Ingeborg Bachmann Paul Celan : Le Temps du cœur, Correspondance,
traduit de l’allemand par Bertrand Badiou, Seuil, 464 p, 30 €.
Ingeborg Bachmann : Journal de guerre,
traduit par Françoise Rétif, Actes Sud, 128 p, 16 €.
Pourquoi publier la fragile correspondance, absolument intime, de deux écrivains ? Est-ce voyeurisme obscène que de chercher à surprendre leurs secrets, mais aussi la trace créatrice de leurs amours dans leurs œuvres… Pourtant, combien émouvants, exaltants peuvent être les échanges poétiques, amoureux et épistolaires de deux grands poètes ! Même aussi lacunaires, marqués d’angoisses… Derrière les poèmes indépassables, qu’il s’agisse de la poignante « Invocation à la grande ourse[1] » d’Ingeborg Bachmann (1926-1973) ou de la saisissante évocation d’Auschwitz, cette « Fugue de mort[2]», de Paul Celan (1920-1970), il n’est pas inutile d’aller soulever le voile des lettres et des journaux pour tenter d’approcher des personnalités rocailleuses et fragiles à la fois.
Il faut imaginer la distance irréductible qui éloigne l’Autrichienne dont le père s’inscrivit au parti nazi avant qu’Hitler soit élu et le Juif du nord de la Roumanie dont les parents périrent dans les camps… Pourtant, seuls la langue allemande, leur inquiète furia poétique et l’amour -excusez du peu- les réunirent. Leur correspondance, passionnée, trouée de longs silences, ne peut qu’en partie permettre de reconstituer le récit de leur liaison, des corps, lyrique et spirituelle, et bien sûr de la savante alchimie des vers qui se répondent. Mais, y compris dans la tension des silences et des non-dits, une vibration passe, au-delà même, parmi dix-neuf ans d’échanges, du mariage de l’un avec Gisèle Lestrange[3] et des quatre ans de vie commune de l’autre avec Max Frish. L’une se met au service de la publication de l’œuvre de son alter égo, l’autre est d’abord plein d’attentions, d’attentes. Hélas, le langage qui les réunit les éloigne avec la même insistance : malentendus, incommunicabilité, incapacité expressive, mutisme révolté, guerre contre les mots et leur brisure intime entre dire et ne pas être, tout cela creuse une fosse temporelle, psychique et affective difficile à combler. Sans compter des personnalités difficiles, dépressives parfois, au point que Celan finit par se jeter dans la Seine en 1970, que Bachmann brûla dans son lit d’hôtel dans des circonstances restées mystérieuses. L’un périt par l’eau, l’autre par le feu…
A tous deux, il leur faut laver les mots allemands du nazisme, à elle de les décaper de la prise de pouvoir de la masculinité. Sans empêcher que la dimension métaphysique de leurs vers soit époustouflante. De plus leurs lyrismes se sont entre-nourris, au particulier autour de la thématique de l’obscur et de l’orphisme. Mais, s’ils se dédient longtemps des textes, la fêlure entre la poésie et l’amour se fait de plus en plus vive, les métaphores minérales et géologiques abondent chez Celan, les pierres ne fleurissent plus : « nous nous aimons comme pavot et mémoire (…) Il est temps que la pierre veuille fleurir[4]», disait-il en 1948… Ingeborg semble croire en la capacité du désir à rapprocher les êtres, Paul est trop vite écartelé entre la béance de son moi et l’autre. Leur échange est tissé pour elle de « Je t’aime et je ne veux pas t’aimer. C’est trop et trop dur. » Et des « nombreuses étreintes que tu ne peux pas accueillir » (p 43). Lui est plus réticent, empêché par lui-même, par la parole ; il lui redemande sa bague. Devant la déception, il demande pardon, se défausse : « les mots risquent de se figer » (p 53). Dans les années cinquante, s’il ne reste qu’ « amitié » (p 61), elle est sans cesse au service de sa carrière poétique ; pourtant, marié avec Gisèle Lestrange, il répond à peine. Il doute : « A quoi bon celui qui a fait entrer sa vie dans l’écriture » (p 144). Ou se fait exigence, lui offrant des textes intenses : « Les deux parlent avec la culpabilité de l’amour » (p 84). Cette relation bouleversante et distendue semble alors résonner au loin, sinon au centre, de maints de leurs poèmes : « tu étais, quand je t’ai rencontrée, les deux pour moi : le sensuel et le spirituel. C’est à jamais inséparable, Ingeborg. Pense à « In Ägypten ». Chaque fois que je le lis, je te vois entrer dans ce poème » (p 88). Plus tard, elle épouse Max Frish avec qui Paul peut devenir ami. Ils échangent leurs livres, leurs projets et traductions, ils s’offusquent du « manquement politique » d’Heidegger (p 149), et de l’immonde accusation de « maître plagiaire » (p 181) infligée par Claire Goll. Pourtant, ils restent jusqu’en 1961 conscients de leurs difficultés : « avec toutes ces blessures que nous sommes infligées » (p 162). Les appels épistolaires se raréfient dans les années soixante, alors que Paul devient violent envers son épouse, avant de confier ses tourments à la Seine. Dans une stupéfiante lettre non envoyée, Ingeborg dresse un réquisitoire : « Tu veux être la victime, mais il dépend de toi de ne pas l’être » (p191). A ces documents capitaux, complétés par un riche appareil de notes, s’ajoutent les lettres complétant le quatuor, avec Max Frish, avec Gisèle. Ainsi le sentiment de voyeurisme devant les cassures des couples voisine en nous avec une intime connaissance des ressorts d’un lyrisme entravé dans l’œuvre poétique…
La poésie intimidante, complexe, et néanmoins d’un intellect infiniment sensuel, de Paul Celan, est une sorte de Minotaure au fond du labyrinthe de tout accomplissement poétique contemporain. Lapidaire, elliptique, comme faite d’éclats, hermétique, pétrie d’allusions à la culture juive, d’un appel à Heidegger qui ne répond pas de son identité nazie, malgré l’« arnica », cette initiale étoile jaune de « Todtnauberg »[5], elle est comme celle d’un homme qui tente de construire son souffle jusqu’à une transcendance difficilement atteignable : « Décapé par / la bise irradiante de ton langage / le bavardage bariolé du Mon- / vécu –le Mien- / poème aux cent bouches, / le rien-poème. »[6]
Celle d’Ingeborg Bachmann parait d’un lyrisme qui confie plus aisément son exaltation et sa blessure et à l’ampleur du vers. Elle évolue (faut-il dire hélas ?) vers un tragique poignant : « En toutes langues se taisent / Les morts contre moi serrés / Personne ne m’aime et pour moi / N’a de lampe balancé ! »[7]. Avant que l’abandon de la poésie ne la conduise à n’être plus qu’une grande prosatrice.
C’est à la fin de la seconde guerre mondiale que la si jeune poétesse tint un Journal de guerre, aussi concis que coloré, peignant avec puissance Klagenfurt bombardée, mais aussi avec bonheur son amour utopique pour un soldat anglais, Jack Hamesh, dont peut lire ici les lettres avant qu’il rejoigne la Palestine, puis dresse pour elle un âpre tableau de cette démocratie en construction. La fille de nazi aime un jeune Juif cultivé qui quitta l’Autriche en 1938 pour l’Angleterre (ce qui n’est pas sans préparer son amour pour Celan). On apprend comment on vivait sous l’acharnement jusqu’au-boutiste des Hitleriens (« dans ma tête, j’ai fait mon testament », p 22), comment elle dut se préparer à enseigner à des enfants, s’engager à abandonner les études pour échapper à la conscription nazie. La Libération est pour elle à comprendre dans tous les sens du terme, comme le plus beau moment de sa déjà amoureuse vie, l’épisode qui joua un rôle séminal pour son roman Franza[8].
C’est grâce à ce bref journal, découvert vingt-cinq ans après sa mort prématurée, dans ses draps enflammés à Rome (« mes pensées sont lugubres (…) je crains (…) de m’y brûler » p 77) que l’on put imaginer que les Lettres à Felician[9]étaient peut-être destinées à Jack. Ecrites en effet en 1946, d’abord pour « aucun nom » (p 60), elles sont lumineuses. A dix-huit ans, il s’agit moins d’une expansion amoureuse naïve que nourrie par déjà tant de lectures et d’écritures lyriques. Elles sont prose et vers, offertes à « Mon ami, mon maître » (p 78), celui qui toujours a quelque chose de fictif, celui qui est un miroir projeté, car le seul ami (ou seule amie) du poète n’est peut-être que lui-même en gestation (il en est de même pour le maître) : « juste un désir artificiel qui tâche d’évoquer les images de ce qui m’est le plus cher en substitut de tout ce qui me manque » (p 80). Ingeborg « cherche (…) les mots pour toi qui me jetteraient de nouveau dans tes bras », une « bouche qui essaie de boire à moi » (p 53). Au-delà de l’art des lettres, ce sont de purs emportements lyriques : « Je t’aime comme le plus radieux des jours, comme les nuits les plus joyeuses de la pensée. » (p 56). « Aussi n’ai-je qu’un vœu, pour Toi, être « Je. » » (p 77). Est-il possible d’aller criant à travers le monde sans jamais être entendu ? »… Ainsi ce Felician rêvé et radieux s’oppose à l’immense poète réel, au karst de création et de dépression, à l’homme poétiquement créateur et psychiquement destructeur que fut Paul Celan…
Nous ne sommes pas sûrs que la question du destinataire des Lettres à Felician soit primordiale. Peut-être est-elle contre-productive. Qu’importe en effet qui sont le jeune homme blond et la dame brune des Sonnets[10]de Shakespeare dont l’énigme irrésolue a rempli des bibliothèques. Résoudre la curiosité vulgaire du lecteur et du critique en nommant un homme ou une femme ne fait que détourner des véritables dimensions de l’œuvre, d’autant que les personnages aimés par les lettres ou les poèmes ont quelque chose de composite, cristallisés par l’imaginaire et la nécessité de la polysémie de l’art. Ainsi ce Felician est moins le Jack Hamesh aimé par la jeune Ingeborg que l’heureuse (pour reprendre l’étymologie du prénom fictif) concrétion du désir amoureux avec toute son aura de création poétique. Toutes ces précieuses productions épistolaires ne sont pourtant, aussi bien pour Celan que pour Bachmann, que le terreau, l’humus, ou l’écume humaine, trop humaine, de la poésie qui seule importe. A moins que les lettres des poètes s’adressent définitivement aux mots, à la poésie elle-même : « Devrais-je (…) sonder la libido d’une voyelle, / établir la valeur amoureuse de nos consonnes[11] ? »
Suivi d'un Projet d'amendements à la Constitution.
