Villa Adriana, Tivoli, Latium, Italie. Photo : T. Guinhut.
Les Métamorphoses de Vivant.
roman. VI.
Cinquième métamorphose.
Lou-Hyde Motion, Jésus-Bouddha-Star.
Le flyer… Où est-il ? Où ai-je laissé flotter les sept reflets de son hologramme ? Dans la poche de mon pyjama ? Non, stupidos. Cette fente pectorale de pyjama est un sac à malices, une hotte de Père Noël, un inconscient post-freudien, un nid à fumier, une cave à chauve-souris, un tonneau des Danaïdes, un cul de basse-fosse, un Léviathan. Impossible, puisque je dors nu. Je ne porte même pas un string pour nuire à l’effet apaisant du talc Springyear sur mes testicules fatigués par la vénération de mes fans femelles. Qu’est-ce que je raconte ?
C’est quoi ces reflets dansants au plafond ? Ce chatoiement de golfes clairs et de bleus méditerranéens ? Ce jour n’est pas naturel. Une fois de plus je fantasme comme un personnage d’emprunt. J’y suis : le flyer de Magaly ! Pourquoi mes draps sont-ils soudain violets ? Pourquoi ma chambre est-elle pleine de micros sur pieds, de cédés jetés sur le sol, de synthétiseurs bleuâtres, de baffles immenses et noires comme des temples ? Me voilà encore embarqué dans la cabine de croisière d’un corps que je ne peux réveiller ni quitter à mon gré. La méduse de mon cerveau à l’ancre entre deux os pariétaux inconnus, sans pouvoir animer du moindre mouvement ces jambes en croix de Saint-André sur un lit dévasté de sueur…
Tiens… Il y a une fille métisse qui clignote des yeux inquiets au-dessus de la moquette de laine claire où elle a l’air d’avoir passé la nuit dans la mélancolie d’un drap violet déchiré. Une fille avec des cheveux tressés par centaines comme des tortellinis au henné et deux ananas de poumons qui roulent comme un paquet de soutien-gorge et de vêtements maladroitement tassés entre deux talons aiguilles dorés. Elle se lève, comme le bondissement du lynx, et s’éclipse, laissant derrière l’embrasure de la porte l’ombre Mururoa de son cul noir se dissoudre dans l’air vicié au musc et aux fumées refroidies de cannabis.
On dirait qu’une lumière sous-marine monte le long de ce socle de garnit soudain clair avec des serpents qui… Non ! Ils ont l’air… Ouf, sculptés dans le bronze et le vert-de-gris comme pour s’enlacer aux colonnes et aux drôles de chapiteaux corinthiens d’un temple dont le fronton en lévitation cache une statuaire incompréhensible. La luette éclatante de l’aube se lève peu à peu jusqu’au fond de la gorge oraculaire de cette chambre… Bientôt je pourrai lire dans l’étrange torsion de cette statue qui va dire où je suis et qui je suis. Paix, ce n’est qu’un Bouddha. Mais un Bouddha émacié, ravagé de barbe, aux yeux sirupeux… On dirait qu’il a six bras comme je ne sais quelle divinité hindouiste. Six bras pour l’amour et le crime. Avec un sacré cœur aux épines et croix catholique sur la poitrine. Qu’est-ce que c’est que ce dieu hybride ? Un Bouddha shivaïque et saint sulpicien ! Je suis tombé dans une secte. Il ne manquerait plus que ce corps où je suis fondu et dont je ne peux bouger le sommeil soit celui d’un gourou complètement à la masse…
Il frémit… une conscience glauque palpite entre les oreillers de ce corps décharné. Il fait complètement jour maintenant. A chaque queue de serpent pendent un soutien-gorge et une petite culotte saumon. Sûrement la mulâtresse troubalante dont la violente fragrance d’aisselle crépue hante encore la chambre comme une trace d’argent escargot nocturne sur la lourdeur de l’air. Ça sniffe la vieille fumée de marijuana et d’encens. S’il pouvait faire la grasse matinée, d’après beuverie, orgie et sauterie, ça m’arrangerait. C’est un rare moment de repos où je ne suis personne. Pas de moi à assumer, hors cet espèce de coup de tournevis qui me vrille le haut du lobe frontal droit à intervalles réguliers, comme le battement du sang, et qui s’enfle comme lors du sommeil paradoxal du corps qui m’abrite. Suis-je encore Vivant d’Iseye ? Est-ce mon karma ? Ma transmigration d’âmes de personnages en destinées pour achever de grimper l’échelle d’abomination de l’espèce humaine ? Des réincarnations successives en avance rapide ? Bizarre, c’est pas moi ce genre de théorie à la déboité du mental, cette acceptation ruminante et roucoulante.
Ah, il bouge… Fausse alerte, j’espère. Rester dans cet état de semi pur esprit me siérait bien, à flotter sans douleur ni désir… Quoi ? Un trépied ? Sans caméra encore. Je sens que la mise en scène est prête pour que ça recommence. Elle ne me laissera jamais donc en paix, à me bousculer dans les fosses septiques de l’humanité, à me faire des démons dans le dos… Je sens qu’il n’y en a plus pour longtemps avant que les engrenages du trip infernal se mettent à entraîner la piste numérique d’un film à mes dépens. Aïe, j’ai envie d’uriner en même temps qu’une érection du diable ! C’est lui ou c’est moi… Où est-elle passée cette grognasse qui n’a pu changer ma bite en ange ? Elle a tout de même pas pu me larguer comme un gueux ! Il n’y a plus que sur scène et dans l’envie de pisser du réveil que je bande… Chiottes, ma tête ! J’ai un mixer à légumes dans le caillou. Et branché sur un pylône à haute tension.
Qu’est-ce que c’est que cette feuille de pécul de bout de rêve que j’ai eu ? J’étais un plouc inconnu, un zéro social, à peine vivant, un néant médiatique ! Enfer… J’ai réussi mon retour à la scène et au disque, non ? Dans trente minutes l’incontournable Arielle Hawks vient. Pour moi. Star ! A fond les chants grégoriens accélérés sans changer les hauteurs. Cette pulsation poussée sur les graves à 135 BPM. Les derviches tourneuses de ces boucles sopranos extatiques… Je suis l’inventeur de la technomystique !
Une douche patchouli rapide, j’enfile un pyjama de soie indienne en grignotant une aille de caille, en buvant le jus d’un pruneau sec. Hélas, mes doigts sont toujours aussi jaunes de nicotine et mes narines blanches de cocaïne. J’aurais pu les ramener transfigurés du royaume des ombres ; mais non. Le Triomphe du Temps et de la Vérité, n’est-ce pas… Le squelette puant de la vérité dans les chairs. Est-ce que cette Hawks est une baiseuse ? Difficile de se prononcer. Un tel cul wonderbra gorge de pigeon monté sur des mollets d’altitude… Les tendons de ses cuisses doivent lui monter jusqu’à la vibration du pubis… Ah, ce désir à fouetter jusqu’à la disparition ! Joli fantasme d’Aphrodite child des médias. A moins qu’elle soit aussi frigide que les pantalons en aluminium de couverture de survie du défilé de mannequin de Murakami Nosaka ? On laisse tomber la soie indienne pour le tee-shirt noir Bouddha et le futal aubergine molle… C’est elle ! Prêt. Canapé lamé or, ouverture automatique du volet terrasse méditerranée, ciel. Lumière. Son :
-Lou-Hyde Motion, vous étiez le Rimbaud du Rock and Rap, vous êtes maintenant le Bouddha du Techno Roll. Pourquoi ?
-J’ai décidé de lever aujourd’hui le mystère de mes trois mois de disparition.
-Où étiez-vous ?
-Une sorte de retraite. Qui préparait ma révolution musicale.
-On a dit que vous mouriez du sida.
-Il était question de mort, en effet. Ma mort, ma pulsion de mort, est la plus belle créatrice.
-Alors, ce sida ?
Négatif. Je ne donne pas ce plaisir à ceux qui m’ont insulté, inculpé, incriminé. Toutes ces rumeurs sur mon prétendu sida étaient le produit des envieux, des ringards... Il n’y a pas eu une aiguille pour me contaminer, pas un sexe pour me rendre séropositif, pas un dieu pour me jeter la première pierre. J’en prends vos showsectateurs à témoin, Arielle, vous pouvez sans risque goûter ma salive, mon sang et mon sperme.
-Non merci.
-Faut-il vous verser le tout dans un verre à cocktail ?
Ni vin de messe noire, ni vin de messe blanche, merci. Revenons à votre disparition. Vous avez pris le risque d’être oublié. Ou d’être encore plus idolâtré par les prestiges posthumes du regret. D’être vomi par votre public, si votre retour ne collait pas au fantasme caressé par les partisans d’une résurrection.
-J’ai réussi, non ?
-Votre nouvelle manière ne fait pas l’unanimité parmi le public.
-Des nostalgiques. Qui voulaient me clouer nu immobile au poteau d’une étape révolue de ma carrière. Ils ne comptent pas au regard des fans nouveaux qui m’ont rejoint.
-Un autre soupçon de mort a couru pendant votre absence…
-Lequel ?
-N’oubliez pas la réprobation qu’ont soulevée les paroles trop célèbres de quelques-unes de vos chansons : « Le jus homosexuel de la mort », « Suicide, mode de jouir », et autres « Sex, drugs and drums ». Sans compter la chanson « Pères, meurtres rituels », dont le refrain vengeur et le rythme survolté ont révolté les associations de défense de la famille.
-Vous pensez à la thèse de l’autosacrifice ?
-Elle a en effet été avancée. Il me semble cependant que pour votre producteur la nouvelle d’un suicide eût été un excellent investissement médiatique auprès de votre jeune public. Il ne reste plus…
-En effet.
-Que la drogue.
-Ce « dérèglement de tous les sens »…
-Dans quel outremonde étiez-vous, Lou-Hyde Motion ?
-J’ai étreint l’enfer des paradis artificiels. Benzédrines, amphétamines, héroïne, ecstasy, champignons hallucinogènes mexicains et vosgiens, LSD, opium chinois, cannabis de Floride à 33% de tétrahydrocannabinol, vodka finlandaise, Prozac, Tranxène, Viagra, colle, éther, cocaïne, mescaline, et la liste exponentielle des drogues de synthèse qui n’ont même pas de nom, tout juste des numéros, comme les étoiles lointaines. J’ai tout essayé. Méthodiquement. Un par un, graduant les doses, puis en grappes, en séries… Parois, je jouais à la roulette russe en tentant un cocktail de hasard. Je pénétrais dans les souterrains de mon corps, nouant le contact avec des veines et des flux que je ne me connaissais pas, avec des flashs de jouissance généralisés jusqu’à la vibration de toutes les terminaisons nerveuses et oculaires, avec des tendons et des douleurs que personne n’avait catalogués, avec des neurones resurfacés par des bonheurs indicibles à notre pauvre altitude. Mon cerveau et mon corps tout entiers étaient un phallus explosé par l’orgasme-univers. Chaque substance ou nouvelle molécule née de la conjonction explosive des produits était un pouvoir me permettant de passer dans de nouveaux mondes, d’affronter des monstres d’angoisse et les caresses de princesses des plaisirs, comme dans un jeu vidéo où j’étais à la fois l’acteur, l’écran, les manettes et les logiciels interchangeables. J’épuisais dans mes voyages un nombre de vies considérables. Dans l’intérieur smatché de mes yeux je trouvais des galaxies, des éclipses totales et des pluies de météores. Des tornades secouaient mes globes oculaires au creux de mes orbites, distordant le monde alentour come fumées de couleurs. Alors que ma moelle épinière était branchée sur haute-tension, des éclairs de chaleur trouaient mes tempes. Pour y dérouler les bandes d’un film incontournable de sables d’orient et de fontaines de sperme. Pour abreuver la soif affective des princesses de harem de trottoir…
-C’est ce que vous avez célébré dans votre chanson « Xanadu ».
-Oui :
« Jardins d’encens et de poudres Guerlain,
Femmes se masturbant pour le démon qu’elles aiment,
Fontaines haletant des moiteurs du rut,
Free jazz acide et liqueur des voix…
Oui, c’était miracle d’un rare dessein,
Ce palais au soleil sur l’abîme de la mort,
Car ils ont bu le lait de Vénus,
Car elles ont mâché le muscle d’Hercule,
Ceux dont le paradis est l’héroïne ! »
-Chanson qui vous a valu d’être interpellé par le FBI lors de votre concert de Saint-Louis.
-Puis d’être relaxé, chère Arielle, par le juge Hoover de cette inculpation de prosélyte de la drogue au nom de la liberté d’expression poétique.
-Lou-Hyde Motion, combien d’adolescents cette chanson a-t-elle livré aux tortures du manque ?
