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11 juin 2016 6 11 /06 /juin /2016 08:59

 

Porto de Barqueiro, Galicia. Photo T. Guinhut.

 

 

 

 

Chuck Palahniuk, l’orgasme du réalisme sale :

 

Peste, À l’estomac, Snuff, Orgasme.

 

 

 

Chuck Palahniuk : Peste, traduit de l’américain par Alain Defossé, Denoël, 2007, 448 p, 22 €.
Chuck Palahniuk : À l’estomac, traduit par Bernard Blanc, Denoël, 2005, 544 p, 25 € ;
Chuck Palahniuk : Snuff, traduit par Claro, Sonatine, 2012, 224 p, 16,50 €.

Chuck Palahniuk : Orgasme, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude,

Sonatine, 2016, 359 p, 18 €.

 

 

 

Âmes sensibles s’abstenir. Palahniuk est répugnant… Il serait cependant, non pas de bon goût, mais de bonne inesthétique littéraire que de se pencher sur son réalisme exacerbé, son voyeurisme de l’ordure humaine et sa glauque provocation. De Peste à Snuff en passant par A l’estomac, sommes-nous en présence d’un exhibitionnisme pervers ou d’une satire acide ? Les lecteurs de Palahniuk (devrions-nous dire ses fans, ces êtres dérangés au point de s’acoquiner avec un tel écrivain…) devront être à l’aise dans ce bain d’horreurs où surnage le fiel. En effet son humanité est faite de brutes, de dingues extrêmes, de malades, de paumés et de bouseux plus proches du débris que de l’homme idéal : nous tous en fait, en choisissant notre part la plus infecte, avec un assaisonnement morbide, ce tour de main de l’écrivain qui force toujours le trait en direction de la terreur déjantée.

Pour reprendre un titre du romantique allemand Jean Paul Richter, Peste  est une « Biographie conjecturale ». Qu’on se rassure, ou plutôt qu’on s’inquiète durablement, la vie de Rant n’est guère romantique. En effet, Peste est la biographie conjecturale d'un monstre à la pointe des nouveaux barbares, l’odyssée d’un criminel chronique.

Personne n’est réellement capable à soi seul de dire qui est Buster Casey, alias « Rant », le contre-héros de Peste. Aussi, le livre se présente comme un bouquet de fleurs vénéneuses successives réunies autour de l’anti-héros, pourtant dressé au rang de héros de la mort des temps modernes. Chacun apporte son court témoignage crédible, loufoque ou délirant, scientifique ou hyperréaliste, en commençant par dépeindre sa grand-mère, ses parents, son enfance semée de crottes de nez… C’est dans une atmosphère fantastique que la vie de Rant se déploie sous nos yeux exorbités; le faisceau des points de vue et des récits formant une sorte d’éloge -ou de blâme- funèbre.

Car ce type fascinant est une « peste », un sida physique et moral. Jugez-en : son hobby préféré est de plonger un de ses membres dans un terrier jusqu’à ce qu’un lièvre, ou une moufette, un coyote, plante ses crocs dans sa chair. Il semblerait que cela vienne de la sensation éprouvée lorsqu’il fut mordu par une veuve noire alors que son père refusait de le faire soigner. Fatalement, le voilà porteur de la rage. Mais loin de recevoir un traitement ou de rapidement trépasser, il est « porteur sain », « superagent contaminant », du virus qui rend fou, et tue non seulement ses petites amies qu’il embrasse ou avec qui il copule, mais aussi tous ceux qui ont le malheur d’approcher de ses postillons… La liste de ces méfaits et infamies est longue, consternante, apocalyptique. Le « Pique-nique des Abeilles Tueuses » est comme « un truc sorti de l’Ancien Testament » : Rant a répandu le « phéromone de Nasonov » qui les attire en masse. Il entraîne sa classe à réclamer « le droit à l’érection pour tous » et s’enfuit avec un faux diplôme, un chèque et « tout le pognon de la Fée des Dents ». Il intègre une équipe de « chauffards » dont le but est de massacrer les autres bagnoles : une « culture du crashing » qui fait un peu trop penser à Ballard. Dans un monde aux marges de la science-fiction, on se sépare alors entre « diurnes » et « nocturnes », car « la Nuit est l’immense poubelle destinée aux déficients mentaux ». Notre tueur à tous crins, qui traverse les générations (il serait son père et son grand-père baisant mère et grand-mère), trouvera bientôt son acmé parmi ces « avion-suicides biologiques », ceux pour qui ce n’est plus la vie qui est créatrice, mais la mort…

Peut-être cette Peste gothique et hard n’est-elle pas aussi continuellement intense, qu’un précédent roman, A l’estomac. Mais Palahniuk est une fois de plus soulevé par un enthousiasme (venu des dieux ou des seuls enfers ?) qui lui permet d’élever ses figures du mal les plus perverses jusqu’à la qualité du mythe. Faut-il admirer Rant le trash super-anti-héros ? L’auteur rêve-t-il de voir ses créatures ravager le monde, ou, comme une sorte de prédicateur bien américain, dresse-t-il un portrait de la bête immonde digne d’amender ses lecteurs ? Tout en fournissant, grâce aux rapports des médecins et anthropologues l’analyse rationnelle du phénomène et finalement de l’humanité, il laisse chacun exercer son libre arbitre devant un tel déploiement de folie.

Ce qui était dans Peste crétinisme et dégénérescence, délire hystérique, ces vertus de l’anti-héros, du propagandiste de la violence et de la mort, est élevé au rang de passion collective dans A l’estomac. Palahniuk a eu la curieuse audace d’imaginer un Décaméron contemporain et déviant dans une cruelle résidence d’artistes. Le « vieux type mourant, nommé Whittier », sélectionne par voie d’annonce une vingtaine d’auteurs en herbe, le plus souvent ratés, à vivre trois mois de rêves dans une « retraite d’écrivains ». A n’en pas douter, il s’agit là pour Palahniuk d’une entreprise d’autodérision. Pire, le lieu propice à la création se révèle être un théâtre abandonné, digne d’un sous-musée des horreurs.

Les personnages séquestrés ont nom « Saint Descente de Boyaux », « Duc des Vandales », « Agent Cafteur », « Dame Clocharde », « Comte de la Calomnie ». Ils officient dans « la galerie des Mille et Une Nuits » ou dans le « foyer maya » pour lire tour à tour leurs productions. L’une d’entre eux résume la situation : « tu fais carrément passer une audition aux catastrophes éventuelles, de façon à être soigneusement préparé quand le désastre final se produit enfin ». C’est une sorte de reality show en huis clos : « Celui qui pourra afficher les plus grandes souffrances et le maximum de cicatrices sera le chouchou du public ». Ainsi, les uns se mutilent, meurent, de façon absurde, désirée, crainte, toujours sordide, au rythme du concours de « nouvelles », rythmées par des « poèmes » en prose, au point que le gore surexploité frôle le burlesque, voire perde sa crédibilité. Il suffira, pour juger de la délicatesse inattaquable de cette collection d’atrocités, de signaler, au hasard, une histoire de poupée sexuelle, destinée à recueillir les témoignages des enfants abusés, dans laquelle une femme introduit des lames de rasoir pour blesser et punir ses collègues policiers. Assez ! nous direz-vous, non sans raison… La parodie lointaine de Boccace et de Sade est là toujours grinçante, choquante, sadique, masochiste et morbide. Haines, fausses amours, corps déchiquetés et pourrissants, cannibalisme sur un fœtus, violences triviales et sophistiquées, tout est bon pour s’assurer un succès imaginaire, puisque les plumitifs finiront emmurés… Restent, parmi les récits inégaux destinés à bluffer un lectorat affamé de monstruosités, parmi la surenchère de l’écœurement, parmi l’ennui et le décrochage prévisibles du lecteur abasourdi par le systématisme du procédé, les coups de griffes psychodramatiques, le sens de la formule qui fait mouche parmi ces apologues noirs, la mise en scène sans concession de l’écriture et de ses troubles motivations par le réel écrivain qu’est Palahniuk.

 

 

 

 

Enfin, parmi une demi-douzaine d’autres titres traduits, dont le si bien nommé et combattif Fight Club, et le si bien raté Pigmy qui crut inventer un langage illisible, Snuff est le degré zéro, le sous-sol de la satire sociale, l’ordure de la dignité humaine. Cassie, star du porno en fin de carrière jette à la face de ses fans et du monde son ultime défi : copuler successivement devant la caméra avec six cents mâles… Le récit ne nous épargne rien ; il est aussi crade que le milieu décrit, quoiqu’exact. Le reportage, élevé au rang du romanesque, est sans détour. Les candidats, puceaux pitoyables ou machos déglingués, tous numérotés, la régisseuse, savante en hygiène et pathologies sexuelles, alternent les voix. On croise, parmi les coulisses de l’exploit, des « chips à l’oignon », des molles érections, la crasse et la sueur, une capsule de cyanure et du Viagra. Un peu de suspense lorsque le fils supposé de la star fait partie des hardeurs et laisse planer le doute sur son attitude au moment crucial. Jusqu’à ce que le producteur qui viola la jeune Cassie pour en faire sa créature atteigne la mort. Mais, pour assurer un mémorable succès, l’actrice qu’on avait compris être suicidaire, malgré le peu d’épaisseur psychologique, s’unit à lui par leurs sexes, quand le choc du défibrillateur les électrocute tous les deux, d’où le « snuff movie », parodie infâme de Roméo et Juliette…

Ici, la sexualité et la pornographie n’ont définitivement plus rien à voir avec l’amour, y compris lorsque le prétendu fils abandonné offre et demande affection à la reine de la soirée, en fait pour obtenir argent et reconnaissance, imposer ses exigences. De plus, elles ne sont en rien susceptibles d’esthétique, rivées qu’elles sont sur le curseur du Livre des records, de la provocation scandaleuse, pour parvenir un instant au sommet de l’argent et de l’exposition médiatique la plus vulgaire. Ce bref roman, qui se veut une satire au vitriol des milieux du porno et de ses pires excès (le gang-bang pour ne pas le nommer), voire d’une société de consommation capitaliste qui vend de la viande humaine sur écran et piège la turpitude sexuelle du spectateur, reste assez plat : un sujet à peine inédit de faits divers, qui pourrait passer pour une infecte propagande en faveur du viol collectif, ne suffisant pas à compenser la modestie narrative et le peu de subtilité de l’écriture, hors quelques métaphores, comme le centre du monde de Cassie présenté comme un « cratère », ou la comparaison avec la Messaline romaine. A moins de se demander s’il s’agit de complaisance ou d’un apologue à méditer ? Cassie est-elle une loque humaine dévoyée par son indigence intellectuelle, une femme-objet prostituée par les mâles, ou une féministe héroïque prenant sa revanche ?

Si l’on associe Palahnik au mouvement dit d’ « Anticipation sociale », il serait tout aussi pertinent de parler à son propos de réalisme sale. La satire sociale étant son pain satanique, où l’homme a remplacé avec brio Satan, il officie également dans le sillage de la longue tradition du roman gothique et d’horreur. Son écriture, souvent qualifiée de minimaliste au point que tout individu moyen puisse à la fois l’utiliser en tant que vecteur de récit et la lire, comme dans le faible Snuff, a néanmoins dans ses meilleurs moments, à l’instar d’A l’estomac, quelque chose de baroque, lorsque les récits emboités et successifs se mêlent avec les poèmes en prose des différents protagonistes voués à figurer le pire de l’humaine condition et de sa psychologie dévastée.

 Peu ou prou, les personnages de Palahniuk incarnent le mal, ils sont leur propre responsable du mal. Le dingue de Peste est le vecteur du mal, pas seulement parce qu’il s’infecte volontairement de la rage, mais parce qu’il est animée par la pulsion de mort, le goût de la destruction. La plupart, sinon tous, des participant à la « colonie d’écrivains » d’A l’estomac, sont rongés par une déception congénitale et sociale, par un ressentiment natif contre ceux qui vivent mieux qu’eux, réussissent sans eux, par une vomissure autodestructrice. Plutôt que de rechercher la sérénité ou de lutter dans le combat pour la vie et la dignité, ils se raccrochent à l’espoir illusoire et grotesque d’être de réels écrivains, de toucher du doigt la vengeance de la reconnaissance, ce pourquoi l’invitation du vieux Whittier sonne comme un paradis… Qui se révèle bientôt un enfer, le plus baroque et immonde caveau de la littérature gothique contemporaine. Si Whittier est atteint de « progérie », cette dégénérescence cellulaire qui accélère le vieillissement, il est la métaphore d’une microsociété de dégénérés mentaux pour qui le mal est la seule solution pour briller un moment avant de s’effondrer. Si Dieu ou l’homme existent, qu’ils fassent que cette société ne soit pas la nôtre, mais uniquement celle de l’avertissement nécessaire de Chuck Palahniuk, l’écrivain pré-apocalyptique…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le réalisme crade étant la spécialité de Chuk Palahniuk, l'on se souvient peut-être du club de combat clandestin et jusqu’au-boutiste créé par son anti-héros dans Fight Club[1], où il va connaître la vérité de la douleur. Aujourd’hui, s’il s’agit d’atteindre la vérité du plaisir, l’on devine dès la couverture d’Orgasme que ce romancier américain, né en 1962, ne fait pas dans la délicatesse. Il suffit d’appuyer sur le rose interrupteur, évidemment métaphorique, pour obtenir l’orgasme des personnages. Et pourtant ce n’est pas par ses postures dignes du Kama Sutra qu’il provoquera celui du lecteur. Mais bien par une imagination pyrotechnique qui lui permet de changer le plaisir féminin en anti-utopie terriblement politique…

« Violée devant un tribunal fédéral », Penny vient de larguer Linus Maxwell. Pourtant la modeste apprentie avocate et féministe d’occasion avait conquis « l’homme le plus riche de la planète ». En cette variation moderne sur le prince charmant et sa princesse, et après un intermède où le chevalier reste respectueux, les choses se corsent : « D’abord il vous rend célèbre », ensuite « il vous isole ». Et si l’on a l’inconséquence de passer à l’acte on découvre qu’ « Orgasmus Maxwell », spécialiste de la sexualité, obsédé de l’intensité du plaisir féminin, est un froid scientifique. Il s’ingénie à méticuleusement tester sur Penny les accessoires et autres aphrodisiaques sophistiqués, carnets d’expériences en main, de sa future gamme « Beautiful You » (d’où le titre original), dont elle est le cœur de cible : « Je t’aime parce que tu es incroyablement ordinaire ». En effet, une fois les produits mis au point, une fois l’infinie jouissance conquise par les femmes, « un milliard de maris seront remplacés » par le parfait « ersatz d’amour ».

Mais, au-delà de sa propension pour un réalisme outrageux, à la recherche des pires pulsions de l’humanité, Chuck Palahniuk s’aventure avec un burlesque brio dans les marges de la science-fiction, mais aussi du merveilleux. Il faut alors accepter que le quota de bonheur de Penny auprès de son mentor soit compté : « cent-trente-six jours », comme pour celles qui l’ont précédée, Alouette d’Ambrosia, actrice à succès, Clarissa Hind, devenue Présidente des Etats-Unis. Car Maxwell les contrôle toutes, clientes innombrables comprises, les inondant à distance d’orgasmes insoutenables, les assujettissant à tous les vêtements et objets divers que l’excitation érotique leur ordonne d’acheter. L’empire commercial devient alors totalitaire, alors que, prises d’une folle addiction à leur onanisme incessant, toutes les femmes dépérissent. En cette anti-utopie de la jouissance forcenée, le monde est menacé d’apocalypse, les hommes pleurent toutes les larmes de leur psyché ou, plus rarement, tentent de sauver leurs compagnes possédés par le démoniaque et tentateur Orgasmus. Car le tyran du sexe féminin est allé jusqu’à insérer aux veines de ses cobayes des « nanorobots », par le moyen de « libellules » qu’avalent vagins affamés, jusqu’à confondre délice et douleur, extase et mort…

Seule « Baba Barbe-Grise », qui vit dans une grotte « tout en haut de l’Everest », sorcière qui jadis initia Maxwell aux os et onguents magiques, aux techniques tantriques, pourra peut-être permettre à Penny de sauver l’humanité de ce détournement manifeste de l’éthique du plaisir. Solution combien loufoque à la lisière des comics, et qui se permet en passant de glisser une satire au fer rouge des spiritualités himalayesques et indiennes…

Romancier rose et noir, entre « pantoufle de vair » des contes et médias surexcités auprès de « la Cendrillon du Geek », conteur palpitant, grinçant et cru, Chuck Palahniuk (né en 1962), mène son intrigue à la baguette, avec une retorse jouissance. Comme en tous ses romans, dont le contagieux Peste, ou le bouquet de récits aux épines vénéneuses qu’est À l’estomac, le lecteur hésite entre adhésion amusée et répulsion, entre éclat de rire et dégoût, avant d’admettre qu’un tel imaginaire outrepasse (quoique provisoirement peut-être) avec feu et cendres les possibilités humaines et technologiques. Sa tyrannie sexuelle est évidemment une satire d’un capitalisme planétaire et outrancier, en même temps qu’une charge contre la mégalomanie, et surtout contre cette pulsion de pouvoir qui pousse à vouloir contrôler autrui jusqu’aux dernières extrémités du totalitarisme.

Si la fable, dans la tradition la plus délirante du mythe du savant fou, peut nous laisser incrédule, et peut être écartée par les prudes pour monstrueuse faute de goût, elle n’en reste pas moins, outre son ironie cinglante, d’une sagacité psychologique et politique remarquable. Car ce que l’on appelle aujourd’hui la « réalité augmentée », ainsi que ses « casques de réalité virtuelle » adaptés au plaisir sexuel, ne sont peut-être que les prémices d’une telle déferlante humaine et inhumaine. En ce sens, le romancier de science-fiction et d’anticipation sociale, si incrédules qu’il nous laisse, est, en même temps qu’un sismographe des sourdes tendances de son temps, un agent de prédiction, mais aussi de prudence devant l’hubris et les vices de nos contemporains…

Thierry Guinhut

La partie sur Peste est parue dans Le Matricule des anges, février 2008.

 

[1] Chuck Palahniuk : Fight Club, Gallimard, 2002.

 

 

Aconit napel, Gèdre, Hautes-Pyrénées. Photo T. Guinhut.

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28 mai 2016 6 28 /05 /mai /2016 19:32

 

Buffon : Les Mammifères, Furne, 1853. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

 

Lectures du mythe de Frankenstein,

 

celui qui fut créé des ténèbres ;

 

Mary Shelley,

 

Alain Morvan et Alberto Manguel.

 

 

Frankenstein créé des ténèbres, sous la direction de David Spurr et Nicolas Ducimetière,

Gallimard, Fondation Martin Bodmer, 288 p, 35 €.

 

Alain Morvan : Mary Shelley et Frankenstein, PUF, 354 pages, 25 €.

 

Alberto Manguel : La Fiancée de Frankenstein, traduit de l'anglais par

Christine Le Boeuf, L'Escampette, 88 pages, 12 €.

 

 

      Une erreur manifeste est trop souvent accolée au nom effrayant de Frankenstein : l’on croit qu’il s’agit du nom de la créature ; c'est évidemment celui du Docteur, son créateur concurrent de Dieu et nouveau « Prométhée ». L'erreur est symptomatique de l'ignorance dans laquelle est tenue Mary Shelley, qui, à l'occasion d'un concours d'écriture avec Polidori, Byron et son futur mari, le célèbre poète Percy Bysshe Shelley, réussit à surprendre, à faire mieux que ces derniers, inévitablement subjugués par sa puissance romanesque. Non seulement elle fait preuve de pénétration psychologique, du sens des péripéties en ce qui est déjà un thriller, mais elle est la créatrice d’un mythe dont la pérennité n’est plus à prouver. Entre un somptueux catalogue dont le titre entretient une subtile ambigüité, l’essai d’Alain Morvan et la rêverie d’Alberto Manguel, tout est à point balisé pour se perdre dans les dédales d’un mythe térébrant venu du romantisme noir, et cependant plus actuel que jamais.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Imaginé sur les hauteurs de Genève, par une jeune fille de 19 ans, devant le panorama des Alpes, le monstre de Frankenstein, fabriqué à partir de cadavres, sous l’action d’un éclair électrique, puis rejeté par ceux auxquels il quémande l'amour, va errer parmi les glaciers, exacerbant sa souffrance d’humilié et offensé, jusqu’à poursuivre le Docteur et sa famille de sa vengeance abondamment meurtrière. Entretemps, il aura fait son éducation et racontera sa vie dans un magnifique récit emboité. Publié en 1818, Frankenstein ou le Prométhée moderne unit les mythes incontournables de Faust, du nouvel Adam et celui, promis à un bel avenir, du savant fou. A la lisière du fantastique, dans la lignée du roman gothique terrifiant, Le Château d’Otrante de Walpole, Le Moine de Lewis, et des expérimentations scientifiques de Galvani, Mary Shelley jette les fondations d’un mythe, sinon de toute la science-fiction qui irriguera le XXème siècle.

      D’un tel chef-d’œuvre littéraire, haletant de suspense, mais aussi rhétoriquement et intellectuellement roboratif, il ne peut qu’être émouvant de suivre les traces premières, les étapes de sa gestation, les sources, ses manuscrits. C’est ce que propose avec une élégante générosité le catalogue-livre d’art publié à l’occasion d’une estivale exposition de la Fondation Bodmer, à Genève[1]. Le titre, Frankenstein créé des ténèbres, pourrait porter à confusion. Si le monstre dont les chairs mortes rassemblées furent galvanisées par l’éclair a bien été créé parmi les ténèbres de minuit, par « une nuit lugubre de novembre », et non bien entendu le Docteur Frankenstein, il s’agit, dans l’esprit avisé des concepteurs de ce volume, d'éclairer au travers du roman, pour le moins inattendu en son temps, les ombres de son contexte historique.

      Que la plupart des documents de cette mirifique exposition se trouvent à la Fondation Bodmer n’a rien d’innocent. Elle est en effet sise à Cologny, près de Genève, Cologny où la villa Diodati abrita, en 1816, le quatuor formé par le couple Shelley, Polidori et Byron. Lors d’une sombre soirée de juin, ce dernier proposa le défi suivant : « écrire une histoire de fantôme ». Parmi les trois hommes, l’un abandonne, l’autre se limite à une esquisse, le dernier, Polidori, publie un conte : The Vampyre. Or Mary Godwin Shelley les surpasse infiniment, au moyen de l’âpre combat du créateur puisant dans les charniers la matière de sa créature, puis de l’âpre épopée qui fait du créateur et de sa famille une proie sans cesse poursuivie par la haine de sa créature...

