qu’il risquait de déséquilibrer le recueil en y intégrant ces nouvelles parfois mortuaires, parfois morcelées, dont l’écriture encore inassurée trahit le manuscrit en chantier, sans compter le parfum trop insistant des amours maudites.

Marcel Proust : À la Recherche du temps perdu,

illustré par Van Dongen, Gallimard, 1947.

Photo : T. Guinhut.

 

      Jean-Yves Tadié, maître d’œuvre de l’édition d’À la Recherche du temps perdu  en Pléiade, et perspicace auteur de Proust et le roman[1], pointe « l’intérêt littéraire bien faible » de ces nouvelles abandonnées en leur chantier, et de surcroit un auteur « mou et sentimental[2] ». Certes ce n’est que rétrospectivement que l’on peut se pencher avec un réel intérêt sur les gammes avortées de celui qui n’est pas un enfant prodige, comme le fut Rimbaud, mais qui dut atteindre la maturité pour déployer son génie. Cependant elles ne sont ni sans grâce, ni sans puissance séminale.

      Car en soi, malgré leur finesse, ces nouvelles n’auraient qu’un intérêt modeste, si elles ne contenaient pas in nucleo quelques-unes des intuitions de La Recherche. En n’abusant pas un instant de la critique biographique à la Sainte-Beuve, ni de la trop facile interprétation oraculaire, l’on préférera voir comment le romancier y prépare des filigranes qui veinent La Recherche ; où la transposition est encore plus vaste, puisque le narrateur, seul à ne pas être affecté par le virus, découvre peu à peu l’homosexualité de bien des personnages, de Charlus à Saint-Loup, sans oublier Albertine. La culpabilité au sens catholique du terme sera rejetée dans les limbes au profit d’une sorte de religion de l’art, même si l’on peut considérer que les figures luxurieuses de Charlus et de Saint-Loup s’exaspèrent en contrepoint de la Première guerre mondiale. De plus l’écoute consolatrice de la « 8° symphonie de Beethoven » préfigure le rôle dévolu aux œuvres de Vinteuil, « hymne national » de l’amour de Swann et Odette, comme le rôle de passeur de Botticelli qui auréole la perception du beau militaire aimé préfigure Swann aimant Odette la cocotte par l’entremise de l’art du peintre, seule réalité essentielle, lorsque « la vraie vie c’est la littérature ». Les moments emblématiques exploités par les nouvelles se multiplieront pour devenir un vaste roman d’apprentissage, depuis l’enfant qui attend le baiser de sa mère jusqu’à l’homme qui voit vieillir tous les protagonistes de son univers qu’il faudra d’urgence se résoudre à cristalliser en beauté dans Le Temps retrouvé de l’œuvre. Le microcosme social mondain dans lequel évoluent ces quelques personnages deviendra une véritable galaxie romanesque, incluant satire et vanité, médecins et militaires, écrivains, peintres et musiciens… Enfin le travail du capitaine repassant son souvenir peut être considéré comme un embryon de celui de la mémoire volontaire secourue par celle involontaire. Quoiqu’au rebours de tout cela, nous l’avons dit, il faille concéder que le narrateur que nous attendons est loin d’être ici conçu.

      Les motifs précoces proliférants, qui ne trouveront leur pleine expression que dans sa future somme romanesque, attestent que le jeune Proust est loin d’être un mondain superficiel, mais déjà un écrivain à part entière, qui joue avec presque sûreté des genres qu’il abandonnera cependant ensuite : le dialogue des morts, le récit à suspense ou fantastique. Seul le portrait psychologique est au travail. D’autant que la subtile et profonde phrase proustienne est déjà là par éclats : « Les méditations sur la vie et sur l’âme, les profondeurs d’émotion où nous nous sentons descendre au cœur même de notre être, la bonté, le pardon, la pitié, la charité, le repentir au premier plan, seuls réels ». Ou encore : « La face de nos âmes change aussi souvent que la face du ciel. Nos pauvres vies flottent désemparées entre les courants de la volupté où elles n’osent pas rester et le port de la vertu qu’elles n’ont pas la force d’attendre ».

 

Marcel Proust : À la Recherche du temps perdu,

illustré par Van Dongen, Gallimard, 1947.

Photo : T. Guinhut.

 

      En fin de volume, Luc Fraisse nous offre quelques clefs afin d’accéder « Aux sources de la Recherche du temps perdu ». L’œuvre serait-elle moins grande avec les béquilles de ces éléments documentaires ? Certes non, mais s’interroger sur l’alchimie de la création n’a rien de vain. La géographie de Balbec, les « jeunes filles en fleurs[3] » ne sont pas nées ex nihilo.

      L’on sait maintenant que les essais du sociologue Gabriel Tarde, Les Lois de l’imitation et La Logique sociale (1890 et 1895) ont contribué à la conception de l’évolution du noyau Verdurin vers une influence considérable dans le Faubourg Saint-Germain, que celui de Joseph Baruzzi, La Volonté de la métamorphose (1909), qui montre que la création artistique est essentiellement un effort individuel et qui préfigure la proustienne mémoire involontaire ont été des leviers pour l’écrivain. Il n’en reste pas moins que la transmutation intellectuelle qui conduisit à l’ampleur romanesque n’appartient qu’à Proust.

      Les personnages trouvent aussi leurs sources. La reprise de passages de lettres à Reynaldo Hahn trouve sa pleine expression dans la jalousie de Swann à l’égard d’Odette. Gilberte était probablement un garçon aux Champs Elysées, et emprunte plus tard des traits au chauffeur de Proust, Agostinelli : elle révèle au narrateur l’étonnante proximité des côtés de chez Swann et de Combray, quand celui-là connaissait si bien les routes d’Illiers et de Cabourg, devenus Combray et Balbec. À Cabourg, ce furent des « jeunes gens en fleurs » qui donnèrent l’occasion d’esquisser une « ode » à des « golfeurs », dont un certain Marcel Plantevignes, qui, en 1966, publia un recueil de souvenirs sur l’écrivain. L’on n’en déduira évidemment pas que tous les personnages féminins ont une source masculine. L’on sait, par exemple, qu’il y a beaucoup de Madeleine Lemaire, peintre de roses, dans Madame Verdurin, de Marie Bénardaky dans Gilberte, que la bicyclette d’Albertine est celle de Marie Nordlinger, que la duchesse de Guermantes est un condensé des comtesse Greffulhe, de Chevigné, et caetera. Reste qu’au-delà du matériau autobiographique et social seul le moi profond de l’artiste anime la création : « un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices[4] », affirme l'auteur de La Recherche dans son Contre Sainte-Beuve. Seule la cristallisation dans la fiction donne leur pleine dimension, au-delà de modèles épars et partiels agrégés, aux personnages qui animent l’œuvre d’art.

      Présenté avec soin et sagacité par Luc Fraisse, ce mince recueil n’est en rien indigne d’être glissé auprès des volumes de la Pléiade sacralisant À la Recherche du temps perdu. Une intense mélancolie sans affèterie transporte ses textes injustement oubliés, ourdis qu’ils sont par les fils rouges de la mort, des amours impossibles et de l’homosexualité, qui chacun à leurs façons seront transcendés dans le fleuve romanesque à plusieurs bras, qui nous affirme que ni Proust, ni son art, ni nous-même, n’avons vécus en vain. Et même les dissertations du jeune Marcel, au lycée Condorcet, n’auront pas été écrites en vain : outre leur utilité formatrice, elles seront bientôt publiées avec diverses pages de jeunesse en compagnie d’un carnet de citations composé par maman Jeanne Proust. C’est en miroir de La Recherche que l’on peut lire également la Correspondance avec sa mère[5], dans laquelle cent-cinquante-neuf lettres, de 1897 à 1905, se croisent entre deux êtres qui s’aimaient d’amour tendre : elle aussi était bien inquiète de ce baiser retardé au début de Combray

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Baiser cependant soigneusement et longtemps préparé par l’écrivain. Car le voici parmi Les Soixante-quinze feuillets, exhumés là encore des « archives Fallois », cette fois-ci préfacés avec enthousiasme par Jean-Yves Tadié, quoique soigneusement édités par Nathalie Mauriac Dyer et nantis d’un impressionnant appareil critique. Le baiser de Combray est déjà fondateur, mais l’on ne sait pas encore de quoi, même s’il est déjà bellement développé : « et qu’enfin ce baiser précieux, unique, car on ne me laissait pas l’embrasser plusieurs fois, trouvant que c’était ridicule, je puisse bien en garder le souvenir entier, mieux la présence prolongée en mon esprit, de façon à pouvoir dans ma chambre, quand je commencerais à haleter de me sentir seul et séparé d’elle, en ouvrir le souvenir intact et gardé par mon intelligence à sa portée comme une hostie où je trouverais sa chair et son sang »…

Depuis l’impasse de Jean Santeuil, le futur maître du temps avait abandonné en 1899 le genre romanesque. C’est à la fin de 1908 et au début de 1909 qu’il rédige ces Soixante-quinze feuillets. Comme les blocs errants des soubassements préromans de sa future cathédrale gothique, sinon baroque, le compositeur en herbe de La Recherche ne sait pas encore où il s’engage, convoquant et pétrissant les matériaux bruts de l’autobiographie et de la chronique sociale. Car la grand-mère s’appelle toujours Adèle, sa mère Jeanne, lui-même Marcel et l’imaginaire et synthétique Balbec se cache sous un « C » qui est celui de Cabourg ; de plus la fameuse madeleine n’est qu’une inoffensive biscotte. Pas encore d’intrigue pour relier ces fragments dans une dimension romanesque, pas encore le phénomène dynamique et démiurgique de la mémoire involontaire, mais des brouillons thématiques et générateurs, tels « Une soirée à la campagne », « Séjour au bord de la mer », « Jeunes filles », « Noms nobles », « Venise » enfin. Si les lieux iconiques de l’opus proustien sont présents in nucleo, Combray, Balbec, Venise,  « Le côté de Villebon et le côté de Meséglise » n’ont pas encore revêtu la magie des noms, qui seront ceux de Swann et de Guermantes.

Parfaites briques de l’édifice à venir, elles ne sont cependant pas le moins du moins du monde ouvragées comme les pierres de Venise[6], pour reprendre le titre de John Ruskin que Marcel Proust goûtait fort et auquel il a consacré un article. Car ces feuillets ont indubitablement des phrases, mais pas encore la phrase, où à peine, par éclats soudains. Cette phrase proustienne soyeuse et enveloppante qui se déploie par métaphores filées et envolées vers les dimensions cosmiques du temps et de l’art, comparant par exemple les joues d’Albertine à des figures de Michel-Ange. Prenons par exemple le début de « Jeunes filles » : Un jour, comme deux oiseaux de mer marchant sur le sable et prêts à s’envoler, j’aperçus sur la plage deux fillettes, plus tout à fait des petites filles, pas encore des jeunes filles, dont l’aspect inconnu, l’aspect étrange pour moi, me les firent prendre pour des étrangères de passage et que je ne reverrai pas ». Retrouvons-les dans la seconde partie d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs : « presque encore à l’extrémité de la digne où elles faisaient mouvoir une tache singulière, je vis s’avancer cinq ou six fillettes, aussi différentes, par l’aspect et par les façons, de toutes les personnes auxquelles on était accoutumé à Balbec, qu’aurait pu l’être, débarquée on ne sait d’où, une bande de mouettes qui exécute à pas comptés sur la plage - les retardataires rattrapant les autres en voletant - une promenade dont le but semble aussi obscur aux baigneurs qu’elles ne paraissent pas voir , que clairement déterminée pour leur esprit d’oiseau ». L’on découvre ainsi combien le romancier a gagné non seulement en ampleur, mais en lissé poétique, en projection vers le sens indispensable de la beauté. Ces fillettes sont cependant un peu plus loin, comparées à « des statues exposées au soleil sur un rivage de la Grèce[7] ».

