Sur les traces de la vérité, discours, lettres, entretiens, articles,
traduit par Wolfram Bayer, Raimund Fellinger et Martin Huber ;
Gallimard, 130 p, 13,50 € et 420 p, 22,50 €.
On n’a guère connu Thomas Bernhard en odeur de bienveillance. Il faut dire que le contexte de son apparition fut bien peu réjouissant, et qu’on lui a rendu au centuple la hargne avec laquelle il caressait l’Autriche, la culture allemande et l’humanité. Iconoclaste, bougon, volontiers revêche, la langue baignée d’ironie, l’écrivain autrichien (1931-1989) récidive post-mortem avec un meuglement acerbe contre Goethe le grandiose, accompagné de trois autres récits, mais aussi avec un bouquet d’articles et de discours passablement vénéneux.
La figure immense de l’auteur de Faust domine l’Allemagne ; au point qu’on y parle, dit-on, la langue de Goethe. La richesse de l’œuvre mérite le plus grand respect, mais pas au point de la religiosité, au point qu’il soit devenu « le tétaniseur de la littérature allemande », « l’anihilateur des Allemands ». La pure mauvaise foi de Thomas Bernard n’a d’égale que la pleutrerie de ses flagorneurs, comme le sont à leur manière les célinolâtres. C’est au chevet de Goethe mourant que nous convie le romancier; mais au moyen d’anachronismes hallucinants : le maître invite impérativement Wittgenstein, couchant le Tractatus sous son oreiller. Il trouve autour de lui à peu près tout le monde « bête », c’est-à-dire sa cour d’admirateurs, ceux qui s’emparent du génie pour avoir le privilège de le passer à la postérité, au premier chef Eckermann, « encore plus bête ». De plus, le vieil auteur polymorphe réduit son œuvre à « un déballage de mes sentiments les plus intimes ». La vache sacrée du romantisme et du classicisme ne sait plus que meugler… Probablement il devient gaga lorsqu’il conseille à l’une de ses correspondantes de s’adresser à Voltaire. Est-ce facilité à descendre ainsi les idoles, ou nécessaire remise en cause des inconditionnels gonflés de leur importance, comme le fit à sa manière Arno Schmidt dans Goethe et ses admirateurs[1] ? Le conte philosophique n’en reste pas moins vivifiant.
Pourtant Thomas Bernhard est capable d’admiration sans mélange. « Fuyant ma famille, c’est-à-dire mes persécuteurs, je me réfugiai dans un coin de la tour », c’est ainsi que commence son récit de la redécouverte de Montaigne. « Coiffé d’un véritable bonnet en toiles d’araignées », il médite là encore sur ses « anihilateurs », parents et proches. Nul doute qu’il faille lire ce trop bref et fulgurant apologue comme un manuel d’hédonisme, comme une relecture du « familles, je vous hais » de Gide, et comme une morale nécessaire : il s’agit, en dépit d’autrui, de ses hargnes et de ses préjugés, d’être soi-même, ce en quoi Montaigne est infiniment précieux. Car, aux yeux de la famille et autres tyrans, « le simple fait de pénétrer dans la bibliothèque était un crime ». Ainsi « Montaigne a toujours été mon sauveur et mon secours », s’exclame celui qui recherche là un père de substitution. Ce bel et poignant exercice d’admiration n’a qu’un défaut : pas un instant Bernhard ne nous dit en quoi l’auteur des Essais est pour lui salvateur, ni ce que lui apporte précisément cette lecture…
« Retrouvailles », le troisième récit, reprend cette litanie bernhardienne : « les maisons familiales sont toujours des cachots ». Avec un ami d’enfance retrouvé, notre auteur revient sur leur traumatisme commun. Quand le premier d’entre eux n’a pu s’affranchir de ses parents, le second peut formuler un verdict sans appel : « Tu lis des livres avec la même hébétude et écoutes de la musique avec la même hébétude que celle que t’ont inculquée tes parents ». L’un des deux pères écrit et publie des « imbécillités rimées » ; l’autre, dessinateur fêté de paysages montagnard, se voit qualifié de faiseur d’« abjection » et de « kitsch. Les ascensions sont alors des calvaires, entre forfanterie des parents et tempête glacée, ce qui met à mal le mythe alpin. Le réquisitoire dépasse le cercle étroit de la famille pour embrasser toute la culture autrichienne et allemande.
Ce qui n’a pas empêché Thomas Bernhard de voir son œuvre rencontrer un réel succès, quoique controversé. Au point que l’on puisse se demander si la haine et le ressentiment ne sont pas son fonds de commerce, comme dans le plus faible et dernier récit « Parti en fumée » où l’aigreur balaie également la Suède, voire l’humanité entière. Au-delà de la mort de Goethe et des pères, dont l’ami d’enfance n’a pas su profiter pour ouvrir les yeux, au-delà des départs et des lieux égrenés, seule compte la gestation douloureuse d’un écrivain et d’un art hors du commun.
Toute cette bile finirait-elle par devenir fatigante ? A moins que l’on en trouve la clé nécessaire dans le recueil titré Sur les traces de la vérité. En particulier dans un poème intitulé « Manie de la persécution ? » qui conclue chaque strophe d’une pérégrination autrichienne consacrée à un personnage plus qu’irritant par un « c’était un nazi ». Autrement dit, pour reprendre le titre d’un autre réquisitoire : « Rien n’a changé en Autriche ». L’amateur passionné trouvera en ces quelques dizaines de discours, entretiens, lettre et articles, les variations éclairantes et parfois décevantes d’un credo littéraire et existentiel. « Je travaille sur moi-même », répond-il, laconique, à des questions au lors de la réception du Prix de littérature de la ville de Brême. Plus généreusement, il répond à Victor Suchy : « il y a chez moi un intérêt pour le psychisme sur le fil du rasoir, les actes de somnambulisme au-dessus de l’abîme ». Les scandales, les insultes volent vers lui lorsqu’il stigmatise les théâtres et les festivals, leur conservatisme. Ne se représente-t-il pas sous le masque du philosophe lorsque dans une de ses pièces il confronte Emmanuel Kant aux Etats-Unis, où il finit dans un asile de fous ? Pensons également à ce drame, Avant la retraite, dans lequel il mit en scène un juge allemand qui célèbre en secret l’anniversaire de la mort d’Himmler, mettant au passage en cause un ministre. Cela va sans dire, nombre d’Autrichiens se sentirent insultés en ce qu’ils ont de plus précieux : leur nation. Dans la même veine, il justifie sa détestation des familles avec enfants en arguant avec réalisme : « Car ils donnent naissance à des adultes, pas des enfants. Ils mettent au monde un aubergiste ou un tueur en série, transpirant, bedonnant, répugnant, pas des enfants ».
Pourtant, dans un entretien titré « D’une catastrophe à l’autre », suite à la question d’Asta Sheib, « Qui est Thomas Bernhard ? », il finit par répondre : « La vie est merveilleuse ». Comme quoi le personnage est plus complexe qu’il n’y parait. Au-delà de la mauvaise humeur chronique, l’écrivain justifie son combat d’homme et d’écrivain en ajoutant : « on est aussi un peu amoureux de la haine et du mépris ».
On retrouve évidemment en ces deux volumes et chez cette tête de cochon forcenée qu’est Thomas Bernhard, fidèle à lui-même, le don de la répétition, le laminage de la parole, l’opiniâtreté du discours à coup de marteau -ce qui peut irriter le lecteur, ou le fasciner, comme dans les anneaux du serpent prédateur de l’âpre musicalité de son style. Mais aux récits féroces et sobres de Goethe se mheurt s’adjoignent un humour et une légèreté peu usités. Quant à ses écrits divers, au-delà du politiquement correct qui n’est certes pas sa tasse de thé, le troublion des lettres autrichiennes approche-t-il la vérité ? En tout cas la sienne, précieuse parce que garante pour chacun de sa vérité possible, non pas au sens du relativisme, mais de l’indépendance individuelle et sainement égoïste.
Quoique posthumes, ces récits, pourtant inégaux, ces exercices de détestation et de libération, ne sont en rien des œuvres mineures. Ils supportent, en dépit ou au gré de leur qualité de miniature, la comparaison avec les œuvres phares de Thomas Bernhard, son autobiographie en cinq volumes, de L’Origine à L’Enfant, et ces points culminants que sont Maîtres anciens et Extinction, un effondrement… Comme il resta marqué par son combat contre la maladie pulmonaire qui saccagea son enfance, le misanthrope et provocateur autrichien reste profondément lacéré par les séquelles du nazisme et du kitsch qui défigurent son pays ; seule l’écriture, invaincue, lui permit de survivre. Nous permettant, moins les outrances de sa haine et de son agressivité maladives, de chercher et trouver à son côté, sans l’imiter pourtant -il aurait haï des disciples- les traces de notre vérité.
Littérature ou philosophie ? Walter Benjamin lui-même ne savait tracer la ligne de démarcation entre ses deux disciplines, ni oser se dire littérateur ou philosophe. On se doute alors que s'observant dans le miroir de Baudelaire, il n’a su s’il se faisait critique littéraire ou s’il faisait de son poète favori un philosophe. L’auteur du « Livre des passages » parisiens pratique en effet l’art du passage interdisciplinaire, ouvrant nos yeux sur la ville littéraire et capitale économique du XIX° siècle. Jamais pourtant Benjamin ne parviendra à faire passer du côté de l’œuvre achevée son travail d’Hercule sur le poète des Fleurs du mal. Il ne nous reste que des bribes splendides, qu’un chantier inachevé, dont l’entièreté est enfin publiée en France, conjointement avec un dossier magistral des Cahiers de l’Herne, consacré à celui qui avait dû fuir une « enfance berlinoise ». Pourquoi Walter Benjamin fascine-t-il tant ? Et quels sont, à travers ses deux monuments dont il a longuement construit les ruines, ses apports à la pensée ?
De ce Baudelaire, « poète lyrique à l’apogée du capitalisme », nous connaissions des îlots : « Le Paris du second empire, La bohème, Le flâneur, La modernité ; Sur quelques thèmes baudelairiens ; Zentralpark »[1] ; ainsi que 175 pages fichées au centre de Paris capitale du XIXème siècle[2], qui d’ailleurs se recoupent, parties émergées d’un iceberg enfoui… Mais grâce à Giorgio Agamben, par ailleurs préfacier[3] de ce volume, nous avons l’archipel entier, quoique brusquement interrompu. C’est en effet en 1981 que l’on découvrit à la Bibliothèque Nationale de France une liasse de manuscrits que Walter Benjamin confiait à Georges Bataille avant de devoir quitter Paris en 1940. La genèse, la méthode de travail, les perspectives critiques de ce vaste ouvrage s’éclairent. C’est comme dans l’amitié d’un travailleur acharné, de ses milliers d’heures studieuse à la BNF, que l’on peut enfin lire avec lui, ces briques d’un puzzle fabuleux, à moins que ce soient les ruines d’un projet trop cyclopéen.
Ruines magnifiques que ces pages : « palais neufs, échafaudages, blocs, / Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie », disait Baudelaire dans « Le cygne », poème né parmi les « Tableaux parisiens » où Benjamin puise le centre de son inspiration. Ruines d’un monument à venir et jamais advenu en sa totalité, peut-être plus beau de son inachèvement. Ruines apparentées à cette esthétique du fragment de Lichtenberg et de Novalis encyclopédiste, qu’il connaissait bien pour avoir étudié Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand. En ce sens le dispersé du fragment et la totalité de l’encyclopédie fantasmée participent à la fascination exercée par Benjamin sur la secrète confrérie de ses lecteurs un brin fétichistes. En ce sens ces pages boulimiques et impeccablement documentées sont une allégorie de l’œuvre d’art totale en son utopie. Interrompue par la fuite et le suicide à Port-Bou, aux portes de l’Espagne, en 1940, cette stèle immense à Baudelaire aurait peut-être trouvé son achèvement ; à moins que sa nature, entre accumulation et perspectives éclairées, l’eût rendue impossible. C’est ainsi que les livres majeurs de Walter Benjamin, chacun d’entre eux se faisant « livre des passages », exercent une irrémédiable fascination sur les intellectuels : ils sont le matériau énorme d’une œuvre jamais totalement réalisée, le fantasme de l’incapacité de beaucoup d’entre nous à parvenir à la totalité de la pensée et de l’art, la projection de la justification mythique d’une vie fauché par le destin contraire.
A son corps défendant, Walter Benjamin réalise ce qu’il étudiait dans Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand : « L’idée de l’Art comme médium crée donc pour la première fois la possibilité d’un formalisme non dogmatisme ou libre, d’un formalisme libéral, comme auraient dit les romantiques[4] ». Pourtant, la perception synthétique de l’œuvre ultime est rendue particulièrement délicate par la proximité de Baudelaire et de Paris capitale du XIX° siècle, cette déambulation raisonnée, cependant proche des surréalistes Breton et Aragon. Au point que ces deux forts volumes puissent apparaître comme des frères siamois, reliés par le sternum ; en l’occurrence les pages baudelairiennes qui participent de l’ossature de deux projets, sans avoir pu trouver le temps de construire leurs propres territoires, s’il était possible. Ainsi le lecteur s’invite, entre documentation, invention et rédactions partielles, à la reconstruction de ces deux work in progress…
L’apport de Walter Benjamin dépasse évidemment la critique biographique, à la façon de Sainte-Beuve qui plaçait Baudelaire « à la pointe extrême du Kamtchatka littéraire romantique », avec un rien de dédain, se gaussant de la « la folie Baudelaire[5] ». Ne se limitant pas à la critique thématique, relevant les occurrences du haschich, de la prostitution, il œuvre dans la perspective du « matérialisme historique », et de Marx lui-même, souvent nommé. Là encore se trouve le noyau de la fascination, voire de l’idolâtrie, vouée à Walter Benjamin : à la destinée errante du brillant intellectuel juif chassé de l’Allemagne nazie et de la France occupée, s’ajoute, bien mieux que cette dernière, la figure du penseur marxiste qui a su donner ses lettres de noblesse au « matérialisme historique » grâce à des travaux joignant à une impeccable érudition une dimension poétique et encyclopédique.