 

 

 

      Les traces les plus authentiques sont impeccablement reproduites en ce beau livre : le manuscrit original, les textes de Byron et de Polidori, des portraits, de rares éditions, des affiches théâtrales, des gravures alpestres, les livres trouvés par la créature dans un bois (Plutarque, Le paradis perdu et Werther). De plus, le mérite insigne de cette somme est de se pencher sur les abysses de la gestation littéraire, sur les thématiques incroyablement variées qui l’innervent. L’exploration arctique (lieux où le Docteur retrouvé par un bateau raconte son histoire) est, à la fin du XVIIIème siècle, un écho de ce 1816 qui fut « une année sans été » à cause de l’explosion d’un énorme volcan indonésien. Et si les paysages sont allemands et genevois, celui alpestre devient iconique de la démesure et du sublime des personnages, comme dans le poème Mont Blanc de Shelley, et plus particulièrement la Mer de glace où la créature plaide vigoureusement sa cause de réprouvé.

      Mais Frankenstein est aussi un « roman familial », selon Simon Swift. Mary Shelly porte les noms de son père le philosophe des Lumières William Godwin, de sa mère féministe Mary Wollstonecraft morte à sa naissance, et bientôt d’un poète pour l’heure ignoré. Quelle identité doit-elle assumer pour être elle-même créatrice ? N’est-elle pas en tant qu’écrivaine de sensibilité féministe, un peu monstrueuse ? Quand la famille du Docteur Frankenstein est déchirée, quelle famille absente sera possible pour la créature innommée, qui est métaphoriquement l’enfant de la terreur révolutionnaire ?

      Pour Jacques Berchtold, en un chapitre délicieusement érudit, ce monstre est issu des cabinets de curiosité où l’on exhibe le difforme, mais aussi de la documentation encyclopédique. Entre passé alchimique et science moderne, la technicité du Docteur Frankenstein s’adosse à une « horreur morale », selon Ron Levao : stimulée par le Zoonomia d’Erasmus Darwin (grand-père de Charles), par la personnalité démiurgique du chimiste Humphry Davy, par la maîtrise de la foudre venue de Benjamin Franklin, et par l’utilisation de l’électricité du galvanisme, Mary Shelley contribue à la fascination pour la « bioélectricité ». Le savant fou devient alors le terrible épouvantail d’un incontrôlable futur.

      En fait, ce chef d'œuvre du romantisme gothique, cette mine cinématographique (de Boris Karloff à Kenneth Branagh) est l'arbre qui cache la forêt. Mary écrit son journal, des lettres, et des romans : Mathilda, récit brûlant de l'inceste et de la mort ; Valperga, roman historique et conte philosophique situé dans une Italie magnifiée. Le Dernier Homme narre quant à lui la disparition apocalyptique de l'humanité, au cours d'un XXIe siècle ravagé par la peste... Avec son livre, Mary Shelley et Frankenstein, Alain Morvan, par ailleurs concepteur d’un Pléiade affichant les romans gothiques[2], rend efficacement justice à la personnalité exceptionnelle de la romancière. Sa vie (1797-1851) est traversée par d'intenses lectures, la passion pour les voyages en Italie, les deuils répétés parmi ses enfants, puis la noyade de son mari Percy Bysshe Shelley, dont elle publia avec soin l'œuvre poétique. Cernée par la mort de ses proches, elle pratique la « compensation par l’écriture », sans qu’elle soit assez tôt reconnue comme l’un des tout premiers auteurs anglais. Malgré les citations en anglais non traduites, cet essai rassemble les plaisirs de la biographie avec ceux de la critique littéraire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Un souvenir d'enfance est à la source de l’essai plus personnel d’Alberto Manguel : la programmation, dans un somptueux mais décati cinéma de quartier de Buenos Aires, de trois films consacrés à Frankenstein : ceux que dirigea James Whale à partir de 1931. Une « terreur » sublime s'empare alors de celui qui en gardera l'emprise jusqu'à la maturité de l'écriture. L'histoire littéraire (l'invention de Mary Shelley), les méandres des scénarios et des mises en scène aux prises avec la censure et les questions de budgets, la stature de l'acteur Boris Karlof nanti d’une boîte crânienne fendue, la construction d’une bifurcation narrative imprévue par la romancière, tout concourt à élever ces films en noir et blanc des années trente au même rang mythique que le roman originel. Les réflexions d'Alberto Manguel sur la différence des monstres, sur l'origine du langage, sur la dimension faustienne sont toujours éclairantes. Alors, ces icônes cinéphiliques peut-être naïves du fantastique deviennent des classiques dignes d'être étudiés avec délectation par le lettré, autant que par le philosophe.

      Evoquant La Fiancée de Frankenstein (1935) du cinéaste James Whale, probablement (et à juste raison) son préféré, l'écrivain dépasse de loin sa puérile fascination d'antan pour offrir des analyses sans lourdeur, sans compter une réelle tendresse pour ces créatures du savant fou qui sont embryons magnifiques de la science-fiction moderne. Ce fut, bien sûr, l'un des plus beaux succès de l'Universal Studio, dans lequel la chevelure de cette fiancée (en fait la compagne exigée par la créature) dont n’avait pas voulu le Docteur Frankenstein chez Mary Shelley, est peinte d’éclairs. Mais plus encore, pour Manguel, Frankenstein est ce nouvel Adam, non plus créé par Dieu, mais par l'homme, cette créature artificielle proche du Golem, mythe juif magnifié par le romancier Gustav Meyrink. On peut considérer qu’il est intellectuellement à l'origine des avancées d'aujourd'hui dans le champ de la génétique, des greffes et du clonage, en ce sens plus actuel que jamais. Voici un texte aussi clair que captivant, aussi émouvant que brillant, d’une fluidité presque onirique, dans lequel Alberto Manguel atteint la qualité des plus belles pages de son Histoire de la lecture[3].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Si géniale fût-elle, l’œuvre fondatrice et séminale de Mary Shelley, sans que l’on sache si sa créature était (au sens rousseauiste) naturellement bonne et dévoyée par le rejet que lui infligea l’humanité ou si elle était le mal radical de par son origine morbide, reste ancrée dans une posture éthique traditionnelle... La création humaine est de l’ordre du divin, ou de la nature, toute tentative de l’homme pour outrepasser cette prémisse est vouée à l’échec, à la tragédie. Un regard contemporain et prospectif sur une science dont n’avait guère idée la romancière en son temps, doit il la remettre en cause ? Les bébés fabriqués hors utérus et conditionnés d’Huxley, dans Le Meilleur des mondes[4], en sont-ils les avatars ? La médecine sait maintenant repousser les limites de la mort, expérimenter voire dynamiser l’embryon humain, corriger la nature et ses errements, que ce soient la plupart des maladies ou quelques déboires génétiques, jusqu’à l’avènement d’un transhumanisme. Au-delà de l’interdit formulé par la mère de Frankenstein et de sa créature, un eugénisme inspiré par une intelligence humaniste serait-il possible ?

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

À partir d’articles publiés dans Le Matricule des Anges,

janvier 2006 et janvier 2009

 

[1] Du 13 Mai au 9 octobre 2016. Voir : Charles Méla, Jean Starobinski : Légendes des siècles. Parcours d'une collection mythique. Fondation Bodmer. Cercle d'Art, 2004.

[4] Voir : Du Meilleur des mondes aux temps futurs, anti-utopies scientifiques et superstitieuses

 

Mary Shelley : Frankenstein, Colburn and Bentley, 1831. Photo : T. Guinhut.

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22 mai 2016 7 22 /05 /mai /2016 13:01

 

Parador de Villanova, Cangas de Onis, Asturias.
Photo T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Au Musée du silence de Yoko Ogawa :

 

Le Petit joueur d’échecs ;

 

La Jeune fille à l’ouvrage.

 

 

Yoko Ogawa : Le Petit joueur d’échec,

traduit du japonais par Martin Vergne,

Actes Sud, 336 p, 22,80 €.

 

Yôko Ogawa : Jeune fille à l’ouvrage,

traduit du japonais par Rose-Marie Makino,

Actes Sud, 224 p, 20 €.

 

 

      Les échecs fascinent les écrivains. Pensons à Stefan Zweig[1] qui mit en 1942 ce prestigieux duel intellectuel face aux terribles contraintes du totalitarisme nazi. Pareillement, il serait vain de réduire le nouveau roman de la prolifique japonaise Yoko Ogawa (né en 1962) à une énième variation sur un jeu de société : une autre dimension le transcende, celle de la transmission et du legs, des miroirs des vies, des solitudes et de l’art… Dimensions que l’on retrouve, outre ce Petit joueur d’échecs, parmi ses nouvelles, dont un judicieux bouquet orne la Jeune fille à l’ouvrage.

 

      Bien que scrupuleusement attachée à un contexte réaliste, Yoko Ogawa en fait rapidement surgir l’étrangeté. Comme dans Amours en marge, où une enfant s’attachait à un hippopotame, c’est ici au tour d’un gamin de sept ans de rêver à l’éléphante Indira qui vécut, mourut sur la terrasse d’un grand magasin, là où ses grands-parents l’abandonnent pour faire leurs courses. C’est son amie imaginaire, comme la « Miira » qu’il s’invente ensuite. Ce garçon singulier, découvrant un noyé dans la piscine de l’école (pensons à la nouvelle La Piscine[2]), mène l’enquête et rencontre un obèse qui, dans l’autobus où il vit avec son chat « Pion », sera son initiateur aux échecs. Mais au-delà du combat au-dessus de l’échiquier, c’est la qualité musicale, comme celle des mathématiques et de la poésie, de la belle partie, qui prime, « miroir » du joueur. Le défi est autant stratégie qu’esthétique. Jusqu’à ce que l’homme meure, que le garçon choqué ne puisse jouer que sous la table où il caressait le félin, qu’il devienne « Little Alekhine », petit surdoué, professionnel des échecs qui ne grandit plus, enfermé dans le silence de la poupée mécanique qui manie reine, tour et fou avec brio.

      Cette relation maître et disciple était également au cœur de La Formule préférée du professeur[3], quant à lui mathématicien. Outre sa table et son sac de pièces, la philosophie de l’obèse, emporté par une grue après sa désincarcération de l’autobus, revit : l’on ressent « un bonheur suprême à partager cette lumière avec quelqu’un d’autre ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Le récit initiatique gagne en intensité, lors du déplacement des pièces personnifiées qui est « mélodie », quand le corps contorsionné disparait sous l’automate, quand Miira et sa colombe deviennent pion. Le jeu subtil des images, lorsque la piscine devient échiquier humain, lorsque les « transcriptions » des parties sont des œuvres d’art, tisse un lyrisme envoûtant : « Avec des pièces de bois, il peut tracer de beaux dessins comme ceux d’une toile d’araignée après la pluie. » Hélas la « perversité est en train de croître au sein du club du Fond des mers ». La mort du petit joueur est au bout du chemin, « lèvres soudées comme au moment de sa naissance ». Seule « la transcription » de sa plus belle partie parlera pour lui.

      Ogawa excelle en s’attachant à la magie de l’enfance et en balisant les territoires imprécis du fantastique. Il faut la lire on comme joue à la marelle, chercher et choyer les joyaux, comme sa description de l’autobus meublé de « pin noir islandais » et d’ « azulejos », du caddie du sénior rempli de souvenirs. Il faut décrypter ses personnages de solitaires, en leur enfermement, leur intériorité, qui s’ouvrent pour l’amour discret. Qui collectionnent les objets ou les parties d’échecs, comme elle les collectionne pour nous, ce dont son roman emblématique, Le Musée du silence[4], fut l’apothéose…

      Chez Ogawa, tout objet, y compris le plus banal, acquiert une qualité spéciale, tel le « chiffon » de la grand-mère, « son talisman, son livre sacré », ou le bois poli des pièces du jeu, mais aussi l’immanence sereine des animaux. Ou encore le sensible duvet sur la lèvre du héros qui naquit la bouche scellée. Car les objets peuvent pallier à l’impuissance des mots. L’attention scrupuleuse au monde et à ses détails, la musique secrète du conte souvent tragique, sont parmi les clés de la fragile puissance d’évocation, de l’empathie que la romancière sait dégager tout au long de son espace-temps romanesque. Ce qui permet au lecteur d’immédiatement s’attacher, s’identifier, entre effroi et tendresse, aux lisières de l’onirisme…

      Autre « chiffon » précieux et symbolique, celui que brode « La jeune fille à l’ouvrage ». Devant elle, la mère fragile et placée en soins palliatifs lui permet de se demander : « combien de rêves ferait-elle » avant sa mort ? La brodeuse est bénévole auprès des patients, et son travail semble être celui d’une Parque discrète. Quoique japonaise, on pense à celle de Vermeer, pour sa patience, son recueillement, mais aussi son sentiment de liberté. Elle ranime la mémoire de l’enfance du narrateur, de l’enterrement d’un chat, évidente métaphore de la raison de leur rencontre en ce lieu, car l’achèvement de la broderie coïncide avec la mort de la mère.

      Si une telle nouvelle reste encore réaliste, d’autres ressortissent au fantastique, voire à l’anti-utopie. Une dame a l’esprit « remplacé par celui d’une princesse inconnue d’un endroit inconnu ».  Pourquoi enlève-t-on la « glande ressort » à ceux qui arrivent au « centre d’hébergement » ? Pourquoi les brûle-t-on ? Que devient le temps de chacun ? Un narrateur arrivant dans un lieu familier, ou nouveau, il y a toujours une étrangeté qui l’accueille, le met à l’épreuve, le bouleverse…

      Des thématiques récurrentes dans l’œuvre de la romancière affleurent lorsque deux enfants conversent sur la mort d’un chien pendant un « concours de beauté », lorsqu’une jeune femme compare une girafe autopsiée avec les grues que fabrique une usine. Ou lorsqu’une étudiante doit débarrasser une accumulation de pacotille, anti-muséale, écho inversé d’un de ses plus beaux romans : Le Musée du silence.

 

      Ainsi les nouvelles d’Ogawa sont-elles de micro-univers, bien faits pour refléter ses plus vastes romans, mais aussi pour initier son lecteur à un monde fragile. Avec Yôko Ogawa, les silences sont parlants, l’émotion discrète et d’autant plus prégnante. L’art des images et de la suggestion séduit l’empathie et la poétique du lecteur conquis. Qu’il s’agisse d’un sac de pièces d’échecs, d’une broderie, comme d’un livre d’Ogawa malencontreusement -ou avec intention- oublié sur un banc, tous sont dignes d’être sauvés dans « le musée du silence » de la littérature universelle : « nous sommes des spécialistes du traitement des objets hérités. […] Ce ne sont pas des boites qui renferment le passé, mais peut-être des miroirs qui reflètent le futur[5] »…

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

Articles parus dans Le Matricule des Anges, avril 2013 et mars 2016


[1] Stefan Zweig : Le Joueur d’échecs, Stock, 2000.

[2] Yoko Ogawa : La Piscine, Actes Sud, 1995.

[3] Yoko Ogawa : La Formule préférée du professeur, Actes Sud, 2005.

[4] Yoko Ogawa : Le Musée du silence, Actes Sud, 2003.

[5] Yoko Ogawa : Le Musée du silence, ibidem, p 115.

 

Voir : Yoko Ogawa : Cristallisation secrète du totalitarisme

 

Jeu d'échecs aux figures grecques.

Photo T. Guinhut.

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16 mai 2016 1 16 /05 /mai /2016 12:45

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Corruption du Veau d’or ou sagesse de l’argent ?

 

D’Aristote à Milton Friedman,

 

en passant par Georg Simmel

 

& Daniel Cohen.

 

À propos de Pascal Bruckner :

 

La sagesse de l’argent.

 

 

Pascal Bruckner : La sagesse de l’argent, Grasset, 2016, 320 p, 20 €.

 

Georg Simmel, Philosophie de l’argent, PUF, 2009, 672 p, 23 €.

 

Daniel Cohen : L’Argent, sa corde, l’écrivain, Orizons, 2018, 98 p, 10 €.

 

 

 

 

      « Auri sacra fames[1] » ! L’exécrable faim de l’or… Et si cette exécration était une erreur ? Conforter les préjugés ne doit pas être le rôle du philosophe. L’essayiste, au sens noble du terme, cherche la vérité si difficile, voire déplaisante, soit-elle, plutôt que le confort du mensonge accepté par la doxa qu’aveugle l’haïssable Veau d’or. Mal peut en cuire au curieux qui prétend la dessiller. Ainsi, non sans polémiques, Pascal Bruckner dénonça le despotisme écologique culpabilisant dans Le Fanatisme de l’apocalypse[2], dénonça la repentance post-colonialiste dans Le sanglot de l’homme blanc[3] et La Tyrannie de la pénitence[4], non sans essuyer le ressentiment des détracteurs du capitalisme occidental. Autre occasion aujourd’hui de vouer aux gémonies de la honte l’empêcheur de penser en rond, lorsque que l’argent, ce dieu Plutus réputé fauteur d’oppression et d’inégalités, se voit, parapluie doré à l’appui, accolé à la sagesse au fronton d’un nouvel essai. À moins que l’expérience pénible que suscite le manque d’argent, touche avec Daniel Cohen, l’héroïque et impécunieux écrivain.

      C’est en effet en apparence un inqualifiable oxymore que La sagesse de l’argent. Lisez les Stoïciens, les Chrétiens, Jean-Jacques Rousseau, Karl Marx et Léon Bloy, et vous saurez, si vous n’êtes pas déjà vigoureusement persuadé, que l’argent est corrupteur, qu’il est sale et ostentatoire, qu’il est l’instrument planétaire de l’oppression, le nerf de la guerre du riche contre le pauvre, et autres billevesées ad libitum… Car « À l’argent tout obéit[5] », dit l’Ecclésiaste.

      Peut-on reprocher au couteau s’il n’a pas su sagement peler un fruit mais préféré le crime de sang ? Le seul responsable de la vertu ou du vice en action est la main qui le tient. De même pour l’argent prétendument corrupteur à soi seul. « Il est trop facile de lui attribuer des égarements qui sont de notre fait (p 98) », souligne Pascal Bruckner. Ce que confirme à sa manière Saint Thomas d’Aquin : « les richesses, objet de la cupidité, ne sont désirées que comme des moyens utiles à une certaine fin, d’après Aristote[6] ». Même si « l’argent excite la convoitise plus que ne font certains biens particuliers, parce qu’avec lui ont peut avoir des biens en même temps que beaucoup d’autres[7] ». Ainsi Aristote sépare « la monnaie inventée à cause des nécessités du troc » et qui permet « par l’échange le plus grand profit possible », d’une part, et « l’art d’acquérir non nécessaire » d’autre part. « Cet art d’acquérir » a deux formes : l’une « commerciale et familiale, indispensable et louable », quand « celle qui concerne l’échange, est blâmée à juste titre, car elle n’est pas naturelle mais se fait aux dépens des autres ; et il est tout à fait normal de haïr le métier d’usurier[8] ». Si cette haine de l’usure est déjà fort discutable (car raisonnable elle permet l’investissement), elle prendra chez Marx la forme d’une méfiance générale contre la monnaie, cette marchandise singulière qui masque selon lui un rapport social d’exploitation de l’homme par l’homme.

      Il est évident que Pascal Bruckner n’ignore pas ces concepts et ces auteurs ; même si l’on peut s’étonner que sa profuse bibliographie ne fasse pas mention d’un ouvrage monumental, quoique plus que discutable, de Georg Simmel, Philosophie de l’argent, publié en 1900 et qui reste symptomatique de notre exécration. Dans lequel ce dernier fait feu d’un romantisme anticapitalisme exacerbé, en accusant l’argent de dominer la vie sociale, de changer bien des valeurs humaines (honneur, talent ou beauté) en marchandises ; ce qui est originaire de l’obsession d’une marchandisation d’où viendraient tous les maux. Sans oublier qu’il accuse l’argent d’une collusion -pour lui infamante- avec la prostitution, ressentant « avec l’essence de l’argent quelque chose de l’essence de la prostitution[9] ».

      Pourtant l’argent, remplaçant avec succès les limites du troc, facilite les échanges, et permet de développer une économie fondée sur la division du travail, elle-même vantée par Adam Smith. Son utilité quotidienne et planétaire est incontestable, dans le cadre de la liberté économique, bien qu’il ne soit ni un bien de consommation en soi ni un bien de production, ce que développe Ludwig von Mises, parmi sa Théorie de la monnaie et des moyens de circulations[10], publiée en 1924.

      L’hubris de la vertu, intime, religieuse et politique croit devoir se targuer de ne pas aimer l’argent, de le dénoncer et de conspuer ceux qui le possèdent, le gagne et savent le faire fructifier. Pourtant, hors la fortune issue de la prédation, du vol et du crime, donc indue, l’argent est la vertu de qui sait la faire germer, la récolter, la multiplier.

      Ainsi Pascal Bruckner entrechoque en son premier chapitre « les adorateurs et les contempteurs » de l’argent, depuis Platon, « premier puritain de l’argent » et le « fumier du diable (p 19) » des sermons chrétiens, alors que les Français « le vénèrent comme les autres peuples, mais sur le mode du déni (p 75) ». Ce pays du « bolchevisme mou (p 72) », fantasmant un communisme paradisiaque en tondant les têtes du capitalisme qui les nourrit, préfère aux riches les pauvres, qu’il « nimbe d’une quasi-sacralité pour mieux les laisser dans leur condition (p 70) ». La charge contre la France est aussi saine que sans précautions de pudeur. En effet, notre pays taxe le travail et la richesse au point de décourager ses citoyens et d’encourager les plus entreprenants à faire fortune à l’étranger ! La haine du riche provient de François Hollande, autant que de Jean-Luc Mélanchon dont les discours exhortent à la violence contre les puissants, « les sorciers du fric […] les financiers qui vampirisent les entreprises (p 64) ».

      C’est en effet toute une tradition que d’ostraciser le riche. Depuis le « trou d’une aiguille plus facile à passer pour un chameau que la porte du paradis pour le riche[11] » de l’Evangile, en passant par l’éloge de la pauvreté christique, jusqu’à la collusion « du mépris aristocratique du négoce avec l’égalitarisme révolutionnaire (p 59) », sans oublier l’ire de Léon Bloy, qui prêchait « Malheur à vous, riches, qui avez votre consolation ![12] », la « haine envieuse (p 62) » gagne du terrain dans la sous-culture française : une nation qui maudit l’argent est une nation qui ne se fait pas crédit et ne croit plus en son avenir (p 97) ». C’est en effet une « maladie de l’égalité (p 156) » que l’envie.

