William H. Gass : Le Tunnel, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claro,
Le Cherche Midi, « Lot 49 », 2007, 750 p, 26 €.
William H. Gass : Sonate cartésienne et autres récits,
traduit de l’anglais par Marc Chénetier, Le Cherche Midi, « Lot 49 », 2009, 300 p, 20 €.
William H. Gass : Le Musée de l’inhumanité, traduit de l’anglais par Claro,
Le Cherche Midi, « Lot 49 », 2015, 576 p, 21 €.
Le tunnelier au travail peut-être un écrivain, obstiné, patient, opiniâtre. C’est, de l’Allemagne nazie à la vie personnelle, l’énorme et grand roman de la culpabilité, par l’Américain William H. Gass : Le Tunnel. Ce monstre littéraire a longtemps été un mythe, un « work in progress» comme Finnegans Wake de James Joyce. Un de ces livres monumentaux, aussi longtemps annoncés qu’attendus, enfin publié en 1995… Pourtant, pour se faire tant désirer, William Gass, né en 1924, n’est l’auteur que de peu de titres : quelques essais, un roman, La Chance d’Omensetter[1], et un recueil de nouvelles : Au cœur du cœur de ce pays[2] ; sans compter quelques essais que l’on n’a pas cru encore traduire. Mais aux Etats Unis le roman obtint un succès critique remarquable, placé qu’il fut entre Joyce et Faulkner. Comme pour se faire pardonner cette ascèse imposée à son lecteur complice et contraint, le romancier a su fomenter de convaincantes nouvelles réunies parmi sa Sonate cartésienne et autres récits. Un recueil qui fait figure de classique, tant la vision de quelques insectes noirs emporte la narratrice dans une dimension cosmique et métaphysique avec rapidité. Et, surprise, le vieil William H. Gass, juge inquiet de l’humaine culpabilité, sut, avant de décéder en 2017, nous gratifier en 2013 d’un ultime roman : Le Musée de l’inhumanité.
Pendant plus d’un quart de siècle, William H. Gass, qui fut également professeur de philosophie, creusa son « tunnel » narratif et conceptuel. Cette excavation est métaphoriquement à plusieurs étages (notons que William H. Gass a écrit une thèse sur la métaphore). Le creusement de soi d’abord, le trou formé par l’holocauste au cœur du XX° siècle ensuite et l’avancée, le commentaire de l’écriture. Et encore ce ne sont que les niveaux les plus apparents. Notre tunnelier explore les sous sols de la condition humaine et de l’Histoire avec une richesse lexicale et sémantique telle que l’on a pu faire pavoiser ce roman au pinacle de la littérature, aux côtés d’Ulysse et de La recherche du temps perdu. Mais on a été jusqu’à le traiter de « tas de merde ».
Presque un double de l’auteur, le narrateur, William Frederick Kolher, écrit « pour accuser le genre humain ». Il achève une énorme thèse sur « Culpabilité et innocence dans l’Allemagne de Hitler ». Parallèlement, il se livre aux délices rouspéteurs de l’introspection - même si le mot est récusé - en entreprenant la cinquantaine venue, une remémoration autobiographique : le récit par bribes de son enfance dans le Midwest des années de la crise de 1929, entre ses parents râleurs et alcooliques, est une deuxième facette de « ce siècle désastreux ». Peut-être est-ce cette dernière qui convaincra le plus, entre un catastrophique goûter d’anniversaire, l’érosion acide de la relation conjugale avec Martha et la séduction d’une étudiante. Alternant la lecture des poèmes de Rainer Maria Rilke et des « journaux intimes de tous ceux qui finiraient gazés », pour qui il imagine cent destins possibles et brisés, il « compose des culpagrammes », sans épargner personne. Mais en tentant de se disculper, autant qu’il l’a fait pour les nazis, il montre son « fascisme du cœur » (et le nôtre peut-être). Car il a à la fois participé à des manifestations antisémites pendant qu’il étudiait en Allemagne sous la férule de l’historien Magus Tabor (surnommé « Margot la folle ») et au procès de Nuremberg comme soldat américain.
C’est un essai polymorphe autant qu’un roman, sans guère d’action. En quelque sorte un « tunnel » en argot théâtral, soit une fort longue tirade à charge pour l’acteur, si l’on veut nous pardonner le jeu de mots. Le contrepoint entre tunnel dans la mémoire personnelle, dans l’Histoire, et celui creusé dans la cave à l’insu de Martha qui découvre avec horreur les décombres dans son tiroir est intellectuellement brillant. La narrativité est remplacée par la virtuosité thématique et d’écriture. Et, malgré une typographie ludique, si l’on goûte et admire nombre de pages - voyez l’étonnante invocation aux Muses -, sans compter la puissance de la conception, comme lorsque l’on lit les œuvres de quelques indiscutables grands, de James Joyce à Thomas Pynchon[3]ou William Gaddis[4], l’on bute parfois sur le sentiment que le monstrueux chewing-gum remâché est boursouflé, étiré au point que l’attention se perdre parmi l’excès de richesse et les trous ainsi creusés. Une dynamique narrative passablement brillante ne serait pas de trop. Néanmoins, il serait dommage de ne pas plonger dans cette lecture au long cours, tant les lumières qui jaillissent dans ce bavard, délirant et sombre conduit sans issue sont éclairantes, tant il se révèle prodigieusement intéressant. Voici donc un des fleurons de l’une des plus belles idées de l’édition française : la collection « Lot 49 » qui publie les « baleines blanches » de la fiction en langue anglaise.
Après son monstrueux Tunnel qui longtemps fut un mythe, un « work in progress » de plus d’un quart de siècle, William Gass nous livre avec une étonnante rapidité sa Sonate cartésienne, au fronton d’un recueil de quatre récits. Les trois premiers ont un commun des personnages solitaires, usés. La « voyante extra lucide » disparaît en elle-même, « malade » de l’incompréhension de son mari. Car loin de « l’essence astrale », « la matière seule n’avait aucun sens ». Autant le portrait de la pauvre hallucinée est ici pathétique, autant la dénonciation des illuminismes qui s’emparent des esprits faibles est cruelle. Autre délaissée, Emma veut fuir la réalité sordide et « s’ensevelir », moins dans l’anorexie, que « dans un vers » de la poétesse Elizabeth Bishop. La tragique créature, acculée par sa folie au parricide, est un peu la sœur, également incomprise et incompréhensible, de la précédente anti-héroïne du nouvelliste. Quant au comptable du troisième récit, lui aussi délaissé, un brin déglingué, il va parvenir à trouver une assomption plus modeste et moins dangereuse, quoique trop passagère. Examinant la bibliothèque d’un motel, il y trouve la vacuité d’une littérature jadis à la mode, avant de rencontrer une « Chambre d’hôtes parfaite ». L’une a trouvé des poèmes idéaux, l’autre un lieu qui donne un sens ultime à sa vie par sa qualité d’œuvre d’art aux détails nombreux. En effet, au réalisme cartésien répond la sonate (en trois mouvements) de l’écriture postjoycienne. Monologue intérieur et courant de conscience balisent la découverte du personnage par son créateur qui en affirme la fiction. Au-delà de la satire du vulgum pecus américain, l’œuvre d’art est le moyen et la fin. N’en doutons pas, les épiphanies des deux derniers personnages sont aussi les reflets de l’esthétique littéraire de l’auteur.
Plus ambitieux encore, le dernier récit, Sonate cartésienne, bien qu’animé par un personnage fondamentalement malheureux, est très différent. Un jeune homme devient « Le maître des vengeances secrètes », jusqu’à imaginer, dans un « pamphlet », une fosse où enfermer délinquants et criminels pour que le public les arrose d’urine. Cette « modeste proposition » (notons l’allusion à Jonathan Swift[5]) permettra d’effacer « les taches maculant leurs âmes morales ». L’angoisse sexuelle, la religiosité obscurantiste et le ressentiment se parent de philosophie sur les justiciables et le châtiment, faisant du personnage un artiste de la vengeance, un « gourou » inventeur de religion vengeresse. L’infamie régressive du justicier dépasse alors celle du criminel, dans un égarement moral pire que l’immoralité de ceux que l’on punit. L’ironie de la satire politique ne peut que dévaster la dimension cartésienne de cette proposition judiciaire.
Fort heureusement, depuis la vengeance primitive biblique (sept fois le prix du sang) en passant par le talion (œil pour œil et dent pour dent) la justice moderne a progressé jusqu’à la capacité de comprendre et de pardonner pour rédimer, si possible, jusqu’au plus infâme. Une Amérique aux pulsions bestiales intellectualisées et sacralisées est ici dépeinte, quoique sans préjudice pour une Amérique éclairée que William Gass prétend bien incarner. Non sans cohérence avec son Tunnel, dont le narrateur rédige un opus monstrueux destiné à dresser le mémorandum d’un procès de Nuremberg que n’aurait peut-être pas désavoué Hannah Arendt en son Eichmann à Jérusalem[6]… Après un pavé que les lecteurs hésitent à ranger entre le rayon de l’étouffant illisible et celui de l’œuvre géniale, l’écriture virtuose des récits du vieil écrivain permet alors l’assomption d’un conte philosophique inquiétant, d’une « sonate « puissamment discordante, d’un apologue politique des plus brillants.