La ville, parcourue dans l’état grisaillé de la quête, arrache et tire l’intérieur vers des inconnues de lieux et d’êtres. A Bologne se déplace Marie, parmi les ocres de San Giovanni in Monte, les roses de San Petronio et les rouges des murs et des arcades ; Marie, ses hanches presque fluettes de garçon, le torse ailé pour des respirations plus claires. A Santa Maria dei Servi, Guido Reni peignit en une nuit à la lueur des torches ses fresques ; Alessandro tiendrait à donner un tel geste pour Marie, touches rapides à petits coups de pinceau, celles d’ironie, moues, mimiques de Marie, visage étonnamment mobile…
La disposition emmêlée des rues de Bologne propose à l’interrogation l’appartement où habiterait Marie. Parcours forcené dans la direction supposée d’un hasard jugé fou, mais poursuivi jusqu’au coin légèrement plissé des lèvres des Madones de la Pinacothèque. Alessandro s’est installé dans la via Alessandrini où devrait, pense-t-il, habiter Marie. C’est lors d’un voyage vers l’Adriatique qu’il est pris en stop par l’amant de la sœur supposée de Marie, puis il le croise de nouveau dans la via delli Foglie. Il n’y tient plus, au risque d’être ridicule ou d’être découvert, mais d’un ton enjoué, il lui demande l’adresse de Marie : via Filippo Neri, elle vit avec un Filippo. Via Filippo Neri, intrigue indigne, incongrue théorie et pratique de l’amour extrème.
Train de nuit pour Bologne, compartiment odeur de tabac froid, pericolo sporghesi, Alessandro tente de mêler le sommeil à l’insomnie, allongé, le dos mal cambré sur la banquette, le rêve d’une excroissance de ses hanches, de ses côtes, Marie née toute armée de son corps, de sa tête.
Concert d’après-midi à San Francesco de Bologne, Evangile selon Saint-Marc de Telemann, église vide si le recitativo arioso ne suppléait au manque idéalement présent. D’un coup, Marie, adossée contre un pilier ; course, errance méthodique, apparition, disparition, intermittences de pile en pile, la répétition multipliée des arcades en Bologne… D’autant plus que la présence de Marie, Giardino della Montagnola, concerts d’après-midi, mensa della studente, déjoue toute prévision ; d’antant plus qu’Alessandro est périodiquement absent pour un cycle de cours à Milan. Bologne elle-même exilée de Marie, lors de trop rares séjours, deux mois sans la voir, des jours peu favorables il est vrai, il la croise enfin via Altabella, l’émotion telle que c’est elle qui le salue, voix insinuante, impondérablement grave, veloutée jusqu’aux viscères, le ravissement, jusqu’à quel point, bouleverse les ordres de la personne d’Alessandro, un instant de se croiser seulement, Marie, via Altabella, que serait se joindre à Marie jusqu’à la giration ascensionnelle et enlacée de deux anges parfaitement sexués ? La ville, tout à coup, un instant, plus rose vif encore, mais s’efface, ocres bruns, gris sales…
Alessandro, la barre de lui-même inlassablement ramenée vers ce point, ce moment, il y a deux mois, mensa della studente, le don de l’acrostiche à Marie. A-t-il su éviter le ton médiocre de l’épanchement, et du moins dans le texte cette tombée des forces et de la personnalité que le trouble insinue devant elle jusqu’au sang, cet immatériel, imaginaire halo, noli me tangere, ivre, autre comme en rêve, Alessandro les tendons de l’esprit et du corps coupés… Quant à elle, Marie, saura-t-elle voir au blanc de cette coupure ? Intrigue indigne ; jeune homme éperdument insistant, tu confines au ridicule, à l’indiscrétion à la maladresse.
Impossible ainsi de pénétrer plus avant dans la connaissance de Marie… Ses regards sont des appels, le sait-elle, en direction d’Alessandro, depuis des mois, depuis surtout ce geste qui rompit le canal unique des regards : la petite enveloppe noire, mensa della studente, le don de l’acrostiche à Marie :
Maintien des rêves palladiens,
Ailes composant le visage,
Rare soin de l’harmonie,
Idylle déjà conçue dans nos yeux,
Elan retenu.
Une prétention vaine aux sphères de la littérature et de l’amour, d’ailleurs sphères déconnectées, déhanchées de constellations multiples, trajets anachroniques dans la ville rouge, slogans, cris entrécartelés, traces encore d’un rang d’épaules pressé contre les palissades, « fuoco nello P.C.I. ». Dans un espace laissé libre parmi les mots d’ordre, Alessandro dispose les cinq vers de l’acrostiche à Marie…
Cimetière de Saint-Paul-d'Oueil, Haute-Garonne. Photo : T. Guinhut.
Du mortel fait divers
et du paravent idéologique antifasciste.
Une fois de plus les guerres idéologiques sont plus têtues que les faits, y compris divers. Car il ne se passe guère de semaine sans que les journaux locaux mentionnent des rixes avinées ou excitées qui vont jusqu’aux blessures sanglantes, voire jusqu’à la mort, avec intention ou non de l’infliger. Ce sont des petits mâles bourrés à la testostérone, le couteau à la main, le poing américain à la gueule. Ils sont franchouillards, musulmans, corses, fan de rock métal ou de tango, marseillais, affiliés ou non à la plupart des partis politiques ambiants, quoique avec une légère préférence pour ceux imbibés de fanatisme, islamisme radical et anticapitalisme extrême, de droite ou de gauche… Pourtant il faut choisir le fait divers, victime et bourreau, qui va conforter les préjugés et permettre la stigmatisation commode, hissant le drapeau rouge et le paravent idéologique. Permettre enfin, par apparents bons sentiments, le plaisir de la guerre contre la guerre…
Il meurt, la face ensanglantée par un coup de poing… Nous tairons le nom de celui qui était trop jeune pour mourir, par pudeur, par respect pour ses parents. Un mort presque adolescent, fût-il étudiant en Sciences politiques, qui n’a pas eu le temps de s’amender, comme en d’autres temps on n’avait pu à temps se confesser, qui aurait pu se vider de l’illusion de sa colère politique et mûrir sa réflexion, peut-être jusqu’à aimer les libertés et la tolérance. On ne lui en aura pas laissé le temps. Nous ne pouvons que nous recueillir en instant de tristesse.
Tristesse également pour le bourreau, probablement jeune lui aussi, criminel probablement involontaire, pour lequel il faudra cependant ne pas abuser de l’indulgence. Il faudra aux juges, que l’on espère impartiaux, indépendants de toute coterie politique et idéologique -s’il en est-, une dose certaine d’objectivité, de force morale, de glaive et de clémence, selon qu’il sera judicieux de requérir la violence aggravée ou la légitime défense. Et surtout ne pas condamner à chaud, comme nous prenons le risque de le faire en écrivant sitôt après les faits.
Mais un concert d’antifascisme et de « No pasaran » retentit dans nos rues, bave pestilente sur les lèvres avides des médias, des personnalités politiques, des agitateurs professionnels et des citoyens de bonne foi. Oyez, peuple brave et politiquement correct, combien le méchant fasciste est méchant, combien l’antifasciste est pur ! Hélas, il est à craindre qu’il faille renvoyer dos à dos les blousons bruns et les blousons rouges. Les uns veulent casser du facho, les autres casser du gaucho. Y compris en marge des manifs pour tous, opposées au mariage pour tous. Ainsi l’on débusquerait, par une chasse citoyenne, le fascisme larvé, la botte brune et la croix gammée sous les chemises BCBG ; on leur ferait porter le casque de la provocation…
Qu’il existe des brutes fascisantes et gauchisantes, personne ne le niera. Mais on aura bien du mal à ne pas voir une vérité que l’on ne veut pas voir. Extrême-gauche et extrême-droite ont en leurs groupuscules, qu’ils s’agissent des jeunesses nationalistes et frontistes où des trotskistes révolutionnaires, voire des syndicats SUD et CGT, des troublions ataviquement, voire génétiquement, abreuvés au petit lait humain trop humain de la violence. De plus, leurs positions idéologiques se révèlent voisines. Elles sont souvent conjointement anti-capitalistes, anti-mondialistes ou anti-mondialisation, antisémites et antisionistes, comme des sœurs ennemies. La mince pellicule qui les sépare (les uns nationalistes, les autres internationalistes) est parfois poreuse, au point que des individus passent de l’une à l’autre. L’on sait d’ailleurs que les discours de Goebbels et d’Hitler étaient truffés de préoccupations sociales, de professions de foi de gauche, qu’Hitler admirait Lénine, que le National-Socialisme ne porte pas ce nom pour rien.
On qualifiera, avec la pince à linge sur le nez, le paragraphe précédent d’amalgame, au mépris des faits, de l’Histoire et de toute la philosophie politique. Qu’importe. Demandons-nous plutôt à qui profite le crime. Question toujours indispensable... Quelle merveille que le bourreau soit d’extrême-droite et la victime soit d’extrême-gauche ! Le saint rouge frappé par la peste brune ! Mais n’ont-ils pas tous cherché, provoqué, sucé la bagarre au goulot ? Alors advienne que pourra : le sang, la mort peut-être. La responsabilité est à tout agresseur, qu’il soit blanc ou noir. Y compris si elle ne va pas dans le sens du sacrosaint manichéisme. Et s’il s’avère que le rouge est à l’origine du harcèlement, de la chasse et des coups, quoiqu’il en soit la pire victime, il faudra bien déchanter. Hélas, l’imaginaire idéologique, lui, restera ancré dans les certitudes, y compris contre les faits. Car le fascisme n’a pas de couleur, sauf humaine, il se glisse sous les vestes et retourne les vestes de tous les fanatismes, y compris, quelle évidence, de gauche.N’est-ce pas vouloir faire croire à la puissance suffocante de quelques dizaines d’arriérés lourdingues au front bas, pour cacher la bien réelle déferlante délinquante des altermondialistes lors de leurs rituelles guérillas contre les sommets du G20 ?Pour ne pas voir et ne pas qualifier les émeutes urbaines des banlieues immigrées, qu’elles soient écartées de l’emploi et de l’entreprenariat ou gangrénées par l’islamisme…
Pour un peu, notre jeune homme, notre militant casse-facho, sacré martyr d’une cause aussi nauséabonde que celle qu’elle rêve d’exterminer, aurait droit aux funérailles nationales : « Au fascisme, le gauchisme reconnaissant. » A lui les honneurs douteux de la rue, et la virulence sûre d’elle-même de son cri de guerre sainte, alors qu’elle se bouche les yeux devant les menaces et les meurtres islamistes. Manœuvre qui, au passage, permet de tenter d’éclipser les précédentes occupations de rue par une droite traditionnelle et pacifique ; qu’il est permis de ne pas approuver. Mais quid de la grand-mère égorgée, du militant front-nationaliste tabassé, de l'élève ingénieur assassiné pour une clope, du blanc chrétien lapidé…
Ce qui n’est qu’une guerre de rues entre bandes idéologiques rivales, devient alors une guerre de société. Il faudrait « Interdire la haine », pour suivre l’aval d’un ministre de l’Intérieur en vue. Mais où ira-t-on la chercher, la débusquer, sinon aux dépens de la liberté d’expression ? En traquant les péchés de la conversation, de la culture et des mots par une inquisition digne de l’orwellien crime par la pensée ? Interdire les groupuscules d’extrême-droite, mais pas ceux d’extrême-gauche -l’on admirera le traitement discriminatoire indu-, au risque de les forcer à se cacher, à se radicaliser. C’est contre la violence en acte qu’il faut sévir, au moyen des bras justes de la police et de la justice, pas contre les pensées, si débiles et mortifères soient-elles, sinon par l’éducation et l’argumentation. Une fois de plus la grande figure de l’antifascisme, cette invention à succès de Staline, sert d’oripeaux à la conscience de gauche. Mais il est à craindre que les trous de la tunique masquent mal la mauvaise conscience. A l’heure où l’on peut parader avec un tee-shirt Che Guevara, ce criminel au service du totalitarisme, et passer la nuit en garde à vue pour un tee-shirt de la manif pour tous ornée d’une famille unie, certes trop idéalement, il s’avère que la démocratie républicaine est malade, que la démocratie socialiste autocratique a évincé, par la pression fiscale et mentale, par l’agitation de son drapeau idéologique, la démocratie libérale. Sans compter qu’une fois encore, ô diversion bienvenue, le paravent du fait divers cache, quoique bien mal, jusqu’à ce qu’il se déchire, la grave crise économique socialiste des trois dernières décennies qui nous enchaîne à la catastrophe sociale.