 

Nouvelles intimes, trop intimes, moments de confessions, tous ces feuillets jusque-là inédits ne métamorphosent pas le bonheur que nous avons à lire La Recherche. Encore englués dans la terre nourricière de l’autobiographie, sans prendre leur envol vers la puissance et la grâce romanesque, ils en sont cependant les émouvantes prémices, avec l’immense utilité de montrer comment un homme peut devenir l’artiste qui est enclos en lui, à condition de travailler longuement le marbre de la langue et de la vaste forme, comme Michel-Ange fit éclore du marbre brut la vie de ses statues. Songeons que Françoise, allait au marché choisir sa viande comme Michel-Ange choisissait ses marbres, et qu’elle opère, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, une plus modeste, et pourtant signifiante transsubstantiation : « Le bœuf froid aux carottes fit son apparition, couché par le Michel-Ange de notre cuisine sur d'énormes cristaux de gelée pareils à des blocs de quartz transparent[8] ».

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Jean-Yves Tadié : Proust et le roman, Gallimard, 1971.

[2] Le Monde des livres, 18 octobre 2019.

[4] Marcel Proust : Correspondance avec sa mère, 10/18, 2019.

[5] Marcel Proust : Contre Sainte-Beuve, La Pléiade, Gallimard, 200, p 221-222.

[6] John Ruskin : Les Pierres de Venise, Hermann, 2005.

[7] Marcel Proust : À la recherche du temps perdu, t II, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, La Pléiade, 1988, p 146 et 148.

[8] Marcel Proust : À la recherche du temps perdu, t I, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, La Pléiade, 1988, p 449.

 

 

Marcel Proust : À la Recherche du temps perdu,

illustré par Van Dongen, Gallimard, 1947.

Photo : T. Guinhut

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4 septembre 2020 5 04 /09 /septembre /2020 19:09

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Eric Reinhardt amoureux de l’amour :

Le Système Victoria, Comédies françaises.

Ingéniosité romanesque et goût des clichés.

 

 

Eric Reinhardt : Le Système Victoria, Stock, 2011, 528 p, 22,50 €.

Eric Reinhardt : Comédies françaises,

Gallimard, 2020, 480 p, 22 €.

 

 

 

      Il n’est pas impossible qu’Eric Reinhardt soit amoureux de l’ange de l’amour. L’un de ces titres affichait d’ailleurs ce mot magique : L’Amour et les forêts[1]. Une héroïne au nom pompeux ou risible, « Bénédicte Ombredanne » n’en offrait guère, sauf du sexe passablement clinique, au détriment d’une personnalité malheureuse, celle d’une femme « sensible, intelligente et cultivée », en un roman psychologique poignant que l’auteur prétend fonder sur la rencontre d’une lectrice qui lui confia ses désarrois. L’épouse et mère empêtrée par sa condition domestique prend un amant amateur, comme Cupidon, de tir à l’arc, qui lui vaut quelques brèves exaltations à l’orée d’une forêt et de longs déboires, entre la jalousie tortionnaire du mari rompu au harcèlement et ses propres incapacités. Cette forêt est ambivalente, allégorique autant des bonheurs volés que des tourments de l’oppression familiale. Plus puissant peut-être, Le Système Victoria s’ombre d’une passion délétère, alors que le plus récent Comédies françaises imagine la poursuite des affinités amoureuses, quoique associées à une enquête politique. Indubitablement ses romans procurent un réel plaisir de lecture, hors des moments d’irritation incompressibles. Car il n’est pas certain que l’ingéniosité romanesque du romancier vienne à bout des clichés.

 

      C’est avec surprise et perplexité que nous nous sommes engagés dans la lecture de ce Système Victoria, qui - rare privilège d’un auteur français contemporain encombrant les tables des rentrées littéraires - a eu l’insolence de nous tenir en haleine à peu près jusqu’au bout… Eric Reinhard a indubitablement entre les mains un système narratif efficace. Malgré l’éclat et la lourdeur des clichés.

      C’est en effet grâce à une écriture souvent riche et pleine, parfois à la lisière de la phrase proustienne, qu’Eric Reinhard nous entraîne non sans ingéniosité dans la rencontre, annoncée dès l’abord comme fatale, d’un architecte et « Directeur de travaux » et d’une superbe Directrice des Ressources Humaines « monde ». L’on sait dès le corps du premier chapitre que retrouvée morte en forêt, Victoria aura précipité notre David Kolski dans les affres de la garde à vue, qu’il aura brisé son couple avec enfants, qu’il reste « à ruminer [sa] culpabilité » (…) « dans un hôtel de la Creuse »… Le suspense, depuis « l’étincelle » jusqu’à l’implosion, réside alors dans le comment, dans l’épaisseur des situations et des caractères.

      Sans nul doute, Eric Reinhard est un fin psychologue, voire clinicien aux abords de la psychiatrie. En témoignent ses portraits de Sylvie, l’épouse de David, glissant jusque dans des profondeurs maniaco-dépressives, ou du futur beau-père, militaire aussi rigide, tyrannique, qu’obscène de machisme obsessionnel… De même, notre « Directeur de travaux », responsable de l’avancement de la plus haute tour de France est un manager infatigable, saisi avec une acuité dévastatrice, en particulier pour l’ambiance délétère du travail où le personnel oscille entre son état d « esclave » motivé et ses impérities récurrentes. Mais en ce qui concerne Victoria, l’on hésite entre la faculté inouïe de peindre l’executive woman mondialisée qui gère les ressources humaines d’un fabuleux groupe industriel et joue avec les syndicats comme le chat avec la souris pour fermer une usine en Lorraine, filialiser puis vendre une autre… ou la caricature grossière.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Efficace est la construction narrative alternée, entre l’avancée de la relation passionnelle David Victoria d’une part, et la narration de l’enfance, puis des amours conjugales et personnelles de David d’autre part, voire de l’interrogatoire policier. Mais un peu, voire pas du tout, la caractérisation des deux protagonistes et amants, magnétisés par leur pouvoir sexuel et radicalement opposés dans leurs conceptions politiques. L’un est « de gauche », « idéaliste », l’autre est la tenante d’un capitalisme libéral mondialisé…

      En ce sens, le débat autant que l’identification du lecteur sont biaisés. Si vous êtes de gauche, vous serez du côté de David, sinon, comme votre critique, vous éprouverez une certaine admiration pour Victoria, au prénom éloquent. Quant à David, s’il croit pouvoir vaincre sa tour Goliath, il se met le doigt dans l’œil et va jusqu’à céder aux sirènes du luxe international incarné par Victoria ainsi qu’à la corruption incarnée par un investisseur russe à la limite du mafioso… Las, l’argumentation politique, limitée à de brefs échanges, est étique. Et la fin tragique, comme un jugement de Dieu, voit venir la mort sordide de la méchante qui a voulu transgresser et l’ordre masculin, et l’ordre des valeurs familiales et, cerise sur le gâteau, l’ordre social. La tour Uranus étant évidemment une belle métaphore de l’hybris du capitalisme, sorte de Babel condamnée à l’impossible achèvement, aux vices de formes cachés : « allégorie de ce moment où nous nous foudroierons nous-mêmes »… Diable ! Comme le roman se prend pour le parangon de la sagesse et de la morale en précipitant l’incarnation femelle de l’ogre capitaliste dans les tréfonds de l’abjection !

      Malgré l’intensité affirmée de cette relation amoureuse et corporelle scandée par le récurrent « compte rendu de réunion », lisible sur Blackbery, qui est fait d’émouvantes et révélatrices pages de journal amoureux, il est rare que l’auteur nous donne à voir autre chose qu’une banale recension des canons de l’érotisme codifié ; ce dans une langue parfois magnifique qui, de prime abord, parvient à intéresser à « l’exotisme idéologique » de cette femme, aux sensations et analyses de l’homme, à ce qui « transforme [sa] vie en roman ». Mais, peu à peu, il a de plus en plus peine à faire frémir son lecteur, usant par éclats de quelques images intéressantes (les belles « coccinelles de cristal » de la sueur), usant et abusant d’ « exciter » et d’ « excitant », puis de « salope », finissant par sombrer dans la mécanique porno de bas étage en fin de roman, dans ce qui aurait pu être une acmé. L’on hésite alors entre l’infamie du cliché et la représentation critique du cliché. Même si l’on sait que l’addiction au sexe et au fantasme, que la réalisation du toujours plus de jouissance vont dans le sens voulu par l’auteur : celui de la dénonciation de l’accumulation sexuelle et d’un capitalisme et ultralibéralisme érotiques, ce qui n’est pas loin de la vision réductrice d’un Houellebecq[2].

      Ainsi s’agit-il de lire une histoire post-romantique dans laquelle l’amour passion d’une et pour une femme gérant avec dextérité planète économique, carrière, famille et amants - ce en quoi consiste le « système Victoria » - ne peut que mal finir. Ce moralisme désuet, cet anti-féminisme désastreux sont cependant combattus par l’héroïne, hélas châtiée par le deus ex machina du romancier dans une scène sordide que nous ne révélerons pas... Oyez la morale de cet apologue aux lourdes vertus : la sexualité libérale et du toujours plus est le miroir du toujours plus de retard dans les irréalisables travaux babéliens du capitalisme et dans ses pénalités qui se comptent en millions d’euros…

      Le « système Reinhard » plaira aux nostalgiques du roman dixneuviémiste. Dénonçant avec fascination la mécanique de la passion, dénonçant les tares de ce capitalisme qui assure notre prospérité, même imparfaite, il se dénonce lui-même comme une habile tour Uranus de clichés.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      L’écriture tour à tour policée et volontairement négligée de Comédies françaises semble faire mouche. Au sens où le lecteur se laisse prendre à cette toile d’araignée romanesque. Pourquoi s’intéresser à un personnage mort à 27 ans dans un accident de la route, sinon parce qu’il cache des amours impétueuses, voire une enquête dangereuse ?

      Une construction alternée préside au portrait du héros, ou plus exactement anti-héros. Le jeune reporter ressent soudain l’urgence de la rencontre parfaite, de la jeune femme âme sœur, à Madrid, une « androgyne » au « nez busqué », dont la démarche a « le tombé naturel de l’être, comme on le dirait d’une étoffe ». Aussitôt perdue, il revoit sa baudelairienne « passante espagnole » à Paris, pour la reperdre encore, sans avoir pu lui parler. La quête, en dépit de l’éternel cliché, a ses impulsions magiques. L’on n’échappe pas à l’allusion à Nadja d’André Breton et à la « réalité habitée », car Dimitri est un afficionado du surréalisme et de ses coïncidences exagérées, au cours d’une évocation au lyrisme échevelé. Plus tard, en brûlant cœur d’artichaut, il s’essaie aux masturbations compulsives devant l’ordinateur, aux rencontres tarifées et velues, puis retrouve impromptu, lors d’un concert bordelais, son égérie madrilène sous les traits de Rosemary Roselle, une chanteuse : « la plus puissante histoire d’amour […] ramassée en une heure ». L’on devine que, malgré une consolatrice de talent, il faut s’attendre à une pelletée de déceptions…

      Il nous faut revenir en arrière pour connaître l’enfance et la formation de Dimitri, en passant par Sciences Po, sa passion pour le théâtre, dont le plateau est le « lieu de la transcendance », ce qui nous vaut une interminable énumération de troupes et de spectacles. Très vite il se fait embaucher comme « consultant en affaires publiques » avec 4200 euros sur 13 mois pour faire du lobbying, à la lisière de la corruption, avant de devenir reporter pour l’AFP, soit l’Agence France Presse. Un brin balzacien, notre Rastignac tente de conquérir autant les femmes que Paris.