Pourtant, son « marxisme libertaire », son « communisme messianique » (pour reprendre l’analyse de Michaël Löwy dans le Cahier de L’Herne) restèrent de l’ordre de la rêverie ; et de son amour pour Asja Lacis qui l’initia au marxisme à partir de 1924. Les concepts périmés et tyranniques de « lutte des classes », la phraséologie marxiste rendent parfois ses pages désagréablement pâteuses et plus collantes qu’un vieux et vénéneux chewing-gum qui ne veut pas se décoller. Jusqu’à ce qu’il exprime bien des nuances critiques dans cette poignée de pages de 1940, « Sur le concept d’histoire » : parlant de la « poupée qui porte le nom de matérialisme historique », il ironise en ajoutant qu’ « elle n’aura aucun adversaire à craindre si elle s’assure les services de la théologie, cette vieille ratatinée et mal famée qui n’a sûrement rien à faire d’autre que de se nicher où personne ne la soupçonnera[6] ». Mieux encore, il dénonce « les vices fonciers de la politique de gauche » : « la confiance aveugle dans le progrès ; une confiance aveugle dans la force ; dans la justesse et dans la promptitude des réactions qui se forment au sein des masses ; une confiance aveugle dans le parti[7] ». On aimera supposer que l’intelligence de Benjamin, par ailleurs critique du totalitarisme[8], qui parlait, dans le cadre de sa foi communiste, et donc d’un hallucinant paradoxe, d’ « abandonner la perspective immodeste de systèmes totaux[9] », si elle n’avait été fauchée à la fleur de la maturité intellectuelle, aurait pu évoluer vers une mise en cause égale du communisme et du socialisme d’une part, et du fascisme (qui est un « national-socialisme ») de l’autre, à l’instar du libéral Hayek écrivant La Route de la servitude[10]…
Arpentant sa lecture de Paris et de Baudelaire dans le cadre du « matérialisme historique, il parait entendu qu’il fait une lecture critique du capitalisme, en un mot un blâme. Est-ce si sûr ? Magnifiant les « passages parisiens » et « l’homme des foules » baudelairien devant l’éclat des marchandises, comme plus tard Zola devant le grand magasin haussmannien du « Bonheur des dames », paraitrait-il plutôt qu’il en fasse l’éloge ?
Cependant l’analyse de Walter Benjamin ne se limite pas à décrypter à travers les vers des Fleurs du mal et les Petits poèmes en prose les seuls bouleversements économiques et sociaux, comme le changement radical infligé et offert aux Parisiens par les travaux du préfet Haussmann, comme la montée d’une industrie de masse, le gonflement démographique du prolétariat, ou l’ostentation de la marchandise. Ce sont aussi la vie des foules, sensible parmi le coup de foudre du sonnet « A une passante », la « passion esthétique », « l’érotologie du damné », la « perte d’auréole » du poète et de la prose qui le cerne, qu’il tente de rédimer en ses Petits poèmes en prose, le spleen féroce, le dandysme, la capacité du romantique à être moderne, ou encore « la sorcellerie évocatoire[11] » du vers baudelairien… Notre chercheur s’intéresse à tout ce qui environne et constitue son héros : les « marchands de vin », en relation avec le poème « Le vin de l’assassin », les « stupéfiants » qui menèrent à l’écriture des Paradis artificiels, les « abonnements aux journaux », la « mode » et « la nouveauté », le « rapport allégorie et correspondances », le « Paris en ruine » du graveur Charles Meryon… Des formules lumineuses frappent l’œil du lecteur : « La femme chez Baudelaire : le butin le plus précieux dans le triomphe de l’allégorie ». Plus loin : « Avec la prostitution des grandes villes, la femme elle-même devient un article de masse ». Sociologie et poétique s’entrelacent en ce gigantesque pêle-mêle infiniment séduisant, stimulant…
S’il n’avait dû fuir Paris menacé par le nazisme, s’il n’avait cru devoir se suicider à Port Bou, Walter Benjamin aurait-il achevé son Baudelaire ? Telle une hydre de Lerne, les têtes de chapitres achevées repoussaient sans cesse au gré des nouvelles notes, des nouvelles fulgurances du travail d’Hercule de cet assidu qui avait fait de la Bibliothèque Nationale une nouvelle patrie, un éden dont, Juif, il fut chassé… Le protéiforme penseur aux multiples têtes pensantes méritait bien, si l’on nous permet de jouer sur les mots, son cahier de L’Herne…
La réputation des Cahiers de L’Herne n’est plus à faire. Souvenons-nous des volumes consacrés à Soljenitsyne ou Lovecraft, Borges ou Vargas Llosa, Steiner ou Musil… Une fois de plus inédits et analyses, aussi claires qu’érudites, voisinent en un généreux opus. Les bribes biographiques, comme les esquisses pour Enfance berlinoise, n’y sont pas anecdotiques, constitutives qu’elles sont de la formation de la pensée du philosophe. Les lectures des poètes Goethe et Stefan George, de « Socrate », les correspondances avec Hannah Arendt, les rapports amicaux et intellectuels avec Gershom Sholem ou Adorno, tout cela bouillonne avec intensité. L’on saura même, sous la plume d’un Walter Benjamin humoriste « Pourquoi l’éléphant s’appelle l’éléphant ? », pas loin d’une réflexion « Sur le langage et la mimésis » et de « notes antithétiques sur le verbe et le nom ». Des critiques avisés s’interrogent sur la « théologie politique » et le judaïsme de celui qui nous surprend en proposant une « Conversation sur l’amour », dialogue platonicien dans lequel Sophia livre à Agathon le secret de l’art d’aimer et de la philosophie : « Qui a l’amour est contraint de devenir meilleur ». Protéiforme une fois de plus se révèle Walter Benjamin, pratiquant le mélange des genres littéraires et philosophiques, depuis la thèse doctorale et l’essai, en passant par l’autobiographie, la collection de citations et les contes pour enfants, jusqu’aux récits de Rêves[12]. Nul doute que les universitaires et autres critiques autorisés, ou plus simplement amateurs au sens noble du terme, y trouvent de quoi butiner parmi les arcanes de la pensée et du monde : là où, selon Patricia Lavelle, « nous pouvons donc comprendre le projet théorique de Benjamin comme la restitution de ces instants d’éternité qui font la vérité de notre existence individuelle et collective ».
L’auteur d’Enfance berlinoise et de L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, qui infléchirent notablement les codes de l’autobiographie -entre chronique personnelle et géographie urbaine- et de la critique esthétique -entre élitisme et perception des masses-, apparait alors comme un « Angelus novus », pour reprendre le titre d’un dessin de Paul Klee qu’il aimait tant, de la création littéraire et philosophique. Comme s’il avait voulu se faire l’ange de Baudelaire et du Paris du XIXème siècle avant que le Satan du Troisième Reich balaie l’Europe et en efface les richesses culturelles. Si ce dernier n’a heureusement pas réussi son entreprise, quoique marquée les immenses champs de batailles et l’holocauste, Walter Benjamin n’a-t-il pas réussi la sienne, quoique encore partielle, hélas de manière trop posthume ? Si Baudelaire est un auteur capital du XIXème siècle, le Baudelaire de Walter Benjamin et son Paris capitale du XIXème siècle, restent des œuvres capitales de l’encyclopédisme historique et poétique de notre temps. Il est certain que, dans nos bibliothèques, ces deux livres savent parler, répétant pour nous et pour la mémoire du philosophe allemand qui sut traduire « Les tableaux parisiens », ces vers du « Balcon » : « Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses », celles du travail de la pensée.
Château de Bois Renault, Buzançais, Indre. Photo : T. Guinhut.
Deux destins bulgares et musicaux
face au totalitarisme :
Nikolai Grozni : Wunderkind ;
Rana Dasgupta : Solo.
Nikolai Grozni : Wunderkind,
traduit de l’anglais (Bulgarie) par France Camus-Pichon,
Plon, « Feux croisés », 334 p, 21,50 €.
Rana Dasgupta : Solo,
traduit de l’anglais par Francesca Gee, Gallimard, 462 p, 25 €.
Il ne fait pas bon être musicien sous un régime totalitaire, qui plus est Bulgare, comme Nikolai Grozni, avec Wunderkind, et Rana Dasgupta, au moyen de Solo. Le premier joue Chopin contre le communisme, le second en perd son violon, entre coup d'Etat fasciste et purges communistes.
Rarement un roman aura été aussi musical. Nikolai Grozni emporte son lecteur dans un maelström sonore. Comme autant de mouvements d’une symphonie, les têtes de chapitres sont les pianistiques chefs d’œuvre romantiques. Mais il lui manquerait une part de sa force si la dimension sociologique et politique bulgare n’ajoutait une tension pathétique, entre oppression et révolte.
« Temple de la musique et de la perfection », le conservatoire de Sofia est bruissant d’instruments et d’élèves, d’émulation et d’intrigues. Où Konstantin est le narrateur passionné, pianiste lauréat de concours internationaux. Son adolescence se partage entre cours et extases de l’interprète surdoué, et blagues de potache : un enseignant appelé « Le Cygne » grossit en commentant Wagner, une autre, « La Coccinelle » veille avec tendresse sur ses virtuoses. Entre Bianka et Irina, volcanique violoniste, des intermèdes amoureux et sexuels, sensibles ou grotesques, la pudeur ou la culotte à la main, jalonnent le récit.
En ce vaste poème en prose, les pièces de Chopin, cher à Konstantin, sont magnifiées par de brillantes descriptions (qu’en rhétorique on appelle l’ekphrasis) : « Tout ce que j’avais toujours voulu savoir - sur la gravité, le temps, les filles, la sexualité, le pouvoir, la mort, le réel, la vérité, le délire, l’absolu - se trouvait entre les pages de cette édition cartonnée des quatre ballades, écrites dans une langue passionnée, ponctuée d’accents, de coups de pédale, de doigtés, de nuances en italien ». Quand « la vraie vie c’était jouer les Préludes de Chopin pour soi seul », le lyrisme irrigue les pages, antidote contre un monde imbécile et cruel.
En effet, le conservatoire, « tartare aux cieux de granit, sous le règne des nains rouges », est un « asile d’aliénés emplis de dictateurs lilliputiens, d’idéologues débiles et d’élèves endoctrinés » : il n’échappe pas au régime politique qui chapeaute la Bulgarie aux dernières années totalitaires, jusqu’en novembre 1989, quand tombe le mur de Berlin. Avec sa galerie de personnages, caricatures des délires, exactions et déboires du régime, le tableau des mœurs est une virulente machine satirique à dézinguer le communisme : les parents, valets moralisateurs du système, les profs imbus de théories marxistes poussiéreuses et délétères, les militaires et garde-chiourmes… Le bâtiment voué à l’enseignement musical est une mise en abyme de la peste politique. Car « le mal nait toujours d’une éthique en or massif », recrachant Iliya, vieux rescapé des camps de travail, où les gardiens vouent leurs victimes « à nourrir les cochons ». D’où l’amère constatation : « Sans doute notre vie intérieure était-elle le seul espace qui n’ait pas été nationalisé ». Seul l’art, de Bach à Moussorgski, permet de s’échapper : « La clé de la liberté se trouvait au bout de mes doigts ». Jusqu’à la révolution salvatrice : les « autodafés » brûlent les tomes du « Communisme scientifique »…
Pourtant les contradictions n’épargnent pas le paradis des fils de Lénine : « Quelle injustice, quelle offense au marxisme et au prolétariat de naître avec un don ! » Le goût, bien kitsch, des dictatures, pour l’élitisme des dieux du piano laisse perplexe, à moins de penser qu’ils servent de vitrine. Comme sur les sommets du pouvoir, les artistes entravés, sont « plus égaux que d'autres », pour reprendre le précepte de La Ferme des animaux d’Orwell. Attachant, rebelle, Konstantin rue dans les brancards…
Au-delà d’une réjouissante critique du totalitarisme et d’une communicative exaltation de la musique, le roman de formation du jeune homme se double d’un roman autobiographique, mené par la main de l’adulte. Nikolai Grozni, né Bulgare en 1973, fut pianiste de concert. Wunderkind signifiant en allemand enfant prodige, ses doigts ont autant de talents sur tous les claviers, ce dont témoigne son écriture, vigoureuse, chatoyante et torrentielle.