Au-delà de la liberté d’entreprendre, grâce aux vertus de la propriété, de la libre concurrence et de la clarté des contrats, qui est la première liberté fondamentale, le libéralisme se doit non seulement d’être économique mais humaniste, afin d’écraser toutes les hydres qui veulent régenter nos mœurs. Ce dans le cadre d’une démocratie qui n'a de validité que si elle est libérale, au sens où elle doit permettre et protéger les libertés. N’oublions pas en effet que notre chère démocratie, au moyen des suffrages accordés par une majorité, peut accoucher d'une tyrannie. Il suffit de penser à l’Allemagne des années trente et aux risques inhérents aux « printemps arabes » capables de couver en leur sein une glaciation islamiste. Sans compter les pesanteurs fonctionnarisées et interventionnistes des divers socialismes et colbertismes qui gangrènent la « main invisible[1] » des marchés et ratatinent la création de richesses… C'est pourquoi la constitution doit limiter autant les pouvoirs des gouvernements que les pouvoirs de la majorité[2], sinon rester méfiante devant ceux des minorités bruyantes qui occupent en professionnelles les espaces des rues des médias... Une fois muselés les pouvoirs de l’état et des majorités qui pavent les routes de la servitude[3] des socialismes, des fascismes et des théocraties, jusqu’où peuvent aller nos libertés individuelles ? Nous tenterons ici, sans prosélytisme aucun, quelques modestes propositions, y compris d'amendements à la Constitution, que l’on pourra enrichir et réfuter. Ainsi les questions controversées de l’homosexualité, des drogues, de la prostitution, de l’immigration et de la censure méritent d’être pensées avec libéralité, suivant l’injonction de Kant : « Agis extérieurement de telle sorte que le libre usage de ton arbitre puisse coexister avec la liberté de chacun suivant une loi universelle[4]. ».
La question de l’homosexualité parait la plus simple. En quoi nous brimerait celle ou celui qui choisit du même sexe le partenaire de ses pensées et de ses ébats ? Tant qu’il ne nous contraint à partager ses goûts et ses comportements, il lui est légitime de copuler et de vivre avec l’élu, de lui léguer ses biens aux mêmes conditions qu’un couple traditionnel. Seul bémol peut-être, lorsqu’il s’agit d’union devant la loi, faut-il parler de mariage, mot réservé au mari et à l’épouse ? Ou ne pas rester fétichiste du vocabulaire tant que le mariage civil ne s’impose pas à la liberté religieuse qui reste maître de ses prérogatives, tant qu’elles ne contraignent que ceux qui y consentent. Reste la question de l’homoparentalité, pas si choquante, puisqu’à bien des couples hétérosexuels le privilège naturel de la procréation ne pousse pas toujours au respect de l’enfant. Serait-ce forcément pire avec deux homosexuels ?
Pourquoi empêcher l’individu de se choisir sa drogue comme il le fait déjà avec l’alcool et le tabac ? Même si aucune drogue, y compris le cannabis qui ajoute à la dangerosité du tabac la dimension plus ou moins hallucinogène (sans compter leurs puanteurs et autres productions de dioxyde de carbone dont ne s’émeuvent pas les écologistes) n'est bonne pour la santé, il faut légaliser : au moins le cannabis, production, commercialisation, consommation comprises. Ainsi, au-delà d’une prohibition dont on a vu à la fois l’inefficacité et l’incitation à la délinquance mafieuse aux Etats-Unis quant à l’alcool, non seulement on utilisera les moyens policiers pour des délits et crimes réels, mais on permettra la création d'emplois commerciaux et agricoles (coffee shop et culture en champs) en coupant l'herbe sous le pied des dealers, de leurs mafias, de leur économie souterraine, sans compter l'apport d'une TVA à définir qui ne sera qu’un impôt volontaire et non imposé à tous. Reste à voir si les autres drogues doivent suivre ce chemin et être vendues en pharmacie, étiquetées, avec les mêmes informations sur les compositions et les effets que les médicaments… Il ne s’agit pas là d’une liberté accordée de gaieté de cœur. Laisser en vente libre des poisons divers et parfois mortels n’est guère altruiste, voire vicieux. Hélas, vu l’échec de toutes les politiques répressives, de surcroît couteuses, on ne peut qu’accorder à chacun le droit de se développer, de se divertir en toute modération, ou de se détruire. Surtout lorsque l’on sait que la France est la championne d’Europe de consommation du cannabis. Mais que l’on sache, la disponibilité de l’alcool en grandes surfaces n’a pas éradiqué toute une population qui peut bénéficier par l’éducation de tous les avertissements et soins nécessaires.
La prostitution non plus n’est pas une vertu. Hélas, ce qu’on appelle « le plus vieux métier du monde », ne s’éteindra pas tant qu’il y aura un désir sexuel et son cortège de non-réciprocité, tant qu’aucun communisme érotique n’est possible. Il est entendu que l’immense majorité des prostituées soit exploitée voire battue, par des souteneurs, des mafias, d’autant plus que l’exercice de leur art est illégal… Ce n’est pas révulser un juste féminisme que de suggérer là encore une légalisation des maisons closes qui auraient le double privilège de protéger leur personnel contractuel évidemment majeur, féminin ou masculin, et de reverser une TVA et des charges sociales. D’autant que nous sommes entourés de pays qui fonctionnent en ce sens. La liberté des clients et des prestataires de services n’entraîne alors pas de facto un jugement moral positif sur ces activités. Ajoutons qu’il resterait assez de travail à la police pour pourchasser les proxénètes sauvages et leurs violences…
Surtout l’on ne confondra pas ces recommandations libérales avec les goûts et les pratique de l’auteur de cet article qui ne veut en rien engager qui que se soit sur le chemin des drogues et de la prostitution, ni faire de son éthique personnelle une tyrannie à tous imposée. Ce qui est trop souvent, sans compter le retour de leurs frustrations inavouées, la motivation prétendument altruiste des despotes de la vertu qui se complaisent à maintenir autrui sous leur sujétion et ne supportent pas que l’on puisse agir et penser différemment de soi, hors du champ étroit de sa compréhension. Tant que ces pratiques, addictives et sexuelles, ne nuisent pas concrètement à la liberté et à la sécurité d’autrui, où est le réel souci ? A moins que le prosélytisme (ce que nous ne pratiquons pas ici) de ces comportements peu vertueux, voire criminogènes, lorsqu’il s’agit de la santé publique, puisse en mis en question… Cependant n’y-a-t-il pas de plus graves crimes et délits qui sont hélas loin d’être réglés, gangs violents, crimes de prétendu honneur à l’encontre de la liberté féminine par exemple ?
Il devrait sembler qu’au vrai libéral l’immigration soit une vraie liberté digne d’être protégée. Du moment que l’on n’enfreindrait pas la loi, où serait le problème ? Nous aimerions qu’il puisse en être ainsi. Hélas un égoïsme nécessaire nous contraint à limiter notre générosité si elle est aux dépens de notre sécurité et de nos libertés. De plus, la réciprocité n’existe pas toujours. Il est plus que douteux que nous serions accueillis avec autant d’humanité (même si la nôtre peut laisser à désirer) de l’autre côté de frontières que nous allons laisser ici imaginer… Nos libéralités ne peuvent qu’être tempérées par la cruauté du réel, par la mégalomanie de l’état-providence, ce grand confiscateur et grand redistributeur dispendieux, quoique nous puissions respecter la charité privée et associative. La nationalité du pays d’accueil qui doit corréler travail et permis de séjour peut rester une porte ouverte à celui qui veut s’intégrer dans le cadre d’une européanité des Lumières, mais doit fermer toutes ses tolérances à qui veut opposer aux valeurs de la démocratie libérale les tyrannies théocratiques publiques qui menacent nos acquis humanistes et féministes. La libéralité doit s’arrêter aux frontières qui la violent. Admettons ici que notre réflexion n’atteint pas la maturité souhaitable pour proposer une juste éthique de l’immigration, hors les concepts de protection de la propriété matérielle aussi bien qu’intellectuelle. En effet, l’aire culturelle qui reçoit le flot d’immigrants doit pouvoir conserver l’intégrité de ses libertés et non se voir imposer des contraintes morales et physiques venues de quelque code, livre ou foi…
De fait, écriture, caricature et arts divers, leur liberté d’expression ne doivent pas, dans une société nécessairement ouverte[5], être frôlés par la censure. Qu’il s’agisse d’un théâtre frondeur avec le christianisme ou d’un journal satirique caricaturant les descendants du Mahomet ou le fanatisme[6]de Voltaire, il est de notre dignité de défendre autant la liberté des convictions que celles de la critique et de l’ironie. Nous ne pouvons qu’être révoltés par les récents autodafés hongrois (venus de l’extrême droite) contre les livres du Juif et Prix Nobel Imre Kertész, qui connut en son enfance l’enfer des camps nazis[7], ou par les Frères Musulmans égyptiens décidés à interdire un des chefs-d’œuvre préférés de Borges : ces merveilleuses Mille et une nuits[8]. En dépit de ces récurrents retours à un atavisme barbare de l’humanité, « la liberté est un produit de civilisation[9] » au même titre que les poèmes, les opéras, les nouvelles technologies, les romans et les essais philosophiques dont la multiplicité et le rayonnement ne vont pas un instant sans elle. A l’idée selon laquelle « L’absence du crime de diffamation séditieuse contre l’état est le véritable test pragmatique de la liberté d’expression[10] », il faudrait ajouter l’absence du crime de blasphème contre une religion et ses icônes (dont nous croyions être débarrassés) pour assurer la pérennité de nos libertés individuelles et créatrices.
Si le socialisme est notre menace pour nos libertés économiques, de par l’état-providence, sa surfiscalité, sa suradministration et son impéritie budgétaire via la course à la dette dictée par la démagogie distributive (ce à quoi n’ont guère remédié les droites au pouvoir) l’islamisation active et rampante est aujourd’hui notre pire menace pour nos libertés féminines et humaines. Ecraser les hydres des despotismes économiques, religieux, politiques et moraux va de pair avec le laisser vivre des mœurs, dans la mesure où, nous déplaisant, ces derniers ne nous nuisent pas. « Car la liberté consiste à être exempt de gêne et de violence, de la part d’autrui[11] ». A la pensée de Locke, ajoutons celle de Kant qui dessine « les limites de cette liberté afin qu’elle puisse coexister avec celle des autres[12]». N’est-ce pas tracer là aussi le devoir de l’amant du libéralisme ?
Projet d’amendements à la Constitution
et autres modestes propositions pour la France.
De la Règle d’Or Budgétaire :
L’état et les collectivités locales doivent ne plus voter aucun budget en déficit et ne plus recourir à l’emprunt, donc à la dette.
Aucun prélèvement obligatoire ne devra nuire à la propriété et à la liberté d’entreprendre au point de dépasser vingt pour cent des biens personnels et professionnels, des revenus et des bénéfices privés et entrepreneuriaux.
Pour délivrer la France de la dette, de la récession et du chômage, le Persée du libéralisme doit vaincre le monstre dévorant de l’état français, à qui 56% du PIB (un record !) sont dévolus, et l’assainir ; ce au moyen de ces modestes propositions :
I Economies
Diminuer le poids de l’état, en particulier les fonctionnaires (il y a plus de fonctionnaires au ministère de l’agriculture que d’agriculteurs par exemple).
Supprimer tout impôt sur la fortune qui ne rapporte guère plus que ce qu’il coûte à percevoir, et par conséquent ses fonctionnaires.
Remplacer l’impôt sur le revenu par une flat tax unique.
Supprimer la Contribution Sociale Généralisée, la taxe carbone et autres prélèvements.
Ramener tous les impôts et taxes sur les entreprises à un taux unique, sans niches fiscales. La TVA sera de 20%, hors les livres, la presse et les produits alimentaires de première nécessité qui en seront exemptés.
Fermer des ambassades dans des petits pays et diminuer les dépenses somptuaires.