      Notre Dimitri n’est pas sans ambition, puisque si jeune journaliste il imagine d’écrire un livre, en une mise en abyme peut-être fécondante, soit une enquête sur Louis Pouzin, l’inventeur précurseur d'un Internet qui aurait pu être français : le « datagramme ». L’aventure scientifique et politique est bien réelle, le protagoniste encore bien vivant, et cependant honteusement oublié, puisque que le président Giscard d’Estaing, conseillé par Ambroise Roux, PDG de la Compagnie Générale d’Electricité, préféra miser sur un Minitel dont la gloire fut éphémère. L’on devine les errements d’une politique économique étatique et constructiviste[3], aux dépens des libertés économiques et inventives. Mais c’est évidemment la droite que vise de manière convenue notre auteur en son réquisitoire, alors qu’il faudrait être naïf pour croire qu’en la matière la gauche serait plus pertinente…

      Est-ce cette enquête, visant à dénoncer « une falsification historique », tout aussi passionnée et maladroite que ses élans amoureux, qui sera cause de la mort précoce de Dimitri ? Plus qu’un roman policier, il s’agit d’un roman d’éducation, fauché dans la fleur de l’âge.

 

      Eric Reinhard sait habilement mener son personnage, prendre son lecteur dans les suspenses, tant amoureux, homosexuels et hétérosexuels, que journalistiques et économiques, non sans moments burlesques. Le père, Thierry, qui se reconvertit dans le bricolage et la réfection, jusqu’à un avion, est particulièrement réussi. Sa plume est souvent élégante, sinon proustienne, sinon grandiloquente, usant avec justesse des subjonctifs passés, mais trop souvent encline aux « putain », « c’est ouf », « cette meuf » et « bite », pour faire peuple, lors de conversations oiseuses et démesurées avec Alexandra. De plus, les superfétatoires plages didactiques dignes d’un manuel d’Histoire et de sociologie sont trop souvent d’une platitude souveraine.

      Si le roman paraît être très éclaté entre ses différentes perspectives, c’est loin d’être un défaut diront les uns, tant il reflète à la fois la complexité d’une personnalité et celle d’un réseau Internet en formation. L’on y croise des pages dignes de l’essai sur le théâtre, le peintre surréaliste Max Ernst en précurseur de l’Action painting et en amant de l’insatiable Peggy Guggenheim, tous miroirs de la personnalité de Dimitri et de ces centres d’intérêts.

      À moins que selon d’autres lecteurs la mayonnaise du pudding ne prenne pas, qu’il y manque cet entraînement narratif et cette limpide richesse qu’exige le roman. Comment, diront-ils, lire autrement qu’en rupture avec le pacte romanesque ces abcès documentaires, en particulier l’entretien avec Maurice Allègre sur les espoirs et déboires du datagramme français en Internet avorté qui n’occupe pas moins de quatre-vingts pages ? Il est vrai que vouloir d’un roman qu’il soit forcément linéaire, univoque et ressortissant de son seul genre littéraire pourrait être considéré comme classicisant, voire passéiste. Laissons notre lecteur, qui sait plus convaincu que nous, en juger…

      Le titre, Comédies françaises, doit-il être lu comme un indicateur de légèreté ou comme une satire amère d’années politiques perdues ? La chose est passablement manichéenne, teinte de ressentiment envers les élites politiques et surtout économiques, « le capitalisme financier » ; quoique cela puisse être mérité, même si l’on confond ici le capitalisme de connivence avec l’Etat et un réel capitalisme libéral. Néanmoins l’on ne peut se résoudre à des clichés longs comme le bras : « le monde tel qu’il allait, vendu aux grandes puissances simplifiantes du marketing globalisé ». La satire la plus efficace s’exerce envers une commune tartufferie : « Il avait beau être d’extrême-gauche, il aimait les beaux hôtels et les grands restaurants ».

 

      Peut-être Eric Reinhardt aimerait-il être un idéaliste ; il doit se résoudre à demeurer un réaliste. Comme nous tous à notre cœur défendant. Si l’on consent à pardonner des brassées de clichés à l’écrivain - quoique nous n’en soyons certainement pas indemnes - en particulier en son habitus politicus, c’est au-delà de cette perspective qu’il est utile de le lire. Ses personnages centraux, que l’on soupçonne être des alter ego, s’élancent vers des rêves d’amour et de fusion, et retombent parmi une déréliction familiale, sociale et politique intransigeante. La quête n’est cependant pas vaine en cette bibliothèque du moi.

 

Thierry Guinhut

 

Orchis violet, Santa Cruz de la Seros, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.

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21 août 2020 5 21 /08 /août /2020 09:17

 

Muséum d'Histoire naturelle, La Rochelle, Charente-Maritime.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Babel en marche et imaginaire ethnologique

par Jean-Marie Blas de Roblès :

L’Île du Point Némo,

Ce qu’ici-bas nous sommes.

 

 

Jean-Marie Blas de Roblès :

L'Île du Point Némo, Zulma, 2014, 464 p, 22,50 €.

 

Jean-Marie Blas de Roblès :

Ce qu’ici-bas nous sommes, Zulma, 2020, 236 p, 20 €.

 

 

 

      Le bouillonnement de la psyché, tel ceux des vagues océaniques et des sables libyques, emporte l’écrivain imaginatif - ils ne le sont pas tous - vers des extrémités parfois joliment baroques. Ranimer tous les feux mythiques et éteints du roman d’aventure, tout en rejoignant des paysages étranges, au-delà de milliers de lieues l’île attendue du Capitaine Nemo, ou les déserts fabuleux, telle est l’ambition déraisonnable de Jean-Marie Blas de Roblès, écrivain et archéologue, né en 1954. Fouiller aux « greniers de Babel » lui avait déjà permis de ramener de Là où les tigres sont chez eux, d’un Brésil aussi réaliste que magique, les histoires d’Athanasius Kircher[1], encyclopédiste baroque trop peu connu. Mais avec L’Île du Point Némo, la mission du narrateur touche-à-tout est plus ludique. En prestidigitateur du roman et de ses pouvoirs de fascination, il réussit à escamoter son lecteur dans le pur plaisir ; avec un brio supérieur à celui qui gisait Là où les tigres sont chez eux. Et quoique non sans risque de kitsch, il parvient à faire de son éloge de la lecture et de l’aventure, un éloge de la science. Quant au récit illustré comme une planche de dictionnaire Larousse du siècle dernier, Ce qu’ici-bas nous sommes, il a définitivement quitté les rivages du réalisme. Bien digne de l'archéologue Jean-Marie Blas de Roblès, voici un beau roman d'aventures et d'ethnologie fantasmagorique, pétillant d'imagination, qui, à lui seul, fait honneur à la rentrée littéraire.

      C’est avec Dulcie qu’Arnaud fonde une luxueuse usine de cigares en Périgord. Hélas la faillite entraine leur ruine, l’attaque cérébrale de la jeune femme qui reste inconsciente, la revente des lieux à un Chinois qui les reconvertit en usine d’assemblages de liseuses numériques : « B@bil Books ». Mais ce n’est là qu’un des noyaux du kaléidoscope romanesque de L’Île du Point Némo, commencé par la bataille d’Alexandre et de Darius, que l’on croyait vraie, mais qui n’était qu’une splendide bataille de soldats de plombs sous les doigts de Martial Canterel. Ce dernier est visité par John Shylock Holmes pour l’entraîner dans une enquête rocambolesque, autour de pieds morts trouvés sur une plage d’Ecosse, et à la recherche d’un diamant volé par « L’Enjambeur Nô »… Est-ce cette histoire, aux ramifications nombreuses, qu’Arnaud lit aux employées de « B@bil Books » ? Ce sont en effet « Trente nuits pour essayer de ramener Dulcie au cœur des lectures premières, seule matrice où il fût possible de retrouver le goût de naître. » De même, il s’agit d’offrir aux cigarières attentives la condition savante et bienheureuse du lecteur, passion bienfaisante, mais parfois dangereuse : « il y avait plus de révolte chez Edmond Dantès que dans toute l’œuvre de Marx ». En effet, disent-elles, « ce sont bien les romans qui nous ont ouvert l’esprit », comme, on l’a deviné, celui d’Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo.

      L’enquête, longue odyssée géographique sur les rails du Transsibérien, qualifié de « Babel en marche » et de « nef des fous », puis vers Pékin, est digne de Conan Doyle père de Sherlock Holmes. Elle se situe quelque part entre la fin du XIXème et le XXème siècle, quand les aventures entrepreneuriales de « B@bilBooks », qui n’est pas sans faire penser à un récit du même auteur, Les Greniers de Babel[2], sont évidemment très contemporaines. En première apparence, ces épisodes n’ont rien de connecté, de plus ils sont entrelardés de divers et brefs récits un tant soit peu salaces : on se masturbe en épiant sur son iPad les douches des employées, Louise, une ronde en mal d’amour, offre son opulente poitrine à la succion du Chinois : chroniques ordinaires des abus de pouvoir en entreprise. Sans compter des pages inspirées des Notes de l’oreiller[3] de la japonaise Sei Shonagon. L’on a d’abord peine à trouver la cohérence en cette superposition de récits entraînants…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Des femmes endormies pour des années, un illusionniste qui recrache les balles tirées sur lui, jusqu’à ce que l’une le frappe mortellement, des sœurs siamoises, des sectes sibériennes assassines, des hermaphrodites, un diamant nommé « Ananké », comme la marque des baskets des cadavres mutilés… Quête rocambolesque et impitoyable destin gouvernent cet apparent désordre narratif. L’enquête policière, menée par un quatuor haut en couleurs, glisse des jeux du cirque vers les prestiges de l’épopée. À la faveur de divers moyens de transports, réalistes comme dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne, ou de science-fiction, « Ekranoplane » et « Nautilus », voire d’épisodes omis avec bien de la légèreté, un tueur implacable sera poursuivi jusqu’à « l’île du point Némo », qui est une sorte d’utopie, où se sont réfugiés une poignée de chercheurs. Là seulement, l’on découvrira le surprenant coupable et son terrible châtiment, digne de Lovecraft…

      Un réjouissant catalogue des objets improbables et fabuleux saupoudre le récit : garde-robe du dandy Canterel, « Sainte Chemise de la Vierge » semblable au suaire de Turin, animaux du zoo catapultés lors d’une attaque du train, dirigeable de luxe, île flottante. Catalogue qui est également celui de la bibliothèque du « B@bil Books », et de Jean-Marie Blas de Roblès lui-même : ne puise-t-il pas son diamant parmi « Le diamant du rajah[4] » de Robert-louis Stevenson, mais aussi « L’escarboucle bleue » et « Le diadème de béryls[5] » d’Arthur Conan Doyle ? Sans oublier bien sûr son maitre tutélaire, Jules Verne, dont il ressuscite le personnage de Cyrus Smith, Nemo lui-même, d’une fabuleuse façon, et dont les réécritures et les marques intertextuelles émaillent le tissu romanesque chatoyant…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Quelque chose de postmoderne affleure en ce roman : la réutilisation des codes et de l’imagerie romanesque du passé et leur distanciation, voire leur ironie, leur aimable parodie. Comme si sous la couverture de léger carton bariolé et fleuri de Zulma transparaissaient les cartonnages rouges d’Hetzel, l’éditeur de Jules Verne, dont les cigares d’Arnaud évoquent les titres prestigieux en or et rouge. De même, la lecture aux ouvrières des manufactures de tabac, en Haïti et en Périgord, va des Misérables à Don Quichotte, en passant par Le Comte de Monte-Cristo et Vingt mille lieues sous les mers. C’est à double sens que les personnages sont fait de lectures, lorsqu’ils en font leur propre roman d’apprentissage, autant que lorsque que le romancier Jean-Marie Blas de Roblès les fabrique et les anime, comme le souvenir d’un collage régénérateur : « que reste-t-il dans nos mémoires, sinon un résumé flou et poussiéreux, de ces livres qui ont bouleversé notre existence ? Dulcie, elle se souvenait de tout ». L’artiste alors imite moins la vie que l’art des littérateurs qui l’ont précédé : « le réel n’est au contraire qu’un miroir servile de ce qui est déjà survenu dans les romans ». Peu ou prou comme le disait Oscar Wilde dans ses Intentions : «  La Vie imite l’Art beaucoup plus que l’Art n’imite la Vie[6] ».