Le personnage de l’Anglo-Indien Rana Dasgupta a beau se produire en solo, son univers est abondamment peuplé. Le vieil Ulrich vit en aveugle dans une pièce sordide, au-dessus de la gare routière de Sofia. Or celle-ci est un point nodal, une image des chemins de la mémoire qui l’entraînent à visiter son enfance, ses années estudiantines, sa maturité, en une vaste autobiographie fictive. Mais aussi les chemins de son imaginaire, puisqu’une incroyable prolifération de rêveries le propulse, de la Bulgarie aux Etats-Unis, d’un réel morne à un futur imaginé : là où Dasgupta réinvente des destins.
La richesse de l’univers ici déployé est stupéfiante. Organisant son roman en deux parties sensiblement égales, Dasgupta partage nos existences en leurs deux composantes : « Vie » et « Rêves éveillés ». Chacune étant elle-même composée de cinq chapitres, chapeautés par autant d’éléments (de « Magnésium » à « Uranium ») et d’animaux étranges (du « Narval » au « Lamantin »). La réalité d’Ulrich est l’émanation des éléments atomiques qui la composent, quand ses fantasmes sont des créatures à la limite du possible.
Voici d’abord un attachant roman d’initiation morose parmi les étapes de la condition humaine. Depuis les chemins de fer paternels, la formation de la personnalité du jeune Ulrich est une « alchimie » entre ses dons de musicien sacrifiés par son père et sa passion scientifique. A Sofia il découvre la sexualité quand meurt Boris, l’ami révolutionnaire, à Berlin il étudie les progrès de la chimie, puis retourne à Sofia où il épouse la pianiste Magdalena. L’élégie familiale, au cours des vicissitudes, dont le départ de sa femme avec son enfant pour les Etats-Unis, se rétrécit au retour chez sa mère, jusqu’à la solitude. Des temps terriblement politiques s’annoncent : « coup d’état fasciste de 1934 » et tourmentes guerrières, en un tragique tableau de la Bulgarie du XX° siècle. Sous les « purges » communistes, dont la chronique est édifiante, l’homme se dessèche : « Ulrich dissimula ses disques illégaux et, avec eux, presque tous ses plaisirs musicaux disparurent ». Il prend le contrôle d’une usine de chlorure de baryum, sa mère est envoyée en camp de travail. Au délire industriel du régime succède la pollution, au bout de son destin de grand chimiste avorté. Comme dans la Bulgarie entière, « Ulrich était devenu chimique lui-même, et une solution de cadmium, de plomb, de zinc et de cuivre coulait dans ses veines ». L’écroulement du communisme honni débouche sur un capitalisme mafieux et la pauvreté…
Ce que l’anti-héros n’a pu réussir, au cours de sa déliquescence de raté (« Un chien peut-il rater sa vie, ou un arbre ? »), le vieillard, « le regard tourné vers l’intérieur », le développe alors « dans le royaume caché de ses rêves éveillés » qui sont « l’œuvre d’une vie ». L’alter ego Boris est le dernier à jouer du violon dans un village vide, un jeune poète approche un richissime gangster Géorgien, un producteur de disques américain lance une « superstar mondiale de la musique originaire de Bulgarie ». Les créateurs se retrouvent aux Etats-Unis, associant concerts fabuleux et poèmes persuasifs, bientôt corrompus par le succès et l’argent… Autant de nouvelles entrelacées qui sont le prisme de personnalités virtuelles, en écho aux aspirations d’Ulrich ; et une acmé surprenante, romanesque comme l’emballement exponentiel du songe…
La première partie du roman de Rana Dasgupta, grise sans être terne, suffirait à faire un bon livre ; la seconde le complète, en miroir. Dasgupta nous montre comment au destin assommé par l’Histoire peut s’ajouter la dimension compensatoire de contes échevelés : kaléidoscope étrangement coloré, le roman découvre sous la poussière du passé la deuxième vie secrète et révélée, souvent inavouée, ici assumée, des rêves éveillés. L’écriture de cet Anglo-Indien, né en 1971, réellement virtuose, chatoyante dans le détail, ne voit son souffle tiédir qu’en peu de séquences. Bouillonnante d’idées, capable de contrastes puissants, elle est empreinte autant de réalisme que de magie de la perception.
Thierry Guinhut
Articles parus dans Le Matricule des Anges, février 2012 et septembre 2013
traduit du japonais par Dominique Palmé, Folio, 288 p, 7,50 €.
Ôé Kenzaburô : Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants,
traduit du japonais par Ryôji Nakamura et René de Ceccatty,
L’Imaginaire, Gallimard, 238 p, 8,92 €.
Ôé Kenzaburô : Adieu mon livre !
Traduit du japonais par Jean-Jacques Tschudin et Sumi Fukui-Tschudin,
Philippe Picquier, 476 p, 23 €.
C’est avec un sentiment de « terreur sacrée » que le Prix Nobel 1994 de littérature Ôé Kenzaburô, en particulier pour son foisonnant Jeu du siècle, relate le choc de sa visite à Hiroshima au tournant de sa vie. Outre celui de la naissance de son fils handicapé, il faudra surmonter tout cela par l’écriture, celle des Notes de Hiroshima, puis celle d’Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants, avant de pouvoir dire : Adieu mon livre ! Le démiurge poétique en ses romans apparait également comme une grande conscience morale japonaise.
Traversant ce que sont encore les ruines du ravage de la bombe nucléaire américaine tombée en 1945, l’écrivain japonais se doit de se remettre vigoureusement en question : « Après une semaine passée dans cette ville, j’avais révisé de fond en comble mon attitude à l’égard de ma vie personnelle. Ce qui allait aboutir également à une transformation radicale de ma propre littérature ». En effet, en 1963, il est dans les affres d’une paternité contrariée : son fils restera gravement handicapé - ce qu’il racontera dans Une Histoire personnelle. Nul doute que les souffrances des atomisés le touchent. L’on peut comprendre alors son refus, en octobre 1995, de venir en France, quand les essais nucléaires battaient leur plein. En fait l’écrivain dit avoir été sauvé du suicide par son fils qui deviendra compositeur, et par Hiroshima. Dans les hôpitaux, il se penche sur les malades et découvre le dévouement des médecins, relativisant son propre tourment. Il évoque le destin tragique de ceux qui meurent des suites de l’atomisation, de ceux qui se suicide pour que cette mort soit leur mort et non une conséquence de la bombe. Cependant ces Notes sont parfois inégales. Ôé Kenzaburo ne se pose guère la question des responsabilités. Le Japon impérial méritait-il son châtiment ? A-t-on ainsi évité une pire propagation de la guerre autour de l’archipel qui menaçait de durer indéfiniment ? Pourquoi a-t-on choisi de jeter deux bombes nucléaires sur des populations civiles ? Mais rien en fait n’excuse les Etats-Unis d’avoir retardé des offres de paix japonaises pour pouvoir tester leur agent meurtrier sur du matériel humain…
« C’était une époque de tueries. Tel un interminable déluge, la guerre inondait les plis des sentiments humains, les moindres recoins des corps, les forêts, les rues, le ciel, d’une folie collective ». Nous lisons ce réquisitoire parmi les pages d’Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants ; ainsi la guerre, qu’elle soit locale, mondiale ou atomique, passe comme un drame cosmique qui ne laisse intacte aucune dignité. Reste-t-il des innocents ? Oui ! proclame la conscience de l’écrivain : les enfants. Même venus d’une maison de correction et entraînés dans une cruelle odyssée, ils resteront des enfants. Seul être humain vrai, l’enfant narrateur refusera toute compromission avec la terreur et se privera du riz des villageois pour, malgré les coups, courir vers des lieux « encore plus sombres ».
Notre juge de l’Histoire cède-t-il à une idéalisation de l’enfance, au romantisme du délinquant ? Les bourgeons de la maison de correction ne sont probablement pas tous aussi innocents que les paisibles victimes d’Hiroshima. Hélas, Hitler, l’empereur du Japon, y compris celui qui lâcha du haut de son avion la bombe, ont été des enfants. Cependant force est de constater que les villageois sont pires que ces « mauvais enfants » qu’ils veulent éradiquer comme une épidémie, que ces exclus qu’ils veulent chasser de leur territoire ou parquer.
Reste que cet apologue d’Ôé Kenzaburo garde une portée universelle et toujours d’actualité, sans oublier la dimension symbolique de cette enfance qui témoigne de l’aliénation d’une partie de son futur par le Japon. Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants est un récit épique haletant, pétri de violence. Et c’est aussi une parabole politique. Moins touffu que les grands romans comme Le Jeu du siècle, il n’en est pas moins aussi efficace que précieux. Un autre roman, sur les complexités de l’âme humaine et les empoisonnements au gaz sarin par la secte Aum, serait dans les cartons de l’écrivain. Dites-moi comment survivre à notre folie ? titrait-il un autre livre…
Lorsque, né en 1935, le spectre commun s’approche, il faut à tout homme faire un bilan. A fortiori pour un écrivain. C’est ainsi que le prix Nobel 1994, qui annonça en cette occasion ne plus écrire de roman, reprit « la plume-réservoir » pour offrir un volume de plus de mille pages, puis une trilogie consacré aux « pseudo-couples », dont le dernier volet, Adieu mon livre, est le seul traduit en français. Où le Japon d’Hiroshima et de Fukushima voit venir le spectre de la fin de sa civilisation. Ôé Kenzaburo joue-t-il le rôle d’une Cassandre, destinée à n’être jamais entendue, où joue-t-il sa dernière carte pour conjurer un manque de créativité ?
L’on n’a pas oublié sa dénonciation des groupuscules d’extrême droite et du nationalisme atavique dans les nouvelles du Faste des morts, le drame de son fils handicapé mental dans Une Affaire personnelle, des romans tant familiaux, oniriques, que politiques comme Le Jeu du siècle… Mais nous avons ici la chance d’aborder un continent inconnu, sa période tardive. 0n retrouve en cet opus testamentaire ces chères obsessions, mais aussi la défense du pacifisme inscrit dans la constitution japonaise de 1946, le combat anti-nucléaire, à l’occasion duquel il publia les Notes de Hiroshima. Celui qui eut dix ans quand jaillit la lumière de deux bombes atomiques, reprend sur le tard le bâton du pèlerin littéraire engagé ; tout en continuant à traquer le nationalisme qui se cristallise à travers le « problème Mishima », ce « héros culturel » dont l’attachement aux valeurs de l’honneur et du combat le conduisit au rituel seppuku. Pourtant, Ôé Kenzaburo, dans une insoluble contradiction, admire le sens du sacrifice de cet écrivain. Il va jusqu’à imaginer qu’il puisse avoir survécu, lui et sa « Société du bouclier », en un sursaut de politique fiction…
Ce serait injuste de dire d’Ôé Kenzaburô radote en écrivant Adieu, mon livre ! Il fouille son passé, son argumentaire politique et son esthétique romanesque, au travers d’une mise en scène : un romancier d’âge vénérable, nommé Chôkô Kogito, retrouve un ami d’enfance pour, en sa calme résidence au bord du calme forestier, échanger des vues sur le monde comme il ne va plus, peut-être promis à la destruction : « la disparition de la terre ou la fin du nucléaire» ? Car la catastrophe de Fukushima, écho de celle d’Hiroshima, est pour ce dernier, à tort ou à raison bien plus qu’un accident. Il s’agit là d’une crise technique, écologique et morale majeure, signant une fin des temps, comparable à l’entrée dans l’enfer de Dante, dont Ôé Kenzaburo est un fin lecteur.
Le récit se double et s’enfle des conversations avec des invités, dont son demi-frère architecte, avec lequel il a été longtemps brouillé, qui fomente un attentat terroriste visant à écrouler un immeuble. Ce qui échoue lamentablement. Doit-on prendre au sérieux cette histoire rocambolesque d’indignés internationaux qui devraient s’inspirer du geste de l’architecte ruineur de bâtiments ? L’intrigue reste au choix burlesque ou pitoyable. Mieux vaut s’intéresser à l’auto-examen de l’écrivain, accompagné de quelques intellectuels dissertant sur leurs romanciers favoris. C’est ainsi que le roman autobiographique, cette « montagne de signes annonciateurs », devient dialogue philosophique, en particulier dans le cadre du « pseudo-couple » formé entre Chôkô Kogitio et l’architecte Tsubaku Shigeru. Le double fictionnel de l’auteur et ses divers complices et disciples tracent les contours de l’engagement politique navrant ou idéal de l’intellectuel, ce en commentant des écrivains fondamentaux de tous horizons : Nabokov, Dostoïevski et ses démons, Céline… Parmi ces derniers, dans le grand écart entre Mishima et T. S. Eliot, et au croisement du « pseudo-couple » se profile la dialectique inhérente à la mission de l’écrivain : doit-il s’engager activement, voire violemment, au gré des causes collectives, ou devenir un philosophe des nuées, un contemplateur solitaire ?
Ce sont surtout les poètes anglais qui guident la réflexion éthique et prophétique : William Blake, et plus encore T.S. Eliot, l’auteur de La Terre vaine, dont les vers fournissent l’épigraphe du roman : « Que je n’entende pas parler de la sagesse des vieillards, / mais bien plutôt de leur folie, / de leur crainte de la crainte et de la frénésie ». Ce en quoi Ôé Kenzuburo semble prendre une ironique distance envers le propos apocalyptique de son vaste et hybride opus. Les vers du poète anglais sont aussi le pessimiste fil symbolique du récit à la rencontre de l’« art de détruire ». Là où la mort, individuelle et collective, voire de la civilisation japonaise entière, menace. Il y avait le roman de formation ; celui de Kenzaburo Ôé devient le roman du délitement.
