Un chien aéronaute est-il lecteur idéal de Pynchon ? Tournant les pages « en se servant de sa truffe ou de ses pattes », Pugnax, choqué par les « excès du comportement humain », est absorbé dans un Henry James ou dans un « roman-feuilleton de Monsieur Eugène Sue », quoiqu’il préfère les « récits sentimentaux consacrés à sa propre espèce »… Il faut en effet à celui qui se plonge au long cours dans un volume de Pynchon prendre de la hauteur, faire preuve d’une patiente délicatesse et peut-être porter un jugement moral sur ces excès trop humains. C’est ainsi que notre auteur prend avec Contre-jour une inconcevable distance avec l’humanité.
Voilà en effet un écrivain dont la discrétion est inversement proportionnelle à l’ampleur de ses livres. Jugez-en : quatre romans aux dimensions sommitales, deux romans moins abondants (La Venteà la criée du lot 49 et Vineland) qui sont justement ceux dont la dynamique narrative rend l’abord le plus aisé ; et un homme dont on ne connaît qu’une romantique photo de jeunesse, puis plus rien. Pynchon est le disparu le mieux gardé, par son éditeur, par on ne sait quelle agoraphobie, par une concentration à toute épreuve. C’est un peu l’introuvable écrivain Arcimboldi recherché par les critiques dans 2666 de Bolano.
Comme ce dernier personnage au nom évocateur, Pynchon affectionne le composite. S’il se consacre dans Contre-jour à dresser un tableau de la Belle Epoque, il est pour le moins polymorphe. On paraît tout d’abord entrer dans une parodie de roman d’aventure (voire de comics) pour peu à peu prendre conscience qu’il s’agit d’un cinémascope de plus grande ampleur. A bord du dirigeable « le Désagrément », le groupe des « Casse-cou » mené par le commandant Randolph St. Cosmo veille au cours d’un joyeux rassemblement d’aéronautes sur la sécurité de l’Exposition Universelle de Chicago de 1892, menacée par d’éventuels attentats anarchistes, avant de repartir vers d’autres aventures. Pendant ce temps, les poseurs de dynamite s’affairent parmi les rails qui traversent les Rocheuses, là où les propriétaires de mines exploitent les ouvriers. On aperçoit alors le squelette du livre, lorsque le mineur anarchiste et dynamiteur, Web Traverse, est assassiné par Deuce Kindred et Sloat Fresno, deux sbires de Scardale Vibe, richissime magnat de l’électricité qui a repéré les qualités exceptionnelles d’un de ses fils Traverse et lui a offert une bourse pour étudier et travailler à son service, voire devenir son héritier prodige. D’où l’obsession vengeresse qui poussera deux fils, Franck et Reef, à courir le monde. Sans compter Lake, leur sœur, qui tombe amoureuse de Deuce. On devine la cornélienne tragédie. Au-dessus de ce squelette, flotte, comme une sorte de crâne céleste, le dirigeable énigmatique des « Casse-cou » dont on ne sait s’ils sont employés comme policiers ou espions scientifiques, ou comme aimants romanesques. Leurs aventures sont d’ailleurs lues par quelques personnages. Plusieurs filons de chair s’entrecroisent entre des dizaines de personnages satellites, des vies et des voyages, abandonnés et repris, balayant l’univers narratif de Pynchon, tout cela écrit avec une imparable séduction encyclopédique, dans le grand écart stylistique qui le caractérise, entre (pour reprendre les lectures de Pugnax) Henri James et Eugène Sue. Mais, me direz-vous, ou se trouve le cerveau de ce roman en constellation ?
Outre l’évident conflit perpétuel entre le fanatisme anarchiste et un capitalisme qui ne connaît du libéralisme que la liberté d’opprimer par rapacité -peut-être caricatural- et sa dimension partiellement prémonitoire de la première guerre mondiale, le véritable moteur romanesque est la lumière. Dans sa version scientifique d’abord, puisqu’au-delà de Kid étudiant en électricité, on rencontre un photographe, un inventeur, Nikola Tesla, chercheur en phénomènes électriques et rival de Thomas Edison, et Yasmina la mathématicienne russe qui sera l'amante conjointe de Reef et d'un espion homosexuel. La « Ruée vers le rayon » conflue avec la ruée vers le pouvoir capitaliste. De plus, dans sa version irrationnelle, la lumière attire maints religieux sectaires et délirants, « Ethéristes », chamans, alchimistes, mangeurs de lumière, attrapeurs de boule de foudre parlante et autres fous de mythes nordiques relatant des expéditions maritimes vers des pierres magiques ou vers le vide (« un résidu vaporeux de la création du monde »). Les expéditions aériennes à but scientifico-magique des « Casse-cou » répondent ainsi aux élucubrations des chercheurs de quatrième dimension et de « tradition fantomale » violemment confrontés aux rationalistes. Un peu comme V, Contrejour est une quête, celle de la lumière et de son énergie, autant physique et mystique qu’universelle, jusqu’à la promesse de la « grâce finale », familiale, sociétale, à bord d’un « Désagrément » propulsé par la lumière « devant la gloire de ce qui vient ». Au-delà de la catastrophe de 14-18, un clair d’utopie s’élève dans l’imaginaire…
A soixante-dix ans, cette icône invisible du postmodernisme -au sens où il réinvestit le passé avec toutes les libertés de la fiction- met en scène des curieux, des entreprenants, des inquiets, des rêveurs, des ratés, des révoltés, voire des paranoïaques, qui veulent étendre leur connaissance de l’univers, ou le détruire pour le sauver par « un fanatisme dément », tous personnages auxquels le lecteur ne s’attache pas forcément, faute d’une sorte d’empathie que manquerait de leur insuffler notre auteur. Hors la prise en charge d’une vaste époque (entre 1893 et l’après première guerre mondiale) l’atomisation des personnages, le temps à plusieurs dimensions et la dispersion géographique (du Colorado à Venise en passant par Göttingen, l’Angleterre et la Sibérie) peuvent laisser perplexe quant à la cohérence du roman, sinon celle de brasser la totalité du monde, depuis les motivations de la nature humaine jusqu’aux sciences exactes et inexactes : alchimie, électricité, mathématiques, tous les phénomènes associés à cette lumière qui traverse le roman de bout en bout, d’où le titre et ceux des parties, en particulier ce « spath d’Islande » qui a la propriété de diviser les rayons, peut-être dans les directions antagonistes du progrès technique et des illuminismes débridés, et donc d’expliquer le titre. C’est ainsi que se multiplient les perspectives métaphoriques, parmi lesquelles l’entropie chère à l’auteur de L’Arc en ciel de la gravité. Nous sommes donc loin du strict roman historique, mais plus exactement dans la métafiction historique et scientifique, avec ce qu’il faut de littérature populaire, de merveilleux paranormal, de roman d’aventure pour adolescents, de traité de physique et de mathématique, voire dans la science-fiction, à la lisière du Gordon Pym d’Edgar Poe, de l’Icosaméron de Casanova et de Philip K. Dick, ou comme à l'occsion d'un voyage intraterrestre d’un pôle à l’autre qui serait une sorte de Jules Verne féerique.
Pynchon, qui se veut aussi riche que le mystère de l’univers, sait faire entrer en lévitation romanesque, du haut de son dirigeable, le pathétique des pauvres hères, aigrefins et émigrés, autour de gigantesques abattoirs ; le grotesque des savants « Ethéristes » à la poursuite de la lumière et de ses applications industrielles ou pseudo-scientifiques. De plus, entre ellipses et mises en abyme vertigineuses, un lyrisme intense traverse les pages, lors de descriptions du continent américain (en écho à Mason & Dixon) des îles et des villes, lorsque par exemple il compare « le ballet incessant des glaces » à une « Venise de l’Arctique » point de départ d’un réseau stylistique et romanesque virtuose et saupoudré d’ironie. On lira de vrais morceaux de bravoure à l’occasion de la prise d’un nunatak arctique « doté d’une conscience mais également d’un dessein ancien » qui dévastera une ville, ou à l’occasion d’un bled dément où Reef Traverse va chercher le cadavre de son père : un pandémonium du péché, une « Lourdes du licencieux »…
Lire un roman de Pynchon, c’est peut-être observer le monde avec une certaine froideur scientifique, mais l’observer, grâce à la biréfraction de son spath d’Islande, dans toutes ses dimensions de réels et d’imaginaires multipliés : un show romanesque à grand spectacle et scintillant, saupoudré de chansonnettes, fascinant. Lorsque les portes de la perception pynchonienne se sont pour nous déployées, rarement avons nous à ce point la sensation d’être un lecteur gourmant et intelligent…
James G. Ballard : Millenium people, traduit de l’anglais par Philippe Delamare,
Denoël 367 p, 22€.
James G. Ballard : Crash, traduit par Robert Louit, Folio, 272 p, 20€.
Pour impressionner, une fiction doit souffler sur nos peurs. Pas forcément les plus évidentes, catastrophes naturelles, terrorisme islamiste ou tours infernales venues du réel ou de scénarios éculés, mais les moins soupçonnables. C’est ainsi que Ballard s’est acharné à nous torturer avec l’érotisme cruel des accidents de la route dans Crash (aujourd’hui réédité), avec la menace des loisirs définitifs des vacanciers dans Fièvre guerrière, ou avec des enfants meurtriers dans Le Massacre de Pangbourne. C’est encore une révolution inattendue qui sourd du Millenium people : celle des classes moyennes venues des « Immeubles de Grande Hauteur » et des Îles de béton. Jusqu'au crash de la civilisation...
Bénéficiant des révolutions industrielles puis informatique, le peuple des classes moyennes et des banlieues voit ses tendances et fantasmes attiser l’évolution des mœurs. Mais lorsqu’on menace son pouvoir d’achat, ce « nouveau prolétariat, victime d’un complot séculaire » décrète : « la prochaine révolution concernera le stationnement ». Cet enfant gâté enchaîne les actes terroristes, puérils, violents. Avocats, enseignants, médecins, assureurs, journalistes, architectes, ils ont leur leader en Richard Gould, un pédiatre illuminé, et dévastent leur quartier. En quête d’un sens introuvable parmi leur « ennui féroce », ils s’attaquent aux pingouins du zoo, à la statue de Marx, aux musées, assassinent une vedette de la télévision...
Quel est le véritable ennemi des habitants de Millenium ? Infiltrés par le narrateur, David, un psychologue nanti d’une jolie femme handicapée et qui n’est pas sans jouir de participer à la guéguerre, ces cadres instruits ont « entrepris de démanteler leur monde bourgeois », d’en finir avec le tourisme, avec la culture. « Il n’y avait pratiquement pas une activité humaine qui ne fût la cible d’un groupe concerné », animé par une « religion primitive » et « avide d’un personnage charismatique ». Le capitalisme de consommation, les valeurs libérales, l’Amérique et Hollywood sont au premier rang des accusés. Après les « manifs contre les OGM et l’Organisation Mondiale du Commerce », après l’attentat du 11 septembre qualifié de « courageuse tentative de libération », cette « abdication de la responsabilité civique » les conduit à incendier une cinémathèque, à tuer des innocents en rêvant de « changement cataclysmique ». Pour ériger quelle société ? En fait, ces nouveaux fascistes avides de « rôles intéressants », d’« une vie plus intense » rêvent de « bâtir une Angleterre plus saine d’esprit », « des lois sans sanctions », « un soleil sans ombres ». Fulminant contre la servilité bourgeoise, ne sont-ils pas de pires tyrans?
Qui lirait Millenium people pour s’exciter au spectacle de ces révolutionnaires à la mode en manquerait le propos. Certes, il est bien question d’excitation sexuelle par la violence. En témoigne la folle nuit d’amour de David et Kay après l’attentat à la Tate Modern. Mais plus qu’un roman à thèse sur la crise de la société d’abondance, il s’agit d’un portrait à l’acide de ceux qui la refusent au nom de leur « catéchisme d’obsession ». Là se dessine la veine satirique de Ballard. Jouer les rebelles, chercher des coupables fantasmés, dictature des médias de consommation ou capitalisme international, n’est-ce pas se renvoyer à soi-même sa vanité… Prenant la vie pour un divertissement dans un « immense parc à thèmes », l’homme consomme la santé, la liberté, le luxe, méconnaissant la face dangereuse de toute existence. En fait, Ballard, qui dénonça dans un entretien « une dictature soft et un nouveau fascisme comme celui qui est en train de naître aux Etats-Unis», n’incrimine pas un totalitarisme démocratique ou commercial, mais notre amollissement dans une dépendance qui n’est plus celle de l’esclave mais celle du dernier homme nietzschéen, heureux de sa médiocrité, mais prêt à se parer de l’auréole du casseur révolutionnaire dès que l’un de ses hochets menace de lui manquer.
Voici le moteur des événements barbaroïdes : la recherche forcenée de l’intensité des sensations. Fussent-elles celles de l’accidentologie, des prothèses, du handicap au cœur de l’explosif froissement des tôles automobiles, consomme le mariage de la douleur et de la jouissance sexuelle. C’est ainsi dans Crash, où le narrateur, James Ballard, à la façon d’un alter ego de l’auteur, fut la cause de la mort d'un homme lors d'un accident de voiture. Ce pourquoi, en une sorte de catharsis perverse, il développe une véritable obsession pour la tôle froissée, pour les spectres des casses de véhicules. Enrôlé par Vaugham, un ex-chercheur qui aime reconstituer des accidents célèbres et va jusqu'à en provoquer de nouveaux pour assouvir ses pulsions morbides, le narrateur est peu à peu initié à une nouvelle sexualité qui lie étroitement violence et technologie.
Premier volet de la « Trilogie de béton », Crash jouit de l’union imprévue de l’accidentologie et du sexe, entre sadisme et masochisme, non sans un développement esthétique fascinant et repoussant à la fois.
L’habitat contribue au déchaînement des mœurs. Ainsi des « Immeubles de Grande Hauteur » et des « îles de béton ». Sous le titre en forme d’acronyme, I.G.H. entasse l’humanité en dehors de toute nature, dans une artificialité d’abord propre et solide, mais qui se dégrade rapidement. Chaque immeuble abritant quarante étages et mille appartements luxueux, ce que l’on imaginait comme une homogénéité sociologique éclate bien vite en clans séparés, ennemis, en guerres tribales, pour rejouer un stade primitif et originel de l’anthropologie. Quant à l’île de béton, c’est celle où échoue, lors d’un banal accident de voiture aux alentours de Londres, Robert Maitland. En contrebas des voies autoroutières, le voilà coincé entre deux remblais, en haut desquels personne ne s’arrêtera pour sauver le naufragé. Robinson postmoderne, l’anti-héros doit se livrer à une inédite guerre de survie, entre « Proctor », un clochard, une jeune femme, redevenir « le mâle agressif » que la civilisation avait recouvert d’un vernis.
