traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba,
Actes Sud, 224 p. 19,80 €.
En un sens, ce livre est effrayant ; en un autre, revigorant. Trois années charnières avant et après l’obtention du prix Nobel en 2002, par le Hongrois Imre Kertész (1929-2016) sont gravées au scalpel de l’inquiétude et de la passion parmi les pages d'une Sauvegarde, nécessaire et menacée.
Il a fallu des décennies à Imre Kertész pour être reconnu, pour être avec destin, après avoir été à quinze ans un Être sans destin[1], parmi l’entreprise d’éradication et de déshumanisation que juif il subit dans les plaines enfumées d’Auschwitz et sur la colline fumeuse de Buchenwald. Le récit autobiographique, écrit dans les années soixante, n’est publié qu’en 1975 sans qu’il fût réellement remarqué. Il fallut attendre sa réédition en 1975 pour que le succès lui prête la reconnaissance méritée. D’une part parce l’on a guère envie de ressasser un passé gênant, d’autre part parce qu’en terre idéale de communisme, il pourrait trop laisser entendre que là aussi les Juifs ne sont pas en odeur de sainteté ; et qu’un présent totalitarisme ne vaut guère mieux… L’écrivain, qui vit « exclusivement pour l’esprit du récit[2] » a été parqué sous les miradors nazis avant de végéter pendant des décennies sous le joug d’un avatar du stalinisme, le communisme hongrois : « je me suis rendu compte que je décrivais un homme broyé par la logique d’un totalitarisme en vivant dans un autre totalitarisme, et cela a sans aucun doute fait de la langue de mon roman un moyen de communication suggestif[3] », observe-t-il dans son discours de Stockholm. D’autres romans, des essais et conférences viendront compléter cette construction malaisée de soi, ses doutes et sa confiance en l’écriture, mais aussi cette incision dans l’abcès permanent de l’antisémitisme.
Ainsi, dans ce journal, souvent pathétique (qui tient son titre de la sauvegarde de son ordinateur), les prémisses de la vieillesse, les tremblements de la maladie de Parkinson, le cancer de Magda son épouse (mais guéri), le conduisent à envisager le suicide, auquel il ne se résout pas. Les difficultés à mener à bien son roman, alors que « le talent n’est pas démocratique », le minent, comme si le souffle créateur s’était épuisé. Pourtant il achève et publie Liquidation[4], avec le sentiment d’une victoire sur lui-même, bel élan de foi en un avenir intellectuel et démocratique hélas compromis.
Alors qu’il quitte peu à peu Budapest pour fuir une petitesse intellectuelle et un nationalisme nauséabond, il s’installe à Berlin, dans cette Allemagne qui est à la fois celle des cendres des autodafés et celle de la weltliteratur goethéenne dont l’éthique de la traduction lui permet de faire connaître son œuvre, il retrouve un filet brun que l’on aurait pu croire tari : « L’antisémitisme tenu en bride pendant de longues années remonte du bourbier de l’inconscient, comme une éruption de lave et de souffre. » Ce qui se vérifie à l’occasion du prix Nobel de littérature : « Les nazis hongrois, parmi lesquels on compte de nombreux juifs, me vouent aux gémonies. Deux juifs officiels, le Polono-Allemand Reich-Ranicki et l’ancien stalinien Paul Lendvai qui traîne ses guêtres en Autriche, ont déclaré que le prix n’aurait pas dû m’être décerné. » En son pays natal, la Hongrie, son « nom est devenu une marque déposée qu’ils utilisent comme une hallebarde pour s’entretuer, le couvrant de saleté. » Alors, il faut « guérir du prix Nobel ». Il dresse un réquisitoire accablant : « Je ne suis pas compris en Hongrie, car la Hongrie n’est pas un pays chrétien ». C’est là que « des lycéens déchirent ostensiblement et éparpillent dans les rues les exemplaires d’Être sans destin que l’Etat leur a offerts. Littérature de juif. » On ne peut qu’être effaré par la bassesse de ce qui tient lieu de rituel et d’éducation politique pour la jeunesse. On comprend alors que Kertész ne se sente guère patriote (« ils ont éradiqué en moi toute solidarité avec ce pays »), qu’il s’attache à des principes plus humanistes, plus élevés au point de dire : « La langue la plus étrangère que je maîtrise comme une langue natale, c’est le hongrois ».