Cesser les subventions aux entreprises, aux associations, aux syndicats…
Cesser de rembourser les frais des partis politiques suite aux élections, qui doivent, comme les syndicats, vivre des cotisations, des dons (non limités, mais dont le montant sera publié) de leurs adhérents et sympathisants.
Cesser les allocations aux étrangers sans papiers, supprimer le statut de la Couverture Maladie Universelle et de l’Aide Médicale aux Etrangers.
Diminuer le personnel administratif dans l’Education nationale (3 fois supérieur en France par rapport à l’Allemagne) permettre aux profs d’enseigner plusieurs matières, d’augmenter leurs horaires.
Ramener la retraite à 67 ans pour tous, sans aucuns régimes spéciaux.
Supprimer les départements, regrouper les communes.
Cesser les gaspillages.
Diminuer de moitié le nombre de parlementaires, voire supprimer le Sénat, interdire le cumul des mandats.
Ne pas laisser les rapports de la Cours des comptes sans suite exécutive.
II Croissance
La baisse des impôts et taxes contribuera à inverser la fuite des capitaux et du travail, et doper l’initiative et l’investissement, donc l’emploi, la croissance et la richesse productive ; il faudra de plus :
Simplifier drastiquement le code du travail et le maquis de ses 3300 pages.
Adopter la flexisécurité à la Danoise.
Baisser le coût du travail.
Autoriser tous les commerces à choisir leurs jours et heures d’ouverture.
Libérer le numérus clausus professionnel, pour les médecins et les taxis par exemple.
Simplifier et fluidifier les permis de construire, réduire la tyrannie des normes.
Lever les barrières à la concurrence, y compris pour la sécurité sociale, EDF GDF, etc.
Modifier le code minier pour que les produits du sous-sol rapportent des revenus aux propriétaires.
Exploiter judicieusement le gaz de schiste et le pétrole.
L'état devant se concentrer sur ses missions régaliennes, police, justice et défense, de façon à protéger les personnes et les biens, leur liberté et leur prospérité, et cesser son interventionnisme économique...
Ces modestes propositions n’ont pas l’ironie de celles de Swift[11]. Sinon l’indifférence générale, hors l’adhésion de quelques happy fews libéraux, elles ne rencontreront que l’effroi digne de la swiftienne proposition de manger les bébés pour contrer la famine irlandaise au XVIII° siècle. Ne leurs sera opposée qu’une fin de non-recevoir, condamnant tout espoir de moralisation et de prospérité. C’est pourtant ce qu’en partie fit Margaret Thatcher, redressant au bord du gouffre de l’Etat-providence le Royaume-Uni, ce que fit en partie la Suède, avec la même heureuse conséquence. Et que pour notre malheur, nous ne ferons pas.
Blockhaus, Saint-Clément-des-Baleines, Île de Ré. Photo : T. Guinhut.
Berlin, épicentre du nazisme et du communisme.
Ida Hattemer-Higgins : L'histoire de l'Histoire ;
Anna Funder : Stasiland.
Ida Hattemer-Higgins : L’histoire de l’Histoire,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Giraudon,
Flammarion, 2011, 400 p, 21 €.
Anna Funder : Stasiland, traduit de l’anglais (Australie) par Mireille Vignol,
Héloïse d’Ormesson, 2008, 368 p, 22 €.
« Ecrire de la poésie après Auschwitz est barbare » disait en 1949 Adorno[1], allant jusqu’à laisser imaginer une péremptoire interdiction… Il s’agissait d’abord de ne pas ressusciter une esthétique qui ne sait pas penser les camps de la mort. Pourtant le traumatisme du nazisme et de la seconde guerre mondiale reste un défi récurrent pour la littérature. Mieux, si l’on se situe en son épicentre, à Berlin même, le roman devra déployer des trésors de perspicacité et surtout une vision, grâce à L'histoire de l'Histoire d'Ida Hattemer-Higgins. Mais aussi, en un revers du totalitarisme, derrière le mur, pour découvrir, avec Anna Funder, Stasiland.
Celle de l’Américaine Ida Hattemer-Higgins passe par le biais d’un personnage pour le moins tourmenté. Américaine d’origine, Margaret Traub est guide touristique à Berlin, en même temps qu’étudiante en Histoire. C’est après une amnésie inexpliquée qu’elle se met à entretenir d’inquiétantes illuminations : une « femme-faucon aux serres manucurées » plane sur une ville qui se fait chair… A la suite d’un quiproquo sur son nom, elle consulte chez une étrange gynécologue aveugle qui se prétend « chirurgien de la mémoire » et tente une « thérapie par l’image ». Bientôt, la solitaire enquêtrice « prise dans le manège du temps » comprend que cet oiseau est Magda Goebbels, qui assassina ses six enfants dans le bunker mortuaire d’Hitler. L’achat, sur une brocante, d’une édition de Mein Kampf reliée comme une Bible, la découverte dans les archives d’une famille mi-aryenne mi-juive qui se suicida au gaz en 1943 en entraînant ses enfants dans la mort comptent parmi les péripéties qui émaillent peu à peu ce roman hallucinatoire : « Le passé nazi était son camp retranché désormais, son nid, son terrier ». Alors qu’un vieil amant, puis un bébé ressuscité du passé et bientôt abandonné, enterré, répondant effroyablement aux destins des enfants de Goebbels, rôdent autour de ses souvenirs lacunaires… Avançant avec lenteur dans son obsessionnelle spirale, le récit oscille entre manque de concision et intensité maîtrisée. Ainsi, des scènes inoubliables, comme le portrait du « Don Quichotte des SS », ponctuent cette ingénieuse et étirée superposition du spectre du nazisme et de sa théologie sur la ville contemporaine.
Le réalisme magique, qui n’est pas loin du Terra nostra de Fuentes ou de Salman Rushdie, permet à cet impressionnant opus labyrinthique la rencontre des strates de l’Histoire, d’une personnalité et de l’imaginaire, tout un questionnant un cruel passé génocidaire. Etonnant qu’une jeune femme à son premier roman, quoique cosmopolite (elle a vécu entre Japon, Inde, Moscou et évidemment Berlin) ait pu accéder à une telle spirale de noirceur. L’on sait par ailleurs qu’elle fut elle-même guide-conférencière dans la capitale allemande, d’où la dimension en partie autobiographique de son travail. Hélas, creusant à ce point mémoire intime, familiale, et mémoire historique jusqu’à l’élucidation du traumatisme, telle une immense et encyclopédique psychanalyse individuelle et collective, en vient-on, comme le personnage de Margaret, à crouler sous les ruines de l’Histoire, à se dénier une perspective d’avenir ? Visiblement l’écrivaine est, elle, capable de rebondir vers d’autres aventures intérieures et intellectuelles. Reste une question taraudante, ici mise en scène avec perspicacité et inquiétude, celle de l’origine du mal, pas seulement concédé à quelques figures d’exception, mais contagieux…
Plutôt qu’un roman, il s’agit sous les doigts d’Anna Funder, d’un récit : Stasiland. Celui d’une enquête dans le passé de l’Allemagne de l’Est communiste. La narratrice -peut-être l’auteur elle-même- arrive à Berlin en 1996, décidée à percer le mystère de ceux qui ont tenté de franchir le Mur, en particulier une adolescente de seize ans, et plus exactement à dessiner la toile d’araignée de l’une des plus terribles polices politiques du monde : La Stasi. La tâche sera infinie. Dresser la carte de la Stasi, c’est tracer un chemin tentaculaire plus vaste que le pays lui-même, si l’on suit tous les méandres des cerveaux qui l’ont conçue, aidée et subie. Il suffit pour cela d’avoir des activités aussi dissemblables que de faire de subversives reprises des Rolling Stones, ou d’avoir été le cartographe du Mur. De témoins en témoins, le plus extraordinaire est que le concept d’ « ennemi » du régime « ne cessait de s’élargir ». Totalitarisme et paranoïa empêchèrent chaque habitant d’être autre chose qu’espion ou victime. On rencontre un indicateur faux aveugle, un nostalgique du communisme (« une nostalgie absurde » de la part de ceux qui « sont à la recherche d’un désir »)… Les cicatrices, dans les corps, les mémoires et les mentalités seront longues à refermer après cette « romance-horreur » : « La romance vient du rêve d’un monde meilleur que les communistes allemands ont voulu rebâtir sur les cendres de leur passé nazi (…) l’horreur provient de ce qu’ils ont fait en son nom. » La modestie de l’écrivain permet à ce tableau de s’élever dans toute sa grandeur infâme, même si une chape de silence pèse encore sur le pays, faute de pouvoir ou de vouloir « poursuivre des anciens de la Stasi ».
Les mauvais tours de l’Histoire ont des lieux maudits, comme ce Berlin qui, de 1933 à 1989, incarna le pivot du totalitarisme : là ou le nazisme a retourné sa veste en communisme.
Thierry Guinhut
La partie sur Hattemer-Higgins est parue dans Le Matricule des Anges, Novembre-décembre 2011,
Rio de Bachimana, Panticosa, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.
William Gaddis, un géant sibyllin ;
JR entre Reconnaissances et Agonie d'Agapè.
William Gaddis : JR,
William Gaddis : Agonie d'agapè,
traduits de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Cholodenko et par Claro,
Plon, 1078 p, 26 €, 144 p, 17 €.
Curieusement, Gaddis avoue ne jamais avoir eu de difficultés à trouver un éditeur. Son premier pavé, Les Reconnaissances[1], publié en 1955, fut pourtant, comme il était prévisible, boudé autant par les critiques que par les lecteurs qui piquèrent rapidement du nez. Seuls quelques passionnés, en avance sur leur temps, comme Pynchon[2], alors tout jeune écrivain, le remarquèrent assez pour s’enthousiasmer et pour en prendre de la graine. Plus tard, en 1975, le New York Times écarta les mille pages de JR d’un revers de jugement : « illisible ». Aujourd’hui encore, malgré une souterraine réputation, un rien élitiste, qui l’élève au niveau de Joyce, Proust, Musil ou Lezama Lima, le lecteur de bonne intention risque d’imploser au contact d’une prose furieusement polymorphe et lacunaire…
Qui est donc William Gaddis ? Pas tout à fait un invisible comme Pynchon et Salinger, autres ténors inconciliables du roman américain, mais un monstre de travail silencieux. Né en 1922, il a donné cinq romans en maintes décennies de patience et d’obstination, jusqu’à sa mort en 1998. Bienheureux quand le silence lui répondait à la place du mépris. Il croyait changer le monde grâce à l’impact de son premier livre, et le monde ne sut que le taxer d’avoir eu l’imbécile ambition du chef-sans d’œuvre sans pouvoir y parvenir. Pourtant, de bouche à oreille, puis avec une secrète et internationale aura, ce sont bientôt des bréviaires cultes. On reconnaît enfin le pouvoir d’évocation et d’élucidation du monde contemporain de ces sommes souvent maximalistes, de ces vaisseaux fantômes animés de voix pénétrantes et atomisées où se laisser emporter en un intimidant, quoique ludique, labyrinthe.
