traduit de l’anglais par André Fayot, José Corti, 480 p, 22,40 €.
Tobias Smollett : L’Expédition de Humphry Clinker,
traduit de l’anglais par Sylvie Kleiman-Lafon, Phébus, 432 p, 22 €.
Georg Weerth : Vie et faits du fameux chevalier Schenapahnski,
traduit de l’allemand par Christophe Lucchese, RN, 232 p, 23,90 €.
Comme de curieux cafards, les picaresques héros parcourent le monde, tentant de récolter quelques baies rouges de la fortune, nonobstant leurs échecs et rebonds. Qu’ils s’appellent Lazarillo de Tormes[1], le fondateur de l’espagnole lignée, en 1454, ou l’Allemand Simplicissimus en 1668, ils sont misérables, le restent, ne s’en sortent provisoirement que par leurs pirouettes, leurs coups fourrés, leurs arnaques et séductions burlesques. Cependant le Vaurien et Humphrey Clinker de Tobias Smollet ou Schenapahnski de Weerth en sont des avatars du XVIII° et du XIX°, passablement infidèles au modèle originel de l’anti-héros picaresque, dont Maurice Molho soulignait la condition de gueux misérable et mendiant, tout en notant qu’il « ne tarda guère à élargir sa signification originelle pour évoquer extensivement toutes sortes de personnages louches, sans feu ni lieu, que l’oisiveté, la paresse et le vice conduisent à la délinquance[2] ». En ce sens, les délinquants de Smollet et de Weerth, s’ils ne viennent plus d’un milieu sordide, sont indubitablement de vicieux délinquants, quoique burlesques à souhait.
Vaurien délibéré, noir scélérat et sans le moindre scrupule, tel est Ferdinand. Se prétendant, comte Fathom, son noble lignage usurpé ne l’empêche en rien d’être un gueux moral, mais l’empêche à peine de permettre que le roman de Smollet, publié en 1753, soit intrinsèquement considéré comme picaresque. Reste que, contant les aventures d’un salopard sensuel et révoltant, il s’agit d’animer de cent péripéties le récit de La Carrière d’un vaurien, qui alterne victoires et déboires avec un allant et une ironie inimitables.
Escroc, voleur, violeur, notre vaurien quitte un moment « le domaine de Vénus pour l’âpre champ de Mars », où l’on plonge bientôt parmi le registre héroïcomique. Il revient cependant aux intrigues du séducteur pour outrager la vertu de la belle Elenor, se voit ensuite fêté dans le grand monde, puis assailli par bien des revers de fortune, entre pauvreté crasse et richesse insolente acquise par de douteux moyens. C’est par les femmes qu’il exerce ses pires talents, jusqu’à un providentiel mariage et ce qui parait être une rédemption sentimentale et morale pour parachever le roman, bien que l’incrédulité du lecteur ne s’y laisse guère prendre. La satire est évidemment pleine de vigueur et de couleur, au service d’une dimension morale, par la vertu du contre-exemple. Quoique le romancier, et le lecteur avec lui, prenne un malin plaisir à ce tourbillon d’exploits et d’avanies d’un malfaiteur patenté.
On notera, non sans un frémissement de plaisir, à la fois de l’ordre de l’histoire littéraire et de « l’horrible épouvante qui anéantit peu à peu tous les secours de la raison et de la philosophie », que ce vaurien romanesque offre les prémices du roman gothique[3], avec une histoire de blanc fantôme féminin, et de « cadavre encore chaud d’un homme récemment poignardé », que notre piètre héros doit substituer à sa silhouette dans son lit pour éviter d’être poignardé à son tour, avant de s’échapper sous les yeux d’une « Hécate ratatinée »...
Au premier regard, L’Expédition de Humphry Clinker ne parait pas aussi palpitante que La Carrière d’un vaurien, dont le personnage de Fathom réapparait brièvement sous les traits d’un vertueux pharmacien de village. On aurait tort pourtant de s’arrêter au préambule entre le libraire-éditeur et l’auteur, ou par les premières pages qui semblent ne pas permettre que la mayonnaise prenne. Peut-être cela vient-il de la forme choisie, se dit-on. L’Expédition de Humphrey Clinker est en effet un roman épistolaire, genre fort en vogue à l’époque de l’Anglais Tobias Smollett, qui vécut de 1721 à 1771. Le roman par lettres nous ravit lors des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, mais il peut aussi, avec Richardson ou Rousseau, confiner à l’interminable…
Peu à peu pourtant, cette expédition acquiert sa vitesse de croisière. Dès que Lydia vient à s’amouracher d’un jeune inconnu, d’un acteur forain qui se déguise en vieux juif, dès que cette passion évidemment réprouvée par sa famille de bon aloi est pimentée par le mystère, nous voilà accrochés. S’agirait-il vraiment d’un aristocrate tout ce qu’il y a de comme il faut ? Même Mr Bramble, qui a le malheur d’être l’oncle de cette écervelée et d’un jeune homme terriblement raisonnable, de plus flanqué d’une sœur infailliblement vieille fille, nous devient sympathique malgré son esprit chagrin. Le progrès qui le cerne, sans compter ses ennuis de santé, font de ce gentleman campagnard, le type du râleur. Aux prises avec un « si méprisable monde de duperie et de fausseté », avec cette « énorme masse » londonienne qui n’est qu’un « grand déferlement du luxe et de la corruption » il est sans nul doute l’écho du caractère de l’auteur qui en voulut beaucoup de ses insuccès à ses contemporains. Conservateur -on dirait aujourd’hui réactionnaire- le bonhomme fait preuve néanmoins de charité et n’hésite pas à défendre les droits outragés. Il va se lancer dans un voyage à travers l’Angleterre et l’Ecosse, et parmi des stations balnéaires, escorté par le valet Humphrey Clinker, garçon d’écurie un rien philosophe ramassé au bord de la route, qui devient vite un personnage non moins picaresque que les autres protagonistes, parmi un roman bientôt totalement prenant. Serait-il le fils illégitime de Mr Bramble ?
Car la mauvaise humeur de Mr Bramble bascule bien souvent vers l’humour. Dénonçant la surabondance des vices anglais, le misanthrope, le mauvais coucheur en bute aux aléas d’un voyage semé d’embûches, de rencontres excentriques, est doué d’un esprit critique et caustique ; celui bien sûr de Smollet lui-même qui, après un voyage en Ecosse, s’en alla mourir à Pise avec le manuscrit de ce roman publié de manière posthume en 1770. On croise également bien des personnages hauts en couleurs. Outre le valet, c’est par exemple Lismahago, grand escogriffe à la gueule de violon, bourré de tics et qui se pique d’enseigner la phonétique… On laissera le lecteur imaginer quels retournements de situations et mariages inattendus vont animer un tel roman…
Moins que l’intrigue et cette histoire de fils naturel retrouvé, ce sont les tableaux de mœurs, les moments burlesques qui font le prix de ce récit de voyage. De curieuses pages émaillent le cours des péripéties et des chroniques parfois fastidieuses des coutumes locales. On remarquera la description de l’usine littéraire où travaillent maints paperassiers, à peine transposée de l’entreprise que fonda Smollett lui-même pour achever son Histoire de l’Angleterre. Ou la dissertation du médecin sur les pollutions et autres excréments… L’artifice du roman épistolaire n’est finalement pas sans intérêt. Les mêmes faits racontés par cinq personnages différents (y compris le franc parler à l’orthographe pittoresque de Madame Jenkins) prennent un relief saisissant et contribuent à montrer la relativité des opinions humaines : notre bourru Mr Bramble peut alors passer pour un apôtre de la tolérance et d’une liberté de la presse tempérée par la crainte de la diffamation.
Voici un sacré chenapan ! Il est digne de marquer d’une pierre bariolée l’histoire littéraire allemande. Il s’agit en effet, en 1848, l’année même du Manifeste communiste, du premier roman feuilleton d’outre-Rhin, publié dans la gazette de Marx et d’Engels.
Etymologiquement, Shenapahnski, signifie « voleur de poules ». Il faut prendre cette appellation dans tous les sens, y compris figuré. Notre héros, et plus exactement anti-héros, ploie sous le poids des dettes et s’approprie plus ou moins indûment l’argent d’autrui. Quant aux femmes, il ne se fait pas faute de les oublier, poursuivant une carrière accidentée de séducteur aux insuccès et succès divers, jusqu’à une laide et chauve duchesse, heureusement fort riche et au cœur accueillant. Ce qui le mènera jusqu’au Parlement de Frankfort.
Lecteur, tu t’amuseras beaucoup au cours de cette « rocambolesque épopée », de ces péripéties contées sur le mode héroïcomique et grivois. Une foule « d’amourettes », un duel, du « caviar de femme », des diamants achetés au nom de « Zeus» ; de Berlin à Rome, en passant par l’Espagne, les aventures burlesques s’entrechoquent avec un train d’enfer et une corrosive ironie. L’humour au galop cache cependant une satire insolente contre une classe de nobliaux plus préoccupée de ses aises et roublardises que du bonheur de ses concitoyens et du progrès de la société.
Auteur d’un seul livre, le chroniqueur social Georg Weerth ne bénéficia que d’une courte vie (1822-1856). Il s’en fut mourir à La Havane, laissant à la postérité un irremplaçable roman à clefs brocardant le chevalier Lichnowsky-Shenapahnski qui exista bel et bien, mais surtout un fleuron du récit picaresque, dans la lignée rabelaisienne et du Simplicissimus de Grimmelshausen[4].
Tobias Smollet et Georg Weerth fomentent de bien amusant anti-héros qui sont des avatars satiriques du genre picaresque, né avec Lazarillo de Tormes, cette confession anonyme parue dans l’Espagne de 1454. À cet égard la traduction des anonymes Aventures et espiègleries de Lazarillo de Tormes, publiée en 1801 et illustrée par des gravures de Ransonnette[5], est une belle infidèle puisque son deuxième volume, lui aussi anonyme, est un ajout postérieur dans lequel Lazarillo accède à une fortune sociale que sa condition aurait dû lui interdire : héritant d’un ermite, il se fait lui-même ermite, non sans avoir tenté de se marier et d’être roué de coups et volé par quatre femmes dont il se venge bientôt. Sa fin, passablement moralisatrice sera heureuse et pieuse. Or, ce qui n’était, de Lazarillo à Simplicissimus, qu’aventures de gueux picaresques condamnés à le rester, contamine avec Smollet et Weerth une bourgeoisie et une noblesse peu reluisantes. Il s’agit moins d’une évolution des mœurs que d’un renouvellement du regard des écrivains vers une satire sociale burlesque et endiablée qui n’épargne plus aucune classe sociale.
traduit du tchèque par Michel Pacvon et Aline Azoulay-Pacvon,
Mirobole, 2017, 322 p, 22 €.
Michal Ajvaz : L’Autre ville,
traduit du tchèque par Benoît Meunier,
Mirobole, 2015, 224 p, 19 €.
Seuls le rêve, le voyage, un regard particulièrement affuté, peuvent modifier l’espace. Mais également l’art, qu’il soit architectural ou littéraire. Comme un Piranèse de fantaisie, entre roman et surréaliste poème en prose, un Tchèque étrange, nommé Michal Ajvaz, né en 1949, déplace et perturbe les îles et les villes pour en faire de précieux et déstabilisants labyrinthes. De L’Âge d'or à L’Autre ville, le plaisir du conte borgésien ne cesse de se renouveler, en un fascinant diptyque.