      Trop souvent l’argent, ce « vice juif par excellence (p 165) », est associé à l’obscurité malheureuse de l’avarice, ou à la superbe de l’orgueil, alimentant l’antisémitisme. Comptant que la richesse est moins censée provenir du travail créatif que de la spoliation du pauvre, cliché honteusement propagé par les agitateurs du concept préhistorique et contreproductif de la lutte des classes. Hélas, « pour dévaloriser le vil métal, il faudrait dévaloriser le mérite, le travail, le goût des formes, de l’élégance, l’amour de la bonne chère (p 92) »…

      Heureusement, par le biais du protestantisme calviniste, une « morale de la réussite (p 49) permet que gagner de l’argent devienne une activité recommandée, ce qu’analyse Max Weber dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme[13]. Ce pourquoi les pays anglo-saxons et les Etats-Unis ont une vision positive de l’argent, sans compter le confucianisme chinois pour qui la richesse est une voie vers la vertu. N’oublions pas cependant que le catholicisme, de par la parabole évangélique des talents[14], exhorte à faire fructifier la richesse. Rockefeller pense que c’est son « devoir de gagner de l’argent (p 88) » et de l’utiliser pour le bien de son concitoyen.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Il s’agit alors pour Pascal Bruckner de déboulonner mythes et fariboles qui servent les vues des envieux et autres ordonnateurs de ce qui doit être. Non l’argent n’est pas « le maître du monde (p 103) » ; non, « ce n’est pas lui qui crée le narcissisme, la volonté de puissance, le prosélytisme religieux ou politique, les inégalités de classe (p 111) » ; non, « l’opulence » ne rend pas malheureux (p 137) » ; non, le « calcul sordide » ne tue pas « l’amour sublime (p 169) », même si règne « l’endogamie patrimoniale (p 187) », même si « roucouler c’est calculer (p 175) ». Ce qui permet à notre essayiste de réhabiliter l’amour vénal de la prostitution, préférant « accorder un statut aux personnes qui exercent ce métier, leur permettre de jouir des fruits de leur travail et de sortir de leur condition, quand elles le souhaitent (p 196) ».

      La « sagesse de l’argent » est alors à considérer comme une aimable injonction à en user non pas seulement comme une fin, mais comme un outil au service de la circulation des richesses et d’un bonheur cultivé. En effet, « le détachement vis-à-vis des biens matériels (p 162) » est bien une scie des moralistes qui fait long feu ; de même préférer l’être à l’avoir. Savoir user des meilleurs biens serait plus judicieux, de façon à « réhabiliter les valeurs bourgeoises (p 205) ». C’est alors que le ploutocrate, le grand patron aux primes mirobolantes sans contrepartie de bonnes oeuvres seraient alors passibles de faute d’éthique et de goût. S’appuyant sur Adam Smith (qu’il omet de citer), notre auteur prétend que « la richesse et la grandeur vont de pair, elles impliquent la renommée, la moralité, l’aptitude à gouverner, à s’offrir en exemple aux autres (p230) » ; en quelque sorte « un art de vivre exemplaire (p 231) ». On aimerait que ce ne soit pas qu’un vœu pieux.

      Outre une succession argumentative parfois erratique de notre essayiste, il faut cependant rester sceptique devant de telles injonctions peu libérales : « Le capitalisme ne fonctionne que canalisé par l’Etat (p 113) ». Il est à craindre que bien des Etats confondent canal et barrage, paradis socialiste et enfer fiscal[15]. Lorsque le pire crime financier est d’empêcher les pauvres de s’enrichir, non par la redistribution, mais par le libre exercice de leurs capacités économiques…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

    L’essai de Pascal Bruckner est de toute évidence une élégante et judicieuse vulgarisation autour d’un sujet plus complexe qu’il n’y parait, et surtout embastillé de préjugés et de polémiques. Regrettons seulement que ses notes et références soient trop régulièrement lacunaires (et en fin d’ouvrage, ce qui est d’une fastidieuse consultation), oubliant en citant Marx, Rousseau, ou le roman, L’Argent, de Zola, de nous offrir les sources précises. Reste que la composition de La sagesse de l’argent, émaillé d’agréables encarts -comme à son accoutumée- sur la « Petite phénoménologie du billet de banque (p 77) » ou « Le club du sperme chanceux (p90) », ou encore « Les jeux, version sécularisée de la grâce (p 198) », qui sont d’un agréable didactisme, non sans humour, permet de naviguer parmi les écueils des préjugés et de trouver un sens moral à l’argent, ce dans le cadre d’un presque libéralisme humaniste.

      Polémique, Pascal Bruckner n’hésite pas à dénoncer « l’anticapitalisme comme rente (p 118) ». En effet, du Front National au Front de gauche, du Pape aux écologistes radicaux, le capitalisme est à lui seul une « démonologie (p 118) ». Car le capitalisme n’a rien d’esclavagiste, au contraire du communisme du goulag, du nazisme des camps, de l’islamisme du califat… Quant à la marchandisation, concept prétendument diffamatoire, n’est-elle pas la capacité de rendre accessible au plus grand nombre ce qui ne l’était pas ? Sans tout confondre : si les sentiments et la pensée justes ne s’achètent pas, l’idéologie, elle, permet de les infester… Aussi Pascal Bruckner fait à juste titre un éloge bienvenu : «  l’époque du capitalisme intégral est aussi celle où la protection des biens inaliénables s’est étendue (p 126) ». Quant au blâme, il est offert à une « idéalisation perverse », celle d’ « un néo-paupérisme militant (p 240) ». La « gauche morale » en prend également pour son grade lorsqu’elle préfère « spolier les riches qu’enrichir les pauvres (p 242) ». Alors que plusieurs milliards d’êtres humains sont sortis de la pauvreté parmi les pays émergeants ; grâce à quoi ? Mais grâce au capitalisme honni ! À cet égard nous pourrions reprendre Milton Friedman : « Persuadons nos semblables que des institutions libres leur offrent une route plus sûre, bien que parfois plus longue, pour atteindre leurs buts, que le pouvoir coercitif de l’Etat[16] ».

 

      « À vociférer contre le Veau d’or […] on décourage les jeunes générations alors même qu’elles brûlent de l’envie d’inventer, de créer (p 133) ». Voilà peut-être la morale à aujourd’hui retenir, au cœur de cet essai, qui, s’il est par instant répétitif, d’une composition pas toujours rigoureuse, outre qu’il met à mal bien des clichés d’usage, s’empare d’une vertu rafraîchissante. Car, au-delà de l’ostracisme jeté à la face de l’argent, c’est un ostracisme qui est jeté à la face de l’humanité et de la liberté. En ce sens, Pascal Bruckner fait œuvre morale en rendant sa vérité à un humanisme de l’argent : « La sagesse consiste à le désacraliser, à ne pas l’aimer ou le détester plus que de raison (p 288) ». La platitude de la conclusion vaut moins que les analyses informées qui la précèdent. Et si la sagesse était plus simple qu’il n’y parait, « un immense sentiment de gratitude (p 290) » ? Notre gratitude envers Pascal Bruckner, quoique moins immense, sera donc une forme de sagesse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Et qu’en dit l’écrivain, plus souvent impécunieux que fêté en ses best-sellers ? Voici l’expérience pénible de Daniel Cohen : L’Argent, sa corde, l’écrivain, essai et collections d’aphorismes d’un auteur inspiré qui, d’ailleurs est loin d’ignorer ceux de Nietzsche. Dans la continuité de Georg Simmel, qu’il cite parfois, l’essayiste prend de la hauteur philosophique au-dessus de la condition désargentée. Car l’argent, ayant réussi à passer pour un de « nos Olympes » ne sera dépassé que par la littérature.

Au moyen d’un style éminemment plastique, cet écrivain « gagne en liberté ce qu’il n’a pas en puissance », car l’on sait que bien rarement la littérature nourrit son homme. Il est rebelle à ce qui est, comme l’argent, « puissance autoritaire », y compris celle de la coterie des grands éditeurs qui condamne les petits à l’obscurité, y compris leurs auteurs. Il est celui « par qui l’ordre des mots transcende le désordre et le dégrisement ». Comparant les destinées financières et politiques de Thomas Mann et de J.K. Rowling, il s’agit de différencier le consensus de la gloire et les avanies de celui qui, pourtant d’abord fêté, se vit rejeté par le nazisme, puis obligé de quêter l’approbation d’une mécène aux Etats-Unis. Cependant, puisque « les nations libres le comblèrent », Thomas Mann put voir « comment une morale de la liberté peut ressouder les vases brisés pour peu qu’on oppose un refus catégorique à la tyrannie ».

Aujourd’hui, fulmine l’essayiste, « les pouvoirs et les territoires du dieu argent sont incommensurables ; les intellectuels sont quasiment à l’extrême bout de la comète ». Est-il vrai que, lorsque nous attendons de nouveaux Proust, Mann ou Kafka, « la littérature s’est étourdie en bassesse quand l’argent s’est fait dieu » ? Il n’en reste pas moins que cet argent est bien « l’agent d’une hybris atavique ».

Malgré ce que l’on pourrait diagnostiquer comme le ressentiment d’une victime de la « haine de la littérature[17]  », d’un « violeur des règles de l’argent », Daniel Cohen ne semble pas le moins du monde tomber dans le piège marxiste, voire communiste : « J’appelle « littérature du pauvre » celle que les totalitarismes infligent ».

La démonstration est belle et séduisante, au fil d’une réhabilitation de la figure de l’écrivain, ne serait-ce qu’au moyen d’une langue et de moyens stylistiques bien riches (c’est déjà cela de pris, sinon de prix), même si l’argumentation se heurte parfois au mur des faits. « Quelques milliards d’humains s’épuisent dans une contre-valeur du travail, sans perspective aucune de rattrapage », dit-il ; alors que depuis un siècle l’humanité n’a cessé de passer de la plus grande pauvreté à une classe moyenne mondialisée, même s’il reste des progrès  à faire.

Avec un rien de Léon Bloy, dénonçant de manière désuète les « temples de Baal » de la Bourse, mais aussi avec une juste vigueur la médiocrité, voire « l’analphabétisme » de nos contemporains et les « pacotilleurs » médiatiques, Daniel Cohen, en pamphlétaire aiguisé, garde haut le flambeau de la littérature, quoiqu’elle soit bien peu monnayée. Il y a le prix pour les « fleuves d’argent numérisés », il y a, au-delà, ce qui est valeur, celle des écrivains « aux reins célestes »…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Virgile : Enéide, III, 56.

[2] Pascal Bruckner : Le Fanatisme de l’apocalypse, Grasset, 2011.

[3] Pascal Bruckner : Le sanglot de l’homme blanc, Seuil, 1983.

[4] Pascal Bruckner : La Tyrannie de la pénitence, Grasset, 2006.

[5] L’Ecclésiaste, 10, 19.

[6] Saint Thomas d’Aquin : Somme théologique, Cerf, 1984, T II, p 528.

[7] Saint Thomas d’Aquin : Somme théologique, ibidem, T II, p 529.

[8] Aristote : Les Politiques, 1257-1258, traduit par Pierre Pellegrin, Œuvres complètes, Flammarion, p 2236, 2237, 2238.

[9] Georg Simmel, Philosophie de l’argent, PUF, 2009, p 474.

[10] Ludwig von Mises : Theorie des Geldes und der Umlaufsmittel, Munich-Leipzig, Duncker et Humblot, 1924.

[11] Matthieu, 19, 24.

[12] Léon Bloy : Le Sang du pauvre, Stock, 1948, p 65.

[13] Max Weber : L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, 1964.

[14] Luc, 19, 12-27.

[16] Milton Friedman : Capitalisme et liberté, Leduc, 2010, p 311.

[17] Voir : La Haine de la littérature

 

San Millan de la Cogolla, La Rioja. Photo : T. Guinhut..

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6 mai 2016 5 06 /05 /mai /2016 17:01

 

Jardino dipinto di Villa di Livia, Palazio Massimo alle Terme, Roma.

Photo : T. Guinhut

 

 

 

 

 

Yves Bonnefoy ou la poésie du legs :

 

Ensemble encore ; L’Echarpe rouge,

 

La Poésie et la gnose.

 

 

Yves Bonnefoy : Ensemble encore. Suivi de Perambulans in noctem,

Mercure de France, 144 p, 14,80 €.

 

Yves Bonnefoy : L’Echarpe rouge,

Mercure de France, 272 p, 19 €.

 

Yves Bonnefoy : La Poésie et la gnose, Galilée, 112 p, 18 €.

 

 

 

       Sur cette terre, nous sommes ensemble encore avec l’écharpe rouge qu’Yves Bonnefoy porte sur un sentier de givre et de printemps. Ses 93 ans nous ont offert 63 ans de poésie et de pensée, sur les mythologies, sur l’art baroque, sur les littératures, sur la poétique, y compris des traductions de Shakespeare, de Yeats, de Leopardi. Sa langue a cependant bon pied bon œil sur la terre où l’être se déploie, avec une vigueur et une suavité que bien des poètes pourraient lui envier. Bien que plus rares que ses proses, ses poèmes n’ont en rien perdu le chemin d’affinement que doit tracer toute carrière poétique. Coup sur coup, paraissent deux recueils : Ensemble encore. Suivi de Perambulans in noctem,  bouquet de vers libres et de sonnets ; L’Echarpe rouge, reprise de vers de 1964, une « vieille idée de récit », auquel le soudain éclairage autobiographique donne une lueur d’abord insoupçonnée. Bien qu’élégiaque et philosophique, il ne s’agit guère d’une démarche gnostique, question que creuse un bref et néanmoins dense essai : La Poésie et la gnose.

 

 

      En son premier recueil, de 1953, Douve criait sa fureur : « Je t’ai vue ensablée au terme de ta lutte / Hésiter aux confins du silence et de l’eau, / Et la bouche souillée des dernières étoiles / Rompre d’un cri d’horreur de veiller dans ta nuit[1] ». Depuis, quelque chose s’est longtemps calmé. Une ombre de sérénité, quoiqu’encore légèrement tempêtueuse, se dépose aujourd’hui. Parmi le balancement entre poèmes et prose et sonnets versifiés, quelque chose de nocturne et d’apaisé, voire -faut-il l’oser ?- de testamentaire, s’insinue en cet Ensemble encore :

« Mes proches, je vous lègue

La certitude inquiète dont j’ai vécu,

Cette eau sombre trouée des reflets d’un or. (p 19) »

      C’est alors dire la légitimité du vivant, fondée non pas sur le divin (« Le dieu en nous que nous n’aurons pas eu (p 20) »), ou sur l’absurde à la façon d’Albert Camus, mais sur la beauté, du monde, de la langue et du sens : « Je crois, presque je sais / Que la beauté existe et signifie (p 11) ». Un enthousiasme, plus vif que jamais au grand soir de sa vie, perle parmi les vers libres, malgré cette « cendre entassée (p 20) » qui est peut-être une métaphore de l’encre sur ses nombreux livres. Inquiétude et ravissement s’échangent encore dans les quelques dialogues poétiques : un bruit, un feu, « comme si le monde allait finir (p 25) ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Autre legs, apparemment plus concret : « J’ai à léguer quelques photographies (p 20) », dit-il. Cela paraitrait moins vain si nous repensions à son étrange essai Poésie et photographie, dans lequel il commente une nouvelle de Maupassant, « La nuit ». Là il note que l’image a toujours « un fond d’inquiétude, dont il y a lieu de penser qu’il est même ce qui assure à certains tableaux leur beauté agitée, fiévreuse ». A fortiori dans la photographie, cette « cristallisation » où le hasard prend une place insoupçonnée, ainsi que la ténuité de l’être figé dans l’éphémère de sa disparition. Comme dans la prose de la folie de Maupassant où l’on aperçoit « un autre du moi qui le dépossède de soi[2] ». Ce sont aussi « des photos, en liasses qui s’éparpillent. Que c’est triste, dilapider ces images (p 48) ».

      Ne doutons guère qu’il ait une vision très élégiaque de la photographie, comme celle de Roland Barthes, dans La Chambre claire, qui la percevait « faisant revenir à la conscience amoureuse et effrayée la lettre même du Temps[3] ».

      Ensemble encore est comme une sorte de coda, de grand air de rappel dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy. Outre des thèmes déjà traités, mais ici distillés avec l’aisance du maître, ce sont d’abord des vers libres, puis au centre des sonnets, enfin des poèmes en prose, en un triptyque savamment conçu, après que ses différentes parties ont paru en revues ou dans des tirages à petit nombre. L’esthétique n’est en rien de l’ordre du lyrisme sentimental, ni de la sécheresse réaliste. Sans vouloir effrayer son lecteur cependant confiant, on peut la qualifier de poésie philosophique, quoique cela ne soit guère incompatible avec sa sensibilité, son émotion devant l’être et les choses du monde, sa capacité à l’amitié et à l’amour.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      En effet, l’art du sonnet, « gravissant la musique (p 65) », même s’ils ne sont qu’une dizaine, brille d’un éclat mat au centre du recueil, ne serait-ce que parce qu’ils sont faits de vers irréguliers sans rimes : « l’œuvre […] leur prit les mains, afin d’en faire / Reconnaissance et partage et désir (p 59) ». À la chute sépulcrale d’un autre sonnet, ce sont « Deux corps glissant dans le temps qui n’est plus (p 61) ».

      Plus loin, un savoir vivre se déploie : « Que ce soit ton œuvre / De regarder le ciel au-dessus des arbres (p 71) ». Ainsi, le poète offre à son lecteur, nouvel Adam, la clé de l’acte de création. À cet effet, la beauté est au centre de l’émotion et de la réflexion du poète : « Je crois en une beauté de par derrière le monde (p 38) ». Musique, peinture surtout, écriture implicitement, plus que la photographie, sont les clés de la transmission, là où « C’est l’amande de l’invisible, qui s’ouvrait (p 75) », retrouvant une métaphore familière à Paul Celan[4]. Mieux encore, dans ce qui est peut-être la plus belle pièce de ce recueil : « ces couleurs : qui nous enseignent / Que la vie ne sait rien des mondes périssables (p 76) ».

      On ne s’étonnera pas que cet Ensemble encore agrège le bouillonnement du souvenir, là où le poète, à l’occasion de son Perambulans in noctem, revient « dans la maison du très lointain autrefois (p 115) », où le grenier recelait, comme symboliquement, « Je sais tout, encyclopédie mondiale illustrée (p 116) ». Mais aussi la certitude de ce qu’ « ensemble encore » vivent les mots et le sens, malgré la faillite des corps. Il y a quelque chose de proustien, lorsque dans « Une fête d’anniversaire (p 97) », une assemblée de petits vieillards qui ont perdu jusqu’à leur sexe heurte la mémoire d’un temps qui n’est guère retrouvé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Plus que jamais la mémoire est le signe de L’Arrière-pays[5]. Ce en cohérence avec une pensée platonicienne, lorsque l’on « ne peut plus pleinement penser son appartenance à l’être du monde. La poésie est la mémoire de cette perte, un effort pour rétablir avec ce qui est le contact perdu[6] ». Ce que confirme la lecture d’Olivier Himy : « La parole poétique n’est pas un dépassement du langage, elle n’est pas non plus pure musique, mais elle permet la remémoration de l’intimité première avec le monde.[7] » Certes, le lecteur peut prendre cette remémoration comme celle illusoire d’une fiction splendide et consolatrice, mais il n’en reste pas moins qu’elle permet de bellement non seulement faire œuvre, mais aussi de proposer dans l’objet poétique un contact avec la présence que la langue permet moins de rétablir que de construire. Car « le signe est plus / que la chose qui s’est perdue (p 72) », y compris lorsque « l’encre s’est faite une flaque de ciel (p 83) »…

      Le rouge est chez Yves Bonnefoy une constante, depuis Le Nuage rouge[8]. C’est « tout un ciel rouge (p 35) », dans Ensemble encore, une « chemise, rouge (p 45) ». Le « dossier de L’Echarpe rouge », resté inachevé depuis 1964, est réouvert. Ce sont des fragments en vers libres, dans lesquels un homme met de l’ordre dans les  papiers de son passé. Y revenir un demi-siècle après, a quelque chose d’un nœud de Möbius, comme pour contrer l’inéluctabilité du temps et de la mort. L’écharpe était celle d’une « jeune fille aux jacinthes »… C’est moins l’intérêt du texte en soi qui suscite le retour que le mystère de la création et de son abandon : il trouve sa presque solution dans la quête autobiographique, qui en arrive aux rives des frustrations et des silences parentaux : « Le silence est la ressource de ceux qui reconnaissent, ne serait-ce qu’inconsciemment, de la noblesse au langage ».