Une narration repérable semblait fermement animer Les Reconnaissances, ce roman de l’artiste en formation où peintre faussaire et plagiaires côtoient un pacte faustien et un musicien dont l’œuvre d’orgue fait s’effondrer son église. Celle de JR paraît plus atomisée. Ici, à peine le soupçon d’un narrateur distant. Dans le cadre d’une stupéfiante oralité, des voix seulement, des dialogues entrechoqués par des individus malaisément identifiés qui ne s’écoutent pas, coupés, harcelés de bribes de discours juridiques, boursiers, scientifiques, économiques… Sans compter ces bouts de non-savoir qui parasitent et ponctuent les conversations courantes, ces interjections et attaques de phrases interrompues, tout le dépotoir du langage que le romancier avait jusque-là élagué pour nous offrir un tout intelligible et clair de la réalité, en un mot un idéal. Cependant, pour paraphraser l’épigraphe des Reconnaissances (« Nihil cavum sine signo apud Deum[3] ») en Gaddis rien n’est vide de sens. N’avons-nous pas vécu ces conseils d’administration ou chacun ressasse ses obsessions, ces projets pédagogiques où la bassesse des justifications alterne avec le vide des grands mots et le masque des théories, le tout lacéré par la cacophonie ?
Parce que chacun ne parle que du versant de sa folie, la première scène de JR (paru en 1975) agite les thèmes de la généalogie et de l’héritage en opposant les points de vue incompatibles de l’homme de loi et de la femme bourrée de souvenirs sentimentaux. Avant de faire apparaître le personnage éponyme, « JR » lui-même, un Junior qui devient rapidement grand, démesuré, gonflant ce millier de pages de sa faconde et de sa réussite outrageuse. Ce n’est qu’un gosse en baskets, qui, du bas de ses onze ans, et dans la cadre d’une initiation scolaire à Wall Street, achète une modeste action. Se prenant au jeu, depuis des cabines téléphoniques et au moyen de mandats postaux, ce « génie du fric » déguise sa voix pour augmenter son activité capitalistique. Parmi ses achats, des fourchettes à pique-nique de la Marine, des obligations périmées, ou une lilliputienne action qui deviennent de fil en aiguille les ressorts d’un énorme empire financier. Ainsi le petit JR est à la tête, quoique incognito, d’exploitations forestières, minières, gazières, sans compter l’édition ou les pompes funèbres, couvrant le spectre entier de l’économie et du cours de la vie humaine.
La satire de la « libre entreprise », son comique sans cesse renouvelé et bafoué, peut sembler facile, car l’intelligence de la spéculation nécessaire à une économie en expansion, n’est pas donnée à tous. Et la réduction du capitalisme à un jeu de loterie finalement assimilé à un immense château de cartes menacé d’écroulement par l’éclatement de la bulle spéculative est autant furieusement réaliste que bien caricaturale, ce en quoi elle ne devrait satisfaire que les jaloux, les revanchards, les fantasmeurs professionnels d’éden socialiste ou libertaire. Cependant, on ne peut qu’être emporté par ce maelström, cette épopée bouffonne… Au point que les critiques ont parfois comparé ce roman à Moby Dick, de par l’immensité de son ambition, quoique dévasté par la parodie, comme Scarron le fit de L’Enéide avec son Virgile travesti.
Avouons que nous avons peu de chance de venir à bout d’une telle œuvre babélienne, de ces merveilleux déchets lyriques parfois abandonnés par le narrateur et broyés par les dialogues des protagonistes au milieu du torrent hasardeux de la communication : « Lis ce que dit Wiener sur la communication, plus le message est compliqué, plus il y a de foutues chances d’erreur, prends quelques années de mariage tel foutu complexe de naissance dans les deux sens peut pas faire passer une foutue chose, foutrement trop d’entropie, dis bonjour, elle a une foutue migraine ».
Comme ce livre, ce puissant capital d’entreprises (dont plusieurs journaux et maisons d’édition) n’est que papier et fiction, délire de la néguentropie de l’économie et de l’entropie du langage. Ainsi la croissance financière peut s’emballer sans le secours d’aucun travail, sinon celui de la langue : les variations sur « money », « vendez », « achetez ». Jusqu’à l’écroulement sur ordre des surveillants de Wall Street. Mais à l’entropie de ce capitalisme qui finit par se menacer lui-même par ses excès spéculatifs, sans réelle sagesse économique, répond l’accumulation avalancheuse des allusions aux artistes. D’Empédocle à Wagner, les grands desseins philosophiques, poétiques et opératiques sont hachés menus dans le canon à particules de l’accélérateur de langage Gaddis. Dans une telle « foutue » société, « genre » verbeuse (ces pâtés de langue qui permettent de reconnaître un émetteur), où la valeur passe par le message publicitaire, par les prix et les cours du marché indexés sur le plus grand nombre, sur la bassesse et la vulgarité grégaire, il n’y a guère de place pour l’authentique artiste. Les profs de musique et d’anglais de JR, Bast et Gibbs (qui gribouille un roman) ne pourront construire la cathédrale de leurs œuvres, un opéra et un essai sur la mécanisation de l’art.
Finalement, à une deuxième lecture (si tant est que cela soit possible) l’œuvre du géant sibyllin de la littérature américaine se déplie, s’ouvre sous nos yeux éblouis. Ses échardes deviennent des beautés, ses obscurités s’éclairent pour former un tableau percutant et cultivé à plaisir de notre modernité ; non sans l’amertume d’y constater ce que nos sociétés font de l’art. Comme nombre de grands romans américains, du Léviathan de Paul Auster à L’Arc-en-ciel de la gravité de Pynchon, Gaddis jubile de ce catastrophisme, pourtant largement fantasmatique, qui peut-être un gage de lucidité pour l’avenir. La chute de l’empire JR est un peu celle du Capitaine Achab ou de l’empire romain. Elle semble annoncer l’apocalypse d’une société qui n’a que des prix et pas de valeur, ce que d’aucuns appelleraient la marchandisation du monde, oubliant que c’est grâce à celle-ci que nous pouvons en jouir, quoique pas toujours avec discernement, et que nos libertés s’étendent. Pourtant, l’œuvre de Gaddis, « mentionnée avec considération bien qu’on la joue rarement[4]», a trouvé son achèvement, sans compter deux fois la récompense du National Book Award[5]. Elle peut être lue et sondée dans cette société qui conjugue réussite du libéralisme -et pour certains l’excès de ses malfaisances- avec cette difficile liberté de l’art qui est le signe de la santé démocratique d’une nation et d’une civilisation. Certes, ce contrat faustien avec le capitalisme est également un art en quête d’auditeur impossible, dans ce qui sont les dernières lignes de JR : « ce livre là qu’ils voulais que j’écris sur le succès et la libre entreprise et tout hé ? (…) Alors je veux dire, j’ai eu cette idée extra là hé, vous écoutez ? Hé ? Vous écoutez… ? ».
Que l’on se console. Malgré un autre opus assez volumineux, Le Dernier acte[6], qui hésite entre encyclopédie judicaire et satire dévastatrice de la manie procédurière, notre romancier sibyllin a publié deux plus courts objets : Gothique charpentier[7], flot de conversations entre culture et censure, et Agonie d’Agapè. Ce dernier est peut-être le plus émouvant roman du créateur : monologue d’un malade au crépuscule de sa vie, au milieu de ses filles avides ou gardiennes d’héritage, et qui ne cesse de bousculer le manuscrit ultime d’une vie, où la mécanisation des arts et le déclin de l’artiste tissent une réflexion pleine d’acuité. Il y dénonce « la fausse démocratisation des arts dans le divertissement, et l’élimination de l’artiste individuel en tant que menace pour la société. » On aura compris qu’il s’agit de la réalisation du projet avorté d’un personnage de JR, Gibbs, qui tentait d’écrire l’histoire du piano mécanique comme ancêtre de l’ordinateur, créant ainsi une étonnante mise en abyme.
Nul doute que l’exigence d’une telle œuvre au long cours rebute les lecteurs amateurs de facilité ; soyons sûrs cependant que le défi n’en restera que plus succulent pour un intellect libre et curieux de voir dans le roman autre chose qu’une bluette sentimentalo-réaliste : une réelle prise en écharpe du monde contemporain et de ses mutations…
Thierry Guinhut
Revu et augmenté à partir d’un article publié dans Calamar, printemps 1998.
John Williams : Stoner, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Anne Gavalda, Le Dilettante, 384 p, 25 €.
Herman Bang : Mikaël, traduit du danois par Elena Balzamo,
Phébus, 256 p, 19 € ;
Herman Bang : Les Quatre diables, traduit par Isabelle Frambourg,
Phébus, Libretto, 128 p, 4,60 €.
D'outre-Atlantique au Danemark, qu'importe l'éloignement géographique quand les problématiques de l'amour se répondent, dans le cas d'un professeur de littérature ou d'un maître en peinture. Avec une incroyable aisance d’écriture John Williams nous emmène à la poursuite d’une vie qui traverse toute la première moitié du XX° siècle américain. Mais, si les deux guerres mondiales sont là en filigrane, cet écrivain injustement méconnu est moins à la recherche d’une perspective historique que de l’intimité de son héros et des protagonistes, ainsi que de leur relation avec la langue et l’œuvre des poètes anglais. Quant au Danois Herman Bang, c'est l'amour homosexuel qu'il peint, au moyen d'un maître peintre et de son élève.
C'est la beauté de la poésie anglaise, qu’étonné, le jeune Stoner, pas encore décrotté de sa campagne miséreuse, quittant les figures hiératiques de ses incultes et pathétiques père et mère, découvre en poursuivant des études d’agriculture à l’Université du Missouri. Remarqué par un professeur, il se consacre alors à la littérature médiévale pour devenir professeur à son tour, dévoué à sa tâche de « passeur ». Avant de devenir l’amoureux inexpérimenté d’une jeune fille d’une classe sociale bien supérieure, de faire sa demande en mariage, aussi maladroite que semée d’embûches perceptibles à la perspicacité du lecteur, sauf aux deux promis…
Un réalisme sans œillères imprègne la relation de la vie conjugale de Stoner. La méconnaissance totale de la sexualité du jeune couple est décryptée avec la crudité du scalpel. Edith, blonde gracile, est totalement impréparée à la vie par une éducation traditionnelle pour qui le sexe n’est jamais dit et méprisé. Ce mariage est un échec, rongé par l’incommunication, réveillé par une copulation forcenée, éphémère, en vue d’enfanter, frigorifié par les vapeurs de la mère qui laisse le soin de l’éducation de la petite fille au père attentionné, avant que son « travail de sape » lui permette de reprendre la main sur la jeune Grace et d’exercer sa tyrannie maternelle… Le portrait-charge de l’épouse, quoique peu manichéen, est stupéfiant.
Mais, comme en un miroir inversé, la relation adultère de Stoner avec Katherine, jeune professeure, d’abord étudiante discrètement fascinée par son maître, est proprement magique. Les uns taxeront à tort cela de bluette sentimentale, sans en apprécier le poids de vie et d’idéal nécessaire. Car, à rebours de la « tradition qui leur avait martelé (…) que la vie de l’esprit et celle des sens étaient séparées », ils s’étonnent « que la première pût magnifier la seconde et que la seconde fût la gloire de la première ne leur était jamais venu à l’esprit. ». Ainsi se déploie le roman d’apprentissage…
La satire du milieu universitaire enfle peu à peu, avec ses professeurs et doyens confits dans leur routine, voire leur sénescence, avec ses jalousies et luttes de pouvoir, le qu’en dira-t-on et la cabale qui obligeront Katherine à se sacrifier, ses étudiants enthousiastes, arrogants ou tricheurs, croqués avec tendresse, saisis avec une criante acuité… Restent les secrets troublants des œuvres sans cesse étudiées : « le gouffre qui séparait son amour de la littérature de ce qu’il était capable d’en témoigner ». Et que seule sa brillante amante aura su toucher dans le travail de critique et d’analyse auquel il a par dévouement contribué. Même si on eût aimé que sur ce point l'auteur s'étende avec plus depertinenteprécision...