Parmi l’enfermement des tours d’habitation et des « îles de béton », le désir sexuel et la mort seuls permettent de jouer sa vie aux dés pour un climax de sensations exacerbés, qui aboutit à un jouissif « jardin de sang », antithèse de celui d’Eden, qui n’est rien moins qu’une dérision de l’humanisme, une satire de l’urbanisme et du machinisme fétichiste, un retour aux pulsions de violence et de morts, autant qu’un crash de civilisation.
Comme dans Super-Cannes dans lequel les cadres très supérieurs de l’Eden-Olympia peuplent leur loisirs du luxe du délit, du braquage et du meurtre, il s’agit dans Millenium people, ce diagnostic indispensable malgré une intrigue distendue, de radiographier moins les ressorts secrets de la bourgeoisie capitaliste que ceux de l’homme. De pires utopies ont plus encore déchaîné les pulsions criminelles au cours du siècle précédent. Si l’on suit Fukuyama qui voit dans la capitalisme libéral « La Fin de l’Histoire », il ne signifiera pas pour autant la fin du mal, ce fantasme humain, trop humain. Féminisme et écologie seront peut-être nos futures tyrannies, comme le propose Ballard dans La Course au paradis. Les technologies de réparation-rééducation corporelle animeront de nouveaux fantasmes érotiques comme le dépeint Crash. C’est ainsi qu’engagé dans les labyrinthes de La Foire aux atrocités (pour reprendre le titre programmatique publié par Tristram) Ballard philosophe politique, et néanmoins romancier, est l’un des sismographes les plus avancés de notre temps.
Thierry Guinhut,
Article paru dans Le Matricule des Anges, février 2005
David et Goliath, Catedral de Calahorra, La Rioja. Photo : T. Guinhut.
Les festins secrets et satiriques de Pierre Jourde
contre la littérature sans estomac.
Pierre Jourde : Festins Secrets,
L’esprit des Péninsules, 2005, 512 p, 23 €.
Pierre Jourde : La Littérature à l'estomac,
Pocket, 2002, 416 p, 9 €.
Pierre Jourde : C'est la culture qu'on assassine,
Pocket, 2011, 312 p, 6,85 €.
L'on connaissait Pierre Jourde, David affrontant le Goliath des Lettres, pour son talent de pamphlétaire, lors de cette Littérature sans estomac qui sut avec humour et brio donner bien des aigreurs au Journal Le Monde et à ses servants, à ces écrivains qui dilatent leur anorexie romanesque avec les boursouflures d’un moi aussi insignifiant qu’exhibé, ces Angot, Bobin, Sollers et autres donneurs de ton et de leçons… Le voici qui met enfin ce talent au service du roman. Pierre Jourde n’aura pas persiflé en vain ses contemporains français, il est capable de faire mieux, de lever des « secrets » bien gardés, de nourrir l’appétit de ses lecteurs avec ses « festins » : secrets de polichinelle de l’Education Nationale, festins érotiques fort troubles pour un roman d’éducation.
Gilles Saurat, jeune professeur plein de bonne volonté, aborde le collège de Logres, où il sera mangé tout cru par le « Mammouth » et par les élèves. Elèves qui s’abaissent à l’irrespect, la brutalité, la pauvreté linguistique, mafia dominée par des caïds machistes, souvent d’origine immigrée, et dont la barbarie n’est contrarié en rien par une administration lâchement animée des bonnes intentions du laisser faire, par les « réussites kolkhoziennes », le « Grand Bond en Avant » des résultats du bac. La satire est rude : « Les profs sont là pour se faire enculer par les ânes. Tout le système a pour seule fonction de profaner le savoir. » Même si la situation est loin d’être partout aussi apocalyptique, à certains collèges Jourde présente un miroir fidèle. Professeur, Inspecteur, parent d’élève, écolier, nous subissons tous la tyrannie de la « gauche radicale », de son « flic de la pensée » (le proviseur-adjoint Musse), du « sabir sacré » : les « Apprenants » gérant leur « projet d’apprentissage personnalisé »… Entendez la démission de l’autorité et de la culture et « la transformation définitive de la réalité en simulacre ». Certes, il s’agit du versant pamphlétaire du roman, avec tous les excès du genre, la généralisation abusive, la caricature où l’art est de forcer le trait pour faire rire et jeter du sel sur les plaies secrètes… A qui se révolte à coup de clichés confortables, Pierre Jourde répond par une véritable charge, dénonçant la complicité de fait entre l’Education Nationale et la violence des nouvelles générations.
Logé chez Mme Van Reeth, dont il devient l’amant, Gilles croise une bourgeoisie faisandée, piste un défunt collectionneur de textes érotiques et de fichiers révélant les sadomasochismes de la ville. Un éros délétère le guide dans une quête risquée, jusqu’à découvrir ses démons intérieurs, ou ceux liés aux caïds locaux, les Hellequin, eux bien français, spectraux, dont la fille est un appât pervers… S’inscrivant dans la tradition lointaine du Wilhelm Meister de Goethe et des Illusions perdues de Balzac, Pierre Jourde propose un véritable roman d’initiation. Ce naïf jeune homme, confiné dans ses bouquins universitaires et son banal passé amoureux, est propulsé dans un nouveau milieu aussi cruel que séduisant. Ses illusions s’écroulent au contact d’une jeunesse obscurantiste, antisémite et d’une administration qui vogue dans l’utopie niaise. S’il ne peut transmettre un savoir et remplir la mission pour laquelle il était formé, il se heurte à un tout autre savoir : n’en déplaise à Rousseau, l’homme ni le jeune ne sont naturellement bons : ils s’allient pour un chassé-croisé de violences qui séduisent notre impétrant. Pente dangereuse pour notre société en danger… Un collègue cynique de Saurat, Zablanski, réclame « la fermeté dans une société de liberté ».
On ne doute pas qu’il s’agisse là de la conviction courageuse de Pierre Jourde. En ce sens, sans tomber dans le texte à thèse, le roman retrouve sa vocation à agir sur les esprits et sur le réel. Goethe proposait la voie vers un monde meilleur, Jourde, malgré quelque longueurs où l’on attendait du plus ramassé, lance un avertissement avant un monde pire, avertissement virulent, chargé de personnages typés, d’énergie romanesque, salutaire peut-être. Indubitablement, après La Littérature sans estomac, C'est la culture qu'on assassine...
Satiriste invétéré en sa Littérature à l’estomac, Pierre Jourde aime à dégonfler les baudruches de la pensée et du roman, même si l’on peut arguer qu’il se laisse parfois emporter par son irrépressible élan : « Philippe Sollers a toujours tout compris avant tout le monde, chacun vit dans l’erreur, la pauvreté mentale, le ressentiment, la misère sexuelle ; depuis des lustres, Sollers ne cesse de prêcher dans le désert de l’incompréhension générale, en butte aux lazzis, au rejet, à la censure. C’est le fond du livre, l’antienne ressassée, la marotte agitée […] Génie universel, le Combattant Majeur traite donc de littérature, de philosophie, d’histoire, de politique, de théologie, de photographie, de télévision, de pornographie, de faits divers, de biologie, de gynécologie, dispense des conseils matrimoniaux (« surtout soyez bien mariés. Ce point est capital. ») et libère les femmes. Bref, la modernité a trouvé en lui son Léonard de Vinci ». De même il aime à déglinguer les postures vaines et les phrases creuses de nombre d’auteurs que leur moi chatouille jusqu’à les crevasser, comme Christine Angot et autres petits gourous de l’autofiction.
C’est encore dans le fiel délicieux de la satire, non loin de l’esprit de Philippe Murray dénonçant L’Empire du bien, que Pierre Jourde est le plus précieux, en criant : C’est la culture qu’on assassine. Voyons comment il flagelle un magazine intitulé Les Inrockuptibles : « Contre quel ordre établi les Inrocks sont-ils censés se rebeller ? Le pouvoir politique, l’abominable Sarko ? […] Alors contre le capitalisme triomphant, le libéralisme sauvage, la mainmise de la haute finance sur la planète ? euh, non, finalement non. La banque Lazard, ils sont sympa, cool, on ne va pas chercher d’embrouilles avec eux. Contre le pouvoir médiatique ? Non plus, bien sûr. Contre le conformisme culturel ? Mais l’étiquette « rebelle » ou « dérangeant » est devenue indispensable pour obtenir des subventions, exposer dans les musées d’art moderne, avoir un article dans les news culturels de référence. On ne se « rebelle » jamais contre rien, la rébellion est vide, puisqu’elle est précisément devenue le fin mot de l’ordre culturel établi, l’étiquette qui fait vendre. La rébellion n’est pas un contenu, c’est une attitude comme disent les journalistes de mode, c’est-à-dire un accessoire commercial comme un autre, un grigri décoratif. Un machin destiné à rendre désirable pour les « jeunes » les produits de l’industrie culturelle. La novlangue l’a emporté : les mots disent le contraire de leur sens. Le conformisme s’appelle rébellion. Les Inrockuptibles, c’est exactement cela. Cette « rébellion », c’est à dire cette illusion destinée à rendre plus sexy un total acquiescement aux valeurs dominantes, Les Inrockuptibles en est le parfait représentant ».
Niaiserie et vulgarité éducationnelle, littéraire, télévisuelle et médiatique, Pierre Jourde fait feu de tout bois sec dans son entreprise de mordant satirique, qu’elle use du roman, de la chronique ou de l’essai. Souhaitons qu’il garde cette plume trempée dans la verdeur de l’acide et ne se laisse pas aller lui-même à un conformisme plus vendeur. Et dommageable.
Thierry Guinhut
La partie sur Festins secrets a été publiée dans Le Matricule des Anges, nov-décembre 2005
Catedral de Cuenca, Castilla la Mancha. Photo : T. Guinhut.
J. G. Ballard, les Nouvelles complètes
d'un artiste de la science fiction :
anticipations
technologiques et psychiques.
J. G. Ballard :Nouvelles complètes 1956-1996,
sous la direction de Bernard Sigaud, divers traducteurs de l’anglais,
Tristram,
Volume I : 704 p, 29 €.
Volume II : 706 p, 29 €.
Volume III : 508 p, 29 €.
Parmi la « forêt de cristal » de l'œuvre protéiforme de J.G. Ballard romancier, le translucide chatoiement de ses narrations inquiétantes n’a jamais fait mieux que dans ses nouvelles. Au sommet de son art, mêlant anticipation psychique et présent visionnaire, Ballard nouvelliste fouille de nouvelles tyrannies. Certes, quelques-unes d’entre elles répondent aux canons de la science-fiction. Planètes, vaisseaux spatiaux et « tombes du temps » comptent cependant moins que la dimension d’infini qui déstabilise le voyageur. Ainsi l’on frôle le fantastique borgésien, avec l’inversion temporelle, les rêves géologiques ou l’audition « Du fond des âges ». Mieux vaut alors parler d’anticipation psychique. Car il s’agit d’explorer des potentialités de l’homme : sa vie, ses arts, ses industries, ses sentiments, tout dérive vers des merveilles délicieuses, des terreurs inconnues. Parmi ces trois fascinants volumes, bellement publiés par Tristram, et rassemblant la totalité des cent trois nouvelles de l'anglais J. G. Ballard, les mystères de la psyché sont alors aussi fascinants que ceux du futur.
La meilleure science-fiction est peut-être celle qui n’en est pas. Depuis La Machine à explorer le temps de Wells jusqu’à Hypérion de Simmons, des technologies irréalisables ont survolé guerres des étoiles et space opéra en d’indiscutables réussites. Mais Ballard ne pratique guère le culte monothéiste des vaisseaux spatiaux. Il repoussa tellement les limites que des lecteurs des magazines où il publiait se sont plaint de ce crime de lèse-genre. En effet, au-delà de la seule anticipation technologique, il aine explorer autant une biologie poétique qu'un transhumanisme de la psyché.
Certaines de ses nouvelles ressortissent pourtant à une science-fiction traditionnelle. Sur une planète volcanique, « Les terrains d’attente » sont des stèles de pierre gravées de langues venues des « quatre races stellaires », en l’attente d’une révélation du temps cyclique. Mais dans « Le sourire de Vénus », une sculpture de métal se met à chanter au cours de sa croissance. Une fois détruite, son métal fondu et refaçonné fait chanter tout un immeuble grâce au talent de la revancharde sculptrice. De nouveaux matériaux, mais aussi une nouvelle branche de l’art sont postulés par la fiction. D’autres nouvelles sont ouvertement fantastiques, ou borgésiennes, comme lors de l’infini de « La ville concentrationnaire », entre image paranoïaque et réalité palpable de notre urbanisme.
Car il s’agit surtout d’explorer des potentialités de l’homme : sa vie, ses arts, ses sentiments, tout dérive vers des merveilles dangereuses, des terreurs inconnues, à la limite de l’anti-utopie. Le Docteur Neill revoie le fonctionnement du cerveau et libère ses patients du sommeil : vingt ans de vie gagnés. Hélas, la réalité devient un « trou d’homme » ; sans rêves, la « régression vers la grande matrice du sommeil » est définitive. L’amour se dénature au point de préférer aux hommes le mensonge mystique des « Statues qui chantent ». Le futur sera-t-il le lieu d’une multiplication du corps et de l’intellect humain, ou un avilissement, un dessèchement de l’humanité ?
Ballard nouvelliste a su inventer un espace fétiche et récurrent où loger les développements de son imaginaire technologique et « psychopathologique » : « Vermillon Sands », sorte de Californie ou de Nouveau Mexique, parfois en déshérence, où les lumière du désert favorisent une vision à la fois hallucinatoire et particulièrement nette d’une architecture et d’une robotique qui, au-delà de la mécanique, est œuvre d’art. Au point de produire elle-même des œuvres d’art, semblant ainsi dépasser et rejeter l’homme, pourtant leur créateur originel. Les nouvelles ici situées sont habitées par des starlettes, des déjantés, des artistes excentriques, des « sculptures soniques », et voient les ordinateurs produire des poèmes, les orchidées chanter, les mythologies se réactiver. Ainsi, au hasard des recueils, l’esprit humain se déglingue, bourgeonne, le corps se déchire ou se reconstruit avec masochisme. Au-delà du surréalisme, Ballard fait de la science-fiction avec les émotions de notre cerveau : la peur et le désir, de l’érotisme des corps et des personnalités à celui des machines, en passant pas la chirurgie et l’accidentologie, comme dans son roman Crash[1]. Les personnages tentent de maîtriser la beauté fascinante des créations picturales ou musicales inouïes et des apparitions souvent féminines, terriblement émerveillantes.