S’intronisant juge de l’humanité, Joseph Skizzen a l’impudence de régir un Musée de l’inhumanité. Mais il en est le seul juge et partie, le seul créateur et spectateur, puisque par discrétion, peur de se faire remarquer, il ne le construit et ne l’enrichit que dans son grenier. Il faut dire qu’il a une généalogie suspecte : ses parents, Autrichiens, sont parvenus à se faire passer pour Juifs afin d’émigrer aux Etats-Unis. Voilà pour l’écho au Tunnel, mais un autre écho s’entend depuis la Sonate cartésienne : Joseph Skizzen est professeur agrégé de musique de son état, avec une préférence pour Chopin, au détriment de Schönberg. Où l’on devine que la satire du milieu universitaire ne perd pas son temps… La biographie fictive de Joseph emprunte un lent cheminement, depuis son enfance où il dévore maints livres et partitions, fréquentant la bibliothèque locale au rangement peu cohérent, jusqu’à ce que mûrisse « l’idée d’un musée qui rappellerait à ses visiteurs la vilénie de l’humanité - non sa noblesse et ses triomphes mais sa vulgaire cupidité ». Peu à peu, il accumule des fiches, non pas sur des objets, mais sur des événements de l’Histoire : guerres, massacres, d’Athènes à la Vendée, de l’Arménie à l’Ukraine, en passant par Gengis Khan. La conclusion du personnage testamentaire de notre romancier des culpabilités est amère : « Je ne sais pas si la beauté est encore possible ici-bas ». Il n'est pas certain que l'on doive adhérer en tous points à cette sorte de défaitisme où l’inhumanité l’emporte sans distinction...
« Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses ». Ainsi Baudelaire était-il un nouvel Orphée dans « Le balcon », publié en 1857 parmi Les Fleurs du mal. Ramener le passé à la présence réelle et donner au présent son plein éclat grâce au pouvoir des mots et des vers, seraient donc la fonction du poète armé de sa lyre ; comme le fit Orphée, dans Les Métamorphoses d'Ovide, charmant Charron et Pluton au royaume des morts et tentant de ramener à la vie et à l'amour son Eurydice. Sensations et sentiments sont alors le miel du poète qui, écrivant un poème, privilégie le registre lyrique. Mais la poésie a-t-elle pour unique fonction cette expressivité des sentiments ? Certes, le lyrisme, et plus précisément le romantisme, sont le ressort des vers ; pourtant, la fable, la poésie engagée, l'Art pour l'art ont bien d'autres fonctions, quoique avant de devoir servir à quelque chose, la création poétique soit d'abord et dans tous les cas osmose réussie entre un dire, ses images et sa musicalité.
Le sens commun dirait sans doute que la poésie sert à exprimer ses sentiments. Si le mot grec « poiêsis » signifie création, elle est aussi une qualité d'émotion, donc, de manière élective, le support de ce lyrisme qui existe depuis l'Antiquité et sous tous les climats. Et bien sûr l'amour en est le thème roi. Du Romain Properce « A la gloire de Cynthie », jusqu'aux Yeux d'Elsa d'Aragon, en passant par Les Amours de Ronsard, tout est tendresse et passion, charme et éloge :
« Marie, qui voudrait votre nom retourner,
Il trouverait aimer ! Aimez-moi donc, Marie, »
Ainsi chante au XVI° le poète de la Pléiade qui affectionne le sonnet pour exalter et offrir à l'aimée ses plus purs sentiments, comme l'a fait après lui Shakespeare, ou plus tard encore Baudelaire...
Mais d'autres lyrismes proposent d'extérioriser d'autres affections, pour les calmer peut-être. Lorsque Hugo va sur la tombe de sa fille Léopoldine dans « Demain, dès l'aube», sa plainte et sa détresse s'expriment avec pudeur dans un registre élégiaque. Eluard, lui, propose un ardent éloge à « Paris [sa] belle ville » dans « Courage ». Nombre d'entre eux utilisent le « je » pour marquer leur intimité et permettre ainsi l'identification du lecteur qui trouvera son sentir mieux exprimé qu'il en était capable...
Indubitablement, c'est le romantisme qui a porté à l'incandescence les sentiments personnels. John Keats, dans l'« Ode à un rossignol » est « à demi amoureux de la mort secourable », dans une exacerbation de sa mélancolie. Lamartine, dans « Le Lac » et devant la fugacité du bonheur des amants, commande vainement : « O temps ! suspends ton vol ». Plus loin, dans Les Méditations poétiques, (1820) il énonce ce que nous avons tous ressenti : « Un seul être vous manque est tout est dépeuplé ». Nerval commence ainsi son sonnet : « Je pense à toi, Myrto, divine enchanteresse », pour terminer « El desdichado » par :
« Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée. »
Il pense offrir à l'aimée autant qu'au lecteur la quintessence de l'expression des sentiments, de façon à les persuader de leur intensité et de sa sincérité... Orphée, d'ailleurs, étant l'archétype du poète lyrique puisqu'il parvient à séduire par son chant aussi bien les animaux que les dieux des Enfers pour presque parvenir à en ramener son Eurydice. Cependant, même les romantiques ont su ne pas se limiter à la poésie lyrique.
En effet, qu'ils s'appellent Vigny ou Hugo, ils ont cherché à exprimer bien autre chose que des sentiments personnels, à travers le didactisme ou l'engagement. Dans la tradition de l'apologue, Vigny fait des alexandrins de « La mort du loup » un précepte stoïcien, enseignant l'homme à supporter la douleur, à l'exemple des animaux. C'est dans ce genre, où se sont illustrées les Fables choisies mises en vers de La Fontaine, que nous connaissons tous « Le corbeau et le renard », que nous retenons que « Tout flatteur vit au dépens de celui qui l'écoute ». Ainsi divertir et instruire sont les fonctions jumelles de la poésie. Nous savons qu'
« A ce reproche l'assemblée,
Par l'apologue réveillée
Se donne entière à l'orateur :
Un trait de fable en eut l'honneur. »
Victor Hugo, lui, a mis toute sa passion pour la liberté des peuples dans Les Châtiments, conspuant Napoléon III et son coup d'état, celui qu'il appelait par ailleurs « Napoléon le petit ». Cette poésie engagée, dans la tradition des Tragiques d'Agrippa d'Aubigné qui, au XVI°, s'attaque aux vices des puissants et dénonce les guerres de religions, trouve son champ d'élection pendant la Seconde guerre mondiale, lorsqu'Aragon, Desnos et Eluard appellent à la Résistance, à la libération de la France occupée par la tyrannie nazie, dans un recueil commun, clandestin et signé de seuls pseudonymes : L'honneur des poètes.On se souvient que « Liberté, j'écris ton nom » d'Eluard fut par jeté par les avions anglais au-dessus de la France résistante : quelle belle preuve du pouvoir des mots et des vers... Pierre Seghers, dansLa résistance et ses poètes, refuse que ces derniers se réfugient dans une « tour d'ivoire » et légitime l'engagement de celui dont le devoir ne se limite pas à chanter sa bien-aimée. Il s'agit donc d'une poésie argumentative qui, au-delà de ses talents de persuasion, de conviction et de délibération (comme lorsque Eluard dans « Courage » appelle les Français à libérer Paris), manie tous tous les talents de l'image et de la musicalité, non sans faire parler l'émotion.
Il y a bien moins d'émotion , hors l'admiration esthétique, dans l'Art pour l'art. Au milieu du XIX° Gautier préfère le marbre : « le carrare / Avec le paros dur », car « l'art robuste / Seul a l'éternité. » Les Parnassiens fondent une école poétique, en réaction contre le romantisme, qui perdurera jusqu'aux sonnets desTrophéesde José Maria de Hérédia. La poésie alors ne doit rien au didactisme, ni aux sentiments, ni à l'engagement, elle se veut pure perfection plastique, non sans froideur peut-être. L'écriture des poèmes sert-elle alors à la société ? Ne sert-elle pas d'abord le langage, notre capacité à dire le moi et le monde...
Que l'on compose en classiques alexandrins, en vers libres, en versets, voire à l'occasion d'un poème en prose, il ne suffit pas d'avoir un bon sujet, qu'il soit émouvant, moral, politique ou esthétique, encore faut-il savoir y unir la suggestion des images et les pouvoirs de la musicalité, cette « sorcellerie évocatoire » dont parlait Baudelaire, de façon, comme le fit Orphée, à charmer hommes et animaux, peut-être jusqu'aux dieux des Enfers. La preuve : dans la poésie en prose, comme chez Baudelaire dansLe Spleen de Paris, ou dans « L'huître » de Ponge, les métaphores rayonnent : « Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre d'où l'on trouve aussitôt à s'orner ». De plus les assonances en « ou » et « o » permettent à cette formule linguistique, à ce bijou de mots tiré duParti pris des choses(1942) d'accéder à une puissante magie incantatoire.
Qu'il s'agisse des vers de Baudelaire dans « L'invitation au voyage » :
« Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté »,
ou du « Tendre est la nuit » de Keats dans son « Ode à un rossignol », l'orphique pouvoir de suggestion suscite l'envolée de l'imagination du lecteur. Ne s'agit-il pas là de la plus haute fonction de la poésie, nous transporter dans un état second de la perception pour une connaissance plus pure du monde et du moi...
« Un poète est un monde enfermé dans un homme » disait Hugo. Mais le devoir de ce perpétuel Orphée n'est-il pas, en recourant à l'expression poétique de ses sentiments, d'ouvrir ce monde à autrui, à ses secrets lecteurs ? Monde d'émotions, d'indignation politique anti-totalitaire, d'art plastique, qu'il soit inspiré par la statuaire grecque ancienne ou par le zen japonnais, il est, comme le disait Verlaine « De la musique avant toute chose », une « invitation au voyage » vers le réel autant que vers l'imaginaire. Faut-il penser avec Shelley, aux dernières lignes de saDéfense de la poésie, que « Les poètes sont les législateurs non reconnus du monde » ?
Comme Eve sur la prometteuse pomme du Jardin d'Eden, c’est la ruée sur Facebook… Des millions de membres de par le monde, nos ados scotchés comme des larves sur leurs murs et en attente du message fun ou de la notification salvatrice, nos papys et mamies bientôt entraînés dans leur sillage… En être ou ne pas en être ; pire, afficher moins de 130 amis, sous-borne fatidique de l’impopularité. Nos moralistes sérieux ont-ils bien raison d'assimiler au serpent tentateur l’invention géniale de Mark Zuckerberg ? La parution d’un petit pamphlet, Petit dictionnaire énervé de Facebook d’Eliane Girard, vient à point nommé pour achever le monstre. A moins que la bête soit plus fine qu’il n’y parait et révélatrice des résistances et des ringardises de nos censeurs d’opinion parfumés aux saveurs d’une éthique hautement responsable… Mais il faudra de deux jouets faire bonne mesure si l'on y ajoute un IPhone qui aurait lui aussi un projet totalitaire...