Benoitement, les coïncidences de la chronique nécrologique nous proposent un autre enfumage. De tous bords, l’on salue la mémoire d’un ancien premier ministre socialiste, Pierre Maurois, pour ne pas le nommer. « Un homme de conviction », entend-on en boucle et de droite à gauche. Certes on respectera toujours une vie qui rejoint l’éternité, fût-elle celle de l’oubli. Mais faut-il respecter ses convictions, ses mesures phares : les nationalisations, l’impôt sur la fortune, la retraite à soixante ans ? N’est-il pas de notoriété publique que nos voisins aux succès économiques et sociaux indubitables, la Suisse ou l’Allemagne entre autres, nous envient ces trois conquêtes sociales… Oups ! Cette sainte trinité de notre déconfiture…
Sur les sphères, musicalités, ondes, corpuscules, on arrive, upway, freway, verre et alliages légers, aspirés au sortir de l’avion par la langue des couloirs mobiles, voix sucrée, vanillée de l’hôtesse, fly 3313 from Lisbonn, Alessandro et Isabella, fauteuils fuselés au-dessus du volume sensiblement sphérique de l’Atlantique, stéréotypes du voyage moderne… Est-ce parce qu’ils préfèrent aux glaces italiennes les vingt-huit parfums des glaces américaines ? Couloirs, air conditionné, musac, couloir plus étroits, passeports, Isabella, Alessandro, née à Santander, né à Albi, nationalités espagnole et française. Pénétrer la surface des lieux, couloirs de nouveau, mais vitrés en demie sphère, vue sur l’intrication de couloirs semblables, géométrie rayonniste, passagers immobiles, mannequins debout. Escaliers roulants, inoxydables et ronronnant. Les personnages enfin à l’air libre, ils se caractérisent, ils bougent, une ivresse légère les touche avec le soleil ; les deux pieds, par l’entremise des chaussures, sur le continent, bien qu’asphalté, américain.
Aussitôt, trajet dans le taxi loué par la tante d’Isabella, voyage en l’état second de la fiction, odeur d’hamburger-frites, déjà le souvenir typique à ramener en Europe. Babil, délire verbal de haute volée de la tante, panégyrique des U.S.A., pendant que le chauffeur pousse une harangue sur les escargots farcis du restaurant français de son frère sur la dix-neuvième avenue. Halètement intérieur, pression continuelle sur le diaphragme, Alessandro, la tempe collée contre la buée de la vitre, tente d’apercevoir derrière l’horizon, oui, légèrement brunes et bleues, plus haut encore que le regard les cherchait, la même sensation à la vision, au-dessus des nuages, du mont Viso, l’amas compact et gracile des tours de Manhattan.
Ils montent d’abord, très vite, sur la terrasse sommitale du World Trade Center, à quatre cent dix mètres, vent atlantique, giration, aluminium et verre, terre et parallélépipèdes agglomérés sur trois cent soixante degrés ou presque, hors la surface des eaux. Un homme debout lit, avec une lente attention dirait-on, un livre intitulé noir sur jaune, La Publicité directe. Il pourrait lire à cette altitude Jose Lezama Lima ou Robert Musil. Un fauteuil, un bon manteau, ce serait le miroitement intégral du lieu. Il ne s’agit pas seulement de voir, quelques vieux gratte-ciels romantiques dans le bas, air vivace au tympan et au souffle, épingle de Saint-Paul’s Chapel dans une crevasse, fil lumineux et arachnéen dans le soleil du Verrazano Bridge, bronze et marbre élancés de Mies Van Der Rohe, l’Hudson coulure bleue descendue de ses Adirondacks… On devine Rome, Syracuse, Bayonne, Saarinen, Brunelleschi, Paterson, New Rochelle… Quelques cargos dansent dans les détroits. Jubilation, la tête prête à éclater d’impressions et de langages, il faudrait, Sixième Avenue, en marchant, un petit magnétophone à la ceinture ou plus simplement quelque secrétaire roulant à son côté sur une chaise automotrice et tapant sans interruption cette pléthore langagière. Tante Laureen se saoule à tout leur montrer à la fois, le rouge à lèvre liquéfié tellement elle s’excite en parlant ; la ville on dirait sa création personnelle. Isabelle l’écoute, dérive pendant les rares silences accordés, et laisse enfin s’effilocher ses regards, ses pensées. Alessandro ne dit rien, il ne sait pas d’où vient ce qui se bouscule dans sa tête, il ne dit rien sur ce seul coin désert de la terrasse, il se récite une phrase lue dans un guide : « La tour de contrôle du Kennedy International Airport est protégée à son sommet par une carapace de doubles vitres vertes pour résister à des vents de cent quarante-cinq kilomètres heure ». Il y a une menace sur ce seul coin désert de la terrasse ; l’imagination fulgurante devrait se perdre dans le corps de l’ange atlantique qui soutiendrait de ses ailes translucides le plus long texte jamais écrit descendant le long de la paroi de verre du building et s’enlaçant aux blocs suivants, parcourant toutes les rues de la ville ; d’ailleurs c’est ce que fait le New York Times chaque matin…
Galets de La Couarde-sur-mer, Île de Ré. Photo : T. Guinhut.
Osman Lins : Avalovara,
carré magique et assomption amoureuse.
Osman Lins : Avalovara,
traduit du brésilien par Maryvonne Lapouge,
Les Lettres Nouvelles, Denoël, 360 p, 7,90 €.
Lecteur convenu qui entre ici et cherche les clichés, laisse toute espérance ! Je vais tenter de lutter contre le crâne de la mort, de ressusciter un roman qui eut peu de lecteurs, un volume peut-être encore disponible, mais cimenté dans l’oubli, en un article qui aura moins de lecteurs encore. Ce Brésilien portait un prénom impossible, un nom plus vif que le reflet d’un bijou sur le poignet d’une femme disparue. Il cisela un titre plus impossible encore, Avalovara, entre 1969 et 1972, un de ces rares romans de quête et d’amour, spiralé dans un carré magique, œuvre d’art totale et tombée du babil de la bibliothèque de Borges.
Une structure étonnante et librement contraignante, une dynamique narrative pourtant aisée, une empathie profonde du lecteur avec les personnages… Imaginez alors le carré magique, lisible dans tous les sens, aux termes palindromes suivants :
S A T O R
A R E P O
T E N E T
O P E R A
R O T A S
Trouvé en 200 avant J. C. par Loreius, un esclave de Pompéi, au péril de sa liberté et de sa vie, il est le couronnement de sa quête intellectuelle et mystique : « la sentence est absolument limpide et son seul mystère consiste en un redoublement de sens. Il y est dit : Le laboureur maintient soigneusement la charrue dans le sillon. Qui s’entend également : Le laboureur maintient soigneusement le monde sur son orbite. » C’est ainsi qu’Osman Lins maintient soigneusement son roman sur son orbite spiralée. Car le carré est le « champ de cet ouvrage », quand « A chacune des huit lettres différentes correspond un thème, les huit thèmes réapparaissent périodiquement chaque fois que sur le carré la spirale, entraînée par son mouvement giratoire, fait retour sur celui des huit carrés auquel correspond le thème ». Le récit, apparemment aléatoire et en archipel obéit donc à une rigoureuse organisation, tissant les vies du narrateur, Abel, et de la femme, représentée par un runique symbole qui, comme le nom de Dieu, ne peut se prononcer ; non pas de manière chronologique, mais en une avancée spiralée depuis leurs vies passées et diverses, jusqu’au moment présent et éternel dans le N central qui est celui de leur amour.
En cette architecture allégorique, la lecture du lecteur acteur construit alors le puzzle jusqu’à sa complétude, celle de la vie et du cosmos. C’est au travers de leurs chemins de vies contrariés que ce nouvel Adam rejoint sa nouvelle Eve, sur un édénique tapis où le mari violent, violeur et trompé vient jouer Caïn en les tuant. Mais sans corrompre l’épiphanie de leur extase érotique et lyrique en ce vaste poème en prose en forme de marelle spirale.
Entre temps, Abel a vécu (lettre A) « Ross et les villes », une aventure géographique, poursuivant de ville en ville européennes l’inaccessible et sophistiquée Anneliese Ross. Une autre (lettre T) « Cécilia et les lions » est une jeune hermaphrodite de Recife : « Deux voix m’appellent dans sa bouche : simultanées ? Deux voix, l’une grave, l’autre aigue, gémissent : Viens ! » La mort l’appellera sur une plage, avec des chevaux. Quand l’amour adultère, et charnel amour courtois, d’Abel et de son aimée se déroule à Sao Paulo, non sans que cette dernière prenne la parole pour devenir, avec la lettre O, narratrice de son destin et de son amour.
Quand « L’horloge de Julius Heckethorn » (lettre P) aussi complexe que le roman, est à la fois cosmos et logos : elle joue le temps et Scarlatti, sa sonate K 462, mais exécutée de manière aléatoire, comme une pièce de Stockhausen. Dans son ordre immuable, son créateur introduit « un principe de désordre ». Elle « atteint, grâce à cette imperfection, à la perfection ». Même si Julius est contraint de fuir le temps du nazisme… Cet épisode, apparemment détaché du reste du roman, est en fait la métaphore de son déroulement.
Ainsi, science ancienne et moderne, mythes et Histoire, autobiographie fictive et introspection intellectuelle et sensuelle sont intégrés par le romancier en un melting-pot érudit et cependant aussi fluide que les contes des Mille et une nuits. Dans un roman somme, une œuvre d’art totale.
L’érotisme, vibrant tout au long du parcours narratif, touche à l’apothéose lors de la conclusion mortelle, charnelle et spirituelle ouverte : « Et le paradis ». Non sans les ressources libres, émerveillées, l’envol d’une langue enthousiaste et presque non ponctuée : « et nous resserrons notre étreinte, un nouvel éclair dans la pièce et l’aboiement furieux plein de dents furieuses nous emplit les oreilles et nous franchissons un seuil et nous intégrons le tapis sommes tissés dans le tapis berges moi et moi d’une claire rivière murmurante peuplée de poissons et de voix nous et les papillons nous et les tournesols, nous et l’oiseau bienveillant les aboiements des chiens de plus en plus distants s’instaure un nouveau et lumineux silence la paix s’instaure et plus rien ne nous atteint, plus rien, nous nous promenons, comblés, enlacés, en compagnie des animaux et des plantes du Jardin. »
L’ascétisme clinique du Nouveau Roman, voire l’ambition joycienne, a trouvé ici une branche baroque bienvenue, dans laquelle les jeux formels de l’Oulipo ne sont pas loin. Comme les recherches ludiques de Julio Cortazar, dans 62, maquette à monter[1]. Mais avec une vaste dispersion de réalisme magique. De même, l’alliance de la structure quadrillée, comme par l’espace de vie et de société qui nous est imparti, et du mouvement ascensionnel narratif et mystique de la spirale permettent au lecteur d’initier son propre cheminement, de lecture et d’initiation personnelle. Au sens du concept d’ « œuvre ouverte[2] », tel que théorisé par Umberto Eco. Chez Osman Lins, la structure précise et symbolique n’a rien de vain, elle est au service du sens romanesque ; mais aussi de l’explosion concerté du lyrisme et du tragique : où l’Avalovara est l’oiseau de paradis.
Osman Lins (1924-1978) a réalisé là son chef d’œuvre, entre hardiesse formelle rare, distribution géographique, temporelle, et intensité érotique. Malgré les neuf nouvelles baroques et réalistes du Retable de sainte Joana Carolina[3], malgré le roman populiste, western brésilien et nouvelle Enéide, consacré au combat du bien contre le mal, Le Fléau et la pierre[4], et son roman-journal La reine des prisons de Grèce[5] dans lequel un écrivain tente de ressusciter la vie de Julia et son manuscrit. C’est dans ce dernier opus qu’il livra une sorte de credo esthétique : « Je veux voir dans les fous du roman (…) la face noire et crue de l’écriture ». La cruauté du Brésil qui lui était contemporain -hélas il ne vit pas le développement économique considérable qui suivit- lui permit tout de même d’en décrire les noirceurs, mais également, en son sein, les ors de l’écriture, les roseurs les plus fabuleuses de l’éros.
Les livres que nous lisons sont autant le miroir de ce que nous sommes que les livres que nous écrivons ; parce qu’auparavant ils manquaient à la bibliothèque universelle. Qu’Avalovara, ce roman d’une richesse et d’un charme inouïs, jamais, ne lui manque…
traduit de l’anglais par Jules Castier Plon, Feux croisés, 288 p, 19 €.
Aldous Huxley : Temps futurs,
traduit par Jules Castier et Hélène Cohen, Plon, Feux croisés, 168 p, 16,90 €.
La Ferme des animaux d’Orwell nous a enseigné que la bonne parole marxiste entraînait une tyrannie pire que les inégalités sociales précédemment combattues. Ce pour dénoncer, dans le cadre d’un apologue animalier, une subversion de la promesse du communisme par une nouvelle classe de dictateurs. A moins que ce fut, comme l’indique une lecture attentive du Manifeste du communisme, dans la nature même du projet que le ver de la tyrannie résidât. Fallait-il plutôt, en nos utopies, planifier scientifiquement le bonheur ? C’est ainsi que Le Meilleur des mondes d’Huxley prétendait résoudre pour le mieux commun le problème des classes sociales. Une réédition bienvenue, couplée avec le moins connu Temps futurs, pourtant remarquable, à l’occasion du cinquantenaire de la mort de l’écrivain, vient à point nommé nous rappeler, en deux anti-utopies, les dangers des sciences exactes couplées avec des pensées politiques inexactes.