Cependant l’anticipation de Ballard est également une satire des mœurs, un « présent visionnaire ». Les nouvelles donnes sociales, urbaines et environnementales conduisent à des violences inédites, dans le cadre d’anti-utopies inquiétantes. La société industrielle, souvent laide, oscille entre psychose, paranoïa et béton postnucléaire. Surpopulation inculte, « embrigadement social », urbanisation et trafic exponentiels, surproduction et surconsommation, surveillance technicienne et kafkaïenne amoindrissent l’homme, fondamentalement dérangé. Phobies, inquiétudes morbides et autres pulsions amoureuses détournées le rendent étranger à lui-même. Notre écrivain, autant anthropologue que scientifique, sinon psychiatre, entre Lovecraft[2], Max Ernst et Einstein, interroge notre temps, notre futur, constituant à sa manière l’équivalent d’un vaste essai politique, sorte de Léviathan post hobbesien, menacé par une tyrannie diffuse, virtuelle et soudain violente. Ou par une perversion de la nature et de l’art, comme ce « tragique assaut d’insectes incrustés de gemmes ».
Le deuxième volume de la trilogie de nouvelles, plus encore que les romans, est tout simplement époustouflant. Au-delà du laboratoire romanesque, un puzzle introuvable se construit sous nos yeux : le monde de Ballard vient remplacer le notre. La concision, qui n’est pas toujours son romanesque péché mignon, est ici d’une redoutable efficacité. L’aisance narrative côtoie le flamboiement des allusions cultivées. L’écriture cristallise poésie colorée et précision hallucinatoire du merveilleux, de l’aphorisme au rêve éveillé, jusqu’à la critique sociétale aiguisée, comme si le temps du dernier homme nietzschéen était advenu, dans la dégénérescence de la civilisation et l’excroissance d’une nature et d’un mental terrifiants. Mort il y a peu, Ballard nous a laissé ses mémoires, indispensables à l’aficionado : La vie, et rien d’autre[3]. Nous serions pourtant tentés de dire : l’œuvre, ces nouvelles toujours surprenantes, et rien d’autre. Sommes-nous encore les mêmes après ces ballardiennes possibilités poétiques et monstrueuses des technologies et de la psyché ?
Ainsi, une société technologisée à outrance laisse aux ordinateurs le soin d’écrire les poèmes dont elle aurait besoin pour ajouter un supplément d’âme à la sécurisation absolue d’une vie étouffée. « Numéro 5, les étoiles » est en effet une nouvelle splendide, associant une allégorie de la poésie retravaillée depuis la mythologie grecque à un « verséthiseur » qui produit des banderoles de citations, à moins qu’il s’agisse de l’inspiration démente d’Aurora Day qui les écrirait encore à la main. Lorsque l’élite s’abandonne à la sophistication technologique, plantes chantantes, sculptures sonores, machines à poèmes, nos créations deviennent nos rivales. Pire, une société anxiogène et en déliquescence oblige l’homme devenu virtuel à retourner in utero, ou à se changer en peinture abstraite. Là sont les textes les plus somptueux de l’écrivain britannique.
« Présent visionnaire » encore lorsque le futurisme de Ballard est également une radicale critique sociale. Sauvagerie[4], longue nouvelle ou bref roman si l’on veut, reste une anticipation plausible dans les limites réalistes de notre contemporain. L’assassinat mystérieux des adultes d’une cité résidentielle de luxe nous laisse imaginer qu’à trop protéger des chérubins nous en faisons des monstres, en qui le meurtre est indéracinable de la nature humaine, y compris dans notre condition aisée et policée. La fulgurance de Sauvagerie diffuse une inquiétude empoisonnée sur le devenir de nos sociétés opulentes où informatique et surveillance vidéo traquent et déshumanisent, en une douce tyrannie où la violence ne demande qu’à ressurgir, y compris où on ne l’attend pas.
Ce n’est pas par présomption que Ballard vante l’art de la nouvelle au détriment de romans trop longuement délayés -comme son Super-Cannes[5]qui aurait gagné à cultiver la concision. Mais dans la belle et dangereuse Forêt de cristal[6], quoique également ce roman semble devenu le caoutchouc trop étiré d’une nouvelle originellement brillante, la jungle et les corps se cristallisent avec une redoutable efficacité romanesque : l’effrayant merveilleux (ou l’hallucination collective) dénonce la dureté cristalline de nos âmes.
« Bizarrement, il y a beaucoup de nouvelles parfaites, mais pas de romans parfaits », confie, avec un rien de mea culpa, Ballard en son introduction. Parfaites en leur surexotique divertissement, parfaites en ce qui concerne leurs qualités politiques et philosophiques. Une nouvelle de 1972 imagine une « Télévision Transtemporelle », qui va filmer dans le passé les conflits, les grands assassinats, et surtout la Seconde Guerre mondiale. Se tournant vers le XIX° siècle, les réalisateurs sont surpris par le peu de combattants de Waterloo. Pour augmenter l’audience télévisuelle, il faut donc guérir par antibiotiques et à leur insu les soldats malades, ajouter des mercenaires, « refaire l’Histoire pour la rendre plus attrayante au public ». Hannibal bénéficia de deux cents éléphants de plus. Dommage, « tous les événements entourant la vie du Christ furent déclarés tabous ». On se console avec le passage de la Mer rouge par les Israélites, qui réserve une surprise immense : outre les Egyptiens, « sous une lumière surnaturelle […] la quasi-totalité du matériel TVT mondial avait été détruite, les meilleurs producteurs et techniciens avaient disparu pour toujours ». Voilà qui signa la fin des « safaris dans le passé ». On appréciera avec délectation la chute offerte par « un prêtre doté d’un sens de l’humour particulièrement ironique : « Cette grande chaîne là-haut dans le ciel a elle aussi ses idées sur la valeur des émissions » ».
La plupart des nouvelles de notre Ballard préféré sont de la stupéfiante qualité de ce « plus grand spectacle télévisé du monde ». Pensons encore à une nouvelle de 1992, dans laquelle « une planète obscure » (entendez la terre) voit ses habitants « s’adonner au jeu ultime -l’exploration de leur propre psychopathologie », au point que leurs ordinateurs les aient expédiés dans une « caverne de l’illusion » pour rester en sécurité. Les potentialités infinies de l’avenir, les mutations du présent, technologiques ou biologiques, pourtant riches de nouvelles libertés, et parfois grosses de menaces, portent un sérieux coup à notre moi, à notre univers, ainsi qu’à l’éthique traditionnelle. Jusqu’à menacer l’humanité d’une sournoise entropie, d’apocalypses inédites. Ballard, ce fabuleux visionnaire, serait-il séduit par ces perspectives ou au contraire saisi d’un effroi réactionnaire ? À moins que le feu d’artifice de son invention soit le masque de la prudence…
Thierry Guinhut
À partir d'articles parus dans Le Matricule des anges, ici augmentés.
Retablo mayor siglo XVI, Colegiata de Valpuesta, Burgos.
Photo : T. Guinhut.
Sonnets de l'Art poétique.
Eloge du sonnet
Du cadavre poussif du sénescent sonnet
Descendent des vers gras et bientôt décharnés.
Car à trop se nourrir de rhétorique fiente
Les ors invertébrés vont à fatale pente…
Vieille armure craquée, ronde bosse ampoulée,
Ton bel hanneton sec, d’une mode éculée,
Déglingue et guenille, au vide-greniers déchante :
On n’en tirera pas de famélique rente.
Mais te trouver si bas, des siècles fatigués,
Te trouver vain d’amour, délaissé par l’orgueil
Du moderne infatué de ses mots aux bruits muets,
M’engage à me pencher sur ton corps ranimé,
Embrassant du souffle où je puise, sur le seuil
D’un monde coloré, le pur sens caressé.
Sonnet à l’élève
Les cours tu entendras avec pleine attention
Des notes tu prendras, stimulant ton oral ;
Tu les décoreras avec soin amical :
Un cahier sans défaut vaut une révision.
N’attends pas de la Muse une autre inspiration,
Mais grâce à ton travail dépasse le banal,
En évitant le fer d’un paraphe fatal,
Pour accoucher idées et félicitations.
Enfin la connaissance est une tendre amie,
L’élitisme pour tous tu rejoins avec joie
Et la douce ironie du sage en modestie.
Que tu sois rap, rock, jazz ou fan du ballon roi,
Matheux ou amoureux, fou d’airs de Rossini,
Bientôt du maître envié tu passeras la voix.
De l’art et autres démons
La poésie n’est pas un jeu de niaise enfance,
Ni un fantasme trop sucré d’adolescence,
Ni des confettis de roman rose, jetés
Dans les cheveux ébahis des nouveaux mariés.
En un monde d’adulte où construire le moi,
Lutter contre les monstres exquis de l’amour
Pour les pacifier, l’épouvante sans recours
De la mort aux têtes de pieuvres et de bois
Ne peut laisser que l’art après nos pas soufflés :
Qu’il s’agisse d’un pont, de libérale idée,
D’un état enrichi, d’un nichoir à mésanges.
Je n’ai que le sonnet pour massif romanesque
Pour symphonique grandiose ou peinture livresque ;
Il suffira peut-être à convaincre les anges
Habiter le sonnet
Je veux, pour trouver sens, habiter un sonnet.
Comme un palais baroque, un refuge d’enfance,
Terrasse jardinée, bibliothèque immense,
Horizon de montagne et tremblé de forêt.
Ville aux mœurs policées et cité libérale,
Aussi bien structurée que l’arche du sonnet,
Cosmopolite et vive, aux images rimées,
Où converse la Muse, où l’Art est notre égal.
Mais sa taille modeste en aura-t-elle raison ?
Pas un instant, il ne faut le sentir prison.
L’utopie du poème : autisme ou bien démence…
Qui sait si le mystère où frétille le sens
N’a pas dans l’infini des quatrains et tercets
Trouvé la métaphore où soudain s’abriter.
Contraindre avec mesure une idée jaillissante
Dans la cage au rossignol doré du sonnet,
C’est arrimer réel et musicalité
Comme un parfait Ronsard chevauchant Rossinante.
Mais aux quatorze pieds d’une prison branlante,
Bientôt le vers est scié, la fenêtre éclatée,
La prose va briller en avalanche de fées,
Les barricades mystérieuses diront : chante !
Enfin Pétrarque emporte une Laure charmée
Dormir avec Michaux dans les draps fous du rêve,
Shakespeare enivre en vers un roman déjanté.
L’Hercule rhétorique est vainqueur du passé,
Baobab hugolien ou rap et slam sonnet,
Pour choquer en poème un monde qui se lève.
Sonnet à Shakespeare
Un carnet fantaisie dont la reliure ornée
Porte du grand Shakespeare le fac-simile :
Une signature tremblante, légendaire…
Mes vers immatures s’y sont crus nécessaires.
Sonnet, fils de William, j’ouïs de ta langue un charme :
Ce chant vint caresser un fier jeune homme blond,
Une inconstante brune et d’amour l’horizon
Pour que de tragédies s’entempêtent tes larmes,
Que de tes comédies, les rires et les rêves
Postent le ciel humain sur l’île de Prospero
Pour que l’Histoire prenne sens en tes héros.
Mince ruban de mots, lilliputien élève,
Un sonnet d’apprenti, des siècles en écho,
L’éternité titube où cet Orphée s’élève !
Biblioteca Juan Pablo Forner, Merida, Extremadura.
Photo : T. Guinhut.
Mario Vargas Llosa, romancier des libertés :
de La Fête au Bouc
aux Cahiers de don Rigoberto.
On ne peut séparer Vargas Llosa, essayiste et politique, du romancier. « Tant pis pour le Pérou, tant mieux pour la littérature », dit-on lorsqu'il fut battu à la présidentielle de 1990. On sait que le pays se vit imposer les pleins pouvoirs par un Fujimori qui termina sa carrière en débandade... Narrant sa campagne électorale avec le Poisson dans l'eau, l'écrivain précisa le sens de son libéralisme tempéré : « Le principe de la redistribution de la richesse a une force morale indiscutable, mais aveugle bien souvent ses défenseurs en les empêchant de voir qu'il ne favorise pas la justice sociale si les politiques qu'il inspire paralysent la production, découragent l'initiative, font fuir les capitaux, autrement dit, accroissent la pauvreté. » Le penseur « désenchanté du marxisme et du socialisme » réunit cinquante essais dans les Enjeux de la liberté, dont un éloge d'une Margaret Thatcher controversée, pourfendant « purs » islamistes et corrompus de tous bords, nationalismes et nationalisations, prônant l'économie de marché et la mondialisation, ce qui ne lui attire pas l'amitié de maints bienpensants et autres intolérants. Pourtant il invite à sa table romanesque nombre de personnages aux vices et vertus aussi colorés que probants, de La Fête au bouc aux Carnets de Don Rigoberto.
Les libertés sont également le maître mot du romancier. Sans jamais se clôturer dans le récit engagé, à thèse, pas un de ses romans n'omet de réclamer la liberté des peuples et des consciences, la liberté des Lettres et de l'Éros... Après Conversation à la Cathédrale, qui conspirait contre la dictature militaire péruvienne, vint la Guerrede la fin du monde. Un illuminé parcourt le Sertao brésilien, quand s'installe une république musclée. Si les méthodes et l'ampleur de la répression effrayent légitimement le lecteur, qu'en est-il du phalanstère fondé par ce prophète christique où s'épanouit la liberté des gueux ? Du moins croient-ils se libérer de l'impôt, du recensement et de l'économie de marché. Car c'est pour trouver dans cette fanatique cité de Dieu une pire oppression, une « utopie archaïque » fermée, intolérante, suicidaire... Un souffle narratif fabuleux emporte ce roman-fleuve, dont la conclusion remettra en cause les espérances de l'anarchiste écossais qui tente de rejoindre ce paradis libertaire, cet enfer sur Terre. C'est encore un terrible prophète qui, dans Pantaleôn etles Visiteuses, galvanise les indigènes, poussant à crucifier animaux et humains. Frère Francisco croit ainsi conjurer le « Mal » : la pacification sexuelle des troupes, au moyen d'un bordel géant que Pantaleôn dirige d'une main de fer, pour le bien du Pérou. Machiavel dévoyé de l'Amazonie, il détruit corps, coeurs et âmes. Burlesque et tragique tableau du fanatisme religieux et de la bureaucratie militaire... Comme lorsque dans la Ville et les Chiens, vaste métaphore de la société péruvienne, un cadet de collège est tué pendant l'exercice de tir : la hiérarchie, malgré ses principes d'honneur affichés, tente d'étouffer le scandale...