A ce roman de mœurs, rarement lyrique, sans la moindre mièvrerie, où toute une micro-société est dépeinte, s’ajoute donc la précision psychologique des portraits : quoique Stoner soit réservé par nature, tous voient leur développement corseté par le puritanisme ambiant. Bien qu’il s’agisse « d’une œuvre de fiction », sommes-nous en présence d’un roman autobiographique ? « Implacablement, il disséqua sa vie et la regarda en simple biographe », commente le narrateur. Même si l’auteur (1922-1994) a trente ans de plus que son personnage, il a enseigné la littérature et l’art d’écrire dans les universités du Missouri et de Denver. Il nous reste ce roman, concentré d’existence, distillant qualités et travers, à relire pour méditer toutes les finesses d’une vie qui s’étira trop vite,drame austère et bouleversant de « la lente agonie du cœur », avec ses éclairs de beauté.
Il y a des littératures et des romanciers injustement méconnus. Seule la curiosité et la conviction d’une traductrice peuvent alors, depuis son purgatoire, exhumer un livre précieux. C’est le cas de Mikael, pourtant salué en Allemagne par Klaus Mann dans les années vingt. N’a-t-il été provisoirement oublié que parce que sa vision de l’homosexualité, au demeurant soucieuse de discrétion, parut plus tard trop ténue et platonique ? Ce serait, au-delà de cette qualité, faire fi de sa dimension psychologique et de son évocation de l’art pictural à la fin du XIX°.
Le Danois Herman Bang (1857-1912), dont drames et romans ont suscité l’enthousiasme de Robert Musil, propose l’histoire d’un artiste à succès : Claude Zoret, « peintre de la douleur », à mi-chemin du presque homonyme Claude Monet et des artistes Pompiers du temps. Son admiration va à son jeune modèle et fils adoptif, dont le prénom donne son titre au roman. La relation privilégiée entre le maître et le disciple se scinde lorsque le second devient amoureux de la princesse Zamikof, alors qu’elle est portraiturée par le peintre. Trahison ou liberté, pour celui qui devra « s’affranchir »? Les deux principaux protagonistes livrent un combat pacifique, comme lorsque Mikael parfait les yeux du portrait de la belle : s’agit-il du génie du talent ou de celui de l’amour ? C’est une étude de milieu, des motivations et des inquiétudes de la création, d’une étape déchirante pour le Maître vieillissant à l’affection exacerbée, mais aussi à la recherche de l’expressivité totale, ambitionnant de « représenter le suprême » en ses œuvres allégoriques. Mais aussi une satire de la façon, luxueuse ou légère, dont on « dévore l’argent », du vol et de la captation d’héritage consentis. Plus tard, le cinéaste Dreyer sut mettre en scène cette histoire aux sensualités étouffées et cependant puissantes.
C’est encore une histoire de passion qui anime ce court et pathétique roman : Les Quatre diables. Cette fois ci dans le milieu du cirque, où les enfants là recueillis mènent une carrière honorable et soudée, jusqu’à ce que l’un d’eux ait l’audace d’aimer une femme de la plus haute société : voilà qui est ressenti comme une trahison. Herman Bang pose d’une autre manière l’antinomie de la fidélité, de la solidarité, et de la liberté individuelle, des raisons de l’amour opposées à la raison du groupe, du milieu. C’est après l’écriture de ce récit qu’Herman Bang fit, en 1890, une tentative de suicide. Certainement ses tourments intérieurs sont transposés dans la création romanesque, catharsis au demeurant peu efficace…
Entre postromantisme passionné et finesse de l’écriture par petites touches -ce qui a permis de le qualifier d’auteur impressionniste- et un narrateur omniscient qui télescope les scènes, Herman Bang sait faire advenir un univers problématique aux yeux de son lecteur, autant que l’émouvoir au plus profond de sa sensibilité. Notre curiosité, ainsi aiguisée, n’attend plus que la traduction de Famille sans espoir, ultime roman qui suscita un inqualifiable scandale pour outrage aux bonnes mœurs, à l’occasion duquel il dût émigrer à Paris. Ainsi, probablement une trilogie serait-elle complète et ferait briller cet étonnant Danois d’une trouble et bouleversante lumière…
Thierry Guinhut
Les partie sur Stoner et Bang sont parues dans Le Matricule des Anges, septembre 2011 et février 2012.
Tempus fugit, répète la formule latine. Jusqu’à la consommation d’une vie. Mais si le temps s'enfuit, l'artiste demeure. L’écrivain alors arrache à l’ange du Temps ses plumes pour tenir le compte des vices et des vertus, mais aussi de sa puissance humaine, l’artiste quêtant une part d’immortalité. Or seuls les pouvoirs de la fiction savent entrelacer un temps baroque, comme dans l’étonnant roman de Carlos Fuentes, Anniversaire. Alors que dans son Instinct d’Inès, l’écrivain mexicain (1928-2012) tente un pacte faustien avec un temps anthropologique.
C’est par une approche précautionneuse que nous entrons ici dans le monde de Carlos Fuentes. Il s’agit d’abord pour une mère de demander à son mari de ne pas oublier de rentrer pour célébrer l’anniversaire des dix ans de leur fils Georgie. À ce préambule réaliste et petitement anecdotique en apparence, s’ajoute un narrateur qui découvre peu à peu les liens hors norme qui unissent à sa nourrice un autre enfant qui est peut-être ce même Georgie, comme dans un monde parallèle. L’observation des protagonistes passe d’abord par un point de vue externe qui semble les rendre encore plus mystérieux. Ce qui n’est pas loin de l’inconnaissance du narrateur du Nouveau Roman : songeons que ce livre date de 1969. Dans la maison fantomatique de ses hôtes laissés dans l’ombre, il observe la nourrice qui donne son sein à sucer à ce grand enfant, avant de succomber lui aussi à son attraction érotique et plus mature, quoique hallucinante et mariale, puisqu’elle affirme : « au bout de neuf mois, ma virginité était toujours intouchée et je commençais à ressentir les douleurs de l’accouchement. »
La maison est peu à peu devenue un espace labyrinthique, fabuleux et baroque, changeant comme le fantasme. Dans laquelle George revient, en jeune cavalier, plus vieux donc que l’enfant, plus jeune que le narrateur qui se reconnait et dont c’est peut-être l’anniversaire, en vieillard bientôt. Depuis la première décennie jusqu’au crépuscule de la vie, le temps reste une énigme, un jeu de miroir biaisé : « Ô temps, qu’as-tu fait de ma personne ? » Le questionnement métaphysique paraît dévaster notre personnage aux décennies éclatées quand seule la mosaïque de l’œuvre de l’écriture et de l’art peut tenter d’en proposer une fascinante image à décrypter. Ainsi, âges de la vie, controverses médiévales et troubles contemporains, doubles et miroirs s’affrontent et se répondent en un jeu d’échec fantastique où il s’agit d’« inventer un temps personnel et total »… L’écriture est alors devenue torrentielle et chatoyante, bien digne du réalisme magique latino-américain.
Ce bref roman, qui paraissait un rameau mineur détaché de la forêt romanesque de Carlos Fuentes, devient alors un exercice de style troublant, une porte dérobée annonciatrice d’une œuvre riche, succulente et complexe qui culmine avec Terra nostra, Christophe et son œuf et Diane ou la chasseresse solitaire, tous chefs-d’œuvre universels où la solitude métaphysique de l’homme est confrontée à ses démons intérieurs, à ceux de l’Histoire, de l’amour et du temps.
Certes, les premières pages de cet Instinct d'Inez n’ont pas d’instinct cette vitesse éblouissante de la narration qui anime Diane ou la chasseresse solitaire[1], ni ce bouillonnement qui contribue à faire de Christophe et son œuf[2] une œuvre-monde. Ce roman aux dimensions modestes paraît d’abord ne nous intéresser qu’à la destinée finissante et lasse d’un chef d’orchestre, Gabriel Atlan Ferrara, quoiqu’un étrange « sceau de cristal », pupille d’une nouvelle vision, révéré et bientôt rageusement détruit, ouvre de faustiennes et hallucinantes perspectives…
Grâce aux vertus narratives d’un vaste retour en arrière, notre jeune chef, lors d’une représentation londonienne de La Damnation de Faust, ce flamboyant opéra d’Hector Berlioz, se pique d’amour pour une cantatrice qui chante le rôle de Marguerite : Inez Prada. La reverra-t-il ailleurs que sur la scène de la communion et de l’affrontement artistique ?
Il faudra attendre soixante pages pour basculer dans un retour en arrière bien plus gigantesque. Lorsque notre diva paraît habitée par une femme de l’ère paléolithique des grandes glaciations, et porteuse d’une ancestrale tragédie : amours que l’on ne sait pas incestueuses dans une grotte aux peintures, vie tribale secouée par le parricide puis le fratricide du chef… Un immense crescendo lyrique unit les passages alternés consacrés à la préhistoire et aux représentations, de vingt ans en vingt ans, à Londres, Mexico, Salzbourg… Et ce jusqu’à l’acmé de cette mise en scène de La Damnation de Faust où apparaît nue la femme venue d’un âge primal et révolu, portant, comme la Marguerite aimée par le Docteur Faust, la petite fille sacrifiée ; ce en écho du chef-d’œuvre bien connu de Goethe. C’est ainsi que « vous aurez donné un autre temps à l’instant que vous vivez, vous aurez bouleversé les temps, vous aurez ouvert un champ interdit à ce que vous avez déjà vécu dans le passé ». L’instinct d’Inez est là. Plus loin que sa vie, que son histoire, l’aventure primordiale de l’humanité nous innerve, en un ancestral atavisme, malgré les artifices de la civilisation, et recommence, grâce à l’origine magique de la musique et grâce aux pouvoirs de l’œuvre d’art.
Plutôt que de parler de métempsycose, de vies antérieures, il faudrait invoquer la génétique des populations et le pouvoir d’une fiction qui ranimerait une lointaine et tellurique mémoire. Comme avec Terra nostra[3], qui fait coexister un apocalyptique an 2000, l’antiquité romaine et le siècle d’or espagnol, c’est avec L’instinct d’Inez, que nous percevons le mieux l’ambition du projet du mexicain Carlos Fuentes, projet digne de La Comédie humaine de Balzac, quoique plus fou encore : disposer sa trentaine de romans, dont sept restant à écrire, dans un cycle appelé « L’Âge du temps ». En ce sens, un pacte faustien est signé avec la durée d’une vie humaine, avec l’Histoire, grâce aux pouvoirs de la fiction… On pense à l’ « éternel retour » nietzschéen, mais également au cubain Alejo Carpentier qui, dans Guerre du temps[4] imagina une nouvelle (« Retour aux sources ») où l’on vit à rebours de la chronologie usuelle, plus exactement de sa morbide vieillesse à sa naissance...