Voyant s’approcher, comme une délirante pythonisse, ou comme cette Cassandre que personne n’écoute, la porte fermée de l’avenir, Oé Kenzaburo est-il dans l’hyperbole ? Son pessimisme est probablement, du moins faut-il l’espérer, bien excessif. Peut-être a-t-il tendance, comme bien des vieillards, à confondre sa désagrégation maussade avec l’état de la civilisation qui l’a vu naître. Reste, depuis la nostalgie de la forêt de son enfance, qu’il pointe d’un doigt accusateur, non dépourvu de justesse et d’humanité, la nécessité de transmettre aux générations futures un monde sain…
Journal de lectures non sans finesse, « projet vidéo », récits emboités, bribes philosophiques, autofiction, remise en question de ses procédés d’écriture, immense veillée pré-funèbre, ce roman est un monument impressionnant. Hélas menacé par le ressassement qui peut exaspérer le lecteur, ce que n’a pas oublié de pointer la critique japonaise, reprochant au prix Nobel l’érosion de sa créativité. Oscillant entre fiction un brin artificielle et essai visionnaire et érudit à demi ruiné, le livre est fragile, devant la mort inéluctable. Quoique son auteur, grande et inquiète conscience nippone, retrouvant le « caveau familial » et son « arbre personnel » comme pour retrouver la sérénité des peintures de paysage sur l’or des paravents anciens, lui survive encore, depuis quatre ans. Comme lui survivra le Japon, guéri des errements de la gestion de son parc nucléaire, archipel de nature, de traditions, de modernité et de technologie, archipel zen au milieu des vagues coupables et judicieuses des civilisations…
Le Cassandre du nucléaire se serait-il emballé ? Au-delà de l’usage militaire, imparable, de l’atome, il ne semble pas que l’apocalypse soit de mise. La catastrophe nucléaire de Fukushima de mars 2011 n’a fait en elle-même aucun mort, quoique 1700 cancers mortels lui soient attribués et une centaine de cancer de la thyroïde chez les enfants de la province. Le tsunami ravageur a lui causé 18000 morts. Reste que, si elle a un avenir certain, il n’est pas tenable que l’énergie nucléaire doive obérer la santé de citoyens. Seules recherche scientifique et sagesse, comme éviter de construire des centrales dans des zones à risque, alors que l’on avait refusé de construire plus haut cet équipement, sauront veiller sur notre avenir…
Thierry Guinhut
La partie sur Notes de Hiroshima a été publié dans Europe, janvier-février 1997,
celle sur Adieu mon livre ! dans Le Matricule des anges, octobre 2013
Monument aux morts, La Couarde-sur-mer, Île de Ré. Photo : T. Guinhut.
Laszlo Krasznahorkai :
La Venue d’Isaïe, Guerre & guerre :
le vent du chef d’œuvre ?
Laszlo Krasznahorkai : La Venue d’Isaïe, Guerre & guerre,
traduits du hongrois par Joëlle Dufeuilly,
Cambourakis, 32 p, 6 €, 368 p, 24 €.
« Un manuscrit, naturellement ». Ainsi Umberto Eco, au fronton du Nom de la rose, présente-t-il l’histoire d’Adso de Melk, roman historique et policier dans lequel le rire d’Aristote hante la bibliothèque. L’artifice du manuscrit retrouvé sillonne la littérature : entre Potocki -son Manuscrit trouvé à Saragosse- et Cervantès glanant les feuillets arabes de Ben Engeli pour son Don Quichotte, l’écriture romanesque fourmille de ce topos, jusqu’aux plus contemporains écrivains. De même, le personnage principal peut lui aussi découvrir un manuscrit, le lire et le transmettre, comme Korim, dans Guerre & guerre. De ce Hongrois né en 1954, Krazsnahorkai, nous découvrons avec stupéfaction le sixième volume traduit en France. Peut-être s’agit-il du roman fondamental, ébouriffant, en quelque sorte annoncé par un prophète de malheur pitoyable dans La Venue d’Isaïe. Est-ce alors le vent du chef d’œuvre que nous sentons souffler, ou une outre gonflée de vent ?
Peut-être vaut-il mieux commencer par La Venue d’Isaïe, ce prologue d’un opéra vériste, dans lequel Korim annonce, parmi les clients et clodos enlacés d’un sordide buffet de gare et à un « ange » d’une creuse banalité, rien moins que la disparition de « toute forme de noblesse, de grandeur, d’excellence ». Pire encore, l’humanité, au-delà de « raison et lumière », est menacée par un avenir où « le mal serait tout aussi absent que le bien ». Parmi le « chaos de crasse » du lieu, « ombre et poésie » surgissent maladroitement de « la masse visqueuse et grouillante de larves de syllabes ». Parlant à l’intention d’un « secrétaire céleste et terrestre », le prophète commence « le douloureux inventaire de tout ce qui avait disparu avec cette Atlantide : […] ce qu’étaient l’innocence, la probité, la générosité, la compassion, ces milliers d’histoires d’amour et de liberté si émouvantes »… Tout fout-l’camp, j’vous dis, ma pauv’dame ! Le mythe de l’âge d’or a bon dos dans l’affaire, même si l’on est en droit d’accuser une humanité qui sut mettre en scène guerres et holocauste autour du vortex hongrois. Nonobstant le magma prophétique et pré-apocalyptique passablement grandiloquent, l’opuscule est d’une impressionnante et sombre beauté. Le suicide pitoyable et raté de Korim clôt ce qui n’est en fait qu’un préambule pour Guerre & guerre. Glissons alors joliment ce récit en forme d’enveloppe dans le rabat de couverture prévu à cet effet, comme si nous postions la révélation de Korim dans le dos ailé de sa tétralogie angélique…
L’auteur de La Mélancolie de la résistance[1], réactive, dans une atmosphère cendreuse, le dépressif personnage de Korim, « petit archiviste travaillant au fin fond de la province hongroise » et clodo presque beckettien. Cette fois il a quelque chose d’un peu plus concret à annoncer : un manuscrit anonyme -mais peut-être d’un certain Wlassich- découvert dans un dossier numéroté lui enjoint d’être révélé au monde, à la postérité. Peut-être guidé par le dieu Hermès, il enchaîne les péripéties que lui ordonne et provoque sa folie obsessionnelle, avant d’échouer dans ce qu’il pense être le nombril du monde : New York où il a « placé sa vie au service de l’art ». Sarvary, un trafiquant de drogue, lui loue une chambre pour qu’il puisse s’initier à l’ordinateur et confier à « l’éternel Internet ce magnifique texte poétique » jusque-là oublié, et dont il assène en même temps la teneur à Maria, la servante et partenaire de lit portoricaine de son logeur et « interprète », qui ne le comprend pas, hors quelques mots d’anglais qui parsèment le récit.
Monologue intérieur et dense prolixité, sans compter des digressions et considérations un brin oiseuses, de banals événements secondaires racontés par le menu (on n’ignore rien du vol du Boeing ou du fonctionnement d’un ordinateur), des répétitions et récapitulations à la Thomas Bernhard, voilà qui permet d’entrer dans les méandres et les strates d’un cerveau double, de celui du Korim à celui du romancier introuvable. Mais aussi d’y cimenter le lecteur, englué dans les circonvolutions d’une langue tour à tour séduisante et pâteuse. Difficile d’abord de se sentir le complice, l’ami du narrateur qui ne nous laisser guère de légèreté, d’humour, assuré qu’il est de la gravité de l’entreprise. D’autant qu’il faut attendre la page 105 pour entrer enfin en ce fameux manuscrit, où sont enfin les plus belles pages…
Qui trop embrasse, mal étreint, dit-on. Annoncer avec toutes les grandeurs symphoniques la venue d’un livre plus que biblique, une somme indispensable à l’humanité, ne peut être que dangereux pour l’écrivain. Malgré les moyens considérables de Krazsnahorkai, son souffle indéniable, sa culture et son phrasé haletant, le lecteur est en droit de se demander jusqu’où il a les moyens de sa prétention. Les longs paragraphes numérotés faits d’une seule phrase, « une phrase monstrueuse et infernale qui engloutissait tout », le ton comminatoire du chef d’œuvre annoncé -opus sacré ou palimpseste raté on ne sait- et qui n’est que peu à peu révélé dans toute son ampleur, mais pas dans toute sa réalité, peuvent épuiser la bonne volonté du lecteur. Qui, à bon droit, se demande par instant si on ne lui pas vendu le vent pour le concert. Reste un « message indéchiffrable », « l’insondable mystère de la finalité ».
Le tournant romanesque, après deux chapitres un peu erratiques et creux, est stupéfiant. Mise en abyme et ecphrasis se conjuguent pour écrire un roman dans le roman et décrire une œuvre d’art. Dans laquelle quatre personnages voyagent à travers des lieux et des époques figurant des acmés de civilisation. Parmi eux, un être méphistophélétique nommé « Mastemann », apparait périodiquement, annonçant la venue de la guerre et de ses ruines, écho de La Venue d’Isaïe. Le roman philosophique, oscillant entre réalisme sordide, irénisme humaniste et surnaturel illuminé, visite la Crète minoenne, la Venise Renaissance, Rome et son Mur d’Hadrien à l’orée du surgissement des barbares, l’Espagne de 1492, la Cologne du XIXème… Sont-ce quatre « anges », ou l’envers des quatre cavaliers de l’apocalypse ?
Désarroi kafkaïen, pointes de polar et de cavalcades burlesques, crise spirituelle et mysticisme échevelé, dimension angélique des voyageurs philosophes, apologue et parabole, mélange des genres, fulgurances et ténèbres, tout se conjugue pour faire de ce roman aux étages labyrinthiques un fabuleux palais aux fenêtres donnant sur l’équilibre et la ruine. Mais aussi pour laisser en bouche une sensation mi-figue-mi-raisin de délire prophétique empreint de religiosité abracadabrantesque. Alors qu’il s’agit de la prise en écharpe de l’Histoire, l’« impossible accès à la vérité » est aux mains de l’atavisme récurrent du mal. Le puzzle n’a pas de solution ; seule la fin, dans un musée suisse, auprès d’une sculpture de Mario Merz, semble annoncer « une plaque sur laquelle serait gravée une seule phrase », celle qui reconstituerait l’histoire de Korim, et que le roman ne nous livrera pas, nous laissant devant l’introuvable conjecture de la solution de l’univers, des civilisations et du mal…
Il y a indubitablement, à partir du chapitre III, des pages splendides, parfois lyriques, des pépites conceptuelles. Un coucher de soleil crétois, « la sublime tragédie de toute transition et impermanence » ; la pelle jetant les « détritus […] par la lucarne de ventilation », métaphore de la disparition de la civilisation minoenne. Chaque époque est alors cristallisée en un espace, une image symbolique de civilisation apaisée : la construction de la cathédrale de Cologne, où l’on peut faire « un éloge du bien et de l’amour, les deux inventions majeures du monde occidental », avant un imminent conflit contre les Français. Les quatre voyageurs temporels évoquent « la différence scandaleuse entre l’amour pur par nature et l’ordre par nature impur du monde », se demandant « si cette liberté découlant de l’amour représentait le stade le plus élevé de la condition humaine », quoique « accordée qu’aux êtres éternellement solitaires »… Ils rejoignent Venise et sa « rencontre entre beauté et rationalité », avant de méditer sur les limites du monde depuis Gibraltar où « le définitif s’effacerait au profit de l’euphorie de la découverte ». Bientôt les temps se télescopent, l’effet de Mastemann se fait sentir, en particulier sur la sensualité des prostituées, le « Seigneur de la Mort » parait, comme un romanesque Roi des aulnes…
On trouve à point d’audacieux moments où Krazsnahorkai, en doutant du manuscrit et de ses personnages, critique son propre roman, fustigeant « l’usage démesuré et abusif du procédé de répétition », l’écriture « de la réalité en boucle jusqu’à la folie », pour que tout soit « gravé dans le cerveau » ; se comparant aux légionnaires bâtissant le Mur d’Hadrien et « érigeant le monumental face au morcellement », mais aussi remplaçant « la guerre par la paix ». En vain ; la dernière partie, où « la langue se rebellait », devient, « illisible et dans le même temps d’une beauté incroyable » : un « effondrement ».
Comme lorsque, en un niveau parodique de mise en abyme supplémentaire, l’interprète, par ailleurs alcoolique et violent contre sa Portoricaine, s’imaginant vidéaste, « envisage de créer une œuvre vidéo magistrale, globale et fondamentale, sur l’espace et le temps, sur le silence et la parole, et surtout naturellement sur les sentiments, les instincts, la passion, tout ce qui constituait l’essence, le socle permanent de la condition humaine ». Fantasme irréalisé, n’en doutons pas, il s’agit là du miroir, de la synecdoque du roman qui pèse sur nos mains. Passionné par l’art sacré autant que par les installations de l’art contemporain (qu’il pratique), notre insolite et rare écrivain réalise le grand écart entre errance picaresque, questionnement métaphysique et encyclopédisme hallucinatoire, « là où l’esprit de la guerre domine la vie humaine », quoique Korim et Krasznahorkai, aux initiales semblables, bénéficient d’une plage de paix...