      Ainsi, les cigares sont des « Rastignac pur corona, et un pur Salammbô aux doux accents créoles »… Le jeu d’aventures et le catalogue littéraire des allusions, où Blas de Roblès aurait puisé, n’est pas sans faire penser au Nouveau Magasin d’écriture[7] d’Hubert Haddad. Les personnages eux-mêmes sont faits d’échos, voire de reprises d’autres personnages célèbres : Claudia Chauchat, par exemple, vient de La Montagne magique de Thomas Mann. Sans que l’on ait peur des anachronismes.

      Aussi fasciné qu’Umberto Eco - dans La Mystérieuse flamme de la reine Loana[8] - par les héros de romans populaires, Blas de Roblès est un Robinson borgésien qui ne renie pas ses amours littéraire d’antan et d’aujourd’hui, qui en avoue et exhibe les mécanismes, dans une réécriture pimpante et sans complexe. Son art romanesque, lors du réalisme magique de Là où les tigres sont chez eux[9], ranimait les cendres d’Athanasius Kircher[10], cet hallucinant Jésuite encyclopédiste du XVII° siècle. Ses nouvelles, dans La Mémoire de riz[11], étaient vingt-deux fictions colorées comme des baraques de cirques, contes où les mythes s’affolent, avec une prédilection pour l’imagerie des Mille et une nuits. Aujourd’hui, c’est avec une rare aisance qu’il empile les topoï littéraires, et fait revivre en de nouveaux et séduisants avatars les fantômes du Docteur Mardrus (le traducteur de Shéhérazade), de Sherlock Holmes et du capitaine Némo, mais aussi des Thénardier qui donnent leur nom à un cuirassé. Ecrivain de Babel, Jean-Marie Blas de Roblès l’est bien. S’il n’écrit qu’en français, ce sont les langues de l’histoire littéraire qui viennent en ses livres babiller avec délectation.

      Reste que l’on peut se demander à quoi sert une telle entreprise romanesque aujourd’hui ? Un jeu du cirque romanesque nostalgique, une imagerie délicieusement colorée comme une collection de bonbons un peu kitsch, un rêve d’humour et de super héros pour tenter de définitivement s’évader d’une réalité grise, terrible et confuse… S’il faut suivre le « delectare et docere » d’Horace, ou selon la tradition classique « plaire et instruire », Jean-Marie Blas de Roblès sait de toute évidence plaire ; mais instruire ne semble d’abord  guère au programme : rien, ou à peine, d’encyclopédique ou de philosophique, au contraire de Là où les tigres sont chez eux, à peine une satire sociale à l’occasion des abus de pouvoir chez B@bil Books », peu de ces phrases qui sont pensée surprenante et féconde.

      L'on aurait alors pu craindre que le roman ne dépasse guère le pur exercice de style. Mais au cours du voyage marin vers l’île Némo, les créatures des abysses éveillent la dimension encyclopédique. La connivence de Verity, réveillée de son long sommeil, avec le chant des baleines, et sa réponse énigmatique, atteignent une réelle hauteur poétique. Quant au « B@bil Books », bientôt « liseuse one shot » et « jetable »,  il devient l’objet de la satire culturelle : « La bibliothèque numérique n’était qu’une variation moderne du péché d’orgueil, celui de parvenus pressés d’exhiber leur prospérité, s’entourant de reliures tape-à-l’œil - voire de simples reliures vides - qu’ils n’avaient jamais lus et ne liraient jamais ». Bientôt un logiciel permettrait de se passer des écrivains… Pourtant, nous ne passerons pas de Jules Verne, ni de la thérapie en guise de lectures emboitées de Blas de Roblès !

      Mieux encore, on ne peut douter que l’ « utopie rationnelle » de la communauté des savants, bâtie autour d’un cirque sur « l’île du point Némo », face à la dérive d’un monde qui n’est qu’une « Atlantide lente », soit la raison d’être et l’acmé splendide du roman. Le palais de nouvelles technologies, « organisme chargé de comprendre et de prédire les changements climatiques », (on pardonnera l’idéologie superstitieuse) est une merveille de science-fiction écologique. Egalement le prélude d’un monde où les nouveaux citoyens expérimentent une foule de nouvelles technologies, de libres initiatives éthiques et scientifiques. Une réelle éthique au secours de beaucoup d’esthétique ; voilà qui devient considérable. Mais n’est-il pas suffisant de dire que ce livre est une jubilation ?

 

A. Carolo Mullero : Tabulae in geographos Graecos minores,

Firmin Didot, MDCCCLV.

A. Bouché-Leclercq : Atlas pour servir à l'Histoire grecque de Curtius,

Ernest Leroux, 1888.

Photo : T. Guinhut.

 

 

      Jean-Marie Blas de Robles n’a pas avec Ce qu’ici-bas nous sommes quitté l’habit de prestidigitateur qui animait son « point Nemo ». Cette fois l’île est entièrement terrestre, sauf lorsque le roman tire le rideau et voit la montée des eaux lacustres effacer toute la cité et devenir mer. Comme les territoires délirants du rêve, une illusion s’est dissipée, mais en laissant derrière elle les cailloux infiniment colorés du conte.

      « Histoire mensongère », quoique tout soit prétendu vrai par le narrateur, Augustin Harbour, le roman d’aventures, qui doit quelque chose à L’Atlantide de Pierre Benoit et à sa reine Antinéa, est encadré par le tableau d’une clinique de luxe, au bord d’un lac du Chili. Ce sont deux espaces antinomiques, le premier étant celui d’une expédition ethnographique, le second, quarante ans plus tard, celui de la rédaction de ses souvenirs, au milieu d’une demi-douzaine de personnages, dont l’anachronique Aby Warburg, le fameux historien d’art qui dut être interné cinq ans dans une clinique suisse pour soigner son traumatisme causé par le désastre de la Première Guerre mondiale. S’il réussit en 1923 son rétablissement en prononçant une conférence, « Le rituel du serpent », qui relatait son voyage parmi les indiens Hopis en 1895 et 1896, le récit que tisse notre narrateur en est un peu la métaphore.

      Quelque part au sud du désert libyque, se cache une cité lointaine, que l’on atteint qu’au prix de la soif et de la mort. S’agit-il, au bout d’une tempête de sable qui désoriente les boussoles et l’errance, de celle des Garamantes, en cet oasis que le narrateur, Augustin Harbour, disciple de Claude Lévi-Strauss[12], atteint en compagnie d’Hamza. C’est avec aménité qu’ils sont logés dans la ville de Zindan. Ils vont de surprise en surprise. Ici l’on mange les défunts, et Hamza, convenablement engraissé se voit dévoré avec force réjouissances. Une voyageuse éreintée, Adélaïde McCord, vient le remplacer. Une Anglaise du siècle victorien, car l’on « arrivait à Zindan d’à peu près n’importe où, mais aussi d’à peu près n’importe quand ». De plus, en une sorte d’avant Babel, la compréhension des langues et spontanée. Les rituels de l’amour, du mariage et de l’accouchement sont évidemment déconcertants, d’autant qu’il existe, à côté de ceux des « Mangeurs de crevettes » et des « Trayeurs de chiennes », un « clan des Amazones ». Les mœurs sexuelles connaissent des courgettes en guise d’ « olisbos », ou phallus artificiel.

      Les voix sont enregistrées dans des poteries, grâce auxquelles il existe une « Encyclopedia lethargica ». Et si l’on imagine que la culture écrite est valorisée, car « il existe deux monnaies : l’eau et les livres », il faut déchanter, car ne compte que leur poids, d’autant qu’ils sont en coréen ! Cependant « les habitants de Zindan étaient eux-mêmes la bibliothèque », puisque leur peaux, abondamment tatouées par « Babeliôn », sont après leurs morts tannées et conservées dans les familles…

      Si l’on ne sait comment ont été franchies les portes de cet espace incongru, l’on se sait pas plus comme le quitter, surtout si l’on a conscience d’y être irréparablement séquestré par un mur invisible. Qu’importe, si le merveilleux prend de l’ampleur. Ainsi le chaman Hadj Hassan connait les « secrets inavouables » de ceux qui viennent le consulter, y compris de miss McCord et du narrateur entré en « béatitude », dont il est l’omniscient récitant. Aussi est-il Dieu en personne, nanti à son côté d’une vestale fascinante : Maruschka Matlich, qui, littéralement, foudroie d’un regard un meneur hérétique. Pourtant notre Augustin reste un sceptique raisonnable et matérialiste. Laissons alors le lecteur découvrir la fantasmagorique union du narrateur avec la houri et l’irréparable catastrophe qui s’en suit. Où la transgression est la cause d’un wagnérien crépuscule du Dieu.

      Le plus sérieux pince sans rire s’insinue l’air de rien dans le récit, lorsqu’Al-Fassik se voit nanti d’un « plumeau de commandement », orné d’un « QR code » - qui devient un QûmRan code », par allusion aux manuscrits bibliques - ; alors que celui du « Duc de Trou-Bonbon » est « tatoué sur sa fesse gauche ». L’humour agite également les clochettes de son bonnet de fou à l’occasion d’un « chasseur de tatous » qui s’appelle « Mélanchthon » (comme l’humaniste du XVI° siècle), ou de la « Chamelle Sixtine », de « Barbie la gnostique », et dans la barbe du « poète incombustible, vieil homme aux allures de primate », qui a celle du vénérable Victor Hugo, dans un dessin de marge…

 

 

      Il est permis de ne voir en ce roman qu’un grand n’importe quoi divertissant, « un monde à coefficient de rationalité variable en fonction des individus, ce qui est à la rigueur admissible, mais aussi du temps et de l’espace ». Quoique s’incruste de-ci de-là, maintes vraies et fausses éruditions venues d’une Antiquité réelle ou trafiquée. Mais songeons que par contrecoup la satire va se nicher où l’on ne l’attend pas. Comme à l’occasion du personnage d’Al-Fassik, qui « gouvernait en despote, préoccupé du seul bien-être de ses électeurs ». Les clins d’œil à notre actualité sont lourds d’ironie et d’avertissements, comme lorsque les hôtes de la clinique n’échappent pas aux informations : «  sept kamikazes français, issus de la bonne bourgeoisie parisienne, s’étaient fait exploser au cœur de Notre Dame. La cathédrale était en ruines. […] L’attentat avait été revendiqué par Alpha de la Lyre, un groupuscule végan qui entendait ainsi protester contre l’exploitation des animaux et le sacrifice pernicieux de l’agneau pascal ».