C’est un grand roman d’amour, entre érotisme et esthétique, d’amour rarement comblé, différé, à la recherche d’une pureté originelle et animale, soudain explosif, et cependant délivré de la damnation : « je n’ai pas péché, vous les anges vous le savez, vous m’emportez au paradis à contrecœur, mais vous ne pouvez qu’accepter ma joie sensuelle dans les bras de mon amant »… Ce qui ne paraissait pas, lors des premières pages, devoir être un livre fabuleux finit par nous emporter dans un irrésistible courant fantastique digne du plus grand réalisme magique. La relecture du mythe de Faust, la passion effrénée pour la musique et l’opéra, la fantasmatique amoureuse, l’initiation aux mystères du temps, tout concourt à multiplier les dimensions de la perception, de l’imaginaire et de l’œuvre d’art romanesque.
L’Instinct d’Inez est bien à compter parmi les plus denses des œuvres narratives de Carlos Fuentes, peut-être l’un des plus grands, avec le péruvien Mario Vargas Llosa[5], des écrivains latino-américains. Tous deux ont pris en écharpe les destinées de leur continent, tous deux portraiturent et dénoncent les dictateurs et les révolutionnaires, tous deux construisent d’entraînants et persuasifs espaces romanesques, et si leurs convictions politiques divergent - Vargas Llosa vers le libéralisme et Fuentes vers le socialisme - le premier l’emporte grâce à sa maturité politique quand ce dernier l’emporte par ses qualités de styliste virtuose - trop virtuose disent ses détracteurs certainement aigris. Reste que Carlos Fuentes l’enchanteur du réalisme magique latino-américain ouvre des perspectives fantasmagoriques inouïes, car un tel romancier est le Phantasos, le dieu nocturne des fantasmes de l’humanité.
C’est avec une réputation flatteuse que nous parvient ce roman : « Le phénomène littéraire de l’année », claironne la critique italienne. Pourtant la recette paraît facile : passer une célébrité, imaginaire ou semi-fictive à la moulinette de la satire et de la complaisance. Même si la question de savoir qui pourrait se cacher derrière ce chanteur de charme reste secondaire ; Tony Pagoda est toutes les vedettes de la scène et aucune en particulier.
Seule peut-être la langue pourra sauver Tony Pagoda du marasme des clichés affectés à son type, à son milieu clinquant et délétère. En effet, Sorrentino sait user des registre divers du vocabulaire, parfois sophistiqué, souvent trivial, incongru, sinon, nous disent les italiens, emprunté aux dialectes de la péninsule. Ainsi ce personnage vaniteux, frimeur, égoïste et non indemne de sentimentalité, qui parle à la première personne, et dans lequel a su se couler l’écrivain, ne peut devoir son salut qu’à deux choses : son bagout inépuisable, que certains critiques transalpins sont allés jusqu’à comparer avec une pertinence passablement discutable à Céline, et sa valeur de symptôme d’une société fascinée par les bruyants pousseurs de chansonnettes élevés au rang de mythe dérisoire par la foule des fans.
Alors si l’on veut se repaître, dans une démarche presque scatologique, des concerts où il éructe son chant, de ses doses de cocaïne et cocktails, de ses coucheries sexuelles, on va trouver que cette autobiographie fictive est diablement réussie et foutrement parlante. Et peut-être trouvera-t-on un intérêt sociologique aux scènes sans concessions jetées à la face de l’épouse aussi peu reluisante que lui, avant qu’elle demande un divorce aussi peu ragoutant que consenti. Alors l’amour dans tout ça ? « Ils ont tous raison » : seul l’amour est un miel assez puissant et collant pour attirer les mouches du public qui en rêve sans l’avoir guère vécu. Ainsi notre Tony est possédé d’une nostalgie perpétuelle incarnée par une Béatrice, amante splendide, sensuelle et éphémère, « monument de séduction, une poupée aussi femelle que madone », anti-Béatrice de Dante, qu’il a assassinée en poussant dans l’escalier alors qu’elle voulait le quitter. L’ironie sous-jacente instillée par l’écrivain réduit à néant les velléités de grandeur du pousseur de chant sirupeux, finalement minable, coupable, qu’une vérité métaphysique ne rattrapera ou ne sacralisera jamais.
La vieillesse du crooner déclinant, bouffi d’orgueil au point de se croire le complice de Franck Sinatra, est en effet parcourue par une verve forcenée, envers du désespoir, malgré la carapace d’humour, censée lui permettre de se faire valoir : « Je me plante sur la scène et je vous démonte les sentiments, je vous les démantibule, je vous les fait exploser en l’air avec la précision du timer posé sur une bombe, je vous envoie chez les dingues, j’ai le pouvoir, je sens que je l’ai, ce pouvoir de manipuler vos petits cœurs ».
Sa carrière peu à peu moisie, traversée par un cafard noir, est volontairement interrompue par un détour de dix-huit ans à Manaus, ville d’Amazonie, où notre Tony n’a d’admiration et d’amitié que pour l’autorité, la richesse d’un gros bras local, non sans machisme. Après que ce dernier lui paie un retour doré, l’Italie lui semble encore plus pourrie qu’avant, en un mot, aussi vulgaire que lui. Car, en ce pays, « ils ont tous raison ». Le relativisme y est, là comme ailleurs, une forme de vulgarité autant qu’une lâcheté esthétique et morale. Ne reste plus qu’un vieil abonné à la mort, dont le désabusement passe péniblement pour une philosophie, un « pauvre type pompeux et sans talent »…
Paolo Sorrentino est, paraît-il, « le jeune réalisateur phare » que l’on vient de remarquer à Cannes pour This must be the place, histoire d’une ancienne star du rock gothique rangée des voitures. Est-il également un nouvel émule des « Cannibales italiens », ces écrivains à peine pubères et volontiers trash des années quatre-vingt-dix ? Ainsi, sans doute est-il possible de le comparer à Niccolo Ammaniti, dont La Fête du siècle[1] caricatura sans presque pécher par l’exagération une clinquante pseudo-élite. De même, sous le clavier aiguisé de Paolo Sorrentino, l’irrésistible satire du milieu des variétés et de la pop va-t-elle jusque inclure une certaine charge contre une berlusconienne société qui monte au pinacle de grotesques latin-lovers ?
Pour un coup d’essai romanesque et picaresque, notre cinéaste napolitain s’est bien débrouillé. Poursuivi par une lecture trépidante au style imagé, déglingué, coruscant, amusant, le lecteur ne s’ennuie pas, quoique un sentiment de vacuité l’entraîne au fond du marasme : à quoi bon un tel personnage, une telle vie, sinon pour dézinguer toutes les fausses valeurs du fric, du sexe et du paraître, toutes les vulgarités de nos contemporains branchés et débranchés. L’humanité n’en sort pas grandie ; sauf, qui sait, le lance-flamme de la satire, parmi ce nouveau réalisme crade. Peut-être une ascèse intérieure permettra-t-elle aux qualités baroques de l'écriture d'Ammaniti de rencontrer une concision narrative et une perspicacité thématique qu’il n’a pas encore tout à fait atteintes.
À en croire nos chers commentateurs, les émeutes urbaines, qu’elles soient londoniennes ou parisiennes, passées, présentes ou à venir, ne seraient dues qu’à la pauvreté, qu’au mépris dans lequel nos gouvernements et nos capitalistes égoïstes tiendraient ce peuple des banlieues, ghettoïsé, rejeté dans le chômage et le racisme, voire à quelques troublions d'extrême droite ostracisés. Sans compter la tyrannie de la police… Grave erreur ! Oublierait-on ces qualités proprement humaines : la passion de la violence et l’appât du pillage ? Il faut alors tenter de départager la naïveté irénique de la guerre hobbesienne de chacun contre chacun...
On arguera d’une nécessaire vengeance qui serait la conséquence d’une injustice commise par la police. Qu’il s’agisse de banlieue parisienne ou de quartier londonien, on trouve à l’origine de ces violences la mort accidentelle ou par balle d’un jeune, d’un homme poursuivis par ceux qu’ils doivent nommer non pas forces de l’ordre, mais du désordre. Ainsi la tyrannie policière serait justement conspuée et affaiblie… Que ces délinquants plus ou moins professionnels portent ou non la responsabilité de leur mort ne vient pas à l’esprit des « indignés » (concept aussi creux qu’à la mode), encore moins la question de s’en remettre à la dignité de la justice pour établir les faits et punir selon la loi si nécessité il y a.
C’est avec ce qu’il faut d’ironie que l’on remarquera que nos gangs d’émeutiers ont encore -jusqu’à quand ?- besoin d’un événement déclencheur et d’un prétexte moral pour assurer leurs exactions. Soyons réalistes. Qui sont ces héros des guérillas urbaines qui donnent un faux air de Somalie à nos capitales de la civilisation ? Des jeunes encapuchonnés, aux facies aussi bien colorés que grêlés de taches de rousseurs, immigrés musulmans halal ou hooligans encalminés de bière qui se livrent aux joies de la violence et du pillage. Tout en revenant en-deçà de la loi du talion puisqu’ils vengent mille fois ce que l’un des leurs aurait subi. Bientôt, la seule occasion d'un événement festif, la victoire d'un club de foot, cette passion vulgaire, suffit à ajouter à la fête ses corollaires indispensables : alcool, drogues, voitures brûlées, vitres éclatées, magasins pillés, policiers couverts pour le moins d'ecchymoses, vengeant une prétendue injustice de la société...