Sommes-nous dans une île digne de L’Utopie de Thomas More ? S’il s’agit dans L’Âge d'or de montrer un modèle à la perfection absolue et finalement destructrice des libertés et de l’individu, Michal Avjaz répond absent : « que le lecteur ne redoute point qu’on lui présente insidieusement un idéal social ou moral ». Ni utopie ni contre utopie à la Huxley ou Orwell… Que faire alors d’un livre qui n’a aucun but politique ? Eh bien, jouir, sans arrière-pensée, des bonheurs perplexes de l’imagination. Car dans cette île montagneuse on savoure « toutes les nuances des plaisirs de l’insensé ». Les insulaires ont par exemple des murs d’eaux transparents et des mines de pierres précieuses dans leurs maisons. Sans oublier qu'ils considèrent « les taches dessinées sur les murs comme l'écriture par laquelle leur dieu leur communiquait ses messages et ses volontés ». On y croise une princesse et des « tapis rêveurs », la Métaphysique d'Aristote et un volume imaginaire d'Averroès...
Le pittoresque magique bute bientôt sur le caractère informe, instable et indéfini de toute une culture : les mots sont changeants, le Livre unique peut être sans cesse réécrit. D'ailleurs ce « Livre insulaire était plus complexe que Les Impressions d'Afrique de Raymond Roussel, dans lequel Michel Foucault dénombra neuf niveaux de digressions ». Malgré ses « poches blanches de digressions », ses histoires de « taches », il forme, avec une lutte entre deux clans royaux, avec un prince observant au télescope une autre vie et une autre langue, puis avec des « statues en gelée », des romans dans le roman, des « parodies de l’art » bientôt disparues. Face à la ville de Prague où le narrateur revient écrire son mémoire, l’île et ses habitants démentent toute logique, absorbant leurs colonisateurs, désunissant les amours, effaçant les gouvernants et les noms.
Labyrinthes, miroirs, quête de « la couche originelle du Livre » sont des thèmes borgésiens certes, mais le Tchèque Michal Avjaz les accommode d’une manière toute personnelle, dans un étonnant roman qui flirte autant avec l’essai qu’avec la description géographique, le tout avec une fantaisie polymorphe et chatoyante. Ce livre qui, au moyen d’une mise en abyme vertigineuse, recèle son fameux et déroutant « Livre insulaire », s’est déroulé « sans avoir succombé aux sirènes du sens, de l’idée et du didactisme ».
Après cette exploration d’un espace îlien peuplé d’excentriques jouant à sans cesse modifier un livre labyrinthique, L’Autre ville choisit de receler un « livre à reliure violette ». Ce dernier ne peut qu’attirer l’attention d’un amateur de Prague qui est peut-être un alter ego de notre conteur. Ecrit dans un alphabet inconnu, il emporte son nouveau propriétaire dans une quête compulsive et hallucinante. Un bibliothécaire -sage ou pusillanime ?- tente de le dissuader : « Oubliez ces livres étranges qui vous rappellent les frontières de notre univers ». Les « lettres phosphorescentes » du volume fascinent notre narrateur au point qu’un cylindre caché dans une colline le conduit en cette « autre ville », qui est peut-être le kaléidoscope de son ancien imaginaire d’enfant. Dans une immense église, un prêtre entame un sermon éminemment borgésien, se référant à des « livres saints », aux « commentaires contradictoires », bourrés de facettes mythologiques, de détails ubuesques. Une fois cette porte fermée, les soixante-seize caractères du livre sont ceux d’un « alphabet maudit », selon le narrateur d’un récit emboité interrompu. Où sont les « portes interdites », où passe le « tramway de marbre vert » ?
Sans cesse se muant en fascinante prose poétique le roman ajvazien navigue à la lisière d’un guide touristique qui serait devenu fou et d’une métaphysique aporétique. Quelque part entre la « bibliothèque universitaire » et le « temple rupestre », parmi les cafés qui se changent en jungles, repose le secret introuvable d’un livre qui n’est pas étranger au « naufrage parmi des rayonnages couverts de livres » de malheureux bibliothécaires disparus. Qui sait s’il s’agit là d’une métaphore du communisme qui sévit si longtemps sur Prague ? Est-ce pour cette raison que notre auteur, dont l’enfance fut contrainte par l’interdiction qui pesait sur les livres non-réalistes, aime à se réfugier et se perdre dans des univers parafictionnels ? De même, lorsque dans L’Âge d'or, le Livre voit s’effacer et se réécrire sans répit l’Histoire, comme si une impalpable tyrannie rendait impossible toute permanence, toute transmission.
De Michal Ajvaz, il est à souhaiter que l’édition française imagine de traduire son Retour du vieux dragon de Komodo, dans lequel un archéologue s’aventure à la recherche d’un empire oublié. Bien sûr, il y aura encore en ces pages, un étonnant texte à lire, gravé en une cathédrale. À moins de préférer Rues vides : cette fois il s’agit d’un peintre qui consacre son talent à peindre les objets comme s’ils étaient de secrets hiéroglyphes. Heureusement pour le lecteur français, et quoiqu’il soit aujourd’hui épuisé en sa première édition parue en 2007, chez Panama, il se peut que L’Âge d'or soit son plus brillant roman, entre ethnographie, philosophie et conte. Là où le livre sans cesse compulsé et retravaillé par les îliens est une sorte d’hypertexte, une mémoire en perpétuelle mouvance, dissolution et création.
L’ailleurs spatial et temporel, bruissant de toutes ses potentialités mentales et oniriques, est à l’évidence un thème récurrent, voire obsessionnel, chez ce romancier, poète et essayiste, pour lequel les éditions Mirobole sont parvenus à reconstituer un troublant diptyque. Ainsi s’aiguise notre insatisfaite curiosité pour cet auteur qui a consacré des essais à Derrida et Borges. Décidemment « l’entrée de la bibliothèque est dangereuse », mais aussi séduisante, surréaliste et unique sous la plume chatoyante de Michal Ajvaz, sans cesse mobilisé par l’avalanche d’univers parallèles où le langage est pris au piège de son propre soupçon. Sommes-nous parmi les seules spéculations et constellations romanesques du fantastique, du merveilleux, du gourmand fantasme, ou parmi l’inquiétante étrangeté de la paranoïa ?
Thierry Guinhut
À partir d’articles publiés dans Le Matricule des anges, avril 2007 et avril 2015
Dezso Kosztolanyi : Kornél Esti, traduit du hongrois par Sophie Képés,
Cambourakis, 272 p, 20 € ;
Dezso Kosztolanyi : Portraits, traduit par Ibolya Virag et Michel Orcel,
La Baconnière, 192 p, 16 € ;
Deszo Kosztolanyi : Une Famille de menteurs, traduit sous la direction d’Andras Kanyadi,
Cambourakis, 112 p, 10 €.
L’altérité du portrait frôle souvent le miroir. Portraiturer autrui, n’est-ce pas aussi, un peu, par l’imminence de ses choix, se dire soi-même ? Un étrange écrivain hongrois a su illustrer cette problématique, exposant le mystère fascinant des personnalités. Mais de celui qui raconta dans Kornél Esti l’histoire d’un traducteur kleptomane subtilisant l’argent des textes qu’il était censé rendre, on ne peut attendre qu’une belle propension à l’humour. C’est également chose faite avec ces trente-cinq Portraits du Hongrois Dezso Kosztolanyi (1885-1936), souvent francophiles, qui ne sont pas loin d’être composés au hasard. Portraits également, que ceux d’Une Famille de menteurs, jusqu’à ce que s’écaille le vernis de l’apparence, jusqu’à mettre à nu les ressorts de la fiction.
C’est dans sa suite romanesque titrée Kornél Esti que Kosztolanyi réunit ce qui était d’abord d’éparses nouvelles, formant ainsi une promenade fantasque peuplée de figures hautes en couleurs. Parmi la Budapest des années vingt, parcourue par le personnage éponyme, masque et alter ego de son auteur, le réalisme côtoie le fantastique et l’absurde. Car depuis l’enfance, l’écrivain et son étrange ami, « mon frère et mon contraire », se complètent, s’opposent : « c’est lui qui m’initia au mal (…) qui inocula l’ironie à mes sentiments ». Le premier lui propose : « Je suis la fidélité même. Toi, à côté de moi, tu es l’infidélité, le papillonnage, l’irresponsabilité. Fondons une firme. Que vaut l’homme sans le poète ? Et que vaut la poète sans l’homme. Soyons coauteurs ». Ce projet créateur devient un art poétique : « une biographie romanesque (…) Ne l’intègre pas à un quelconque récit stupide. Que tout reste comme il sied au poème : fragment. » Leurs styles sont, l’un « classique », l’autre « romantique » avec « beaucoup d’adjectifs, beaucoup de comparaisons », dont le premier supprimera cinquante pour cent. Infiniment facétieux, Kosztolani, peut-être flirtant avec le surréalisme, illustre à merveille le dédoublement entre l’auteur et son personnage.
En un tableau sans cesse renouvelé, le héros - ou anti-héros - fait connaissance avec la « société humaine ». Bientôt il éprouve le « mystère du baiser » d’une jeune fille, qui lui semble « une serpillère lourde et trempée » ; il a un mal fou à se débarrasser de son héritage, traverse toutes sortes de picaresques péripéties, y compris dans le milieu des journalistes et des poètes. C’est là que l’on retrouve notre fameux traducteur kleptomane, au chapitre XIV : « Dans lequel nous levons le voile sur les mystérieux agissements de Gallus, traducteur cultivé, mais dévoyé ». Nous apprenons avec surprise qu’il fait disparaître, de sa par ailleurs impeccable traduction, les bijoux des personnages, les lustres des châteaux : « il s’était approprié illégalement et indument dans l’original anglais 1 579 251 livres sterling, 177 bagues en or… » Pour reprendre le titre de Michel Foucault, où se trouve la limite entre les mots et les choses ? Comprenons qu’il sera bien difficile de ne pas succomber à l’humour de Kosztolanyi…
Outre que chacun à leur façon ils répondent à la question Comment vivre ? Ou, La vie mérite-t-elle d’être vécue ? Ces Portraits sont ordonnés chronologiquement, de la sage-femme au fossoyeur, et, peut-être, hiérarchiquement, puisque l’écrivain est sacré bon avant-dernier : lui dont « les mensonges sont différents ; ils représentent plus que la vérité. » Tranche de vie, mode d’existence, scalpel sociologique, tout est finesse en ces courts entretiens, presque dialogues philosophiques, mieux que reportages journalistiques. Du diplomate à la domestique, ces vignettes des cœurs et des classes sociales sont pimpantes, attendries, parfois inquiètes, sinon cruelles. En fin de compte, sauf la choriste, chacun est plus vaniteux que l’autre, comme chez le barbier où l’on « admire son visage ».
Le profil psychologique est rapidement saisi, non sans ironie, tel le hussard qui parle « de chevaux et de filles » et dont les amours durent « le temps de les berner ». En quelques mots, l’on sait tout des secrets du boulanger, comme de l’éboueur, dont l’observation des ordures permet de dire : « comprendre, c’est pardonner ».
L’humour caracole. Le souffleur de théâtre fut puni en classe pour avoir « soufflé ». Le maître-nageur « se tait comme une carpe (…) Il s’avère pourtant qu’il a le sang chaud ». Reste à découvrir l’élégante qui se confesse à géométrie variable devant la tombe de ses parents ; comme quoi la personnalité est faite de plusieurs tiroirs, changeants, pas forcément cohérents. Mais aussi le bibliothécaire, l’imprimeur, tous ces astres bien terre à terre qui composent le système solaire de l’écrivain…
Quand les philosophes font profession de chercher la vérité -à moins qu’ils polissent des mythes et des utopies politiques- les écrivains de fiction sont forcément des menteurs. Le Hongrois Deszo Kosztolanyi est l’un des plus acharné d’entre eux, tout en se cachant malicieusement derrière les personnages d’Une Famille de menteurs. Parmi ces nouvelles volontiers loufoques, on ment au point de prétendre parler le chinois ou le français, par vanité, obstination et fantasme. Une « fille laide » correspond avec un potentiel amoureux et joint à sa lettre « la photographie de sa sœur cadette », d’ailleurs décédée, pour se payer d’une illusoire exaltation. Un tricheur qui sort de prison va jusqu’à tricher aux cartes avec son fils. Quant à la peur de la mort qui s’empare de très jeune gens devant le cadavre d’un bébé, elle n’est que le masque du désir. Le texte le plus brillant est peut-être celui où un comédien se joue d’ « une vie passée dans la beauté et la fange ». La nouvelle-titre est un festival de mensonges, entre un père incarcéré pour « détournement et falsification de fonds » et une famille qui donne un permanent spectacle peu à peu déjoué. Malgré l’amusement du lecteur, le pathétique enfle, entre récit psychologique et satire sociale.