      Faut-il lire ce roman chatoyant comme un pastiche, ou une parodie, des classiques de l’ethnographie, comme l’est le récit de Michel Leiris, L’Afrique fantôme ? Il n’en reste pas moins que notre romancier partage sans nul doute la profession de foi de son héros : parvenir « au cœur de ce qui faisait sens », quoique cela paraisse en la demeure une gageure.

      Et bien que suffisamment réaliste, les quelques portraits et péripéties qui jalonnent les petits épisodes alternés relatant la vie de la clinique chilienne n’en est pas moins un contrepoint pour le moins étrange. Diego, expert informatique, s’est fait tatouer sur le modèle de « la momie de l’homme de Pazyryk », Dolorès a traduit Homère à quatorze ans, Ernst Ludwig expose ses tableaux où il a portraituré de manière obscènes tous les hôtes de la clinique…. Sans doute s’agit-il de signifier par ironie que notre humanité est digne d’un ethnologue curieux ; d’autant que là encore, le tragique n’est pas absent.

      En dialogue avec les forts nombreux dessins du romancier lui-même et les quelques gravures qui s’y entremêlent, comme un catalogue des armes et quincailleries, parfois jusqu’à la façon des collages surréalistes de Max Ernst ou de Prévert, mais aussi du palimpseste, le récit affiche beaucoup d’une encyclopédie consacrée à une civilisation disparue, avec ses tabous, ses sports et divertissements, son « rhapsodomancien », son « homilophilie », « vive excitation sexuelle en prononçant une leçon, un discours, un sermon ». Ainsi aux illustrations en noir et le plus souvent au trait, s’adjoignent de petits textes didactiques.

      Outre une affinité avouée avec L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T. S. Spivet[13], et plus que suggérée avec Jules Verne, Jean-Marie Blas de Robles semble avoir un goût immodéré pour Le Tour du Monde, cette revue de voyages et d’explorations de la seconde moitié du XIX° siècle, illustrée de gravures évocatrices, dont l’auteur des Voyages extraordinaires raffolait et s’inspirait. Sauf qu’il doit à sa seule imagination fluviale et pétillante une foule d’anecdotes et de péripéties, toujours surprenantes et palpitantes.

      Pas de narcissique autofiction au fade réalisme et à la psychologie sordide au menu de Jean-Marie Blas de Roblès, pas plus de roman engagé dans les pièges idéologiques de l’Histoire contemporaine, pas de roman à thèse en faveur d’un écologisme niais ou d’un anticapitalisme aveugle et revanchard. L’écrivain revendique la plus folle liberté de la fiction, la création de contrées imaginaires, de civilisations fantasmagoriques, avec la patience de l’entomologiste. Est-ce une fuite hors notre monde dont on néglige d’être le fresquiste ? À moins qu’il s’agisse d’une indéfectible liberté, cette de l’imagination ; que Jean-Marie Blas de Roblès, exerce dans Ce qu’ici-bas nous sommes,[14] une hallucination, une fiction, une multiplication de la personnalité, à l’instar d’un autre opus, Dans l’épaisseur de la chair, où l’esprit d’un fils fabule l’histoire vraie de son père, Manuel Cortès, assisté par les sarcasmes du perroquet Heidegger. Ici-bas nous est confié un magnifique roman borgésien prodigieusement construit et délicatement ouvragé…

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Joscelyn Godwin : Athanasius Kircher. Le théâtre du monde, Imprimerie Nationale, 2009.

[2] Jean-Marie Blas de Roblès : Les Greniers de Babel, Invenit, Ekphrasis, 2012.

[3] Sei Shonagon : Notes de l’oreiller, Stock, 1928.

[4] Robert-Louis Stevenson : Les Nouvelles mille et une nuits, Œuvres I, Pléiade, 2001.

[5] Arthur Conan Doyle : Les Aventures de Sherlock Holmes, Félix Juven, 1905.

[6] Oscar Wilde : « Le déclin du mensonge », Intentions, Œuvres, Pléiade, 1996, p 805.

[7] Hubert Haddad : Le Nouveau magasin d’écriture, Zulma, 2007.

[8] Umberto Eco : La Mystérieuse flamme de la reine Loana, Grasset, 2005.

[9] Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux, Zulma, 2008.

[10] Voir : Joscelyn Godwin : Athanasius Kircher. Le théâtre du monde, Imprimerie Nationale, 2009.

[11] Jean-Marie Blas de Roblès : La mémoire de riz, Zulma, 2011.

[14] Jean-Marie Blas de Roblès : Dans l’épaisseur de la chair, Zulma, 2017.

 

 

Le Tour du monde, 1889 ;

Jean-Marie Blas de Roblès : Ce qu’ici-bas nous sommes.

Photo : T. Guinhut.

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23 mai 2020 6 23 /05 /mai /2020 07:27

 

Vierge XV°, Museo civico de Bolzano / Bozen, Trentino Alto-Adige / Südtirol.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Féminités littéraires,

du Moyen Âge à notre contemporain.

Martine Reid & Nathalie Heinich.

 

 

Femmes et littérature. Une histoire culturelle I & II,

Sous la direction de Martine Reid, Folio essais, 2020, 1040 p, 13,50 € et 592 p, 10,30 €.

 

Nathalie Heinich : Etats de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale,

Tel Gallimard, 2018, 402 p, 12,50 €.

 

 

 

 

      Il est loin le temps où l’on songeait à une Galerie des femmes célèbres avec un rien de condescendance, comme Sainte-Beuve, qui, tout en honorant deux douzaines de dames fort renommées, reines, duchesses et amoureuses, ne comptait qu’à peine une demi-douzaine d’écrivaines, quoique ce féminin ne fût pas employé. Madame de Sévigné pour ses lettres, Mademoiselle de Scudéry, pour les interminables préciosités de Clélie et sa « carte du Tendre », traitée d’ailleurs du bout du bec, ou George Sand, dont il aimait ses « tableaux de pastorales et de géorgiques bien françaises[1] ». Cette manière critique bien désuète se devait d’être dépassée. C’est chose faite, en toute ampleur et vigueur, avec Femmes et littérature. Une histoire culturelle, sous la direction de Martine Reid et avec le concours d’une dizaine de spécialistes. Les plumes féminines françaises et francophones méritaient au moins ces mille-six-cents pages, du Moyen Âge à notre contemporain. À cette somme, il ne faut pas manquer d’ajouter l’essai de Nathalie Heinich : Etats de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale, de façon à élargir encore la perspective, non sans se demander s’il y a bien une spécificité de l’écriture féminine et combien de représentations collent à la peau des femmes dans la littérature.

 

      À qui était-il permis d’écrire, au Moyen Âge ? Fallait-il encore savoir lire… «  La grande dame, la religieuse ou la veuve » seules était susceptibles de pages épistolaires, dévotes, plus rarement poétiques à l’instar des troubadours, ou de ce qui devenait le roman. Mais en français, et non en latin, ce qui les rendaient méprisables aux yeux des lettrés. Quoiqu’elles fussent également commanditaires, copistes, enlumineresses, jouant un rôle parfois crucial dans la chaine du livre, encore manuscrit. L’une de ces artistes, Anastaise, nous est connue par l’éloge qu’en fit Christine de Pizan, dans son Livre de la Cité des Dames. Celle-ci, après Marie de France et ses Lais, est la « nonpareille », présentée avec conviction par Jacqueline Cerquiglini-Toulet, qui la traduisit en français moderne[2]. Aux autorités paternelle et masculine, Christine de Pizan préfère « Raison et Philosophie ». Ce qui lui permet d’être fort polémique à l’encontre de la misogynie du Roman de la rose. Sa Cité des dames présente les femmes célèbres, tant dans la guerre que la sainteté et les arts, le Livre des Trois Vertus répond aux Enseignements moraux. Se faisant homme en mettant la main à la plume qui la fait vivre, elle est « la première figure d’une intellectuelle écrivant en français ». Comme quoi « les femmes auteurs ne se sont pas coulées dans un modèle d’amour, d’amour dit courtois, qui n’a pas été pensé par elles ».

      La Renaissance fut-elle également féminine ? Souvent encore, la femme subit les attaques des auteurs qui la conspuent : elle est libidineuse, folle et traitresse, selon Toulouse Gratien du Pont, qui, en 1534, publia les Controverses des sexes Masculin et Femenin. Tout ou presque, y compris la police des mœurs est au service des hommes. À une époque où se poursuit la chasse aux sorcières[3], le développement de l’imprimerie bénéficia cependant à nos auteures, malgré une exclusion des lieux d’éducation : « une floraison inattendue, puisque près de cent-quarante autrices ont pu y être repérées, là où les dix siècles précédents en avaient laissé émerger à peine une cinquantaine ». En effet, l’aristocratie et une certaine bourgeoisie encouragent une éducation de leurs filles. Princesses et reines sont au pouvoir, les salons apparaissent, quand les imprimeurs travaillent avec leurs femmes et filles, et la veuve reprend parfois l’affaire. Bientôt l’on publie une Fleur des dames ou une Vie des femmes célèbres. Quand des humanistes se font « champions des dames », le néoplatonisme et le pétrarquisme contribuent aux « idéologies philogynes ». Et si la poésie de Scève et Ronsard loue la femme, leur répond Louise Labé. Marguerite de Navarre, après une œuvre étendue, dont théâtrale avec pas moins de onze pièces, laisse inachevé son Heptaméron, publié de manière posthume. Si les Reines du temps sont prolixes, sans compter des écrits politiques injustement oubliés, l’on retient les noms de Pernette du Guillet, d’Hélisenne de Crenne, dont il faudrait lire le « grandiose roman » : Les Angoysses douloureuses qui procèdent d’amours. Elle y jette « les bases du roman psychologique qu’on dit à tort inventé par Madame de Lafayette ».