Même si cet instructif et divertissant opuscule mérite d’être pris fort au sérieux, tempérons d’abord notre adhésion : s’inscrivant dans une collection qu’on pourrait presque dire d’utilité publique, il côtoie d’autres « Dictionnaires énervés », sur le foot, sur les profs et l’école, sur la politique… Ainsi il obéit à la loi du genre, à charge pour l’auteur de trouver les failles, les perversions, les ridicules de la chose. Il faut admettre que Facebook peut prêter le flanc à une critique qui s’en donne à cœur joie.
Que valent en effet 543 amis, quand Cicéron associait un ami « à l’honnêteté et la vertu », quand l’ami est celui qui essuie vos larmes et vous prend dans ses bras, quand l’ami est fidélité et horizons partagés ? On assiste en effet avec Facebook à une déperdition du vocabulaire. Y compris de la confidentialité. Que penser de ses conditions, des difficultés à se désinscrire, voire à se dépêtrer d’un malveillant qui usurperait votre identité, qui publierait sur votre mur des insultes et des mensonges, du plaisantin ou de l’indiscret vous entraînant, via la surveillance du conjoint ou du patron, à des désastres conjugaux ou professionnels ? Fini le confidentiel ami. Sans compter sa propre maladresse, en postant sa photo en tenue débridée, en fumeur de ganja, en bébé avec tétine aux lèvres…
On peut également pointer la vulgaire ineptie de la plupart des échanges facebookiens, l’addiction à cet écran anti-solitude illusoire, l’exhibitionnisme et le narcissisme ineptes des selfies, les pseudos grotesques, les yeux caves de nos gosses facebookés pendant la moitié de la nuit et surpris à poster par mobile pendant les cours une gracieuseté du type : « Le prof de maths est naze ». Et encore nous sommes restés corrects en termes d’orthographe, de langage SMS et de vocabulaire… Sans compter les jeux et questionnaires puérils (qui n’attirent pas que les pré-pubères), les apéros Facebook déchirés à l’alcool, les appels aux blocages des lycées, les fans de mille niaiseries ou autres produits commerciaux. Tout cela au service de la publicité invasive qui s’empare de nos hobbies, de nos goûts et nos convictions pour nous mitrailler d’annonces ciblées, tout cela au service du portefeuille financier de notre ami Mark, de ses associés et actionnaires. Quant à ces textes, ces images que nous y postons généreusement, que deviennent-ils, empruntés, volés, sans respect aucun de l’intimité, du droit d’auteur… Au point qu’une « licence de propriété intellectuelle » accorde l’utilisation de nos productions « sans redevance et mondiale » à l’ogre géant Facebook !
C’est à tous ses travers, et bien d’autres, qu’Eliane Girard s’attaque, non sans humour et causticité. En ce sens, elle fait œuvre morale. Mais ne jette-t-elle pas le bébé avec l’eau du bain ? La malheureuse, elle ne consacre que trois pages à l’éloge de son sujet d’élection : l’un est sauvé de son suicide grâce à son message, l’autre trouve des donneurs de sang, une autre encore a vu son cancer de l’œil repéré et guéri grâce à une photo de profil. Elle rappelle également le rôle positif de notre réseau social dans la révolution tunisienne, à laquelle il faut ajouter l’Egypte, voire d’autres pays muselés par des dictatures, en espérant que les promesses n’avortent pas devant un nouveau socialisme clanique et autoritaire ou devant un islamisme qui pourrait lui aussi user de Facebook.
Il y a en effet en cette affaire un défaut de raisonnement. Faut-il reprocher au couteau les meurtres qu’il a causés, ou le remercier pour sa capacité à peler les légumes et assurer sa survie ? En ce sens Facebook est neutre : vous n’en ferez que ce que vous voudrez en faire. Soyez intelligents, courtois, prudent ; proposez des contenus sans violence ni vulgarité et vous aurez un bel et bon réseau social. Il ne s’agit pas là de censure, mais d’éducation. Quant à l’argument qui consisterait à dire que le virtuel nous coupe des relations réelles, invalidons-le à l’instant. Qu’étaient les relations humaines concrètes avant le livre, la radio, la télé, internet et Facebook : la plupart du temps, l’ennui, quelques pelés, toujours les mêmes, autour de nous répétant les mêmes histoires, les mêmes vulgarités et préjugés… Le bon vieux temps des soirées culturelles au coin de la cheminée auprès de brutes tyranniques, quelle merveille ! Ainsi, retrouver de semblables stupidités sur les murs et profils n’a rien d’étonnant. Cependant, élargir son horizon d’amis, même au sens facebookien, ne peut être qu’ouverture d’esprit. Il y a de très beaux et bons murs, des amis que l’on a plaisir à retrouver et encourager d’un petit mot, et des réseaux d’intérêts et de pensées particulièrement vivifiants… Quand à nos ados, n’ayez crainte. Si les paresseux le resteront en se dispersant en niaiseries, les autres sauront être sur Facebook en travaillant, comme votre serviteur en écrivant cet article…
Et faudrait-il avoir été naïf au point de croire que notre Mark Zuckerberg ait imaginé ce concept pour les seuls beaux yeux de l’humanité ? Certes, une part d’idéalisme pouvait l’animer en ce dialogue festif entre les individus du monde entier. Mais on se doute bien qu’il en retire une fortune grâce à la publicité et la gestion de nos informations. Bravo ! Ne soyons pas jaloux. Rien n’interdit d’adhérer, de le quitter, d’imaginer un autre concept de réseau social : au travail ; la critique est facile, dit-on, et l’art est difficile. Rien n’empêche d’opposer à ce fleuron du capitalisme libéral, un outil de libertés plus libéral encore.
Il ne s’agit ni de s’extasier béatement, ni de ronchonner contre les innovations. Gardons notre esprit critique, sans choir dans la moralisation hautaine et désuète. Etre contre les OGM, contre les nanotechnologies, contre les mères porteuses et les expérimentations génétiques, contre Facebook, c’est trop souvent se donner une posture éthique de sage, mais la sagesse n’est en rien l’immobilisme. A chacun de consommer Facebook, comme la pomme d'une connaissance ouverte, sans être consommé. Et si nous publiions cet article sur… Au fait, quoi donc ?
Je ne suffirai pas à faire l’éloge de mon IPhone… Si belle et cristalline miniature que n’ont pas même rêvée Les Mille et une nuits. M’offrant messages, sites internet préférés, conversations téléphoniques et vidéo conférence Face Time, toujours j’emporte avec moi mon Schubert et mon Jean-Sébastien Bach préférés, toujours je peux fournir mon blog en chroniques, sonnets ou fragments de roman-feuilleton, toujours je consulte dans le désert de la solitude ce profil Facebook qui eût enchanté le troubadour de l’amour courtois et lointain… Quand soudain j’apprends que je suis filé, traqué, localisé, piégé, bombardé de pubs, qu’Apple sait tout de mes déplacements (d’autant plus que j’ai téléchargé ce merveilleux Google Earth), que ma vie la plus privée est mémorisée, fichée, pillée, revendue, utilisée à charge contre moi, contre vous. Pauvre pomme je suis. Heureusement la CNIL (Commission Nationale Informatique et Libertés) veille, sans compter Monsieur Daniel Kaplan qui vient à point pour nous alerter avec son livre : Informatique, libertés, identité. Ouf, je l’ai échappé belle ! Vite, poubelle pour l’IPhone ; et me voilà retrouvant liberté, sérénité et privacy, hors de toute ingérence totalitaire. Mais est-ce si simple ? N’y a-t-il pas pires totalitarismes ?
Il faut admettre que la menace n’est pas totalement infondée. Tant d’informations dans une seule main est évidemment potentiellement dangereux. Sans compter que lorsqu’aux dépens des individus, Google Street View collecte des images et les données des réseaux wifi privés (y compris des mots de passe et des informations liées par exemple aux orientations sexuelles) à l’insu des personnes concernées qui ne s’étaient engagées en rien à l’égard de Google. La CNIL a joué son rôle en prononçant en 2010 une sanction de 100 000 euros à l’encontre de cette société. Ainsi tout (ou presque) savoir sur des individus libres, à leur insu, dans le but d’une exploitation commerciale est évidemment moralement, et judiciairement, répréhensible. Mon cher IPhone serait donc dans le même cas.
Pas si simple. Je ne l’ai pas acheté en toute naïveté. Ne savions-nous pas déjà que nos cartes bancaires et nos téléphones portables répertorient nos déplacements et nos achats ? Ainsi, avant même d’avoir acquis mon bijou, ma banque, mon opérateur téléphonique, la police, si lui était nécessaire de se renseigner, savaient que j’ai dîné dans le restaurant La Lucana (je vous le recommande) à Vielha, dans le Val d’Aran espagnol le mercredi 2 mars dernier. Hélas la facturation électronique pas encore au point ne vous dira pas que j’ai goûté la délicieuse bière « Inedit » d’Estrella Dam, crée avec le concours du fameux Ferran Adrià (page de publicité non sponsorisée), ni si dans une librairie j’ai acheté un volume du « Sonriso vertical » (fameuse collection littéraire érotique) ou le dernier Arturo Bolano… Mais cela ne saurait tarder. Il m’aurait suffi de payer en liquide pour être protégé de toute indiscrétion. On savait également que j’ai téléphoné depuis les hauteurs enneigées de la cabane d’Antignac, le 26 février, où le recours à la solitude des forêts[1] et des montagnes n’était ainsi plus protégé.