Comment fabriquer le bonheur ? Thomas More, au début du XVIème, imaginait, en son Utopie, un gouvernement idéal, par le moyen réglé d’une économie et d’une vie sociale communautaire, du travail aux loisirs. La tradition de l’utopie, de La Cité du soleil de Campanella, du communisme de Platon à celui de Marx, ne manqua pas d’illuminer notre futur. Mais aussi de l’empoisonner, virus qui fournit l’occasion aux gênes de la tyrannie de se développer à l’envi avec le nazisme, le soviétisme, le maoïsme, le castrisme… Ainsi, très vite, l’enthousiasme des écrivains avertis -car ils ne le sont pas tous, hélas- déchanta. Ce fut d’abord le Russe Zamiatine qui, écrivant en 1920 Nous autres[1], fit de l’anticipation scientifique héritée de Wells, une corrosive critique politique. La Métropolis de l’Etat unique célèbre la vie mathématiquement parfaite alors qu’un de ses citoyens, dont le nom n’est qu’un chiffre, rencontre l’amour, la déraison, la liberté, ces insurrections et trahisons individualistes contre le règne unanime de la raison. Cette dernière lui imposera l’opération chirurgicale qui guérit de l’imagination… Huxley, ainsi qu’Orwell avec son 1984, surent reconnaître quelle dette ils avaient envers Zamiatine.
Car, paru en 1932, Le Meilleurs des mondes est évidemment scientifique : qui ne connait le célèbre incipit où l’on fabrique de manière artificielle les bébés, où le conditionnement permet une parfaite distribution des êtres humains dans les limites rigoureuses et appréciées de leurs classes sociales ? On nait Alpha pour l’élite, jusqu’à Epsilon pour les semi-avortons du prolétariat. Le récit, parfaitement mené, nous enseigne tout le bien apporté par la mécanisation sociale, le conditionnement, le travail planifié, les loisirs incessants, le « soma », cette euphorisante drogue sans effets secondaires. Ainsi, se conjuguent leurs effets pour assurer, en « l’an 632 après Ford » : « Communauté, Identité, Stabilité. » Sans compter, une fois le mariage et les tiraillements de l’amour abolis, la disponibilité volatile des partenaires sexuels, « où chacun appartient à tous les autres ». Tout cela « pour faire aimer aux gens leur servitude ». Le progrès scientifique aboutit bien au meilleur des bonheurs, à la vie longuement mécanisée jusqu’à l’euthanasie nécessaire ; moins la liberté, moins l’inquiétude métaphysique : disparus l’amour et la littérature, « anéantis Le Roi Lear et les Pensées de Pascal ».
Seuls Bernard Marx et John sont d’une autre trempe. L’un parce que de l’alcool se serait glissé dans son « pseudo-sang », mêlant sa qualité d’Alpha avec celle inférieure d’un « Gamma », l’autre parce né dans une « réserve de sauvages » vivipares. C’est tout ce qui fait la qualité d’humanité que ressentent Bernard, car il éprouve le besoin d’être seul, et le « sauvage » John : lui seul sait être amoureux, lui seul sait puiser sa culture dans un volume des œuvres complètes de Shakespeare. Le directeur-dictateur Mustapha Menier exilera Bernard et l’écrivain Helmholtz, quand John aura choisi une mort mystique, lassé d’être un clown gladiateur de la société du spectacle. L’utopie s’est alors changée en anti-utopie. Science sans conscience de la liberté n’est que ruine de l’humanité.
Est-ce par ironie qu’Huxley choisit d’appeler ses dissidents du Meilleur des mondes des noms de Bernard Marx et Lenina, quoique cette dernière rentre assez vite dans le rang ? Signifie-t-il qu’ils sont des ferments de liberté ? Auquel cas l’écrivain se serait lourdement trompé dans sa lecture de Marx. L’Histoire a pourtant révélé que les descendants de Ford, ce capitaliste, conduisent la démocratie libérale, quand ceux de Marx ont confirmés les commandements liberticides de son Manifeste[2].
« Un manuscrit évidemment », commençait Umberto Eco dans Le Nom de la rose, ironisant contre le topos du manuscrit retrouvé qui court du Don Quichotte de Cervantès au Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki… C’est en tombant d’un camion qui se dirige vers l’incinérateur qu’un scénario refusé, parmi des milliers d’autres, est sauvé : celui de Temps futurs, écrit par un certain William Tallis. Tentant de le retrouver, dans sa demeure au désert, on apprend sa mort. Ainsi Huxley, qui fut scénariste à Hollywood, introduit-il, en 1948, seize ans après Le Meilleur des mondes, une nouvelle anti-utopie : après la grande liberté sexuelle sous conditions, la tyrannie sexuelle sous conditions.
Cette fois ci la science a accouché d’un monstre plus expéditif : un conflit atomique a ravagé le globe, hors la lointaine Nouvelle Zélande. La Californie, en 2108, semée de squelettes et de ruines, a régressé, comme les hommes, frappés par une mutation génétique, ont régressé en direction du singe. Mamelles nombreuses, déformations criantes, jusqu’à perdre l’essence d’humanité dans la superstition et la barbarie, d’où le titre anglais : Ape and Essence, piètrement rendu par « Temps futurs »… Titre d’ailleurs emprunté à un vers de Shakespeare dans Mesure pour mesure : « Son essence éternelle -pareil à un singe irascible ».
Au sortir d’une sorte de prologue sous forme de comédie musicale, menée par un récitant aux accents baroques (qui permettrait de pardonner aux lecteurs d’Hollywood d’avoir jeté ce scénario) où l’on voit s’agiter des « babouins » semi-humains et des « Einstein » frappés et humiliés, l’aventure parvient à prendre pied. Un botaniste venu de Nouvelle-Zélande, en vue d’explorer ces terres déshéritées, découvre, abasourdi, une « démocratie prolétarienne » où, dans le cadre de « la solidarité sociale », « tout revient à l’état ». Disons-le, une des tyrannies socialistes absolues dont acouccha Marx. Prisonnier des autochtones, il se trouve lui aussi soumis à un clergé cruel qui sert « Bélial », un des noms du Diable. Pourquoi ? Parce ce dernier leur envoie la « concupiscence ». Parce que les naissances sont tellement difformes, qu’il faut égorger les bébés les plus atteints et condamner tout un chacun à une affreuse chasteté en collant des « NON » sur les seins et les fesses ; tout en permettant une brève période orgiaque de rut annuel pour la reproduction. Le moindre manquement est passible du fouet, ou pire. Seuls les prêtres, méprisants, sadiques, y échappent, grâce à la castration, proposant généreusement à l’utile botaniste nommé Poole, qui pourrait ramener la fertilité dans les champs, de subir le même sort. Mais, amoureux d’une jeune native, « Loola », récupérant un volume de poèmes de Shelley sauvé du feu, relisant son lyrique « Adonais », il choisit de s’enfuir avec elle et de perpétrer « l’essence » humaine… Etrangement, le couple s’assied un instant sur la tombe de leur scénariste créateur, en un superbe ruban de Moebius narratif, digne des spéculations de Philip K. Dick.
Outre la dimension psychologique pénétrante qui s’attache aux personnages, la finesse de la réflexion sur les motivations de la répression sexuelle et amoureuse est tout uniment brillante, y compris les liens indéchirables de la religion et de la politique. A cet égard, le chant rituel, dans lequel il s’agit d’aboutir à « l’ultime et irrémédiable détumescence » est à la fois grotesque et tragique. On jure par le « Juste Enfer », on connait la « science satanique », on annonce « Son Eminence l’Archi Vicaire de Bélial, Seigneur de la Terre, Primat de Californie, Serviteur du Prolétariat, Evêque d’Hollywood », en un burlesque et terrifiant salmigondis idéologique. Quant à la femme, elle « est le vase d’Esprit d’Impiété, la source de toute difformité », radicalisant avec perspicacité un machisme atavique.
Le mythe apocalyptique et post-nucléaire accouche alors d’une anti-utopie où le totalitarisme est l’apanage de la superstition, faute de science possible, et d’une religion barbare dont les officiants assument un culte répressif, sacrificiel, pour le bonheur de leur instinct de pouvoir, de leur libido dominandi. Par la voix de son récitant, l’écrivain dénonce « la foi sans fondement, la surexcitation infrahumaine, l’imbécillité collective qui sont les produits de la religion rituelle ». Pas besoin d’être singe pour cet exploit… Mais la satire virulente de l’humanité englobe également, cette fois par la voix de l’Archi Vicaire », donc sans manichéisme, l’ardeur de l’animal politique « à polluer les rivières, à tuer tous les animaux (…) à gaspiller les minéraux qu’il avait fallu la totalité des époques géologiques pour déposer ».
Aldous Huxley, y compris par le truchement de ses traducteurs, est un brillant styliste, maniant tour à tour la gravité et l’ironie, les ressorts du roman d’aventure et la dimension philosophique de l’anticipation et du conte. Qui sait si cet apologue simiesque a donné des idées au génial roman de Will Self : Les Grands singes[3]…
La morale de toutes ces histoires d’utopies et d’anti-utopies ? Jamais du haut d’une grande raison humaine, capitalisme étatique et monopolistique, religion fanatique ou communisme hégémonique, d’un gouvernement mondial de la fiscalité et des mœurs, ne descendra aucune société parfaite. Seul le libéralisme économique et des mœurs, qui n’a pas la prétention à la perfection, permettra à nos sociétés un développement dévoué au maximum d’individus. Est-ce ce qu’attendait Huxley, ce prophète inquiet, qui voyait s’avancer et se renouveler le spectre des totalitarismes ? Il crut le conjurer en ce qui devint peu à peu à peu une tétralogie. Car bientôt, en cette collection où Le Meilleur des mondes et Temps futurs forment un diptyque, s’ajoutera l’essai de 1957, Retour au meilleur des mondes, où il voyait confirmé le réalisme de ses prédictions, propagandes et drogues notamment, leur opposant, parmi les valeurs de la famille, de l’amour et de l’intelligence, « la première de toutes […] la liberté individuelle » ; préconisant « la conquête de la liberté dans une non-violence stoïque ». Mais aussi le roman de 1962, Île, où l’utopie d’une « félicité lumineuse » serait aussi sereine qu’idéalement réussie. Comme une vaste matrice de bien des science-fiction qui lui succèderont, de bien des perspectives de philosophies politiques qui nous poursuivent. En sa nouvelle préface de 1946 au Meilleur des mondes, il dénonçait ce qui est aujourd’hui au socialisme un mal français : « A mesure que diminue la liberté économique et politique, la liberté sexuelle a tendance à s’accroître en compensation. » Que cette dernière liberté ne nous fasse pas perdre de vue la première !
Mosaïque romaine, Museo Nazionale Romano, Roma. Photo : T. Guinhut.
Arno Schmidt,
un faune pour notre temps politique :
des Scènes de la vie d’un faune
à La République des savants.
Arno Schmidt : Scènes de la vie d'un faune,
traduit de l'allemand par Nicole Taubes, Tristram, 214 p, 19 €.
Arno Schmidt : La République des savants,
traduit de l'allemand par Jean-Claude Riehl, Christian Bourgois, 224 p, 14,48 €.
Aussi singulier, inventif, hors normes, solitaire et tête de cochon que lui, on trouve peu. Arno Schmidt n'a pas en France la place qu'il mérite. Cet Allemand né en 1914 et mort en 1979 a connu au début des années 60 le bonheur de la traduction. Hélas, trop irrespectueux, trop novateur pour l'esprit français d'alors, Scènes de la vie d'un faune et La république des savants ne firent guère de ronds dans une eau stagnante. Est-ce aujourd'hui l'heure de le reconnaître parmi les plus grands ? Après maintes tracasseries juridiques qui bloquèrent toute initiative pendant des années, les éditions Bourgois, puis Tristram, purent enfin envisager un programme cohérent de publication avec la traduction des Enfants de Nobodaddy, triptyque dont Scènes de la vie d'un faune est le premier volet, avant Brand's Haide, puis Miroirs noirs. Il faut également compter sur les terribles et fascinantes nouvelles de Léviathan, sur un autre plus complètement antique et pourtant complètement contemporain, Alexandre ouQu’est-ce que la vérité ? ; et sur un roman grotesque et sérieux : La République des savants. Tous titres dont la riche concision et l’halluciante portée politique étonnent durablement. Mais ne pas compter de suite -ou jamais- sur l’hydre de son énorme Zettel’s Traum…
La forme du roman-journal fait des Scènes de la vie d'un faune[1]une de ces « mythautobiographies » dont il vaut mieux garder le manuscrit hors de portée de tout régime totalitaire, de tout pouvoir abusif, qu'il soit nazi ou domestique, de guerre ou d'après-guerre, d’hier ou de demain, d'Est ou d'Ouest. Par courts fragments successifs, se déroule une très personnelle chronique des années de guerre, entre 1939 et 1944. Comme le romantique allemand Jean-Paul Richter qui « aimait mieux sauter que marcher », le narrateur passe avec une fantaisie débridée, une verve langagière jamais en défaut, du coq à l'âne, de ses affinités littéraires à la satire, pour notre plus grand plaisir, si l’on veut bien se laisser surprendre. « Ma vie n'est pas un continuum », dit-il. Elle n'est pas non plus unitaire. Sous le masque du fonctionnaire obscur et zélé, le narrateur louvoie habilement pour rester en lui-même indépendant malgré l'oppression des consciences assénée par le Troisième Reich. Retrouvant dans les landes de Lunebourg la hutte d'un déserteur français des temps napoléoniens, il mène une vie parallèle d'ermite, un peu comme les personnages de Jünger -dans Eumeswill et Le recours aux forêts- mais avec plus de simplicité et d'humour. Le « faune » est alors une métaphore d’une liberté innée, mi-animale, mi-humaine, irréductible, quoique prudente et discrète, insolente et heureuse…
Dans Brand's Haide[2], second volet des Enfants de Nobodaddy, le narrateur-diariste traverse 1946 en témoin goguenard du rationnement, du retour des prisonniers, du désarroi des réfugiés et surtout de l'amnésie volontaire de la population. Les conditions de la survie quotidienne et intellectuelle sont le théâtre d'une ironique opiniâtreté, dans le contexte des occupations américaine et soviétique. Quant à cette dernière, il ne se fait guère d'illusions, haïssant toute bureaucratie. Il trouve ses échappatoires dans la fréquentation des jeunes « louves » qui lui procurent des amours précaires, l'une étant appâtée par un projet de vie meilleure au Mexique, dans celle d'une forêt aux esprits rebelles nommée « Brand's Haide », et dans les livres de l’Américain des grands espaces Fenimore Cooper, des romantiques allemands Tieck ou Hoffmann. Car, dit-il, avec son sens de la formule abrupte et revigorante : « l'art m'est aussi nécessaire que l'air que je respire, ma seule nécessité, tout le reste est cabinet ou vidange ». Ou la devise d'Arno Schmidt: « Liberté et insolence. En allemand il n'y a qu'une lettre de différence : Freiheit und Frecheit ».