Ainsi, depuis la déflagration du troisième chapitre, jusqu’au huitième et dernier, l’adhésion du lecteur est devenue sans faille, conquis par Korim, par l’envoi de ces « quatre hommes dans le monde réel, dans l’Histoire, c’est-à-dire dans l’état de guerre permanent [tentant] de les installer en divers endroits prometteurs de paix »…
Comment le terreau littéraire hongrois peut-il se révéler si fructueux ? Il fallait compter avec Kertesz[2], Nadas, Kosztolanyi[3], les Karinthy[4]… Laszlo Krasznahorkai semble les balayer, les supplanter, s’écroulant sous le poids du mythe qu’il tente de créer. Faut-il alors retourner autour de New-York et comparer l’incomparable ? L’Américain Mark Danielewski avait également usé du topos du manuscrit trouvé autour d’une vidéo. Mais, parmi ses pages, les feuilles bruissent d’une écriture moins grandiose pour un roman bien également profus, peut-être plus séduisant et troublant : La Maison des feuilles[5]. Cette maison était inquiétante, bourdonnante de signifiés et fascinante, quand l’immense musée aux splendeurs et ruines de l’Histoire de Guerre & guerre, cette histoire d’amour d’un anti-héros pour un livre mystérieux, est lui dévastateur et sidérant : là où souffle également le vent du chef d’œuvre…
Cathédrale de Bourges, portail sud. Photo : T. Guinhut.
Bertrand Russell : De la fumisterie intellectuelle,
ou le décapage des religions et de l’Etat.
Bertrand Russell : De la fumisterie intellectuelle,
traduit de l’anglais par Myriam Dennehy, L’Herne, 104 p, 15 €.
Sur la nef des fous de l’intellect humain se sont posés, et continuent à se poser, bien des aberrations, des affabulations, des mensonges éhontés… L’accès de colère philosophique de Bertrand Russell contre « la fumisterie intellectuelle » fit suite, en 1943, à une plainte d’une certaine Madame Kay, lorsqu’il devait donner des cours à l’université de New-York : elle lui reprochait son manque de religiosité, ses opinions lubriques sur le sexe et le mariage. Piètre immortalité pour cette brave dame qui réussit pourtant à l’écarter de son poste. La cause de la liberté académique gagna néanmoins des points avec cette affaire. D’autant que notre philosophe analytique (1872-1970) reçut le Prix Nobel en 1950. Reste que ces pages mordantes, quoique nées d’une anecdote et d’un contexte historiques, n’ont rien perdu de leur décapante actualité.
Le pamphlet, emporté d’une main leste, est réjouissant. Les « prédicateurs de grandiloquentes balivernes » religieuses, les « sornettes de l’état » et autres fumistes en prennent pour leur grade. Mais il devient terrifiant si l’on liste avec Bertrand Russell tous les procédés, qu’ils soient religieux ou politiques, utilisés par l’humanité pour assujettir et torturer ses semblables, en leur chair, leur sexualité, leur liberté de pensée.
« L’âge de la foi, célébré par nos philosophes néoscolastiques, [étant] un temps où le clergé s’en donnait à cœur joie », tous, jusqu’à Gandhi, brandirent « la tentative impie de contrecarrer la volonté de Dieu ». Contre le paratonnerre, le darwinisme. Sans compter que les catastrophes naturelles punissent le péché, en épargnant les pieux… Malgré les apports de la science, les religions et leurs textes « qui traduisent les conceptions de tribus incultes » et interdisent la consommation de certains produits, se maintiennent dans une pétrification obscurantiste hallucinante.
Hors la religion qui ici fustigée, bien d’autres domaines de l’intelligence, ou ce qui en tient lieu, y compris quotidienne, sont étrillés : « Nous aimons dire du mal de nos voisins, et, s’agissant de colporter les pires ragots, nous ne nous embarrassons guère de preuves ». Il y a quelque chose du moraliste à La Rochefoucauld chez Bertrand Russell, constatant que, de l’individu à la collectivité, le mal de la fumisterie est sans cesse répandu. Mythe et « passion collective », comme en temps de guerre, ou de désir de guerre, sont justement traités d’ « élucubrations », qu’il s’agisse du nationalisme, de l’antisémitisme, qui « flattent notre vanité et nos passions cruelles ». « Race » et « sang » sont délires xénophobes : « A l’évidence, les prétendus mérites de la pureté raciale sont fantasmatiques ». Russell conspue le nazisme, mais aussi « la Russie marxiste », et sa supériorité du prolétariat. « Les stéréotypes les plus ineptes », y compris machistes, sont balayés, jusqu’à la croyance en l’unicité de la nature humaine, « qui est largement façonnée par l’éducation ».
Bien sûr, l’Etat n’est pas exempt de ces entourloupes intellectuelles : « Il n’est de fariboles si aberrantes qu’une vigoureuse intervention étatique ne sache les imposer à la majorité. » On pourrait appliquer la formule à la fiscalité, à la solidarité, à la régulation économique… Sont alors brocardés jusqu’à Platon et Hobbes, fondateurs de mythes pré-totalitaires… « Ne serait-il pas tout aussi facile de produire une population raisonnable ? L’état s’en garde bien, car celle-ci n’aurait alors guère d’estime pour ses dirigeants politiques. » Les effets délétères de la « manipulation du peuple » n’empêchent pas de se méfier de l’anticonformisme des penseurs d’avant-garde qui « considèrent qu’il suffit de s’écarter de l’opinion conventionnelle pour avoir forcément raison ».
Les « fadaises » des philosophes, de Platon (« L’homme qui ne recherche pas la vérité se réincarnera en femme »), d’Aristote (croyant que « le sang des femelles est plus sombre que ceux des mâles ») permettent à cette collection d’erreurs et folies humaines passées, contemporaines et futures, de valoir son poids d’humour et d’ironie. Ainsi, réjouissons-nous : « Le sage […] ne se trouvera jamais à court de crétinerie intellectuelle ».
En tant que philosophe rationaliste, Bertrand Russell défend au premier chef la science, mais aussi la libéralisation des mœurs, qui sont trop souvent rejetées par le préjugé populaire : « Le moindre progrès qui survient dans la civilisation est critiqué de prime abord au motif qu’il n’est pas naturel ». Il se « méfie de toute généralisation à propos des femmes », les considérant comme toute humanité doit l’être, sans rejet ni survalorisation : « il semblerait que les hommes comme les femmes restent décidément tributaires de leurs préjugés. »
Que faire alors pour sortir de l’état de préjugé ? Observer, « de vos propres yeux », « se confronter aux opinions qui ont cours dans d’autres sociétés que la nôtre », « méfiez-vous des opinions qui flattent votre amour-propre », prenez « conscience de vos propres peurs » et des « mythes qu’elles nourrissent », car « penser sans savoir est une erreur fatale ».
Certes l'on peut facilement se gausser de la façon pour le moins rapide dont Russell s’empare de hautes figures philosophiques pour les jeter sous le lit de la satire. Faire allusion à Spinoza qui se prononça « contre le droit de vote des femmes », ou Saint Thomas d’Aquin comme à de maigres clés de voûte de la construction superstitieuse des religions est évidemment aussi rapide que réducteur. Mais ce serait oublier que Russell n’est pas inculte en la matière et qu’il sait reconnaître l’apport -entre autres penseurs- de ces derniers dans sa monumentale Histoire de la philosophie occidentale. Saint-Thomas d’Aquin, précieux théoricien du libre arbitre, est pourtant par lui, après d’objectives pages exposant sa doctrine, réfuté car « avant de commencer à philosopher, il connait déjà d’avance la vérité : elle est déclarée dans la foi catholique[1] ».
De même, l’on pourrait se moquer de ce démontage éclair des religions qui peut nous sembler un exercice démodé, tant ces dernières paraissent vouées à encombrer les magasins d’antiquités plutôt que nos sociétés républicaines et laïques. Sauf que le retour de l’obscurantisme, cette fois moins venu des terres chrétiennes que de celles d’Islam, en fait un catalogue des tyrannies intellectuelles et physiques dont il faut moins rire d’un air supérieur que savoir les débusquer sous leurs oripeaux exotiques…
Et, n’en doutons pas, si un dieu purement imaginaire avait prêté plus longue vie à Bertrand Russell, il lui aurait permis de compter parmi ses « fumisteries intellectuelles » préférées, le réchauffement climatique et sa cause anthropique, la vulgate anti OGM et anti gaz de schiste, dont les verts écologistes politiques se font les croisés pour assurer à la fois l’empêchement à la pensée scientifique et leur prise de pouvoir sur les crédules moutons citoyens. A la manière des « anesthésiants » dont « les gens pieux dénoncèrent leur invention comme un subterfuge pour se soustraire à la volonté divine », les OGM sont dénoncés comme un artifice pour se soustraire à la volonté de la nature, menacée de maux purement imaginaires, quand d’autres pollutions bien réelles sont moins attaquées.
Loin de voir dans ces quelques pages troussées avec une salutaire vigueur une oeuvrette de café du commerce, jetée sur le papier un jour d’exaspération et de rire par le philosophe analytique le plus rigoureux et austère qui soit, peut-être faut-il aller jusqu’à l’adosser à une somme plus ambitieuse en apparence : son Histoire de la philosophie occidentale qui ne se gêne guère pour déboulonner les idoles. Y-a-t-il une pensée digne de ce nom qui puisse se passer, comme Nietzsche (que Russell n’aimait pourtant guère) de « philosopher à coups de marteau[2] », pour détruire les fausses idoles ? Et pour faire de ce bref et roboratif exercice de désenfumage qu’est De la fumisterie intellectuelle, un précieux essai parmi la bibliothèque du libéralisme classique.
Hélas, « nous nous arrangeons toujours pour adopter une vérité qui conforte nos préjugés ». Espérons donc que Bertrand Russell, sans compter le modeste auteur de cet article, la main dans la main avec son lecteur, puisse n’être pas lui-même tombé trop souvent dans ce travers.
On est en droit de s’étonner qu’il s’agisse là de la première édition française de cet exercice de causticité salutaire du grand philosophe rationaliste. Aurait-il été oublié, ou jugé grotesque, excessif, dérangeant pour les grandes constructions intellectuelles qui voilent pour nous les yeux de la vérité ? Pourtant sa clairvoyance en 1943 lui fit annoncer : « il est à craindre que les nazis, voyant leur défaite approcher, accélèrent le processus d’extermination des Juifs ». De plus, comme le suggère l’intelligente préface de Jean Bricmont, qui regrette certainement les quelques coquilles de cette indispensable édition, nul doute qu’aujourd’hui Bertrand Russell démonterait sans peine les fumisteries intellectuelles de nos partis politiques, d’un extrême à l’autre, jusqu’au plus apparemment tempéré, tous empêtrés à des degrés divers dans le dogme socialo-colbertiste-keynésien, de l’Education nationale, de nos gouvernements –n’en jetez plus, la coupe est pleine-. Il est bien dommage, et nous savons que prétendre le contraire serait une fumisterie, que nous ne puissions, pour se faire, ressusciter notre cher Bertrand Russell…
Michelle Tribalat : Assimilation, la fin du modèle français,
Editions du Toucan, 352 p, 20 €.
L’identité ne se lit-elle qu’au miroir ? L’assimilation permet-elle l’identité ? Faut-il s’assimiler à l’identique ? La différence brise-t-elle l'ombre de l’identité et sa dignité ? A ses questions apparemment abstraites et de nature philosophique, il est temps d’appliquer l’épreuve de la réalité sociétale qui nous entoure. Et se demander avec l’essayiste Alain Finkielkraut et la sociologue Michèle Tribalat, si l’identité française n’est malheureuse que de la fin de son modèle d’assimilation. En d’autres termes jusqu’où l’immigration -et laquelle- menace-t-elle ce qui n’est peut-être que trop petitement l’identité de la France ? La maladresse de l’un des auteurs, la rectitude de l’autre n’ont-elles pas le mérite de démasquer une dissimulation de l’immigration…
Il faut bien admettre que le propos erratique et plaintif de Finkielkraut démarre confusément : un prologue légèrement autobiographique pour discrètement déplorer le « changement », un examen du foulard islamique, mais pudiquement, sous l’égide du « Laïques contre laïques ». Dans lequel la liberté de tous s’oppose à l’apparente liberté de quelques-uns, sans que notre essayiste, néanmoins méritoire, note avec assez de vigueur combien l’Islam est fondamentalement en guerre contre son (et nôtre) attachement aux Lumières de Kant : cette « sortie de l’homme de l’état de minorité dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son propre entendement sans la conduite d’un autre. […] Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement.[1] » Interdire foulard et voile en tout espace public est donc un préalable à la liberté d’entendement et d’expression, ce qui n’est pas en cet essai affirmé avec assez de fermeté.