      Ne sont-ce que des récits anecdotiques et nourris de compassion ? À moins que là, « complexe d’Œdipe » et « complexe d’Orphée » se nouent ? Le rouge est soudain « cette couleur de sang qui barre les poitrines au niveau du cœur », plus exactement encore « le lien du sang ». La prose apparemment anodine bascule dans les lisières de la psychanalyse, les abysses de la mémoire, les touffeurs des temps mêlés qui prennent à la gorge le narrateur auto-analyste ainsi que le lecteur. En effet, cette jeune fille, « c’est [sa] mère » ! Qui offrit l’écharpe à son père, scellant un don…

      Aussi le poète était « sollicité de préserver dans [sa] vie à venir des emplois de mots dont [son] père se sentirait incapable ». Voilà donc un récit de vocation, passant bientôt par le surréalisme et « un tableau de Max Ernst », par les « bréviaires » d’André Breton. Démêlant les fils de cette filiation, tant généalogique qu’artistique, on croisera un « Chevalier Balin », une « Danaé dans la pluie d’or », un « masque de la Nouvelle Guinée, balises de la créativité poétique en gestation, en efflorescence…

      En ces proses, la beauté[9] encore est la boussole du poète, au sens platonicien, voire plus précisément plotinien, « la beauté dès le premier jour », si proche et inatteignable : « Faute d’accéder à l’essence de la beauté, ou de la vérité, qui en est si proche, tenter comment on se met ou se rêve sur la voie». Sans oublier que « l’art, ce serait ce qui profite du déni conceptuel de la finitude pour le plaisir -un plaisir qui souvent prend figure d’une souffrance- et non plus pour la connaissance[10] ». Indubitablement, le poète se double d’un philosophe de l’esthétique, quoique l’on dénie de validité aux fictions platoniciennes, pourtant délicieusement nécessaires…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


      « Toutefois, la poésie n’est pas la philosophie », prévient-il. L’une des dernières interrogations d’Yves Bonnefoy est de se demander si l’expérience des gnostiques et celle du poète sont les mêmes. Dans La Poésie et la gnose, le premier essai, parmi deux autres sur « Le palimpseste et l’ardoise » (qui pourrait se rapprocher du projet de L’Echarpe rouge) et sur « Alain Veinstein », la poésie est « une anti-gnose, une lutte contre le rêve gnostique qui certes se renflamme à bien des moments dans les poèmes ». La poésie selon Bonnefoy récuse le gnostique qui voie dans la vie « une ténèbre qui vicie toutes ses heures », ce pourquoi il a besoin d’une prétendue réalité supérieure aux enseignements ésotériques où se réfugier à part soi et entre initiés. Récusant la plénitude de l’enfance, notre poète ami préfère « un monde supérieur dont la poésie atteste le fait [qui] semble bien être le monde ordinaire vécu d’une meilleure façon ». La poésie enfin « reste éprise du monde dont elle souffre » ; ce pourquoi il lui faut organiser la réalité. À cet égard, Yves Bonnefoy apparait moins platonicien que l’on aurait pu le penser, même s’il s’agit d’une « esquisse de l’Idéal avec les crayons de la sensibilité la plus naturelle ». La gnose serait alors le « péché originel » de la poésie. Laquelle est « palimpseste », car « il n’y a aujourd’hui de poésie digne  de ce nom qu’accompagnée d’une réflexion sur la poésie ». Que voilà de fines analyses, où brille le destin de Baudelaire, qui est un de ses initiateurs avoués. Toujours, lisant Yves Bonnefoy, nous sommes dans « un moment de pleine existence à partager »…

 

      Il s’avèrerait fort difficile - et peut-être vain - de classer l’esthétique d’Yves Bonnefoy dans une case préconçue. Pas le moins du monde outrageusement moderne, pas un instant venue d’un passéisme vieillot, plutôt quelque chose de néoclassique, ce dont témoigne son affinité avec le néoplatonisme, avec une dimension, à première vue discrète, et cependant irradiante de la langue. Tout juste pourrait-on reprocher - mais le faut-il ? - à Yves Bonnefoy de ne guère s’intéresser au monde contemporain, alors qu’il préfère demeurer dans une intemporalité, où nous vivons avec le souvenir des mythes et les reflets indispensables de la présence. Et, en cela, faire œuvre, pour son fidèle récipiendaire - nous avons nommé le lecteur - de legs, cette encre précieuse…

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Yves Bonnefoy : Du Mouvement et de l’immobilité de Douve, Mercure de France, 1953, p 17.

[2] Yves Bonnefoy : Poésie et photographie, Galilée, 2014, p 15, 17, 25.

[3] Roland Barthes : La chambre claire, Œuvres complètes, 1995, Seuil, t 3, p 1192.

[5]  Yves Bonnefoy : L’Arrière-pays, Albert Skira, 1972.

[6] Yves Bonnefoy : Poésie et photographie, Galilée, 2014, p 11.

[7] Olivier Himy : Yves Bonnefoy, Ellipse, 2006, p 133.

[8] Yves Bonnefoy : Le Nuage rouge, Mercure de France, 1977.

[10] Yves Bonnefoy : La Beauté dès le premier jour, William Blake & Co, 2010, p 12, 41.

 

Jardino dipinto di Villa di Livia, Palazio Massimo alle Terme, Roma.

Photo : T. Guinhut

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13 avril 2016 3 13 /04 /avril /2016 17:18

 

Le cheval de Troie, gravure de Zocchi, Virgile : Enéide, Livre II, Plassan, 1796.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

 

Faut-il penser Michel Onfray ?

 

Haute Ecole,

 

Penser l’Islam, Traité d'athéologie,

 

Le Miroir aux alouettes.

 

 

 

Michel Onfray : Haute Ecole. Brève histoire du cheval philosophique,

Flammarion, 2015, 192 p, 30 €.

Michel Onfray : Penser l’Islam, Grasset, 2016, 180 p, 17 €.

Michel Onfray : Traité d'athéologie, Grasset, 2005, 288 p, 18,50 €.

Irène Fernandez : Dieu avec esprit. Réponse à Michel Onfray, Philippe Rey, 2005, 168 p, 14 €.

Michel Onfray : Le Miroir aux alouettes.

Principes d’athéisme social, Plon, 2017, 240 p, 16,90 €.

 

 

 

      Onfray est-il un penseur de haute école, un cheval de concours de la philosophie ? Nous en doutions, voire nous affirmions avec agacement qu’il ne méritait pas un instant ce titre. Certes il se targue de n’être d’aucune école, d’aucune obédience et sérail universitaire, fondant par altruisme et par ressentiment son « Université de tous les savoirs à Caen », en réaction contre les doxa et les institutions. Soit. Et à lire le propos affiché dans sa Contre-histoire de la philosophie - redécouvrir ces philosophes que l’Histoire a négligés, méprisés et effacés - nous nous sentions séduits par cette curiosité, ce non-conformisme. Hélas, le premier d'une poignée de tomes verbeux glosant avec un talent creux et boursouflé sur quelques citations des sophistes grecs nous avait fait retourner ses volumes aux bas-fonds des rayonnages invisités d’Emmaüs. Pourtant nous avions conservé son Traité d’athéologie, pour sa traversée gaillarde et pourfendeuse des religions, quoique conceptuellement souvent discutable, à l’emporte-pièce, quoique imbu d’une sorte de sectarisme de l’athéisme, passablement dangereux. À l’abordage d’une Haute Ecole chevauchant les plus grands philosophes et d’un des plus grands défis de l’Histoire et de notre temps lorsqu’il ose savoir Penser l’islam, lorsqu'il se veut dans son Traité d'athéologie le contempteur définitif de la religion, pourrons-nous réhabiliter le polygraphe compulsif, ce « miroir aux alouettes » qu’est Michel Onfray ?

      Il faut admettre avec plaisir que l’album Haute Ecole, est un bel objet, original, conceptuellement solide et intelligemment illustré. Nous allions dire : quoique nanti de textes bien brefs. Mais cette concision, pour le moins inhabituelle pour ce graphomane aux quatre-vingts titres (et dans le temps que nous osons ces mots un autre se fomente), est ce qui fait ici sa force, sa rigueur d'aimable vulgarisateur. Lister les chevaux philosophes, même pour qui n’est pas spécialement hippophile, revient alors à balayer l’histoire de la philosophe en s’arrêtant sur des points nodaux dont on n’avait guère soupçonné l’enchaînement d’occurrences hautement signifiantes.

      La première impulsion étant née à l’occasion d’un spectacle du célèbre écuyer Bartabas, ce pur volume se présente comme un « Tombeau pour Marie-Claude », ce qui est un émouvant hommage : l’auteur ne lui offre-t-il, pas post-mortem, une sorte  d’éternité, qui va de l’Antiquité d’Homère au presque contemporain d’Albert Camus... Car le meilleur ami de l’homme démultiplie ses apparences, ses métaphores, ses mythes et ses significations dans toute l’histoire de la pensée et de l’art.

      Le résumé du récit de Virgile (au début du livre II de l’Enéide) paraîtrait bien plat s’il ne se concluait, comme tout apologue, par une morale, quand « Platon ne peut aimer le cheval d’Ulysse, cheval de la ruse, car il aime le cheval d’Achille, cheval de la force. Les sophistes sont chevaux d’Ulysse, les platoniciens chevaux d’Achille. Ruse et mensonge des constructeurs de fiction contre force et valeur des coursiers divins ». Cette dernière phrase ayant la concision des haïkus (un art qu’il sait pratiquer sur les animaux philosophiques[1], est toute richesse suggestive et beauté.

      La suite est heureusement à l’avenant. L’« attelage ailé » du Phèdre de Platon est celui de l’âme lumineuse, mais aussi celui de la haine du corps . Le pauvre Aristote tombe de sa superbe lorsqu’à quatre pattes il consent à laisser monter sur son dos lascif la belle courtisane Phyllis. Arrive le christianisme, et « l’hippophobie chrétienne » fait des chevaux romains les porteurs des quatre cavaliers de l’Apocalypse. Heureusement, la fiction du « centaure de Lucrèce » est l’antidote matérialiste et épicurien. Tombant de cheval, Montaigne saura penser à apprivoiser la mort, alors que Pascal, effrayé par les chevaux emballés d’un carrosse, quitte le divertissement. Le Curé communiste et athée Jean Meslier n’est pas très à cheval sur la foi, tout en reconnaissant la dignité animale. Le cheval de Spinoza est sa propre perfection ; aussi n’a-t-il pas besoin de Dieu. Schopenhauer se voulait plus compatissant envers les équidés qu’envers les hommes. Son héritier Nietzsche tomba fou dans les bras d’un cheval. L’utilitariste Bentham trouve le cheval plus raisonnable qu’un bébé d’homme. Hegel a vu en Napoléon « l’âme du monde » et « l’incarnation de l’Histoire » montées sur un cheval. Le petit Hans de Freud a la « peur panique d’être mordu par un cheval ». Au vingtième siècle, Alain, grand hippophile, précède Camus qui, en « homme révolté », brocarde Incitatus, le cheval de l’empereur Caligula, qui avait « dix-huit sénateurs à son service » et qu’il nomma consul. Cette fois l’animal totémique de Michel Onfray est l’allégorie de l’abus de pouvoir : « Sartre aimait Incitatus, pourvu qu’il soit de gauche ; Camus se trouvait au côté des chevaux sans nom, les anonymes, ceux qui subissent si souvent l’Histoire réalisée par ceux qui prétendent la faire pour eux ».

      Chaque petit chapitre a le sens de la meilleure vulgarisation philosophique et sait donner à penser, donner envie d’aller puiser directement chez les auteurs effleurés avec ce qu’il faut d’acuité. D’autant que cet élégant volume est largement accompagné de reproductions irréprochables de nombres d’œuvres d’art, pas toujours convenues, gravures, peintures, sculptures ou dessins, sachant accoter non sans humour Tiepolo et Dali, Le Caravage et Robert Combas, tenant endiablé de la figuration libre contemporaine, joyeuse et colorée. Que l’art regorge de représentations sérieuses et cavalières ! Cet Haute école est une fête pour les yeux autant que pour l’esprit.

      Hélas, dès les premières pages de Penser l’islam, l’on se demande même si Michel Onfray sait penser. Le préambule « Penser en post-République » n’est que jérémiades de socialiste déçu par la rigueur mitterrandienne (eût-il fallu continuer de jeter l’argent social par les fenêtres ?), par la montée du Front National, par l’interventionnisme militaire français (sur ce point nous pourrions le suivre), de qui se plaint de « penser sous les crachats »… Le pauvre, il fait partie, avec une tonitruante démagogie, de « cette France maltraitée », du peuple « de gauche immolé sur l’autel du libéralisme » ! Si peu de pages et si peu de tenue, si peu de pensée, quand, à l’égal d’un cégétiste rougi sous le drapeau, il n’a pas la moindre idée de ce qu’est le libéralisme, ni des penseurs libéraux[2]

      Autre approximation pour le moins. Il s’insurge à bon droit contre les interventions militaires françaises, mais aussi, ce qui est plus discutable, contre « les guerres coloniales contemporaines ». Il ajoute cette ignoble contre-vérité : « les régimes islamistes de la planète ne menacent l’Occident que depuis que l’Occident les menace », ou encore « Si danger de terrorisme islamique il y a sur le territoire français, et il y a désormais, c’est parce que ceux que nous avons agressés répondent à nos agressions ». Quoique notant « la nature belliqueuse et conquérante de l’Islam », c’est méconnaître la continuité de quatorze siècles d’expansions (et de reculs seulement forcés) de cette religion colonialiste et meurtrière. Certes les Occidentaux, et les Etats-Unis en particulier, ont eu le tort de s’allier avec les Talibans contre l’Union Soviétique, de soutenir l’Arabie Saoudite dans le cadre d’un accord sur le pétrole, d’envahir l’Irak en jetant à bas police et armée qui se sont retournées vers le Califat. Mais s’ils souffrent moins d’attentats, bien des pays, qui n’ont pas eu la moindre activité guerrière, comme la Suède, voient leur générosité immigrationiste bafouée par de vastes quartiers colonisés par la charia, face apparemment moins violente du jihad…

      Il apparait très vite que ce livre disparate, fait de divers articles, chronique de l’attentat contre Charlie Hebdo, puis du 13 novembre, d'un grand entretien, émaillé de plaintes sur le peu de considération qu’on lui montre, manque singulièrement de tenue, intellectuelle et morale. Défendant à juste raison Houellebecq, Zemmour, injustement accusés d’être la cause des attentats, ridiculisant qui « décrète l’Islam religion minoritaire des opprimés » (Emmanuel Todd) ou « crime de type fasciste que la prochaine révolution communiste rendra bientôt définitivement impossible » (Alain Badiou), tout en vitupérant à raison contre les marxistes antisémites qui appuient l’Islam parce qu’il est anticapitaliste et antioccidental, ce livre se révèle très vite un embrouillamini de juste et d’injuste, d’approximations et de faiblesses argumentatives. Quoiqu’il ait « tâché d’inscrire [sa] réflexion dans l’esprit des Lumières ». À condition de savoir lire Voltaire qui avait trop d’indulgence pour le mahométisme quand son adversaire était la bête du Christianisme, quoiqu’il ne se trompât guère en écrivant du Coran : « Ce livre gouverne despotiquement[3] ».

      Poursuivons cependant puisqu’il eut la bonne idée de se scandaliser qu’un politique expert de l’Islam, Alain Juppé, Maire de Bordeaux, lui avoue sans honte n’avoir jamais lu le Coran. Aussi, si notre penseur l’a lu, imagine-t-on qu’il sache un tant soit peu le penser. En effet, comparant avec une précision bienvenue plusieurs traductions, il ne craint pas d’affirmer « qu’il y a des sourates qui incitent à la guerre, au massacre des infidèles, à l’égorgement […] d’autres, moins nombreuses, mais elles existent aussi invitent à l’amour, […] on obtiendra dès lors deux façons d’être musulman ». Il faut cependant rappeler à notre penseur -ou lui apprendre- que les premières sont les plus récentes (de Médine) et qu’elles abrogent donc les secondes. Il n’ignore cependant pas l’éthique belliqueuse sacrée, le génocide de « 80 millions d’Hindous entre 1000 et 1525 », l’institutionnalisation de la décapitation dans la Sîra, cite avec une précision efficace le Coran dans ses nombreux préceptes meurtriers et misogynes. Ajoutant, « la démographie aidant, la spiritualité active, en France, est devenue moins judéo-chrétienne que musulmane », son réquisitoire contre ce qu’il faut bien nommer l’Islam est loin d’être sans fondement, plaidant pour l’exercice du libre-arbitre et de la raison, dans la tradition d’Averroès. Quoique là encore il y ait erreur : ce dernier n'imaginait pas le libre-arbitre, et ne tenait à la raison que dans la mesure où elle pouvait penser Dieu.

      En outre, il justifie à raison l’islamophobie, car inventée pour culpabiliser la critique occidentale par l’Ian de Khomeiny, et qui est pourtant une peur bien fondée. Il demande pourquoi l’on ne s’attaque pas aux pays qui financent le terrorisme, Qatar et Arabie Saoudite, alors que l’on vise Syriens et Afghans. Il demande de renoncer à « l’impérialisme planétaire », plaide pour un oxymore impraticable : « un Islam républicain ». Soit. Mais il met sur le même plan de violence les pages du Coran et celles de la Bible et des Evangiles, ce qui est comparer un tyrannosaure à une chat[4]. Sous prétexte de ne pas vouloir se comporter en « totalitaire », il imagine de « former les imams, surveiller les lieux de cultes », vœu pieux qui ne tient en aucun cas du totalitarisme atavique de la loi du Prophète. Il dénonce encore « l’argent roi, la perte de tous les repères éthiques et moraux, l’impunité des puissants, l’impuissance des politiciens […] l’analphabétisme de masse, la passion pour les jeux du cirque », les médias qui veulent que l’on ne pense pas… Certes. Parmi quelques anathèmes dignes d’être soutenues, se cachent pire que des approximations. Succès garanti auprès des idées courtes, des expectorations qui tiennent lieu de pensée, alors que notre homme prétend offrir « une alternative philosophique à la pensée religieuse ». En imaginant que la République « fournit une formation aux imams, les salarie, surveille les prêches pour qu’ils soient républicains, finance les lieux de prières », ne se contredit il pas, forçant tous les citoyens à contribuer à cette illusion mordante par une fiscalité déjà confiscatoire…

      L'on se lasse cependant vite de ces ersatz de journalisme, de ce manque de rigueur, de tout ce qui caractérise ce patchwork de bon sens et de culture, largement troué d’incultures, désordonné, effiloché de clichés, ravaudé de pensée magique, souillé de postillons péremptoires. Ce bric et de broc d’occasion, qui aurait gagné à être toiletté par le ciseau de la rigueur, fait regretter d’autant ses errements que, vers le milieu du volume, une pensée décemment argumentée résonne. Il rappelle l’accointance appuyée du Grand Muphti de Jérusalem, donc de l’Islam, avec Hitler, rappelle que le vernis de l’antisionisme n’est qu’un antisémitisme, rappelle le soutien de bien des intellectuels de gauche à un antisémitisme réel. Et tire juste lorsqu’il dit : « la haine du capitalisme vaut bien qu’on passe le féminisme par-dessus bord pour faire de la phallocratie musulmane un signe de féminisme anticapitalisme ». Ainsi « la gauche islamophile se fait liberticide ». En fin de volume, si l’on a eu le courage d’aller jusque-là, Michel Onfray parait marqué du coin du bon sens : quand l’Islam « devient politique, il n’est plus une affaire entre soi et soi, mais une affaire entre soi et les autres. Dès lors il suppose obligation et contrainte ». Sauf que l’Islam est indéracinablement politique et n’est une affaire entre soi et soi que dans un petit coin du soufisme. De ses abjections, qui vont du voile aux mosquées, du halal à la charia, aux censures et aux meurtres, nous ne voulons pas un instant.

      L’on se réconcilierait difficilement avec notre essayiste, qui voudrait faire croire à la rare honnêteté de parler d’un sujet qu’il maîtrise clopin-clopant. C’est ainsi que de telles sorties maladroitement documentées ne lui vaudront guère d’amitiés, car l’on en veut au doigt qui montre l’Islam, plutôt qu’au réel fauteur de trouble, de guerre, d’ « effondrement démocratique »… Au risque de nous répéter, nous aimerions qu’il fasse preuve de la même éthique à l’égard du libéralisme.

 

 

      Veut-on lire, par comparaison, un « penser l’Islam » de haute tenue analytique et rhétorique ? Ouvrant le chapitre XX des Ruines de Volney, publié en 1791, médité parmi les ruines de Palmyre (tiens donc !), lisons comment, par la voix du « législateur », cet auteur trop négligé des Lumières dénonce les ridicules et méfaits de toutes les religions rassemblées « dans l’arène », en commençant par celle qui mérite les flèches les plus acides de son ironie :

      « Ce premier groupe, me dit-il, formé d’étendards verts, qui portent un croissant, un bandeau et un sabre, est celui des sectateurs du prophète arabe. Dire qu’il y a un Dieu (sans savoir ce qu’il est), croire aux paroles d’un homme (sans entendre sa langue), aller dans un désert prier Dieu (qui est partout), laver ses mains d’eau (et ne pas s’abstenir de sang), jeûner le jour (et manger la nuit), donner l’aumône de son bien (et ravir celui d’autrui), tels sont les moyens de perfection institués par Mahomet, tels sont les cris de ralliement de ses fidèles croyants. Quiconque n’y répond pas est un réprouvé, frappé d’anathème et dévoué au glaive. Un Dieu clément, auteur de la vie, a donné ces lois d’oppression et de meurtre : il les a faites pour tout l’univers, quoiqu’il ne les ait révélées qu’à un homme : il les a établies de toute éternité, quoiqu’il ne les ait publiées que d’hier[5] ». On ne saurait mieux dire…

      Le grand contempteur des religions fait pire avec son Traité d’athéologie. Malgré ce qui parait de prime abord un beau projet et une généreuse bibliographie, l’on est très rapidement consterné par les approximations, les confusions, les affirmations péremptoires, les citations castrées de leur contexte. Ce serait un travail de fourmi que de recenser les quelques éléments judicieux empêtrés dans un salmigondis de mauvais goût intellectuel, dans un ramassis pamphlétaire de brasse-bouillon : « l’Etat totalitaire chrétien », « autodafés de l’intelligence » « sur l’ignorance chrétienne », « En finir avec les femmes », « Hitler disciple de Saint-Jean ». Certes le Christianisme fut trop souvent meurtrier, mais en contradiction avec le message du Christ, mais c’est jeter le bébé avec l’eau du bain…

      L’on ne pourrait mieux contrer notre triste auteur que le fait avec rigueur et pertinence Irène Fernandez, dans son Dieu avec esprit. Réponse à Michel Onfray ; au point qu’il soit plus que recommandé de ne pas conserver le premier sans le second à ses côtés. Elle montre bien que mettre dans le même sac les trois monothéismes est aberrant, que les différences de fond entre Christianisme et Islam sont considérables, voire antinomiques comme l’expose par ailleurs et avec une rare précision François Jourdan[6]. Elle montre, par exemple, que Dieu n’interdit pas la connaissance à Adam, mais l’arbre du bien et du mal, donc celle morale, alors que, ajouterons-nous, puisque ce dernier doit nommer toutes les créatures, Dieu encourage la connaissance scientifique. Elle montre encore l’alliance entre la foi et la raison niée par l’Onfray, dénonce l’erreur manifeste selon laquelle le concept de guerre sainte est biblique, alors qu’il n’existe pas dans la Bible et que Saint-Augustin s’interroge sur la « guerre juste », ce qui n’a rien à voir…

      Mieux vaut, plutôt que l’Onfray, dès Théodore l’Athée, au IV° siècle avant Jésus-Christ, et de Lucrèce à Nietzsche, d’Holbach à Marx, de Sade à Darwin, d’Alain à Richard Dawkins, relire ces penseurs athées et découvrir l’Histoire de l’athéisme, de Georges Minois[7], qui élargit son propos jusqu’à celle des incroyances, qu’il s’agisse des libertins ou des déistes…

 

 

      À ce Penser l’Islam qui est un essai à demi raté, à demi réussi,  à cette catastrophe qu’est le Traité d’athéologie, allons-nous préférer ce qui s’annonce sur le bandeau comme « Une autobiographie politique » ? De quel Miroir aux alouettes s’agit-il ? Le respect du genre de l’autobiographie parait d’abord peu trompeur. La partition en huit chapitres, précédés d’une préface, d’une introduction, suivis d’une conclusion, semblent annoncer une œuvre construite et pensée avec plus de rigueur. Ce « je me souviens », va de l’enfance chez le coiffeur rural normand, en passant par ses années de formation, de luttes et d’écriture, jusqu’à son grand œuvre, l’Université Populaire, jusqu’à son « idéal » d’ « autogestion », d’ « autocratie » et « de gauche ». Venu d’un père « ouvrier agricole », celui qui est viscéralement « libertaire » nous propose un parcours qui peut être admirable, d’opiniâtreté, de défi.