      La « dénonciation de la sujétion féminine » et des violences masculines, dans l’Heptaméron par exemple, est évidement féministe, même si le mot n’existe pas encore. À quoi répond l’éloge des « femmes fortes ». Cependant ce sont aussi des hommes qui se font les éditeurs, les anthologistes de cette « renaissance des Muses », dans la lignée d’une Sappho redécouverte.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Enfin vint « un grand siècle pour les femmes auteurs » ! Le XVII° de Mesdames de Lafayette, de Villedieu, d’Aulnoy et de Sévigné, est aussi le grand siècle où elles « revendiquent l’égalité politique, sociale et économique entre les sexes ». L’émergence de volumes aux petits formats, la vogue de la prose romanesque et du français au détriment du latin, tout contribue à l’émergence d’« Amazones, femmes fortes et frondeuses » ; comme Barbe d’Ernecourt, qui porta l’épée pour défendre ses terres et conçut des tragédies. L’on s’arrache avec délectation les romans épiques, politiques, chevaleresques et pastoraux de Madeleine de Scudéry, Artamène ou le grand Cyrus et Clélie, histoire romaine, comptant chacun dix volumes, quand le premier exhibe treize mille pages, soit le plus long roman français jamais écrit ! Ces modèles de chroniques guerrières, de la préciosité et de la galanterie, de l’art d’aimer en de baroques développements, coulaient d’une main révoltée contre la tyrannie du mariage, qu’elle évita en restant célibataire. N’empêche que si l’on ne lit plus guère ses pages aujourd’hui, peut-être à tort, elles eurent une affolante réputation et une influence considérable pendant plus d’un siècle, jusque dans les développements du roman anglais. Hélas, les précieuses à la Clélie sont moqués par Boileau, quoique louées par Huet, deviennent « ridicules » avec Molière, qui en récolte grand succès…

      Avec Zaïde puis La Princesse de Clèves, Madame de Lafayette participe à la « naissance des grands classiques ». Madame de Villedieu n’a pas cette chance, à cause d’un vent de scandale. Madame D’Aulnoy publie en 1690 le premier conte de fées, avant Perrault, donnant lieu à un engouement pour ce nouveau genre presque exclusivement féminin, qui influencera grandement les Lettres anglaises. Probablement a-t-on eu grand tort d’enfouir dans l’oubli les romancières Murat et de La Force. C’est alors que le Dictionnaire de l’Académie, mais aussi ceux de Richelet et Furetière, incluent autant hommes que femmes sous le mot « auteur », ce qui permet à la signataire de ce vaste chapitre, Miss Joan Dejean, de « rester fidèle au choix des premiers grands lexicographes français » et d’adopter « les termes d’auteurs et d’écrivains sans recourir à une forme féminine » ; sage posture sans polémique superflue.

      Paradoxalement, le siècle des Lumières ne fut pas aussi prolixe en auteurs féminins. Ce qui n’empêche pas les dames de la République des Lettres de dialoguer avec les penseurs du temps et les encyclopédistes. Si la question du droit des femmes est intensément débattue, au travers de L’Egalité des deux sexes de Poulain de la Barre que discute Louise d’Epinay, de Voltaire qui prétend que l’imagination passive et servile est féminine quand celle active et créatrice est masculine, sans oublier Sophie fort inférieure à Emile chez Rousseau, auquel l’on préférera la défense de l’éducation dans Les Conversations d’Emilie de Louise d’Epinay, elle aboutira à une revendication occultée, celle de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, en 1791, par la dramaturge et essayiste Olympe de Gouges, guillotinée lors de la Terreur révolutionnaire.

      Il n’en reste pas moins qu’en ce siècle des salons et des académies, des figures essentielles surgissent, tant Emilie du Chatelet, mathématicienne et physicienne dont la traduction française des Principia Mathematica de Newton fait toujours autorité, sans compter son essai De la liberté, que Françoise de Grafigny, dont les excellentes Lettres d’une Péruvienne participent de la curiosité des Lumières à l’égard des nouveaux mondes, ou Marie-Jeanne Riccoboni, aux vastes romans épistolaires sentimentaux et polémiques, ou encore Germaine de Staël[4], qui déborde sur le XIX° siècle.

 

Madame du Boccage : La Colombiade, Desaint & Saillant, 1756.

Œuvres, Chez les Frères Périsse, 1770.

Photo : T. Guinhut.

 

      Placé « sous le signe de la différence des sexes », le siècle inauguré par Napoléon entérine en son Code civil de 1804 l’inégalité des sexes. Germaine de Staël dénonce l’existence « incertaine » des femmes, George Sand vitupère contre « l’esclavage féminin », Hortense Allard défend l’éducation, le divorce, la liberté de conduite. Pendant ce temps la satire s’amuse à caricaturer la savante et l’auteure, comme le fit Frédéric Soulier dans sa Physiologie du bas-bleu, en 1841. Aurore Dupin prit le pseudonyme que l’on sait, Rachilde se targuait de cartes de visite ainsi libellées : « homme de lettres ». Libraires et éditeurs féminins sont encore bien rares.

      C’est cependant le temps des livres pour la jeunesse, pour les filles, dans une visée éducative, écrits par Félicité de Genlis ou la comtesse de Ségur. Cénacles, salons, presse féminine, librairies se développent peu à peu. Quelques rares voyageuses peuvent publier, comme la malheureuse Flora Tristan avec ses Pérégrinations d’une paria. Mais aussi des mémoires, des autobiographies, telle l’Histoire de ma vie, sous la plume de George Sand. Quant à la poésie, elle reste un discours « genré », où parmi une abondante production domine la romantique Marceline Desbordes-Valmore, que Baudelaire ne dédaignait pas, poétesse honorée, mais à condition qu’elle reste fidèle à une poésie de femme… Nombreuses et lyriques, ces poétesses parlent du cœur, des fleurs et de l’âme, jusqu’à la musicalité synesthésique d’Anna de Noailles ; rares sont celles qui accèdent autour de 1900 à la capacité de laisser entendre leur homosexualité, telle Renée Vivien ou Natalie Clifford Barney dont on retient Quelques portraits-sonnets de femmes.

      Genre féminin, le roman se doit être sentimental. Sophie Cottin et Madame de Staël, avec Corinne ou l’Italie sont parmi les meilleures ventes. Il en est de même avec George Sand, puis à la Belle époque, Marcelle Tynaire, Gérard D’Houville, alors que ces dames n’hésitent pas à investir les genres gothique, historique, comme Madame de Genlis, avec Mademoiselle de Lafayette ou le siècle de Louis XIII, voire libertin, avec Monsieur Vénus de Rachilde. Cependant il s’agit d’investir l’essai, là encore avec Germaine de Staël dont l’Essai sur les fictions n’est pas aussi célèbre que De l’Allemagne. C’est sous le nom de Daniel Stern que Marie d’Agout, amante de Franz Liszt, publie son brillant et méconnu Essai sur la liberté considérée comme principe et fin de l’activité humaine, dans lequel elle défend ardemment le droit des femmes, à l’éducation, au divorce, au choix de la maternité !

      Le XIX° littéraire n’était pas si misogyne que l’on voulut nous le faire croire. Au rebours de nombre de contempteurs méprisant une romancière prétendue médiocre, l’auteur de L’Âne mort, et critique renommé, Jules Janin, déclara en 1839 : « Le roi des romanciers modernes, c'est une femme ». Certes il ne pensait pas à détrôner Balzac, mais à louer George Sand, elle-même admirée par l’auteur de La Comédie humaine et par Flaubert, rien de moins ! Celle qui a publié plus de soixante-dix romans[5] obtint un succès considérable avec Indiana, s’illustra scandaleusement au cours du roman-poème Lélia dans la révolte métaphysique et l’expression d’une sexualité féminine en 1833. Mauprat est à la fois un roman historique, familial, d'amour, d'aventures, noir, humanitaire, et social, quand Nanon réécrit l'histoire de la Révolution par le truchement des lèvres d’une paysanne. Pauline est le roman de formation de l'artiste, alors que le triptyque champêtre formé par La Mare au Diable, François le Champi et La Petite Fadette, la révèle en pionnière de l'ethnographie et de l'ethnolinguistique, non sans compter l'ethnomusicologie avec Les Maîtres sonneurs. Par ailleurs Chopin transparait dans  Lucrezia. La Ville noire est un roman industriel à la fois réaliste et utopiste. N’est-elle pas également précurseure du Voyage au centre de la Terre, de Jules Verne, lorsque Laura, voyage dans le cristal associe voyage initiatique, conte fantastique et science, en particulier la minéralogie ?

 

Madame de Grafigny : Lettres d'une Péruvienne, Didot l'Ainé, 1797 ;

Ménard et Desenne, fils, 1822.

Photo : T. Guinhut.

 

      Foisonnant, explosant toutes ou presque les barrières, le XX° siècle voit la vogue de Colette, qui aura droit à des funérailles nationales en 1959, malgré ses thématiques parfois homosexuelles, voire incestueuses, puis celle du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, le flux du féminisme et les éditions « Des femmes ». Une Marguerite de Yourcenar se voit accéder à l’Académie française, Françoise Sagan ou Marguerite Duras éclipsent bien des messieurs. Les « étrangères de Paris » viennent de Russie pour devenir Nathalie Sarraute ou Irène Némirovski, dont Suite française, posthume, ne sera publié qu’en 2004. Le roman politique fait d’Elsa Triolet une thuriféraire du Parti Communiste, alors que Charlotte Delbo participe de la littérature concentrationnaire. Sans compter que le roman sentimental devient stéréotypé, rose avec Delly et « passion » avec les surproductions de la collection « Arlequin » qui abreuve les lectrices en mal d’amour, c’est « Eros au féminin » qui vient troubler le jeu : l’on se souvient, malgré la censure encore vive, d’Histoire d’O, de Pauline Réage, de Thérèse et Isabelle de Violette Leduc, d’Emmanuelle

      Être romancière n’a plus rien qui puisse être dépréciatif. Journalistes, philosophes comme Simone Weil, poétesses comme Andrée Chédid, peut-on dire que le récent siècle réalise le rêve de l’équité ?

      Une foule de poétesses, théologiennes, romancières, épistolières, essayistes éclosent sous nos yeux en ce livre-fleuve, parfois introuvables, comme Madame du Boccage[6], au XVIII° qui fit une tragédie sur Les Amazones, mais aussi, quoiqu’elle soit ici trop peu évoquée, une belle épopée en vers sur Christophe Colomb et la découverte de l’Amérique : La Colombiade. Une redécouverte s’impose, non pas par égalité des sexes, car ce serait un critère usurpé face à celui de la qualité littéraire, mais de par une réelle équité, une curiosité créatrice, jusqu’à une actuelle et féminine francophonie.

      « Chacune des contributrices », dit-on ; est-ce à dire qu’aucun contributeur ne fut invité ? Au risque du sectarisme féminin qui considérerait que l’on ne peut faire œuvre féminine que par des femmes. Ce qui, gageons-en, serait à cent lieues de l’esprit dans lequel Christine de Pizan, George Sand ou Simone Weill ont écrit. Un rien de dogmatisme, aimant traquer pas toujours avec nuance, l’« antiféminisme ordinaire » (à propos des « chosettes » de Christine de Pizan qui devinrent au XIX° des « chaussettes »), imprègne de manière par instant dommageable ce vaste ensemble, quoique nos femmes savantes de cette « histoire culturelle échappent presque toujours à ce travers. Insistons avec vigueur, l’ouvrage, qui eût gagné à être édité avec des couvertures cartonnées, reste au long cours prodigieusement intéressant, lisible comme un bon roman, érudit et roboratif.

      Avouons qu’en apercevant un entrefilet annonçant cette parution, nous imaginions une anthologie documentée et commentée, de façon à découvrir maintes auteures ignorées. Faut-il regretter que cela ne soit pas le cas ? Oui et non. Certes ces deux volumes comptent des citations judicieusement choisies et permettent d’éclairer ce qui fut occulté, mais la perspective s’intéresse autant au contenu proprement littéraire qu’aux conditions sociétales et idéologiques qui président à cette créativité moins contrainte que l’on aurait pu l’imaginer, qui a cependant pu exploser au cours du XX° siècle, grâce à sa libération des femmes. Sans oublier les lectrices et bien plus tard les éditrices.