Ainsi, achetant mon compagnon fétiche, j’étais déjà prévenu. Je n’ai franchi qu’un pas qualitatif et quantitatif, en échangeant, par une sorte de contrat à la fois financier et tacite, un bouquet de services contre la couronne d’épines de la captation d’informations… Goole Earth saura sur quelle crête orageuse je marche, sous quel rocher je dors, parmi quelle terrasse de café je lis El Pais ou les Sonnets de Shakespeare (gratuits sur Ebooks). Répondre non à la demande d’autorisation de divulguer mes coordonnées, suffira-t-il à me protéger de cette télédétection ?
D’après Daniel Kaplan, il est indispensable de nous alerter et de nous protéger de ce que d’aucuns appelleraient un totalitarisme rampant. La publicité ciblée est un exemple de l’efficacité de cette traque de l’information privée. Vous voyez bientôt Facebook vous proposer des pubs régionales (un hôtel local), des pubs afférentes aux loisirs qui sont les vôtres. Votre patron ou votre professeur épier les joies et les travers de leurs employés et élèves (mais aussi bien l’inverse), la police bientôt lire les réseaux sociaux et téléphoniques pour répertorier les fumeurs de joints, leurs dealers, les revendeurs et recéleurs, voire les menaces de mort, si vous avez la stupidité de les y publier.
Car le coupable n’est-il pas soi-même d’abord, si l’on a la bêtise d’exhiber ses vices, ses vulgarités, ses insultes, ses crimes ? Ni Facebook ni IPhone ne sont responsables des délits que nous y avouons, de la géolocalisation qui aura permis de constater que nous étions bien sur la scène de crime à l’instant t. En ce sens ce n’est pas Facebook ni IPhone qu’il faut changer mais nos comportements.
Reste que c’est n’est pas parce qu’à côté des infos sur mes marches en montagne que je publie sur mon mur apparaissent des promotions pour des chaussures de randonnée, que je vais cliquer aussitôt sur le lien et acheter. Je ne suis pas assez niais pour cela. Et si j’achète, ce sera en connaissance de cause, d’autant plus que la recherche informée sur internet précède maintenant l’achat ciblé en magasin.
Mais heureusement Daniel Kaplan ne s’arrête pas à la plainte et à la récrimination, il propose des solutions. D’abord un encadrement législatif qui permettrait de protéger les citoyens contre les intrusions abusives, les rétentions d’informations confidentielles, leurs utilisations par des états, des entreprises, des réseaux mafieux… Ensuite, sa réflexion devient proprement stimulante. En effet, dans la mesure où ce dévoilement des vies privées vient d’abord des citoyens eux-mêmes, il encourage à la fois l’expression, donc sa liberté, et la tolérance.
Allons plus loin. Entre désir de reconnaissance et connaissance de l’autre, les moyens facebookiens et iphonesques sont absolument vertigineux et sont des gages de créativité, malgré le risque de voir chacun de nous se diluer parmi des milliards d’individualités concurrentes et finalement banales. Il reste à chacun la responsabilité de se faire individu unique et remarquable, qu’il s’agisse de son moi urbain, concret, quotidien, ou de son moi virtuel, sur les murs, dans les fichiers, parmi les blogs, tout ce dont fourmille notre IPhone, nouvel Iris, cette messagère des dieux qui, au moyen de l’arc-en-ciel reliait le ciel à la terre, et aujourd’hui relie l’humanité en sa multiplicité.
Rassurons-nous, il reste toujours d’excellents moyens de recourir à l’anonymat et à la liberté : payer en liquide, acheter un timbre pour poster une lettre, éteindre son IPhone le nombre d’heures et de jours souhaités. Aucun contrat ne m’oblige à l’allumer. De plus le monopole, qui serait effectivement une condition sine qua non d’un totalitarisme mineur, n’est en rien assuré à Apple. Vous pouvez-être BlackBerry, vous pouvez aussi, si le capitalisme de votre contrée est assez libéral, créer et vendre votre ordiphone, propager votre réseau… Si vous êtes jaloux, qui vous empêche de devenir le prochain Steve Jobs, sinon vous-même ?
Sans compter que, selon l’idée de Kaplan, il suffit, sur nos instruments internet, de pratiquer l’hétéronymie : se créer des avatars, des pseudos, en développer les personnalités, les goûts, sans qu’ils soient tatoués avec l’identité réelle. Et si la police vient y lire nos travers, c’est à la loi de déterminer dans quel cadre elle est autorisée à fouiller nos Facebok et nos IPhone, à décrypter ces hétéronymes, au service d’un état attaché à la sécurité et aux libertés et non à la tyrannie inspirée du « Big brother » d’Orwell[2].
Il s’agit là non seulement de la légitimité de notre appareil législatif, mais également d’éducation. Dès l’école, il faut apprendre à se prémunir des dangers d’internet, certes, mais aussi à utiliser nos nouveaux outils au service de la construction du moi et de la socialisation dans une république des droits et des devoirs, des libertés enfin. De plus, la vie privée qui avait tendance à se rétracter, par pudeur, parfois excessive, par peur du regard des autres, voire par égoïsme, se voit grâce à ces outils, et plus encore par l’IPhone, ce tout en un éminemment portatif, devenir infiniment décomplexée. Et l’individualisme se voit devenir ouverture et communication. Plus encore qu’avec l’individualisation de l’humanisme et des Lumières, l’individu peut non seulement prendre en charge son propre développement, mais aussi accepter la singularité de celui d’autrui. Rien donc ici de totalitaire, tout au contraire.
Quant à l’accusation de totalitarisme que d’aucuns jetteraient sur le dos de Microsoft (certes attaquable de par sa situation frôlant par occasion le quasi-monopole) de Google ou d’Apple, il faut la contrer hardiment, malgré cette collecte d’informations tentaculaire. Outre que nous devons nous éduquer nous-mêmes à nous échapper, à légiférer avec circonspection, et se moquer d’une telle pêche au gogo, il faut se méfier de l’anti-américanisme sous-jacent à cette diatribe. D’autres totalitarismes plus délétères et moins voyants, occultés, nous menacent, voire nous tiennent déjà entre leurs griffes. Sans parler de la chape de plomb fondu que représente l’islamisme à l’assaut de la Méditerranée, sinon de l’Europe, nous avons notre état français qui pétille, comme un mauvais mousseux trop gazeux, de règlements, de lois, de décrets, de directives administratives qui freinent l’initiative entrepreneuriale, qui réduisent la liberté d’expression. Ils sont les marques d’une tentation totalitaire, partagée autant par les Le Pen que les Mélanchon, les donneurs de leçons communistes et écologistes aux pensées globales et salvatrices, les thuriféraires roses de l’état providence aux impôts confiscatoires et aux fonctionnaires pléthoriques, voire l’UMP colbertiste. Sans parler de ces euphémismes, les « zones de non droit », qui sont de petits états totalitaires bien réels, aux mains du crime et du délit, de tyrannies ethniques, religieuses et mafieuses… Il est certes éminemment nécessaire de veiller aux libertés informatiques, mais il ne faudrait pas que la critique de l’IPhone nous détourne de son utilisation par les bandes violentes des quartiers dit « sensibles ». Et dans ce cas-là, ce n’est pas le couteau qu’il faut conspuer et enfermer, mais la main qui le tient. Y compris si la main régalienne de l’état, empêtrée par des lois qu’elle ne fait pas appliquer, n’est pas en mesure de retourner le couteau de la justice contre la main du crime impuni. Qu’on se l’IPhone…
PS : On apprend (le 29 04 11) qu'Apple, devant les protestations, vient d'attribuer cette collecte de données à un "bug". La mémorisation des informations liées à la géolocalisation devrait être bientôt désactivée. Ce qui montre que les entreprises capitalistes, si tentaculaires qu'elles soient, sont plus sensibles que les états aux protestations du public, c'est à dire de leurs clients libres d'aller se fournir ailleurs si le service accuse un dysfonctionnement.
[1] Voir : Le Traité du rebelle ou le Recours aux forêts d’Ernst Jünger, Bourgois, 1981, dans lequel la forêt est le refuge de la dissidence.
Rédigeant Mein Kampf, Hitler était un écrivain engagé. En faveur d’une « grande Allemagne », d’un « Reich de mille ans ». Hélas, ces splendides perspectives passaient par la guerre, le meurtre de masse, le totalitarisme. Il était bien plus moral, quoique infiniment dangereux, de s’élever contre la tyrannie nazie au moyen de l’écriture. C’est que fit Heinrich Mann dans La Haine, dès 1933, en dénonçant « leur méprisable antisémitisme ». Malgré les infects pamphlets anti-juifs de Louis-Ferdinand Céline, les Français ne laissèrent pas s’endormir leur plume. C’est ainsi qu’en 1943, dans un recueil clandestin, L’Honneur des poètes, où il côtoyait Aragon et Desnos, Paul Eluard publia le poème « Courage ». Ce poète autrefois surréaliste, né en 1895 et mort en 1962, veut ici insuffler l’espoir de la libération à la ville de Paris, occupée par l’armée allemande. Comment Eluard met-il ses talents poétiques au service de la lutte contre le nazisme ? Nous étudierons d’abord l’allégorie de Paris, ensuite la relation entre révolte et espoir de libération, pour aboutir à la dimension argumentative au service de la poésie engagée.
Paris, à l’anaphore de ce poème en vers libres, est allégorisée. A travers sa « faim », ses « vieux vêtements », sa « maigreur », la ville devient une personne symbolique aux attributs nombreux. Pensons ici à Marianne, allégorie de la République française. Désignant par métonymie ses habitants et la France toute entière, elle est d’abord présentée avec des termes péjoratifs, dans un registre pathétique, de façon à attirer la pitié du lecteur et son attention sur les conséquences de la Seconde Guerre mondiale.