      Ce tableau d’une initiation politiquement et obsessionnellement « de gauche » serait par endroit très bien écrit, touchant, lyrique même, polémique, avec des traits piquants, comme lorsqu’un « copain d’école […] est mort dans la quarantaine, confit dans l’alcool, d’un cancer des testicules qui avaient beaucoup servi ». Très vite, pourtant, un cancer de la composition et de la pensée gangrène le récit, l’engagement, moins philosophique que politiquement hâbleur, et surtout d’une cohérence discutable, venant écrouler le discours. Qu’on en juge, à propos d’un souvenir du nazisme conté par le coiffeur : « Au lieu de la loi de la jungle qui auraient permis aux plus violents de manger seuls au détriment de tous, allégorie de la brutalité du capitalisme libéral, l’homme gauche répondait par le partage, la solidarité, l’humanité ». Ce dernier, notons-le, était « communiste ». C’est ignorer combien les nazis haïssaient le capitalisme libéral, et combien les régimes communistes ont égalé les violences nazies ! Et nous n’en sommes qu’à la page 14 ! Quel dommage qu’une plume qui sache parfois si bien écrire ne sache pas se détacher des leçons et préjugés inoculés par les thuriféraires anarchistes et communistes idéalisés de son éducation intellectuelle, quoiqu’il n’ignore en rien que le PCF et l’Union Soviétique aient trahi cet idéal, idéal plus qu’illusoire cependant car la communauté reste toujours une tyrannie contre l’individu. Nous nous accorderons pourtant avec lui pour certes préférer un anarchisme sans violence, pour n’être pas tout à fait imperméable à l’hédonisme du Phalanstère de Fourier : « Se défendre contre les prétentions de plus en plus envahissantes de la morale de groupe. »

      Plutôt qu’un récit, c’est un rabâchage d’antiennes de gauche, de récriminations « antilibérales » sans jamais que soit effacée la confusion entre liberté et rapacité, une profession de foi (ce dernier mot étant choisi à dessein). Sous-titrée « Principes d’athéisme social », même si elle a l’insigne mérite de permettre un tantinet soit peu au lecteur de comprendre un itinéraire de vie et de pensée, l’entreprise vire au dogmatisme fendillé, tentant de remplacer et d’asséner une mystique pour une autre, férocement antireligieuse et cependant martelant son post-marxisme athéologique, pour reprendre l’étendard de son Traité. Il s’agissait de « déconstruire les trois monothéismes », de montrer que leur étaient consubstantiels « une série de haines violemment imposées dans l’Histoire ». S’il faut concéder qu’il s’agit d’une « haine de la vie » au profit de l’au-delà (dans une nietzschéenne perspective), parler de « haine de l’intelligence[8] », c’est faire bon marché de la Bible entière, de Thomas d’Aquin, du libre-arbitre, ad libitum…

      Bientôt, l’ « autobiographie politique » pédale sur un vélo bruyant et déglingué de par l’Histoire récente, enfonçant des portes ouvertes, avec l’hyperbole « Hitler n’est pas mort », enflant un réquisitoire contre la télévision où la pauvre philosophie devient un « sport de combat », entreprenant « l’anatomie d’un bouc émissaire », entendez le Front National, la dénonciation des médias encore et encore, la logorrhée de ses exploits sur Twitter, la reprise abjecte de ses propos par Daesch (« Même le mécréant français Onfray dit que terrorisme est une guerre que l’Islam politique mène contre ceux qui la leur ont déclarée ») -quoique nous avons montré supra que c’était bien ce qu’il avait dit et écrit- devant ce gribouillis de vraies allusions à des philosophes et cette chronique de bas étage, de règlements de compte, le ragoût a trop tôt un goût de dégoût.

      Reste qu’en cette plaidoirie, qui a plombé ce qui aurait pu s’annoncer comme l’exercice du recul autobiographique, cette défense de Michel Onfray par lui-même, il faut mettre à son crédit de nombreuses initiatives, comme son Université Populaire du goût, invitant de nombreux artistes, musiciens, offerts à l’éducation d’un public qui ressent le louable besoin d’être initié.

      Hélas il s’agit bien d’un Miroir aux alouettes, non seulement comme le prétend son auteur en qualifiant ainsi les « mythes politiques proposés par ceux qui nous gouvernent » (ce en quoi il est loin d’avoir tort) ; mais lorsque l’on se rend compte en tentant de le lire, car c’est vite insupportable de gâchis, de pitrouille conceptuelle, que ce Michel Onfray politique est bien le seul miroir aux alouettes qui vaille : il n’éblouira que les alouettes de ces lecteurs qui prennent de la purée de crapauds pour des ortolans philosophes.

      Un exemple parmi tant d’autres, saisi au hasard : « cette façon libérale, de droite et de gauche, de jouer avec la peur des gens, de faire naître et d’instrumentaliser les angoisses, de terroriser les citoyens, d’abêtir le peuple… » N’en jetez plus ! Onfray n’a-t-il jamais ouvert un dictionnaire, mouillé son index, qu’il a visiblement farci d’urticaire antilibérale, sur les pages des philosophes libéraux Léo Strauss, Adam Smith, Tocqueville, Hayek. Bis repetita placent, direz-vous du modeste auteur de ces lignes, mais c’est dix fois, cent fois la même diatribe, encrée de ce populisme qu’il dénonce à l’envi, c’est d’un anticapitaliste primaire, secondaire et tertiaire, d’un libertaro-communisme beurré  d’utopisme bien démagogique, qui ne se donne la peine de fouiller les bibliothèques de la pensée que d’une oeillère…

      Que penser de cette gloire : « Mener une vie de gauche » ? Aussi risible que « de droite »… Sans compter l’hypocrisie de celui qui ne redistribue pas l’entier de ses droits d’auteurs (acquis grâce à un système capitaliste honni) au service du social !

      Au lecteur qui voudrait tenter de réellement penser l’Islam, il faudrait conseiller d’urgence quatre livres : Le Coran, ce qui va sans dire, une vie du prophète, de Maxime Rodinson, Mahomet[9], l’immense tableau historique et philosophique de Miguel Cruz Hernandez, Histoire de la pensée en terre d’Islam[10], et enfin l’impeccable et implacable réquisitoire par celui qui fut l’un de ses natifs : Ibn Warracq : Pourquoi je ne suis pas musulman[11].

      Quant à qui trouverait trop cruel le propos de cet article, conseillons cependant un essai considérablement plus indulgent, louangeur même, consacré à notre philosophe autoproclamé, par Adelinne Baldacchino : Michel Onfray ou l’intuition du monde[12]. Elle décline sa « Poétique », son « Erotique » et son « Ethique ». Mieux et plus complètement que l’impertinent auteur de ces lignes, elle a lu notre penseur. Elle y trouve une leçon de vie, « personnelle » (dont une blessure d’enfance fondatrice) et « sociale ». Elle ne voit dans son œuvre « ni extase élitiste pour initiés, ni truanderie farcesque ». Il sera beaucoup pardonné en effet à la franchise de Michel Onfray ; mais cette dernière n’est pas une vertu à soi seule… Elle exalte la « générosité » et le « goût » de l’homme et de l’auteur, son travail admirable de passeur, sa fougue intellectuelle… Il n’est pas impossible qu’Adeline Baldacchino sache affuter les armes dialectiques pour contrer avec talent l’argumentation peu généreuse ici assénée au malheureux lecteur.

      À celui qui se présente comme un hédoniste, adepte de l’art de jouir, comme un libertaire, on ne retirera pas ces dignités et marottes. Reste que l’art de penser est un art bien difficile, qui exige rigueur et constance, connaissances sans cesse réactualisées et remises sur l’établi, à l’affut de toute erreur, de toute méconnaissance, et surtout modestie. Il n’est pas sûr que notre graphomane, penseur à tous crins et à toute berzingue, mérite de la Haute Ecole philosophique, lui dont les titres -pensons, rien de moins, à son Cosmos[13] -n’atteignent guère à la dimension souhaitée. Il n’est pas à la portée de tout le monde de savoir fonder une haute école où penser la contre-histoire de la philosophie, l’Islam, le cosmos. Restons cependant à l’affut des quelques poussières cosmiques où Michel Onfray, à notre humble avis, approche l’art de penser. Reste qu’à un homme qui vitupère contre les médias, il est malvenu d’être si médiatique et bestsellerisé, quoique ce ne soit pas donné à tout le monde d’être un philosophe du peuple, jamais abscons ni jargonnant, de conquérir de haute lutte un vaste public, et de si bien vendre un brûlot, pas si dénué de fondement, même si encore une fois approximatif, contre le père de la psychanalyse[14], Sigmund Freud lui-même.

      Que Michel Onfray soutienne telles positions politiques et philosophiques - et les discuter -, c’est de bonne dispute argumentative ; mais que s’y ajoutent d’aveugles méconnaissances, des saillies péremptoires, un manque récurrent de nuances, de concessions et d’équilibre de la disputatio, et, à son affaire autobiographique, des surdimensions d’un égo prompt à la plainte et au ressentiment, ne le grandira pas. Regrettons que la haute tenue de quelques belles pages n’essaime pas plus souvent. Michel Onfray, du haut de la petitesse de notre critique, louange et volée de bois vert, encore un effort ! Et vous épurerez le pire du meilleur, peut-être à venir…

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[3] Voltaire : Du Coran et de la loi musulmane, L’Herne, 2016, p 9.

[5] C. F. Volney : Les Ruines, ou méditations sur les révolutions des empires, Parmantier, Froment, 1826,  p 115.

[6] François Jourdan : Islam et Christianisme, comprendre les différences de fond, L’Artilleur, 2016

[7] Georges Minois : Histoire de l’athéisme, Fayard, 1998.

[8] Michel Onfray : Traité d’athéologie, Grasset, 2005, p 87.

[9] Maxime Rodinson : Mahomet, Seuil, 1961.

[10] Miguel Cruz Hernandez : Histoire de la pensée en terre d’Islam, Desjonquières, 2005.

[12] Adelinne Baldacchino : Michel Onfray ou l’intuition du monde, Le Passeur, 2015.

[13] Michel Onfray : Cosmos, Grasset, 2015.

[14] Michel Onfray : Le Crépuscule d’une idole, Grasset, 2010.

 

Buffon : Oeuvres. Les Mammifères, Furne, 1853.
Photo : T. Guinhut.

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10 avril 2016 7 10 /04 /avril /2016 07:29

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Le roman d’un cinéaste

 

de science-fiction biotechnologique.

 

David Cronenberg :

 

de Consumés à EXistenZ.

 

Suivi par Jean-Pierre Ohl : Redrum.

 

 

 

David Cronenberg : Consumés, traduit de l’anglais (Canada)

par Clélia Laventure, Gallimard, 2016, 382 p, 21 €.

 

David Cronenberg : Entretiens avec Serge Grünberg, traduit de l’anglais (Canada)

Les Cahiers du cinéma, 2002, 192 p, 45 €.

 

Jean-Pierre Ohl : Redrum,

L’Arbre vengeur, 2012, 256 p, 15 €.

 

 

 

      Il est souvent à craindre qu’un cinéaste, une fois la plume, ou le clavier, sous les doigts, ne livre qu’un pseudo-roman, un ersatz de scénario, plus étiré qu’un chewing-gum et nanti d’une pauvrette, exaspérante écriture. Rassurons-nous, ce n’est pas le cas avec le Canadien David Cronenberg, qui aime fouiller le rose de la chair humaine. Le réalisateur coruscant de cette inhumaine métamorphose, La Mouche, livre avec Consumés non seulement un thriller implacable, mais aussi une osmose impressionnante entre science-fiction, biotechnologies et pathologie. Quoiqu’aux voyeurismes sexuels et morbides du journalisme à sensation ne soient pas épargnés les dangers de la complaisance, loin au-dessous de la qualité de son film le plus stupéfiant : EXistenZ. Science-fiction romanesque et cinéma se marient également à l’occasion du récit de Jean-Pierre Ohl : Redrum, en passant par le prisme de Stanley Kubrick.

      Deux intrigues parallèles se déroulent et se consument, alternant leurs séductions et leurs pièges. Deux amants, et néanmoins concurrents dans le domaine du photojournalisme, mènent dans deux villes étrangères leur reportages à la limite et au-delà de l’étrange et du crime. Naomi Seberg est à Paris, puis à Tokyo, pour enquêter sur le meurtre de Célestine Arostéguy, dont le mari, également philosophe à la Sorbonne, a disparu. Est-ce lui qui l’a tuée, mutilée, qui aurait dévoré quelques fragments de son corps ? Naomi rencontre ses étudiants, étudiants non seulement en philosophie mais en coucheries diverses avec les deux stars de l’intellect. À Budapest, Nathan Math interviewe à la fois Molnar, un  chirurgien aux pratiques controversées, illégales, et son cobaye Dunja aux seins « officiellement radioactifs », avec laquelle il couche, contractant l’épouvantable « maladie de Roiphe ».

 

 

      On devine que cette paire d’intrigues vénéneuses sur des « affaires juteuses » vont se rejoindre, se polluer l’une l’autre, dans une progression sensationnaliste, inéluctable et perturbante. Imaginez : « J’ai inventé une infestation parasitoïde de mon cru, pour elle, pour Célestine. Je me suis dit qu’elle méritait d’avoir une espèce qui lui serait propre, qui pondrait avec amour ses œufs en elle ». Ou encore « Le sein ? Elle était vivante… quand vous l’avez mangée ? » À moins qu’il ne s’agisse que de « répliques bioplastiques »… Ce sont en effet les possibilités, les sexualités, les errances, les travers et les métamorphoses cliniques et technologiques des corps qui sont le sujet privilégié de David Cronenberg. On lira cela -jusqu’au bout si l’on a le cœur bien accroché-, comme un tableau des perversions les plus salaces, loufoques et infâmes ; ou comme un examen clinique de la nature humaine, au tréfonds de ses ténèbres charnelles et de ses pulsions, là où git « la malignité sordide ».

      Roman sadien ou roman philosophique ? Faut-il voir dans le duo Arostéguy un écho du couple Sartre Beauvoir, où du meurtre que perpétra Althusser sur sa femme ? Voire une empreinte du fameux Hannibal Lecter gourmand de chair humaine… En ce cas, il serait tout entier une parodie baroque et hyperréaliste. Ce « rapport esthétique au sexe », cette théâtralité sur écran mental, est un avatar branché de plus au roman d’horreur gothique venu du Frankenstein de Mary Shelley[1]. Le thriller peut-être également lu comme une satire de l’hyperconsommation, du trafic d’organes et de l’omniprésence des réseaux connectés, non sans facilités convenues, parmi lesquels évoluent nos deux journalistes de l’extrême humanité. La rencontre de la fascination de l’image avec les extrémités du cannibalisme et du fétichisme peut passer pour une dénonciation, à moins d’un hyper-appétit, de nos voyeurismes, et plus particulièrement de ceux sexuels et morbides du journalisme à sensation.

      À moins que cela soit trop d’éloges. Les tics bien en cours de la science-fiction, le catalogue des attitudes et des appétits pervers plus ou moins chics ont tendance à plomber de leur complaisance le fil narratif. Le bel exercice de style loué par Stephen King a parfois quelque chose de vain, là où manquerait une analyse plus incisive, non pas des blessures et des accessoires, mais de l’origine neurologique, fantasmatique du mal, de ses plaisirs et de ses tréfonds. Ce que, mieux que Consumés, semblent suggérer de manière plus incisive quelques-unes des productions cinématographiques de notre auteur.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      L'on retrouve dans ce premier roman du cinéaste né en 1943 à Toronto le goût exacerbé du dernier cri des technologies, le voisinage de la chirurgie et de la maladie avec l’appétit sexuel. Ce que le film Crash, défilé d’accidentologie routière d’après le livre de Ballard[2], rendait iconique. On revoit également s’enclencher l’engrenage morbide peu à peu intensifié, que des films comme Chromosome III ont porté à l’acmé de la peur.

      Il faut alors se tourner vers une somme bien documentée, celle que Serge Grünberg réunit, avec une dizaine d’entretiens, une filmographie, une généreuse préface, en présentant le « cinéma cerveau » de David Cronenberg. Même si, ce livre datant de l’année 2000, il ne peut que faire l’impasse sur des œuvres plus récentes, comme l’obsédant Spider, venu d’un roman de Patrick McGrath[3], dont la verdâtre claustrophobie mentale est assurée avec une opiniâtre intelligence. De film en film, son esthétique gore, facile au premier abord, s’en trouve haussée à une dimension presque philosophique, lorsque les révolutions de la peur et de l’éros coïncident avec nos révolutions technologiques et biologiques. Ce dont témoigne une pellicule comme Faux semblants, dans laquelle deux jumeaux gynécologues, homosexuels et incestueux (qui, frères siamois, se sont eux-mêmes séparés à coup de bistouri) sont retrouvés morts dans leur luxueux cabinet.

      C’est d’ailleurs dans ses entretiens que David Cronenberg, sensible aux réactions outrées suscitées par quelques-uns de ses films, assure : « n’importe quelle doctrine politique est mortelle pour l’art[4]». Cette judicieuse méfiance devant les programmes sociétaux et moraux antétotalitaires, restant à nuancer si l’on pense au libéralisme classique. Il n’en demeure pas moins que les hypothèses scientifiques, biologiques et psychiques explorées par le cinéaste permettent de tester notre anticipation de l’avenir autant que nos présupposés mentaux et éthiques, sans compter l’ingénieuse multiplication de nos fantasmes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      L'on ne sera finalement pas étonné que ce familier de Burroughs, de DeLillo et de Ballard se soit senti pousser des ailes d’écrivain, alors que son film EXistenZ (1999) reste probablement son chef d’œuvre. Branchant une console de jeu organique et animale de synthèse, en forme d’intestinal cerveau, sur les corps au moyen d’un « bioport » et grâce à un cordon ombilical,  Allegra Geller est bien une artiste, sinon une prêtresse sacrée, un brin autoérotique et fétichiste, qui couve sur ses genoux sa créature aux possibilités ludiques stupéfiantes. Pour échapper à la menace de meurtre d’une secte « réaliste » aux relents fanatiques inspirée par l’affaire Rushdie[5], la créatrice de cet univers mental nanti de divers « mondes » se voit avec ses partenaires de jeu (qui sont douze, comme dans la Cène) voyager parmi les labyrinthes de l’imaginaire et de l’inconscient. Cependant, alors que l’existence a été remplacé par l’EXistenZ, les frontières entre le jeu et la réalité, s’effacent, se dispersent, comme en un indémêlable ruban de Möbius, affectant la perception, le psychisme entier des joueurs, sinon celui du spectateur : « Sommes-nous encore dans le jeu ? », demande à la toute fin un joueur qui, aux prises avec son addiction sacrée, n’a peut-être jamais quitté ce dernier, appelé, avec une étrange clairvoyance, « transCendanZ », ce qui aurait remplacé la transcendance. Une dimension philosophique vertigineuse s’empare, soudain, avec David Cronenberg, d’un cinéma aux métamorphoses plus proliférantes que celle de Kafka.

      Romancier ou cinéaste ? Si l’on a l’habitude de constater que la plupart des adaptations d’un livre sont des appauvrissements de l’œuvre initiale (hors de notables exceptions comme celles d’Hitchcock, de Visconti ou de Kubrick), le contraire se produit ici. Celui qui a su avec maîtrise adapter Le Festin nu de Burroughs ou Crash de Ballard, a créé avec Consumés un avatar romanesque de son univers cinématographique, auquel il offre ainsi une astucieuse initiation. Mais le manque de concision et de vitesse narrative, dont ne souffre pas un instant EXistenZ (au scénario totalement original) ne permet pas tout à fait qu’avec autant d’émotion et de conviction il séduise son lecteur, qui préférera s’enfouir à ses risques et périls, mentaux et conceptuels, dans les dédales de l’effroi et de la fascination des biotechnologies en ébullition, en un mot, pour reprendre le titre d’un de ses films : en ce Videodrome où, partiellement, nous vivons…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Entre cinéma et littérature romanesque, Redrum est un lointain voisin d'ExistenZ. Si l’on excepte quelques grises descriptions paysagères redondantes, le roman de Jean-Pierre Ohl est remarquablement construit. Dans une lointaine île d’Ecosse, un bâtiment en forme d’œuf abrite Némos et son laboratoire plus qu’insolite. C’est en ce lieu, hors d’un monde menacé par une guerre mondiale, que l'on invite quelques spécialistes du cinéma pour un colloque ; ce qui nous vaut des portraits hauts en couleurs, des joutes intellectuelles homériques (sur le « formalisme » par exemple) et empreintes de satire.

      Stephen, le narrateur, a publié un essai remarqué sur Stanley Kubrick. Bientôt, les expériences informatiques et neuronales du savant reclus lui font vivre avec une intensité inconcevable les scènes marquantes de ses films préférés, quand des jeunes femmes, parfaites sosies d’actrices mythiques, dont une « Lolita », veillent sur les participants. Ainsi la nostalgie cinématographique s’incarne entre technologie et fantasme.

      À la lisière de l’impossible science-fiction ou de la probable anticipation, Némos est parvenu à fixer la personnalité des défunts dans la « Sauvegarde », au point de faire vivre aux sujets consentants de nouvelles vies avec les disparus. Retrouver les « âmes sauvegardées », est-ce traumatisme, consolation parfaite, où « le réveil est le cauchemar », addiction ?

      Ce pouvoir inouï d’un cinéma, qui envahit l’espace et les sens, était suggéré dans le remarquable et fondateur roman fantastique de Bioy Casares, L’Invention de Morel. Il est ici amplifié jusqu’aux conséquences les plus vertigineuses : « Car vous n’êtes pas Stephen Gray, mon petit. Vous êtes sa Sauvegarde. » Comme dans la narration circulaire des films de David Lynch, où réalité et fiction s’emboitent et s’effacent, Jean-Pierre Ohl, use du menaçant « Redrum », inscrit en rouge sanglant dans Shining de Kubrick, pour nous faire perdre pied parmi les terrains du réel et les circonvolutions de la perception ; nous introduisant ainsi dans les arcanes de l’œuvre d’art. La fantaisie devient alors un fastueux et talentueux conte philosophique. Ne reste plus, parmi le colloque de Redrum, qu’à inviter Cronenberg…

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Consumés a été publiée dans Le Matricule des anges, février 2016,

celle sur Redrum dans Le Matricule des anges, octobre 2012.