Dénoncer la nature perverse des utopies par une satire effrénée, polymorphe, reste le moyen d'une catharsis et le véhicule d'un espoir de jours meilleurs dans une civilisation apaisée. Le trotskiste de l'Histoire de Mayta, généalogie et rouages du terrorisme, les maoïstes du Sentier lumineux de Lituma dans les Andes, tous des illuminés, des purs meurtriers, rouges fers de lance du totalitarisme. Le « progressisme » d'ultra-gauche dont s'était réclamé le jeune romancier est retourné comme un gant de sang. Ce qui choque maints détracteurs des orientations libérales de sa maturité.
La Fête au Bouc s'inscrit dans la tradition latino-américaine des portraits de dictateurs. Gabriel Garcia Marquez (l'Automne du patriarche), Auguste Roa Bastos (Moi, leSuprême), Miguel Angel Asturias (Monsieur le Président) ont brossé de monstrueux tyrans, fantastiques ou réalistes. Sans faillir à la vérité historique, mais avec la toutepuissance de la fiction, Vargas Llosa surprend Trujillo en 196l, dernière année de son pouvoir criminel à Saint-Domingue, grâce à un rythme ternaire : le retour d'Urania après trente-cinq ans d'exil aux États-Unis, les hauts faits et méfaits de « l'homme qui ne sue jamais », l'embuscade nocturne des tyrannicides. Fille chérie d'un ministre de ce Bouc qui asservit trois millions d'habitants à sa démence froide pendant trente ans, elle tente de rappeler à son père invalide l'infâme secret de sa fidélité au régime. N'a-t-il pas livré sa femme au Bouc ? Ou pire ? Vargas Llosa, en libéral opposé à tous les totalitarismes, brocarde un généralissime fasciste que, contrairement aux légendes, les États-Unis ont contribué à renverser. Les personnages cruels, émouvants ou grotesques, la spirale impeccable de la narration font de cette « fête » un superbe monument offert à l'Histoire politique et au plaisir du lecteur... On n'attend plus qu'après avoir disséqué Trujillo, Vargas Llosa déboulonne la statue du dictateur voisin et marxiste dont est féru Garcia Marquez : Fidel Castro soi-même.
Mais quand l'Espagne porta sur la liste des meilleures ventes les Cahiers de Don Rigoberto, la France n'offrit qu'un silence pudibond, étonné qu'un libéral soit également du côté de la liberté des mœurs, de la fête d'Éros. Liberté économique (non sans respect des contrats et de la concurrence) vient rimer avec liberté érotique. Pensant aux libertins du XVIIIe siècle, ce livre n'est pas, comme l'affirme l'éditeur français, un hommage à Sade dont la liberté a le cruel défaut de sacrifier autrui. Monogame et néanmoins libertaire, Don Rigoberto est-il un avatar de l'auteur ? Ses cahiers portent le réel et le fantasme au paroxysme d'une virtuosité où la composition arborescente - essai, dialogue et récit - rappelle le Décaméron. La « Diatribe contre le sportif », la « Lettre au lecteur de Playboy », la « Rébellion des clitoris » sont savoureuses... Admirateur de ses « Princes de l'Église qui furent capables de marier au plus haut degré la pourpre et le sperme », il propose un éros spirituel et sensuel, une « vie mentale riche et personnelle ».
L'utopie emporte, via un rythme binaire, le Paradis – un peu plus loin, où l'on croise Flora Tristan, l'une des initiatrices du féminisme français, et son petit-fils : Paul Gauguin. Selon la double postulation romantique, le paradis est au-delà et en deçà. Au-delà de l'exploitation capitaliste et bourgeoise des ouvriers, Flora travaille à bâtir un paradis en plein XIXe siècle. Sans pourtant cristalliser l'inatteignable utopie collective dans un réel qui laisse toujours à désirer; quoique seul le siècle suivant, du moins dans les pays développés d'économie libérale, ait vu s'améliorer la condition ouvrière et féminine, peut-être un peu grâce à elle. Rêvant de « palais ouvriers », pendant son tour de France des enfers des fabriques, lavoirs et ateliers, elle se heurte aux dissensions entre les saintsimoniens et les communistes icariens, à la résistance du pouvoir, à l'abrutissement des masses. Sans compter que son absolu libertaire risque de charrier le danger révolutionnaire, la terreur : « L'utopie sociale débouche sur la catastrophe. » En deçà de notre civilisation moderne, Paul s'exile vers la nature tahitienne : « Ses origines, ce passé éclatant où religion et art, cette vie et l'autre, étaient une seule réalité. » L'utopie individuelle de Gauguin parvient à son acmé artistique, mais se heurte à la colonisation, à la nécessité du travail et de l'argent, au racisme antichinois délirant du peintre lui-même. Rêve d'autant plus illusoire que l'auteur ne remet pas en question cette idyllique société sauvage, « utopie archaïque » en fait, pour reprende le titre de son livre sur Arguedas. Néanmoins, une égale aspiration irrigue nos héros : liberté des ouvriers et des femmes pour Flora, de l'art, des mœurs et d'une sexualité brisée par la syphilis pour Paul. Malgré la monotonie du ton, c'est une émouvante narration, émaillée des souvenirs de deux vies, à la lisière du roman historique et encyclopédique.
« Ce monde cohérent, beau, rationnel, juste, sans tache, à la mesure de nos désirs, n'existe pas en dehors du domaine de l'art, de la littérature ou de l'imagination, il est incompatible avec la réalité de la vie collective qui requiert les avancées sinueuses, désespérantes, toujours menacées de recul, de la culture démocratique. » Ainsi, dans le Cahier de l'Herne qui lui est consacré, l'écrivain tire la leçon d'une quête cependant jamais reniée. C'est dans cette somme indispensable, réunissant inédits et contributions de l'Israélien Shimon Pères, du Japonais Kenzaburo Oé, du Français Jean-François Revel, des Mexicains Ignacio Padilla et Octavio Paz... où il pourfend la frileuse politique de l'exception culturelle française, que Vargas Llosa nous montre que cette liberté, ce « paradis - un peu plus loin » est à notre portée : dans la littérature, ces fictions célébrées et brillantes des grands romans du XXe siècle. Parmi lesquelles il faudrait compter ceux de Vargas Llosa, romancier des libertés.
Du haut balcon de Garonne au Roussillon, entre Ariège et Catalogne, sans oublier l'Andorre et ses églises romanes, Thierry Guinhut, marcheur, écrivain et photographe, saisit la beauté polymorphe des Pyrénées de l'Est, moins prestigieuses sans doute que celles situées plus à l'Ouest, et pourtant profigieusement variées, offrant comme une revanche à ces montagnes parfois méconnues.
Avec 400 photographies, souvent grandioses, sinon à la limite de la pure abstraction, toujours précisément commentées, nous marchons parmi les grands monuments naturels, mais aussi à la découverte de sites plus intimes. Profondes vallées du Couserans, bergers et brebis, brumes errantes, cabanes et refuges ariégeois, "pierres écrites" du Capcir s'opposent aux tours lombardes et aux fresques romanes du Val de Boi, aux falaises et gorges fauves du versant Sud, aux serras catalanes rougeâtres qui prennent une dimension incroyablement exotique. Des centaines de lacs et d'aiguilles, comme dans le Parc national des Aigües Tortes, alternent avec les villages parfois abandonnés, les sentiers automnaux succèdent aux traces neigeuses vers les crêtes, depuis les glaciers de l'Aneto, jusqu'aux flancs méditerranéens du Canigou, en passant par l'emblématique Pedraforca qui est un peu l'Ossau des Catalans...
Grâce à trente-deux semaines de marche, tant par ses images que par la richesse de ses textes évocateurs, Thierry Guinhut déplie pour nous les contours, les couleurs et les enjeux d'une chaîne montagneuse aux formes époustouflantes et parfois jamais vues.
Un régal pour l'oeil autant que pour l'esprit par la dimension esthétique de la photographie et par la patience encyclopédique d'un voyage médité, ordonné et documenté, de part et d'autre des contrastes des versants et des frontières..
Format à l'Italienne 25 X 30 cm,
216 p, 400 photographies couleurs,
Rando-Editions, novembre 2008, 35 €.
Page de titre.
Pic de l'Har, Seintein, Ariège. Photo : T. Guinhut.
Etang rond des Estagnous, Les Bordes-sur-Lez, Ariège. Photo : T. Guinhut.
Cascade de Varrados, Val d'Aran. Photo : T. Guinhut.
Rifugio de Mulleres, Espitau de Vielha, Val d'Aran. Photo : T. Guinhut.
Estany de Baborte, Vall Ferrara, Catalunya. Photo : T. Guinhut.
Bescarran, La Seu d'Urgell, Catalunya. Photo : T. Guinhut.
Estany de Mataro y Tres Puis, Val d'Aran, Catalunya. Photo : T. Guinhut.
Gloria Friedmann : La Vanité des bâtisseurs, 1993. Château d'Oiron, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.
Roberto Bolañoou l’artiste devant le mal
De Nocturne du Chili à 2666...
Roberto Bolaño : Nocturne du Chili,
traduit de l'espagnol par Robert Amutio,
Christian Bourgois, 2002, 154 p, 15 €.
Roberto Bolaño : 2666,
traduit de l'espagnol par Robert Amutio,
L'Olivier, 2022, 1168 p, 29 €.
L'on pourrait ainsi grossièrement résumer nombre de romans de Roberto Bolaño : un groupe d’intellectuels, jeunes poètes enthousiastes ou critiques passionnés, se livre à la joie de l’art lorsque l’irruption du mal balaie leurs certitudes, voire leurs vies. Un régime fasciste brutal, un prêtre cultivé à l’innocence suspecte, un écrivain peut-être lié à une pléthore de meurtres de femmes… D’où vient le mal ? Qui est ce trouble génie ? Comment, au travers de ses chef-d'œuvres tragiques,Nocturne du Chili et 2666, lier roman de l’incertitude au roman en réseau ?
Il semble qu’avec le Chilien Roberto Bolaño la vérité soit définitivement inatteignable, « étoile distante » de la littérature et de toute pensée. Ses personnages sont des énigmes, et le narrateur est celui qui est le plus affecté par cette énigme. Et quels que soient les procédés employés pour cette connaissance - observation, analyse textuelle, enquête, témoignages, souvenirs ou introspection, ces « détectives sauvages » - la vérité des êtres soumis à l’attraction de la prose de Bolaño est toujours hors-jeu. On a beau mettre sur la piste d’un héros ou d’une héroïne un énorme cortège de témoins, comme dans Les Détectives sauvages où les deux tiers d’un roman de près de 900 pages sont une accumulation de choses vues et autres confessions de dizaines de protagonistes plus ou moins pertinents, rien de définitif n’est réellement révélé. Le récit, comme dans le roman Etoile distante, est une planète dont l’attraction est plus véritable que sa complétude : il paraît décrire un éternel et fabuleux présent puis explose comme une constellation qui ne serait que les débris de l’étoile inaugurale. Pire encore, le narrateur est lui même peu fiable, voire totalement fourbe, malgré son retour sur soi, sa conscience, ses remords. Car la conflagration du mal, dans 2666 ou Nocturne du Chili, a imposé sa trajectoire mystérieuse et cependant destructrice. Poètes et artistes nombreux prêtent leurs figures et leurs voix d’hétéronymes à un inaccessible Bolaño dans une œuvre aussi polymorphe que le continent sud-américain, pour, dans une interrogation éthique, dire combien l’artiste est une « étoile distante ». Examinons d’abord la vie et les ouvrages de notre auteur avant de s’attacher à ceux qui nous semblent les plus marquants…
Arrêté à vingt ans par les militaires de Pinochet, Roberto Bolaño passe, en 1973, huit jours en prison. D’où son goût pour les personnages traqués, clandestins, aux personnalités interlopes et schizoïdes… L’arrestation fondatrice est contée parmi Des putains meurtrières, récits à fort substrat autobiographique, où le père emmène son fils dans des boites à putes et jeux d’argent. Il ne peut que vomir devant l’impudeur du mal triomphant… Mais dans un monde où les frontières de la réalité et du fantastique sont parfois poreuses, les fragments d’un roman de formation sont intotalisables.
Cette arrestation lui laissa le souvenir du « typique nazi sud-américain » d’où viennent peut-être les silhouettes de La littérature nazie en Amérique. Essai ou fictions plausibles? En disciple de Borges, Bolaño concocte trente biographies, maisons d’édition et revues, toutes imaginaires, toutes liés par la fascination pour le nazisme, jusqu’à 2015 compris. Que penser de Mariluce idolâtrant Hitler, de « la fraternité aryenne » de Murchison le délinquant, du plagiaire nègre Max Mirebalais, chantant les races aryennes et Massaï, de Borda peuplant sa science-fiction de vaisseaux allemands, du Brésilien De Souza qui publie cinq « réfutations » des philosophes des Lumières… Pur délire, ou satire riche d’enseignements ? N’oublions pas que l’Amérique latine où se réfugièrent bien des nazis fut un vivier de dictateurs, et que le fascisme, pulsion totalitaire, est hélas « humain, trop humain » -sans vouloir inculper Nietzsche- quelque soit la couleur de peau. Ces écrivains sont des artistes, mais dévoyés…
Les quatorze vies ou auto-fictions d’artistes d’Appels téléphoniques appellent une mélancolie infinie, ou la compassion, sur des destins effilochés : l’amoureuse d’un acteur porno atteint du sida, l’écrivain que tue la disparition de son fils, des poètes ratés, suicidés. Sauf quand crier le mot « art », dans « Un autre conte russe », sauve la vie…
Après Anvers, polar de jeunesse spectral, éclaté en poèmes en prose, surgit Monsieur Pain, spécialiste es sciences occultes, qui approche le poète Cesar Vallejo mourant d’un incompréhensible hoquet, cependant éclot avec la victoire franquiste. Même révolte dans Amuleto qui raconte le massacre étudiant de 1968 à Mexico, vu par une Uruguayenne sans papier, enfermée treize jours dans un immeuble. Sans concession, elle juge ce pays qui se targue d’avoir connu la Révolution, l’a dévoyée ou plutôt l’a poussée jusqu’à sa fatale conséquence. Elle glisse dans la folie avec un chant d’amour et de bravoure qui est « notre amulette » et la preuve d’une confiance hallucinée en la mission de la poésie.