Une toute autre ambiance imprègne Venise[1], petit recueil bigarré, véritable pot-pourri, entre des citations de Byron sur les gondoles, de Goethe et Rilke, et la confession d’un mélancolique qui réussit son exil dans la cité des Doges, où « la vie est un théâtre »… L’art du récit bref, du fragment, excelle dans ces miniatures, qui ne peuvent que séduire et conduire le lecteur vers le plus vaste recueil de Deszo Kosztolanyi : son pas assez fameux et scandaleusement méconnu Kornel Esti. En filigrane, comme parmi les Portraits, qui sont pourtant ceux d’autrui, se lève un autoportrait avec son double et aux plusieurs volets. De celui qui a les vertus majeures de la curiosité et de l’empathie : Kosztolanyi lui-même, prestidigitateur du récit.
Villa Adriana, Tivoli, Latium, Italie. Photo : T. Guinhut.
Trois internats pour enfants,
trois degrés du totalitarisme.
Mariam Petrosyan : La Maison dans laquelle ;
Arthur Koestler :
Les Tribulations du camarade Lepiaf ;
Zivko Cingo : La Grande eau.
Mariam Petrosyan : La Maison dans laquelle,
traduit du russe (Arménie) par Raphaëlle Pache, Monsieur Toussaint Louverture, 960 p, 24,50 €.
Arthur Koestler : Les Tribulations du camarade Lepiaf,
traduit de l’allemand par Olivier Manonni, Calmann-Levy, 368 p, 21, 50 €.
Zivko Cingo : La Grande eau,
traduit du macédonien par Maria Bejanovska, Le Nouvel Attila, 224 p, 16 €.
Les prisons éducatives et répressives sont de tous les régimes totalitaires, surtout s’il s’agit d’y enfermer des enfants et des adolescents. En un étonnant triptyque cosmopolite, que nous offrent les hasards de l’actualité éditoriale française, ce sont trois romanciers qui émeuvent, fustigent et angoissent le lecteur en bâtissant des murs de pages étrangement et douloureusement habitées. L’Arménienne, Mariam Petrosyan, au moyen de La Maison dans laquelle, nous introduit dans les arcanes d’une « Maison » où ce sont essentiellement ces chères têtes brunes et blondes qui sont les créateurs et les vecteurs d’une « Loi » tantôt amicale et tantôt cruelle. Mais entre menace nazie et espérance communiste, l’ironie de l’Allemand Arthur Koestler, avec Les Tribulations du camarade Lepiaf, nous transporte dans un foyer pour enfants appelé « L’Avenir » ; quand le Macédonien Zivko Cingo, avec La Grande eau, clôt de murs infranchissables les plus beaux rêves enfantins, en une métaphore poignante du totalitarisme.
Mariam Petrosyan : La Maison dans laquelle
Où se trouve cette « Maison » ? Mystère. L’on sait bientôt qu’à dix-huit ans il faut la quitter, toujours à son plus grand regret. Mais au lecteur il faudra une patiente persévérance, au long cours de quelques centaines de pages, pour comprendre qu’il s’agit d’un « internat pour enfants handicapés », ou bien inadaptés, rejetés, parmi lesquels on distingue les « Roulants » et les autres. On l’appelle la « Maison Grise » des « enfants-chiendents ».
C’est un univers en soi, clos, exclusif : « Ils ne veulent rien connaître de ce qui se situe en dehors de la Maison ». Les plus casaniers réussissent à se cacher pour échapper à la migration estivale en car vers la mer, qui ne sera jamais un sujet de conversation digne d’intérêt. Il en est d’ailleurs de même du contenu des cours, jamais évoqué, des professeurs, jamais portraiturés. On pourrait croire que cette prison délicieusement consentie n’est que masculine, ignorante du sexe opposé, alors que les filles ne sont que des ombres de la bibliothèque, habitant un autre étage, plus lointain que la stratosphère ; quand, au milieu du livre, « la Nouvelle Loi » permet soudain de visiter les uns, les unes et les autres, de découvrir « Rousse », « Sirène », « Chimère », « Aiguille »...
L’on vit par dortoirs, par confréries, d’où l’on exclut l’un, où l’on accueille les autres. Là règnent des conventions, des rituels, des interdits, des conflits et des complicités. Les clans se surveillent, s’affrontent, chapeautés par des mâles dominants Même si l’on n’y est jamais seul, en un chaud collectivisme, en une lourde promiscuité, chacun peut se ménager des moments d’intériorité, sous ses couvertures, dans un coin de la cour, voire dans la punition de la « Cage ». Pour ses habitants, la « Maison » est l’espace d’une « enfance sauvage et libre », où ils peignent les murs, font de la musique, écrivent des poèmes, participent, en l’apothéose de la dernière nuit, à une « Nuit des Contes »…
Les narrateurs alternent, même s’ils ne viennent que du quatrième groupe : « L’Aveugle », « Le Macédonien », « Chacal Tabaqui », « Fumeur », pour l’essentiel. Rarement, à l’exception de « Ralph », de « Requin », de « Marraine » ou de « l’ancien directeur », les éducateurs interviennent parmi ces voix, encore moins les professeurs ; quant au Directeur, il est plus que lointain, malgré une discipline erratique, une surveillance à l’occasion inquisitoriale. Les autres groupes d’enfants, parmi « Les Rats », « Les Oiseaux », « Les Chiens », « Les Faisans », plus jeunes, n’interviennent que sporadiquement, n’ont qu’une réalité inégale, malgré leurs surnoms tout aussi pittoresques, de « Feignasse » à « Limace », en passant par « Cher Ami », « Pisseur », « Beauté » ou « Eléphant »… Car personne ici n’a d’état civil ; le groupe, le chef octroie un nom de baptême afférant à une caractéristique physique ou morale, souvent dépréciatif. Ce qui donne lieu à des portraits parfois rapides, parfois intensément fouillés à l’occasion des personnages dominants.
Aux côtés d’un réalisme apparemment omniprésent en ce fatras romanesque à l’organisation confuse, le fantastique innerve la « Maison », considérée comme un être vivant, à peine policée par une quelconque civilisation. Ses jeunes habitants, hantés de superstitions, se protègent avec de nombreuses « amulettes », comme « des petits crânes de rats enfilés sur une fine lanière de cuir ». Le « Macédonien » est capable de « miracles », mais aussi de « malédiction » contre « Loup ». Quant aux « tombants et sauteurs, ce sont ceux qui sont capables de visiter l’envers de la Maison ». Au moyen d’opérations mentales inexpliquées, « L’Aveugle » animalisé visite « la forêt aux datura » qui lui sourit. La « Maison » recèle bien des lieux étranges, comme le « Sépulcre » où vivent « Rousse » et « Mort », comme le « Dépotoir » ou la « Chambre maudite », comme la Cave où l’on va parfois fouiller ses archives, car elle a « une histoire plus que centenaire ». De plus, parmi les habitants, corporels ou non de la « Maison », on dénombre les « Jérichonistes, dont la présence annoncerait apparemment la fin ». En ce sens, il y a quelque chose de gothique en ce roman-monstre, que l’on ne rattachera cependant à aucune école littéraire.
Malgré la hiérarchie qui la gouverne, cette « maison » n’est pas un espace totalitaire. Tout juste pourrait-on la qualifier de prétotalitaire, dans la mesure où les libertés ne sont le plus souvent régies que par le groupe et sa tête plus ou moins inspirée, dans la mesure où les structures tribales de cette société primitive et chamanique génèrent des provocations masculines, des combats de filles, des assassinats irrésolus, comme celui de « Pompée », le chef des « Chiens », dont la gorge héberge soudain un couteau. Luttes de pouvoir entre les chefs de meutes, duel et « salve de coups » explosent entre « L’Aveugle » et Noiraud », auprès du « trône vacant de Pompée ». Meurtre rituel, sacrifice du bouc émissaire, les hypothèses sont légion -qui feraient palpiter la curiosité d’un René Girard[1]- parmi ce qui ne serait qu’allusivement une enquête policière, qui ne préoccupe que les adultes encadrants.
L’énorme conte initiatique aux chambres et galeries innombrables est révélateur autant du spectre des rapports humains, au sens anthropologique, que d’une pensée magique et, cela va sans dire, du passage de l’enfance à l’âge adulte. Quoique le départ, aux dix-huit ans révolus, soit vécu comme un inéluctable déchirement. Seul l’ « Epilogue » s’ouvre aux « voix de l’extérieur », lorsque les personnages les plus essentiels donnent de leurs nouvelles, reviennent sur leur passé commun avec une prégnante nostalgie, voire visitent les maigres restes ruinés de la « Maison ».
Malgré soi, le lecteur de cet énorme objet, tantôt anecdotique, tantôt palpitant, tantôt suffocant, brûlant, qui croît en puissance au fur et à mesures des chapitres, se découvre pris dans la toile d’araignée formée par Mariam Petrosyan. Ses personnages, d’abord peu sympathiques, voire répugnants, s’insultant à l’envi, et fauteurs de combats « homériques », deviennent attachants, au même rythme que l’on comprend combien ils ne sont pas seulement doués d’agressivité et de bassesse les uns envers les autres, mais d’empathie, de solidarité, sinon jusqu’à l’amitié la plus indéfectible. Ebauché à dix-huit ans, par une Arménienne (née en 1969 à Erevan) qui mit dix ans à l’écrire en russe, plus exactement à l’ourdir, ce roman comparable à nul autre ajoute une insolite et irradiante et sombre pierre de touche à bien d’autres récits sachant tisser un monde moins enfantin qu’il n’y parait. Quoique l’on puisse ici penser à une autre demeure littéraire fantastique : celle de Danielewski, La maison des feuilles[2].
Un de ses narrateurs, qui est probablement en cela un alter ego de l’écrivaine, prépare ainsi son récit : « Je pris alors une inspiration et me replongeai dans le tourbillon sanglant de la Nuit la Plus Longue, dans ces ténèbres où les légendes de la Maison puisaient leur inspiration. Je plongeai et je nageai, remuant cette vase, ces os rongés qui constituent l’épine dorsale des mythes ». Douée d’un style étonnement plastique, du trivial et vulgaire au plus cultivé et raffiné, on ne doute pas que Mariam Petrosyan partage le crédo d’un de ses personnages, « Sphinx » : « Moi, ce qui me débecte, c’est celle [l’odeur] qui se dégage des mots vides, des mots morts ».
Arhur Koestler : Les Tribulations du camarade Lepiaf
On glosera de longtemps sur l’identité des deux totalitarismes du XXème siècle : nazisme et communisme. En 1934, Arthur Koestler la pressentait-il ? En ses « tribulations», il va plus loin que le traumatisme infligé par Hitler. Né en 1905 en Hongrie, parmi une famille juive, il écrit d’abord en allemand, puis en anglais avant d’être naturalisé britannique, pour mourir en 1983 à Londres. Entre temps, son existence aura été secouée par le sionisme, un séjour en Palestine, d’autres en Union Soviétique, par des reportages pour un journal anglais pendant la guerre franquiste. Communiste en Allemagne à partir de 1931, il doit se réfugier en France. C’est là que, rédigeant un rapport sur la misère des enfants immigrés en centres d’hébergement, il imagine ce roman, dont le manuscrit, envoyé à un éditeur antifasciste en Suisse, ne parut jamais : on ne le trouva pas assez communiste. Retrouvé en 1950 par son auteur, il ne le jugea pas digne de publication. Il fallut attendre 2012 pour le détromper, puis aujourd’hui en sa première et nécessaire traduction. Si l’antifascisme est flagrant dans Les Tribulations du camarade Lepiaf, l’on y devine déjà une sourde méfiance envers le communisme.