Plus clairement, s’ensuit un éloge des maître, instituteur et professeur, « mandatés auprès de leurs classes par les poètes, les artistes et les philosophes » (on ajoutera les scientifiques) « qui ont fait l’humanité », qui distinguaient « l’art et le divertissement ». Qui, hélas, aujourd’hui, « sont invités à faire preuve de moins de sévérité, c’est-à-dire d’exigence intellectuelle, et de toujours plus de sollicitude » pour le jeune, qui « ne peut vouloir qu’on l’élève : il est sur son trône ». On oublie de noter alors que ce laxisme vient en partie du trop de démocratisation du collège unique et du lycée, voire de l’université, au détriment de l’apprentissage. Arguments qui rendraient le son de Finkielkraut un peu moins incantatoire. Reste qu’il y a bien une tyrannie de l’enfant gâté et du « C’est mon choix » si ce dernier ne repose pas sur le respect d’autrui et de l’universalité de l’humanité. Hélas, « ce n’est plus aux élèves désormais que l’institution scolaire prescrit d’en rabattre, c’est aux maîtres ».
Pratiquer sa foi, certes, mais sans cette bannière ostentatoire qu’est le voile, sans ce bâchage physique et psychologique humiliant pour les femmes quand les hommes ne s’y astreignent pas. Est-ce seulement le rejet franchouillard, ou cette galanterie française envers l’existence du corps féminin, ici exaltée, alors que l’Islam en ostracise l’impureté, qui expliquent l’exception hexagonale de l’interdiction ? A moins d’une prise de conscience de la dignité humaine ou de celle d’une indignité féminine revendiquée : « En excluant le voile des lieux dévolus à la transmission, la France a clairement signifié qu’elle ne pouvait s’accommoder ni de cette occultation, ni de ce réquisitoire », ce en quoi la pertinence de Finkielkraut n’est en rien en défaut.
Hélas, lorsqu’il parle de « laïcité libérale » opposée à « laïcité républicaine », ne fait-il pas un terrible contresens en assimilant le libéralisme à la licence auto-attribuée de faire n’importe quoi, sans le moindre respect de la liberté d’autrui ? L’argumentation parfois erratique permet cependant de lire le statut de la femme au sein de la « mixité française ». Les égalités gagnées par l’Histoire du féminisme et de la tolérance butent alors sur les « territoires où le port d’une jupe expose les femmes et les jeunes filles à la réprobation voire à la persécution de leur entourage ». Pourquoi cet euphémisme ? Parlons vrai : banlieues charaïsées et racailles ! Elizabeth Schemla[2] était heureusement plus explicite. Il note heureusement la « servitude volontaire » de celle qui considère que mettre une jupe, c’est être une « pute », ou son verlan… Que Finkielkraut aille au bout de sa pensée : nous sommes -sans aller, on l’espère, jusqu’au « grand remplacement[3] », selon la formule de Renaud Camus- aux prises avec des poches d’Islam barbare, ainsi conforme à sa « sourate sur les femmes », et dont le djihad emprunte la voie de la guérilla urbaine. Dire cela n’est en rien de l’ordre du racisme ou de la xénophobie, mais de l’ordre du réalisme, ce qui ne condamne bien évidemment pas tous les Musulmans, tous les Arabes qui ne sont pas peu à partager ce constat nécessaire.
En filigrane, court pourtant en cet essai finalement humaniste, réfutant le nationalisme à la Barrès, qui se fait l’interprète de la Justice, une vision de la dignité tant féminine que masculine orientée par un libéralisme (au sens classique et philosophique du terme) soucieux du développement autonome de chacun dans un espace de progrès intellectuel et moral. L’identité, même fondée sur des prémisses historiques et familiales, reste une liberté, et non une chape de plomb qui l’étouffe : la civilisation européenne et occidentale est « cosmopolitisme ». Ainsi, notre « identité commune », doit, plus que française, être celle des Lumières et des libertés.
Pourquoi ce manque de fermeté de la part du philosophe, cette impression de tourner autour du marais polémique sans y planter un pied solide ? Imaginait-il de passer en douceur, de ne pas s’attirer les foudres du politiquement correct, du rose vivre ensemble aux yeux aveugles et aux oreilles sourdes, et dont seules les langues sont promptes à cracher le venin de la « lepénisation des esprits », de la reductio ad hitlerum ? Les crachats médiatiques ont prouvé que cette illusion était vaine, quoiqu’il sache annoncer la couleur : « Tous ceux qui osent enfreindre la sacro-sainte règle méthodologique du traitement social des questions ethnno-religieuses tombent en disgrâce et voient leur nom s’inscrire, séance tenante, sur la liste noire du politiquement correct ».
Les rapprochements entre discriminations, contre le Judaïsme et contre l’Islam sont invalidés par des différences fondamentales : au premier, d’ailleurs jamais prosélyte et si peu violent, on ne chargeait son réquisitoire que de fantasmes ; au second les reproches sont la plupart aussi réalistes que fondés. Ce qui ne signifie absolument pas que l’on doive réserver un holocauste au second, mais défendre le plus pacifiquement possible notre conscience européenne, sceptique et tolérante. Hélas, « il ne reste plus une goutte d’alcool universaliste dans son cosmopolitisme actuel ». Si l’Europe doit être « tout le contraire d’une identité close repliée sur son héritage, mais aussi d’une identité conquérante imbue de ses vertus civilisatrices », elle ne doit en aucun cas se laisser clore par une verrue religieuse imbue de son fanatisme.
Hélas encore, la xénophobie, certes désastreuse, a été remplacée par « l’oikophobie, la haine de la maison natale ». Ainsi Noël deviendrait « fête de fin d’année ». Il faudrait pratiquer l’hospitalité au détriment de sa maison natale, mais au point de la voir bientôt dévastée par une tyrannie obscurantiste, où plus personne ne prend le parti des Lumières. Où des élèves issus « de la diversité » -entendez sous l’euphémisme, le seul fauteur de troubles, l’identitaire d’Islam- refusent d’étudier Rousseau, Le Tartuffe ou Madame Bovary, au motif qu’ils sont « haram », c’est-à-dire impurs, interdits, sans parler de l’Holocauste, réputée au mieux fantasmé, au pire insuffisant. La « définition universelle du mal » et du bien vole en éclat…
Ainsi les « autochtones […] quand ils voient se multiplier les conversions à l’Islam […] se sentent devenir étrangers sur leur propre sol ». Finkielkraut a enfin quitté les précautions oratoires de l’euphémisme. Il appelle à la rescousse le Lévi-Strauss de Race et culture pour défendre le droit à conserver les valeurs de sa civilisation : « toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même à leur négation[4] ».
Usant d’un réquisitoire vieillot contre Internet (« Le livre a perdu la bataille de la lecture » ou « L’identité nationale est ainsi broyée, comme tout ce qui dure, dans l’instantanéité et l’interactivité des nouveaux médias »), mais judicieux lorsqu’il fustige la vulgarité du langage ambiant, le relativisme du respect au nom du « tout se vaut » contre la hiérarchisation de l’excellence et du médiocre, la culpabilisation de la société pour les méfaits que les « jeunes » commettent, il n’imagine guère qu’un lecteur volatile et connecté peut en même temps être celui d’Harry Potter et de Proust. Cependant il montre avec brio qu’en une pédagogie qui se sépare des classiques, mais cosmopolites et de toutes les temporalités, « l’ouverture sur la vie n’est rien d’autre que la fermeture du présent sur lui-même ». On ne sait si l’essai a su conclure…
Allons, si possible, plus avant que Finkielkraut. Ne pas se crisper sur une identité réelle ou fantasmée, nostalgique ou prospectiviste, c’est faire preuve d’ouverture d’esprit : plutôt l’identité des Lumières que « l’identité nationale », expression qui ne peut être pourtant taboue. Pouvoir s’identifier à d’autres identités possibles, par miroirs, rhizomes, plutôt que par seules racines, voilà qui est mieux encore. Jusqu’à ce que l’identité et les identités multiples nous soient interdites par l’occlusion d’une autre identité, captatrice et fermée ; ce qu’est évidement en dernier recours l’identité islamiste. Se pose évidemment là la question de la tolérance à l’intolérable.
Ce n’est pas parce qu’une culture n’est pas identique à la nôtre que nous la refusons. Nous en aurons pour preuve le Japon, dont les sushis, l’art floral, la peinture zen, les mangas ont pu nous envahir pour notre plus grand enrichissement. Parce qu’il ne s’agit pas là d’une culture dont le but est d’éradiquer la nôtre, de voiler les Lumières. Si nous voulons pouvoir apprécier la miniature persane[5] et Les Mille et nuits (aux identités d’ailleurs fort cosmopolites), ce n’est pas pour les voir ostraciser par un Islam rigoriste et nostalgique d’un califat sanguinaire aux libertés excisées.
Il faut alors admettre que la culture du prétendu « modèle français », malgré la surgénérosité de ses prestations sociales, ainsi que les opportunités de ses terrains de délinquance, offre un tableau peu ragoutant aux immigrants, quand ce sont d’ailleurs des Français qui émigrent sous des cieux plus favorables. Chômage de masse, paupérisation, rabotage des libertés économiques, enfer fiscal, droit du travail complexe et décourageant, sans parler des trafics et du travail au noir (qui sont des soupapes de sécurité), clientélisme, corruption et népotisme des élus politiques surpayés et surprotégés… regardons en face la haine de soi des élites qui méprisent la France et les valeurs des Lumières, hors une rose laïcité républicaine qu’elles n’ont guère le courage de faire appliquer, l’arrosage des aides sociales et des allocations familiales à ces mêmes immigrés sans qu’ils aient, trop souvent, besoin de travailler et de s’intégrer, même si ce n’est pas une attitude partagés par tous. Sans compter un laxisme coupable envers la délinquance des banlieues chariaïsées et leur racaille, l’aide financière indue des collectivités locales aux constructions de mosquées et à leurs prétendus centre culturels… Voilà qui pousse le Musulman à trouver chez son pays d’accueil une attitude de dhimmi, vu la façon dont on lui offre son impôt, à mépriser les Français, à se jouer d’eux en profitant de leurs subsides pour les remplacer sur leur propre terrain. Nous creusons alors la fosse de leur califat à venir ; sauf si leurs prochaines générations savent se rebeller contre « l’Infâme[6] », comme le disait Voltaire, et conquérir les territoires mentaux et moraux des libertés.
Plus rigoureuse est la sociologue Michèle Tribalat. L’on sait hélas que Marine Le Pen aimerait lui offrir une « carte d’honneur » du Front National. Cela n’ôte rien à la qualité et à la rigueur de ses travaux. La vérité et la réalité n’appartiennent en propre à aucun parti. Y compris si son infra-terrain xénophobe, voire raciste, le décrédibilise en partie, et si son surétatisme socialiste national, son état-providence protectionniste font de son programme économique une esbroufe aussi délirante que dangereuse.
Michèle Tribalat avait déjà dans Les Yeux grands fermés[7], dénoncé « le conte de fées » des pro-immigrations. Nous ne chercherons pas à savoir pour qui elle glisse son bulletin de vote, ni ne tomberons dans la réductio ad hitlerum, flèches tordues que nombre de roses, verts et rouges bienpensants assènent faute d’argumenter. Une fois encore l’examen du réel doit prévaloir sur toute injure bassement politicienne. En toute logique, elle plaide pour une politique nataliste française -et, dirons-nous, d’esprit français et occidental- à rebours de la déferlante démographique arabophone et de l’aire islamique ; ce en toute cohérence d’ailleurs avec l’essayiste allemand Thilo Sarrazin[8]. Sa pertinence intellectuelle lui a également permis d’abandonner le concept de « français de souche », mais au profit de celui de « natif au carré » (deux parents nés sur le sol français). Ne vaudrait-il pas mieux affirmer : né de deux parents de culturelle occidentale et ouverte ? De plus, on a, peut-être à bon droit, dénoncé le « désordre statistique » (qu’elle impute à l’Etat) des travaux fort techniques de Michèle Tribalat. Outre qu’elle ne fait qu’avec ce dont elle dispose, et peut-être aux bénéfices de sa thèse, le modeste auteur de ces lignes ne prétend pas avoir la compétence requise pour en juger. Il n’en reste pas moins qu’une tendance de fond de la variabilité démographique et éthique de la population française est pour le moins fort perceptible. De surcroît, si l’on sait que l’hexagone pourra bientôt compter parmi sa population dix pour cent de Musulmans dont trop peu assimilent la langue de Tocqueville et s’assimilent à la civilisation issue des Lumières, bien d’autres contrées sont confrontées au même gravissime souci : Belgique, Suisse, Allemagne, Suède, Québec… Tous pays ou le retour de la culpabilité coloniale, inexistant, n’explique en rien l’invasion obscurantiste.