Critique féroce du fascisme, Bolaño avoue avoir longtemps cherché des partis de gauche, pour ne trouver au Chili qu’un rance réalisme socialiste, dominé par « le premier des écrivains nationaux, Neruda, patriarche machiste de type Fidel Castro ». Au milieu des poètes atteints de « néruditose », Bolaño est un beatnik inclassable, détective errant fasciné par les vies ratées et méconnues, qui fuit le Chili en 1974 pour le Mexique puis l’Europe, où il vécut en Catalogne jusqu’à sa mort prématurée en 2003. Dernier manuscrit confié à son éditeur, Le Gaucho insupportable bascule dans le fantastique, les changements de points de vue déstabilisent le lecteur. Le retour à la pampa entraîne à côtoyer des lapins féroces. Un moine aux pieds nus est admirable ou criminel. Une conférence sur littérature et maladie - celle qui conduira Bolaño, faute de greffe de foie, à la mort - est universitaire autant qu’épitaphe personnelle. Celle sur « Les mythes de Cthulu » est une charge contre les écrivains « glamour » aisément compris par leur public et qui visent succès et respectabilité. La polémique est au service d’une haute et libre idée de l’art, seul témoignage et feu d’artifice créatif qui outrepasse la mort du corps de l’auteur.
Dans Etoile distante, roman noir où prolifèrent les artistes, on ne peut pas rater l’aviateur Carlos Wieder, adulé par la junte chilienne, qui illustre ses « poèmes de fumée » de photographies des corps torturés par la dictature. Art immonde au point de faire vomir les généraux lors du vernissage ; appendice ou palimpseste de L’Histoire universelle de l’infamie de Borges. Quant à Lorenzo, né sans bras, homosexuel sous Pinochet, quel genre d’artiste peut-il être ? Romantique incorrigible, promis aux désillusions, au mépris, « il décida se suicider ». Après un plongeon avec une de ces vertigineuses accumulations du meilleur de la vie que l’on connaît à l’instant de la mort, il remonte pour « se métamorphoser en poète secret ». L’ « étoile distante » est-elle celle d’un art qui serait à la fois esthétique et moralement irréprochable ?
Les personnages, énigmatiques, fascinants et quelque part inquiétants, ont parfois plusieurs identités. Le jeune, beau et courtois poète d’Etoile distante, Ruiz Teagle, qui séduisit sans peine l’une de deux « jumelles monozygotes », Veronica Garmienda, est accueilli avec bonheur dans leur maison de campagne -où elles se sont réfugiées après le coup d’état de Pinochet- pour une soirée de discussions poétiques et peut-être d’amour avec Veronica, s’appelle en fait Carlos Wieder. Ce que l’on n’apprend qu’au moment où le narrateur veut bien nous le montrer en train d’égorger la tante des jumelles, puis nous laisser supposer qu’il est l’orchestrateur de l’enlèvement des deux poétesses. Ellipse et métaphore se conjuguent pour effacer ce que l’on peut ni veut dire : « la nuit ressort, tout de suite la nuit entre, la nuit sort, efficace et rapide. Et on ne retrouvera jamais les cadavres ». Sauf celui d’Angelica, dans une fosse commune. Hors la tragédie de la botte fasciste chilienne, ce sont ici les mobiles et les psychés pour le moins mystérieux des individus qui sont interrogés, sans guère de réponse, sans compter le rapport trouble entre la poésie et la violence politique… Comme dans Les Bienveillantes de Jonathan Littell, où la culture sophistiquée (mais peut-être kitsch pour reprendre l’argument de Georges Steiner) de Max Aue ne l’empêche en rien de devenir un gestionnaire du génocide nazi. Carlos Wieder, lui, est un poète qui écrit ses textes au-dessus des prisons et des cérémonies officielles du gouvernement militaire de Pinochet, parmi le ciel bleu et les nuages d’orages, en lettres de fumée avec son avion. Comment ne pas être dégoûté, comme le narrateur, par « l’océan de merde de la littérature », s’il ne s’agit que d’illustrer le mal ?
Naïvement « de gauche », « trotskistes » ou autres, les étudiants et le narrateur d’Etoile distante ne peuvent comprendre cette alliance entre culture raffinée et fascisme meurtrier. Ce qui ne les empêche pas d’être des admirateurs et prosélytes de Fidel Castro. Dans quelle mesure Arturo Bolaño est-il conscient de cette contradiction ? Si l’on en croit la façon dont on entend parler de Stein dans Etoile distante, il n’est pas tout à fait dupe : « Comment concilier dans le même rêve, ou le même cauchemar, le neveu de Tcherniakovski, le Juif Bolchevique des forêts du sud du Chili, avec les fils de pute qui tuèrent Roque Dalton, pendant qu’il dormait, et parce que ça convenait à leur révolution ? »
Quoi qu’il en soit, ses personnages sont pris dans le maelström d’une époque incompréhensible qui réveille les pires instincts, alors qu’ils continuent à croire dans la poésie, seule salvatrice peut-être, sous forme d’illusion romanesque. Les alter ego de Roberto Bolaño (dont Arturo Belano) sont d’éternels adolescents à qui le coup d’état de Pinochet à ouvert les yeux sur la laideur d’un réel qu’on à peine à accepter. Y compris dans la prison, le narrateur d’Etoile distante, lui aussi arrêté, ne veut voir que les instants les plus poétiques, comme le vol de cet avion qui écrit en lettres de fumées dans le ciel les premières phrases latines de la Genèse. Là encore une ellipse permet de refouler le non dit des circonstances trop laides et triviales de l’arrestation. Il y a toujours une « étoile distante » pour fixer la poésie au-delà d’un réel qu’on ne veut toucher qu’avec circonspection. En ce sens Bolaño est un romantique attardé, un errant, une figure de l’exil hors des terres à jamais ressassées et balayées d’une poésie qui est à la fois le pays natal, l’efflorescence estudiantine, la vocation des clubs de poètes, l’amour impossible des belles filles… Tout cela idéalisé, irrattrapable ; et seule l’écriture romanesque en forme de nostalgique poème en prose tournoyant permet d’en fixer la trace. La politique et la poésie prennent le personnage bolañien entre leurs serres pour ne plus le lâcher, le broyer. Et ceci à l’image de la désintégration du récit qui se produit après que la cassure Pinochet ou la menace de mort d’un souteneur aient dispersé les clubs de poètes qui rêvaient un avenir idéal, lorsqu’il se disperse en amas de particules narratives décousues, en quêtes de personnages disparus, comme dans Etoile distante et Les Détectives sauvages. A la découverte émerveillée des amitiés et des amours adolescentes -qui coïncide avec celle de la poésie et de la nébuleuse des poètes- succède la tragédie sans cesse effilochée de la perte, la dispersion des destinées fauchées, inabouties ou introuvables : « dans le triste folklore de l’exil -ou plus de la moitié des histoires sont falsifiées, ou ne sont plus que l’ombre de l’histoire réelle- ». Si l’on finit par retrouver Carlos Wieder, ou plutôt son fantôme gris en « poète barbare », en raté d’extrême droite qui « ne ressemblait pas à un assassin de légende », si par vengeance il est tué, son mystère reste toujours « aux étoiles chaque fois plus distantes »… L’indécidabilité et l’incertitude rongent et structurent le roman.
Il nous semble que les récits, nouvelles et romans, qui ne se situent pas au Chili (hors évidemment 2666) mais parmi les figures des chiliens exilés en Espagne, n’ont plus l’intensité qu’on serait en droit d’attendre. Mais leur mélancolie, à la limite de balzaciennes « illusions perdues » et du polar le plus noir, faite de destinées ratées, de coups foireux, de crimes sordides, d’ambitions clandestines et condamnées dans La piste de glace (l’un de ses premiers textes) n’est ni sans valeur ni brio. Son poète mexicain, veilleur de nuit sans permis de séjour, est évidemment bien plus qu’un personnage anecdotique : une métaphore de la condition humaine et une mise en abyme de l’œuvre entière de Bolano. De plus ces récits sont le nécessaire antipode d’un paradis perdu où la violence fasciste fut à la fois le serpent du jardin et le détonateur d’une prise de conscience, d’une réelle écriture.
Car l’écriture croise et mène un jour ou l’autre à la violence, comme dans Etoile distante, où l’écrivain, l’intellectuel Soto, pourtant heureux au Chili, croyant avoir « échappé à la malédiction », meurt sous les couteaux de jeunes nazis en gare de Perpignan, au retour d’un colloque : « Entre Tel Quel et Oulipo, la vie a décidé et a choisi la page des faits divers ». Lorsque Carlos Wieder finit avec son avion par écrire des poèmes sur la mort au dessus des officiers chiliens, lorsqu’il les invite à une exposition de photos des disparus, c’est comme si le retour du refoulé assiégeait les élites de tous bords, à moins qu’il s’agisse d’une ultime œuvre d’art à la fois conceptuelle et nazie. Au-delà des fictions pas si fictionnelles de La Littérature nazie en Amérique, le mal est donc au cœur de la problématique bolañienne, et nulle part ailleurs elle n’est autant accusée que dans Nocturne du Chili et 2666.
C’est ainsi que le prêtre Ibacache de Nocturne du Chili est lui aussi un poète de talent, un critique littéraire autorisé. Il a en quelque sorte deux responsabilités devant le monde : celle de l’artiste et celle de l’homme de Dieu. Et c’est aux portes de la mort qu’à usage intime, devant le lecteur ou devant Dieu, il rédige son autobiographie -il n’ose pas dire sa confession. Obsédé par un « jeune homme aux cheveux blancs », allégorie peut-être de la poésie saccagée par la dictature, il est en fait un narrateur retors et surtout peu fiable, qui peine -et il le sait- à convaincre de son innocence. Certes, il n’a pas les mains directement tachées de sang, mais sa conscience le ravage : sans jamais vraiment glisser dans l’introspection, sa plaidoirie est un mea culpa qui ne dit pas son nom. Car « le Chili tout entier s’était transformé en arbre de Judas ».
Ornement des soirées cultivées de l’épouse d’un tortionnaire dont la maison est un « centre d’interrogatoires », et qui cache ses victimes dans les dédales de la cave, à quelques pas des mondanités élégantes, le prêtre de Nocturne du Chili va devoir enseigner le marxisme à Pinochet et ses généraux. Ce qui donne lieu à des scènes surréalistes pendant lesquelles il donne une série de cours à des militaires impavides ou sommeillants. Le plus attentif est le Général Pinochet lui-même qui lui fera ses confidences : « Pourquoi croyez-vous que je veux apprendre les rudiments élémentaires du marxisme ? me demanda-t-il. Pour servir la patrie du mieux possible. Exactement, pour comprendre les ennemis du Chili, pour savoir comment ils pensent, pour imaginer jusqu’où ils sont prêts à aller ». Le devoir de vérité du serviteur d’Orphée et de Dieu est bafoué : « Peu à peu, la vérité commence à remonter comme un cadavre ». Parmi ces incarnations faussement idéalistes et finalement souillées par le déchaînement d’une « tempête de merde », quelle est la place du poète et de la vérité dans le contemporain ? Le mal n’a-t-il pas contaminé les meilleures intentions ?