Nous sommes après la troisième guerre mondiale, vers 1960, dans le dernier volet : Miroirs noirs[3], récit de sombre anticipation. La dispersion atomique a cinq ans plus tôt éliminé toute vie humaine, hors l'observateur-écrivain dont la fonction, quoique solitaire, reste mémoire et création, y compris en postant une lettre critique à un professeur très certainement mort, à propos de son livre « Man, an autobiography » ! Explorant à vélo les restes du pays couvert de squelettes, courant après le ravitaillement rescapé, il finit par se construire une maison et recueillir livres et tableaux pour y couler des « journées magnifiques de solitude. » C'est bien sûr une « louve » qui rompra cet isolement. Mais le narrateur, qui affiche un beau scepticisme envers les qualités de l'humanité, ne pourra rejouer avec Lisa Adam et Eve repeuplant la terre. La brève illusion amoureuse s'efface sous le soupçon de l'enfer domestique et sous l'urgence de la quête de Lisa : trouver d'autres hommes... Alors qu'Arno Schmidt, en solitaire intempestif, plutôt que d'écrire « pour d'autres hommes », « par devoir militant ou moral » se suffit bien d'écrire pour le seul plaisir du dernier homme. Voilà, en ces Miroirs noirs, en leur centaine de pages, une post-apocalypse tout aussi puissante et autrement stimulante intellectuellement que nombre de romans exploitant à l’envie ce topos, voire ce cliché ; que, par exemple, ce monde d’errance parmi les cendres, La Route4]de Cormac Mc Carthy, certes impressionnant, mais où l’encéphalogramme du lecteur reste plat. Pas comme avec l’humour d’Arno Schmidt, lorsque en son univers désolant, son narrateur offre un de ses paragraphes à la structure légendaire :
« Un piano : je me ramassai une poignée de fausses notes et de bourdonnements achéroniens, no use. Orphée demandé d’urgence. Celui-là avec sa lyre il aurait pu me procurer bois & charbon. Ou une baignoire. Je poussai un bref juron et refis un tour au premier. »
L'on retrouve ce thème obsessionnel de l’opposition aux systèmes dans les trois récits de Léviathan[5]. Malgré la chape de plomb des totalitarismes antiques aussi bien que nazi, reste toujours une liberté intérieure, une échappatoire par la souplesse et l’ironie de la pensée et de l'imaginaire. Qu'on soit, dans « Gadir », prisonnier des Carthaginois, qu'on tente, dans « Enthymésis », de prouver en Egypte la platitude infinie de la terre pour contrer Eratosthène, ou qu'on périsse, dans « Léviathan ou Le meilleur des mondes », sous l'apocalypse des bombardements alliés en Silésie, le texte survivra à son narrateur, exaltant la connaissance, scientifique ou mystique, y compris erronée, soulevant le rêve jusqu'à l'envol. Ainsi la figure de l'homme changé en « gigantesque oiseau » et l'écriture témoin et création toujours conservée restent les signes de l'irrépressible liberté. Il s’agit par exemple de lutter contre celui « qui règne en tyran sur la vie intellectuelle d’Alexandrie »… Ce triangle de récits, contes philosophiques et historiques, aux accents et aux thématiques parfois borgésiens, animé par une enfiévrée dynamique narrative, est d’une beauté marmoréenne ; mais de ces marbres menacés par les failles et les lierres de la ruine. Des mondes s’écroulent, des hommes meurent sous la tyrannie. Pourtant la stature étatique du Léviathan de Hobbes se voit privée de son éternité : « Sa puissance est gigantesque, mais limitée. » Qu’elle soit antique ou nazie, elle est ici à la fois splendide et effrayante, épicée avec ce parfum d’anti-utopie que cimentent les empires. Seuls les rebelles d’Arno Schmidt se réalisent dans les désastres de l’Histoire et dans des poétiques farouchement individualistes. Reste « donc la possibilité d’opposer la volonté individuelle à la monstrueuse volonté universelle de Léviathan ».
Pour soulever les masques des totalitarismes, Arno Schmidt, convoque de nouveau l’antiquité dans Alexandre ouQu’est-ce que la vérité ?[6] Un élève d’Aristote file sur l’Euphrate avec des comédiens. Peu à peu, grâce aux révélations et argumentations qui ponctuent le voyage, sa passion pour le conquérant Alexandre se délite. Le bref roman d’apprentissage (il découvre une autre passion avec une belle danseuse) se double d’un réquisitoire politique conte le tyran sanguinaire, atteint de « folie des grandeurs » : « fou depuis des années (…) avant tout au sens moral. Ainsi que le devient forcément tout grand tyran ». Le chef macédonien voit sa vie s’achever avec le poison. Aristote l’a-t-il assassiné ? Comme dans tout apologue, l’écrivain qui, adolescent, s’enthousiasma pour le grand héros, emprunte le passé pour mieux lire le contemporain : celui des Allemands et de leur adhésion massive à un autre conquérant de plus sinistre mémoire.
Anti-utopie encore que La République des savants[7], superbe et parodique lieu de communauté des artistes et des savants parqués en 2009 par les maîtres du monde, pour une problématique survie, sur une île artificielle. Les gouvernements soviétique et américain ne s’affrontent plus que sur le terrain grotesque de la rivalité culturelle, de la mégalomanie, au point que « l’érection d’un monument nécessite l’accord des deux moitiés (…) les têtes sont démontables ; on peut les remplacer à volonté ». Pire, les livres arrivent en abondance, jusqu’à ce que lieu devienne « dépotoir ». Les Russes estiment « vraiment qu’une œuvre d’art peut-être produite collectivement ». Bientôt, désaxée, l’île, truffée d’agents secrets et de fonctionnaires culturels, se met à tourner sur elle-même, devenue folle. Le narrateur, arrivé en ce sanctuaire après la traversée d’un no man’s land atomisé, et grâce au concours d’une ravissante « centauresse », redevient jubilatoire, lorsque « l’appareil vertical tend ses moignons de réacteurs », et finit par s’élever « au-dessus de l’île en délire », en un gigantesque pied de nez : « Une seule journée, j’aurais vécu l’égal des Dieux », lance le pilote, citant Hölderlin. Le pamphlet est aussi sombre qu’hilarant, peut-être prémonitoire…
Mais tout ce que le critique saura dire ne restera en fait que le malheureux synopsis du texte originel et faunesquement original. Aussi ludique que profondément grave, il saura nous faire divaguer, nous désarçonner, nous enchanter, par sa technique en paragraphes-flashs, sa marelle de sensations, sa mosaïque heurtée d'images, de réflexions et aphorismes. Dans Roses et poireau[8], suite à des scènes d'après-guerre qui n'ont d'indulgence pour aucun Allemand, apparaissent les pages intitulées « Calculs », où l’écrivain, que l’on sait être également un photographe curieux, attentif et onirique, nous fait pénétrer dans son laboratoire d'écriture avec notes sur l'éclatement de la prose et autres tableaux thématiques et formels... On a dit d’Arno Schmidt qu'il était le Joyce allemand. Avec plus de légèreté et d'allant sûrement.
Quoique Zettel's Traum[9], tapuscrit magnifique comptant neuf kilos probablement intraduisibles, 1334 pages en un format immodeste, monstre éléphantesque et cumulonimbus de rêves, dépasse Joyce et son Finnegans wake lui-même en folie. Pourtant, si l’on s’aventure parmi les vingt-cinq heures d’une nébuleuse de personnages qui s’agitent autour d’un projet de traduction des œuvres d’Edgar Poe, on discerne un narrateur, Daniel, dont les humeurs et les pensées, biographiques, géographiques et cosmiques, balaient un espace labyrinthique et multilingue… Sans compter les ajouts photographiques, les lettres, additions diverses sur plusieurs colonnes et pavés, encarts et graphismes divers. Comme si l'écriture avait absorbé le monde et le moi du double cerveau de ses pages ouvertes, de ses innervations, notes en marges, ratures, tyrannies et libertés, poésie et anti-utopies, surcharges et constellations scripturales ad infinitum…
Anse du Martray, La Couarde, Île de Ré. Photo : T. Guinhut.
Socialisme et connaissance inutile,
actualité de Jean-François Revel.
Avec les yeux bandés contre le réel, le pouvoir socialiste et étatique, depuis trois décennies françaises, quelque soit la couleur du gouvernement, prêche la bienveillance de l’erreur, malgré la connaissance que nous avons des faits économiques et de leur logique. Le socialisme, idéologie tenace malgré son inefficacité, sa têtue capacité de destruction, y compris sociale, reste cependant hâbleur et donneur de vertueuses leçons. Ne faut-il pas relire ce que Jean-François Revel, en 1988, dans l’oxymore de son titre, La Connaissance inutile, combien et comment cette dernière est inefficace devant l’espérance marxiste et communiste, malgré leurs évidents échecs, et l’appliquer à son frère génétique contemporain : le socialisme…
C’est à Jean-François Revel que l’on doit d’avoir mis en lumière un curieux paradoxe : l’abondance d’informations, de livres, de journaux et de médias, et, a fortiori aujourd’hui, de la plus grande liberté de savoir permise par internet, n’est en rien incompatible avec le goût des rumeurs, des falsifications et autres occultations. Parmi lesquelles la plus grand réussite intellectuelle et populaire fut et reste, en France, la béatification de la justice sociale du communisme idéal et du socialisme réel ; mais également la diabolisation, jusqu’à la dénaturation du sens du mot, du libéralisme… Pire, les faits, si abondants et prégnants qu’ils soient, lorsqu’ils démentent l’idée, sont voués à l’ironie, à la détestation, soufflés dans l’inexistence ! Pourtant, récession économique et récession de la connaissance ne peuvent qu’aller de pair…
Le socialisme est contre les faits, qui, au vu de tous, permettent le développement économique et humain. Ce qui, selon Le Robert, est « doctrine d’organisation sociale qui entend faire prévaloir l’intérêt, le bien général, sur les intérêts particuliers, au moyen d’une organisation concertée (opposé à libéralisme) », commence par corseter les intérêts des particuliers et finit par compromettre et détruire le bien général, sinon devenir dictature meurtrière. Ce qu’ont montré abondamment tous les pays socialistes, à des degrés divers, qu’ils se parent du titre de national-socialisme, de celui du socialisme soviétique, ou du socialisme démocratique…
« L’idéologie ne possède pas d’efficacité, en ce sens qu’elle ne résout pas de problème réel, puisqu’elle ne provient pas d’une analyse des faits, elle est cependant conçue en vue de l’action, elle transforme la réalité, et même beaucoup plus puissamment que ne le fait la connaissance exacte.[1] » C’est aussi une « triple dispense : dispense intellectuelle, dispense pratique, dispense morale.[2] » Certes, notre philosophe -il faut accepter de donner cette dignité à Jean-François Revel- ne se limite pas à dénoncer le mythe communiste, il use de nombreux exemples, dont celui du bon sauvage, de la sacralisation de cette révolution française qui accoucha pourtant de tyrannies et du génocide vendéen. Allant jusqu’à montrer que le domaine scientifique n’est pas exempt de maints aveuglements, qu’il s’agisse du Lyssenkisme de l’ingénieur agronome soviétique, des certitudes d’un Carl Sagan au sujet de « l’hiver nucléaire » ou des réchauffistes climatiques alarmistes : « une escroquerie intellectuelle peut recevoir l’estampille de la science et devenir une vérité d’évangile pour des millions d’hommes[3] ». On ne parlera évidemment pas ici des vérités révélées par les religions…
Cécité volontaire se conjugue avec servitude volontaire : une véritable libido -au lieu de la libido sciendi- s’attache au voile sur les yeux. Qu’il s’agisse des néo-nazis et des innocents casseurs paupérisés par le capitalisme que l’on veut voir à la place des mafias islamisées, ou du keynésianisme qui serait plus rationnel que la liberté d’entreprendre, jusqu’où marchera l’écran de fumée et son attentat contre la vérité ? En ce sens nos médias feraient bien de méditer ces mots de Jean-François Revel : « Un organe d’information n’est pas un journal où ne s’exprime aucune opinion, loin de là : c’est un journal où l’opinion résulte de l’analyse des informations.[4] »
C’est alors en toute logique que l’auteur de La Grande parade. Essai sur la survie de l’utopie socialiste[5], termine sa Connaissance inutile sur deux chapitres intitulés : « La trahison des profs » et « L’échec de la culture ». N’avons-nous pas, tous une grande responsabilité en forme de truisme : que la connaissance devienne enfin utile…
Le mythe le plus flagrant, fondateur, du socialisme, est celui de la justice sociale. Il semble pourtant inattaquable lorsqu’il s’agit du devoir d’humanité. Pourtant écoutons ce qu’en dit Hayek : « Aussi longtemps que la croyance à la « justice sociale » régira l’action politique, le processus doit se rapprocher de plus en plus d’un système totalitaire[6] ». Hyperbole ? Il faut alors se rappeler que bien des inégalités sont d’origine naturelle, que nombres d’inégalités sont des différences, des compétences diverses, que la justice sociale risque d’écrêter et d’égorger le mérite individuel, d’annihiler la récompense de cette liberté d’entreprendre qui en fin de compte profite à tous. Si la concurrence, l’offre et la demande du marché sont injustes, il faut alors diriger le marché, le canaliser, le bétonner, lui ôter toute capacité d’invention qui ne soit pas prévue par les hiérarques de l’Etat, qui, étant donné leur merveilleuse capacité à gérer le budget national, ne laissent pas d’inquiéter durablement. On imagine alors qu’il faudrait faire preuve de justice sociale dans la distribution de la connaissance… Que d’injustices individuelles ne commet-on pas en ton nom, Ô justice sociale collective et redistributrice !