Mais cet apparent blâme de Paris est bientôt rédimé par l’éloge et les termes mélioratifs : « belle ville », « fine comme un aiguille et forte comme une épée », antithèse montrant l’intelligence et la puissance militaire de cet instrument de justice, ou « le matin de Paris »… Il s’agit d’une plus vaste antithèse parcourant tout le poème pour rendre sensible le contraste entre l’état désastreux où l’a rendue l’occupation et le potentiel magique de cette ville célèbre entre toutes.
A l’anaphore encore, le poète tutoie Paris, la plaint, la couvre de tendresse, l’encourage (pour reprendre le titre) à se libérer. Tout cela au moyen d’un registre réaliste (ses « travailleurs affamés ») et aussi lyrique, non pas seulement parce que l’auteur fait part de ses sentiments à son égard, mais parce qu’il lui adresse un chant émouvant et admiratif à travers des comparaisons : « Paris tremblant comme une étoile ». L’allégorie est donc au service de la passion de son peuple qui ne peut que se révolter et doit avoir à cœur de libérer sa ville symbole.
Le spectacle de ce « Paris outragée », pour reprendre les mots du général de Gaulle, joue en effet le même rôle que son fameux appel du 18 juin 1940. Paul Eluard veut susciter la révolte de « tout ce qui est humain en [ses] yeux ». Le tutoiement de la ville alors est remplacé par « notre », « ayons », de façon à rassembler une émotion collective. La conscience de l’intolérable a enfin saisi les Parisiens qui reprennent foi en l’avenir : « l’espoir » de la libération est associé aux métaphores du « rayon », de la « lumière » et du « printemps ». Non seulement la promesse du retour au paradis perdu éclaire la fin du poème, mais le nazisme « a le dessous ».
Les tyrans en effet sont ici violemment blâmés : « Nous qui ne sommes pas casqués / Ni bottés ni gantés ni bien élevés » est une charge ironique contre la proverbiale tenue de la Wehrmacht et des SS, qui sont des « esclaves nos ennemis », c’est-à-dire victimes eux aussi de la dictature hitlérienne, et sont désignés comme les ennemis à abattre, tout cela dans une foi indéfectible en l’intelligence puisque « La force idiote a le dessous », façon implicite de dire que Paris aura le dessus. Reste que leur humanité peut leur permettre de « comprendre » et de « se lever », façon de dire que le poète et la France peuvent et doivent pardonner les repentis. En ce sens, la dimension épique et humaniste du poème a pris la place du surréalisme auquel était attaché Eluard. Et une fois de plus le registre épidictique est au service de l’engagement…
Le poème engagé s’appuie sur une argumentation. Blâme et éloge sont les registres de l’argumentation qui s’appuient sur le présent, quand le délibératif manie le futur. En conseillant, ordonnant et prophétisant, le poète guide, comme la Liberté de Delacroix, les peuples vers un avenir radieux de liberté. Ainsi « Les poètes sont les législateurs non reconnus du monde » pour reprendre la conclusion de Shelley à sa Défense de la poésie.
Ecrivant en vers libres, sans ponctuation, dans un libre élan poétique, Eluard, donne l’exemple de cette liberté promise. Les poètes ici, comme le souligne Pierre Seghers dans La Résistance et ses poètes (un essai de 1974), « ne sont pas d’éternels rêveurs ». Ils doivent s’engager : « la politique les concerne puisqu’elle les protège ou qu’elle les broie ». Leur lyrisme, leur talent musical et de créateur d’images se doivent d’être au service de la lutte contre la tyrannie. Ainsi, dans ce même recueil L’Honneur des poètes, Eluard, Aragon et Desnos, tous sous pseudonymes, plus que pour éviter la censure, pour éviter l’arrestation et la mort, en 1943, publient « Courage », « Ballade de celui qui chanta sous les supplices » et « Ce cœur qui haïssait la guerre », pour exalter les héros de la Résistance et le sentiment patriotique. Rappelons-nous qu’Aragon publia « La Tapisserie de la grande peur » pour évoquer l’horreur de la débâcle de 1940, dans Le Crève-cœur, aux éditions La France libre à Londres, en 1944. Qu’Eluard écrivit « Liberté, j’écris ton nom », poème qui fut parachuté sur la France par des avions anglais. Ce qui prouve bien l’impact réel de la poésie non seulement sur les cœurs mais les mains de ceux qui se dressent contre les totalitarismes…
Ainsi, Eluard se place dans le fil d’une grande tradition : d’Agrippa d’Aubigné qui au XVI° dénonça les guerres de religions dans Les Tragiques, en passant par Voltaire s’attaquant au fanatisme dans La Henriade, jusqu’à Victor Hugo conspuant le second Empire de « Napoléon le petit » dans Les Châtiments, la veine engagée n’est pas prête de se tarir…
Le « courage » d’écrire est alors bien proche du courage de combattre les armes à la main. Lyrisme, pathétisme, éloge et blâme, délibératif et persuasion, car ici l’appel aux sentiments du lecteur pour Paris allégorisée est intense, sont les moyens que se donne le poète pour faire adhérer les Français à sa révolte, à sa volonté de libération. C’est ainsi que l’on contribua, aux côté des libérateurs américains, à chasser la tyrannie. Hélas, Eluard et Aragon, s’ils luttaient contre le nazisme, adhéraient au communisme soviétique stalinien, écrivaient des textes à la louange de Staline. Si Aragon, plus tard, a pris un peu ses distances avec cet aveuglement, il n’en reste pas moins que lutter contre un totalitarisme n’oblige pas à en glorifier un autre. S’engager, oui, mais avec discernement, ce qui n’est peut-être pas aisé. Dans Le Royaume du fruit-étoile, le poète caribéen Derek Walcott[1] rendait hommage, grâce aux vers de « Dans les forêts d’Europe » à son ami Joseph Brodsky, poète russe qui passa quelques années au goulag pour s’être livré à une activité anti-sociale : écrire des poèmes. En ce sens la tour d’ivoire du poète lyrique qui chante ses amours personnelles est un engagement plus vivifiant que tous les engagements politiques : l’engagement pour le caractère irremplaçable de la liberté individuelle.
Alquezar, Huesca, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.
Carlos Fuentes : Le Siège de l'aigle,
roman épistolaire
du Mexique politique.
Carlos Fuentes : Le Siège de l’aigle,
traduit de l’espagnol (Mexique) par Céline Zins,
Gallimard, 2005, 448 p, 22 €.
Carlos Fuentes : Territoires du temps (Une anthologie d’entretiens),
traduit de l’espagnol (Mexique) par Céline Zins,
Gallimard, 2005, 406 p, 19,50 €.
Le roman épistolaire eut son heure de gloire dans la seconde moitié du XVIII° siècle. De Richardson à Rousseau, en passant par Les Souffrances du jeune Werther de Goethe et Les Liaisons dangereuses de Laclos, il fit couler des larmes interminables, préparant le lit du romantisme… Il semblait passé de mode, définitivement obsolète. Seule, la redécouverte d’Inconnu à cette adresse, nouvelle que Kressmann Taylor écrivit en 1938, pour avertir des dangers du nazisme, redonna un timide coup de fouet au genre. Il faut aujourd’hui compter avec le génie de Carlos Fuentes qui s’empare à belles dents du roman épistolaire avec Le Siège de l’aigle. Artifice désuet où réussite romanesque ? Les lettres échangés par une pléiade d’intrigants auprès du pouvoir institutionnel permettent de saisir tous les fils, diplomatiques, érotiques, machiavéliques des destinées politiques du Mexique, ce dans le cadre d’un roman d’apprentissage on ne peut plus satirique.
Toutes les communications téléphoniques et satellitaires sont en 2020 rompues, dans un Mexique qui a eu le front de s’opposer aux Etats-Unis -légère pique anti-américaine qu’il faut bien excuser de la part d’un auteur qui écrivit il y a peu un Contre Bush. Ce dernier pays, dirigé par Gondoleezza Rice, n’ayant pas aimé que l’on proteste contre son occupation militaire de la Colombie (métaphore de l’Irak actuel ?) et que l’on encourage l’OPEP (« une bande de cheiks corrompus ») à augmenter le pétrole. Bel affront discutable ou manque de toute élémentaire diplomatie et machiavélisme pragmatique de la part des dignitaires mexicains? Il n’en reste pas moins que ce silence sur les ondes ne laisse à nos protagonistes que le recours aux lettres échangées dans la perspective des élections prochaines. Teran, Président sortant, ne pouvant se représenter, qui montera sur « le siège de l’aigle » ? Et si c’était une femme… La belle Maria del Rosario Galvan, « amie intime du Président », n’a qu’un « seul but » : « être politique, manger politique, rêver politique, jouir et souffrir de la politique ». Elle offre son corps et ses caresses à la « beauté métissée » qu’incarne Nicolas Valdivia : « Je serai à toi quand tu seras président du Mexique ». Mais les obstacles sont légion. Bernal Herrera, ministre de l’intérieur cynique; le ministre des Affaires Etrangères, maître es poker et sérénité ; le conseiller « Sénèque » ; le contrôleur du budget, qui émarge d’abord à ce même budget ; le directeur des pétroles, que ce « baume mexicain », la corruption, « lubrifie » ; Von Bertrab, « face aimable de la force », Arruza « face odieuse »… Sans compter le pire : le voyeur et « lèche-cul nommé Tacito de la Canal ». Tous ces épistoliers et acteurs se confessent, se dénoncent, menacent, s’allient, rompent, conspirent, mentent, assassinent, placent leurs pions et pièces maîtresses sur l’échiquier d’une partie où il faut faire mat… On devine l’impressionnant et séduisant attirail rhétorique à l’œuvre dans ces lettres.