Le pire, le plus fabuleux est encore à venir. Bolaño fut surpris par la mort alors qu’il peaufinait encore les mille pages aux cinq parties de 2666, titre renvoyant au chiffre du diable. Quatre professeurs de littérature venus de pays divers s’enthousiasment pour l’œuvre de Beno von Archimboldi, mystérieux écrivain allemand dont la souterraine réputation va croissant. Un ménage à trois parmi le quatuor, un pèlerinage à Santa Teresa, au Mexique et à deux pas des Etats-Unis, sont quelques unes des étapes de cette quête de l’écrivain génial, sorte de Pynchon insaisissable. On découvre qu’en ce lieu frontière ont eu lieu nombre de crimes atroces : des centaines de femmes, parfois adolescentes, violées et torturées. Dans quelle mesure l’écrivain allemand est-il lié à cette série noire ? Voilà qui permet à Bolaño d’opérer un va et vient vertigineux parmi l’Histoire de l’Europe et des Amériques. Sillonnant les ruines de la civilisation et de la culture - car Archimboldi écrit entre souvenirs du nazisme et son oubli - l’écriture n’est-elle qu’un simulacre de salut et de transcendance ? Ce sont encore des passionnés de littérature, parmi lesquels des intellectuels latino-américains (dont son traducteur, Amalfitano) souffrant de l’annihilation des grands idéaux, partis à la recherche d’un artiste mythique qu’on ne saurait croiser sans rencontrer le mal. Au cœur du livre, voici le cimetière du roman : la litanie des « crimes » propose une énumération insoutenable des mortes -parfois assommante il faut l’avouer- de leurs vies plus ou moins sordides entre pauvreté, corruptions, machismes et espoir d’une condition meilleure. On peut avancer que la création littéraire, comme la création originelle, révèle une fois de plus sa face cachée, sa matière noire : cette pulsion de meurtre qui est le moteur de l’Histoire autant que des histoires. Car la mort est peut-être le plus éblouissant versant obscur de la vie, du moins pour un écrivain comme Bolaño qui a vu de près un des totalitarismes du XX° siècle à l’œuvre et qui, de plus, écrit en sachant combien la maladie le ronge. Derrière tout cela, un narrateur perfidement omniscient joue à dissimuler ses atouts maîtres : Archimboldi lui-même, Roberto Bolaño ou son double, ou l’écriture de la création toute entière…
Œuvre ouverte, au sens d’Umberto Eco, 2666 réunit donc cinq parties que l’auteur pensa un moment publier séparément. Heureusement, son éditeur et ses ayant-droits, comme Max Brod désobéissant à Kafka, n’hésitèrent pas à publier d’un seul bloc ce monstre plus mystérieux que Moby Dick. « La partie des critiques », celles « d’Amalfitano », « de Fate », « des crimes » et enfin celle « d’Archimboldi », au premier regard disjointes, ont un « sens caché » : la ville de Santa Teresa, centre de l’archipel des assassinats et cachette probable de l’écrivain Archimboldi, lui même fait des pièces de son passé et des ajouts de ses créations, comme le suggère l’allusion au peintre. Evidemment, il s’agit d’un pseudonyme : c’est un jeune criminel de guerre qui a découvert la littérature à travers un manuscrit trouvé sur le front russe. Il « a tué un assassin de Juifs » et devient portier de bar avant d’écrire des livres auxquels croit, malgré leur peu de succès, son éditeur, Bubis, jusqu’à ce qu’ « une lecture marginale, un caprice d’universitaires » le comptent parmi les grands de la fiction allemande. Amant d’une femme qui mourut de la tuberculose en Bavière, jardinier incognito à Venise, amant occasionnel de la splendide Madame Bubis, anachorète en Grèce, il reste introuvable, sans cesser de publier. Le lecteur le reverra dans une maison des « écrivains disparus », puis peut-être à Santa Teresa où son neveu, comme lui évidemment d’origine allemande (« un type énorme, très blond ») est emprisonné pour avoir tué quatre femmes, sans que l’on sache s’il est le véritable assassin en série ou seulement l’un d’entre eux, sinon un innocent. Archimboldi ne va-t-il le voir que pour respecter le vœu dernier de sa mère, enquêter et l’innocenter, ou pour se disculper d’on ne sait quel péché originel ? A moins qu’il s’agisse d’écrire un nouveau livre au plus près du vortex tragique…
Le roman de l’incertitude se double alors d’un roman en réseau. 2666 contient cinq histoires aux liens d’abord invisibles, mais bientôt elles apparaissent comme « des histoires qui maintenant tournent autour d’un centre gravitationnel chaotique », des livres « avec leur propre unité, mais fonctionnellement reliés par le dessein de l’ensemble ». Si Amalfitano lit cette dernière phrase sur la jaquette d’un Testament géométrique, ne doutons pas qu’il s’agit d’une mise abyme due aux bons soins de Bolaño. « Cela transformait un récit barbare d’injustices et d’abus, un hululement incohérent sans début ni fin, en une histoire bien structurée où il y avait toujours la possibilité de se suicider. » Pourtant, pour Fate, journaliste noir qui porte le nom du fatum et qui n’aura pas l’autorisation d’écrire sur les crimes, « la beauté c’est le sacré, une femme belle et jeune aux traits parfaits ». Ainsi les viols mortels sont des profanations contre le sacré, contre l’art, contre « l’esprit voué à la création, à l’unique vérité transcendante de la vie, cette vérité qui crée plus de vie et encore plus de vie, une abondance inépuisable de vie, de joie et de luminosité ». Le meurtre travaille en réseau avec les vies et avec l’écriture des critiques et de l’artiste Archimboldi : « Personne n’accorde d’attention à ces assassinats, mais en eux se cache le secret du monde. » Un monde où « tout est livre brûlé ». De plus, le genre policier paraît se laisser prendre dans les filets de Bolaño, avant qu’il soit bafoué par l’effilochement des enquêtes. Une sévère déception du genre barre l’accès à la solution même si elle paraît suggérée lorsqu’une femme influente mobilise tous ses moyens avant de se heurter au mur de la corruption…
A Santa Teresa donc également piétine l’enquête des critiques qui ne pourront trouver Archimboldi… Pauvres critiques qui rêvent encore de découvrir ce que nous connaissons: la biographie cependant incomplète de l’écrivain… De fait, c’est moins Archimboldi que le mystère de l’art qui reste inconnaissable en même temps que celui du mal. N’en doutons pas, ils ont partie liée. Mis à part les titres, on ne sait presque rien des romans « obscurs » de l’écrivain qui aimante 2666. Non que Bolaño et son narrateur presque omniscient soient incapables d’imaginer une myriade de situations et d’intrigues, mais par volonté de seulement frôler le mystère fascinant de la nébuleuse de l’écrivain génial et introuvable qu’il aurait peut-être aimé être. Seul Le Roi de la jungle révèle un peu de son contenu. La sœur d’Archimboldi à la surprise d’y « lire une partie de son enfance » et de pouvoir ainsi le revoir. Que restera-t-il d’Archimboldi ? L’ironie du sort lui fera rencontrer le petit fils d’un écrivain qui ne sera passé à la postérité que pour avoir laissé son nom à une « glace aux trois parfums »…
Les personnages de Bolaño se cherchent, ne rencontrent qu’un autre ou le vide. Reste au lecteur de 2666 à reconstituer la puzzle des vies et de l’art en assemblant s’il le peut les cinq parties. « Thanatos » passe et prend. Restera-t-il à Archimboldi le temps d’écrire le final qui les couronnerait ? Pour notre romancier, qui n’en avait nullement l’intention, il n’est pas resté de temps, la greffe du foie attendue n’a pu venir. Le mystère fascinant de ses livres reste entier. Même son double, Archimboldi, semble écrire des livres lacunaires. Il n’y a que des livres lacunaires pour dire le secret de l’homme et de l’univers. Est-ce cela le mal incarné dans Nocturne du Chili et 2666 ?
La crise des modèles (la figure fasciste, le poète socialiste, sans compter hélas l’écrivain de l’Aufklarung - pour reprendre la thèse de Peter Sloterdijk -) accompagne à la fois le paradigme de la quête qui charpente l’œuvre et l’épuisement du roman policier qui la disperse dans une mélancolie baroque et macabre. Le récit est écartelé entre un réalisme poétique et un surréalisme vénéneux truffé de culture, ce qui le rend infiniment séduisant. Parodie et pastiche, détournement et satire, ellipses, changement impromptu de registre et de narrateur, concourent à faire de Bolaño un écrivain aussi polymorphe qu’ambitieux. Servi par une technique narrative impressionnante, il n’hésite ni devant les digressions absurdes, ni devant des passages apparemment banals qui télescopent d’immenses phrases bourrées jusqu’à la gueule de trésors stylistiques, pulvérisant les temps, dans une sorte de modernité baroque et gothique. La capacité d’inventer des bibliographies fabuleuses et secrètes, les énumérations démentes et fantaisistes font partie de cette dette assumée venue de Borges, sans compter ce regard sur le réel et ses êtres quotidiens peut-être venu de l’Argentin Juan Carlos Onetti. Mais à Roberto Bolano seul, appartiendra toujours cette voix immense, pleine d’émotion mais aussi de force, malgré le monde brisé dont il tente de rassembler la cohérence dans autant de romans soumis à implosion ou explosion, comme une de ces naines brunes qui entachent l’univers de leur cruauté et de leur beauté. La tentation du romanesque paraît s’emballer, puis se décevoir dans une inaction qui n’a ni solution, ni au-delà, sauf dans le fantasme poétique. La création déborde le questionnement éthique. Comme si, toujours, parmi ses multiples avatars, l’œuvre d’art, autant que l’artiste, restait une « étoile » que le mal a rendu à jamais « distante ».
La parution française de Poupées crevées (1)permet enfin de retrouver le chaînon manquant dans l’évolution du romancier britannique Martin Amis (né en 1949). Après les indignations contre les barrières des classes sociales des « Angry young men », dont son père, l’écrivain Kingsley Amis, fit partie, il semble bien que le but ultime et toujours renouvelé de Martin Amis soit « réussir ». Réussir chaque roman comme un challenge, réussir son ascension sociale par la littérature, réussir à changer le chaos contemporain en succès personnel, tout en s’attaquant aux valeurs du succès et de l’argent avec l’ironie acérée, jubilatoire de la satire. Ecrivant à l’acide sur le fol aujourd’hui au lieu de sauter dans le hors-jeu d’une désuète nostalgie, il est le disjoncteur d’une génération qui voit son enfance se lever sous le signe de la menace atomique, sa jeunesse s’affirmer avec la libération sexuelle et sa maturité atteindre son acmé à l’occasion du millénium.
L'on s’étonne que Poupées crevées ait attendu un quart de siècle pour être traduit. Paru en 1975, aprèsLe Dossier Rachel(2) méprisant roman d’initiation amoureuse, c’est un Decameron ravageur d’après la libération sexuelle. Marvell anime un week-end de dope, d’alcool et de sexe, dans un presbytère converti en manoir, où chacun des dix personnages parcourt « la galerie neuronale de son propre passé ». Expérimentateur et théoricien, il manipule ses cobayes à la façon de l’écrivain qui les amène à « servir les objectifs de cette fiction ». L’itinéraire de ces riches oisifs, ou rejetons de communautés hippies, est réactivé par les vrais et « faux souvenirs » que les drogues autant que le mouvement de la construction romanesque aux récits emboîtés jettent dans les cerveaux et dans les pages. Le week-end est un révélateur et un apogée.
L’aristocrate Quentin est marié avec Celia, Andy le baiseur macho et violent est flanqué de Diana, Giles est obsédé par le cauchemar de sa dentition et par la « tristesse des rues ». Keith, leur souffre-douleur, est un « nain de cour » obèse, souffreteux, puant, digne de toutes les expérimentations et tortures. Ils reçoivent les américains : Skip, ex gamin violé par son père, et Roxeanne, sculpturale baiseuse rousse, tous deux placés sous l’autorité de Marvell qui a des théories définitives sur la libération sexuelle : les sentiments sont des « poupées crevées », on a enfin « séparé le sexe des émotions ». Baisant comme on exécute les autres fonctions corporelles, les acteurs du « Théâtre psychologique » tentent de remédier à leurs manques, déséquilibres, terreurs et béances grâce à un arsenal de drogues sensées leur apporter euphorie et oubli, force et grandeur, intensification des perceptions sensorielles et « sentiment de contrôler les choses ». L’un veut être « sexuellement excité , bien membré, violent et fort », l’autre veut se « sentir remplie d’amour ». L’énigme et le ratage du cerveau, « système mécanique » obéissant à « des phénomènes purement chimiques », seront-ils solutionnés grâce au cocktail de drogues?
La surenchère des vidéos pornographiques (zoophilie, coprophilie et meurtre sexuel) ne dépoussière plus leur ennui, leur nostalgie d’une séduction empêchée par la morale traditionnelle. Parmi les mâles impuissants, qui parviendra à satisfaire les appétits de la surhumainement belle Roxeanne ? Le nain, symbole de l’exclusion du royaume d’Eros, trouvera-t-il à satisfaire sa libido ? Après le débarras des sentiments, le syndrome du « sexe contrarié », de son échec, se rue sur les antihéros. Le « théâtre contre alternatif » ne pourra que déboucher sur des « bébés morts». L’apocalypse finale n’est pas sans faire penser à une autre jeune littérature, celles des « Cannibales italiens », dont le chef de file Niccolo Ammaniti imagina en 1996 un Dernier réveillon (3) festif et vengeur, couronné d’un explosif carnage.
Les narrateurs du Décameron pouvaient ordonner leurs récits dans une cohérence aux claires visées morales. Chacun était en possession d’un équilibre psychologique indéniable qui lui permettait de ranger sa prose sous l’éclairage de la raison. De même, Boccace, en humaniste consommé, savait devoir disposer ses dix journées et leurs enseignement en un tout reflétant l’ordre d’une société médiévale en pleine expansion, contrecarrant ainsi les effets de la peste qui les a chassé de Florence. Chez martin Amis, les personnages n’ont ni l’énergie ni la cohérence nécessaires pour assumer leurs propres récits. Seules les drogues leurs permettent de revivre, et de nous transmettre, en une schizophrénie douloureuse, leur histoire et leur psyché dévastées. Ce qui n’est possible que par la main mise et la manipulation de leur maître es drogues, leur gourou et expérimentateur fascisant : Marvell. La société démocratique des narrateurs du Décaméron, quoique élus par Boccace parmi une aristocratie de l’esprit, s’est changée en un groupuscule dont l’assomption n’est pas la connaissance mais la destruction, l’apocalypse désirée.
En toute logique perverse, Amis retourne La Flèche du temps (6) contre l’un des auteurs de l’apocalypse assénée aux juifs. Reprenant le principe d'une nouvelle d'Alejo Carpentier (« Retour aux sources » dans Guerre du temps)il fait subir à son personnage une vie à rebours. Celui-ci avance depuis sa mort en Amérique pour être en son âge mûr médecin expérimentateur à Auschwitz, et rentrer enfin dans le ventre de sa mère allemande. Au-delà du tour de force narratif, c'est un exercice continu d'ironie, épinglant le ridicule nazi, ainsi que le principe de causalité, le mythe de la formation de l'individu. L’anti-héros est le répugnant agent d’une catastrophe à la mesure du siècle.
Cette «flèche» se fait fléchettes lorsque le très médiocre héros de London Fields (7) ne sait parvenir à l'excellence que sur sa cible de concours de bistrots. Nous sommes à la veille de l'an 2000, une menace d'apocalypse colore le ciel de Londres. La flèche du millenium finira par apporter à la jeune victime son meurtrier désiré et manipulé. Les champs de Londres sont parcourus de malfrats, de vantards, de bébés monstrueux et d'un narrateur hanté par «le blocage de l'écrivain». Sur une intrigue trop distendue, la force du style reste cataclysmique. Argot et néologismes, images coup-de-poing et métaphores proliférantes, sarcasme et parodie cinglent les personnage et font d'Amis un grand styliste couplé d’un critique féroce de la décadence du Royaume Uni. Ses marionnettes n'ont aucun libre arbitre, leur destinée est biologiquement et sociologiquement prévisible, les certitudes humanistes ne sont pas leur fort, ils sont ballottés par le hasard et par des machinations qui les dépassent et que personne ne contrôle vraiment : une société pour le moins fanfaronne, inquiète et vouée à sa perte. Seuls l'humour, l'ironie et les étincelles du style peuvent rattraper les personnages aux yeux du divertissement et de la morale hésitante du lecteur. Attitude postmoderne où les propositions idéologiques et morales sont remplacées par le brio du narrateur. Ce qui fait la force du livre est moins la puissance de son contenu que la déstabilisation pratiquée à l’égard d’une ville ainsi portraiturée. Londres n’est plus la splendide métropole, le phare du monde civilisé, mais un immense faubourg sans foi ni loi, sans queue ni tête.
Certes, à l’époque victorienne, Dickens avait opéré un semblable renversement en se penchant sur les bas fonds londoniens, ses malfrats, ses enfants dévoyés et ses Grandes espérances déçues. Mais c’était pour garder et réaffirmer un point de vue humaniste selon lequel toute créature pouvait être remise dans le droit chemin. Martin Amis fait pire. Aucune rédemption ne guette ses fantoches. Au point que la victime attende et suscite son meurtrier, tandis que Londres paraît se coucher sous la menace nucléaire désirée pour être enfin changée en « champs ». Si, un siècle plus tôt, l’allégorie de Londres pouvait être une forte femme appuyée sur une lance, un bouclier, aux pieds jonchés des richesses de ses colonies, aujourd’hui Martin Amis fait de sa pute velléitaire en attente d’un sordide sacrifice une choquante allégorie d’une ville envahie d’immigrés guère plus brillants que ses traditionnels habitants, pourris de l’intérieur.