      Nos auteures rappellent avec pertinence Hélène Cixous, affirmant en 1975 combien il est « impossible de définir une pratique féminine de l’écriture », et Julia Kristeva, elle aussi en 1975, pensant « de plus en plus qu’il faudrait se garder de sexualiser les productions culturelles ». L’on sait à ce propos qu’aujourd’hui ces messieurs, au contraire de Georges Sand au XIX° siècle, ne répugnent pas le moins du monde à user d’un pseudonyme féminin, tel Yasmina Khadra, qui se révéla en 1999, s’appeler Mohammed Moulessehoul, ce qui ne manque pas de sel si l’on pense à l’origine culturelle maghrébine de tels noms…

      En complément de cette vaste traversée, ne faut-il pas s’intéresser à « l’identité féminine dans la fiction occidentale » ? L’essai de Nathalie Heinich (dont nous connaissions la réflexion sur l’art contemporain[7]), Etats de femmes, aurait pu se passer d’un tel titre pour ne conserver que le sous-titre plus explicite. L’essayiste s’attache à décrire les « structures élémentaires de l’identité féminine » parmi le roman occidental du XVIIIe siècle à notre contemporain, sans ignorer contes, nouvelles, pièces de théâtre et films. Soit, à la suite de Claude Lévi-Strauss, « les structures élémentaires de l'identité féminine ». Comment représente-t-on les personnages féminins, selon quels regards, quelles stratégies ? Ils sont évidemment et de manière écrasante hétérosexuels, fort souvent adossés au sentiment amoureux et à un projet matrimonial, en situation de sujétion face aux entités masculines.

      Nathalie Heinich structure sa réflexion selon trois états de la femme romanesque : la première, jeune fille à marier, devient souveraine légitime face au mari, et mère comblée comme il se doit ; la seconde, rivale ou maîtresse, est aux prises à la menace d’une autre fantasmée ; la troisième est gouvernante, veuve, vieille fille ou « bas bleu », en ce sens exclue du monde sexué, elle n’est rien ni n’est touché par la rivalité entre les précédentes. L’on se demande alors où placer la courtisane, la prostituée et fille des rues et de bas-étage, « la grisette et la débauchée », ou encore « concubine et maîtresse ». Même si l’on observe la survenue de nouvelles figures, en particulier entre les deux guerres mondiales, comme la « femme non-liée », indépendante financièrement et assumant sa sexualité, qui chamboule la représentation traditionnelle du féminin.

      Cependant des modèles iconiques surgissent, telle Rebecca, chez Daphné Du Maurier, qui est éprouvée par le « complexe de la seconde », soit l’ « incertitude quant à sa propre position, obsession d’une autre magnifiée, rabaissement puis négation de soi, endossement successif de rôles toujours plus infériorisant. » Nathalie Heinich y décèle un « Œdipe au féminin », ce qui s’explique par « l’identité de la structure entre la situation de la seconde épouse en rivalité avec la première pour l’amour du mari, et la situation de la fille en rivalité avec sa mère pour l’amour du père ». Ainsi, de Charlotte Brontë à Marguerite Duras, d’Henry James à Delly, l’on saura comment et quelle femme être, quelle femme remplacer dans le cœur ou le panier de mariage de messieurs exigeants, ou dupés. L’on devine que les désillusions dues au mariage sont nombreuses. Il en va ainsi en étudiant le cas de Madame Bovary par l’entremise de Flaubert, de Gervaise dans L’Assommoir de Zola. L’on ne pouvait rater les romans de Colette, icône de « l’affranchissement sexuel de la femme moderne », en particulier La Seconde, où les relations extraconjugales perturbent Fanny, l’épouse de Farou, quoique notre essayiste fasse l’impasse sur ce titre. Ni ces personnages emblématiques, Jane Eyre, menacée par une première femme folle, dans les pages addictives de Charlotte Brontë, « Tess, âgée de seize ans, violée au fond des bois, dans sa robe de fête » sous la plume de Thomas Hardy… Veuve joyeuse et dangereuse, femme passive ou révoltée, harem, polygamie, sorcière, « divorce et délivrance », « écriture et indépendance », ce sont cent « états de femme » qui donnent le vertige.

      Malgré la riche énumération d’intrigues romanesques et d’allusions à des personnages aux prises avec leur féminité, le roman ne se contente pas ici d’être un objet littéraire, il devient le « terrain » d’une enquête sociologique, anthropologique et psychanalytique. Le désir qui peut être tyrannie de la possession de l’autre chez l’homme peut devenir, au-delà du désir de procréation, au-delà de la domination patriarcale, un désir de reconnaissance chez la femme, celui d’un statut familial, social, intellectuel. L'appréciation traditionnelle des qualités littéraires des œuvres n’est pas ici la tasse de thé de Nathalie Heinich. Qu’importe, le but est autre, préférant scruter le récit, les personnages, en tant que témoignages et moteurs d’un temps, en tant que structures des mentalités. Il postule avec pertinence que le roman est un moyen pour les femmes de se connaître et d'exister, comme auteur et comme lectrice.

      In fine, faut-il saluer la probité de la chercheuse qui ne campe pas au sommet d’une position dogmatique, «  pour s’abstenir de toute position idéologique et, en l’occurrence, de tout engagement féministe », assumant une sociologie de la compréhension, ou se chagriner qu’elle ne joue pas dans la cour d’une lecture critique, déconstructive et militante du champ masculin à l’œuvre dans la fiction littéraire, se démarquant ainsi de ce que l’on appelle la recherche féministe ? La seconde démarche polluerait qui sait la première…

 

      Certes l’Histoire littéraire, dans les manuels scolaires de Lagarde et Michard, par exemple, honorait une écrasante majorité d’hommes. Mais, quand un tropisme hérité du XIX° siècle ne daignait pas considérer les « bas-bleus », ce n’était pas faute de candidates honorables ; il suffit de feuilleter ces copieux volumes de Femmes et littérature pour s’en convaincre. Ces dames ne sont plus seulement des personnages de la fiction occidentale, le plus souvent écrite par des hommes, quoiqu’ils puissent dire avec justesse « Madame Bovary c’est moi », mais depuis longtemps et pour longtemps des créatrices à part égale. Espérons qu’un avenir venu de la dystopie de Noami Alderman, dont Le Pouvoir[8] met en scène une tyrannie féminine, ne nous obligera pas à devoir imaginer un essai en miroir intitulé « Hommes et littérature »…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Sainte-Beuve : Galerie des femmes célèbres, Garnier Frères, sans date, p 435.

[5] George Sand : Romans I et II, La Pléiade, Gallimard, 2019.

[6] Madame du Boccage : Œuvres, Les Frères Périsse, 1770.

[8] Voir : Révolution anthropologique, féministe et politique du Pouvoir par Naomi Alderman

 

Madame de Genlis : Mademoiselle de La Fayette ou le siècle de Louis XIII,

Maradan, 1813. Photo : T. Guinhut.

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22 septembre 2019 7 22 /09 /septembre /2019 12:46

 

Santuario de la Virgen, siglo XIV, Ujue, Navarra.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

 

Des Troubadours à l’érotisme médiéval,

 

par Michel Zink et Corinne Pierreville.

 

 

 

Michel Zink : Les Troubadours, Tempus, Perrin, 384 p, 9,50 €.

 

Anthologie de la littérature érotique du Moyen-Âge,

traduit et commenté par Corinne Pierreville,

Honoré Champion, 496 p, 25 €.

      L’on savait la littérature latine pleine de coquineries alléchantes, scabreuses, voire pornographiques. Martial a des Epigrammes particulièrement salaces, Ovide un Art d’aimer très galant, Juvénal des Satires parfois salées, Properce des Elégies délicieusement amoureuses. Plus particulièrement obscène est le recueil composé au premier siècle de notre ère, Les Jeux de Priape[1], en l’honneur de « l’emblème viril », dont nous n’oserons ici proposer des citations, au risque d’injurier le bon goût de nos lecteurs. Plus convenable et néanmoins fort leste est le Moyen-Âge littéraire, dont on a tort de penser qu’il fut une période d’austérité sans nom ou de dévergondage brutal et sans raffinement, ne serait-ce qu’au regard de sculptures plus qu’osées parmi les églises romanes et les cathédrales. Cette Anthologie de la littérature érotique du Moyen-Âge est à cet égard bien propre à dissiper les préjugés autant qu’à réjouir le lecteur. Reste que le raffinement était bien celui de l’art des troubadours, auquel Michel Zink rend un bel hommage.

      L’on dit que « lassées d’être traitées avec grossièreté et comparées à des juments, les dames se seraient tournées vers Robert d’Arbrissel, qui leur prêtait une attention flatteuse et dont l’exigence spirituelle et morale satisfaisait les aspirations les plus hautes ». Ainsi Guillaume IX d’Aquitaine, froissé, aurait renoncé aux chansons obscènes destinées à ses compagnons, pour se mettre à composer des chants d’amours destinés à rivaliser, du moins dans la partie profane, avec l’élévation du fondateur de l’abbaye de Fontevraud, ennemi de la luxure. L’hypothèse est séduisante, mais trop généreuse envers ce seul poète affamé de sexe et néanmoins de délicatesses, confie Michel Zink. Nous sommes au début du XII° siècle, en plein essor de la langue d’oc, qui, en un temps médiéval trop souvent fruste, fit des miracles. Ce sont de surcroit les plus anciens poèmes conservés en une langue moderne ; car ceux du nord de la France[2], en particulier en Artois et Picardie, en langue d’oil, chevauchent le XII° et le XIII° siècle.

      Séducteur et courtois, mais aussi « bouffon lubrique », ainsi apparait Guillaume, comte de Poitiers, qui savait « trobar e cantar », c’est-à-dire trouver et chanter - d’où viennent les vocables trouvère et troubadour, qui chantaient leurs compositions, ou les faisaient chanter par un jongleur. Il savait aussi, facétieux, « faire un poème sur rien du tout », dans lequel il déclare : « J’ai une amie, je ne sais qui c’est ». Indispensable ingrédient et fin en soi, l’amour épuré, affiné, parfait, devient « fin’amor » grâce à « ce vers sorti de mon atelier ». Le comte semblerait avoir été influencé par le « muwwashah » et le « zadjal » pratiqués par les poètes arabes et juifs d’Al-Andalus. Au-delà de la chanson amoureuse ou pastourelle qui aime conter la rencontre avec une bergère, non sans obscénité et brutalité, il soupire après la princesse lointaine, comme son successeur Jaufré Rudel. Ce en quoi il est le bien le premier troubadour.

      Lui succède, avec constance dans le raffinement, Bernard de Ventadour, qui « semble sentir / Un vent de paradis » du côté de sa bien-aimée. Elégiaque et courtois, il est avec Cercamon le créateur d’un archétype, celui d’un amour qui échappe sans cesse à l’amant : « Hélas, avec quelle douceur elle m’a tué », dit ce dernier. Bernard de Ventadour adore « cette prison dans laquelle Amour me tient lié et captif ». Si l’on condamne l’érotisme bestial, ainsi que l’adultère, l’on célèbre un amour soutenu par les vertus courtoises : Jeunesse, Valeurs, Mesure…

      Une poignée de poèmes seulement ont été conservés. De Jaufré Rudel, par exemple, l’on n’en connait que six. Il espère en vain en « l’amor de lonh » : Que Dieu qui a fait tout ce qui va et vient  / Et qui a créé cet amour de loin, / Me donne le pouvoir, car j’en ai le désir, / De voir cet amour de loin ». Il pense sans cesse à une introuvable comtesse de Tripoli, peut-être fictive.