Pensons alors qu’il faut un coûteux et surabondant personnel pour gérer la ponction fiscale[7] (jusqu’à dépasser les 100% du revenu pour un riche foyer !), et la redistribuer, y compris vers des secteurs économiques déficitaires et condamnés, des activités économiquement correctes, comme dans l’environnement (l’éolien, par exemple) et soutenues par l’armature de la subvention. Quand la connaissance de la justice économique idéalisée masque l’inconnaissance de la justice économique réelle… Comme lorsque la crise parait-être la cause des difficultés et impérities des gouvernements et des états, alors qu’elle en est la conséquence.
Le marxisme imaginait que le capitalisme allait s’écrouler sous les coups de ses contradictions internes ; hélas, c’est sous les coups de la cohérence interne du socialisme que le capitalisme libéral se rétrécit, se pétrifie, avant de mourir, momie fantasmatiquement toujours virulente et prétendument prédatrice de l’égalité qui ferait notre bonheur.
Un exemple suffira à illustrer ce propos : le statut d’auto-entrepreneur, trop rare mesure libérale du gouvernement précédent, est en train d’être mis à mal. Ce modus vivendi de l’entrepreneuriat permettait d’alléger le carcan de la fiscalité et des charges pour le plus modeste entrepreneur, c’est-à-dire celui qui allait avoir ainsi l’opportunité de se développer, de peut-être devenir prospère et d’entretenir autour de lui un réseau de prospérité. En arguant d’une concurrence déloyale avec les entreprises, soumises à des régimes plus punitifs, on ne pense qu’à araser leurs avantages compétitifs et créatifs. Pour les tuer dans l’œuf. Personne n’a donc imaginé que c’est au contraire les charges et la fiscalité de toutes les entreprises, quelque soit leur taille, qu’il fallait baisser, pour les ramener aux taux pratiqués par d’heureux paradis fiscaux voisins, comme le Luxembourg et la Suisse… De 34,4 % d’Impôt sur les Sociétés françaises, passons, comme en Irlande à 12,5% ! Ainsi la dynamique entrepreneuriale sera vraiment relancée, non par le moyen d’une quelconque usine à gaz coûteuse et complexe de relance étatique. Sans compter que l’apparente baisse de recettes pour l’état sera bientôt compensée par le développement économique induit…
Pourtant nous le savons : la liberté économique et la modération fiscale entraînent la prospérité, la baisse du chômage et l’élévation générale du niveau de vie. Mais nous ne voulons pas le savoir, barricadés que nous sommes derrière la pensée magique de l’idéologie de l’égalité et de la bienfaisance de l’état redistributeur. On a oublié que l’économie est le préalable et la cause de l’aisance sociale, et non l’inverse. Et pourtant, plus à gauche que la gauche, on réclame encore plus de progressivité fiscale, euphémisme idéicide, pour ne pas dire matraquage, pour relancer une consommation fantasmatique, pour animer les gesticulations de la Banque Publique d’Investissement et autres organismes argentivores qui prétendent aider l’économie qu’ils ponctionnent et perfusent jusqu’à la rendre exsangue, sauf lorsque les entreprises du CAC 40 vont investir et chercher leurs bénéfices dans leurs activités hors frontières. Voilà qui devrait jaillir aux yeux de tout observateur impartial des faits, alors que la taie du socialisme brouille la rétine du citoyen énucléé, de l’acteur politique qui devrait quitter une scène qu’il paupérise et pollue.
Car nous voici en quel piège nous vivons, le rappelle Jean-François Revel : « dans une société où les inégalités résultent non de la compétition et du marché mais de décisions de l’Etat ou d’agressions corporatistes entérinées par l’Etat, le grand art économique consiste à obtenir de la puissance publique qu’elle dévalise à mon profit mon voisin[8] ».
C’est adoptant des réformes libérales que le Royaume-Uni, le Canada, la Suède ou la Nouvelle-Zélande, ont dégraissé la pieuvre d’un archaïque état providence, se sauvant de la faillite et de la ruine ; et nous ne saurions le voir, nous en inspirer ! Entre 3 et 5,4 % de chômage, de l’Autriche à l’Allemagne, en passant par la Suisse. Ce n’est donc pas, en ce concerne notre presque 11 %, de la faute de l’Euro, du capitalisme international, de la finance mondialisée ou mondialiste (on choisira le premier adjectif si l’on est Front de gauche, le second si l’on est Front national). Le seul coupable est l’étatisme socialisme. Là où, hélas, la finance ne se mondialise pas au point d’irriguer tout le monde parmi les Français… Surtout, cachez ce sein capitaliste libéral nourricier que je ne saurais voir, disent nos Tartuffes socialistes de gauche, de droite et de centre. Quand, autre exemple fort probant, l'Estonie est passée avec succès du communisme au libéralisme !
Mais à qui profitent donc nos erreurs, mis à part le seul intérêt à se couvrir les yeux pour jouir de ses chaudes certitudes manichéennes ? Aux potentats de l’état et des collectivités locales, à leurs syndicat-vampires, à leurs affidés fonctionnaires pléthoriques, à leurs assistés, en bonne école clientéliste et démagogique, jusqu’à ce que le paquebot alourdi par son état-providence gaspilleur et fuyant de toutes parts rencontre inévitablement l’iceberg de la Dette et des caisses vides, qui, comme l’on sait, comporte, outre une partie visible, une autre invisible, bien digne d’envoyer par les bas-fonds un nouveau Titanic national. Sans compter que bientôt le tonneau des Danaïdes des retraites sera vide, si l’on pense ni à partir à 67 ans, ni à la capitalisation, ni à libérer le travail et l’entreprise…
Continuons donc, les yeux grands fermés, à lever un doigt incantatoire vers le paradis du socialisme. Continuons à tresser les lauriers de la justice sociale avec le miracle du mariage gay, si défendable soit-il, avec la parité homme-femme aux élections, avec le vote étranger aux municipales ; pendant le naufrage, le violon socialiste accompagné par l’orchestre discordant de la délinquance barbare[9] et de l’islam conquérant[10], continue à jouer faux… L’état républicain veille, dit-on ; cet état qui, au-delà de ses nécessaires fonctions régaliennes, défense, police et justice, s’empare désastreusement de l’économie. De même, l’indépendance de la justice n’est plus qu’un leurre, car elle n’a plus les yeux bandés par impartialité, mais par idéologie. Le linge de cette dernière une fois ôté, l’état est nu : « l’état, cette grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde[11] ».
traduit de l’italien par Nathalie Castagné, La Différence, 144 p, 15 €.
Peut-on être anachronique au point de devenir amoureux d’une jeune femme de la Renaissance ? Et continuer aujourd’hui la tradition pétrarquiste… C’est en 1921 que l’Italien Giorgio Vigolo écrivit, en secret, ce pur et chatoyant petit roman : La Virgilia. Ce critique musical (Diabolus in musica), poète (La Città dell’ anima), traducteur d’Hölderlin et auteurs de récits fantastiques (Le Notti romane), brille jusqu’à nous grâce à cette exhumation raffinée de la beauté et de l’art…
En la confidence de son journal intime, un jeune musicologue explore les bibliothèques et les églises pour ranimer des trésors enfouis. Un poème découvert suffit à ce narrateur pour, au XIX°, aimer Virgilia, poétesse née quatre siècles plus tôt : musicienne et « jeune femme très savante d'une beauté divine ». Dans la tradition philosophique du néoplatonisme, cette « belle humaniste » est le symbole de la perfection féminine et intellectuelle. Elle obsède infiniment le jeune homme jusqu’à la plus douce « démence» ; tout en apprenant qu’il n’est pas le seul à être fasciné. Ainsi son inquiétant voisin, le cardinal Gualdi, qui lui révéla le poème en son temps adressé à cette « Dixième Muse », trouble sa chambre par les vibrations d’un étrange instrument, passant ses nuits à imaginer au clavier les compositions perdues de la jeune femme. Quand seul le narrateur retrouve et vole un manuscrit « relié de velours cramoisi » où sont les « pièces d'orgue » d’un cardinal et peut-être de la Virgilia…
Cultiver ce rêve, s’agit-il d’une névrose, d’une incapacité à aimer une femme de chair ? On d’une juste prudence : « Tandis que les autres amours tendent inévitablement à s’épuiser et s’éteindre, du fait de la possession de la personne aimée, ma passion ne tend qu’à s’accroître et à éloigner de plus en plus la limite de son irréalité, à rendre de plus en plus impossible son transfert, même approximatif, sur un plan réel. Cet amour que j’éprouve acquiert ainsi un caractère profondément religieux et mystique. Pour moi la Virgilia est Dieu ». Mieux que Sainte Cécile, patronne des musiciens, elle est « l’allégorie », l’essence de la chair et la réalisation de l’œuvre « de l’art apollinien », à la fois musical, conceptuel et amoureux.
Le récit, inactuel, magnifiquement intemporel, moins sentimental que métaphysique, est empreint d’un ardent lyrisme, tissé de descriptions lumineuses de Rome et des lieux antiques, jusqu’à ce que le professeur Müller montre au narrateur le tombeau de bronze et son gisant : « corps parfait, musical », en lequel il reconnait son aimée. Mieux, peut-être cet amour est-il réciproque, du moins dans le délire -ou la sapience- du cardinal Gualdi : « Elle vous a élu et vous a aimé avant même que vous ne la connaissiez. » C’est alors que ce dernier découvre à l’heureux jeune amant « l'orgue magique » de Regiomontanus, destiné par la combinaison d’une adéquate partition à ressusciter la vision de la belle : « Tu resplendissais nue, nue dans l’eau limpide du cristal. » Ainsi les reflets temporels, grâce aux admirateurs et aux descendants des protagonistes du XV° siècle, tissent un réseau hallucinant, irrésistiblement séduisant.
L’écriture, souple, claire et plastique, frôle avec soin et suggestion les territoires du mystère. Sensuelle, en même temps animée d’une intense spiritualité, elle permet à la narration de cette quête et ascèse, de cette approche de la féminité et de l’œuvre d’art intimement mêlées, d’atteindre la cognition philosophique autant que la justesse poétique.
Fantastique, amour passionné pour l’art et pour la beauté, fantasme et idéalisme, tous les ingrédients d’un romantisme absolu sont le meilleur de Giorgio Vigolo (1894-1983) qui attendit la veille de sa mort pour confier cette œuvre de jeunesse, ce précieux récit initiatique, à la publication. Est-ce mourir, que de pouvoir animer un tel gisant littéraire sous les yeux du lecteur ému ?