Ce serait folie que d’oublier cette passion fondamentalement humaine, trop humaine, celle de la violence et de la guerre. A l’angélisme béat qui laisserait croire que l’humanité n’aspire naturellement qu’à la paix, à la non-violence et à l’amour, il faut opposer cette pérennité des conflits sur notre planète, malgré les incontestables progrès acquis en ce domaine grâce aux démocraties libérales issues des Lumières, aux traités de libre-échange, à la multiplication des richesses et des classes moyennes, et à des institutions comme l’Union Européenne. Quoique l’homme soit un animal naturellement civilisable, même s’il n’est pas aussi naturellement bon que Rousseau aurait pu le souhaiter, Hobbes sait que «l’homme est un loup pour l’homme », et que « l'état naturel des hommes, avant qu'ils eussent formé des sociétés, était une guerre perpétuelle, et non seulement cela, une guerre perpétuelle de tous contre tous[1]». Le plaisir de mordre et d’ensanglanter, d’exercer sa force, sa pulsion de prédation et de tyrannie sur autrui et sur l’espace qui nous entoure est irrésistible, sans compter la testostérone qui contribue au machisme de ces émeutiers rarement féminins. Ainsi ces poussées d’hormones des mâles adolescents, que ne consent plus à réprimer la lâcheté de nos états qui n’ont plus suffisamment foi en leurs valeurs de civilisation, ne sont que de rituelles vagues de primitivismes sanguins et orgasmiques assumées avec joie, amplifiés par l’excitation décérébrée du groupe et de la foule, mafias informelles bientôt prises en mains par des meneurs, des despotes de quartiers…
Peut-être y-a-t-il parmi les émeutiers quelque malheureux Jean Valjean, sorti tout droit desMisérables, quelque mère célibataire méritante qui vole un pain pour nourrir ceux que les prestations sociales insuffisantes laissent de côté. Hélas l’idéalisme et le misérabilisme hugolien, dénoncé par Chalomov dans sonEssai sur le monde du crime[2], lui qui a côtoyé la nature peu altruiste des criminels et des délinquants de droit commun au goulag, a fait long feu. Nos jeunes exclus du paradis capitaliste occidental en ses banlieues misérables sont, parmi les plus efficaces en terme d’émeute et les moins efficaces en terme de travail et d’esprit d’entreprendre, déjà bien aguerris dans le deal de drogues, dans le vol et le racket. Ces explosions urbaines venues d’une barbarie couvée en nos murs faute de volonté d’intolérance à l’intolérable, d’accueil trop généreux d’incontrôlées populations exogènes et de capacité d’éducation et de juste répression sont à la fois le prétexte et l’aubaine pour se livrer à un pillage ciblé : ce sont les boutiques d’alcool, de vêtements aux marques à la mode, de portables, d’écrans plasma et autres technologies de luxe qui sont mises à contribution jusque par des enfants, lors de cet immense jeu de destroy shopping. Ce pillage où l’on redouble de concurrence spectaculaire sur smartphones et médias nationaux et internationaux est très majoritairement celui de désœuvrés intéressés par le superflu. Sans compter ce plaisir raffiné qui consiste à fracasser les vitrines de courageux et inconscients commerçants, ou à brûler les entrepôts de Sony Music et autres labels plus modestes. Il est bien connu que détruire est une œuvre facile, au résultat immédiat, que la pyromanie est un plaisir paroxystique, bien supérieurs à celui plus long, plus pensé, plus énergivore, de la création, qu’il s’agisse d’une architecture, d’un atelier de production, d’une clinique ou d’une symphonie de psaumes…
Sommes-nous en présence d’une récurrence des jacqueries ? Oui et non. Un populaire inculte, vulgaire et fort mal dégrossi, pour le moins indifférent aux lois de sécurité et de propriété, se rue à l’assaut des représentations du pouvoir et de l’argent et réclamecette justice sociale dont Hayek[3]a montré l’irréalité dangereuse. Mais ce qui était sous l’ancien régime révolte des malheureux et affamés -quoique-, ne tient pas un instant la route devant les hordes de jeunes qui font main basse en toute impunité sur des richesses à la mode et superflues, tout en contribuant à la paupérisation et au chômage des quartiers qu’ils vandalisent en invalidant la viabilité des activités commerciales et industrielles, en sapant tous les efforts d’une politique de la ville dont les deniers glissent en avalanche dans le tonneau des Danaïdes de la contre-productivité. Il ne faut pas prendre la cause pour la conséquence : la délinquance produit le chômage et non l’inverse. En ce sens, ce sont les populations modestes, y compris d’origine immigrées, qui souffrent le plus de ces guérillas urbaines, jusque dans leurs aspirations à la quiétude, au travail et à l’intégration.
Certes, le coût exorbitant du logement et de l’immobilier britannique (un secteur qu’hélas Margaret Tatcher a omis de libéraliser) ou l’augmentation des droits d’inscription dans les universités peuvent être mis au banc des accusés. Mais l'on doute que parmi ces casseurs vaquent des affamés de culture, à moins que quelques-uns soient assoiffés de sharia devant ces Babylone de dépravation luxueuse que sont nos capitales occidentales. Il est tristement amusant d’apprendre que, dans un quartier anglais particulièrement dévasté, le seul magasin épargné fut une librairie.
L’on peut également compter, pour une part des responsabilités, sur l’impéritie de la police britannique, souvent non armée, démotivée par les coupes budgétaires, sur l’irrésolution qui a présidé à l’absence d’utilisation des canons à eau, voire de l’armée. Et sur la crainte venue du syndrome Malik Oussekine : que la police blesse ou tue un jeune innocent, manifestant ou activiste -pour utiliser des euphémismes- ou un guerillero barbare et c’en est fini de son devoir d’humanité. Mais jusqu’au le devoir d’humanité protège-t-il l’humanité ? Que faut-il préférer : la mort d’un policier vertueux (il faut croire que cela existe) ou celle d’un criminel en pleine action ? La démission des ainés, des gouvernements, des élites devant leur devoir de protection et de refondation de la civilisation fondée sur la démocratie libérale, même partiellement injuste, est aussi flagrante que déroutante, en un mot : honteuse.
Car nos délinquants, surtout s’ils sont mineurs, sont assurés d’une presque impunité. De par leur nombre d’abord, devant la pusillanimité de la police et de l’autorité ensuite, enfin de l’impéritie de la justice. En effet, le trop peu de juges confrontés à une tâche pléthorique encourage à différer le jugement, détruisant le lien entre le délit et sa punition dans l’esprit du coupable, à classer des affaires sans suite, à l’amnistie, au laxisme pour des voyous à la puissance dix qui n’écopent que d’admonestations risibles pour la dix-huitième fois, et ne sont que des « individus connus des services de police » pour employer l’euphémisme lui aussi connu. Sans compter l’inadaptation des prisons[4], mais aussi l’indépendance de la Justice, guère indépendante des idéologies, qui a trop souvent tendance à penser, dans une perspective rousseauiste et marxiste, que l’homme est naturellement bon et que c’est la société, surtout si elle est capitaliste, raciste et inégalitaire, qui le corrompt…
Ne s’agit-il, de la part du spectre des commentateurs, duFigaroàL’Humanité, que de naïveté, lorsque pauvreté et déshérence sociale paraissent être les seuls responsables ? Ou de la chape cotonneuse de ce politiquement correct socialiste et multiculturel qui ne veut attribuer aucun vice à une jeunesse d’origine immigrée, du Maghreb au Sahel, agitée par l'islamisme qui y trouve prétexte pour proposer la sécurité liberticide de la charia, voire de souche locale, paupérisée comme l’on sait par les méchants spéculateurs de Wall Street et du CAC 40, et dont la déficience d’éducation ne viendrait que du manque de moyens récurrent qui accable le service public ? Jamais fermer les yeux n’a éteint l’incendie qui nous brûle. Aussi la répression ne doit pas être le seul apanage des totalitarismes et de l’ivresse des tyrans, ni d’un fascisme fantasmé par la gauche pour mieux assoir son chantage idéologique. La force, vertu hélas oubliée au profit de celle de l’état de nature et de la « guerre de chacun contre chacun », doit revenir à la main armée du droit et de l’état civil, au service de la protection des libertés, car, disait Hobbes,« les conventions, sans l’épée, ne sont que des mots et sont sans force aucune pour mettre qui que ce soit en sécurité[5] ».
De toute évidence l'on évitera la généralisation abusive qui qui consisterait à mettre toute la jeunesse dans le même sac délinquant. Une toute autre jeunesse préfère œuvrer dans les arts du commerce et des sciences, y compris dans celui de la philosophie politique. En lisant Rousseau par exemple, qui répondait à Hobbes dans son Discours sur l’inégalité et dans son Emile, désirant que ce dernier « sache que l’homme est naturellement bon […], mais qu’il voit comment la société déprave et pervertit les hommes[6] ». La naïveté rousseauiste et son argumentation spécieuse ignorent comment une société composée d’hommes bons peut-être méchante. L’Arioste, au XV° siècle, le disait tout net, quoique avec un brin d’irénisme et un peu trop de déterminisme : « Un cœur généreux, dans quelque lieu, dans quelque circonstance qu’il se trouve, fait toujours éclater la noblesse de ses sentiments. La nature et l’habitude l’ont mis dans l’heureuse impossibilité de se comporter autrement ; de même une âme basse prouve sans cesse sa turpitude par de nouvelles infamies[7]». De fait, distribuées de manière inégale parmi les hommes, bonté et méchanceté viennent d’abord de notre biochimie. Certes un contexte sociétal et culturel peut encourager l’une ou l’autre, mais il faut se souvenir combien la charpente et le vernis éducatifs de la civilisation sont fragiles.
Port du Goisil, La Couarde-sur-mer, Île de Ré. Photo : T. Guinhut.
Stevenson, aventure et utopie :
La Malle en cuir ou la société idéale.
Robert-louis Stevenson : La Malle en cuir ou la société idéale,
traduit par Isabelle Chapman et achevé par Michel Le Bris,
Gallimard, 304 p, 21 €.
Est-ce possible ? Un roman inédit d’un des plus grands auteurs anglais du XIX° peut-il avoir été retrouvé ? Eh bien Michel Le Bris l’a fait. Mieux encore, à ce bel inachevé, ce dernier a bouclé l’écriture de la troisième et dernière partie pour tenter de lui rendre son intégrité. Comme enfermé dans une « malle en cuir » qui a failli être définitive, ce manuscrit méritait-il l’oubli dans lequel l’auteur, ses héritiers et critiques l’ont maintenu ? Quant à Michel Le Bris, a-t-il bien su rendre justice à l’auteur de L’Etrange cas du Docteur Jekyll et de M. Hyde ?
C’est à une véritable chasse au trésor que s’est livré ce passionné qui connaît à merveille son idole littéraire, à laquelle il a consacré les prémisses d’une monumentale biographie[1] et un Cahier de l’Herne[2]. En passant par un catalogue de vente aux enchères, il finit par dénicher dans une bibliothèque américaine, la Huntington Library de Pasadena, le précieux manuscrit.
On ne sera pas étonné d’apprendre qu’il s’agit d’un roman d’aventures. Entamé en 1877, cette écriture sans plan préconçu (de l’aveu même de l’auteur) fut abandonnée, à l’orée pourtant du couronnement de l’expédition narrée. Pourquoi ? Nous n’en saurons rien. Est-ce parce qu’il se reconnaissait mieux dans la rédaction des Nouvelles Mille et une nuits ? Il faut admettre, qu’entre « Le diamant du radjah » ou « Le club du suicide », il y a de fières pépites en ce recueil. Ou parce qu’il partait rejoindre sa chère Fanny Osborne ? Ou encore parce que cette fantaisie qui met en scène de jeunes bohêmes lui parut trop légère, voire puérile ?