Le lecteur est d’abord un peu réticent devant une composition brouillée. Le jeune Peter est coincé entre l’angoisse de ses parents juifs qui veulent le mettre à l’abri et l’attente d’un père adoptif, avant d’échouer dans un foyer près de Paris, appelé « L’Avenir ». Quant au « camarade Lepiaf », ce n’est qu’un congénère, parfaitement secondaire, abusivement éponyme. Les péripéties, conversations et controverses sont parfois oiseuses et répétitives. « Journal mural » et journaux intimes complètent l’alternance des points de vue. L’on sait que l’auteur s’appuya sur un travail documentaire lorsqu’il visita un tel foyer.
Pourtant, une fois les fragments épars du tableau agrégés, cette micro-satire de société prend un relief étonnant. D’abord grâce aux personnages hauts en couleur : Roland le nain et Petit Hérisson, et les éducateurs : Clystéria, psychanalyste, férue de sa logorrhée, Furonclet, remplacé par Lampel et Moll, respectivement l’ouvrier et l’intellectuel. Entre les deux, Piete le Grand, Ulrich l’Opposition et Thekla l’Oie rouge. On devine les marqueurs politiques. Car les adolescents, au fait de la tyrannie hitlérienne et conscients de l’impéritie de la direction, s’érigent en « membres du collectif », fomentant « compétition socialiste pour l’épluchage des pommes de terre », « grève et insurrection armée », montant un procès pour « acquitter le voleur de chocolat victime du capitalisme ». La phraséologie marxiste-léniniste est redoutable. L’on conçoit, à l’issue d’une fin ouverte, combien « L’Avenir » du foyer est d’une corrosive ironie.
La gabegie grotesque devient en effet satire au vitriol. Les polémiques politiques sont le reflet de celles des adultes, les méthodes d’éducation sont conspuées, en un condensé des « luttes de faction » de l’époque. Malgré l’apparence farfelue, le roman reste réaliste, troublant constat de la misère d’avant-guerre. Les enfants politisés à outrance, ou définitivement « bourgeois », ne sont en rien idéalisés, non loin de ceux qui peuplent l’île de Sa Majesté des mouches de William Golding[3]. On doute alors que ces futurs adultes, s’ils survivent, préparent une génération meilleure que celle de leurs parents. Celui qui rêve de devenir un « vampire » quand il sera grand peut apparaître comme une prémonition du totalitarisme rouge.
Plus tard, Arthur Koestler fournira des romans plus solidement composés : Spartacus[4], récit des révoltes d’esclaves dans l’empire romain, et surtout Le Zéro et l’infini, écrit à la suite des procès de Moscou de 1938, qui met en scène la descente vers l’exécution d’un commissaire du peuple, roman emblématique de sa définitive perte de foi envers tout communisme : « Le Parti niait le libre arbitre de l’individu -et en même temps exigeait de lui une abnégation volontaire ». La conclusion est sans appel pour qui prétend penser en dehors de la doxa et user de son esprit critique : « Un second coup de massue l’atteignit derrière l’oreille. Puis tout fut calme[5] ».
Zivko Cingo : La Grande eau
« Que je sois maudit », répète sans cesse le jeune narrateur de La Grande eau. Il y de quoi en effet, maudit par une tyrannie communiste qui ne dit d’abord pas son nom, inexorablement enfermé entre d’immenses murs. En cet orphelinat, dont le nom par abject euphémisme est « Clarté », Lem est l’un des enfants de troupe d’un régime qui prétend avoir vaincu le « fascisme ».
Au-delà -à moins qu’il ne s’agisse que d’un rêve- « la Grande Eau », aimante les aspirations à la liberté. N’est-ce qu’un lac, ses vagues sont-elles celles de la mer ? Plus loin encore s’élève le mont « Senterlev », fabuleusement ensoleillé. Tout ce que l’on voit au travers des « fentes » du mur, ou que l’on croit voir... Comme cette image de la « Vierge », qui passe de main en main, de poche en poche, au pouvoir érotique fascinant, jamais retrouvée par les gardiens.
Plus encore que de lui, Lem parle sans cesse de son ami, Isaac, « fils de Keiten », sans cesse torturé. Sera-t-il infiniment puni pour avoir volé un « bout de bois », et pour y sculpter une « mère » ? Car au-dessus du petit peuple des orphelins, rongés par les poux, règne un Directeur volontiers violent, doté d’une main brutale, Trifoun Trifounovski. Lem est cependant pétri d’admiration pour ce dernier, de surcroit objet de l’enthousiasme général, lorsqu’il récite un poème vantant le « travailleur de choc ». Et bien des « éducateurs » : Olivera, sous-directrice cruelle, si fière de sa « culotte rouge » soudain (oh, scandale !) disparue ; le « sonneur », gardien du sommeil et du réveil, armé de cloches et d’une barre de fer. Sous leur férule, « personne n’avait droit d’avoir sa volonté, ses pensées ». Sans compter les délateurs qui fourbissent leurs dossiers : « Le monde entier est rempli d’intentions bienveillantes, oh, dont nous mourrons ! », phrase digne des plus judicieuses ironie et philosophie politique…
Nous avons compris qu’il s’agit là, en réduction, d’une métaphore de l’univers totalitaire. On vénère et souille l’image du « Généralissime », qui n’est autre que Staline, on éduque, à travers de complexes leçons de morale, au bienfondé d’une « société égalitaire », dans laquelle pleuvent les châtiments et les humiliations. Une sorte de kafkaïenne « colonie pénitentiaire » dévolue à un petit peuple d’enfants sacrifiés. Au point de devoir se demander si l'enfance est le berceau du totalitarisme...
Conduit par une écriture obsédante, parfois outrageusement répétitive, d’une redoutable efficacité, Zivko Cingo, Macédonien né en 1932 et mort en 1987, enferme le lecteur entre les murs de la tyrannie et de l’injustice, au moyen d’une prose épique, traversée de soudains éclairs de lyrisme, à l’occasion des rêves, ou du « talent » impromptu d’un orphelin. À tel point que l’on est soulagé de refermer un livre si tragique, dont on n’a pourtant pu quitter les pages, un mémorable apologue d’une bouleversante acuité. Cette enfance emprisonnée, conditionnée par une discipline de fer, ne prépare que des vies de malheureux, que des vies de délateurs et de tyrans. À moins que leurs rêves sachent les en sauver…
Les enfants sont -on pardonnera le truisme- l’avenir de l’humanité, l’être humain de demain. Ce pourquoi les sociétés enfantines et primitives exigent d’être civilisées. Ce pourquoi l’éducation totalitaire modèle d’abord ses orphelins, dégagés de l’influence délétère de la famille clanique et individualiste, de façon à obtenir un homo communistus, voire un homo islamicus. L’on sait pourtant, et heureusement, que les résultats ne sont pas toujours garantis. Si cette dernière formule est également vraie dans le cadre d’une éducation humaniste et universaliste aux Lumières et aux libertés, il n’en reste pas moins qu’en dénonçant, chacun à leur manière, des systèmes d’éducation erratique, brutaux et uniformément idéologiques, nos trois auteurs plaident en creux, car sans explicite, pour une éducation telle que le droit naturel et la dignité humaine puissent permettre aux libertés et au raffinement culturel de se développer.
Thierry Guinhut
La partie sur A. Koestler a été publiée dans Le Matricule des anges, juillet 2016
Il suffit à Stefan Brijs de deux romans aussi sombres, voire noirs, que de lecture aisée pour ausculter l’esprit de la guerre et de la science. Visiblement il ne porte aucune des deux en haute estime, ce que l’on peut comprendre pour la première, mais bien moins pour la seconde. Un jeune homme vit son inquiet roman de formation dans l’Angleterre contemporaine de la Grande Guerre et se fait observateur du Courrier des tranchées. Un médecin pratique des expérimentations génétiques pour le moins risquées en ce Faiseur d’anges qui fait de lui l’héritier des « faiseuses d’anges », ces avorteuses désignées par euphémisme. Deux romans excitants pour l’intellect, quoique désespérés.
Rien de trop volontairement sensationnel en ce Courrier des tranchées. Plutôt que de nous plonger ex abrupto dans l’enfer bien connu des tranchées de la guerre 14-18, le romancier choisit de se pencher sur le regard de l’arrière, sur ceux qui restent en une Angleterre menacée jusque dans ses ports, voire jusqu’à Londres, et saignée à grands flots par les troupes de jeunes gens qu’elle envoie au front. Deux personnages opposés sont au centre de l’intrigue : John Patterson et son ami Martin Bromley, du moins celui qu’il pense devoir rester son ami. Le premier préfère la paix des livres et de la littérature, digne héritier de sa mère décédée et de son père qui constitue une splendide bibliothèque qu’il ne lit pas et calfeutre contre la guerre, en toute fidélité pour la disparue. Le second est son frère de lait, un trop jeune garnement, voire un délinquant, qui ne rêve que d’endosser l’uniforme et qui y parviendra grâce à une douteuse entourloupe. L’affaire se complique lorsque la jeune fille, Mary, que convoite amoureusement John, parait céder aux avances des uns et des autres. Amitié et amours contrariés façonnent rudement le développement intellectuel et affectif de notre jeune héros, d’autant que, bientôt, son père, facteur de son état, miné par les avis de décès militaires qu’il doit livrer à la pelle, omet de remettre à la mère de Martin un courrier affligeant…
Au-delà du chassé-croisé sentimental, le tableau de l’époque est parfaitement mis en scène. Autour de John la pression est considérable : ne pas s’engager est vu par ses camarades, par la société entière, par les femmes, comme une indigne lâcheté. C’est à un autre courage que se livre William, un condisciple de John, en envoyant aux journaux une lettre ouverte qui ne sera jamais publiée, mais qui dénonce avec une furieuse acuité le bellicisme ambiant ainsi que les manipulations du gouvernement et d’une propagande éhontée.
A cet égard la seconde partie, plus mince, est un peu moins convaincante. Cerné par les fins tragiques de ses proches, notre jeune narrateur s’engage et patauge parmi les champs boueux et macabres des tranchées. Il devient l’ordonnance d’un officier, qui, passionné de botanique, lui confie : « Il faut savoir se satisfaire du moindre témoignage de beauté ». C’est au cours d’une excursion entre les champs de bataille qu’avec joie de dernier trouve la fleur de la « vinca minor », avant de réaliser qu’elle a poussé entre les doigts d’un cadavre… Dans l’abri d’une tranchée, il s’extasie devant un œuf de merle, ce qui donne l’occasion aux deux militaires de communier dans le souvenir de la poésie de John Keats: « Un objet de beauté est une joie éternelle ». Ce qui est un leitmotiv du roman puisque les Lettres de Keats à Fanny Browne ne quittent jamais notre jeune héros, souvenir de sa mère et lien imaginaire avec cette Mary qu’il n’aime qu’avec l’idéalisation illusoire de son ardent désir, sans l’ombre du moindre succès.
Alors que son père était « un collectionneur qui ne lisait pas », il est « devenu un lecteur qui ne collectionne rien ». Fort heureusement, le romancier a su collectionner pour nous une vie, un monde, quoique également brisés. Le roman d’éducation, profondément déceptif, est cependant un torrentiel tableau d’une époque orageuse. Son réalisme scrupuleux, son art consommé d’une narration solidement classique ne font tout de même pas de Stefan Brijs un brillant styliste, alors qu’il sait avec sûreté saisir son lecteur entre ses griffes, comme dans son précédent volume, aux menaces fort différentes.