 

[3] Patrick MacGrath : Spider, Gallimard, 2002.

[4] Serge Grünberg : David Cronenberg, Cahiers du Cinéma, 2000.

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28 mars 2016 1 28 /03 /mars /2016 19:31

 

Globe terrestre sur Les Césars de l'Empereur Julien,

Denys Mariette, 1696. Photo : T. Guinhut. 

 

 

 

 

Une Histoire du monde

 

en trois tours de Babel.

 

Roberts et Westad, suivi de Fukuyama.

 

 

 

J.M. Roberts, O.A. Westad : Histoire du monde, Perrin, 1504 p sous coffret, 49 €.

I « Les Âges anciens »,

traduit de l’anglais par Jacques Bersani, 464 p, 22 € ;

II « Du Moyen-Âge aux temps modernes »,

traduit par Martine Devillers-Argouac’h, 512 p, 24 € ;

III « L’Âge des révolutions »,

traduit par Antoine Bourguilleau, 608 p, 24 € ; Perrin, 2016.

 

Francis Fukuyama : Le Début de l’histoire, traduit de l’anglais (Etats-Unis)

par Pierre Guglielmina, Saint-Simon, 2012, 472 p, 25 €.

 

 

 

    « L’Histoire, nous devons bien le reconnaître, continue d’encombrer notre présent et rien n’indique qu’il puisse, un jour, en être autrement (III, p 585) ». Ainsi concluent J.M. Roberts et O.A. Westad au sortir des 1200 pages de leur Histoire du monde. Pourtant, malgré le format passablement imposant de leur trilogie, rien ne permet d’affirmer qu’elle encombrera nos bibliothèques. Au contraire. Ces trois tours de Babel balisent un immense passé, donc les ciments du présents, les fondations de notre avenir, enrichissent avec une séduisante facilité notre compréhension des marches successives de nos civilisations. Soudainement, grâce à nos deux compères historiens, et même si quelques points nous amènent à des réserves, nous nous sentons à raison, plus intelligents…

     Des plus anciens outils trouvés en Ethiopie (il y a 2,5 millions d’années), en passant par la préhistoire, en 7000 avant J.C., à nos plus contemporains, dont ces « intellectuels chinois [qui] parlent aujourd’hui le langage du libéralisme ou du marxisme (III, p 584) », ces trois volumes ambitionnent à juste titre d’être une somme narrative, explicative et argumentative. Cultures et empires, religions et révolutions, techniques et structures politiques, migrations et conquêtes, nomadisme et urbanisation, tout concourt à emporter le lecteur dans le vaste fleuve de l’humanité.

    Mais loin de se contenter d’une vision européanocentrée, même si les étapes, parfois erratiques, du développement de l’Europe sont longuement narrées, nos deux auteurs nous font entrer dans des zones plus excentrées et néanmoins fondamentales : la sphère byzantine des Chrétiens d’Orient, l’expansion de l’Islam, l’Inde classique, la Chine impériale, le Japon… Or l’épopée émancipatrice des Lumières, des révolutions politiques et scientifiques, s’accompagne, pour le meilleur et pour le pire de l’expansionnisme colonisateur, de l’hégémonie européenne et étatsunienne, bientôt contrée par les rivages asiatiques, voire le retour de l’infiltration musulmane…

 

      Ainsi le premier tome, orné d’une mosaïque du XIIIe siècle, venue de la basilique Saint-Marc de Venise, va des prémices de l’humanité à la chute de l’empire romain d’Occident, mais aussi de celui des Han chinois, autour de l’an 500. Le second, orné également d’une construction de la tour de Babel, mais une peinture de l’école flamande du XVIème, siècle, venue de la Pinacothèque nationale de Sienne, embrasse non pas dix siècles, jusqu’au XVIème (comme l’annonce la quatrième de couverture de manière erronée), du Moyen-Âge à la Renaissance, marqués par la naissance de l’Islam et les grandes découvertes maritimes occidentales, mais douze siècles jusqu’aux Lumières du XVIIIème. Le troisième tome enfin, semble orné d’une tour de Babel Art Déco (car aucune de ces couvertures n’est hélas légendée), pour traverser les révolutions politiques et industrielles qui marquèrent l’aurore du XIXème, dès 1789, jusqu’à notre contemporain. Comme si le Big-bang de l’Histoire élargissait le cône de son expansion en enclenchant sa mondialisation et en s’approchant de nous…

      Depuis la nuit de la pierre taillée et l’aube de l’écriture cunéiforme, le rôle de l’imprimerie et la diffusion de la lecture sont capitaux : en 1800, « le vieux continent recèle une proportion d’érudits plus forte que les autres cultures (II, p 472) ». Quoiqu’au XXème siècle, « la radio, le cinéma puis la télévision restaureront cette suprématie de l’oral et du visuel (II, p 473). C’est à l’occasion de telles phrases que l’on mesure la hauteur d’analyse de Roberts et Westad, eux-mêmes dépendants et successeurs de ces inventions du lettré et de l’Historien.

 

      On ne lit pas souvent les introductions. Dans le cas de l’Histoire du monde, on aurait diantrement tort. Grâce à la plume d’Odd Arne Westad, qui continua l’œuvre de son camarade après sa mort, l’on apprend comment telle problématique est l’assise et le fil conducteur conceptuel de ces trois volumes : « J’ai cherché d’emblée à repérer, là où c’était possible, les éléments qui, par l’influence générale qu’ils exercèrent, eurent l’impact le plus large et le plus profond, plutôt que de me contenter d’aborder dans l’ordre, une fois de plus, les thèmes que la tradition juge importants (I, p 15) ». Aussi l’ « Histoire » ne débute pas, au regard de nos deux compères, dès la traditionnelle distinction avec la préhistoire, c’est-à-dire à la naissance de l’écriture ; mais quelque part dans les généalogies de l’anthropologie, lorsque les grands singes se lèvent, lorsqu’ils utilisent des outils, lorsqu’ils parlent, tous événements plus qu’ardus à dater.

      De plus, en cette même « Introduction générale », on comprend que ne s’intéresser qu’aux successions des guerres reste insuffisant : « Roberts et moi sommes d’accord, par exemple, pour penser que les échanges et les alliances entre les cultures humaines ont beaucoup plus compté en général que les confrontations qui ont pu survenir entre elles, et nous sommes d’avis tous deux que ce schéma est appelé selon toute ressemblance à se répéter dans l’avenir (I, p 16) ». Il y bien là un sens de l’Histoire, évidemment pas aussi téléologique que celui d’Hegel, pas aussi iréniquement idéologique que celui de Francis Fukuyama.

      C’est également en cette introduction qu’il s’agit de noter les tensions entre « l’Occident et nombre de sociétés islamiques (I, p 17) ». Il faut se reporter au chapitre sur la naissance de l’Islam et y lire ses succès civilisationnels au Proche-Orient entre le VIIIème et le XIIème siècle. Il y manque alors une analyse de l’idéologie prophétique chevillée par le jihad, qui conquit les deux tiers du pourtour méditerranéen, puis jusqu’à l’Indonésie, par le fer et le sang, non sans pratiquer le génocide, et dont quatorze siècles de tyrannie (malgré d’indéniables baisses de tension) n’ont pas fini de nous accabler de coups de boutoir. Songeons que le nazisme de sinistre mémoire, dura douze ans, eut pour conséquence, non seulement les guerres et massacres que l’on sait, mais la mainmise de l’Union Soviétique sur l’Europe de l’Est pendant quarante-cinq ans. Songeons que cette même idéologie communiste saccagea la Russie pendant soixante-dix ans, qu’elle balaya la Chine et autres satellites, qu’elle pétrifie encore la Corée du Nord et Cuba, voire le Venezuela, en son petit frère socialiste, et que les traces pérennes du marxisme ont de longtemps des conséquences dramatiques pour les libertés économiques et politiques en de nombreuses parties du monde. Aussi la poudrière Marx, qui a un siècle et demi de conflagration, voire encore un avenir assuré, n’est, avec divers fascismes plus brefs dans le temps, qu’une billevesée au regard des quatorze siècles d’Islam, hélas appelés à vouloir pérenniser jusqu’en un avenir imprévisible sa théologie et ses mœurs traditionnels et obscurantistes, malgré de notables dissidences plus modernistes en son sein. En ce sens l’Histoire, au-delà de Roberts et Westad, doit penser ses sources de tyrannies et de chaos autant que ses échanges de libertés.

      On peut à cet égard noter, mais quel auteur, quel éditeur peut se targuer d’y échapper ? une belle coquille : « Mahomet nait vers 750 (II, p 31) ». Il s’agit en fait d’une inversion, puisqu’il est né vers 570. On l’aura deviné puisque quatre pages plus tard, on nous confirme que le départ de la Mecque, appelé l’Hégire, a lieu en 622.

 

 

      Peu ou prou, c’est ainsi que nos deux gargantuesques historiens s’attachent en fait à séparer, quoiqu’avec une circonspection bienvenue, le bien et le mal dans l’Histoire. Si « les échanges et les alliances entre les cultures humaines » déjà cités font plus pour l’humanité que les guerres, les cloisonnements des nations, des empires, et la calcification des religions, il s’agit d’exalter une certaine conception de l’homme créateur de mondes.

      Le concept de civilisation, qui guide les pas à la fois de l’humanité et de Roberts et Westad, dès le IVème millénaire avant Jésus Christ, est fréquemment récurrent : « interaction qui se produit entre des êtres humains, d’une manière très créative, lorsqu’une masse de potentiel culturel, si l’on peut dire, et un certain surplus de ressources se trouvent réunis. Le propre d’une civilisation, c’est de porter les capacités de développement qui se trouvent en l’homme à un niveau totalement inconnu jusqu’alors (I, p 76) ». Mais aussi comme pour répondre à la question d’une discrimination judicieuse entres ses divers avatars. Ainsi les Romains de l’époque de Justinien « appartiennent à une civilisation particulière, la meilleure que l’on puisse concevoir, aux yeux de certains d’entre eux du moins. En cela ils ne sont pas les seuls : on peut en dire autant des autres civilisations, des Chinois par exemple (II, p 13) ». De la Mésopotamie à l’Egypte, de la Grèce à Rome, une marche erratique vers les progrès techniques et culturels, en passant par l’invention de la politique, ignore cependant la Chine ancienne. « Le commerce, la flotte, la confiance en soi et la démocratie (I, p 265), qui caractérisent Athènes, deviennent le plus sûrement des invariants du développement, ce dont témoigneront plus tard l’Angleterre des Lumières et les Etats-Unis d’Amérique.

 

 

      Au-delà des grandes figures dirigeantes de l’Histoire, le récit n’oublie pas les petites gens, tels ce « citoyen romain de nom, mais prolétaire de fait (I, p 319). République, oligarchie, dictature, culte de l’Empereur, sont les moteurs et les broyeurs de ces petites gens, soldats et paysans de Rome, où « le gangstérisme, la corruption et le meurtre défiguraient la vie publique et discréditaient le Sénat (I, p 322). Ce à l’aube de César et de l’âge d’Auguste qui fondèrent la dignité de l’Empire jusqu’à sa chute. Une chute due autant aux barbares qu’à la suradministration et aux impôts[1], ce « fardeau détesté (I, p 341) ». Alors que les religions passèrent de la tolérance pour toute forme de croyance, en passant par le culte impérial obligé, jusqu’au monothéisme chrétien peu tolérant. Ainsi, le socialisme romain, confiscatoire et tyrannique, prodigue de distribution de pains et de jeux du cirque, puis cette évolution religieuse, restent des modèles de compréhension de notre temps.

      Petites gens également en Chine ancienne, lorsque « les millions de paysans chinois firent les frais de ce que la Chine fut à même de réaliser en termes de civilisation et d’organisation politique (I, p 201). Ce qui se vérifiera une fois de plus au XXème siècle, à l’instigation de Mao, trop fameux tyran communiste. Mais aussi dans l’Inde classique, où un « Conseil royal chapeautait une société fondée sur un système de caste (I, p 417) ».

      Les civilisations fleurissent, fanent et meurent. Sous les coups des barbares, Huns ou Mongols. Sous les coups des Ottomans, lorsqu’en 1453, « Constantinople, la capitale chrétienne millénaire (II, p 111) », s’écroule, suivie par les Balkans, Trébizonde et l’Egypte, marquant « la fin de l’hellénisme (II, p 112) ». Lorsque la Méditerranée est un « lac arabe (II, p 120) », on assiste par ailleurs à la genèse de l’Europe. Plus loin, les empires du Ghana et du Mali sont des pays de l’or, avant de s’éroder dans les sables musulmans. Les Etats africains sont éphémères, les empires précolombiens, comme celui des Mayas, brillent puis s’effacent, sous les coups de mystérieux déclins bien moins que du fait des colonisateurs européens : « Si les conquistadors peuvent être considérés comme les destructeurs de cette civilisation, c’est uniquement dans le sens le plus formel : à leur arrivée, son effondrement est déjà une réalité (II, p 211) ».

      En Europe, dès le Moyen Âge, l’Histoire « se fonde dans les débuts de la mondialisation (II, p 218) ». Le clergé puis l’architecture religieuse, surtout gothique, « dessine le paysage européen […] jusqu’à l’arrivée du chemin de fer (II, p 223-224) ». Mais les épidémies de peste minent la démographie du XIVème siècle… Lors de la Renaissance, outre le développement du commerce et des banques, la redécouverte humaniste de l’Antiquité, la floraison artistique et scientifique et la pépinière des universités, « avec la déferlante des expéditions maritimes, va commencer la véritable Histoire du monde (II, p 265) ». Pendant ce temps, « le christianisme a secrété une essence utilisable contre lui, laquelle permet un regard critique indépendant, en rupture complète avec le monde de Thomas d’Aquin et d’Erasme (II, p 282) ». Ce à quoi l’on peut objecter que le libre arbitre est un pilier du thomisme et que le travail d’Erasme a quelque chose d’encyclopédique.

 

 

      Une fois de plus, mais à une puissance supérieure due à la mondialisation du XIXème et du XXème siècles, l’ère moderne voit l’Histoire devenir « un enchevêtrement graduel de luttes réciproques qui vont plonger le monde dans des guerres toujours plus complexes, un monumental iceberg dont la politique, l’impérialisme et l’expansionnisme militaire ne sont que la partie émergée (II, p 284) ». De plus, « En 1900, le contexte dans lequel les agriculteurs européens travaillent est, qu’ils le réalisent ou pas, mondialisé ; le prix du guano chilien ou de l’agneau néo-zélandais fixe déjà les prix des produits sur leurs marchés locaux (III, p 25) ». De quoi dessiller le lecteur naïf et permettre de visualiser l’imbroglio de l’histoire guerrière, économique et civilisationnelle. Et bientôt industrielle : « Ironie de l’Histoire, cette révolution industrielle met un terme à la primauté d’une agriculture à laquelle elle doit son émergence (III, p 26) ». L’évolution des mentalités suit évidemment, idéalisant alors la campagne, au contraire d’une « vision esthétique et morale négative de la vie citadine (III, p 31) ».

      La masse d’informations est ici proprement stupéfiante, de l’anecdote remarquable de l’achat de territoires mexicains par les Etats-Unis, à la capacité de faire des deux guerres mondiales des récits entraînants, quoique tragiques et cependant édifiants. On trouve en la lecture de ce fleuve aux cent bras des perles étonnantes, comme lorsque les colonisateurs des Amériques, outre l’argent, l’or et le sucre, rapportent « la culture du tabac, une drogue que certains considèrent, avec la syphilis, […] comme la vengeance du Nouveau Monde après sa violation par la Vieille Europe (II, p 433) ». Toujours pourtant, le fil de la liberté innerve l’humanité, comme lorsque « les hindous anglicisés s’en sortent mieux que la plupart des musulmans », alors que la transformation graduelle de l’Inde est moins due au travail du gouvernement qu’à la liberté grandissante qui lui est accordée (III, p 153) ». On devine, à travers la « Révolution dans les sciences et les perceptions (III, p 363) », un enthousiasme de nos auteurs envers cette Histoire dont les développements ne peuvent que continuer à nous étonner, entre Spoutnik et Projet Génome Humain. De même, malgré « la stagnation du monde arabe (III, p 569) » et le dénuement endémique de certains pays, tels Haïti, la sortie récente de la pauvreté de la plupart des populations mondiales, grâce à la généralisation du capitalisme, permet à Roberts et Westad de conclure : « Mais s’il est une leçon à tirer de l’Histoire, c’est que la possibilité de changement est toujours présente, même aux moments ou dans les lieux les plus sombres (III, p 570) ». Souhaitons que la crise éruptive et tentaculaire de l’Islam puisse, par un apaisement libéral consenti, leur donner brillamment raison.

      Tout juste pourrait-on tenter de mettre un brin de frein à leur confiance en la domination étatique : « L’idée qu’il serait possible d’obtenir des avancées majeures en contournant une institution aussi dominante que l’Etat parait aussi irréaliste que pouvaient être l’anarchie ou les mouvements utopistes du XIXème siècle (III, p 407) ». Une avance libérale telle que l’internet est bien là pour tempérer ce propos.

 

 

      Si Francis Fukuyama, en son Début de l’Histoire, est plus touffu, un peu plus ardu que cette trilogie de l’Histoire du monde, il en sera un fort pertinent complément, en dressant un tableau fouillé des systèmes politiques en gestation, en consolidation et en déshérence. Encore moins européanocentré que Roberts et Westad, il montre comment s’est effectué le passage de l’état de nature à l’Etat de droit. Ce sont d’abord des sociétés tribales, où règne « la tyrannie des cousins (p 67) », avant de devenir les proies du Léviathan. L’Etat centralisé nait en Chine, avec les Han, se construit en Inde, en Grèce et à Rome, s’esquisse en Islam avant de se fortifier avec les Ottomans, se structure et s’acoquine avec les religions, jongle avec le despotisme et l’absolutisme, avant de se trouver une nouvelle voie avec le parlementarisme anglais, américain, puis européen, non sans sombrer dans les pétrifications du socialisme et du communisme…

      Cependant, en digne historien et philosophe libéral, et comme pour contrer le propos de Roberts et Westad, il n’hésite pas à conspuer « L’Etat comme crime organisé (p 212) ». On se souvient en effet que Francis Fukuyama publia en 1992 son essai marquant, La Fin de l’Histoire et le dernier homme[2], dans lequel il postulait la démocratie libérale comme horizon de l’humanité et non l’Etat absolutiste. Il s’agit ici de remonter aux origines confuses où les peuples s’érigèrent en nations, en structures étatiques, avant de concevoir, malgré leurs divergences culturelles, que le respect de l’individualisme valait mieux que les idéaux de puissance et de tyrannie aux conséquences chaotiques et sanglantes.

      Un étrange phénomène s’empare du lecteur de l’Histoire du monde : que l’on s’attelle au début ou que l’on ouvre au hasard, l’accoutumance, la dépendance, et même l’addiction la plus délicieuse, nous font craindre toute occasion de malencontreusement interrompre notre navigation parmi ces pages, et nous attirent à la reprendre, quelque-soit le chapitre, quelque-soit la page, lorsque le sens du détail n’invalide pas un instant la largeur de vue. Le rythme de l’épopée, jamais grandiloquent, toujours aisé, ne se départit jamais de la clarté et du soin de l’analyse. Si Francis Fukuyama, en son Début de l’Histoire, est plus complexe, il n'en dresse pas moins un tableau fouillé des motivations humaines au service des systèmes politiques en gestation, en consolidation. Cependant, à chaque seconde, l’Histoire avance, bifurque, s’efface et s’échafaude. Comme nous ne croyons plus guère aux oracles[3], encore moins aux destinations marxistes, nous laisserons une apéritive incertitude s’élever parmi les développements scientifiques, parmi les nébuleuses de l’imaginaire, pour effleurer le futur de l’Histoire, non sans être nourris de ceux qui ont pensé, après Edward Gibbon et Jules Michelet, en leurs pages vivifiantes, l’humus grandiose, mélancolique, exaltant et éclairant, du passé…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[2] Francis Fukuyama : La Fin de l’histoire et le dernier homme, traduit de l’anglais par Denis-Armand Canal, Flammarion, 1992.

[3] Voir : Colonomos : La Politique des oracles ou la responsabilité du futur

 

Beatus d'Urgell, X° siècle, Museo diocesanao de la Seu d'Urgell, Catalunya.

Photo : T. Guinhut.

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9 mars 2016 3 09 /03 /mars /2016 15:16

 

Forêt domaniale du Bois Henri IV, La Couarde-sur-mer, Île de Ré.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Walt Whitman,

 

entre Nouvelles et Feuilles d’herbe,

 

le chantre engagé de l’Amérique.

 

 

 

Walt Whitman : Ecrits de jeunesse. Nouvelles,

 

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pauline Choay-Lescar,

 

Actes Sud, 160 p, 16 €.

 

 

Walt Whitman : Feuilles d'herbe,

 

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Eric Athenot,

 

José Corti, 344 p, 19 €.

 

 

 

 

      Savions-nous que Walt est un diminutif de Walter ? Ainsi Walter Whitman (1819-1892), avant de publier en 1855 son recueil torrentiel, Feuilles d’herbe, sans cesse augmenté et remanié jusqu’à sa mort et  jusqu’à l’ultime totalité de ses 411 poèmes, fut-il l’auteur d’un modeste recueil de nouvelles. Six, parmi neuf, sont ici pour la première fois traduites ; et généreusement postfacées par Pauline Choay-Lescar. Elles sont un prélude surprenant et engagé à la destinée du chantre des grands espaces américains.

      Celui qui eut l’ambition de présenter à l’Amérique sa Bible poétique, éloge d’une nature immense et d’un homme nouveau, fut auparavant, quoiqu’il s’en cachât, un nouvelliste réaliste. Outre son métier d’imprimeur, celui qui fut instituteur itinérant dénonce la violence des maîtres dans l’effrayant « Mort à l’école », ou celle de ceux qui exploitent le travail des enfants dans « L’enfant et le libertin ». En ce récit, l’alcoolisme est également la cible du moraliste qui dénonce « une joyeuse saoulerie ». Il permet également à une « brute avinée » de se faire corriger par un libertin repenti, qui « souhaitait subvenir aux besoins de la veuve et de sa famille ».