      Brûlant et timide, entre retenue et sensualité, l’amour balance entre corps et cœur, tout en valorisant ce dernier. Ainsi Bernard de Ventadour meurt de désir : « Faites que votre corps farouche / Me soit si proche que je le touche. / Car si je meurs, dame charmante, / De ne jamais vous toucher nue,  Mon corps en aura souffrance / Et mon âme en sera dolente. » Reste le pouvoir du poème, comme l’écrit Bernard Marti : « Ainsi je vais entrelaçant / Les mots et affinant la mélodie : / La langue est entrelacée / Dans le baiser ».

 

 

      Ils s’appellent également Raimon de Miraval,  Peire d’Auvergne, Marcabru, Peire Vidal, Raimbaut de Vaqueiras, Guiraut Riquier ou encore Arnaud Daniel, ce dernier tant admiré par Dante. Ils sont nobles, comme Raimbaut d’Orange, qui pratique le « trobar clus », soit hermétique et cultivé, quand d’autres préfèrent le « trobar naturau », plus naturel ; ce qui donne lieu à des joutes esthétiques dans lesquels ils se répondent. À moins qu’ils soient moines défroqués, comme Peire Rogier. Tous sont à la fois « le riche d’amour et le mendiant d’amour », selon la formule de Michel Zink. Poitou, Limousin et Périgord sont le berceau de tous ces troubadours, dont l’art disparait à la fin du XIII° siècle.

      Habilement mené, l’ouvrage mêle la dimension historique, les biographies des troubadours les plus marquants, et l’analyse de leur esthétique. Il intercale des poèmes comme en une anthologie, de plus bilingue, le français du XII° siècle ne vous étant guère familier. Ainsi de Jauffré Rudel : « D’aquest amor sui cossiros / Vellan e puies sompnhan dormen : / Quar lai ai joi meravelhos, / Per qu’ieu la jau jauzitz jauzen. » Autrement dit : «  À cause de cet amour je suis dans l’angoisse / Quand je veille et puis quand je dors, en songe : / J’ai une joie surnaturelle, car je jouis avec elle, donnant et recevant de la jouissance. »

      L’on devine que l’empathie de Michel Zink, non seulement pour son sujet, mais pour son lecteur, est considérable. Consacrant un ouvrage, aussi érudit, aussi précis en ses notes que tissé de ferveur aimable, il confesse n’avoir effectué qu’une « promenade » qui n’atteint pas le XIII° siècle. Il n’a presque rien dit de Bertrand de Born ni des grands troubadours de langue d’oc italiens ou catalans qui culminent avec un Guiraut Riquier, dont les vers s’organisent comme un roman. Qu’importe. Il suffit à notre bonheur.

      L’on attend du Moyen-Âge, du moins de son apogée, du XII° au XV° siècle, qu’il mette en exergue le fin amor des troubadours. Mais en ne se consacrant qu’à la suave beauté de leurs chants, l’on ne saurait voir l’aiguillon d’amour d’Eros que de l’œil le plus raffiné et spirituel alors qu’il peut s’exprimer de fort charnelle manière, ainsi que nous l’enseigna l’anthologie concoctée par René Nelli[3] ; alors qu’il voisine avec l’expression d’une luxure ardente et gaillarde jusqu’à l’obscénité. Car en cette Anthologie de la littérature érotique du Moyen-Âge, l’on n’attend pas d’accent moralisateur, mais une libre expression des plaisirs charnels. Corinne Pierreville, érudite traductrice et préfacière, assume avec justesse : « la littérature érotique s’intéresse à l’expression du désir et du plaisir pour eux-mêmes et n’exige pas l’aval des sentiments ». Il s’agit pour les poètes de partager avec le lecteur cette ivresse des sens, ce qui n’empêche en rien, au-delà de la stricte pornographie, une dimension esthétique, tout en jouissant de la transgression « délestée du poids des contraintes morales, sociales, religieuses et verbales ».

      Même si les autorités ecclésiastiques bombardaient de jours et mois de pénitences tous les actes sexuels non autorisés, les esprits médiévaux étaient plus tolérants que ceux des censeurs du XIX° siècle, quoique nombre d’auteurs écrivirent sous le manteau des obscénités, tel Lamartine[4]. Si l’on se penche sur l’Histoire de la sexualité[5], l’on sait que la chasteté était valorisée par l’autorité ecclésiastique du Haut-Moyen-Âge, mais à partir du XIII° siècle, l’on pouvait aller jusqu’à encourager les plaisirs du mariage, y compris la jouissance féminine, mais aussi cette littérature, propices à la procréation.

 

      Que les chastes yeux s’éloignent de cette lecture ! Nous allons citer des vers sans fard, souvent anonymes, et traduits du français médiéval, car ceux en latin, comme les Carmina burana, qui nourrirait pourtant notre objet d’étude, en montrant combien « Vénus me brûle jusqu’à la moelle[6] », sont ici écartés. Ce sont surtout des poèmes, mais aussi des romans, voire du théâtre, qui réjouiront les amateurs de curiosa, et qui savent vanter avec verve les amours extra-conjugales.

      Que pensez-vous de cette « Demoiselle qui ne pouvait entendre parler de foutre sans avoir mal au cœur », et à qui l’on ferait bien de glisser sous l’oreiller ce Speculum al foderi ou Miroir du foutre, joli traité catalan de pratiques sexuelles, de façon qu’elle devienne cette « demoiselle qui songeait qu’on la baisait »… Rare « Kama sutra » catalan, ce Miroir du foutre est un véritable traité d’érotologie de la fin du XIV° ou du début du XV° siècle, rédigé par un anonyme médecin, prodigue en positions sexuelles et attentif au plaisir de la partenaire féminine, conseillant comment attendre de jouir et faire jouir : « malaxe son sexe, frotte-le et masse-le jusqu’à ce qu’elle commence à gémir, trembler et crier ».

      Quelle hypocrite, cette demoiselle qui défaille aussitôt qu’elle entend parler de « verge » « de baise ou de coucherie », car dès que David prétend éprouver le même dégoût, dès que des images poétiques s’emparent du désir, elle joue aisément à la bête à deux dos. Le fabliau dialogué est aussi leste que charmant, car dans le sexe, aussi bien que dans les seins, « Rien en eux n’est ni sale ni laid ».

      Même Le Roman de la rose de Jean de Meun, au XIII° siècle, si allégorique et poétique soit-il, laisse bien entendre de quel « beau reliquaire » il s’agit : « Je l’embrassais fort dévotement et afin de le mettre en sécurité dans son étui, / je voulus introduire dans la meurtrière / mon bourdon derrière lequel pendait la besace ». Renaut de Beaujeu propose à son Bel inconnu la dame amoureuse du « Château de l’Île d’Or » : « Ses seins et sa poitrine / étaient blancs comme la fleur d’aubépine ». Mais gare à la chasteté d’une jeune fille, qui est protégée par une épée sachant jaillir de son fourreau et frapper l’imprudent Gauvain du Chevalier à la charrette. Mieux vaut la leçon de musique d’Eustache Deschamps, qui, dans Marion, écoutez-moi, file la métaphore musicale pour mener à bien une initiation à la copulation. Plus ambigüe est, sous la plume de Robert de Blois, la séduction de la belle Lyriopé par Floris, travesti en femme : « Jamais encore je n’avais entendu dire / que deux jeunes filles pouvaient autant s’aimer, / mais je n’aimerais, je crois, / aucun homme autant que toi ». L’on devine qu’elle « perdit sa virginité »…

 

Santuario de la Virgen, siglo XIV, Ujue, Navarra.

Photo : T. Guinhut.

 

      Les dames ne se privent pas d’écrire, telle Béatrice de Die et son J’ai subi un cruel tourment : « J’aimerais bien tenir un soir / Mon chevalier nu entre mes bras ». Quant à la dame de Jean Bodel, dans Le Souhait insensé, la voilà faisant un songe : la foire est pleine de magasins où l’on ne vend rien, « à l’exception de couilles et de verges » ! Le fabliau de La Saineresse conte lui la prétention d’un bourgeois qui se vante d’être impossible à cocufier. L’on devine la chute ; l’amant étant introduit sous le travestissement d’une guérisseuse…

      Parfois l’on reste plus allusif, comme dans Le Roman de la rose de Jean de Meun, comme chez Chrétien de Troyes, faisant goûter les plaisirs charnels à Lancelot et à la reine, ou à Erec et Enide, lorsque le même lit les unit. La métaphore vient au secours de la pudeur. À moins qu’elle soit au service de l’humour et de la gaillardise, quand les testicules sont des « petits marteaux », ou la verge un « poulain » prompt à s’abreuver en une féminine fontaine…

      Se moquant de la virginité, de l’inexpérience et de la niaiserie, l’on vante au contraire la découverte du plaisir et les dames volages, y compris copulant avec des religieux, comme Margot confessant d’avoir couché avec un moine, « plus de sept fois cette nuit-là ». Que voilà un libertinage bien en chair, bien avant le XVIII° siècle ! Cependant l’éloge de la beauté corporelle ne va pas sans la jeunesse, les vieux corps étant jugés indignes du désir. Reste que l’on est ici délivré de la haineuse misogynie des Pères de l’Eglise, comme Tertullien qui commandait à l’orée du III° siècle la « pudicité » aux femmes[7], et d’un clergé ronchon, autant que d’une fade idéalisation courtoise. La fête des sens affirme sans cesse la nécessité et la beauté de la vie.

      En ces pages que d’aucuns, sans cœur et sans goût, qualifieront de cochonnes, les couilles sont velues, les trous affamés, l’éjaculation laisse le vit ballant, les draps à tordre, une demoiselle au rêve ardent chevauche son violeur qui croyait abuser de son sommeil, les allusions sodomites et lesbiennes se font insistantes, comme lorsque Bieris de Roman s’en ressent pour la belle Maria, les préliminaires sont abondamment enseignés, l’orgasme simultané devient l’enviable apogée. Notre anthologiste aux reins solides et à l’esprit vif parle alors d’une « excitation à la fois intellectuelle et sensuelle ». Car ces textes réjouissants et pleins de vie ont été conçus avec un solide et séduisant art rhétorique, un sens de la musicalité poétique affirmé.

      De l’amour courtois à l’érotisme le plus débridé, le Moyen-Âge surprendra toujours. Le récit et l’analyse de Michel Zinc sont aussi poétiques que son objet d’étude, quand l’anthologie mise en œuvre par Corinne Pierreville, heureusement bilingue et par ailleurs illustrée de quelques enluminures et marginalia bienvenus et parfois salaces, est, pour des textes souvent rares, documentée avec un appétit communicatif. Comme quoi il n’y a guère de progrès en érotisme, au contraire de ce que laisserait penser la récente libération des mœurs, à moins que l’on puisse se demander s’il faut envier à la période médiévale ce que de nouveaux puritanismes rêvent de voiler et de nous arracher…

 

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Les Jeux de Priape. Anthologie d’épigrammes érotiques, Le Promeneur, 1994.

[3] René Nelli : Ecrivains anticonformistes du Moyen-âge occitan, Phébus, 1977.

[4] Alphonse de Lamartine : Trois petits poèmes érotiques : C'est à savoir : La Foutriade, La Masturbomanie et La Foutromanie, La Bourdonnaye, 2016.

[6] Carmina burana, L’Imprimerie Nationale, 1994, p 262.

[7] Tertullien : De la pudicité, p 443-509, Œuvres, tome III, Louis Vivès, 1852.

 

 

Santuario de la Virgen, siglo XIV, Ujue, Navarra.

Photo : T. Guinhut.

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Published by Thierry Guinhut - dans Critiques littéraires France
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