Ne vous fiez pas à l’incipit apparemment conventionnel de ce Faiseur d’anges, avec juste ce qu’il faut de suspense. Un Docteur débarque dans une ville frontalière (entre Belgique, Pays-Bas et Allemagne) en étonnant les braves gens. N’a-t-il pas, comme son père, un « bec de lièvre » et, dit-on, trois bébés jumeaux dont les cervelles ressemblent « A une noix. Mais en bien plus gros. Et tout visqueux. » On prendra la chose pour de stupides commérages…
Mais gare ! Ce roman va bientôt, et dans un crescendo efficace et crédible, nous emporter vers une fin proprement hallucinante. Car notre mystérieux et peu sympathique Docteur, souffrant du syndrome d’Asperger (difficulté à ressentir des émotions, à différencier le bien et le mal, à communiquer) même s’il sauve d’abord un enfant, finit par nous délivrer le secret de son enfance martyre, puis de sa vocation : la médecine, le clonage. Ainsi les trois bambins, élevés par une aimable institutrice, ressemblent-ils violemment à leur père, sans pouvoir espérer d’échapper au vieillissement accéléré. Notre Docteur se révolte contre « une faute commise par Dieu, une erreur qu’il convenait de réparer ». Autour de lui, on s’inquiète : « Fallait-il freiner un génie au motif qu’il montrait des signes de démence ? » Avant de peut-être parvenir à affiner sa technique pour un couple en mal d’enfant perdu, son mysticisme délirant le poussera au sacrilège suprême au bout d’un chemin de croix… Ce que l’habitué de la culture flamande pourrait lire comme une mise en scène digne de l’enfer de Jérôme Bosch.
Bien sûr, on peut lire cette fiction d’abord réaliste, qui culmine cependant parmi le fantastique et la science-fiction, en ce sens ressortissant du réalisme magique, comme une réécriture du mythe de Frankenstein[1], dans une vision où l’aventure scientifique ne peut rivaliser avec Dieu et ne mène qu’au désastre, selon une tradition morale, bien établie, trop bien établie. En ce sens, il est permis de considérer ce roman comme un brin réactionnaire, déniant à l’homme le droit de corriger la nature, le droit de prendre des risques pour améliorer ses enfants. Si l’on est en droit de trouver Stefan Brijs excessif dans son propos mystique et antiscientifique, il a mérite de poser d’indéniables problèmes éthiques.
Critique de l’emballement de ceux qui se prennent de passion pour la guerre, des dérive d’une science sans conscience qui n’est que ruine de l’âme, pour reprendre Rabelais, notre romancier néerlandais, né en 1969 dans le Limbourg belge, est bien un humaniste. Si son Faiseur d’anges était une réussite, quoique empreint d’un double anathème contre le viol de la nature par la science et contre les scientifiques sans âme, anathème passablement excessif, son Courrier des tranchées, plus simplement réaliste, à mi-chemin du roman historique et du roman d’initiation d’un jeune homme, passera pour une radiographie, pleine d’humanité, d’une époque terrible.
Monasterio Santo Domingo de Silos, Burgos. Photo : T. Guinhut.
Peter Nadas, les Histoires parallèles
de la mémoire,
ou la mélancolie des sirènes
Peter Nadas : Mélancolie, Chant de sirènes,
traduits du hongrois par Marc Martin, Le Bruit du temps, 2015, 80 p, 15 €, 120 p, 18 €.
Peter Nadas : Histoires parallèles,
traduit par Marc Martin, Plon, 2012, 1152 p, 39 €.
L'Europe centrale aurait-elle accouché de son écrivain proustien ? Les Histoires parallèles du Hongrois Peter Nadas font chanter les sirènes de la mémoire et de la mélancolie. Un roman interminable, parmi une trilogie, fait se heurter des personnages pléthoriques, une pièce de théâtre aux vers homériques jette les sirènes d'Ulysse dans une mer pourrie. Seule une patience angélique paraît idoine pour glisser l’entendement du lecteur en ces chaos lentement structurés. À moins que de plus modestes portes s’ouvrent afin de tenter de l’apprivoiser. Peut-être est-ce ainsi qu’il faut lire cette Mélancolie, médusée devant un tableau de Caspar David Friedrich…
Les Anciens appelaient ekphrasis la description d’une œuvre d’art. L’archétype en est celle du bouclier d’Achille dans l’Iliade[1]. Partagé en deux, ciel chargé de nuées d’une part et roches maritimes de l’autre, le tableau de Caspar David Friedrich, intitulé « Rivage au clair de lune », s’ouvre sur deux infinis. Mélancolie de Peter Nadas semble au premier abord ne vouloir être qu’un exercice de regard. Pourtant sa modestie première, peu à peu, s’enfle en une cosmique dimension, à mi-chemin du poème en prose et de l’essai philosophique.
Dans l’amas sombre des nuages, l'auteur hongrois voit un visage, une « horrible Gorgone », voire l’autoportrait au fusain « où Caspar David Friedrich campa son regard dément ». Mais aussi le « Protée » homérique, ce « Vieux de la mer[2] », dont l’Odyssée conte la sortie des eaux, friand de métamorphoses et de violences. Ainsi le mince feu de naufragés, ou de pêcheurs, sur un rocher à marée basse, stimule la réflexion métaphysique, entre être et non être. Car « nous sommes des chercheurs d’abri », sur « une route des ténèbres à la lumière et de la lumière aux ténèbres ». Parmi l’espace ordonné et le chaos qui nous entourent, « le point fondamental de la mélancolie est ce retour effectué sur ordre protéen ». Entre expérience et oubli, entre souvenir et imaginaire, le mythe et la culture offrent leur « troisième dimension à l’espace des dimensions de l’existence et de la non existence ». Le rapport qui unit et sépare la peinture et l’écriture dépasse bien évidemment le simple « Ut pictura poesis[3] » d’Horace (« la poésie est comme la peinture »). Lessing est passé par là, constatant en 1763 dans son Laoccon[4], l’irréductibilité des deux arts…
Mais au-delà du tableau, auquel il trouve plus d’un centre, une autre mélancolie pointe, celle de l’impuissance de l’observateur et du langage : « tout ce qu’on sent, c’est la manière dont on pourrait parler si les mots ne nous manquaient ou ne nous abusaient : tel est le propre de la mélancolie. » Cette dernière, de surcroit, est une « activité », qui « tend à établir des correspondances entre les images de ses sentiments et les concepts de son savoir ». Le lecteur ne sera pas surpris de découvrir que Peter Nadas s’appuie sur le livre fameux de son compatriote Foldenyi, intitulé également Mélancolie[5], quoique abritant un plus vaste et bouillonnant traité.
Notre lecteur d’Homère n’en a pas fini avec la mélancolie de Protée et des « dieux des mers », au point qu’il consacre à l’Odyssée une réécriture satirique : Chant de sirènes. Il s’agit là d’une bien étonnante pièce de théâtre, du moins du cinquième et avant-dernier épisode d’un spectacle commandé par le Théâtre de la Rhur, qui, en 2010, avait invité six auteurs de nationalités différentes à œuvrer sur le thème suivant : « Ulysse, de retour à Ithaque, ne reconnaît plus son île natale ». Ce qui aurait pu sembler un pensum académique devient sous la plume de Peter Nadas un drame satirique virulent, un dantesque enfer contemporain.
Perséphone et Hadès mènent le bal, entre Mères et Fils, entre « mouches à viande grosses comme des chihuahuas », soldats et « blessés à l 'agonie », alors que des trios humains errent sans pouvoir ni communiquer ni exprimer des sentiments, aussitôt moqués par le chœur des Néréides. Sur la mer « polluée par de déchets industriels, / l'aurore aux doigt de rose / point encore » sur les camps de réfugiés, tandis que l'apocalypse de l'Histoire du XXème siècle ravage l'humanité. La pièce culmine avec la victoire immonde des « petits vieux révolutionnaires », Bakounine, « le père à longue barbe des attentats », Robespierre, au moi « enkysté ». « Terroriste », on se voue « à la liberté, fût-ce aux dépens de la liberté ». Ainsi les vieux systèmes totalitaires dévorent l’humanité. Ainsi les fils tuent leur vieux père Ulysse, sans qu'il ait « trouvé le chemin d'Ithaque ». Les dieux homérique approuvent le dénouement de la tragédie : « Tout le monde a faim et le monde est vide, / Dévasté à toutes les sauces. »
D'une manière plus qu'ironique, l'écho de l'Enfer de Dante a contaminé l'épopée homérique en intégrant les pires génocides de notre temps enfantés par les utopies. L'impressionnante réécriture oscille entre pastiche et parodie. La poésie chante et raille, quand seules les sirènes de la déréliction engluent spectateur et lecteur.
De même, l’Europe déploie et enchevêtre dans les romans de Peter Nadas « les scènes primitives de son passé ». Les mille cent trente pages d'Histoires parallèles sont une pâte feuilletée de personnages, qui évoluent entre la Première Guerre mondiale et les destinées contrariées de l'amour et du sexe. Peter Nadas avoue volontiers avoir eu besoin de dix-huit ans pour patiemment tisser ce roman. Roman-somme entre tous, il agrège le policier et l'épique, le panorama historique, la saga familiale, l'amour charnel et éthéré, l'intime et l'exhibitionnisme. Au point qu'un épisode masturbatoire soit narré avec une gourmandise précieuse, qu'une copulation soit étirée sur quatre jours et cent quarante pages, avec une précision anatomique à la limite de la technicité et de l'extase.
Une bonne centaine de personnages se croise et se disperse, depuis l'incipit dans le Berlin des années 90 (où l'on découvre avec Döhring, à l'occasion de la chute du Mur, un mort affalé sur un banc) et la Budapest des années 60. Entretemps et autres motifs en mosaïques, on aura visité un camp de concentration nazi, une enclave homosexuelle sur « l’île Marguerite » au milieu d'un fleuve, des mères névrosées et des familles qui étranglent l'individualité et la liberté, mais aussi l'insurrection hongroise de 1956 qui se souleva contre l'oppression communiste. Ainsi la narration fonctionne comme une débâcle d'îlots en archipels, qui ne permettent que des histoires « parallèles » et inachevées, des confrontations irrésolues : que deviennent par exemple Gyöngyvér et l'homme qui est au lit avec elle, et qui « constatait qu'assassiner le stimulait davantage que faire l'amour », alors qu'ils prennent plaisir à l'ondinisme ? Comment se résoudra le jeu de dupes entre trois anciens camarades de pensionnat qui se sont fait tous les trois espions ?
Du « Territoire muet » au « Souffle de la liberté », en passant par « le fin fond de la nuit », il n’est pas du tout certain qu’un « Jugement dernier » puisse racheter les meurtres parmi les camps. Là où « le fichier à des fins d’hygiène publique », permet d’asseoir « le système d’épuration raciale », au point que Von der Schuer se prenne à rêver : « ce sont les fichiers de Dieu qu’il nous faudrait ». Hélas pour ceux qui voudraient appeler « L’ange de la vengeance », « sans criminels, leur lutte contre les criminels n’aboutirait pas ». La quête mémorielle de Peter Nadas est un labyrinthe aux sombres lueurs criminelles, sexuelles et difficilement métaphysiques…
Une langue sensuelle et minutieuse, un système d'échos complexe, parmi lequel le leitmotiv de la solitude semble central, qu'il s'agisse de celle des amants ou de celle de ces enfants livrés aux expérimentations de biologie raciale nazie, ou encore de Döhring obsédé par le passé trouble de sa famille au cours de l'holocauste, par le « Liebestod » des images insupportables des massacres... Sommes-nous devant un chef-d'œuvre qui nous échappe encore ? Initialement paru en 2005 en Hongrie, ce roman monstre fit alors scandale, autant par sa forme que par l'émulsion d'une sexualité sans fard et du volcanisme mémoriel réveillé. Comme ce que nous nommons chaos faute d'en maîtriser la structure et la logique, probablement ces Histoires parallèles sont-elles le sommet du triptyque composé avec l'également torrentiel Livre des mémoires[6]et le plus modeste et autobiographique récit La Fin d'un roman de famille[7].