      Mais c’est compter sans l’amour et la mort. En effet, dans « Le garçon amoureux », la nouvelle s’achève aussi tragiquement qu’allégoriquement : « La flèche de Cupidon, profondément enfoncée en lui, avait répandu en son corps un poison puissant mais invisible qui l’avait tué ». Ou encore à travers la « forme humaine martyrisée, tailladée et ensanglantée » du « fils rebelle », où l’inquiétude existentielle côtoie un fétichisme morbide, comme parmi les pages de « Fleurs de tombe ». Il s’agit bien, pour le jeune écrivain engagé, de défendre la cause des enfants, des adolescents, des amoureux, face à une société répressive et ses tyrans brutaux.

      Au fil des rééditions de ses fictions couronnées de succès, Whitman eut tendance à effacer des traces d’obscénité, comme l’amour de deux garçons, qui, dans « L’enfant et le libertin », devient ici tout juste suggéré et bien plus moral. Pourtant l’on sait que Feuilles d’herbe, bien moins apprécié en ses débuts, regorge d’enthousiasmes érotiques, entre le regard d’une femme sur les ébats aquatiques d’une vingtaine de jeunes hommes, et ces dormeurs qui « dorment comme des amis tendres côte à côte[1] »…

 

 

      Le barde passablement vaniteux des Feuilles d’herbe, le nouvel Homère des Etats-Unis d’Amérique aura enfanté en son poème, qui a « la cadence des  lyriques[2] », deux héros. D’abord le jeune Américain fondateur de la démocratie, quoiqu’il fût déjà né avec les pères fondateurs et le libéralisme de la constitution, sensible dans la « Commémoration du Président Lincoln ». Ensuite lui-même en Narcisse paternaliste, ce dont témoigne le vaste « Chant de moi-même », qui lui valut d’être exécré par bien des lecteurs et des critiques. Seul Emerson[3] sut le premier saluer sa qualité d’artiste.

      Son enthousiasme romantique pour les vastes espaces américains parle la même langue que son ode continue à l’adresse des muscles et du corps au service de l’aube d’une nation à dimension mondiale. Il chante aussi bien la patrie et le progrès, l’herbe et les ruisseaux d’automne, l’Ontario bleu, les villes, les trains et les navires, qu’il « s’arroge le droit d’imposer son Moi, son corps, son verbe inapprivoisé, son phallus, ses images fracassantes[4] ». En ses versets bibliques, une mystique sociale se déploie conjointement à une sorte de panthéisme géographique. Au-delà de l’individu, le rythme de la foule enfle depuis Long Island jusqu’à l’américain cosmos.  Certes, un lecteur peu indulgent pourrait objecter à ces rythmes immenses une certaine monotonie de ton, une grandiloquence dommageable, hors d’inspirés morceaux de bravoure.

 

      On retrouve la dimension engagée inhérente à ces nouvelles dans les Feuilles d’herbe, lorsqu’il observe la vente au marché aux esclaves, où « quelques soient les offres des enchérisseurs, elles ne pourront jamais être assez élevées pour lui », car « dans cette tête est le cerveau, l’universel vainqueur », quelques soient les « membres rouges, noirs ou blancs[5] ». Ce qui, en digne Américain, lui permet de valoriser une éthique politique : « Votre ferme, votre ouvrage, votre emploi, / La sagesse démocratique en dessous, comme un terrain solide pour tous[6] ». Cependant, et c’est quelque part heureux, il reste un insoumis, non loin de La Désobéissance civile de Thoreau[7] : « Résiste beaucoup, obéis peu », c’est ce qu’enjoint Whitman « aux Etats », car « une fois admise l’obéissance qui ne se discute pas, c’est l’asservissement total[8] ».

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

À partir d’un article publié dans Le Matricule des anges, janvier 2016

 

[1] Walt Whitman : Feuilles d’herbe, traduit par Léon Balzagette, Mercure de France, 1909, II, p 179.  

[2] Walt Whitman : Feuilles d’herbe, ibidem, 1909, II, p 251.

[4] Alain Bosquet : Whitman, Gallimard, 1959, p 56.

[5] Walt Whitman : Feuilles d’herbe, ibidem, I, p 139.

[6] Walt Whitman : Feuilles d’herbe, ibidem, II, p 329.

[8] Walt Whitman : Feuilles d’herbe, ibidem, I, p 24.

 

Photo : T. Guinhut.

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28 février 2016 7 28 /02 /février /2016 18:11

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Pouvoirs et libertés de Michel Foucault en Pléiade :

 

un mausolée splendide et vénéneux ?

 

 

Michel Foucault : Œuvres, 2 tomes sous coffret,

Gallimard, La Pléiade, 1640 et 1740 p, 130 €.

 

      « Comme à la limite de la mer un visage de sable », l’homme tel que nous le connaissons depuis l’humanisme du XVIème siècle, s’effacerait-il ? À l’instar d’André Breton, que l’on surnomma le Pape du surréalisme, l’on peut se demander si à Michel Foucault n’échut pas une sorte d’auréole de la papauté pour la philosophie française, dont les premiers cardinaux seraient de toute évidence Deleuze et Derrida. Qui serait assez fou pour lire -ou relire- religieusement les trois mille trois cents pages de ce coffret, sans compter les trois mille quatre cents pages des Dits et écrits, et contribuer ainsi à l’Histoire de la folie du maître. Pourtant l’apport foucaldien à la philosophie contemporaine, voire à la littérature, reste incontournable, salutairement décapant contre les avatars des pouvoirs, en ce mausolée splendide où il est pléiadisé, quoiqu’il soit, peut-être, en sa descendance sociétale, vénéneux. À moins de considérer avec plus de justesse son apport équilibré à une réflexion sur la dichotomie entre pouvoir et liberté…

Pouvoirs et volonté de savoir

      Une puissance de travail redoutable animait Michel Foucault (1926-1984). Imaginez : pensant travailler sur la répression sexuelle du XIXème siècle victorien, le voilà renvoyé aux origines de la connaissance de la sexualité, c’est-à-dire à l’antiquité grecque et romaine, d’où naitront les trois volumes de l’Histoire de la sexualité, comme au prélude d’une encyclopédie qui, si le dieu du sida lui avait prêté vie, aurait pu le mener, au lieu de trois, à une dizaine de tomes pour le moins, jusqu’à notre urgent contemporain. Il découvrit alors, après Forberg[1], combien les mœurs sexuelles antiques reposaient au cœur de chaines morales, de permissions et d’interdits complexes, malgré leur apparente liberté. Ainsi la tyrannie de l’ordre s’abattait sur les plaisirs, les parquant, les organisant, mais sans les castrer néanmoins.

      Un pouvoir politique et moral présidait alors autant à la sexualité que sur la nef des fous de la psychiatrie carcérale, qu’au sein des prisons, dont l’acmé du « surveiller et punir » se situa dans le panoptique de Bentham, autant qu’au creux des mots qui constituent L’Ordre du discours, et qui, pourtant ne sont pas les choses. Il s’agit alors de philosopher, non sur la philosophie, mais sur des écarts : la folie plutôt que la raison, la sexualité plutôt que l’ascétisme philosophique, la prison plutôt que la liberté. Et pas seulement à partir de concepts, mais à partir d’archives, souvent méconnues, d’où la démarche d’historien. Ainsi le pouvoir de la curiosité de Michel Foucault, bien au-delà de cette démarche qui fut celle de L’Archéologie du savoir, s’étendait en une sorte de plurivers : de la communauté gay californienne aux « Ménines » de Velasquez, de l’hermaphrodisme d’Herculine Barbin[2] à la créature du capitalisme, du « souci de soi » à la subversion du politique, des lettres de cachet dans Le Désordre des familles aux amitiés avec Bataille ou Blanchot…

Le mausolée Pléiade

      On ne trouve en ce coffret aux deux Pléiades magistraux, ce traditionnel et bienvenu mausolée où l’on enferme les morts, mais pour mieux les faire briller sous la direction de Frédéric Gros, et c’est déjà immense, que les livres d’auteur. Il fallait bien écarter les articles et entretiens des Dits et écrits, les volumes en collaboration, pour rassembler l’assise essentielle de l’œuvre, non sans y ajouter quelques textes judicieux : sur « la transgression », « le corps utopique », sur la notion d’ « auteur », quoique sa réflexion sur le « Qu’est-ce que les Lumières ? » de Kant soit un peu décevante.

      Il faut alors admettre que la langue de Michel Foucault est souvent somptueuse. N’a-t-il pas hérité de Rousseau et de Marx l’art de l’incipit frappant et inspiré, comme à la première page de l’Histoire de la sexualité : « Longtemps nous aurions supporté, et nous supporterions aujourd’hui encore, un régime victorien. L’impériale bégueule figurerait au blason de notre sexualité, retenue, muette, hypocrite (II, p 617) ». Phrases toujours d’usage : car c’est ainsi que notre Facebook s’offusqua d’un sein que l’on ne saurait voir, que la visite du chef du gouvernement iranien suggèra aux Romains, pas le moins du monde forcés à la chose, de couvrir de caissons de bois des statues dont la nudité pourrait causer des frémissements coupables… Dès les têtes de chapitre, les premiers mots, la pensée de Foucault bouscule les horizons, un pas de côté herméneutique et éthique est pour le moins requis. Par exemple dès ce « Monde correctionnaire », à lire comme celui de la prison et du monde entier, dans Surveiller et punir. Ou, dans Raymond Roussel, des figures métaphoriques ouvertes : « Aubes, mine, cristal », « La Métamorphose et le Labyrinthe ». Michel Foucault écrit comme un peintre, lorsqu’il évoque la « nef des fous » au début de l’Histoire de la folie, comme un critique d’art enthousiaste devant « Les Ménines » de Vélasquez, qui sont « comme la représentation de la représentation classique (I, 1060) », et devant lesquelles il sait dire bellement sa problématique : « on a beau dire ce qu’on voit, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit, et on a beau faire voir, par des images, des métaphores, des comparaisons, ce qu’on est en train de dire, le lieu où elles resplendissent n’est pas celui que déploient les yeux, mais celui que définissent les successions de la syntaxe (I, 1054) ». Il écrit absolument comme un poète à la fin, fameuse trop fameuse, des Mots et les choses.

      Et quoique son écriture devienne plus sobre, plus didactique, dans ses derniers livres, dont l’Histoire de la sexualité, une beauté ascétique s’en dégage. Relisons à cet égard les pages sur les « aphrodisia » de Galien : « Le sophisme du sexe ne réside donc pas simplement dans une disposition anatomique subtile et dans des mécanismes soigneusement aménagés ; il consiste aussi dans leur association avec un plaisir et un désir, dont la force singulière est au-delà-des mots (II, 1063) ». L’écriture même de ces trois volumes ne fut-elle pas pour Foucault, comme en sa conclusion, « un type de travail sur soi qui implique déchiffrement de l’âme et herméneutique purificatrice des désirs ? (II, 1180) », même si, hélas, la mort faisant son ouvrage, il n’a pu dépasser la fin de l’Antiquité, où « une nouvelle érotique (II, 1172) » voit le jour. Ce sont, après la pédérastie et les aphrodisia, les valeurs nouvelles de l’amour dans le mariage, de la chasteté et de la fidélité, qui s’affirment, mais en même temps qu’apparaît le christianisme, au travers des romans hellénistiques de Chariton, d’Achille Tatius et d’Héliodore[3].

      Comme de Don Quichotte, dans Les Mots et les choses, on peut dire de notre Philosophe : « Tout son être n’est que langage, texte, feuillets imprimés, histoire déjà transcrite (I, p 1092) », quoiqu’il s’attache à la démasquer plutôt qu’à la transcrire. Jusqu’à ce que son être se heurte à ce que les Victoriens auraient pu appeler la malédiction du Sida, quoiqu’il ne faille y voir qu’une anecdote de l’Histoire de l’humanité et de la continuation de la « naissance de la clinique »…

 

Les archives des tyrannies du pouvoir

      De L’Archéologie du savoir à L’Ordre du discours, les fondations du savoir rejaillissent du déblai considérable des archives : « Histoire de ces philosophies d’ombre qui hantent les littératures, l’art, les sciences, le droit, la morale et jusqu’à la vie quotidienne des hommes […] discipline des langages flottants, des œuvres informes, des thèmes non liés. Analyse des opinions plus que des savoirs, des erreurs plus que de la vérité, non des formes de pensée, mais des types de mentalité (II, p 144) ». C’est aussi l’Histoire des corps, qu’ils soient suppliciés, enfermés, disciplinés, entre lieux pour la folie, la délinquance et le crime, et lieux pour les usages de la guerre, de l’économie et de l’éducation. Ainsi les pouvoirs psychiatriques et cliniques, les pouvoirs linguistiques et érotiques sont déclinés moins par la lecture de Machiavel ou de Hobbes que par celle des mille règlements de nos institutions et de nos mœurs, en un mot : de la normalisation. Ce jusqu’à dénoncer, au travers de l’image de la prison panoptique de Bentham, l’anti-utopie de la surveillance généralisée, sans que Michel Foucault, notons-le, ne connût la déferlante Internet : « le Panopticon ne doit pas être compris comme un édifice onirique : c’est le diagramme d’un mécanisme de pouvoir ramené à sa forme idéale […] c’est en fait une figure de technologie politique (II, p 487) ».

      Pire, le pouvoir de la prison, au lieu de redresser les mœurs, après que l’on ait préféré briser les corps, devient un agent de la contagion délinquante et criminelle, contribuant non seulement à encore plus menacer le pouvoir, mais aussi les libertés : « La prison ne peut pas manquer de fabriquer des délinquants (II, p 561) ». Ce fut là le scandale de la parution de Surveiller et punir. De là à dire qu’il fallait ouvrir les prisons, jouer la carte des remises de peine, il n’y eut qu’un pas. Pourtant dénoncer un état de fait carcéral désastreux, ne signifiait pas qu’il fallait laisser déferler le mal sur la société. Humaniser les prisons, envisager avec discernement les peines de substitution, n’empêche pas d’enfermer celui qui doit l’être, même si notre philosophe réclame à juste titre que « les détenus doivent être isolés (II, p 565) » ; sans oublier le vœu pieux de « l’éducation du détenu (II, p 566) ».

      Cependant, ce pouvoir, généralisé, quantique en toutes nos fibres, en toutes nos structures, n’est pas qu’un outil de répression et d’ostracisme : L’Histoire de la sexualité, en ses trois volets, le dira bien. Certes l’interdit là encore surveille et punit, mais ce n’est pas pour rien que la sphère de la sexualité humaine se décline (comme en ses trois sous-titres) en « volonté de savoir », en « usage des plaisirs », puis en « souci de soi », même si le spectre du péché chrétien viendra éroder, et parfois abattre, cet édifice d’apprentissage inscrit parmi la culture antique. Un tome IV, intitulé « Les aveux de la chair », aurait dû lire les textes originels du Christianisme, y concevoir l’introspection de la conscience et la verbalisation de la confession qui auront tant d’avenir dans le domaine de la subjectivation et de la naissance de l’individualisme moderne, mais non sans dénoncer la domination masculine ; seul le cours du Collège de France sur Le Gouvernement de soi et des autres[4] en porte la trace ; ainsi que de cette recherche éthique qui anima les dernières années du philosophe réfugié face au cloître d’une bibliothèque dominicaine.

      Image bien à rebours de la figure de l’intellectuel engagé, a fortiori de marxiste, de gauchiste au sens le plus caricatural du terme. Certes il combat le racisme, les violences policières, l’arbitraire politique du gouvernement Pompidou, le régime franquiste, il est l’un des créateurs du Groupe d’Information sur les Prisons. Mais en s’intéressant à la cause des dissidents soviétiques, de Solidarnosc en Pologne, des réfugiés et « boat people » asiatiques, en se gardant de tout étatisme, en lisant les philosophes libéraux, il apparaît moins comme un chien en laisse du pouvoir d’un parti ou d’une idéologie que comme un homme dont les savoirs sont le plus souvent au service de l’humain et des libertés.

Un savoir de l’homme

      Que sont ces savoirs que les pouvoirs ont conquis, distribués, emprisonnés ? Ainsi problématisant, peut-être pourrons-nous en rendre les usages à ceux qui en sont privés. Un savoir sur les fous eut pour conséquence le « grand enfermement (I, p 156) » du XVIIème siècle, sans distinction de folies, jusqu’au blasphème et à la sodomie. C’est la découverte « de la part d’ombre de la grande Raison classique, décrite comme un instrument d’exclusion », pour reprendre les mots de Frédéric Gros (en son introduction pleine de sagacité) raison renvoyée à sa piètre prétention d’immutabilité…

     L’Histoire du regard sur le malade, dans Naissance de la clinique, répond étrangement au Raymond Roussel, parus la même année, en 1963. D’un côté l’irruption de la méthodologie scientifique, de l’autre les jeux de langue de l’écrivain, dans les deux cas le langage est premier : il nomme, sépare, ou multiplie, sait ou joue.

      Ainsi la connaissance de l’homme, ce sujet de la subjectivité et de la raison, est la résultante d’une démarche linguistique et stylistique ; ce que développa Les Mots et les choses. Comment notre savoir, ou ce que nous croyons savoir, est-il devenu ce qu’il est ? De la Renaissance au XIX° positiviste, en passant par l’âge classique, une certaine idée du monde et de l’homme se constitue. D’abord la ressemblance prébabélienne, ensuite le visible préféré au lisible, puis le coude à coude de la science et de l’Histoire. Dieu jadis, la liberté ensuite, enfin le hasard et la nécessité, sans compter les ruptures instituées par l’évolution darwiniste, l’inconscient de la psychanalyse et la critique généralisée des bons sentiments par Nietzsche, voilà les étapes de la constitution linguistique du cogito, puis de sa disparition en tant que sujet de l’Histoire.

      Or, non, Michel Foucault ne désire pas, « comme à la limite de la mer un visage de sable (I, p 1457) », effacer, encore moins assassiner l’homme. Une certaine idée de l’homme, fondée par les sciences humaines, assise sur le socle de la conscience libre et anhistorique, étant d’invention récente, s’efface si l’on pense cet homme comme un produit de l’Histoire, des discours, des sciences et des pouvoirs. Il constate ainsi qu’une certaine façon datée de nouer les connaissances s’éloigne, qu’une idée de l’homme se défait. Qu’une vision humaniste et hégélienne du sens de l’homme, qu’une Histoire, presque théologique, ou marxiste, dirigée vers un avenir meilleur et logique, furent une illusion passagère. Ne reste qu’un destin, plus ou moins aléatoire, où la figure instituée de l’homme, en effet, tend à se désagréger. À moins que la thèse de Fukuyama[5], présentant la démocratie libérale comme un horizon atteignable de l’humanité, puisse être valide, réhabilitant ainsi, d’une part la liberté, d’autre part la capacité à agir dans l’Histoire, malgré le retour de bâton d’un obscurantisme religieux…

Un philosophe vénéneux ?

      La volonté de savoir imposée au prisonnier eut pour conséquence l’immensité de la prison panoptique qui est à la fois surveillance et contagion. La liberté critique de Foucault, dans la descendance de Nietzsche (une « archéologie du savoir » dans la descendance de « la généalogie de la morale » qui tend à rechercher les motivation du pur savoir dans un désir de pouvoir moins pur) se double d’une liberté à offrir. Quoiqu’il faille se demander si c’est vertu charitable ou vice de briser les chaines des fous, de briser les portes des prisons, et ce faisant de libérer la folie et le crime sur monde, qui n’a pas vraiment besoin de leur violence… Casernes, écoles sont également pour lui des lieux dont les portes doivent imploser. La Société punitive -ce qui est une autre façon de dire qu’elle est une institution pénale- libérant toutes ses libertés, ne court-elle pas le risque de se punir elle-même et de punir tous ses citoyens ?

      Il y a là-dessous quelque chose, hélas, d’anti-occidental, de contraire à l’humanisme, au point qu’il aille jusqu’à en appeler -une erreur de maturité, sans doute- à l’assomption d’une tyrannie en Iran. Ce fut bien la peine d’être anti-américain, pour le Vietnam (donc pour la tyrannie communiste ?), d’être contre la dictature du Chah d’Iran, si ce fût pour qu’en 1978 le « gouvernement islamique » l’ait « impressionné dans sa tentative aussi pour ouvrir dans la politique une dimension spirituelle[6] », si ce fût pour qualifier l’Ayatollah Khomeini de « saint homme exilé à Paris[7] ». Ainsi l’illusion postromantique de la révolution fermerait les œillères intellectuelles sur les tyrannies, qu’elles soient communistes ou islamistes. Rappelons qu’une réelle lueur de lucidité enflamma Jacques Lacan, lorsque devant les étudiants de mai 68 il lança : « Vous voulez un maître, vous l’aurez » ! C’est bien ainsi que « l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable », que l’individuation serait balayée par les régimes qui promettent le salut politique et religieux, par les socialismes et les théocraties…

      N’incriminons cependant pas trop vigoureusement notre philosophe. Nous avons déjà dit combien ses combats traquaient les abus de pouvoir venus de tant d’horizons. N’a-t-il pas exigé de lui-même, après l’accession au pouvoir de l’Ayatollah aux terribles conséquences que l’on sait : « Être respectueux quand une singularité se soulève, intransigeant dès que le pouvoir enfreint l’universel.[8] » Est-ce à dire enfin que l’universalité demande à être un critère de vérité ?