Car la langue de la passion de l’écrivain Kertész, qu’importe qu’elle soit le hongrois. Devenue allemande, française, transnationale, humaine avant tout, elle est faite de déceptions, de dépressions, d’indignations, mais surtout de création vigoureuse, avec un sens de l’ellipse, des rapprochements explosifs de sens : « Je suis reconnaissant envers mon incroyable destin. Parfois je rêve aux lingots d’or faits avec les dents arrachées. »
Le plus terrible en ce destin juif, bien que fêté par « la menace du prix Nobel », par les honneurs et par les jalousies, par le confort matériel des grands hôtels, ainsi trop chèrement acquis par la communauté de destin de ses frères gazés, est que son inquiétude sur la continuité rampante de l’antisémitisme européen et mondial se soit révélée prophétique. En effet, en 2011, la seconde « Nuit de purification » vit son témoignage de l’holocauste, Être sans destin, brûlé lors d’autodafés par de misérables fascistes hongrois. Pire encore, s’il est possible, l’antisémitisme viscéral et assoiffé de meurtres gouleyants de l’islamisme triomphant gangrène aujourd’hui une planète menacée. Pourtant Imre Kertész incarne une dignité humaine irremplaçable. Faudra-t-il bientôt cacher ses livres dans de secrètes bibliothèques ?
John Williams : Stoner, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Anne Gavalda, Le Dilettante, 384 p, 25 €.
Herman Bang : Mikaël, traduit du danois par Elena Balzamo,
Phébus, 256 p, 19 € ;
Herman Bang : Les Quatre diables, traduit par Isabelle Frambourg,
Phébus, Libretto, 128 p, 4,60 €.
D'outre-Atlantique au Danemark, qu'importe l'éloignement géographique quand les problématiques de l'amour se répondent, dans le cas d'un professeur de littérature ou d'un maître en peinture. Avec une incroyable aisance d’écriture John Williams nous emmène à la poursuite d’une vie qui traverse toute la première moitié du XX° siècle américain. Mais, si les deux guerres mondiales sont là en filigrane, cet écrivain injustement méconnu est moins à la recherche d’une perspective historique que de l’intimité de son héros et des protagonistes, ainsi que de leur relation avec la langue et l’œuvre des poètes anglais. Quant au Danois Herman Bang, c'est l'amour homosexuel qu'il peint, au moyen d'un maître peintre et de son élève.
C'est la beauté de la poésie anglaise, qu’étonné, le jeune Stoner, pas encore décrotté de sa campagne miséreuse, quittant les figures hiératiques de ses incultes et pathétiques père et mère, découvre en poursuivant des études d’agriculture à l’Université du Missouri. Remarqué par un professeur, il se consacre alors à la littérature médiévale pour devenir professeur à son tour, dévoué à sa tâche de « passeur ». Avant de devenir l’amoureux inexpérimenté d’une jeune fille d’une classe sociale bien supérieure, de faire sa demande en mariage, aussi maladroite que semée d’embûches perceptibles à la perspicacité du lecteur, sauf aux deux promis…
Un réalisme sans œillères imprègne la relation de la vie conjugale de Stoner. La méconnaissance totale de la sexualité du jeune couple est décryptée avec la crudité du scalpel. Edith, blonde gracile, est totalement impréparée à la vie par une éducation traditionnelle pour qui le sexe n’est jamais dit et méprisé. Ce mariage est un échec, rongé par l’incommunication, réveillé par une copulation forcenée, éphémère, en vue d’enfanter, frigorifié par les vapeurs de la mère qui laisse le soin de l’éducation de la petite fille au père attentionné, avant que son « travail de sape » lui permette de reprendre la main sur la jeune Grace et d’exercer sa tyrannie maternelle… Le portrait-charge de l’épouse, quoique peu manichéen, est stupéfiant.
Mais, comme en un miroir inversé, la relation adultère de Stoner avec Katherine, jeune professeure, d’abord étudiante discrètement fascinée par son maître, est proprement magique. Les uns taxeront à tort cela de bluette sentimentale, sans en apprécier le poids de vie et d’idéal nécessaire. Car, à rebours de la « tradition qui leur avait martelé (…) que la vie de l’esprit et celle des sens étaient séparées », ils s’étonnent « que la première pût magnifier la seconde et que la seconde fût la gloire de la première ne leur était jamais venu à l’esprit. ». Ainsi se déploie le roman d’apprentissage…
La satire du milieu universitaire enfle peu à peu, avec ses professeurs et doyens confits dans leur routine, voire leur sénescence, avec ses jalousies et luttes de pouvoir, le qu’en dira-t-on et la cabale qui obligeront Katherine à se sacrifier, ses étudiants enthousiastes, arrogants ou tricheurs, croqués avec tendresse, saisis avec une criante acuité… Restent les secrets troublants des œuvres sans cesse étudiées : « le gouffre qui séparait son amour de la littérature de ce qu’il était capable d’en témoigner ». Et que seule sa brillante amante aura su toucher dans le travail de critique et d’analyse auquel il a par dévouement contribué. Même si on eût aimé que sur ce point l'auteur s'étende avec plus depertinenteprécision...