Etrange et opiniâtre Peter Nadas... Né en 1942 à Budapest, il vit son œuvre couronnée par le Prix de littérature européenne dès 1995. Comment un aussi petit pays que la Hongrie a-t-elle pu engendrer tant d’écrivains fabuleux depuis un siècle ? Dezsö Kosztolanyi[8], Ferenc et Frigyes Karinthy[9], Imre Kertész[10], Laszlo Krasznahorkai[11]… La puissance de la mélancolie créatrice n’est certainement pas pour rien dans la trajectoire complexe autant que séminale de Peter Nadas. Lui aussi est une sirène fascinante dont le chant romanesque et poétique n’a pas fini de nous hanter…
Sierra de Bernera, Aisa, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.
Entre polar baroque et veine fantastique,
le roman monstrueux de la conscience balte :
Ricardas Gavelis : Vilnius poker.
Ricardas Gavelis : Vilnius poker,
traduit du lituanien par Margarita Le Borgne,
Monsieur Toussaint Louverture, 544 p, 24 €.
Venu des tréfonds de l’Europe, voici un opus sombre, inquiétant, monstrueux. En un mot : fascinant. Il émane d’ « au-delà des barbelés » du goulag, ravivant le passé de la Lituanie, entre chape de plomb soviétique et indépendance rêvée. En autant de parties, quatre voix effectuent cette descente aux Enfers littéraire, se débattent à la recherche d’une liberté impossible : Vytautas, l’ex-prisonnier, au sexe de « bête couvert de cicatrices », Martynas, auteur d’un « Extrait des marmoires », la blonde Stefania, enfin la « Vox canina » d’un étrange chien philosophe.
Vytautas Vargalys, qui est peut-être le double de son auteur, n’est-il qu’un narrateur paranoïaque ? Dans un immense et labyrinthique monologue intérieur, seulement parfois coupé de dialogues, il exhibe sa personnalité trouble, ses errances dans Vilnius, la capitale lituanienne, sa brève passion pour une « Circé des carrefours ». Epié, pense-t-il, par une « organisation fantomatique », il se fait embaucher par la bibliothèque, parmi les « informaticiens sans ordinateurs », chargés d’un catalogue absurde et inaccessible, mais pour « mener [son] enquête clandestine ». Qui sont-ils ? Tous ceux qui, au cours de l’Histoire, ont incendié des livres. Ils ont pour « but de kanuk’er les gens, de les priver de leur cerveau et de leur résolution ». À moins qu’ils soient l’allégorie du communisme qui vampirise la Lituanie, « des suppôts de Satan -tous ces Staline, Hitler, Pol Pot »… Au cours de cette quête des entités malfaisantes qui menace la raison de Vytautas, seule la jeune, séduisante -et presque nabokovienne- Lolita parait lumineuse (il aime « le jazz de ses paroles »), si elle n’est pas un leurre dangereux. Elle participe à la tension érotique, parfois obscène, en aimant ceux qui sont marqués « par les glyphes du malheur ». En effet, l’anti-héros ne poursuivra son errance que jusqu’à son arrestation, sa disparition, probablement dans les « caves du KGB ».
Suite à la confession tourmentée de Vitautys, qui remplit les deux tiers du volume, les témoins présentent leur version du drame. Son collègue Martynas est un penseur, un bavard. Cerné par le « Pouvoir Exécutif des Grabataires », il aiguise son réquisitoire contre Vytautas : ce dernier est bien l’assassin de Lolita, démembrée, dépecée, dont il ne reste d’intact que « le mont de Vénus ». Stéfania, la « fille de la campagne », au contraire, le disculpe. Quant à celui qui s’est réincarné en chien, comme en écho du fameux « Colloque des chiens[1] de Cervantès, il pense qu’elle « portait le parfum du suicide ». Sous les feux sombres de ces trois projecteurs mentaux, Vytautys reste un mystère urbain, une conscience politique brisée, un trou noir métaphysique. Quant à Vilnius, elle est également un personnage polymorphe, hallucinatoire, menteur, rusé, dont Vytautys est « la clé du code ».
En ce roman touffu, profus, crépusculaire, dépourvu des balises que seraient de plus précis chapitres, l’atmosphère sourde, vibrionnante de menaces réelles et fantastiques, est évidemment une transfiguration, sur le plan du fantasme, de la tyrannie totalitaire opposée à la conscience de l’artiste. À la lisière du roman policier baroque et du réalisme magique, la prose de Gavelis est une pieuvre au mille bras imagés et dangereux. Ainsi, l’écrivain agit sur le lecteur comme un Kafka qui aurait gonflé, pourri de l’intérieur, comme un Borges qui aurait joué au poker avec les poupées vaudou de ses personnages…
On comprend alors pourquoi, malgré la compacité proliférante du roman, Vilnius Poker fut reçu à sa sortie en 1989, comme un incendie littéraire, rallumant les noirceurs de la traumatique occupation soviétique dans les pays Baltes, reçu comme une catharsis sans pitié et nécessaire. Soudain Ricardas Gavelis (1950-2002) comble un vide dont nous ne savions rien, affame une curiosité nouvellement née pour son théâtre, ses nouvelles, ses romans aux titres toujours anglophones, comme The Last Generation of People on Earth. Trop tôt disparu, il hante les bibliothèques de l’angoisse métaphysique et politique. Sans oublier l’appel salvateur de la liberté créatrice.
Thierry Guinhut
Article publié dans Le Matricule des Anges, avril 2015
Monument aux morts, La Couarde-sur-mer, Île de Ré. Photo : T. Guinhut.
Laszlo Krasznahorkai :
La Venue d’Isaïe, Guerre & guerre :
le vent du chef d’œuvre ?
Laszlo Krasznahorkai : La Venue d’Isaïe, Guerre & guerre,
traduits du hongrois par Joëlle Dufeuilly,
Cambourakis, 32 p, 6 €, 368 p, 24 €.
« Un manuscrit, naturellement ». Ainsi Umberto Eco, au fronton du Nom de la rose, présente-t-il l’histoire d’Adso de Melk, roman historique et policier dans lequel le rire d’Aristote hante la bibliothèque. L’artifice du manuscrit retrouvé sillonne la littérature : entre Potocki -son Manuscrit trouvé à Saragosse- et Cervantès glanant les feuillets arabes de Ben Engeli pour son Don Quichotte, l’écriture romanesque fourmille de ce topos, jusqu’aux plus contemporains écrivains. De même, le personnage principal peut lui aussi découvrir un manuscrit, le lire et le transmettre, comme Korim, dans Guerre & guerre. De ce Hongrois né en 1954, Krazsnahorkai, nous découvrons avec stupéfaction le sixième volume traduit en France. Peut-être s’agit-il du roman fondamental, ébouriffant, en quelque sorte annoncé par un prophète de malheur pitoyable dans La Venue d’Isaïe. Est-ce alors le vent du chef d’œuvre que nous sentons souffler, ou une outre gonflée de vent ?
Peut-être vaut-il mieux commencer par La Venue d’Isaïe, ce prologue d’un opéra vériste, dans lequel Korim annonce, parmi les clients et clodos enlacés d’un sordide buffet de gare et à un « ange » d’une creuse banalité, rien moins que la disparition de « toute forme de noblesse, de grandeur, d’excellence ». Pire encore, l’humanité, au-delà de « raison et lumière », est menacée par un avenir où « le mal serait tout aussi absent que le bien ». Parmi le « chaos de crasse » du lieu, « ombre et poésie » surgissent maladroitement de « la masse visqueuse et grouillante de larves de syllabes ». Parlant à l’intention d’un « secrétaire céleste et terrestre », le prophète commence « le douloureux inventaire de tout ce qui avait disparu avec cette Atlantide : […] ce qu’étaient l’innocence, la probité, la générosité, la compassion, ces milliers d’histoires d’amour et de liberté si émouvantes »… Tout fout-l’camp, j’vous dis, ma pauv’dame ! Le mythe de l’âge d’or a bon dos dans l’affaire, même si l’on est en droit d’accuser une humanité qui sut mettre en scène guerres et holocauste autour du vortex hongrois. Nonobstant le magma prophétique et pré-apocalyptique passablement grandiloquent, l’opuscule est d’une impressionnante et sombre beauté. Le suicide pitoyable et raté de Korim clôt ce qui n’est en fait qu’un préambule pour Guerre & guerre. Glissons alors joliment ce récit en forme d’enveloppe dans le rabat de couverture prévu à cet effet, comme si nous postions la révélation de Korim dans le dos ailé de sa tétralogie angélique…
L’auteur de La Mélancolie de la résistance[1], réactive, dans une atmosphère cendreuse, le dépressif personnage de Korim, « petit archiviste travaillant au fin fond de la province hongroise » et clodo presque beckettien. Cette fois il a quelque chose d’un peu plus concret à annoncer : un manuscrit anonyme -mais peut-être d’un certain Wlassich- découvert dans un dossier numéroté lui enjoint d’être révélé au monde, à la postérité. Peut-être guidé par le dieu Hermès, il enchaîne les péripéties que lui ordonne et provoque sa folie obsessionnelle, avant d’échouer dans ce qu’il pense être le nombril du monde : New York où il a « placé sa vie au service de l’art ». Sarvary, un trafiquant de drogue, lui loue une chambre pour qu’il puisse s’initier à l’ordinateur et confier à « l’éternel Internet ce magnifique texte poétique » jusque-là oublié, et dont il assène en même temps la teneur à Maria, la servante et partenaire de lit portoricaine de son logeur et « interprète », qui ne le comprend pas, hors quelques mots d’anglais qui parsèment le récit.
Monologue intérieur et dense prolixité, sans compter des digressions et considérations un brin oiseuses, de banals événements secondaires racontés par le menu (on n’ignore rien du vol du Boeing ou du fonctionnement d’un ordinateur), des répétitions et récapitulations à la Thomas Bernhard, voilà qui permet d’entrer dans les méandres et les strates d’un cerveau double, de celui du Korim à celui du romancier introuvable. Mais aussi d’y cimenter le lecteur, englué dans les circonvolutions d’une langue tour à tour séduisante et pâteuse. Difficile d’abord de se sentir le complice, l’ami du narrateur qui ne nous laisser guère de légèreté, d’humour, assuré qu’il est de la gravité de l’entreprise. D’autant qu’il faut attendre la page 105 pour entrer enfin en ce fameux manuscrit, où sont enfin les plus belles pages…
Qui trop embrasse, mal étreint, dit-on. Annoncer avec toutes les grandeurs symphoniques la venue d’un livre plus que biblique, une somme indispensable à l’humanité, ne peut être que dangereux pour l’écrivain. Malgré les moyens considérables de Krazsnahorkai, son souffle indéniable, sa culture et son phrasé haletant, le lecteur est en droit de se demander jusqu’où il a les moyens de sa prétention. Les longs paragraphes numérotés faits d’une seule phrase, « une phrase monstrueuse et infernale qui engloutissait tout », le ton comminatoire du chef d’œuvre annoncé -opus sacré ou palimpseste raté on ne sait- et qui n’est que peu à peu révélé dans toute son ampleur, mais pas dans toute sa réalité, peuvent épuiser la bonne volonté du lecteur. Qui, à bon droit, se demande par instant si on ne lui pas vendu le vent pour le concert. Reste un « message indéchiffrable », « l’insondable mystère de la finalité ».
Le tournant romanesque, après deux chapitres un peu erratiques et creux, est stupéfiant. Mise en abyme et ecphrasis se conjuguent pour écrire un roman dans le roman et décrire une œuvre d’art. Dans laquelle quatre personnages voyagent à travers des lieux et des époques figurant des acmés de civilisation. Parmi eux, un être méphistophélétique nommé « Mastemann », apparait périodiquement, annonçant la venue de la guerre et de ses ruines, écho de La Venue d’Isaïe. Le roman philosophique, oscillant entre réalisme sordide, irénisme humaniste et surnaturel illuminé, visite la Crète minoenne, la Venise Renaissance, Rome et son Mur d’Hadrien à l’orée du surgissement des barbares, l’Espagne de 1492, la Cologne du XIXème… Sont-ce quatre « anges », ou l’envers des quatre cavaliers de l’apocalypse ?