Thierry Guinhut
Article publié (et ici augmenté) dans Le Matricule des Anges, avril 2013
Il ne voit les montagnes que tombé dessus. A Aspet, après deux jours de lueurs molles et pâles, couleurs et contours noyés, puis une lourde pluie nocturne. Pendant sa montée, un matinal brouillard se déchire sur la soudaineté des Pyrénéesverts et blancs. C'est dans l'exaltation de l'allégresse presto de la trentième symphoniede Haydn qu'il monte le long des crêtes boisées de Penne Nère, puis sur des pelouses en dévers au-dessus de gouffres pommelés pour accéder au modeste sommet visé depuisToulouse : le pic de l'Aube.
De ce sommet, choisi pour son nom, il espère encore, après une semaine dépourvue de conversation réelle, et comme par la magie infuse du géniedes péripéties, rencontres et coïncidences, une rencontre, ne serait-ce qu'avecle visible du réel. C'est pourquoi il aborde ses derniers mètres d'herbes etde pierres avec une infinie circonspection, bravant dans le sens du poil sa fraîcheur ventée, humant le désordre des parois et des pointes de neige étalées d'est en ouest au-delà de vallées bosselées de verts de mai. Personne.Il s'assied avec des heures encore d'après-midi pour rester là, trouvant que les ombres à la surface de la forêt de la Paloumère bougent comme des îles, en une tectonique des plaques accélérée et folle. Il boit l'eau de la dernièresource qu'avale plus bas un des gouffres du réseau de la Henne Morte, ilcroque un bout de chocolat, il suce une graminée mobile dans le temps...
Quand il aperçoit, sur le très vague sentier terminal, la patiente et minusculemontée, comme de ces insectes qui ont la forme et la couleur des herbes,d'un humain. Il présume qu'il lui faut bien un quart d'heure pour arriver. Et n'a-t-on pas un brin de conversation assurée quand on rejoint le même sommet solitaire? Et Camille d'imaginer nymphette lolitesque au mollet età la personnalité assez sûrs pour affronter la montagne, intrépide clochardbarbu fumeur de joint revenu de mai 68 et de Katmandou, terrible bavard destructeur de toute vie sous le laminoir des banalités, ouplacide mâcheur de menthe fraîche aussi obtus que son silence...
Approchant, l'homme paraît s'être déshabillé de tout pittoresque ou cliché.Assez petit, quoique fort de torse, le visage aux entournures rondes, rasé de près, les cheveux courts et raides avec un épi châtain qui balbutie dansle vent, les yeux invisibles, on dirait celés sous les fentes actives des paupières. Comme si pour Camille observer et décrire allaient lui compléter le monde…Soudain, une paire d'yeux vive à fureter pour d'un seul regard délacer lesnids des oiseaux et les chaussures des marcheurs. Au bonjour de Camille, il n'a qu'un timide mouvement de la tempe qui fait saillir un reflet grisé. Il sort une goulue rasade d'eau claire qui brille sur ses lèvres. Unquart d'heure se passe sans, dirait-on, que le bon vouloir d'un narrateurn'agisse en faveur des rencontres significatives... Pimpantes pochettes nuageuses en dessous et en dessus, écoute instable des retours de vapeur des gorges à torrents, des pics lointains et éthérés, peut-être espagnols au sud, là-bas où le glaçage chantilly de l'altitude bouge sans cesse...
Un peu piqué, Camille demande: « Vous arrivez d'où? » regrettant déjà la platitude indigne de sa question.
« De là » fait-il en ouvrant les bras et les yeux pour englober l'espace de la montagne et des nuées sur azur et blanc. « Et de là » fait-il en saisissant entre le pouce et l'index un grain peu perceptible de pierre...
-Justement j'y vais, rit Camille. Alors ayez la bonté de m'indiquer la porte, le passage, le sésame...
-Vous respirez, vous regardez et vous y êtes. Ou alors, il y a les milliersde volumes et d'années des sciences et des bibliothèques. Un peu lourd pournos sac-à-dos, non?
-Que voilà une liste rondelette et appétissante sur un Pic de l'Aube. Je m'appelle Rémi Vénasque. Et vous?
-Camille Braconnier .
-Comment dites-vous? Camille Braconnier... N'étiez-vous pas, un nom pareil ça ne peut s'oublier, sur la liste d'un colloque? A Biron, il y a quelques années? Où je n'ai pu venir.
-Celuiqui annonçait :« Comment penserlaphysique contemporaine? » C'était vous? Et pourquoi n'êtes-vous pas venu?
-Parce que j'avais mouru.
-Comment? Qu'est-ce que vous dites?
-J'ai mouru. Ah, c'est une drôle d'histoire. Je ne vois pas pourquoi jela raconterais au premier venu...
-Il n'y a aucune raison en effet. Admettons seulement que j'adore leshistoires racontées sur un sommet montagneux, que ça peut s'échanger contred'autres histoires, que la seule curiosité ne suffit pas à dire les motifs demon intérêt et que vous semblez avoir suffisamment de piquant dans les motspour crever les abcès de la banalité commune et organisée... Non?
-Mais à vous je veux la raconter. Même si vous haussez les épaulesen retournant en bas. Parce qu'il y avait, je l'ai gardée précieusement, dans votre plaquette sur le Périgord, une photographie... L'ouverture sensuelle, feuillue et spiralée, on ne sait si c'est cosmique, d'un sentier vrillant un taillis vers la lumière. Qui correspond très exactement à un passage en tunnelque j'ai vu, et vécu. La forme de la lumière au bout, c'est vers cela quej'allais. Et où j'ai commencé d'être...
-Je ne saisis pas... Vous allez peut-être vers des interprétations trop précises, exclusives... Mais pourquoi pas. Donc, vous aviez « mouru »?
-C'était alors que j'aurais dû rejoindre Biron. Quelques heures avant.Alors que je revenais en moto d'une séance de zen, maître plissé en robede lin tapant un grand coup sur le sol du silence de son bâton noueux de buis, fidèles cherchant l'extinction des tendons, pièce de danse nue avecbarre et miroirs, un seul pétale de rose bleu sur les lames du parquet blond et vide. Je roulais dans l'ivresse de cette inquiétude contenue qui serre sans lâcher quand on n'a pas de but (un crédit venait de m'être refusé parle Ministère de la Recherche), quand on sort d'une séance où l'on a rien pu apaiser ni saisir. Je roulais dans l'ivresse d'une vitesse retrouvée, dansl'aisance du poing droit serré à l'extrême sur l'accélérateur dans les courbeslarges de la rocade de Bordeaux ouest. Ma Harley Davidson dansait, se penchait de gauche à droite au-dessus du filet follement flou du goudronbleu, rugissait de contentement vers l'orbe aux câbles tendus de trapéziste du Pont d'Aquitaine au-dessus du limon de marée descendante... Quand,vers le haut du pont, je ne sais quelle exaltation de virtuose me fit doubler et slalomer, y compris parmi la file d'en face affolée, une tension survoltée de l'avant-bras poussa ma Harley vers le haut, me fit jaillir en dérapé, ensegment de parabole couchée griffant le goudron, glissant en deux secondes d'étincelles sifflées entre les voitures et m'éclater contre le parapet.
Là, il n'y eut pas de douleur, parce que je partais. Dans l'immatériel jaune ivoire et feu. Je m'élevais. Sans cuir de moto, ni peau ni corps. Comme lesouffle d'un bas de soie couleur chair au-dessus d'une carapace noire et chrome brisée, au-dessus du Pont d'Aquitaine gris et blanc diminuant au-dessous avecle ruban crémeux de la Garonne, bientôt rejoint par celui praliné de la Dordogne et coulant d'une seule Gironde sirupeuse, vers l'océan azuré à cent quatre-vingts degrés de courbe et de planète curaçao clair dans la nuit bouillonnante étoilée rendue sphérique et ouverte par le tournoiement dans lequel je m'engouffrai, vers une infinitésimale lumière calme au bout. Cela m'avalait comme l'œsophage accueille la gorgée de nourriture. C'était un long tunnel de cristal et de peau quidu noir passait aux couleurs de feuilles de printemps sous la brise, aux couleurs de confitures de coing-orange, spiralé, avec un fond de lumière merveilleuseet grandissante. Là, tout était ductile, fluide, audible, tactile, visible, odorant,goûteux. Etait luminescence et particules, ondes et corpuscules, distinct et ensemble. J'étais nu, sans le poids et la gêne du corps,sans le sexe et son petit pendouillement ridicule, une seule sensation de fragrance et d'ailes. Deslumières et leurs prismes en bâtonnets d'arc en ciel me traversaient sans mal ni m'aveugler, pour éclairer tous mes réseaux sémantiques neuronaux jusqu'à l'intérieur de mes sens, souvenirs,insouvenirs et pensées, toute ma vie lisible et panoramique comme sur un ADN simultanémentidentifié, projeté et interprété dans une profusion d'images, de scènes etde récits, d'enfance, d'adolescence et d'âge adulte miens, à sa juste valeur.Un vol perpétuel de photons entourait en spirales successives le tunnel quiallait s'élargissant, s'illuminant de plus en plus de translucidité, et me portaiten une ligne courbe vers un autre champ de photons acapella à la manière des anges de Schütz et du Chant des adolescents deStockhausen, avec une pulsation syncopée dans le langage du temps... Bientôt,une note unique se dégagea, non pas solitaire, mais fondue de toutes lesautres possibles, enrichie de ses harmoniques, oscillant et frémissant, glissant sans fin dans une dynamique étonnamment agile, comme les allegro et vivacedes Sonates en trio de Bach. Au-delà, une boucle musicale apparut, se répéta lentement, se répéta légèrement autre et déplacée, se répéta encore, enun tranquille processus graduel, d'enveloppement, de clarté sensuelle et spirituelle infinie. Soudain, une première entité à forme masculine, translucideet douce, me toucha l'épaule, avec un de ces regards d'amitié qui secoue et galvanise d'énergie jusqu'à la pointe pure des orteils, des doigts et dela langue, comme si c’était moi qui me retrouvai enfin. Compréhensive, elle me guida vers la valvule vivante du tunnel. Je franchis une marche impalpable dans la lumière. Alors, je trouvai une deuxième entité, Aphrodite d'or, chair et nue, sans sexe. Elle avait le visage, avec une beauté intérieure en plus que je ne lui avais pas connue, d'une jeune fille que j'avaisaimée jadis sans avoir jamais pu lui parler, et qui mourut écrasée entre lequai et la coque du bateau de l'Ile d'Ouessant. Elle me tendit un rameaud'or, qu'avec une intense sensation de bonheur liquide, celle de l’eau pour la soif, mais électrisant tout mon non-corps, je pris, pour m'avancer vers l’oreilleinterne, supérieurement aérée et mélodieuse, rose, du tunnel ouvert versje ne sais quel clair matin... Soudain, il tomba en cendre bâtonneuse, noireet glauque dans ma main, je fus rappelé à une vitesse nauséeuse vers lededans du tunnel et sur le pont où j'avais laissé mon corps, on me le faisaitpéniblement reprendre, pressant ma poitrine, charcutant les veines de monbras, comme un gant cassé qui m'allait mal et me faisait mal, qui m'étouffait avec des mains de métal sur le poitrail,avec ma main sur un fragment de guidon noirci. Et je vis mes sauveurs haïssables dans le suffocationde ma langue retournée.
Vallée de la Pique et Luchonnais depuis le Pic d'Aubas, Haute-Garonne.
Photo : T. Guinhut.
Après, je perdis conscience, sans rêve. Parce qu'hélas, j'étais de nouveau vivant. J'eus, pendant quelques jours de coma, quelques réminiscences apparentes de ma traversée, une lueurmobile au bout d'un couloir où je voyais mon aura, mais vérification faite, ce n'était qu'un grand miroir au fond d'un couloir d'hôpital. J'eus à souffrir. A compter à chaque respiration les coups de serviettes mouillées de mes côtes et de mon sternum cassés. A tourner ma vertèbre brisée entre mes cartilagespincés, mes tendons froissés, mes muscles hachés. A tenter de gratter ma peau entre le plâtre et le genou. A essayer de cracher les caillots desang collant mon diaphragme. A oxygéner les bulles de plomb qui cognaientsans cesse contre mon crâne sans pouvoir sortir. Entre temps, « un pronostic très réservé » avait atterré Catherine. Puis, après deux mois, à me rééduquer. Avec les mains, les cheveux et les mots de Catherine sur mes mains. Avec les gestes, les paroles d'encouragement à qui ne devait plus guère marcher,d'une masseuse kinésithérapeute dont le rire et la solidité mepiquèrent au vif des mois durant, me firent faire des progrès inattenduspar tous... Et me voilà! Pic de l'Aube, 1608 mètres d'altitude, quatre heuresde montée. Forme superbe!
-Avez-vous raconté cette vision tout de suite?