Ce n’est donc pas l’immigration en soi qui est coupable, mais une immigration, d’Islam -et non forcément de Musulmans-, parfois également d’Afrique centrale, mais aussi sa gestion laxiste et trop ouverte, si l’on veut demeurer encore longtemps une société ouverte. Les immigrés ne sont pas une race, ni un peuple. Ils viennent d’Europe, médecins et infirmières, ils viennent d’Extrême-Orient ou d’ailleurs, Roms pacifiques ou délinquants qu’il convient de traiter comme des citoyens comptables de leurs vertus propres et de leurs délits ; et de l’aire musulmane dont le désir de paix et d’intégration à une économie en croissance et aux Lumières est plus que respectable, mais dont seront bannies toutes les manifestations violentes d’ostracisme, de christianophobie, de gynéphobie et d’Aufklärungphobie…
En effet selon Tribalat, « l’Islam change la donne » ; de plus, la France a « la minorité musulmane la plus forte de l’Union Européenne ». Cinq à six millions, selon le ministère de l’Intérieur, dont un tiers serait incroyant ou non pratiquant. Et elle continue d’entrer, même si sa fécondité féminine tend à se rapprocher de la moyenne française. Pourtant, le chiffre serait « surestimé » (en fait 5 millions en 2014), « parce qu’il fait peur aux tenants du Front National, rassure la gauche éblouie par sa vertu d’accueil et conforte les Musulmans eux-mêmes qui peuvent prétendre à la connaissance de la réalité à laquelle sont souvent préférés les joutes idéologiques ». Par exemple, il faut noter qu’en Seine Saint-Denis, « un habitant âgé de 18-50 ans sur trois est musulman. » De plus, « le catholicisme chez les plus jeunes se perd, contrairement à l’Islam […] La manière dont les médias, et parfois même les politiques, traitent du carême et du ramadan, en accordant beaucoup plus de publicité au second, en dit long sur la tiédeur catholique ». Désécularisation chrétienne versus islamisation. Mais ce dernier phénomène s’observe bien plus dans les quartiers défavorisés. D’où la corrélation possible avec la pauvreté, quoique les pauvres de la Creuse ou de l’Ariège ne se jettent ni dans un quelconque intégrisme, ni d’ailleurs dans la délinquance. Pourtant la sécularisation touche aussi les Musulmans, surtout Algériens…
Reste-t-il possible de s’assimiler, de s’adapter à la vie française (manger du porc à la cantine par exemple) comme les Algériens dans les années cinquante ? La poursuite des flux migratoires, la concentration dans les quartiers, l’endogamie, l’éducation religieuse familiale, la fécondité plus élevée, la venue d’imams moyen-orientaux, le prosélytisme enfin, tendent à rendre cette assimilation des Musulmans difficile, voire à en faire pour eux un repoussoir. Quand « 18% des femmes âgées de 18 à 50% disent porter un voile » (et bien plus aux Pays-Bas), quand parmi eux 80% « disent respecter les interdits alimentaires », la liberté d’expression, depuis la fatwa contre l’écrivain Salman Rushdie[9], en 1989, subit de nombreuses blessures, entre meurtres, menaces et « tyrannie du silence ».
Ce qui sonne « la fin des illusions selon laquelle les Européens, et plus généralement les Occidentaux, resteraient maîtres chez eux. » Au point qu’en 2008 le conseil municipal d’Oxford interdit l’usage du mot « Noël » dans ses textes et affiches, afin de ne pas offenser les autres croyants », et que la satire religieuse devienne impossible. Au Royaume-Uni, la loi du « Racial and Religious Act » signe la fin de la liberté d’expression et contresigne partout le lit de l’autocensure. Quant au Conseil des droits de l’homme de l’ONU, il semble prêter une oreille câline « aux demandes de l’Organisation de la Coopération Islamique visant à interdire le blasphème et régionaliser les droits de l’homme ». En ce sens, abandonner ses propres valeurs et « céder à la haine de soi » signifie qu’il est aussi malvenu qu’inutile de s’assimiler. Surtout si le signal dominant consiste à dire que « tous les modes de vie et pratiques culturelles se valent », assertion spécieuse et décivilisatrice… Surtout si l’on observe à Mantes-la-Jolie, comme Hugues Lagrange, les comportements importés du Sahel, machisme, code d’honneur, irrespect, « durcissement de la culture patriarcale et fondamentalisme musulman[10] ». Pourtant, au-delà des édits d’un conseil de l’Union Européenne et de sa « propagande » multiculturaliste, pour qui « l’intégration est un processus dynamique à double sens d’acceptation mutuelle », Tribalat affirme que « la société d’accueil sert de référent culturel ». Société européenne qui programme « sa propre disparition ».
Disparition à laquelle, entre « prolophobie » et « abandon des natifs au carré », face aux quartiers réservées à la banalisation des interdits islamistes, la gauche contribue, caressant les immigrés, surtout musulmans, dans le sens du poil électoraliste, trahissant ce qu’il est fort approximatif de nommer l’identité française, mais surtout l’esprit des Lumières. De plus, au-delà d’un racisme à sens unique et surévalué, « le racisme ressenti par les natifs au carré existe bel et bien ». A force d’avoir été la victime, ou de croire l’être, cette population venue du Sud colonisé, sous développé ou en développement, devient le bourreau d’une nouvelle victime. Ne restera plus que le « sanglot de l’homme blanc occidental[11] »…
Reste que le débat alimenté par Finkielkraut et Tribalat ne doit pas se confiner à l’opposition puérile entre Français et immigrés, fussent-ils Musulmans. La dichotomie fondamentale se situe là où passe le fil d’Ariane des droits de l’homme, de l’humanisme et des Lumières. Les civilisations[12] occidentales, de l’Europe aux Etats-Unis, celles qui en sont dérivées, en passant par l’Amérique latine où certains pays africains, et jusqu’à celles extrême-orientales, peuvent recourir à un cosmopolitisme ouvert, respectueux des libertés fondamentales que sont celles de la propriété, d’expression et de critique (y compris religieuse) et, cela va sans dire, de l’égalité des droits et de la dignité entre homme et femmes. Si des Musulmans -et il en existe- respectent ces prémisses, parfait ! Mais suivre à la lettre la vérité de l’Islam sans retrancher du Coran et des hadiths la sourate sur les femmes, les allusions au djihad, et tout ce qui les constitue d’intolérance, de haine et de violence, reste irréductiblement en contradiction avec les valeurs pluralistes et tolérantes que la France, et bien au-delà, l’humanité, se doit de défendre. C’est bien à cette identité libérale que l’assimilation doit prétendre. Hélas, note Tribalat, « entrés dans l’ère de la tolérance, après avoir terrassé l’église, les Européens ne sont pas prêts à un nouvel affrontement avec la religion », sans compter que le nouvel adversaire, de par sa vérité totalitaire indéracinable, est sans nul doute plus coriace. Quant à savoir ce que nos essayistes, au-delà du constat plaintif, proposent pour y remédier, on reste sur sa faim. Ce qu’avait cependant tenté de faire, au-delà des alarmantes perspectives de L’Allemagne disparait, Thilo Sarrazin[13], en imaginant un sursaut raisonnable, humaniste et libéral…
Peut-être me suis permis de traduire avec plus de vigueur -de dénaturer ?- la pensée de Finkielkraut. Quoiqu’un peu vieillot, citant Péguy, et tournant maladroitement autour de l’objet du délit, il a le mérite insigne de tenter de soulever l’insoulevable. Mais à la lumière de Tribalat, ou plutôt à l’ombre sombre des faits, notre identité polymorphe rencontre une inassimilable barrière prédatrice. A laquelle il faut opposer une fin de non-recevoir : « Toutes les cultures, croyances et coutumes doivent prendre place en une société ouverte, toujours et quand elles n’entrent pas en collision frontale avec ces droits humains et principes de tolérance et de liberté qui constituent l’essence de la démocratie[14] », rappelle Mario Vargas Llosa. Nul doute qu’il faudrait fermer le robinet d’immigration au moyen d’une intelligente discrimination, dans le cadre du respect de libertés par les entrants, ne serait-ce que par un test civique et linguistique, comme le souhaitent les Pays-Bas. Sans compter une réflexion sur un regroupement familial et un droit du sol excessifs. Qui sait comment tout cela finira… Espérons que ce soit dans la paix des armes et des consciences.
Boccace : Contes, Londres, 1779. Photo : T. Guinhut.
Des Prestigieuses bibliothèques du monde
à L'Or des manuscrits.
Jean-François Blondel, avec la collaboration de Sophie Huvier :
Prestigieuses bibliothèques du monde, Oxus, 240 p, 39 €.
Christel Pigeon, Gérard Lhéritier,
avec la collaboration de Pascal Mateo et Jean-Noël Mouret :
L’Or des manuscrits, Cent manuscrits pour l'Histoire, Gallimard, 240 p, 29 €.
Mnémosyne était chez les Grecs la Déesse de la Mémoire. On sait qu’unie à Zeus, ou à Apollon, selon les traditions, elle donna naissance aux neuf Muses. Alors que les dieux ont à peu près disparu dans l’oubli des fictions, à moins que certains ce soient crispés dans de trop humaines tyrannies, où pourrons-nous retrouver Mnémosyne, sinon dans les bibliothèques, ces gages de la mémoire et de la connaissance ? Pour ce faire, les rencontres involontaires de l’édition nous proposent un guide des Prestigieuses bibliothèques du monde, mais aussi de L’Or des manuscrits qui ont marqué l’Histoire...
Naïvement, l’on aurait pu imaginer que ces vastes et splendides temples du livre n’auraient surtout essaimé que sur le vieux continent. Erreur, au-delà de l’Europe, certes magnifiquement pourvue, les Etats-Unis, sans même parler du Congrès de Washington avec ses 32 millions de volumes, ont la part belle, avec Seattle, Yale ou New-York. Australie, avec Victoria, Israël avec Jérusalem, mais aussi la Chine ou le Japon, foisonnent de richesses. Un vertige saisit alors le lecteur : vertige de beauté, de connaissances, des vies dont nous n’aurons pas la jouissance pour parcourir tous ces haut-lieux de l’humanité, pour ne serait-ce que feuilleter ces milliards de pages, parfois précieuses au point d’être interdites aux mains profanes…
Les bibliothèques sont follement baroques à Melk et Admont, en Autriche, construites comme en un graphisme géométrique et moderniste à Tokyo, Pékin, Toronto ou Salt Lake City, majestueuses et feutrées comme la Bibliothèque Nationale de France ou celle du Sénat, cette dernière ornée d’une coupole peinte par Delacroix. On aimerait aussitôt s’envoler vers l’Angelica de Rome, l’Hermetica d’Amsterdam. Et consulter des pièces mythiques, les codex mixtèque et Mendoza de la Bodleian Library, le Virgile réalisé vers l’an 400, à la Vaticane, le cabinet de la « Salle du trésor » de Saint-Gall… Ou encore parcourir les incunables (imprimés avant 1500), les mappemondes anciennes, auxquels est consacré un chapitre entier.
Il serait trop aisé de compter les bibliothèques absentes de ce volume, malgré ses soixante cavernes d’Ali Baba, et sa dimension synthétique bienvenue. Nous les tairons donc, quoiqu’en pensant à l’Amalia baroque de Weimar. Nous nous consolerons en remarquant en la bibliographie la trace de « La bibliothèque de Babel » de Borges et de celle du Nom de la rose d’Umberto Eco, qui, selon le romancier cachait l’essai sur le rire d’Aristote, resté introuvable.
Ce beau livre enfin se paie le luxe mélancolique d’évoquer les « Bibliothèques disparues » : Alexandrie, brûlée par accident par les Romains, et brûlée délibérément par les conquérants barbares de l’Islam, Ephèse, en Turquie, dont il ne reste qu’une façade, matières à rêver sur les sciences et les mythes que recelèrent les papyrus sacrifiés par les cruautés de l’Histoire. Ainsi, plus récemment, « une saisie de tous les livres et l’enfermement, puis souvent l’assassinat des membres de la bibliothèque » de Strahov (Tchéquie) pendant « les années communistes »… Comme ceux, évêques et papes, princes et mécènes, qui ont fondés et doté ces lieux fabuleux, sommes-nous encore assez convaincus de leur absolue nécessité pour le soin de nos libertés ?
Un seul regret pour ce format à l’italienne aux accents cosmopolites et universalistes : la riche iconographie est hélas entachée par quelques illustrations à l’impression plus floue. Et peut-être, parmi les nombreuses images de bâtiments aux coupoles impressionnantes, aux architectures hyperboliques, aux étagères chargées de trésors reliés surabondants, comme Le Livre de Kells à Dublin, ne nous montre-t-on pas assez de photographies, ou parfois lilliputiennes, de ce pourquoi on va dans les bibliothèques : les livres, les manuscrits. Il faudrait alors se tourner vers la Fondation Martin Bodmer et sa bibliothèque genevoise, dont le beau livre de Charles Méla propose en ses Légende des siècles[1] et en sa parfaite iconographie les plus étonnants et marquants livres de l’humanité, en leurs manuscrits, leurs premières éditions, qu’il s’agisse d’Histoire, de littérature, roman, théâtre, poésie, de religion, ou de politique…
C’est également en parcourant de nombreuses bibliothèques du monde que L’Or des manuscrits[2] nous offre ses trésors « pour l’Histoire ». Classés par ordre chronologique, depuis les papyrus d’Egypte, jusqu’à La Belle et la bête de Cocteau, ce sont cent raretés, de mains d’anonymes ou de célébrités, qu’il s’agisse de Mozart ou de Magellan, de Rimbaud ou de Darwin. Documents toujours émouvants, à l’instar des « paperolles » de Proust ou de la « lettre du suicide » de Baudelaire. On n’est pas sûr d’ailleurs qu’en ce concert de génies qui ont marqué l’humanité, les plus contemporains et derniers de la liste, les Beatles, avec le manuscrit de la chanson « Yesterday », soient à la hauteur ; à moins qu’il s’agisse là d’une giclée de démagogie envers le populaire. D’autant que les droits de reproduction n’ont pas pu être accordés à l’éditeur, ô ironie…
Reste que le parcours, époustouflant, qui permet de côtoyer Cicéron et Lewis Carroll, Copernic et Léonard de Vinci, Michel-Ange sonnettiste ou le rouleau des Cent vingt journées de Sodome du Marquis de Sade, permet de s’interroger sur les fantaisies, les fantasmes, les spéculations et les découvertes, autant que sur la dimension politique de notre humanité. Un papyrus du Ier siècle, hébergeant la Constitution d’Athènes, attribuée à Aristote, l’Edit de Nantes « décisif pour le pluralisme religieux », l’ « Habeas corpus » anglais qui signe la fin des arrestations arbitraires par les despotes, le « Bill of Right » qui fait émerger la démocratie parlementaire, ces préludes aux Lumières…
Une « Bible secrète des papes », le diabolique Codex Gigas, un « évangéliaire en lettres d’or », un « Livre d’heures noir », la Mishné Torah du XVème, des « prophéties aztèques » et « trois codex mayas », un « Coran ancien et controversé », voilà qui fait saliver l’intellect un rien frondeur du lecteur dont la culture religieuse ne demande qu’à se multiplier. D’autant plus fasciné que des palimpsestes, des lettres et des carnets où la main de l’auteur est encore toute chaude, côtoient quelques œuvres littéraires indépassables en de rarissimes exemplaire : la Divine comédie de Dante, rédigée en gothique italienne, dotée de miniatures colorées et dansantes… Et que penser, en cette iconographie impeccable, de raretés alchimiques, comme le Picatrix, grimoire de magie talismanique », ou le Splendor solis ?