Désarroi kafkaïen, pointes de polar et de cavalcades burlesques, crise spirituelle et mysticisme échevelé, dimension angélique des voyageurs philosophes, apologue et parabole, mélange des genres, fulgurances et ténèbres, tout se conjugue pour faire de ce roman aux étages labyrinthiques un fabuleux palais aux fenêtres donnant sur l’équilibre et la ruine. Mais aussi pour laisser en bouche une sensation mi-figue-mi-raisin de délire prophétique empreint de religiosité abracadabrantesque. Alors qu’il s’agit de la prise en écharpe de l’Histoire, l’« impossible accès à la vérité » est aux mains de l’atavisme récurrent du mal. Le puzzle n’a pas de solution ; seule la fin, dans un musée suisse, auprès d’une sculpture de Mario Merz, semble annoncer « une plaque sur laquelle serait gravée une seule phrase », celle qui reconstituerait l’histoire de Korim, et que le roman ne nous livrera pas, nous laissant devant l’introuvable conjecture de la solution de l’univers, des civilisations et du mal…
Il y a indubitablement, à partir du chapitre III, des pages splendides, parfois lyriques, des pépites conceptuelles. Un coucher de soleil crétois, « la sublime tragédie de toute transition et impermanence » ; la pelle jetant les « détritus […] par la lucarne de ventilation », métaphore de la disparition de la civilisation minoenne. Chaque époque est alors cristallisée en un espace, une image symbolique de civilisation apaisée : la construction de la cathédrale de Cologne, où l’on peut faire « un éloge du bien et de l’amour, les deux inventions majeures du monde occidental », avant un imminent conflit contre les Français. Les quatre voyageurs temporels évoquent « la différence scandaleuse entre l’amour pur par nature et l’ordre par nature impur du monde », se demandant « si cette liberté découlant de l’amour représentait le stade le plus élevé de la condition humaine », quoique « accordée qu’aux êtres éternellement solitaires »… Ils rejoignent Venise et sa « rencontre entre beauté et rationalité », avant de méditer sur les limites du monde depuis Gibraltar où « le définitif s’effacerait au profit de l’euphorie de la découverte ». Bientôt les temps se télescopent, l’effet de Mastemann se fait sentir, en particulier sur la sensualité des prostituées, le « Seigneur de la Mort » parait, comme un romanesque Roi des aulnes…
On trouve à point d’audacieux moments où Krazsnahorkai, en doutant du manuscrit et de ses personnages, critique son propre roman, fustigeant « l’usage démesuré et abusif du procédé de répétition », l’écriture « de la réalité en boucle jusqu’à la folie », pour que tout soit « gravé dans le cerveau » ; se comparant aux légionnaires bâtissant le Mur d’Hadrien et « érigeant le monumental face au morcellement », mais aussi remplaçant « la guerre par la paix ». En vain ; la dernière partie, où « la langue se rebellait », devient, « illisible et dans le même temps d’une beauté incroyable » : un « effondrement ».
Comme lorsque, en un niveau parodique de mise en abyme supplémentaire, l’interprète, par ailleurs alcoolique et violent contre sa Portoricaine, s’imaginant vidéaste, « envisage de créer une œuvre vidéo magistrale, globale et fondamentale, sur l’espace et le temps, sur le silence et la parole, et surtout naturellement sur les sentiments, les instincts, la passion, tout ce qui constituait l’essence, le socle permanent de la condition humaine ». Fantasme irréalisé, n’en doutons pas, il s’agit là du miroir, de la synecdoque du roman qui pèse sur nos mains. Passionné par l’art sacré autant que par les installations de l’art contemporain (qu’il pratique), notre insolite et rare écrivain réalise le grand écart entre errance picaresque, questionnement métaphysique et encyclopédisme hallucinatoire, « là où l’esprit de la guerre domine la vie humaine », quoique Korim et Krasznahorkai, aux initiales semblables, bénéficient d’une plage de paix...
Ainsi, depuis la déflagration du troisième chapitre, jusqu’au huitième et dernier, l’adhésion du lecteur est devenue sans faille, conquis par Korim, par l’envoi de ces « quatre hommes dans le monde réel, dans l’Histoire, c’est-à-dire dans l’état de guerre permanent [tentant] de les installer en divers endroits prometteurs de paix »…
Comment le terreau littéraire hongrois peut-il se révéler si fructueux ? Il fallait compter avec Kertesz[2], Nadas, Kosztolanyi[3], les Karinthy[4]… Laszlo Krasznahorkai semble les balayer, les supplanter, s’écroulant sous le poids du mythe qu’il tente de créer. Faut-il alors retourner autour de New-York et comparer l’incomparable ? L’Américain Mark Danielewski avait également usé du topos du manuscrit trouvé autour d’une vidéo. Mais, parmi ses pages, les feuilles bruissent d’une écriture moins grandiose pour un roman bien également profus, peut-être plus séduisant et troublant : La Maison des feuilles[5]. Cette maison était inquiétante, bourdonnante de signifiés et fascinante, quand l’immense musée aux splendeurs et ruines de l’Histoire de Guerre & guerre, cette histoire d’amour d’un anti-héros pour un livre mystérieux, est lui dévastateur et sidérant : là où souffle également le vent du chef d’œuvre…
Musée Sainte-Croix, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
Frigyes et Ferenc Karinthy, de père en fils :
Farémido, Epépé,ou les pays du langage.
Frigyes Karinthy : Farémido, le cinquième voyage de Gulliver,
Cambourakis, 80 p, 9 €.
Ferenc Karinthy : Epépé, Zulma, 288 p, 9,95 € ;
traduits du hongrois par Judith et Pierre Karinthy.
Dans la famille Karinthy, on demande le père. Mais il faut compter également avec le fils, sans oublier les descendants qui se font traducteurs. Le vingtième siècle hongrois, malgré de sérieux concurrents (Marai, Nadas ou Kostolanyi) semble outrageusement dominé par la dynastie Karinthy dont les hasards de l’édition française réunissent aujourd’hui deux romans, que le langage, entre Epépé et Farémido, qu’il soit utopiquement ouvert ou douloureusement fermé, préoccupe, en d’étranges apologues.
Frigyes (1887-1938) fut un polygraphe hongrois à succès dont les articles, les pièces de théâtre, les pastiches et les romans firent fureur, sans compter plus de deux mille nouvelles. Dont le recueil La Ballade des hommes muets[1] offre un choix amoureux, tour à tour tendre et satirique. Peut-on à son égard parler de surréalisme ? Malgré son goût tonitruant pour la fantaisie, son humour invétéré, ses figures et images incessamment poétiques, ce serait excessif. Mieux vaut imaginer de la classer dans la grande tradition de Swift, dans laquelle les voyages de l’esprit s’unissent à la satire. Ne serait-ce qu’en lisant son Capillaria, le pays des femmes[2], merveilleux microcosme sous-marin, où « l’homme est un animal domestique méprisé », ce pourquoi le narrateur tente d’édifier une société communiste, comme prémonitoire des mondes effrayants de George Orwell[3]. Ainsi, son Farémido, inspiré de Swift, n’hésite pas à s’adonner au genre ancestral de la réécriture. L’on sait que les chefs d’œuvre de la littérature entraînent les écrivains à les parodier, les continuer, les actualiser. Comme Gautier ou Stevenson ajoutèrent des contes aux Mille et une nuits, comme le moqueur Scarron reprit l’Enéide en son Virgile travesti, Frigyes Karinthy imagine d’ajouter aux quatre voyages originels fomentés par Jonathan Swift une autre escale. Après « Lilliput », Brobdingnac », « Laputa » et les « Houyhnhnms »[4], pays tour à tour sages ou délirants, visités par le Gulliver du XVIIIème, le cinquième se nomme « Farémido ».
Entre science-fiction et conte philosophique, la satire de l’humanité, de sa bêtise et de son goût immémorial pour la guerre, va bon train, non sans retrouver quelque écho avec le Candide de Voltaire. Car le narrateur de Farémido, chirurgien sur un navire de guerre, n’hésite pas à pratiquer l’ironie : « il n’y a rien qui puisse autant faire progresser l’admirable science de la chirurgie qu’une belle guerre moderne ». Suite à un naufrage lors du premier conflit mondial, l’anglais Gulliver est jeté sur une nouvelle planète. Où l’autre humanité de Farémido a dépassé ces errements. Les « Sollasis », ces machines intelligentes minérales qui le peuplent, sont non seulement douées d’une beauté raffinée, mais d’un lange musical inouï, à l’image de la musique des sphères et de l’harmonie du cosmos, dont les quatre notes de base sont celles du titre de cette trop brève fantaisie. Peu à peu, notre nouveau Gulliver converse avec leur « tête d’or ovale », au sein de leur civilisation paisible et sophistiquée.
Les Sollasis ont alors la voix de la sagesse, se moquant de l’humain philosophe qui, comme lorsqu’un des leurs est altéré par des « substances périmées, toxiques […] voit son propre cerveau à la place de ce qu’il faudrait voir ». Il est évident que, comme chez Swift, ce voyage science-fictionnel est prétexte à une réflexion politique : le Sollasi malade, au lieu de son langage musical, prononce les mots, « matérialisme historique ». On aura compris que le marxisme n’est pas la tasse de thé du judicieux Frigyes… De même, l’espèce humaine et piètrement organique est considérée comme une maladie par ceux qui, comme le Micromégas de Voltaire, observent la terre et voient leurs habitants s’entretuer. En revanche l’ « harmonie plus pure » des Sollasis est évidemment une haute leçon morale à l’adresse du Gulliver que nous sommes tous.
Si le Gulliver de Frigyes parvient à apprendre le langage des Sollasis, celui de son fils Ferenc en reste pour ses frais. Car en Epépé, point de salut pour le personnage plongé dans le vaste abîme de l’incompréhensible, fût-il linguiste émérite. En effet, Ferenc Karinthy (1921-1992), pourtant moins célèbre que son père, a commis en 1970 un roman infailliblement marquant pour le lecteur. Essai spéculatif et didactique sur les langues ? Errance kafkaïenne d’un individu condamné au silence cotonneux de l’incommunicabilité ?
Budaï, anti-héros malgré lui, s’envole pour Helsinki. Et débarque en une ville inconnue dont le langage échappe à toute pénétration, intuitive ou intellectuelle. Linguiste réputé, érudit pratiquant une dizaine de langues, familier de Champollion, des idéogrammes et des cunéiformes, travailleur obstiné et méthodique, il ne parviendra jamais, malgré son « glossaire » aussitôt incohérent, à trouver la faille qui lui permettrait de comprendre un seul mot, de déchiffrer une seule phrase de ce « parfait charabia ». Pas plus il ne comprend le sport qui se joue dans un stade bondé. Ce monde, décrit avec un réalisme fort riche, fonctionne avec ses lois propres, et procure à Budaï de nombreuses péripéties incongrues et épuisantes : une arrestation policière, un quartier de prostitution, un procès volubile, inextricable, un temple où « l’office est bizarre et violent », une librairie hallucinante, un travail de portefaix… Pourtant il aura une brève aventure amoureuse avec une jeune femme blonde attentive, liftière de l’hôtel, dont le nom parait ressembler, malgré les variantes absconses de la prononciation, à ce qu’il entend au téléphone : « Epépé ».