A ce roman de mœurs, rarement lyrique, sans la moindre mièvrerie, où toute une micro-société est dépeinte, s’ajoute donc la précision psychologique des portraits : quoique Stoner soit réservé par nature, tous voient leur développement corseté par le puritanisme ambiant. Bien qu’il s’agisse « d’une œuvre de fiction », sommes-nous en présence d’un roman autobiographique ? « Implacablement, il disséqua sa vie et la regarda en simple biographe », commente le narrateur. Même si l’auteur (1922-1994) a trente ans de plus que son personnage, il a enseigné la littérature et l’art d’écrire dans les universités du Missouri et de Denver. Il nous reste ce roman, concentré d’existence, distillant qualités et travers, à relire pour méditer toutes les finesses d’une vie qui s’étira trop vite,drame austère et bouleversant de « la lente agonie du cœur », avec ses éclairs de beauté.
Il y a des littératures et des romanciers injustement méconnus. Seule la curiosité et la conviction d’une traductrice peuvent alors, depuis son purgatoire, exhumer un livre précieux. C’est le cas de Mikael, pourtant salué en Allemagne par Klaus Mann dans les années vingt. N’a-t-il été provisoirement oublié que parce que sa vision de l’homosexualité, au demeurant soucieuse de discrétion, parut plus tard trop ténue et platonique ? Ce serait, au-delà de cette qualité, faire fi de sa dimension psychologique et de son évocation de l’art pictural à la fin du XIX°.
Le Danois Herman Bang (1857-1912), dont drames et romans ont suscité l’enthousiasme de Robert Musil, propose l’histoire d’un artiste à succès : Claude Zoret, « peintre de la douleur », à mi-chemin du presque homonyme Claude Monet et des artistes Pompiers du temps. Son admiration va à son jeune modèle et fils adoptif, dont le prénom donne son titre au roman. La relation privilégiée entre le maître et le disciple se scinde lorsque le second devient amoureux de la princesse Zamikof, alors qu’elle est portraiturée par le peintre. Trahison ou liberté, pour celui qui devra « s’affranchir »? Les deux principaux protagonistes livrent un combat pacifique, comme lorsque Mikael parfait les yeux du portrait de la belle : s’agit-il du génie du talent ou de celui de l’amour ? C’est une étude de milieu, des motivations et des inquiétudes de la création, d’une étape déchirante pour le Maître vieillissant à l’affection exacerbée, mais aussi à la recherche de l’expressivité totale, ambitionnant de « représenter le suprême » en ses œuvres allégoriques. Mais aussi une satire de la façon, luxueuse ou légère, dont on « dévore l’argent », du vol et de la captation d’héritage consentis. Plus tard, le cinéaste Dreyer sut mettre en scène cette histoire aux sensualités étouffées et cependant puissantes.
C’est encore une histoire de passion qui anime ce court et pathétique roman : Les Quatre diables. Cette fois ci dans le milieu du cirque, où les enfants là recueillis mènent une carrière honorable et soudée, jusqu’à ce que l’un d’eux ait l’audace d’aimer une femme de la plus haute société : voilà qui est ressenti comme une trahison. Herman Bang pose d’une autre manière l’antinomie de la fidélité, de la solidarité, et de la liberté individuelle, des raisons de l’amour opposées à la raison du groupe, du milieu. C’est après l’écriture de ce récit qu’Herman Bang fit, en 1890, une tentative de suicide. Certainement ses tourments intérieurs sont transposés dans la création romanesque, catharsis au demeurant peu efficace…
Entre postromantisme passionné et finesse de l’écriture par petites touches -ce qui a permis de le qualifier d’auteur impressionniste- et un narrateur omniscient qui télescope les scènes, Herman Bang sait faire advenir un univers problématique aux yeux de son lecteur, autant que l’émouvoir au plus profond de sa sensibilité. Notre curiosité, ainsi aiguisée, n’attend plus que la traduction de Famille sans espoir, ultime roman qui suscita un inqualifiable scandale pour outrage aux bonnes mœurs, à l’occasion duquel il dût émigrer à Paris. Ainsi, probablement une trilogie serait-elle complète et ferait briller cet étonnant Danois d’une trouble et bouleversante lumière…
Thierry Guinhut
Les partie sur Stoner et Bang sont parues dans Le Matricule des Anges, septembre 2011 et février 2012.
traduit du grec par Gilles Decorvet, Gallimard, 2004, 210 p, 16 €.