Ce qui aurait pu passer pour un artifice permettant de recourir au roman épistolaire, à savoir l’impossibilité de toute autre forme de communications entre les mouches et frelons qui guignent le suprême pouvoir mexicain, est non seulement une originalité dans la création littéraire contemporaine, mais encore un moyen remarquable de sonder les cœurs, les reins, les intentions et les faux-semblants des politiques en lisse. Ce que savait déjà Choderlos de Laclos, mais que réactualise avec brio Carlos Fuentes. Si l’on pense que le commandement d’un politique est « n’écris jamais » ce que profondément tu penses, on devine qu’il faudra mieux encore lire entre les mailles des intentions et des filets où l’on prendra les lecteurs autorisés ou non… Sans compter que cette « aiguille invisible qui lui transmet les conversations » sait peut-être aussi transmettre les lettres… Et, de nouveau, l’écriture devient un gage du talent et de l’efficacité politique, secondée par l’indéniable séduction de la langue, de la graphie devinée, de la relation érotique qu’épice la correspondance ; à moins que l’intrigue politique ne soit la plus aphrodisiaque, comme lorsque les voyeurs font le siège du cœur et du corps de l’amie du Président, rendant plus désirable encore la chaleur du « siège de l’aigle », ce fauteuil de l'animal tutélaire du Mexique.
Cependant Valdivia, « démon au visage d’ange » est-il manipulé par sa belle, ou navigue-t-il en eaux troubles pour son seul compte ? Ne sera-t-il que « le Président par substitution » si Teran malade venait à mourir ? Entre les écueil du ressentiment et de l’injustice, qui sont les vices du Mexique, notre jeune héros d’un roman d’apprentissage bouillonnant navigue à vue. C’est ainsi qu’il découvre que l’austère Tacito, derrière le « dépotoir » où il vit, cache « un somptueux penthouse ». Démasquera-t-il le véritable amant et donc poulain de Maria ? Ce qui aurait dû être épopée politique devient comédie grotesque.
La dimension satirique est alors criante. Entre les travers grossiers, les vices cachés des protagonistes et la dénonciation d’un modus operandi qui n’a guère abandonné les procédés de la « dictature douce du PRI » (le dinosaurien « Parti Révolutionnaire Institutionnel », apprécions l’involontaire ironie) le Mexique tout entier est flagellé pour son orgueil démesuré (y compris dans sa vanité à vouloir puérilement contrer les Etats-Unis) pour les corruptions d’un état qui phagocyte et entrave les libertés économiques tout en brisant les grèves par la force. On croise également un va-t’en-guerre inaugurant un « parc thématique de la Sierre Maestra » : un Fidel Castro de 93 ans… Le pouvoir autoritaire est ici anachronique, parodique, sans rien d’une autorité qui serait légitimée par une fermeté au service des libertés. En sus de ce miroir critique et incisif du Mexique d’aujourd’hui et de toute l’Amérique latine, peut-être avons là quelque chose d’également prophétique ? Hélas, la parole finale du roman est confiée à un idiot, fils caché de Maria et de Bernal, comme si la mélancolie du pouvoir usurpé avait le dernier mot, comme s’il ne restait au peuple que ce discours « les mains attachées derrière le dos ». A l’anticipation alarmante parmi le sac de nœud des serpents politiques sied donc bien la technique plus que séculaire du genre épistolaire.
Nouveau Balzac, Carlos Fuentes, dans L’âge du temps (titre général de toute son œuvre narrative) dresse le portrait mobile, impressionnant, grouillant de personnages hauts en couleurs, de l’histoire du Mexique, depuis les jeunes passionnés des auteurs des lumières dans La campagne d’Amérique, en passant par la révolution mexicaine dans Le Vieux gringo, les intrigues autour du pétrole dans La Tête de l’hydre, la célébration de l’an 2000 dans Christophe et son œuf, jusqu’à cette uchronie, cette anti-utopie si proche de nous…
Les allusions à Tacite, César, Heidegger et Machiavel contribuent à faire de ce roman aussi animé que cultivé, aux personnages efficacement campés, un bréviaire du fin politique. Non sans faire penser à un autre grand latino-américain, Mario Vargas Llosa, qui explora les voies d’une conspiration autour du tyran de Saint-Domingue, Trujillo, dans La Fête au bouc. Quand au fin politique suprême, celui qui est assis sur « le siège de l’aigle » de la littérature, n’est-ce pas ce narrateur secret qui se cache derrière tous les auteurs des lettres, Arachnée tissant son livre, Carlos Fuentes lui-même, dont certes, dans le vide presque sidéral d’une littérature engluée dans son nombril hexagonal, nous n’avons pas l’équivalent… « Ce qui m’intéresse, c’est le monde. Ce n’est pas mon ego ni ma psyché. » déclare-t-il dans les entretiens: Territoires du temps. A moins bien sûr que Fuentes ait une psyché à la dimension du monde…
" Jardin levé des eaux ", le Marais poitevin a suscité d'innombrables ouvrages célébrant cette Babylone de nature simple. Thierry Guinhut a repris le rameau d'or du marcheur et taille dans ce bel album la route d'une redécouverte de la Venise verte, de Niort à l'océan. Pas à pas, au gré des jours et des saisons, l'auteur a su capter la vie secrète et subtilement changeante de la coulée qui, lentement, s'avance vers la mer. Mais aussi les ports, villages, passerelles, rigoles, barrages, écluses, routes communales, marais, étangs et salines qui la bordent. Dans cet abécédaire photographique, nulle présence humaine, simplement les traces de ceux qui ont créé et qui font vivre cet inextricable réseau aquatique. Dans le récit, nous emboîtons les pas de l'auteur pour une vaste randonnée à la recherche d'un paradis aujourd'hui trop compromis. Lucide et juste, Thierry Guinhut pointe aussi les enjeux économiques et écologiques de sa sauvegarde.
Duculot, 1991,
Réedition La Renaissance du Livre, 1998,
112 p, 120 photographies.
Estuaire du Lay, L'Aiguillon-sur-mer, Vendée. Photo : T. Guinhut.
Pics d'Astazou et Marboré, Gavarnie, Hautes-Pyrénées. Photo : T. Guinhut.
Au cœur des Pyrénées,
Entre Anie et Aneto :
Béarn, Bigorre, Luchonnais, Haut-Aragon.
Pas moins de seize semaines de marche, à toutes saisons, ont été nécessaires à Thierry Guinhut pour réaliser cet ouvrage, entre les pics d'Anie et d'Aneto. Sentiers de Grande Randonnée, Haute Route Pyrénéenne, mais aussi hors-itinéraires capricieux et inédits, en font en une invitation à la découverte entre Lourdes et Huesca, une encyclopédie des formes et des couleurs parmi les deux versants, français et espagnols. Géologie, histoire, enjeux économiques et écologiques animent le récit d'une découverte patiente et passionnée. Ce sont des traversées souvent solitaires, des cabanes et des refuges, des rencontres chaleureuses, mais aussi une réflexion sur la photographie de paysage. Béarn, Bigorre et Luchonnais, verts et nuageux, contrastent violemment avec l'Aragon des plus hauts sommets et des sierras extérieures, sèches et lumineuses. Influences atlantiques et méditerranéennes, vestiges romains et églises romanes, empreintes du paysan et du berger sur les terroirs ont modelé des paysages d'une étonnante diversité. De cols en canyons, de prairies en glaciers, de villages en piémonts, de crêtes en falaises - granit, calcaires et poudingues - le photographe sculpte les beautés autant que la fragilité des espaces montagnards, la fugacité des phénomènes atmosphériques et des lumières.
La Renaissance du Livre, 1999,
124 p, 140 photographies.
Pic d'Anie, Lescun, Vallée d'Aspe. Photo : T. Guinhut.
Cuyalar du Boué et Pic de Sesques, Vallée d'Aspe. Photo : T. Guinhut.
Vallée de Lesponne et Pic du Midi de Bigorre, Hautes-Pyrénées. Photo : T. Guinhut.
Mallos de Riglos, Huesca, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.
Rio Vero, Sierra de Guara. Photo : T. Guinhut.
Cirque de Troumouse, Gèdre, Haute-Pyrénées. Photo : T. Guinhut.
Pic du Midi d'Ossau et lac d'Ayous. Photo : T. Guinhut.
Thierry Guinhut : Haut-Languedoc. Photo : T. Guinhut.
Haut-Languedoc :
Sidobre, Montagne noire, Lacaune, Somail,
Caroux-Espinouse, Jaur et Orb, Minervois, Faugérois.
Textes et 150 photographies par Thierry Guinhut,
La Renaissance du Livre, 124 p, 2000.
A mi-chemin de Toulouse et de Montpellier, dans le Tarn et l'Hérault, une fabuleuse mosaïque de terroirs chevauche les versants atlantiques et méditerranéens. Ce sont les hauteurs du Parc naturel régional du Haut-Languedoc, balcon méridional du Massif Central. Aux portes de Castres, chaos granitiques et carrières parsèment le Sidobre. Echancrés de vallées et de lacs, les monts boisés de Lacaune cachent d'étonnants statue-menhirs. Comme la Montagne noire où jaillissent les ruines de l'époque cathare et les cheminées de brique des industries du délainage, la crête du Somail et le sauvage massif de l'Espinouse séparent des versants climatiques contrastés. Aux portes de Béziers, au-dessus de la vallée d'Orb ponctuée de clairs villages perchés, le Caroux "montagne de lumière", élève de surprenantes aiguilles entaillées par les gorges d'Héric et jouit d'une solide réputation auprès des marcheurs passionnés de roches secrètes, de vastes panoramas. Marqués par le thermalisme, les monts de l'Orb couverts de chênes verts et de châtaigniers se souviennent de l'exploitation de leurs houillères, aujourd'hui abandonnées. Les vignes du Saint-Chinianais et du Faugérois s'adossent aux Avant-Monts, tandis que les causses du Minervois s'ornent de la cité légendaire du catharisme.
Dix semaines de marche, trois semaines de pérégrinations parmi les 93 communes fédérées, le contact avec les habitants et les acteurs du Parc ont permis à l'écrivain photographe Thierry Guinhut, après le Marais poitevin, l'île de Ré et les Pyrénées, de dresser ce portrait si divers du Haut-Languedoc. Ouvrage documentaire, inventoriant le patrimoine paysager, l'architecture religieuse et vernaculaire, en cent quatre-vingts photographies, c'est aussi le récit d'une traversée, la quête plasticienne des formes et des couleurs, la mémoire et le souci d'une beauté à construire parmi des terroirs aux identités marquées et cependant fragiles.