Dans la ville populeuse, multiethnique, surchargée d’activités, de spectacles, mais aussi de files d’attente pléthoriques, l’échec de la raison face à l’absurde est patent. Devant « l’immense beauté de cette ville […] il peut presque dire qu’il l’aime ». Démission intellectuelle ? Plutôt une inquiétante figuration du monstre collectif qu’est l’humanité, plus encore monstrueux lorsqu’il s’incarne dans le Léviathan étatique aux lois incompréhensibles et fermées. Un alphabet de plus de deux cent signes, l’absence de son passeport irrécupérable, un aéroport inaccessible, excitent les capacités de résistance de Budaï, à jamais confiné dans une cité au sens inerte, dans sa chambre d’hôtel cellulaire dont il est bientôt évincé, faute d’argent. Le pauvre vagabond devient enfin le témoin effaré d’une révolte populaire réprimée dans le sang par l’armée, ce que l’on lira comme un écho d’un roman-reportage de Ferenc Karinthy sur la révolution hongroise de 1956 : Automne à Budapest[5]. Soudain, suivant le fil d’un ruisseau, qui sait d’une rivière vers la mer, Budaï imagine, peut-être en vain, bientôt s’en sortir, et retourner chez lui. Mais jamais sans la clé de la langue d’Epépé. Il y a quelque chose de fabuleusement borgésien en cet univers profus, que ne parvient pas à baliser l’intellect du protagoniste…
Peut-être est-il regrettable qu’en cette réédition en tous points nécessaire d’Epépé, les éditions Zulma aient permis une préface trop verbeuse d’Emmanuel Carrère. Non qu’elle soit indigne, qualifiant avec pertinence ce roman de « fiction horlogère ». Mais lors de la première édition française[6], ce fut au linguiste Claude Hagège que l’on confia le soin de préfacer cette énigme littéraire non résolue et cependant haletante, palpitante. En sa trop brève préface, « où la science cohabite avec le fantastique », il loue en Ferenc Karinthy un « romancier tout autant qu’expert en langues », non sans remarquer avec la plus grande justesse que la « stupeur permanente devant un idiome très singulier est indissociable du sentiment d’oppression devant un monde absurde dans lequel les hommes et les femmes ont un comportement mécanique ou irrationnel ». Ce qui ne manque pas d’ajouter une folle dimension politique à l’époustouflant apologue. Car sous le masque de ce monde au langage inaccessible, se cache peut-être le totalitarisme socialiste qui matraquait en 1970 l’Europe de l’est et la Hongrie, quoique cette dernière fût un peu moins lourdement opprimée. L’engagement et la dissidence de Ferenc restent alors allusifs, néanmoins efficaces, dans la grande tradition de l’anti-utopie. A moins qu’il suffise de le lire comme une expérience métaphysique : celle de la solitude humaine au milieu de la foule et d’autrui, celle du noyau d’incommunicabilité niché en et autour de chacun de nous…
Nul doute que Farémido et Epépé soient à ranger parmi les utopies et les anti-utopies les plus solaires et les plus inquiétantes. En chacun de ces deux romans, les questions de la liberté individuelle et de la dimension morale de l’humanité se font criantes, bien que sous le masque de la fantaisie. Car quelle liberté a le terrien de devenir un pur Sollaci, qui semble emprunter son nom au soleil, comme le fit l’utopiste Campanella, imaginant au XVIIème une Cité du soleil[7], d’ailleurs pas si libérale puisque l’état gère les accouplements en vue de meilleures générations ? Quelle liberté a Budaï de comprendre, de communiquer et d’exister, dans la ville monstrueuse d’Epépé où l’oppression enserre chacun dans ses tentacules urbains…
L’incroyable singularité des Karinthy peut se mesurer grâce aux thématiques surprenantes abordées, du fantastique le plus débridé au réalisme le plus immédiatement politique. Dans L’Âge d’or[8], Ferenc oppose au chaos de Budapest en 1944, où s’affrontent le siège des Soviétiques et les exactions des « Croix fléchées », ces fascistes hongrois à la recherche des derniers Juifs, un personnage hors temps : Joseph vit en effet son donjuanisme en toute insouciance, affirmant son hédonisme salvateur au nez et à la barbe des totalitarismes meurtriers. Difficile pourtant était de s’affirmer, pour Ferenc, malgré la réussite magnétique d’Epépé, devant l’immense stature paternelle. Ce Frygies était un humoriste encyclopédique touche-à-tout ; allant jusqu’à faire de son opération d’une tumeur au cerveau un roman pour le moins déjanté : Voyage autour de mon crâne[9]. Or, qui sait si lors d’une enquête vers l’au-delà nous retrouverons les esprits visionnaires des Karinthy ? Frygies avait déjà prévu la chose. En son Reportage céleste, de notre envoyé spécial au paradis[10], il réécrivit d’une plume cocasse le voyage de Dante au travers des cercles eschatologiques, mais cette fois guidé par Diderot, l’encyclopédiste bien connu. Décidément, aucun monde, réel, fantastique, merveilleux, n’échappe à ces deux génies écrivains. Mais pour mieux lire les perspectives du nôtre.
traduit du néerlandais par Mireille Cohendy, 272p, 14,50€ ;
Harry Mulisch : Siegfried, une idylle noire, traduit par Anita Concas,
192p, 16,90€, Gallimard, 7,50 € en Folio.
Norman Mailer : Un Château en forêt,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gérard Meudal, Plon, 464 p, 22 €.
Sous la voûte de l'Histoire, ce serait abuser que de réduire la quête d’Harry Mulisch (1921-2010) à celle de ses origines. Fils d’un pro-nazi et d’une juive, ce métissage détonnant aurait pu faire de lui un névrosé, mais la liberté de son caractère et de son écriture lui permettent de dépasser l’auto complaisance d’une mémoire viciée. L’Affaire 40/61 est sa lecture du procès d'Heichmann, quand Siegfried, une idylle noire imagine une filiation d'Hitler. Plus fantasmagorique encore, Norman Mailer, fait d'Un Château en forêt celui des affreux contes où bouillonne la gestation du loup, Hitler lui-même.
Lisons L’Affaire 40/61 comme une investigation sur cette dualité qui présida à sa conception. Journaliste pour un grand hebdomadaire néerlandais, Mulisch assiste en 1961 au procès Eichmann. Certes, cette chronique n’a pas la portée philosophique du grand œuvre de Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem[1]. Cependant, entre de lumineuses et plus détendues promenades sur le sol israélien, quoique hantées par la dimension métaphysique de l’état d’Israël, il ne manque pas de poser le problème moral. Comment la banalisation, la mécanisation du mal, est-elle possible chez un être aussi chétif qu’Eichmann? L’obéissance au grand corps de l’état et à son idéal aryen suffit-elle à légitimer la mise à mort industrielle du peuple juif ?
La filiation du mal serait alors le fil noir qui relierait les différents versants de l’œuvre de l’écrivain néerlandais. Pourtant, ce serait rater toute la virtuosité de l’écrivain, sa liberté entière devant les pouvoirs du romanesque, que de ne faire de Siegfried qu’une lecture documentaire et biographique : en quoi le fils imaginé d’Hitler, ce fils du mal absolu, est-il le fils spirituel de l’essayiste et du romancier ?
Le vieil écrivain néerlandais Herter, fêté dans toute l’Europe, alter ego peut-être de Mulisch lui-même, est accueilli à Vienne. Là se réveille le « daimôn » de l’imagination créatrice, mais aussi les vieux démons allemands, Hitler et Eva Braun… Lors d’une interview, il se surprend à annoncer l’écriture d’une histoire pour tenter de comprendre le Führer. A la fin d’une lecture-conférence de sa « Découverte de l’amour » -notons l’écho d’un vaste roman d’initiation de Mulisch : La découverte du ciel[2]- au cours de laquelle il affirme moins son attachement au sujet, devenu banal, qu’à la manière de l’envisager, il se voit aborder par un mystérieux vieux couple.
C’est alors que dans la seconde partie du roman, la fiction bascule dans une fiction supplémentaire, à moins qu’intellectuellement et mythiquement vraie, comme savent l’être les plus grandes fictions. Ils ont été les domestiques privés d’Eva Braun au Berghof, ils ont dû se faire passer pour les parents de ce jeune et attendrissant Siegfried qui, d’abord incognito, pour ne pas désespérer les femmes allemandes du mythe du Führer, aurait dû succéder à son véritable père dans la continuité d’un Reich de mille ans… Bientôt l’on saura comment l’auteur d’un des péchés capitaux du XXème siècle ira jusqu’au bout du mal, comme une boule de néant qui implose tout sur son passage, allant jusqu’à ordonner l’exécution de son fils Siegfried.
Troublants sont les rapprochements envisagés par Mulisch: douze ans de pouvoir pour Hitler, douze ans pour la folie de Nietzsche qui se déclara au moment même, en juillet 1888, où naquit l’auteur de Mein Kampf. Quoique Mulisch montre qu’il n’ignore pas que l’auteur du Zarathoustra, lui anti-antisémite, ne put voir sa sœur falsifier ses écrits inédits et fabriquer une dangereuse Volonté de puissance qui « n’existe pas », pour reprendre le titre du livre de Mazzino Montinari[3]. Certes, on peut contester, pour Nietzsche, preuves à l’appui, l’exactitude de cette date, à quelques mois près. Mais faire d’Hitler le fruit d’une distorsion démente du philosophe ainsi trahi n’a rien de fou : c’est bien le chemin qu’empruntèrent les thuriféraires du nazisme en travestissant le sage surhomme nietzschéen en brute blonde totalitaire…
Tout sonne juste dans ce roman brillant, « idylle noire » et uchronie. La rencontre avec le chef « dictateur » d’orchestre, les remarques sur Wagner, la puissante évocation du Berghof et des dignitaires nazis, d’Hitler lui-même, comme passé au scalpel d’une inquiète réflexion psychologique, sans compter ce feu d’artifice de l’imagination créatrice de l’écrivain qui parvient à faire se lever, depuis des réalités enfouies, des hypothèses impressionnantes. Et si Hitler avait eu un fils ? L’aurait-il emporté dans son « crépuscule des dieux » ? Serait-il ressorti du futur, comme un fantôme malodorant, comme l’agent séducteur et efficace du mal ; et pour quelles destinées… Quant au petit-fils d’Herter, son enfantine remarque coupe le souffle : « Hitler est en enfer. Mais comme il adore les méchancetés, cet endroit est pour lui le ciel. Dans le vrai ciel se trouvent tous les Juifs, et pour lui, c’est donc l’enfer. Si on veut le punir, il faudrait donc le mettre au ciel. »
Quelle est la racine du mal ? Surtout s’il est en Hitler incarné… Norman Mailer est loin d’interroger les circonstances socio-économiques, les motivations politiques et les préjugés antisémites, loin de narrer en historien la jeunesse du Führer (comme l’excellent Kershaw). Sans complexe, il écarte la thèse d’Hannah Arendt sur « la banalité du mal ». Seul le diable peut être à l’origine de la naissance d’unmonstre, de la personnalité d’Hitler et des atrocités commises en son nom.
Après que le narrateur, officier SS, ait avec Himmler disserté, puis enquêté sur la généalogie incestueuse - prétendue condition du génie -, sur l’unique testicule et sur l’hypothèse gênante et cachée d’une ascendance juive, on assiste à une scène ébouriffante : la conception du futur « Adi ». Le père douanier et sa jeune femme font salement l’amour « en compagnie du Malin ». Un brin coprophile et saisi par la jouissance lorsqu’il voit son père battre au sang le chien, l’enfant fait son apprentissage de sadique pervers. Il hait son père, déteste le lycée ; la frustration et l’envie le déchirent autant que les coups de ceinture paternels. Il a des érections en voyant ses beaux camarades. Bientôt, il manifeste un surprenant charisme : « Optimisme feu, sang et acier » leur fait-il reprendre…
C’est à la fois documenté et absolument délirant. Si l’on admet que le diable est une fiction, le livre ne tient pas. Mais au combat entre le bien et le mal qui agite chacun de nous, les réponses à opposer sont déjà délicates et complexes. Alors, s’il s’agit d’Hitler, on peut bien rendre à la fiction ses lettres de noblesse. Et si l’explication est simpliste, l’efficace déroulement romanesque permet de dresser un portrait dérangeant, quoique en gestation, d’un médiocre, d’un des monstres du XXème siècle.
Thierry Guinhut
La partie sur Mullish a été publiée dans Europe en 2003,
celle sur Mailer dans Le Matricule des anges, novembre 2007.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.