-Non, une sorte de présence intime me retenais: « pas déjà... » J'y repensaistout le temps. Ce qui aurait dû me faire haïr la condition souffrante de la vie, le cinglant et caoutchouteux univers déshumanisé de l'hôpital... Maisnon, une impulsion nourrie de ce souvenir m'encourageait sans cesse à vivre,à mebattre contre moi-même pour vivre. Je bougeais, n'était-ce d'abordqu'un doigt pour scander un bout de mémoire de sonate de Scarlatti, je lisais, j'écoutais des blues, toute l'histoire du rock et du jazz, j'organisais ma pensée... J'ai attendu d'être à la maison pour le raconter à Catherine.
-Et qu'a-t-elle dit?
-Nous en avons longuement parlé, elle pensive. « C'est beau, dit-elle, si je le vis, je le vivrais à mon moment, puis l'un de nous deux accueillera l'autre. »Ce n'est pas quelqu'un qui s'emballe dans les hypothèses, qui se tracasse.Elle a un calme génie pour accepter les choses. Ceux qui ne la connaissentpas pensent qu'elle est indifférente, ou froide. Mais c'est un respect, unesensitive... Après, j'ai cru de mon devoir d'en parler. D'abord, un collèguede physique qui travaille sur les micro-structures des ondes dans l'espace,un bosseur fou, toujours épaule contre épaule avec moi pour le boulot... Qui m'a déçu profondément à l'occasion; il ne m'a même pas laissé finir. « Du concret, disait-il, pas des conneries de bondieuserie... »
-C'est tout?
-J'ai persévéré. Et le résultat n'a pas été brillant. Jusqu'à ce que jetrouve le livre d'un professeur américain qui rassemble ce genre d'expériencesde l'au-delà, que j'apprenne qu'il existe en France une association de quelques dizaines de personnes dans mon cas. J'v suis allé, le cœur battant, l'esprit en feu. Mais ça été pire. Parce que j'avais un voyage post-mortem plus riche,plus complexe, plus détaillé qu'eux. Ils étaient restés trop humains. Et le mesquin ressentiment les fit me rejeter comme truqueur, faussaire et m'as-tu-vu. Quelques autres, pour les mêmes raisons, tombèrent carrément à mesgenoux, atteints de religium tremens, comme si j'allais leur rattacher le cordon ombilical à l'au-delà par ligne directe. J'avais innocemment partagé le gentil groupe gonflé de bonnes intentions en deux factions de sectes combattantes.
-Joli psychodrame en effet...
-Finalement, à part Catherine, tu es le seul qui n'a pas ricané, qui ne s’est pas détourné,gêné ou choqué par l'obscénité de la chose, ou extasié comme un niais devant la joliesse mystique de la promesse. Je ne pouvais en parler à Platon, qui avec le mythe d'Er, dans La République, évoque ce genre d'échappée. J'ai pensé à toi, lorsque rangeant des paperasses, j’ai retrouvé ta photo qui m'a redonnétoutvraiun instant de mon ascension. Je n'allaispas encore emmerder un pauvre homme avec mes farfeluosités… Mais là, ente trouvant sur ce sommet -nous n'allons pas analyser les ressorts du hasardmaintenant- je n'ai pas hésité. -Rassure toi, je ne suis pas à la recherche d'une quelconquechaude compassion.
-Je t'écoute. J'essaie d'émettre des hypothèses. Sans me précipiter. C'est comme si j'avais une réponse fictionnelle à certaines questions. Mais une réponse sujette à caution. Cette histoire est peut-êtreprogrammée par le secret biochimique du corps au moment de la mort. Une décharge compensatrice d'antidépresseur, un rêve fabuleux en vingt secondes de drogue pour masquerque la souffrance et la mort se brisent en néant...
-C’est ce que je me suis dit. Le réflexe scientifique ne m’a pas lâché. Mais réduire le spirituel à la biochimie... Ramener les chambres de Raphaël à une ébullition d'oxygène, de carbone et d'acides aminés... La matière de l'âme est-elle une création du seul corps? Finit-elle avec lui ?
-Pourquoi pas? L'esprit est la fonction du cerveau, comme la digestion est celle des tripes. C’est un film fait de tes matériaux et que tu t’esprojeté, sans savoir où était la lentille neuronale du projecteur. Tu étais ton propre narrateur à toi-même caché…
-En rassemblant des moments, je peux répondre. Mais c'est comme les 109 éléments. Ils ne suffisent pas à expliquer la vie. Ma grand-tante Ernestine, la religieuse, lors d'une anesthésie aléatoire dans les années trente, a dit avoir vu les portes du paradis. Les techniques de réanimation actuelles ont pu favoriser mon expérience... Tu sais déjà pour l'Aphrodite. Quant au rameau d'or, c'étaient quatre heures de colle que je me suis injustement mangé à copier l'original et la traduction du fameux livre VI de L’Eneïde de Virgile, tout ça d'un pénible, c'était un prof de latin aussi lunatique que sadique, avec une adulation mystiquepour ce bout de bois qui permit à Enée de passer vivant dans les enfers. Et puis, surtout, mon éducation protestante, le sentiment alors d'être enpermanence radiographié sous l’œil de Dieu, l’espoirque le justeserait accueilli par le regard des anges...Des musiques, des tableaux, comme ce jour, j'étais enfant, à Venise, dans le Palais des Doges, je me suisévanoui sous les vingt-deux mètres sur sept du Paradis de Tintoret, puis, l'étage au-dessus, où je restais hypnotisé dans l'axe de visée lumineusedu tunnel avec les âmes et les anges de Jérôme Bosch...
-Ce sont les matériaux divers qui préludent à la fiction de l'œuvre d'art, tout simplement.
-Tout simplement! N'oublie pas que Freud lui-même avouait flancher devantle mystère de l'œuvre d'art. Et je ne vais pas me prétendre artiste pourun rêve qui est dans le domaine public de l'humanité, ou pour une réalité supérieure qui n'est pas de mon fait.
-Freud aurait peut-être vu une érection dans ton rameau d’or. Et dans ton tunnel l'envers du conduit vaginal de sortie. Il aurait dit que l'inconscient aime à nier la mort. Son seul défaut était de ne rien connaître à la biochimie.
-A laquelle tu ne connais rien toi-même. Et moi guère plus. On fait une belle paire de causeurs d'embrouilles sur cette montagne à forêts. Ou alors, ce que j'ai vu, c'est du vrai, c'est du gâteau de réalité.
-Peut-être qu'au moment de débrancher la vie, le cerveau désinhibe ses circuits et éclaire d'un flash toutes ses ressources?
-Pourquoi est-ce que je ne peux pas sauter de ce sommet vers la lumière du savoir et sourire à ses anges?
-Tu peux sauter dans la fiction, si tu veux. Ou te suicider pour quitterla grotte platonicienne de la vie où tu ne vois rien. Non, pour moi, la vérité est ici, et parmi nous.
-Non, le suicide, n’est pas dans ma nature. Depuis, la vie intégrale m'est devenue plus précieuse encore.On dit que ça ne se passe pas trop bien pour les suicidés, là-haut. Quelques-uns ont raconté qu'avantd'être renvoyés parmi les vivants, des ombres aux poignets tailladés leur avaient fait ressentir la honte et le tourment de leur geste erroné. Le genre bottée d'orties amères dans la gorge, tu vois...
-Parce que le chrétien est conditionné à voir dans le suicide une faute grave.Et la plupart ont autant de mal à avaler leur vie que leur mort, alors... Je crois qu'après ton histoire il peut y avoir un bout d’épisode, puis, plus rien.
-Quel matérialisme, regrette Rémi. Et Dieu? Qui a jeté cet espèce de moi dans mon espèce de corps, dans cette espèce de monde?
-Enfant, j'ai un jour pensé que tout le monde savait. Qu'on m'avait jeté dans ce moi, dans ce monde, sans rien m'en dire, pour m'observer... Aujourd'huiencore,j'ai l'impression que c'est étrangement que la société me laisse braconner sur ses terres. . .
-Donc, l'hypothèse Dieu?
-Toutes ces religions... Pourquoi ce dieu plutôt que cet autre? Entreun seul dieu et ceux qui disent plusieurs... Je préfère les dieux de la montagne, de la source et du loup. Et quoique ce pin puisse ressembler, torturé, desséché comme il est, à quelque christ sur sa croix, quelle horreur d'adorer la figure répugnante d'un corps souffrant! J'adore Aphrodite...
-Et s'il existe après tout? Et que tu le rencontres après?
-Improbable. Cet homme est mort depuis longtemps. Cependant, je lui accorderais qu'il a bien fait de me laisser mon libre arbitre. J'aurais des conversations avec lui, qui, très vite, manqueraient de piment: il saurait tout. J'accorderais qu'il a fait un sacré boulot, mais sans être de la meute bêlante de ses adorateurs. J'irais rencontrer Nietzsche et Monteverdi, Picasso, Dante et Titien, Proust, Jim Morrison et Lucrèce, Webern et Max Planck, et bien d'autres...Je ne perdrais pas mon infini, je te le promet. Et s'il a la stupidité de m'envoyer dans son enfer à quincailleries de souffrances au lieu de son paradis des houris, eh bien, je hurlerais d'ironies inutiles. Contre le seul coupable de l’affaire : lui !
-Quelle tête de cochon! On dit ça, et on retourne sa veste sous le crucifix de l'extrême onction.
-Non, Rémi, nous n'avons eu ce bout de discussion que parce que nous sommesnés dans sa culture là.
-Alors le ciel est vide d'origine, de pourquoi et de but...
-Oui. Les dieux ne sont qu'une défense fictionnelle, au sens de la défense immunitaire, devant les stress de la mort et de l'impensable. Et ça me plait mieux ainsi. Je suis plus libre. Comme lorsqu'au ciel de la politique il n'y a plus d'utopies. Surtout qu'on ne me prouve pas qu'il y a Dieu, qu'il y a une réponse irréfutable au d'où venons nous, qui sommes-nous, où allons-nous. Alors, ça perdrait son intérêt, sa liberté, son plaisir...
-A moi, il me faut les réponses, reprend Rémi. J’entrechoque les faits et les hypothèses, voir si ça fait des étincelles. Avec ces silex, accélérateur de particule ouradiomètre différentiel du satellite COBE, je veux éclairer le cosmos et l'homme, savoir le pourquoi et le comment.
-Finalement, avec le poème d'un autre et l'œil de mon appareil photo, j'ai la même démesure d'ambition...
-Quoi ? Explique toi un peu pour voir.
Alors, Camille lui parle de son De natura rerum, de son livre de photographies en formation. Les principes fondamentaux de l'univers, de la matière et des atomes, les éléments de la nature, l'esprit, le corps et la mort, images, visions, connaissance et amour, « pouvoir tout regarder d'une âme apaisée », l'univers mortel et non divin, l'histoire de l'humanité, physique, astronomie, géologie, botanique, zoologie, les hommes, leurs travauxet leurs langues, la météorologie, foudre, nuages et tempêtes, la terre...
-Ouch! Et sur combien de vies comptes-tu pour ça?
-Oh, ce ne sera qu'un modeste raccourci.
-Et tu as des notions de physique quantique, de chimie supramoléculaire,de catalogues de galaxies, d'interférométrie, d'héliosismologie, de réinterprétation géométrique de l'équation de Fermat?
-Rien! Trois fois rien! L'équation la plus enfantine me laisse pantois, depuisqu'en maths je lisais les poètes romantiques...
-Alors, rêveur fou, ton cas est désespéré.
-N'oublie pas ma tête de cochon. Je n'ai pasà respecterles chasses gardées.
-En quelque chose comme quinze milliard d'années, tu devrais y arriver. Mais j'aimeraisvoir tes photos. Et peut-être te donner quelques coups de main, si tu veux. Moi aussi, je veux connaître toutce que cache l'univers.
-Pari tenu! rit Camille. Ce sommet aux nuages nous monte au cerveau ! C’est le genre de pari pour indécrottables ivrognes de mondes. Un contrat à sceller avec son sang, ou avec du vin... Je n'ai que de l'eau de montagne, ça t'irait ?
Rémi Vénasque sort alors de la poche intérieure de sa parka matelassée vert, comme pour la protection du côté cœur, une mince flasque d'argent,courbe un peu pour épouser la forme de la poitrine...
-Et une goutte de génépi des Alpes, ça marcherait ?
-Et comment ! Avec une poignée de dattes directement importée des oasis édéniques, d'accord ?
-A ma prochaine et dernière mort, reprend Rémi, en soufflant l'ellipse des noyaux vers l'abîme des vallées, je veux qu'on disperse mes cendres duhaut du Pont d'Aquitaine. Histoire de bloquer à nouveau la circulation.C'est une antenne cosmique de première grandeur au-dessus du fleuve. Une part d'orbe lumineuse. Et toi ?
-N'importe quel cimetière de montagne avec vue irait à ma carcasse. Soudain, je me demande si Léo Morillon est en haut, derrière ton tunnel, et Julius, et Joss ? Si c'est un Apollon d'or qui attendait Léo ?
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.