Roc de Ruscayrolles, Saint-Salvy-de-la-Balme, Tarn.
Photo : T. Guinhut.
Statue-menhir mégalithique, Murat-sur-Vèbre, Monts de Lacaune, Tarn.
Museo de las Bellas Artes, Sevilla, Andalucia. Photo : T. Guinhut.
Lady Gaga versus
La Reine de la nuit
de Mozart.
Tous les goûts sont dans la nature ; chacun a le droit d’aimer ou de ne pas aimer ; toutes les musiques se valent… Que de scies relativistes n’entend-on pas ! Devant cette avalanche purulente de clichés aussi paresseux que vulgaires, l’honnête homme ne peut que constater la dégénérescence du bon goût, l’agonie de la culture, la mort par K. O. du jugement esthétique et moral. Ce n’est pas le numéro Un du box office, la tête de gondole de chez Universal qui nous dira le contraire, en bon rouleau compresseur des violoncelles massacrés : Lady Gaga en personne, la star mondiale, celle auprès de qui Lady Macbeth n’est qu’une larve pâle effarée (« qui c’est la meuf ? »)… A moins qu’un pur contre-fa descendu du piédestal nocturne de la Reine de la nuit la fasse vaciller… Lady Gaga contre la Reine de la nuit ! Tremblez, humains, le duel va être terrible ! Qui de la gaga et de Mozart finira étripé aux crocs sanglants de l’arène des gladiateurs, jetée aux oubliettes du temps?
Soyons indulgents envers notre Lady pas si gaga que ça. Son succès cosmoplanétaire a tout d’une machinerie aussi efficace que bien huilée. Savoir exploiter à ce point les mécanismes commerciaux et les ressorts des masses consommatrices n’est pas donné à tout le monde (encore moins à votre serviteur) ; en ce sens le talent marketing de la poulette semi-blonde (et de son équipe, surtout de son équipe, peut-être) fait courir tout le poulailler des amateurs de pop, autrement dit de musique populaire. Nous ne jouons en effet pas dans la même cour : musique populaire contre musique savante ; le combat est fort inégal en terme de public potentiel et de moyens hollywoodiens mis au service du rentable et peu risqué business.
Autre indulgence requise : Bad romance, ce clip musical ultra fun, doué d’un rythme qui parvient à scotcher l’oreille -y compris d’un amateur passionné des Variations Goldberg de Bach- s’impose d’abord par son look scénique. Ces dames plastifiées de blancs sortent de cercueils incubateurs profilés blancs pendant que la Lady anorexique s’exhibe dans une baignoire, puis noire dans son miroir. D’un air comminatoire, elle nous pulpe ses grands yeux vides et surmascarisés. Saisie à bras le corps, elle est violentées par ses partenaires, avant de paraître la semi-déesse sacrificielle au milieu de ses blafardes compagnes de chorégraphie, pendant qu’un groupe d’hommes assis la contemple froidement s’agiter. En bikini résille et faux diamants, elle fait un quatre pattes félin, offre son pubis plat aux regards aussi glacés que leurs vodkas à des mercenaires aux semi-masques d’or, d’argent et de cuir, aux tatouages de tribus urbaines, tandis qu’une sorte de chien-chat ivoirin aux canines déroutantes baille à s’en décrocher la fureur. L’on croit connaître le fin mot lorsqu’un de ces fiers messieurs appuie sur un bouton qui enclenche le décompte d’enchères astronomiques. Avec une lascivité saccadée, notre belle au blond de perruque de fin de série, notre belle aux bouchons de carafe, parfois sous une douche d’air que l’on devine très chaud, agite son piètre sex-appeal avant d’arborer une costume de verte batracienne au squelette monstrueusement reptilien en surbrillance, et de laisser derrière elle une traîne à gueule d’ours blanc en se dirigeant vers la chemise noire ouverte du vainqueur… C’est là que bodys rouges roulés sur le sol, lèvres rouges interviennent, en ce que l’on peut qualifier de métaphore sexuelle, au point que le mâle paraisse s’embraser dans un feu jaune. La flambeuse du culte solaire a finalement eu le dernier mot du sacrifice sur la fatuité du macho.
A ce dandysme kitsch et cette esthétique postmoderne, à cette tradition relookée de l'initiation au satanisme solaire, s’ajoute un soupçon de sadomasochisme dans la lignée d'Edgar Poe. Pensons d’ailleurs à son autre succès « Paparazzi », dans lequel, poussée d’une terrasse par un lover effrayé par les photographes, elle s’écrase sur les dalles pour réapparaître dans un fauteuil roulant en Frieda Kahlo luxueusement mécanisée, puis revivre intensément, telle un phénix… Il serait cruel de compter les emprunts de notre gaga aux artistes contemporains. Musicalement hélas, malgré une rythmique vocale efficace, la soupe aux clichés pops, le rythme tribal à la limite de la parade militaire pour exciter les jeunes troupes des tortilleurs de hanches discos, cela ne dépasse qu’un quart de huitième d’instant la plus totale indigence.
Sauf que la chose est également calculée selon les termes du retour sur investissement : la subreptice présence de la vodka Nemiroff[1], d'ailleurs associée à la virilité sexuelle de nos buveurs faussement placides, est de toute évidence une stratégie publicitaire répondant aux desiderata des annonceurs et financeurs du clip.
Résumons : esthétisation d’un érotisme morbide, exhibition vente de la femme à des mafiosi muets et bouffis d’orgueil : les féministes vont être ravis. S’il s’agit du comportement sexuel correct de nos adolescents en formation, de leurs fantasmes mis à nu, faut-il s’inquiéter ? Probablement pas tant que ça : la distanciation de la fiction, la catharsis sont pour beaucoup dans l’intérêt ironique que l’on peut y porter. Et n’oublions pas que la Lady a le dernier mot sur le désir des hommes auxquels elle ne cède rien. L'allumeuse reine solaire a carbonisé les machos. Bien fait.
Quant à la Reine de la nuit, dont ce deuxième air célébrissime -tiré de La Flute enchantée de Mozart, faut-il le rappeler ?- montre l’ébouriffante cruauté d’intention, puisqu’elle tend un poignard à Pamina pour qu’elle exécute Sarastro, l’imagination de mille metteurs en scène et costumiers ne s’est pas privé de la parer d’atours nocturnes et étoilés, fascinants ou grotesques tour à tour…
Du point de vue moral nos deux nanas ne sont guère dissemblables. L’une vend sa danse de Salomé de bordel de luxe au plus offrant, puis les snobe de la plus définitive et frigide manière ; l’autre engage sa fille au meurtre. Les chiennes de luxe ! Mais après tout la première n’oblige personne à faire comme elle. La seconde n’offre en fait qu’une épreuve initiatique qu’il faudra dépasser. La Reine de la nuit n’est que l’image de la tentation criminelle qu’il faut repousser sur la voie de la sagesse finalement atteinte. En ce sens le livret de l’opéra de Mozart est bien supérieur au synopsis du gaga clip. Musicalement, il n’y pas photo, pour employer une image familière. La technique vocale requise pour régner sur la nuit est évidemment hors de portée de celle qui en reste gaga. La qualité expressive à cent mille kilomètres stratosphériques. L’originalité mozartienne de celui qui créa le premier grand opéra allemand (sans compter le massif prodigieusement varié, élégant, émouvant, tragique, et j’en passe, du reste de ses opus) n’est pas à démontrer. On n’a plus qu’à suggérer à Lady Gaga, de se faire metteur en scène pour Mozart : le résultat serait sûrement excitant pour l’œil autant que pour l’intellect…
C’est sur Facebook que votre serviteur avait eu l’idée de lancer ce duel en proposant deux vidéos venues de You tube. Lady Gaga remporta trois fois plus de suffrages. Rien d’étonnant. Quoique nombre de mes amis soient mes élèves de lycée -au demeurant aussi sympathiques que méritants-. Mais l’art est-il démocratique ? Heureusement non. Bien sûr, vous avez le droit de préférer la laide Lady à la Reine de nos fantasmes nocturnes et meurtriers. Mais personne n’empêchera le bon goût, le goût élevé, résultat d’une sensibilité raffinée et d’une éducation à l’art et la culture, de placer au sommet l’art mozartien, et presque au plus bas la pop vocalo-instrumentale gaga… Ajoutons, cela va sans dire, qu’il ne s’agit pas d’une position passéiste. Dans cent ans Mozart chantera encore, quand Lady sera définitivement gâteuse. Et aujourd’hui des compositrices font des prodiges : essayez, de Kaija Saariaho, L’Amour de loin…
Umberto Eco : De Bibliotheca, traduit de l’italien par Eliane Descamps-Pria
L’Echoppe, 1985, 31 p, 7,70 €.
Robert Darnton : Apologie du livre, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-François Sené,
Gallimard, 2011, 240 p, 19 €.
Umberto Eco et Jean-Claude Carrière : N’espérez pas vous débarrasser des livres,
Grasset, 2009, 312 p, 18,50 €.
Nolens volens, l’avenir du livre est en question, voire jusqu’à la condamnation sans appel de ce média papivore et topophage, tant il encombre par ses accumulations avalancheuses nos lieux de vies, nos bibliothèques privées et publiques. Devant la catastrophe inévitable, allez hop, on numérise tout le fatras, on regarde défiler toute la culture du monde sur nos IBooks et autres IPads ; nous voilà tranquilles pour l’éternité… Est-ce si prudent ? Chacun à leur manière, Robert Darnton, directeur de la Bibliothèque de Harvard, et Umberto Eco, le sémiologue et l’écrivain duLe Nom de la rose, répondent à nos interrogations, sans anti-modernisme ni nostalgie excessive, mais en se faisant les ardents défenseurs de ce livre qui, résolument, a encore un large avenir devant lui.