L'Information(8) est peut-être son livre le plus entraînant, le plus significatif, le plus métafictionnel. Deux écrivains paraissent d'abord s'épauler. Mais ce n'est que concurrence sauvage pour le pouvoir, le succès et l'argent. Tous deux sont des héros de merde. L'un, Richard Tull, après deux livres aussitôt oubliés que publiés, accumule les manuscrits aussi intellectuels qu'illisibles jusqu'au dernier, Sans titre, sans compter Informulé. L'autre, Gwyn Barry, après avoir tiré le diable par la queue avec son compagnon d'université, a soudain unsuccès fabuleux: Amelior, roman simplet, galvanise les foules. Tull a une femme baisable qu'il n'arrive plus à baiser et deux jumeaux accaparants, il est alcoolo et nicotiné, il traîne dans les rues, tel Laocoon, un aspirateur défaillant au tuyau serpentiforme, déconsidérant ainsi les grands mythes. Alors que Barry a une Lady riche et sexy, un agent littéraire carnassier, une tournée triomphale aux Etats-Unis... Equipée burlesque et sordide pour Tull qui l'accompagne en vue d'écrire un portrait de son rival qui, par ironie, lui est commandé.
Le roman est en fait une formidable satire des mœurs littéraires contemporaines où fric et coups bas sont de règle. L'Amelior de Barry est une utopie gentillette sans sexe, sans conflits, sans vie. Le Sans titre de Tull est une «prose aussi contournée que capricieuse » «plus rasoir que Joyce», bourrée de subtilités linguistiques, avec une «structure temporelle à huit niveaux» et «seize narrateurs peu fiables». Une caricature de ces bluettes pseudo philosophiques genre L'Alchimiste de Coelho, quand l'autre singe les excès d’auteurs postmodernes comme Gass, Gaddis ou Coover… L'Information se fait théorie du roman, montrant la décadence du genre, depuis les dieux-héros jusqu'à la comédie des «déchets de la société». Evolution parallèle aux «progrès de l'humiliation» subis par notre univers géocentrique devenu médiocrement excentrique dans le chaos cosmique. Impuissant, l’homme voit la perte de la « sensation de l’érection » aller de pair avec « la perte de la transcendance ». Après l’épopée vient « le romanesque de supermarché », « l’anti-comédie ».
Quelle est cette «information» ? L'entropie, la catastrophe de la chute du roman, « l'inévitable décomposition», la fin de la naine jaune du soleil, la crise de la quarantaine et sa pente de décrépitude ? Ou celle qui fera tomber l'adversaire, scandale de Lady qui coucherait avec des noirs et des délinquants, ou faux plagiat ? Comme lorsque Tull a droit enfin à une interview parodique, mangée par la pub, le sport et les sponsors... Férocité et humour sont les maîtres mots du style d'Amis qui manie à plaisir ironie stylistique et ironie du sort. Dommage qu'il tire sur le chewing-gum narratif pour allonger un roman splendide qui aurait pu parfois être plus concentré...Ilbrode avec délectation sur son thème favori : l'être humain est une catastrophe.
Peut-on être belle, douée de tous les dons, sereine, équilibrée, et finalement catastrophique ? Hélas oui. L’héroïne de Train de nuit (9) s’est-elle suicidée ? Impossible dans un tel contexte, malgré les preuves. Sûrement faut-il chercher un meurtrier, un mobile… Ou se rendre à l’évidence : la perfection d’une vie, quoique nourrie de conventions, est insupportable. Là réside la catastrophe inhérente au genre humain. Depuis Darwin, Nietzsche et Freud, un nombre considérable de catastrophes ont fait descendre l’être humain depuis le nombril des Dieux jusqu’au sol d’une solitude viciée : le champ de Londres, tel qu’Amis nous le décrit. Peut-on survivre avec la consolation de l’ironie et l’effervescence du style ? Malheureusement, dans ce soporifique Train de nuit, sur ce sujet tout en délicatesse, Amis n’a guère affûté l’arme de son style. La ténuité de l’argument, et peut-être sa dimension métaphysique, auraient mérité autre chose qu’une narration dont les ficelles sont empruntées à la banalité d’un télépolar qui tombe à plat.
Parmi les neuf nouvelles d’Eau lourde (10) on trouve un écho superparodique à L’Information : un scénariste peine à publier ses scripts dans de minables revues, tandis qu’un poète voit son sonnet mériter un remake chez son hollywoodien producteur… L’ironie passe par le retournement des situation usuelles et conventionnelles. Dans « L’envers du placard », le lobby des hétéros peine à s’affirmer dans une Amérique majoritairement gay. Quand à l’onaniste forcené de « Combien de fois » ce sont les héroïnes des romans anglais, plutôt que la pornographie, qui attisent son priapisme. On pense à ces récits déments de Will Self où l’interversion fait loi. Renversement des sexes dans Vice versa, renversement utopique dans Les Grands Singes (11)… Plutôt que les propositions immorales, c’est le questionnement ludique sur les mœurs qui fait de Martin Amis -et de son héritier né en 196O- un moraliste politiquement incorrect.
Grégory, l’héritier pourri d’arrogance de Réussir (12) croit, malgré son insolent succès, s’attirer notre compassion en se plaignant d’être convoité par trop d’hommes et de femmes. Terry, son frère adoptif, lâche, laid, minable, n’attire guère notre indulgence. Une fois de plus, personne ne paraît être épargné. Jusqu’à la caricature. Le brio sadomasochiste du narrateur reste seul vainqueur sur le terrain de la mise en abyme des mœurs contemporaines, manipulant et chargeant ses personnages comme on perce d’aiguilles des poupées vivantes. Où l’on voit resurgir cette récurrente dynamique romanesque construite à l’aide personnages contrastés.
Les inséparables couples littéraires, Don Quichotte et Sancho Pansa, Bouvard et Pécuchet, San Antonio et Bérurier, sont liés par une complicité, par un idéal commun, qu’il s’agisse d’aboutir au succès ou à la déception. Martin Amis, lui aussi, bâtit L’Information et Réussir en suivant pas à pas les pérégrinations d’un indissociable duo. Cependant le ciment qui unit les protagonistes est loin d’être aussi enchanteur. Richard et Gwyn, Terry et Gregory forment des couples violemment contrastés que les sentiments les plus bas, sinon pervers, sanglent dans le fil barbelé d’une impitoyable narration. La jalousie, l’envie, le mépris, la haine les lient plus sûrement que l’amitié. Abattre son rival littéraire au succès fracassant est l’obsession de Richard, sa raison d’être, sans laquelle il existerait moins sûrement qu’avec ses manuscrits illisibles. Quant à Terry, il ne peut se concevoir sans une relation profondément sadomasochiste à son riche cousin. C’est un raté, un « contre-exemple », à coté d’un Gregory qui affiche tous les signes extérieurs et intérieurs de la réussite. Du moins si l’on en croit les récits qu’en font de manière alternés les deux malheureux qui ont au moins en commun « cette simple envie d’avoir un copain coupable, un complice pour vos méfaits, un homologue pour votre honte »… Car peu à peu, le prétentieux bellâtre, beau, riche et séducteur, se révèle un narrateur peu fiable, un affabulateur. Le masque tombe. Plus minable que Gregory, il n’y a pas. Et c’est cet aveu enfin qui le rend humain. Quand au Terry méprisé, après un long couloir de déboires sexuels et professionnels, il ne s’en sort pas si mal, recouvrant comme une dignité d’homme. Le renversement de situation a placé la réussite sur le plan de l’humain. Mais que pèsent les pauvres valeurs morales ?L'argent et le sexe sont encore et toujours les clés les plus visbles de la réussite.
C'est dans Don Juan à Hull (13) qu’Amis avertit des risques encourus par celui qui ne passe pas par les diktats du moralisme présent et futur. Philip Larkin, mort en 1985, fut le poète préféré des anglais. Jill (14) fut son roman de la solitude, de la mesquinerie et du rêve... Préféré jusqu'au jour où l'on découvrit le sordide ordinaire de sa vie. Accusé de sexisme, de racisme, de radinerie et d'opinions quasi fascistes, une intelligentsia décida soudain que sa poésie ne valait plus rien. C'est ce triste amalgame que dénonce Martin Amis, qui fut son filleul. Ne comptez pas sur lui pour être l'écrivain politiquement correct de service. Mais le satiriste passionné de nos mœurs contemporaines, si. Au regard de cet opuscule dénonçant la versatilité des jugements et des valeurs, on peut se demander ce qu’il adviendra de Martin Amis. Une autre vague de moralisme risquerait-elle de le mettre à mal ? Les mémoires et mises au point d’Experience (15) accueillies avec enthousiasme par la critique outre Manche, suffiront-elles pour que le lecteur lui pardonne sa prédilection pour les figures de veules débauchés, de drogués, de victimes caressant le désir du meurtrier, pour les « champs » de dévastation de la psyché contemporaine ?
De par son insolente modernité thématique et stylistique, Martin Amis se range dans la noble tradition de la satire : Horace et Boileau, Dryden, Pope et Byron. Lui aussi attaque les vices, les travers et les ridicules de son temps.Sans cesse, lesflèches de l’ironie sont tirées par l’écrivain sur ses personnages ficelés dans de prédatrices fictions, caricatures de nos sociétés. Ses pages médisantes et railleuses, sa verdeur cinglante, sa verve prolifique sont ils la preuve de son seul amusement ou de son indignation devant nos mœurs? S’il ne paraît pas se retrancher derrière la raison et la morale, c’est pour mieux confronter son lecteur aux portraits charges des ses contemporains, pour « dévouer sa vie à la vérité » selon le vœu de Juvénal, auteur latin de Satires, célèbres pour leur aigreur, leur jalousie, leur rhétorique lourde d’exagérations. En ce sens, la plupart des livres de Martin Amis sont des soties, farces bouffonnes où s’agite un peuple sot et monstrueux, pour le seul bénéfice spirituel du lecteur…
La satire va-t-elle jusqu’à l’auto-ironie ? Réussissant son parcours en flèche d’écrivain à succès,Martin Amis publiait un titre lourd de désirs et d’avertissements :Money(16) monologue de John Self (John soi-même) un nullard, un «shit hero», téléphage alcoolo et coureur de filles endetté. Les arnaques et attrape-nigauds dont il est victime ne lui sont expliqués que par Martin Amis lui-même –son contre-exemple ou son double ?- en un périlleux exercice de métafiction. L'argent et le succès, piliers des valeurs occidentales, sont ridiculisés comme miroirs aux alouettes pour benêts pitoyables. Sauf que de telles valeurs, morales ou non, sont indispensables à l’écrivain et à son lecteur pour réussir Martin Amis.
par Francis Kerline, L'Olivier, 2000, 512 p, Points, 2010.
Will Self : Dorian, traduit de l'anglais (Royaume-Uni)
par Francis Kerline, L'Olivier, 2004, 320 p.
Il va de soi qu’afficher Mon idée du plaisir au fronton d’une fiction ne va pas sans affirmer un hédonisme, une déontologie tout personnels, à l’écart de la doxa, voire résolument paradoxaux. Un tel « seuil », pour reprendre le concept de Genette, est poussé à bout par un autre titre, Vice-versa, et va jusqu’à opérer une « inversion des valeurs » beaucoup plus que nietzschéenne, des saturnales pour le moins piquantes, au pire résolument immorales dans une société contemporaine pour le moins bousculée. Cette idée du plaisir romanesque par Will Self, qui permet à nos cousins Les Grands singes de prendre, non pas momentanément, mais définitivement, la place des grands hommes, du dernier homme, fonctionne grâce au moteur de l’inversion, présent dans l’oxymore d’un autre titre, Ainsi vivent les morts. Il est également consubstantiel au milieu, au mode d’être, cette fois-ci exhibé, de Dorian, héraut et anti-héros de l’inversion sexuelle. Onirique, fantastique, satirique, cette inversion, provoquée par une overdose de substances chimiques, par un soudain déraillement de l’esprit, ou par une surface mentale et sexuelle radicalement hors normes, qu’elle soit au pays étrange d’une normalité apaisée chez les grands singes, ou tragique dans la réécriture contemporaine du mythique Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, est peut-être, moins que perverse, avant tout cathartique.
Cette génération technochimique anglaise et américaine, qui compte également Alan Warner, Irvine Welsh, Douglas Rushkoff ou Jef Noon (1), ne serait pas aussi brillante sans Will Self (né en 1960) qui est un héritier -quoique infidèle- d’un Martin Amis qui touche peu au fantastique, sauf, dans les nouvelles d’Eau lourde (2) où il pratique justement l’inversion, par exemple lorsque les gays sont la norme et les hétéros l’exception. Sexe et drogues sont également les mots de passe de Will Self, mais avec un recours presque systématique au fantastique. Dans le contexte d’un réalisme social exacerbé, d’étranges dislocations mentales, de délirantes interversions phagocytent les personnages. Le miroir narratif n’est pas promené le long du chemin mais selon les distorsion psychiques des personnages. Car la fiction selfienne est non mimétique : son fantastique, venu du roman gothique et de l’illusion chimique, remplace les mécanismes de l’enquête policière empruntés par les romans postmodernes d’Antonia Susan Byatt (Possession) et d’Umberto Eco (Le Nom de la rose) pour construire un sens à la réalité. Il ne s’agit donc plus de mimer un réel, mais, par le jeu de l’inversion fantastique, de le changer partiellement, au moyen d’une perturbation de l’anatomie ou de la psyché, ou de le radicalement métamorphoser en son contraire. C’est ainsi que notre réel est remis en question et que le romancier peut faire basculer nos interprétations du monde.
Dans Vice-versa (Cock and Bull), quand un rugbyman voit naître un vagin au creux de son genou, Carol trouve à sa féminine intimité un phallus en formation. Nul doute que l’abracadabrant et le scabreux cachent une parabole sur les conditionnements sexuels qui feront de notre viril engrossé une mère séduite et abandonnée, tandis que la dame verra l’agressivité phallique bien connue la pousser au meurtre vengeur contre les hommes. La caricature n’est pas à prendre à la légère. L’inversion, cette action d’inverser qui fait prendre à deux objets une position relative inverse de la précédente et en change la position, l’ordre, est aussi une interversion, un dérangement, un renversement de l’ordre naturel, habituel ou logique. Sauvagement ironique, elle ne vise qu’à dénoncer les préjugés, les comportements conformes à des mentalités culturellement sexuées.