      Pourtant, en 1981, Michel Foucault assurait : « La vérité est avant tout un système d’obligations. Il est tout à fait indifférent par conséquent que ce qui est, à un moment donné, considéré comme vrai ne le soit plus à un autre.[9] » Est-ce à dire qu’en même temps que le visage de l’homme, s’efface le visage de la vérité ? À moins que la vérité scientifique, qui a également une Histoire erratique, puisse être réaffirmée en même temps qu’une vérité morale universelle prudente…

 

 

      Ce contrôle sociétal, dont Foucault traquait les origines et les manifestations est paradoxalement devenu un bastion des foucaldiens qui assurent ce que Jean Sévillia nomma du doux nom de « terrorisme intellectuel[10] ». La lutte contre les pouvoirs et les savoirs est devenue un pouvoir. Ce en défendant toutes les minorités, idéologiques, ethniques, sexuelles à défendre, mais au-delà de la raison et aux dépens de la juste défense de l’homme blanc occidental. Il y a en effet un risque, en se libérant de la « société punitive », de libérer les tentations et réalités de la violence impunie et ainsi encouragée. Il faut certes « réformer le système interne de la prison, de manière qu’elle cesse de fabriquer cette armée de périls intérieurs[11] » ; mais pas au point qu’elle libère les périls extérieurs. Il faut de plus garder à l’esprit la sagesse de la phrase suivante : « Un système général de surveillance-enfermement pénètre toute l’épaisseur de la société, prenant des formes qui vont des grandes prisons construites sur le modèle du Panopticon jusqu’aux sociétés de patronage et qui trouvent leurs points d’application non seulement chez les délinquants, mais chez les enfants abandonnés, les orphelins, les apprentis, les lycéens, les ouvriers, etc.[12] »  Mais pas au point d’en faire le passeport d’une société sans structure ni garde-fous, que des lois pénales trop clémentes fragiliseraient. À trop s’incliner devant la Bible de Surveiller et punir, on risque de choir dans un angélisme pénal favorisant un laxisme dommageable[13]. Ce en quoi ce serait moins la pensée Michel Foucault qui serait vénéneuse que sa descendance, dont, s’il revenait tout libéré des affres du sida, il s’effraierait peut-être…

 

Biopolitique et libéralisme

      Outre l’épistémé, cette révélation des a priori historiques et du socle sur lesquels se construisent les savoirs, Michel Foucault est bien connu pour être un forgeur de Concepts. Dont celui de biopolitique, qui n’est pas loin de son peut-être descendant, la pensée des bulles et sphères d’immunité chez Peter Sloterdijk[14]. Il s’agit chez notre philosophe de penser la société civile et sa gouvernance comme une gestion des crises sanitaires et comme un projet d’amélioration de la santé générale, sans en exclure la sexualité et la natalité. Moins attendue cependant, parmi ces réflexions sur les aires des pouvoirs sociétaux, est la connaissance étonnante que manifeste Michel Foucault du libéralisme économique dans sa Naissance de la biopolitique, sans écarter le moins du monde Hayek ou Adam Smith, dont la théorie de la main invisible du marché ne parait guère l’indisposer. Loin de tirer à boulets rouges sur le néolibéralisme, comme il est de cliché à gauche, même s’il n’en n’ignore pas les dérives et les laissés pour compte, il déplie un exposé passablement objectif qui montre bien la qualité éthique du chercheur : volonté de savoir, déplier, exposer, interroger. Ainsi, n’en déplaise au foucaldien dogmatique, déplier un pouvoir n’est pas toujours le vouer aux gémonies, à moins qu’il s’agisse de prendre sa défense. Qu’on en juge : « cette théorie de la main invisible, entendue comme disqualification de la possibilité même d’un souverain économique, c’est la récusation de cet Etat de police dont je vous parlais l’an dernier[15] ». Le pouvoir libéral est alors un anti-pouvoir, au sens où le pouvoir de la liberté oppose une main visible aux pouvoirs des tyrannies économiques et politiques…

      Michel Foucault, en Pléiade, en ce papier Bible splendide où sans jargon il repose, est désormais un peu plus une forme de pouvoir, qui est la suivante : « Lutter contre les formes de pouvoir là où il en est à la fois l’objet et l’instrument : dans l’ordre du savoir, de la vérité, de la conscience, du discours[16] ». À condition que cette légitime méfiance envers la destinée oppressive du pouvoir ne se fasse pas entrave au pouvoir vivre et créer, ce en quoi Foucault ne serait qu’un ver vénéneux prêt à toujours pourrir en son mausolée. Aussi, dans une démarche poststructuraliste, cède-t-il à cette aporie qui veut que nous ne soyons que structures, économiques, sociales et politiques, et a fortiori langages, par lesquels nous sommes dominés, au point que l’effacement soit celui de l’humanisme et de l’homme kantien, au détriment de tout libre-arbitre, de toute responsabilité, voire de toute créativité autonome : « l’homme est en train de périr à mesure que brille plus fort à notre horizon l’être de langage (I, p 1456) ». Ainsi, parler de Foucault, comme sur ces pages, c’est moins délivrer un savoir ex cathedra qu’exhiber une modeste et partielle volonté de savoir, et plus trouver une voie de liberté par-delà les pouvoirs, un pouvoir de liberté critique, autant devant Foucault lui-même, un de ces monstres sacrés aux côtés de Derrida et Deleuze, trio d’une philosophie déjà d’hier, dont l’historicité séminale, loin de toute sacralisation, ne doit pas nous échapper. Qui sait -ce que l’on se gardera de souhaiter- si l’on peut bien parier que l’homme Foucault s’effacerait, « comme à la limite de la mer un visage de sable »…

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1]  Friedrich-Karl Forberg : Manuel d’érotologie classique, Joëlle Losfeld, 1995.

[4] Michel Foucault : Le Gouvernement de soi et des autres I et II, EHESS, Gallimard, Seuil, 2008 et 2009.

[5] Francis Fukuyama : La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992.

[6] Michel Foucault : « À quoi rêvent les Iraniens ? » Dits et écrits, T 2, Quarto Gallimard, 2012, p 694.

[7] Michel Foucault : « La révolte iranienne… » ? Dits et écrits, ibidem, p 711.

[8] Le Monde, 11 mai 1979. Cité par David Macey : Michel Foucault, Gallimard, 1994, p 421.

[9] Michel Foucault : Subjectivité et vérité, EHESS, Gallimard, Seuil, 2014, p 15.

[10] Jean Sévillia : Le Terrorisme intellectuel, Perrin, 2000.

[11] Michel Foucault : La Société punitive, EHESS, Gallimard, Seuil, 2013, p 258.

[12] Michel Foucault : La Société punitive, ibidem, p 264.

[15] Michel Foucault : Naissance de la biopolitique, EHESS, Gallimard, Seuil, 2004, p 287.

[16] Michel Foucault : « Entretien avec Gilles Deleuze », L’Arc n° 49, cité dans La Société punitive, ibidem, p 280.

 

Anse du Martray, La Couarde, île de Ré. Photo : T. Guinhut.

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Poète métaphysique et romancier politique

 

 

 

 

 

 

 

Bonnefoy

La poésie du legs : Ensemble encore

 

Borel

Pétrus Borel lycanthrope du romantisme noir

 

 

 

 

 

 

 

Borges

Un Borges idéal, équivalent de l'univers

Géographies des bibliothèques enchantées

Poèmes d’amour, une anthologie

 

 

 

 

 

 

 

Brague

Légitimité de l'humanisme et de l'Histoire

Eloge paradoxal du christianisme, sur l'islam

 

 

 

 

 

 

Brésil

Poésie, arts primitifs et populaires du Brésil

 

 

 

 

 

 

Bruckner

La Sagesse de l'argent

Pour l'annulation de la Cancel-culture

 

Brume et brouillard

Science, littérature et art du brouillard

 

 

 

 

 

 

Burgess

Folle semence de L'Orange mécanique

 

 

 

 

 

 

 

Burnside

De la maison muette à l'Eté des noyés

 

 

 

 

 

 

Butor

Butor poète et imagier du Temps qui court

Butor Barcelo : Une nuit sur le mont chauve

 

 

 

 

 

 

Cabré

Confiteor : devant le mystère du mal

 

 

 

 

 

 

 

Canetti

La Langue sauvée de l'autobiographie

 

 

 

 

 

 

Capek

La Guerre totalitaire des salamandres

 

 

 

 

 

 

 

Capitalisme

Eloge des péchés capitaux du capitalisme

De l'argument spécieux des inégalités

La sagesse de l'argent : Pascal Bruckner

Vers le paradis fiscal français ?

 

 

 

 

 

 

Carrion

Les orphelins du futur post-nucléaire

Eloges des librairies et des libraires

 

 

 

 

 

 

 

Cartarescu

La trilogie roumaine d'Orbitor, Solénoïde ; Manea : La Tanière

 

 

 

 

 

 

 

Cartographie

Atlas des mondes réels et imaginaires

 

 

 

 

 

 

 

Casanova

Icosameron et Histoire de ma vie

 

 

 

 

 

 

Catton

La Répétition, Les Luminaires

 

 

 

 

 

 

Cavazzoni

Les Géants imbéciles et autres Idiots

 

 

 

 

 

 

 

Celan

Paul Celan minotaure de la poésie

Celan et Bachmann : Lettres amoureuses

 

 

 

 

 

 

Céline

Voyage au bout des pamphlets antisémites

Guerre : l'expressionnisme vainqueur

Céline et Proust, la recherche du voyage

 

 

 

 

 

 

 

Censure et autodafé

Requiem pour la liberté d’expression : entre Milton et Darnton, Charlie et Zemmour

Livres censurés et colères morales

Incendie des livres et des bibliothèques : Polastron, Baez, Steiner, Canetti, Bradbury

Totalitarisme et Renseignement

Pour l'annulation de la cancel culture

 

 

 

 

 

 

Cervantès

Don Quichotte peint par Gérard Garouste

Don Quichotte par Pietro Citati et Avellaneda

 

 

 

 

 

 

Cheng

Francois Cheng, Longue route et poésie

 

 

 

 

 

 

Chesterton

William Blake ou l'infini

Le fantaisiste du roman policier catholique

 

Chevalier

La Dernière fugitive, À l'orée du verger

Le Nouveau, rééecriture d'Othello

Chevalier-la-derniere-fugitive

 

Chine

Chen Ming : Les Nuages noirs de Mao

Du Gène du garde rouge aux Confessions d'un traître à la patrie

Anthologie de la poésie chinoise en Pléiade

 

 

 

 

 

 

Civilisation

Petit précis de civilisations comparées

Identité, assimilation : Finkielkraut, Tribalat

 

 

 

 

 

 

 

Climat

Histoire du climat et idéologie écologiste

Tyrannie écologiste et suicide économique

 

 

 

 

 

 

Coe

Peines politiques anglaises perdues

 

 

 

 

 

 

 

Colonialisme

De Bartolomé de Las Casas à Jules Verne

Métamorphoses du colonialisme

Mario Vargas Llosa : Le rêve du Celte

Histoire amérindienne

 

 

 

 

 

 

Communisme

"Hommage à la culture communiste"

Karl Marx théoricien du totalitarisme

Lénine et Staline exécuteurs du totalitarisme

 

 

 

 

 

 

Constant Benjamin

Libertés politiques et romantiques

 

 

 

 

 

 

Corbin

Fraicheur de l'herbe et de la pluie

Histoire du silence et des odeurs

Histoire du repos, lenteur, loisir, paresse

 

 

 

 

 

 

 

Cosmos

Cosmos de littérature, de science, d'art et de philosophie

 

 

 

 

 

 

Couleurs
Couleurs de l'Occident : Fischer, Alberti

Couleurs, cochenille, rayures : Pastoureau

Nuanciers de la rose et du rose

Profondeurs, lumières du noir et du blanc

Couleurs des monstres politiques

 

 

 

 

 


Crime et délinquance

Jonas T. Bengtsson et Jack Black

 

 

 

 

 

 

 

Cronenberg

Science-fiction biotechnologique : de Consumés à Existenz

 

 

 

 

 

 

 

Dandysme

Brummell, Barbey d'Aurevilly, Baudelaire

 

 

 

 

 

 

Danielewski

La Maison des feuilles, labyrinthe psychique

 

 

 

 

 

 

Dante

Traduire et vivre La Divine comédie

Enfer et Purgatoire de la traduction idéale

De la Vita nuova à la sagesse du Banquet

Manguel : la curiosité dantesque

 

 

 

 

 

 

Daoud

Meursault contre-enquête, Zabor

Le Peintre dévorant la femme

 

 

 

 

 

 

 

Darger

Les Fillettes-papillons de l'art brut

 

 

 

 

 

 

Darnton

Requiem pour la liberté d’expression

Destins du livre et des bibliothèques

Un Tour de France littéraire au XVIII°

 

 

 

 

 

 

 

Daumal

Mont analogue et esprit de l'alpinisme

 

 

 

 

 

 

Defoe

Robinson Crusoé et romans picaresques

 

 

 

 

 

 

 

De Luca

Impossible, La Nature exposée

 

 

 

 

 

 

 

Démocratie

Démocratie libérale versus constructivisme

De l'humiliation électorale

 

 

 

 

 

 

 

Derrida

Faut-il pardonner Derrida ?

Bestiaire de Derrida et Musicanimale

Déconstruire Derrida et les arts du visible

 

 

 

 

 

 

Descola

Anthropologie des mondes et du visible

 

 

 

 

 

 

Dick

Philip K. Dick : Nouvelles et science-fiction

Hitlérienne uchronie par Philip K. Dick

 

 

 

 

 

 

 

Dickinson

Devrais-je être amoureux d’Emily Dickinson ?

Emily Dickinson de Diane de Selliers à Charyn

 

 

 

 

 

 

 

Dillard

Eloge de la nature : Une enfance américaine, Pèlerinage à Tinker Creek

 

 

 

 

 

 

 

Diogène

Chien cynique et animaux philosophiques

 

 

 

 

 

 

 

Dostoïevski

Dostoïevski par le biographe Joseph Frank

 

 

 

 

 

 

Eco

Umberto Eco, surhomme des bibliothèques

Construire l’ennemi et autres embryons

Numéro zéro, pamphlet des médias

Société liquide et questions morales

Baudolino ou les merveilles du Moyen Âge

Eco, Darnton : Du livre à Google Books

 

 

 

 

 

 

 

Ecologie, Ecologismes

Greenbomber, écoterroriste

Archéologie de l’écologie politique

Monstrum oecologicum, éolien et nucléaire

Ravages de l'obscurantisme vert

Wohlleben, Stone : La Vie secrète des arbres, peuvent-il plaider ?

Naomi Klein : anticapitalisme et climat

Biophilia : Wilson, Bartram, Sjöberg

John Muir, Nam Shepherd, Bernd Heinrich

Emerson : Travaux ; Lane : Vie dans les bois

Révolutions vertes et libérales : Manier

Kervasdoué : Ils ont perdu la raison

Powers écoromancier de L'Arbre-monde

Ernest Callenbach : Ecotopia

 

 

 

 

 

 

Editeurs

Eloge de L'Atelier contemporain

Diane de Selliers : Dit du Genji, Shakespeare

Monsieur Toussaint Louverture

Mnémos ou la mémoire du futur

 

 

 

 

 

 

Education

Pour une éducation libérale

Allan Bloom : Déclin de la culture générale

Déséducation et rééducation idéologique

Haine de la littérature et de la culture

De l'avenir des Anciens

 

 

 

 

 

 

Eluard

« Courage », l'engagement en question

 

 

 

 

 

 

 

Emerson

Les Travaux et les jours de l'écologisme

 

 

 

 

 

 

 

Enfers

L'Enfer, mythologie des lieux

Enfers d'Asie, Pu Songling, Hearn

 

 

 

 

 

 

 

Erasme

Erasme, Manuzio : Adages et humanisme

Eloge de vos folies contemporaines

 

 

 

 

 

 

 

Esclavage

Esclavage en Moyen âge, Islam, Amériques

 

 

 

 

 

 

Espagne

Histoire romanesque du franquisme

Benito Pérez Galdos, romancier espagnol

 

 

 

 

 

 

Etat

Serions-nous plus libres sans l'Etat ?

Constructivisme versus démocratie libérale

Amendements libéraux à la Constitution

Couleurs des monstres politiques

Française tyrannie, actualité de Tocqueville

Socialisme et connaissance inutile

Patriotisme et patriotisme économique

La pandémie des postures idéologiques

Agonie scientifique et sophisme français

Impéritie de l'Etat, atteinte aux libertés

Retraite communiste ou raisonnée

 

 

 

 

 

 

Etats-Unis romans

Dérives post-américaines

Rana Dasgupta : Solo, destin américain

Bret Easton Ellis : Eclats, American psycho

Eugenides : Middlesex, Roman du mariage

Bernardine Evaristo : Fille, femme, autre

La Muse de Jonathan Galassi

Gardner : La Symphonie des spectres

Lauren Groff : Les Furies

Hallberg, Franzen : City on fire, Freedom

Jonathan Lethem : Chronic-city

Luiselli : Les Dents, Archives des enfants

Rick Moody : Démonologies

De la Pava, Marissa Pessl : les agents du mal

Penn Warren : Grande forêt, Hommes du roi

Shteyngart : Super triste histoire d'amour

Tartt : Chardonneret, Maître des illusions

Wright, Ellison, Baldwin, Scott-Heron

 

 

 

 

 

 

 

Europe

Du mythe européen aux Lettres européennes

 

 

 

 

 

 

Fables politiques

Le bouffon interdit, L'animal mariage, 2025 l'animale utopie, L'ânesse et la sangsue

Les chats menacés par la religion des rats, L'Etat-providence à l'assaut des lions, De l'alternance en Démocratie animale, Des porcs et de la dette

 

 

 

 

 

 

 

Fabre

Jean-Henri Fabre, prince de l'entomologie

 

 

 

 

 

 

 

Facebook

Facebook, IPhone : tyrannie ou libertés ?

 

 

 

 

 

 

Fallada

Seul dans Berlin : résistance antinazie

 

 

 

 

 

 

Fantastique

Dracula et autres vampires

Lectures du mythe de Frankenstein

Montgomery Bird : Sheppard Lee

Karlsson : La Pièce ; Jääskeläinen : Lumikko

Michal Ajvaz : de l'Autre île à l'Autre ville

Morselli Dissipatio, Longo L'Homme vertical

Présences & absences fantastiques : Karlsson, Pépin, Trias de Bes, Epsmark, Beydoun

 

 

 

 

 

 

Fascisme

Histoire du fascisme et de Mussolini

De Mein Kampf à la chambre à gaz

Haushofer : Sonnets de Moabit

 

 

 

 

 

 

 

Femmes

Lettre à une jeune femme politique

Humanisme et civilisation devant le viol

Harcèlement et séduction

Les Amazones par Mayor et Testart

Christine de Pizan, féministe du Moyen Âge

Naomi Alderman : Le Pouvoir

Histoire des féminités littéraires

Rachilde et la revanche des autrices

La révolution du féminin

Jalons du féminisme : Bonnet, Fraisse, Gay

Camille Froidevaux-Metterie : Seins

Herland, Egalie : républiques des femmes

Bernardine Evaristo, Imbolo Mbue

 

 

 

 

 

 

Ferré

Providence du lecteur, Karnaval capitaliste ?

 

 

 

 

 

 

Ferry

Mythologie et philosophie

Transhumanisme, intelligence artificielle, robotique

De l’Amour ; philosophie pour le XXI° siècle

 

 

 

 

 

 

 

Finkielkraut

L'Après littérature

L’identité malheureuse

 

 

 

 

 

 

Flanagan

Livre de Gould et Histoire de la Tasmanie

 

 

 

 

 

 

 

Foster Wallace

L'Infinie comédie : esbroufe ou génie ?

 

 

 

 

 

 

 

Foucault

Pouvoirs et libertés de Foucault en Pléiade

Maîtres de vérité, Question anthropologique

Herculine Barbin : hermaphrodite et genre

Les Aveux de la chair

Destin des prisons et angélisme pénal

 

 

 

 

 

 

 

Fragoso

Le Tigre de la pédophilie

 

 

 

 

 

 

 

France

Identité française et immigration

Eloge, blâme : Histoire mondiale de la France

Identité, assimilation : Finkielkraut, Tribalat

Antilibéralisme : Darien, Macron, Gauchet

La France de Sloterdijk et Tardif-Perroux

 

 

 

 

 

 

France Littérature contemporaine

Blas de Roblès de Nemo à l'ethnologie

Briet : Fixer le ciel au mur

Haddad : Le Peintre d’éventail

Haddad : Nouvelles du jour et de la nuit

Jourde : Festins Secrets

Littell : Les Bienveillantes

Louis-Combet : Bethsabée, Rembrandt

Nadaud : Des montagnes et des dieux

Le roman des cinéastes. Ohl : Redrum

Eric Poindron : Bal de fantômes

Reinhardt : Le Système Victoria

Sollers : Vie divine et Guerre du goût

Villemain : Ils marchent le regard fier

 

 

 

 

 

 

Fuentes

La Volonté et la fortune

Crescendo du temps et amour faustien : Anniversaire, L'Instinct d'Inez

Diane chasseresse et Bonheur des familles

Le Siège de l’aigle politique

 

 

 

 

 

 

 

Fumaroli

De la République des lettres et de Peiresc

 

 

 

 

 

 

Gaddis

William Gaddis, un géant sibyllin

 

 

 

 

 

 

Gamboa

Maison politique, un roman baroque

 

 

 

 

 

 

Garouste

Don Quichotte, Vraiment peindre

 

 

 

 

 

 

 

Gass

Au bout du tunnel : Sonate cartésienne

 

 

 

 

 

 

 

Gavelis

Vilnius poker, conscience balte

 

 

 

 

 

 

Genèse

Adam et Eve, mythe et historicité

La Genèse illustrée par l'abstraction

 

 

 

 

 

 

 

Gilgamesh
L'épopée originelle et sa photographie


 

 

 

 

 

 

Gibson

Neuromancien, Identification des schémas

 

 

 

 

 

 

Girard

René Girard, Conversion de l'art, violence

 

 

 

 

 

 

 

Goethe

Chemins de Goethe avec Pietro Citati

Goethe et la France, Fondation Bodmer

Thomas Bernhard : Goethe se mheurt

Arno Schmidt : Goethe et un admirateur

 

 

 

 

 

 

 

Gothiques

Frankenstein et autres romans gothiques

 

 

 

 

 

 

Golovkina

Les Vaincus de la terreur communiste

 

 

 

 

 

 

 

Goytisolo

Un dissident espagnol

 

 

 

 

 

 

Gracian

L’homme de cour, Traités politiques

 

 

 

 

 

 

 

Gracq

Les Terres du couchant, conte philosophique

 

 

 

 

 

 

Grandes

Le franquisme du Cœur glacé

 

 

 

 

 

 

 

Greenblatt

Shakespeare : Will le magnifique

Le Pogge et Lucrèce au Quattrocento

Adam et Eve, mythe et historicité

 

 

 

 

 

 

 

Guerre et violence

John Keegan : Histoire de la guerre

Storia della guerra di John Keegan

Guerre et paix à la Fondation Martin Bodmer

Violence, biblique, romaine et Terreur

Violence et vices politiques

Battle royale, cruelle téléréalité

Honni soit qui Syrie pense

Emeutes et violences urbaines

Mortel fait divers et paravent idéologique

Violences policières et antipolicières

Stefan Brijs : Courrier des tranchées

 

 

 

 

 

 

Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

 

 

 

 

 

Guinhut Muses Academy

Muses Academy, roman : synopsis, Prologue

I L'ouverture des portes

II Récit de l'Architecte : Uranos ou l'Orgueil

Première soirée : dialogue et jury des Muses

V Récit de la danseuse Terpsichore

IX Récit du cinéaste : L’ecpyrose de l’Envie

XI Récit de la Musicienne : La Gourmandise

XIII Récit d'Erato : la peintresse assassine

XVII Polymnie ou la tyrannie politique

XIX Calliope jeuvidéaste : Civilisation et Barbarie

 

 

 

 

 

 

Guinhut

Philosophie politique