La perte irréparable de la médiévale bibliothèque incendiée du Nom de la rose amène son auteur à veiller sur nos bibliothèques contemporaines. Un instant, Umberto Eco délaisse les essais érudits aux perspectives fascinantes, comme L’œuvre ouverte, et les sommes romanesques visionnaires, pour s’interroger sur les destinées fatales de nos livres et de leurs écrins. Ce pour commettre, le temps d’une allocution, une plaquette aussi mince qu’encyclopédique. Que l’on retrouvera peut-être dans La Memoria vegetale et altri scritti di bibliofilia[1], lorsque ce recueil sera enfin traduit.
En ce De Bibliotheca, au charmant titre latin, Eco s’appuie sur deux bibliothèques mythiques : celle d’Alexandrie et celle borgésienne de Babel. Mais aussi sur deux lieux exemplaires : la bibliothèque de l’Université de Toronto et la Sterling Library de Yale. Car ces deux entrepôts, aussi réels que magiques, disponibles et abondants sont « ouverts ». On ne se rend pas en ces temples laïques en vue d’un seul livre, mais dans l’état d’esprit de qui vient fouiller les rayons des bouquinistes et tend à élargir son univers par le biais des surprises, des découvertes impromptues ; quand ce qui était non-savoir se fait soudain savoir…
Les pires ennemis des livres et des bibliothèques privées et publiques ne sont pas seulement les insectes, le soleil, l’humidité… Ce sont leurs consommateurs et producteurs mêmes : lecteurs et éditeurs. Les lois économiques contraignent aux mauvais papiers, aux brochages collés et non cousus, et à des prix prohibitifs quand les livres sont noblement conçus et destinés à un rare public. On ne prendra comme exemple à cet égard que les beaux volumes des Belles Lettres, consacrés aux classiques bilingues, grecs et latins, allemands et italiens[2]. Hélas, trop souvent, le livre est fait pour être consommé, maltraité et jeté, ou vous ne lèguerez que des liasses de miettes à vos petits-enfants… Trop cher, il sera photocopié, dans le cadre de ce qu’Eco appelle la « xérocivilisation », ou pis encore mis sur microfilm, et (ce qu’Eco ne peut signaler, car il écrit en 1993) sur des sites internet pour être balayé dans le défilement stupide et sans écho de l’information pléthorique, éphémère. À moins qu’il y trouve une nouvelle vie pour un nouveau lecteur, grâce à l’impression à la demande, grâce à un nouvel éditeur exhumant un trésor autrement perdu…
Tout beau texte vaut pourtant par son support. La machine, l’écran, le smartphone stockent la quantité sous un moindre volume. Quoique la page web puisse être fort esthétique, permet-elle de lire avec la même intensité de méditation, comme avec le simple écrin du livre entre les mains ? A notre sens, rien ne vaut la bibliothèque que l’on se constitue pour soi -non sans le concours des sites (comme Gallica.fr) et des blogs[3]- pour quelques happy few, que l’on « déballe » (pour employer le mot de Walter Benjamin[4]) pour développer sa curiosité, multiplier ses connaissances, son empathie -voire ses antipathies- envers le monde et ses personnages.
Qu’on se rassure, ce De Bibliotheca est publié sur papier vergé, sous une couverture qui a la pure sobriété de la beauté minimale. Texte et objet-livre s’unissent pour flatter le bibliophile que nous sommes, et pas seulement le « bibliomane » moqué par Charles Nodier[5]. Lire Eugène Sue dans une édition du XIXème illustrée par Gavarni, Aristote bientôt dans La Pléiade, Umberto Eco compilant l’Histoire de la beauté et l’Histoire de la laideur, sous les dehors parfait du livre d’art chez Flammarion, voilà qui décuple le plaisir du sens. Car le surhomme des bibliothèques, en sauvant les livres, sauve le monde…
Passant par les contraintes (dont le coût du papier) des éditeurs du XVIII°, mais aussi les lectures « segmentaires » des recueils de citations, Darnton s’inscrit dans une « histoire de la lecture ». Les auteurs médiévaux et des Lumières s’empruntaient les uns aux autres, en ancêtres du copié-collé, sans compter les éditions pirates : « autant d’éléments que l’on a tendance à croire aujourd’hui constitutifs du seul problème numérique. » En ce sens, l’avenir « passe par la connaissance des circuits du livre dans le passé ». De plus, invention de l’écriture, rouleau, codex, imprimerie, Ibook, rien n’assure la véracité des faits et du texte : notre essayiste s’appuie sur le Folio, ou 1ère édition complète, de Shakespeare, aussi sujet à caution que Wikipedia et autres buzz : « la stabilité textuelle n’a jamais existé avant internet ». Dès la première loi sur le copyright en 1710 en Angleterre jusqu’au pillage textuel contemporain, les bibliothèques restent pour lui l’assurance de la conservation des livres : une nouvelle technologie, un bug géant, peuvent rendre Google Book obsolète, l’effacer. La « mégabibliothèque numérique » doit alors être une chance, mais pas au prix de la disparition des imprimés, démembrés et microfilmés en vain. La démocratisation des savoirs ne se fera pas, souhaite-t-il, au prix d’une privatisation entrepreneuriale, mais d’une juste rétribution entre les parties : auteurs, bibliothèques et numériseurs. Quant à l’omniscience du cyberespace, elle est illusion : le livre numérique, ou hyper-livre, « viendra compléter la grande machine Gutenberg, non s’y substituer ». Certes, il s’agit d’un ouvrage érudit (une compilation de six articles) mais il est, de bout en bout, clair et stimulant. « Adepte enthousiaste de Google », Darnton reste inquiet de ses « tendances monopolistiques » : monstre vorace, inquisiteur, censeur, ou outil de liberté ? Qui restera incomplet, virtuel, sans les délices de l’objet, les parfums de son papier, la texture de sa reliure, cette parfaite prise en main du volume, du lutrin à la poche, cette magie sensuelle du feuilletage. Quoique l’on puisse également défendre la sensualité cristalline de la lecture et de l’image sur nos IPhone et nos ordis portables carrossés luxe par Apple ou Ferrari, il faut claironner haut et fort avec Umberto Eco : « N’espérez pas vous débarrasser des livres ».
C’est avec un autre passionné, bibliophile et collectionneur également, que l’auteur de ceNom de la rose, où l’on cachait une œuvre perdue d’Aristote, vient ici converser : Jean-Claude Carrière, scénariste nombreux (pourLe Tambour, d’après Gunther Grass, par exemple) et polygraphe heureux, ne serait-ce que dans sonDictionnaire amoureux du Mexique. Certes, ils plaident la cause de leurs reliques chéries : incunables, comme ce merveilleuxSonge de Poliphile[6]de 1499, ou les « incontournables » d’Eco : les éditions originales de ce Jésuite encyclopédiste et parfois délirant du XVII° : Athanasius Kircher… Tous volumes plus durables que les formats éphémères de nos outils numériques. Sans compter que lorsque le lecteur sur écran peut croire posséder aussitôt l’objet de son désir, il n’a, hors la connaissance qui est bien le premier but recherché, que des pixels fluides et prompts à s’évanouir. Autant collectionneur que navigateur de la connaissance, le bibliophile est « davantage intéressé par la quête que par la possession ». Souhaitons que les banquiers ne supplantent les vrais lecteurs et afficionados du livre ancien dans les ventes aux enchères… Reste que l’on peut collectionner des volumes bien plus modestes, mais délicieux au plaisir de l’intellect autant que du sens esthétique.
Mort du livre ? « Le propre des prophètes, vrais comme faux, est toujours de se tromper. » De la lecture à haute voix, en passant par le papyrus antique, par la rustique « bibliothèque bleue » des colporteurs, par la précieuse reliure armoriée en veau mort-né, jusqu’à l’hyper-circulation des textes entre blogosphère, Facebook et autres bases de données, reste le problème du choix par l’historien du livre. Mais la « labilité » de l’information et des techniques contemporains est plus dangereuse encore : saura-t-on conserver ce qui mérite d’être conservé, alors que ne le protège plus cette reliure inventée par les Iraniens de l’époque médiévale ?
Ajoutons aux passionnants, clairs, vifs, ponctués d’anecdotes et cultivés échanges d’Umberto et de son compère que le livre n’a pas besoin de batteries, de prise électrique. On le lira partout et toujours, malgré la puce cervicale qui nous connectera au réseau mondial, parce qu’aucune technologie n’est nécessaire entre lui et son lecteur, parce qu’on le cachera dans des bibliothèques que de faux murs escamotent, dans des caves, des grottes et des sables, si un Big Brother local ou mondial parvient à éteindre une branche ou l’arborescence entière d’internet…
Non, Google Books ne remplacera pas le livre. La photographie n’a pas tué la peinture, non moins le cinéma la radio ; les noirs vinyles menacés reviennent dans l’affection des auditeurs les plus déjantés et fétichistes. Un in quarto dix-huitième orné des textes de Voltaire et des gravures de Gravelot restera irremplaçable, les Clubs du Livre des années cinquante et les cartonnages NRF sont des objets parfaits. Aujourd’hui, quelques éditeurs courageux, outre la collection de la Pléiade, plutôt que des paquets de papier tranché et collé, nous proposent l’indispensable union du beau texte et du beau livre : Zulma avec ses deux coffrets jumeaux deNouvelles du jour et de la nuit[7]aux délices fantastiques mêlés d’effrois et de merveilles, par Hubert Haddad, ou encore Toussaint Louverture dont leLivre du Chevalier Zifarou leZuleika Dobsonde Max Beerbohm savent réconcilier la beauté plastique, à l’ancienne ou rouge fantasque, avec des curiosités littéraires savoureuses.
Thierry Guinhut
A partir d’articles publiés dans Art Press, mars 1985
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.