Profondément révolté et fasciné par le spectacle de nos contemporains, Will Self pratique ainsi le « dirty unrealism ». Personnages infects, aussi dégueulasses que l’autoportrait d’Une Ordure d’Irvine Welsh (3), réalisme sans fard et croustillant associé à un fantastique délirant sont les pivots de ce registre. Un monde de psychopathes et de petits bourgeois anxieux semble mené à la baguette par un Méphistophélès malicieux sinon pervers, métaphore du romancier. C’est ainsi que Mon idée du plaisir relate l’existence d’un surdoué de l’eidétique (ou faculté de représentation hallucinatoire du réel) aiguillé par « l’Obèse contrôleur ». Ce dernier étant l’auteur et le cosignataire d’un contrat satanique vers la connaissance et la conception des pires et improbables atrocités commises par autrui, comme copuler avec le cou d’un clochard assassiné. A moins qu’il prenne ses hallucinations pour le quotidien du commun des mortels. Sûrement est-ce le rôle de l’écrivain, si bon père de famille que Will Self soit, que de lire parmi et sous les réalités et de donner à ses fictions l’acuité d’un miroir irréfutable et signifiant de nos inconscients et de nos sociétés. Une sorte d’hyperperception, venue plus de son génie que de sa fréquentation des drogues et des cures de désintoxication -dans la tradition de Thomas de Quincey et d’Henri Michaux- impulse l’impressionnant travail romanesque, même si le trop long cours de cette « idée du plaisir » peut sembler filandreux, même si le projet avoué « de montrer la fin du progrès, des sciences et de la raison » peut sembler très discutable. Sous titré par antiphrase « Conte moral » Mon idée du plaisir peut se lire, comme une version gore de l’association entre la conscience immorale et le moi pervers polymorphe, ou, en creux, comme une parodie du mythe de l’ange gardien.
Une dizaine de volumes jalonnent aujourd’hui un parcours subversif pour les lecteurs non prévenus. Ce sont des jouets coriaces destinés à des garçons coriaces (pour paraphraser un de ces titres : Tough, Tough Toys for Tough, Tough Boys). Le doux parfum de la psychose (The Sweat Smell of Psychosis) flotte sur ses short stories lorsqu’un « roc de crack gros comme le Ritz » attise les convoitises. La Théorie quantitative de la démence mise au point par un chercheur de l’équipe du Docteur Busner, permet de répartir et d’intervertir la distribution des affections psychiques et des comportements déviants grâce à une projection statistique sur le principe des vases communicants. Un riche oisif peut échanger une phase dépressive contre une tranche de monomanie. Une fois « le quotient psychosanitaire du pays tout entier » mesuré, la voie vers le totalitarisme d’une gestion et d’une démence psychiatrique nouvelle paraît tracée grâce à une vaste interversion programmée. Comme en utopie…
Il faut à Simon Dykes une cuite colorée de pilules hallucinogènes lors d’un soir aux vanités de l’avant garde londonienne pour basculer parmi Les Grands singes. Dans la tradition de Swift au pays des chevaux, la déflagration de métaphores selfienne et le brio du vocabulaire simien explorent une île d’utopie qui n’est rien moins que Londres inchangée, hors les « prises » et les « arbres à grimper », et dont les habitants dédaignent les hommes confinés dans de lointaines réserves ou zoos. Comme chez les Houyhnhnms, bons et vertueux chevaux qui tiennent sous leur dépendance la fruste espèce humaine : ces Yahoos répugnants et dégénérés portant les marques de la pire bestialité. Même affreusement poilu, Simon refuse d’accepter sa « chimpanité ». D’où l’intervention de l’antipsychiatre Busner -personnage reparaissant à l’égal de ceux de Balzac- qui l’initie aux hiérarchies des « chimpes » : tout groupe, social ou familial, a son mâle dominant. Jusque là, pas grand changement, même si on se lèche le cul et s’épouille à qui mieux mieux. Hors les mœurs sexuelles. On baise en groupe et à répétition en périodes de chaleur. Un bon coup tient en dix secondes ; plus longtemps c’est être hors jeu. Le père doit honorer filles et femelles du groupe sous peine de traumatisme. Au delà du topos carnavalesque du « monde inversé » qui en des saturnales continues permet de faire des esclaves les maîtres de toujours -ici les chimpes sont les maîtres de la nature- est-ce une immonde anti-utopie ? Peut-être faut-il ici imaginer un écho au communisme érotique prôné par le Houellebecq des Particules élémentaire (4)… Serait-ce une meilleure gestion du sexe et de l’amour ? Une inversion salutaire ? Nos chimpanzés méprisés sauraient-ils régler plus efficacement et pour le contentement universel la question érotique ? Question qui, malgré la libération sexuelle, la contraception et l’hygiène antisida ne sait toujours pas offrir autant de bonheur que l’on pourrait croire, engoncés que nous sommes dans nos craintes et frustrations, dans nos « idées du plaisir » qui fonctionnent trop souvent sur la rétention, la possession jalouse, la chasteté menteuse, l’oppression de soi et de l’autre… Le mâle dominant n’étant que l’hyperbole de notre machisme, l’exhibition de notre bestialité sexuelle et sociale, ce qui nous paraît un monde inversé n’est peut-être que le moi profond de notre monde. En ces sens, l’inversion permet mieux que tout autre représentation de dénoncer les fausses valeurs.
A moins qu’il faille lire Les Grands singes comme une Divine Comédie. Pauvre Dante déjanté, Simon Dyke est changé pour ses vices en « chimpe » et n’a d’autre solution que de suivre son Virgile, le Docteur Busner, qui, pour le guérir de l’enfer de son nouveau corps et de ses semblables, lui inflige le purgatoire d’une cure psychiatrique. C’est ainsi que s’ouvrira le paradis de l’acceptation de sa condition, de sa chimpanité (notons la réussite de telles créations linguistiques). On imagine alors une Béatrice velue, mais à la sexualité rigoureusement communautaire… Après La Comédie humaine, la comédie des singes. Descente vertigineuse depuis le poème divin, en passant par le réalisme bourgeois, jusqu’à la satire simiesque…
Une autre inversion affecte les vivants et les morts : Ainsi vivent les morts . Chez Will Self, la ville est phagocytée de l’intérieur par des faubourgs sinistres dont on ne sait s’ils sont métaphysiques, métaphoriques ou terriblement réalistes, des lieux où circulent comme vous et moi les morts. Car la seule perspective possible -la mort- est dépassée par quelque chose de pire : les morts vivent d’une vie inutile, fantomatique, comme Lily Bloom ne va pas tarder à s’en apercevoir. Car dans « le pli d’une manche retroussée » de Londres, « ville assez crasseuse », gît cette contrée incolore des morts qui renvoie à l’agitation et aux espérances humaines le miroir noir de la vanité.
C’est un aborigène qui sert de Virgile à Lily Boom dans sa traversée de la « mortocratie ». Victime de l’attentat du cancer, elle voit s’agiter l’hypocrisie de ses filles, bourgeoise et droguée, qui ont emprunté deux vies tout aussi stériles. Quittant « les mondes respectifs de la grossesse, de la folie, de la carie dentaire et de la toxicomanie », la mort change Lily Bloom en « corps subtil ». Très cool, l’aborigène l’avertit : « Vous, les Occidentaux, vous pigez pas le truc de la mort ». Ce pourquoi les guides viennent des « peuples traditionnels » pour les amener à la « Grande Lumière ». Illusoire croyance peut-être dans les qualités spirituelles des primitifs… Lily rencontre « les Graisses », un « bébé fossile » ; elle épie sa descendance. Renonçant « à sortir de la ronde » avec les « fibules de grâce », elle préfère renaître, donc remourir… De laquelle de ses filles sera-t-elle le malheureux bébé ? La déferlante d’images coup de poing, de métaphores au scalpel (« linceul Playtex : il sépare les seins de la vie et vous soutient jusqu’au ciel ») fait de Will Self un styliste impénitent, aux prouesses continues, quoique souvent porté sur le peu ragoûtant, sujet et complaisance obligent… Une sorte de gore-styliste en fait.
Will Self a écrit là une Divine comédie inversée, sans salut ni paradis. Son « Livre des morts » est un étonnant écho des grands mythes désavoués. Le paysage métaphysique est morose, les acteurs et accessoires de ces « limbes écœurants » évoluent dans les décors ordinaires de notre contemporain : les « Personnellement Morts » ont des jobs, des réceptions et baignent dans « la crétinerie collective ». L’ironie du sort de l’anti-utopie post mortem ne rachète pas la vie. Les grands singes était également une anti-utopie dans un Londres voué à une totale « chimpanité ». Aucune vie n’intéresse Will Self si elle n’est fantastiquement pervertie, aucun lieu n’est possible hors les non-lieux de fictions hallucinatoires. Fuite ? Retour sur image ? Comme le Persan de Montesquieu, mais en plus cynique, ses personnages voient dans Londres, dans notre monde, les miroirs cocasses et déprimants de nos comportements qui pourraient tout aussi bien être autres, meilleurs ou pires, en tous cas condamnés au relativisme, à la dépréciation. De la « foire aux vanités » londonienne (pour reprendre le titre de Thackeray) ne subsistent que des singes grotesques ou des morts flottants. A moins qu’ils ne soient doués d’infiniment plus de pénétration que nous autres et que leur monde inversé en dise plus sur les hommes et les vivants… Après l’inversion bestialement séduisante des Grands singes, l’inversion effarante, grise et sans sortie d’une vie pour les morts. Car trop souvent nous vivons comme des morts. Comment inverser cette mécanique collective et individuelle ? Ne serait-il pas temps d’inventer son « idée du plaisir » sans seulement y trouver la satisfaction de voir et de générer les péchés, les vices de nos contemporains. Will Self, lui, et nous à travers lui, la trouve par la fiction, une fois de plus cathartique, épurant les pires passions.
Fallait-il adapter Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde? Pour se faire, Will Self s’est livré à une véritable réécriture. L’histoire est la même, les noms et les types des personnages inchangés. Il a suffit au plus caustique des auteurs de la génération technochimique anglaise de changer d’époque, décadente pour décadente, et de pousser à l’extrême le goût des paradoxes et des « bons mots » de son ancêtre littéraire.
Un siècle plus tard, Dorian n’est plus portraituré à l’huile et sur toile, mais dans une installation vidéo aux neuf moniteurs sur lesquels tournoient neuf silhouettes nues du même jeune et superlativement bel homme. L’homosexualité -cette inversion qui mena l’auteur de La Ballade de la geôle de Reading en prison et qui était suggérée par un non-dit insistant- est ici la règle exhibée, dans un milieu gay festif et bientôt rongé par le sida. Les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix sont celles de la démocratisation, de l’explosion du sexe et des drogues, et de la mort d’une Lady Di qui devient un double mythique de notre héros. Criminel, Dorian l’est en poignardant l’artiste, mais aussi en injectant sciemment et à tout va le virus du sida, sans que sa beauté en soit touchée. Seule, bien sûr, les images des vidéos vieillissent et se creusent, mangées par le syndrome de Karposi.
Avec un inimitable brio qui rend cette lecture tout à fait digne de son modèle Oscar Wilde et de son mentor Henry Woton, maître es paradoxe, Will Self nous assaille sans fléchir de métaphores coruscantes, de figures de rhétoriques brillantes pour professer au travers de son nouvel Henry Wotton un cynisme ludique et stupéfiant en dépit de la maladie qui le détruit : « je veux que mes péchés soient comme des sushi : frais, petits et entièrement crus. » Le plus surprenant est sans doute la révélation selon laquelle ce Dorian serait une fiction montée de toutes pièces par un Wotton écrivain lui léguant un manuscrit qui s’achève par le suicide du héros devant ses portraits corrompus. Pire encore, en une structure narrative indécidable qui n’est pas sans rappeler le David Lynch de Mulholland Drive, le fantôme du narrateur vient assassiner un Dorian dont on ne sait plus s’il est coupable ou innocent, Docteur Jekyll ou Mister Hyde, retrouvant ainsi une source du roman de Wilde… Les morts deux fois écrites ou foncièrement gore, témoignent de la distance énorme que prend Will Self par rapport à un Oscar Wilde nettement plus secret et allusif, pour se rapprocher, en un développement digne du leitmotiv, des personnages et des fantasmes de vie répétée dans la mort d’Ainsi vivent les morts. Et si l’on imagine qu’il s’agit de deux fins possibles, on retrouverait ce procédé inauguré par John Fowles, dans ce que d’aucuns considèrent comme le premier roman postmoderne : La Maîtresse du Lieutenant français.
Peut-être ne restera-t-il de ce remake littéraire que l’écorce d’un style acéré, que le tableau d’une époque. Comme les anciens imitaient si bien Homère ou Virgile, Will Self a su faire courir au mythe une deuxième vie en le dotant d’une étrange interrogation sur le pouvoir de la fiction, pur fantasme ou catharsis à visée philosophique et morale. Immoralité crue et cruelle aussi propre à être appétissante avec la distance de la lecture qu’à servir de repoussoir et finalement encourager son lecteur dans la voie de la vertu. Car les méchants sont ici punis. Mais si l’on considère que le narrateur n’épargne personne, qu’il n’y a pas, même contaminés à leur insu par Dorian, d’innocents, la prédestination au mal et au malheur semble universelle, sans issue, sauf par les joies sadiques de la narration et du langage…
L'on peut se choquer de l’exhibitionnisme de Will Self, gourmand de drogués poisseux, de veules marionnettes, de pervers clinquants. Clinicien des réalités et irréalités extrêmes du comportement humain, peut-être est-il un voyeur dangereux, montant en épingle des exemples à ne pas suivre. Mais au-delà de l’humour noir, de la satire, n’est-il pas temps de voir en cet écrivain rien moins qu’un moraliste, certes paradoxal, usant de l’inversion et chargeant tant de personnages immoraux pour, en les retournant comme un gant, laisser imaginer la seconde peau d’une autre morale ? Les mondes inversés de Swift où les chevaux parlent et sont plus sensés que les hommes étaient une bonne utopie, une société meilleure proposée en exemple. Mais entre temps, les anti-utopies, Huxley, Orwell, sont passés par là, pour nous montrer le pire sous le masque sidaïque des lendemains qui chantent. Les inversions de Will Self ne sont ni meilleures ni pires, ou juste à peine pire, renvoyant au seul horizon immanent de nos sociétés. Une inversion pour le rire grinçant qui stigmatise une société de la réussite et de la jouissance à tous prix, une inversion pour nous renvoyer notre grisaille existentielle, une inversion pour problèmatiser notre rapport à autrui et aux mœurs, c’est l’ « idée du plaisir » du texte d’un nouvel et croustillant immoraliste…
Thierry Guinhut
Etude publiée dans L'Atelier du Roman, septembre 2006
Les livres de Will Self sont publiés par L’Olivier.
Les titre en anglais sont publiés par Penguin.
1 : Alan Warner : Morvern Callar, Jacqueline Chambon, 1998; Jeff Noon dans Disco Biscuits, Alpha Bleue, 1998 et Douglas Rushkoff: Ecstasy club, Alpha Bleue, 1998, tous auteurs friands de techno, rave et drogues hallucinogènes.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.