Il faut admettre que le tableau initial de ces étudiants de Cambridge, quoique peint avec vigueur et non sans ironie, n’est pas aussitôt excitant. Ce sont six jeunes écervelés et désœuvrés, à l’exception d’Hardy qui a réussi à devenir major en mathématiques. L’un n’a « que deux amours au monde : la Bière et le Tabac », l’autre est « d’une rare banalité », un autre « a des crises de tout ». Mais, lorsqu’ils lancent le projet de partir à la recherche du « Bonheur tout fait sur les îles des Navigateurs » et d’y fonder une « Société idéale », l’intérêt du lecteur bondit. Même s’il faut en passer par la moins brillante « île d’Urquart », celui qui incarne parmi le sextuor « le seul naufrage complet de la bande ». C’est après le vol nocturne et rocambolesque de la fameuse « malle en cuir » que la bande imagine d’affréter un navire pour s’exercer à l’art de la navigation et rejoindre cette île écossaise et tempêtueuse. Où Stevenson ne nous emmènera pas ; et moins encore parmi l’île parfaite des mers du Sud…
Puisque « la Civilisation est un échec », l’utopie nécessiterait de « combiner l’extraordinaire puissance productive de la civilisation avec la liberté et la pureté de la barbarie ». On s’aperçoit bien vite que la réflexion politique est d’une intense qualité intellectuelle, que la maturité de l’écrivain de vingt-sept ans est à cet égard étonnante. La critique de la société victorienne, des « erreurs des phalanstères », le projet de « Redistribution des sexes » n’en aboutissent pas moins à ce que leur « petite utopie » puisse faire « le lit des bourreaux ». Et quoique nos héros pensent aller « dans un pays où les bienfaits de la nature rendent l’argent inutile », que l’un soit « contre la doctrine de la propriété », les lingots de la « malle en cuir » ne sont pas à dédaigner. Les « désenchantements romanesques » sont également politiques. Ainsi, le roman flirte avec le genre du dialogue philosophique, avec quelque chose des impromptus excentriques du Neveu de Rameau…
C’est avec opiniâtreté que Stevenson creuse son sillon marin. Les aventures maritimes constituent l’un des fils d’Ariane de son œuvre, entre le célébrissime L’Ile au trésor et Le Trafiquant d’épaves. Non sans renier la tradition née avec Robinson Crusoé, il lui ajoute une dimension romantique : l’attraction pour des espaces exotiques et des utopies que les au-delàs de l’espace et de l’humain pourraient receler… Comme le laisse entendre Michel Le Bris à la fin de sa réécriture, seul Stevenson réalisera ce que ses personnages, ou alter-egos, n’ont pu faire : rejoindre les îles Samoa. Loin d’être une œuvre mineure, cet fulgurant inachevé peut voisiner sans honte avec le contenu des deux volumes de La Pléiade[3]consacrés à notre écrivain.
C’est alors que Michel Le Bris a su se tirer d’affaire avec une réelle ingéniosité. Il résout l’énigme du jeune Hugo Lemesurier qui croit défendre la malle de sa mère, il échafaude avec un brio digne du romancier Wilkie Collins une histoire de mélancolique fils illégitime qui récupère son héritage… On se demande cependant s’il était bien utile d’introduire un prologue à cette suite, assurant l’écriture d’un narrateur parmi la bande des aventuriers, s’il était nécessaire de faire aussi long que son devancier, si des développements lyriques et descriptifs ne nuisent pas à la concision, si les propos sur les « personnages de roman » ne sont pas un peu oiseux. Finalement, le pastiche du roman d’aventure, avec farouche île écossaise, abordage et naufrage, avec l’histoire d’amour d’Hardy et de la blonde et salvatrice Mary, reste assez réussi, quoique sans la puissance, l’acuité philosophique et psychologique de Stevenson.
Célèbre initiateur du festival « Etonnants voyageurs » de Saint-Malo, Michel Le Bris a ici trouvé son « île au trésor ». Certes, se mesurer avec un tel géant en prétendant tenir sa meilleure plume pour achever en une centaine de pages un chef-d’œuvre, a quelque chose d’outrecuidant ; même si, avec autodérision, il se compare à ceux qui « en des lieux médicalisés, se croient Napoléon ou Jules César ». Mais en ce défi colossal, notre découvreur et continuateur a répondu avec les honneurs. Quoique en déflorant le mystère qui peut-être présidait à la volonté de Stevenson. Ce qui ne nous empêchera pas, bien au contraire, de rêver à notre propre fin et d’amener les aventuriers jusqu’au miroir aux alouettes des îles bienheureuses…
Ian Gibson : Le Cheval bleu de ma folie, Federico Garcia Lorca et le monde homosexuel,
traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli, Seuil, 2011, 448 p, 24,50 €.
Federico Garcia Lorca : Une Colombe si cruelle. Poèmes en proses et autres textes,
Bruno Doucey, traduit par Carole Fillière, 2020,144 p, 16 €.
Il y a des vérités qui ont longtemps dérangé en Espagne. Non seulement Federico Garcia Lorca était homosexuel, mais son œuvre, plus précisément sa poésie, est illisible sans ce prisme de lecture. C’est la thèse d’Ian Gibson, qui fut son biographe[1], passant outre les difficultés à obtenir des informations, tant les mentalités furent corsetées par le franquisme. La cécité volontaire de la critique, la famille interdisant à qui voulait aborder le scabreux sujet d’accéder aux manuscrits équivalaient à une réelle censure. L’on sait aujourd’hui que traité de « pédé », le poète de Grenade fut « torturé, surtout dans le cul » (selon un témoin) et assassiné en 1936 par les milices franquistes, essentiellement par le soin d’une infâme homophobie. Cette réhabilitation de la vérité poétique homosexuelle de Federico Garcia Lorca ne va pas sans la poétique surréaliste d’Une Colombe si cruelle.
C’est bien après sa mort, en 1983, que Garcia Lorca aurait pu voir publiés, hors commerce et en petit nombre, ses Sonnets de l’amour obscur. Il n’aurait pas manqué d’être stupéfait, lorsqu’en 1984 le grand quotidien de droite traditionnelle ABC les reprit. Hélas, l’adjectif « obscur » avait disparu. La critique souligna l’allusion à la « nuit obscure de l’âme » du mystique Saint Jean de la Croix. Rien de la connotation de la marginalité homosexuelle obscure. Ian Gibson s’attache alors à rétablir la validité de l’éros de Garcia Lorca. Non pas seulement pour des raisons anecdotiques, historiques, mais pour rendre à l’œuvre poétique toute sa sensualité, toute son acuité, sans préjugé. Il n’y a rien d’attentatoire à l’hispanité que d’accepter que l’un des plus grands poètes espagnol eût fait de l’amour homosexuel un thème privilégié. Il s’agit bien, disait Luis Cernuda, de « radieux garçons ».L’on sait que Rafael Rodriguez Rapun, son secrétaire et ami, fut le destinataire de ces « onze sonnets si longtemps séquestrés ».
Du jeune Garcia Lorca, lycéen accablé par les quolibets pointant sa féminité, adressant des poèmes amoureux à une jeune pianiste blonde, ressort une personnalité complexe. Depuis une passion pour les seins, en passant par la souffrance de la masturbation alors vilipendée, jusqu’aux passions pour les garçons, l’ardeur sensuelle et lyrique ne se dément pas. Il fut l’ami et l’amoureux de Salvador Dali auquel il consacra « une « Ode » splendide, vantant sa « voix olivine » et l’apostrophant : « ton cœur astronomique et tendre ». Mais sans bénéficier de la réciprocité sodomite qu’il espérait… Lui qui avait, nous dit-on, de « terribles besoins sexuels », fut l’amant heureux et malheureux d’un sculpteur, de bien d’autres, surtout lorsque charisme et génie reconnus lui attirèrent tant d’opportunités. Y compris lors de ses voyages à New-York et Cuba où il trouva liberté et « orgies ».
Comment exprimer dans l’œuvre ce désir des « invertis », pour reprendre le terme proustien qu’il connaissait ? Par des allusions à Saint-Sébastien percé de flèches, à la « splendeur adolescente » et aux « cuisses d’Apollon virginal » de l’antiquité grecque, au « cheval bleu de ma folie », symbole de puissance sexuelle. Ou par des vers religieux offerts à « Saint-Michel couvert de dentelles » qui « montre ses belles cuisses ». La « morale de la liberté entière » et la « sexualité plurielle » qu’il réclamait dans des conversations privées s’exprimaient à mots couverts, quand la répression franquiste allait s’intensifier. Pourtant, dans la pièce Le Public, le coït anal est très nettement suggéré : « pénombre et fleurs dans le cul du mort ». Et l’évidence de l’amour qui ne peut pas dire son nom éclate dans l’ « Ode à Walt Whitman », avec l’éloge de la « veine de corail » et la satire des « tapettes ».
Par-delà la mort du républicain Garcia Lorca, surnommé « Loca » (la folle) par une revue fasciste, Ian Gibson a su rendre justice et vérité à celui qui de son temps était un « classique vivant ».
Par-delà les pièces de théâtre, dont Noces de sang est peut-être la plus emblématique, par-delà les recueils fondateurs, comme Le Romancero gitan, écrit en vers, et à la suite duquel Lorca rejetait l’étiquette de poète gitan qui lui fut longuement attribuée, l’on a tendance à oublier les proses, comme celles, jusque-là à demi inédites en français, d’Une Colombe si cruelle, car seulement douze textes sur vingt-six figurent dans l’édition de La Pléiade[2]. Pourtant, quoique son auteur n’ait jamais pu lui faire voir le jour, voici un recueil composé à partir de 1920, dont le surréalisme est flamboyant, sans cesse vivant, animant l’écriture d’images surprenantes et colorées.
D’abord inspiré par le symbolisme de Juan Jamon Jiménez qui prisait infiniment ce genre, Federico Garcia Lorca se découvre un maître du poème en prose, entre écriture ludique et quête de sens, de façon à peindre un univers infiniment singulier. La rencontre avec Salvador Dali est à cet égard fulgurante. Au point que, comme le révèle la préfacière Zoraida Carandell, « Nageuse engloutie » et « Suicide à Alexandrie » aient été publiées dans la revue dalinienne : L’Amic de les arts, et que « Poétique », qui referme le recueil ait pu être écrit à quatre mains. Il ne s’agit pas seulement d’une série de cabrioles esthétiques, fondées sur l’écriture moderniste en « cadavre exquis » hors de tout lien logique, mais d’une réflexion élevée sur l’art et le théâtre, jusqu’à une dimension métaphysique, à l’instar de l’ « Histoire de ce coq ». Mais, plongeant dans l’univers médiéval, des contes, comme « Jeu de dames », voire des paraboles, comme « Sainte Liria » entraînent le lecteur dans le merveilleux. L’on y trouve en outre de nombreuses allusions à la peinture, en particulier baroque, avec « Sainte Lucie et Saint Lazare ». À la lisière de l’ekphrasis, cette description de l’œuvre d’art, la poésie de Federico Garcia Lorca rutile de couleurs, voire de correspondances baudelairiennes. Le spectre est très étendu, de la mythologie grecque en une ode à « Psyché », jusqu’au cinéma, au travers de méditations sur « La mort de la mère de Charlot », en passant par la mystique chrétienne avec « La décollation des Innocents »…
En quelque sorte, la poésie est cette « petite colombe qui pulse entre mes doigts ». Elle est musique : « l’aubergiste et sa femme chantaient un duo d’aubépine et de violette » ; elle est érotisme : « Dans la rose d’encre était mon amour ». Mieux peut-être : « Tu dois emplir de nuages tes poèmes pour que la pluie parfois tombe sur eux et qu’ils ne se dessèchent guère », un verset à la lisière de l’aphorisme.
Cette Colombe si cruelle est un beau livre, qui jongle avec bonheur entre apologues et tableaux vivants, prestidigitation des métaphores et art poétique. D’autant qu’il est traduit avec ardeur et commenté avec intelligence par Carole Fillière. Il est certes bien à sa place dans le catalogue des éditions Bruno Doucey, dont il est le cent-soixante-quinzième titre, parmi tant de pages précieuses de Margaret Atwood, Herman Hesse, Pierre Seghers et bien d’autres, du haikai japonais à la Beat Attitude, celle des femmes poètes de la Beat Generation… L’on retiendra de Federico Garcia Lorca et de son « grand oignon d'idées », entre le tableau tragique d’une existence vaincue par le franquisme et l’efflorescence poétique, que la liberté poétique rime avec liberté politique.
Thierry Guinhut
La partie sur Ian Gibson a été publiée dans Le Matricule des Anges, juillet/août 2011
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.