Quel compas, quel mètre ruban, sauront mesurer le génie ? Nous connaîtrons l'infaillible vérité grâce à cette « confession » ourdie par Panayotopoulos. Elle jaillit d’un oreiller pour tomber entre les mains du Docteur qui se fait le préfacier du « Portrait de l’artiste en moribond », ironique écho du Dedalus ou « Portrait de l’artiste jeune par lui-même » de James Joyce. Voilà qui fait l'objet du roman tout à la fois burlesque et tragique, inquiétant enfin, oscillant entre notre réalisme et la science-fiction, pour dangereusement glisser sur la pente de l'anti-utopie.
Tragique et drôle à la fois, Le Gène du doute est un conte philosophique situé au cœur du XXI° siècle. Le ressort de la science-fiction n’est qu’un jeu dont le but n’est pas d’imaginer de nouvelles technologies, mais de pousser jusqu’à son ultime conséquence la quête de solutions génétiques dans le seul domaine de l’art. Albert Zimmermann voit sa communication sur « le gène de l’artiste » d’abord ignorée, décriée, ensuite universellement adoptée au point qu’on ne puisse publier sans être passé par le test sanguin qui estampille le candidat en véritable écrivain, en « génie » au sens étymologique du terme. Quant à celui dont le test se révèle négatif, il n’a plus qu’à disparaître, végéter en dehors de tout terrain artistique, ou adhérer aux « Artists Anonymous » s’il a eu la vaine résistance de ne pas accepter de passer sous les fourches caudines : il faut « présenter un échantillon, non de son œuvre, mais de son sang. » En toute logique, on va jusqu’à profaner les tombes pour authentifier les auteurs du passé, réhabiliter les oubliés et « récrire de zéro des chapitres entiers de l’histoire de l’art ». Les « prémunis », les « démontrés », les « invalidés », ainsi sont étiquetés artistes et non-artistes.
James Whright est un auteur à succès, enchaînant sans coup férir un recueil de nouvelles et un roman. Mais le livre suivant tombe à plat. Un autre est encore pire. C’est à ce moment qu’apparaît le test Zimmermann. Par entêtement, dignité ou lâcheté -qui sait- il refuse de s’y soumettre. S’en suit la déchéance, un couple brisé… Pour lui, le temps et le doute sont seuls juges. Quand à la certitude permise par le test, elle permet à l’industrie du livre bien des économies. Plus d’éditeurs, de comité de lectures, pas même de critiques : à quoi bon, puisque le livre est forcément génial ! Il suffit de repérer le prodige dès sa naissance, de publier les niaiseries de ses « dix-huit printemps ». Un problème surgit pourtant lorsque les prémunis (dont le succès fut antérieur au test) et les bébés savants se trouvent trop peu nombreux. Alors, notre auteur, attiré par le critique qui l’avait lessivé, se voit propulser au creux d’une intrigue scandaleuse : devenir le « nègre » surpayé d’un génie en panne d’inspiration… Après avoir raconté ses fictions pour le seul public de Patty la petite prostituée, un immense public s’offre à lui, contournant ainsi la censure scientifique et idéologique.
Une fois James Wright mort, l’auteur de cette fiction aux étages emboîtés, Nikos Panayotopoulos lui-même, prend la parole en un « appendice » pour annoncer la publication de la confession qu’autorise le test effectué sur le moribond, puis ses conséquences dévastatrices dans le milieu de l’édition et dans le public : « On a rouvert le débat sur l’art véritable. »
On lira Le Gène du doute comme une divertissante fiction ou une formidable satire de notre contemporain éditorial qui permet à Nikos Panayotopoulos de créer, en disciple de Borges, des écrivains, des critiques et des bibliographies fictives. Mais, douce amère. Où est la vérité lorsque le Docteur confie que le test de James Whright est positif ? Puis faux ? Ce dernier n’est-il enfin que son prête-nom ? Reste le doute, ce « matériau, mais aussi la force de l’artiste. Si vous évacuez le doute, vous n’avez plus affaire à de l’art, mais à de la propagande. » Inutile d’imposer le test à cet écrivain grec, la réponse tombe sous le sens : voilà un roman à ranger parmi les plus grandes et plus facétieuses utopies…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.