En ces deux volumes pour le moins intrigants, qui feraient rêver jusqu’au délire, ou plutôt jusqu’à la sagesse, le modeste collectionneur et bibliophile, on trouve quelques points communs, incontournables. Tels les enluminures soignées pour l’éternité ou les premiers jets éphémères des écrivains inspirés. A moins d’interroger les pages d’astronomies méconnues et menacées de Tombouctou. Ou de rester démesurément perplexe devant le « manuscrit Voynich », peut-être venu du XVème siècle, dont la langue, peut-être venue de l'hébreu médiéval, reste en grande partie impénétrable, garni de peintures botaniques abracadabrantes, de jeunes filles nues baignant dans une eau verte ; traité de pharmacologie, de cosmographie, qui sait… À l’image de notre mystère. Car, dans les bibliothèques, les livres et les manuscrits du monde, est notre humanité, notre mémoire et notre dignité. Trésors moins fragiles, peut-être, que la bibliothèque virtuelle d’internet, de ce modeste site, noir tapuscrit cependant coloré, sans la chaleur des mains qui le composent, vague nuage de pensée peut-être déjà disparue…
« Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème »… C’est ainsi qu’en 1674 Boileau, dans son Art poétique, œuvre didactique et critique en alexandrins, louait le sonnet dont il connaissait la difficulté, au point de ne guère s’y risquer, surtout après Ronsard, même s’il l’avait laissé dans l’oubli. Le maître de la Pléiade, né en 1524 et mort en 1585, s’il n’eut pas le bonheur d’égaler Homère en concevant son épopée La Franciade, qu’il laissa inachevée, ne manqua pas d’y faire allusion parmi ses plus grandes réussites lyriques : Les Amours, parmi lesquelles se détachent, après les vers consacrés à Marie et Cassandre, les Sonnets pour Hélène (1578), dont nous allons étudier le LXVIII. En quoi l’opposition entre la liberté et l’amour permet-elle en ce sonnet l’éclosion lyrique la plus achevée ? Le poète, libre, puis prisonnier, met son lyrisme amoureux au service d’Hélène afin de concevoir un sonnet pétrarquiste et caractéristique de la Pléiade.
Le poète se livre en quelque sorte à un autoportrait. D’abord attentif à sa liberté, heureux d’en être escorté, voyageant à pied, en une synecdoque où le pied n’est mentionné que pour dire l’entier de sa personne, il fait de cette allégorie, dont il loue la beauté, une compagne bienveillante. Cette éthopée, ou portrait moral, est hélas l’objet d’un regret. Le registre élégiaque associé à la liberté perdue, accentué par l’anaphore exclamative de « Ah ! », prépare la « peine », elle plus pathétique.
La « liberté », en quelque sorte féminisée, mais comme une amie fidèle, qui n’a d’abord rien d’inatteignable et qu’il tutoie, est à l’antithèse face au « joug ». Cette métaphore agricole et bovine, une animalisation, montre combien l’amour le lie, car « étant né de la sorte », une fatalité l’entraîne à aimer, génétiquement dirait-on aujourd’hui. Pourtant le joug, qui est fait de bois, se trouve positivé lorsqu’il est opposé à « du plomb et du bois », métaphores et chosifications de son incapacité créatrice lorsqu’il est libéré de l’amour. Ainsi un nœud complexe enserre le poète, attaché à la liberté, plus encore attaché à l’amour qui libère sa « Muse » créatrice. Muse qui est également celle qu’il aime et qui l’inspire, permettant alors à son identité de poète de se constituer.
Ce n’est qu’au dernier vers, à la chute, que l’on apprend l’identité de l’aimée : Hélène. Nous savons qu’il s’agit d’Hélène de Surgères, dame de la Cour, bien jeune pour celui qui frôle la cinquantaine, âge déjà vénérable au XVI°. Seuls les vers du poète, probablement en vain, sauront la séduire. Cet amour restera en effet platonique. D’où le lyrisme, l’intimité du sentiment personnel et de ses pronoms, tiraillé entre « plaisir » d’ « aimer » et de louer, et « peine », discrètement pathétique. Le lyrisme se fait chant sublime lorsqu’il fait l’éloge, par l’hyperbole, de « Cette toute divine et vertueuse Hélène ».
La prosopographie, ou portrait physique, est implicite puisque, dans l’Iliade d’Homère, elle est la belle plus femme du monde -après Aphrodite, certes-, au point qu’enlevée par Pâris, elle fut l’enjeu de la guerre de Troie. L’éthopée, elle, est explicite, au point que « toute divine et vertueuse », elle soit une pure perfection morale. Ce non seulement dans une perspective platonicienne, où le beau, le vrai et le bien confluent en une seule entité et essence, mais aussi dans le cadre de la tradition pétrarquiste. Hélène est en effet idéalisée à l’image de Laure, dans Le Chansonnier de Pétrarque. L’argumentation amoureuse épidictique caresse de termes mélioratifs cette Hélène de Surgères avantageusement comparée à celle d’Homère. Ce pourquoi la question rhétorique n’attend qu’une évidente réponse : elle est bien le « sujet plus fertil ». Sans compter l’insistante répétition du mot « sujet », qui en montre la noblesse.
Une autre argumentation, cette fois poétique et esthétique, innerve le sonnet. Au passé révolu de la liberté stérile, succède le présent de l’amour enchaîné et de l’écriture qui lui est consubstantielle. En conséquence, aimer est nécessaire à la création versifiée. C’est à la volta, cette charnière argumentative entre les deux quatrains et les deux tercets, que le poète soutien sa thèse : « Il me faut donc aimer pour avoir bon esprit ». Bon esprit, au sens de la courtoisie, du savoir aimer, mais aussi de l’intellect apte à la création esthétique et littéraire de qualité. Certes Ronsard a bien les moyens de sa prétention. Son programme esthétique, ici délibératif grâce à l’injonction à soi-même adressée, est à la fois théorisé et mis en œuvre au moyen de la preuve de sa réussite : le sonnet que nous lisons. Il est, après le verbe « concevoir » à double sens, l’un de ses « enfants par écrit ». La métaphore filée compense avantageusement l’absence de réalisation charnelle de l’amour par la naissance de poèmes ainsi personnifiés. Le « nom », synecdoque du poète, trouve ainsi sa perpétuation, voire son immortalité.
C’est parce que Ronsard, au sein de la Pléiade, a choisi le sonnet, amplifié par le choix alors moderne de l’alexandrin, au détriment du décasyllabe, que sa poésie prend toute son ampleur. Mais au moyen d’un texte que ses contraintes formelles, entre rimes masculines et féminines, entre même sons répétés à la rime quatre fois dans les quatrains, mais surtout sa concision, le passage obligé de la volta, la pointe à la chute, rendent autant séduisant que risqué. Le défi formel, intellectuel et musical (« la voix »), orné d’images évocatrices, rend chez Ronsard le sonnet irremplaçable. Depuis l’invention de ce bijou en quatorze vers par un sicilien anonyme au XIII° siècle, en passant par Pétrarque qui le popularisa en plus de trois cents variations en l’honneur de Laure, par Du Bellay et ses Regrets, par Baudelaire en ses Fleurs du mal, jusqu’à Bonnefoy aujourd’hui ou Vikram Seth, dans Golden gate[1], un avenir est toujours ouvert au sonnet, en ses métamorphoses…
Le mouvement littéraire de la Pléiade, autour de ses sept poètes, et de la Défense et illustration de la langue française de Du Bellay, n’est pas pour rien dans cette évolution. La langue de Ronsard en ce 68ème sonnet pour Hélène est encore la langue française, élégante et raffinée, d’aujourd’hui. Sa dimension humaniste est marquée une utilisation efficace des allusions mythologiques, depuis Hélène de Troie jusqu’à la « Muse », allégorie de l’inspiration poétique, probablement Erato, l’une des neuf sœurs nées de Zeus et de Mnémosyne, déesse de la mémoire, elle consacrée à la poésie érotique et amoureuse. Etre moderne en fondant une langue, en rejetant la poétique médiévale, ne se fait qu’en s’appuyant sur la connaissance de l’antique, ce dans le cadre culturel de la Renaissance. Cultivé et cependant touchant, ce sonnet de Ronsard est autant un régal intellectuel qu’une émotion du cœur, une réussite esthétique.
Du lyrisme élégiaque à l’éloge amoureux, de la confrontation entre la liberté perdue et la prison d’amour d’où s’envolent les poèmes, Ronsard allie éloge de son Hélène et mise en scène de la création littéraire. L’imitation des Anciens n’est plus stérile, c’est un acte « fertil », où pétrarquisme et humanisme fondent en la Pléiade toute la modernité de la Renaissance. C’est après avoir franchi les Alpes, entre Pétrarque et Ronsard, que le sonnet franchira la Manche : les 154 Sonnets de Shakespeare sauront en 1609 aimer un jeune homme blond, une dame brune, pour figurer le tableau le plus blond, et le plus noir, des passions humaines…
Musée Sainte-Croix, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
Frigyes et Ferenc Karinthy, de père en fils :
Farémido, Epépé,ou les pays du langage.
Frigyes Karinthy : Farémido, le cinquième voyage de Gulliver,
Cambourakis, 80 p, 9 €.
Ferenc Karinthy : Epépé, Zulma, 288 p, 9,95 € ;
traduits du hongrois par Judith et Pierre Karinthy.
Dans la famille Karinthy, on demande le père. Mais il faut compter également avec le fils, sans oublier les descendants qui se font traducteurs. Le vingtième siècle hongrois, malgré de sérieux concurrents (Marai, Nadas ou Kostolanyi) semble outrageusement dominé par la dynastie Karinthy dont les hasards de l’édition française réunissent aujourd’hui deux romans, que le langage, entre Epépé et Farémido, qu’il soit utopiquement ouvert ou douloureusement fermé, préoccupe, en d’étranges apologues.
Frigyes (1887-1938) fut un polygraphe hongrois à succès dont les articles, les pièces de théâtre, les pastiches et les romans firent fureur, sans compter plus de deux mille nouvelles. Dont le recueil La Ballade des hommes muets[1] offre un choix amoureux, tour à tour tendre et satirique. Peut-on à son égard parler de surréalisme ? Malgré son goût tonitruant pour la fantaisie, son humour invétéré, ses figures et images incessamment poétiques, ce serait excessif. Mieux vaut imaginer de la classer dans la grande tradition de Swift, dans laquelle les voyages de l’esprit s’unissent à la satire. Ne serait-ce qu’en lisant son Capillaria, le pays des femmes[2], merveilleux microcosme sous-marin, où « l’homme est un animal domestique méprisé », ce pourquoi le narrateur tente d’édifier une société communiste, comme prémonitoire des mondes effrayants de George Orwell[3]. Ainsi, son Farémido, inspiré de Swift, n’hésite pas à s’adonner au genre ancestral de la réécriture. L’on sait que les chefs d’œuvre de la littérature entraînent les écrivains à les parodier, les continuer, les actualiser. Comme Gautier ou Stevenson ajoutèrent des contes aux Mille et une nuits, comme le moqueur Scarron reprit l’Enéide en son Virgile travesti, Frigyes Karinthy imagine d’ajouter aux quatre voyages originels fomentés par Jonathan Swift une autre escale. Après « Lilliput », Brobdingnac », « Laputa » et les « Houyhnhnms »[4], pays tour à tour sages ou délirants, visités par le Gulliver du XVIIIème, le cinquième se nomme « Farémido ».
Entre science-fiction et conte philosophique, la satire de l’humanité, de sa bêtise et de son goût immémorial pour la guerre, va bon train, non sans retrouver quelque écho avec le Candide de Voltaire. Car le narrateur de Farémido, chirurgien sur un navire de guerre, n’hésite pas à pratiquer l’ironie : « il n’y a rien qui puisse autant faire progresser l’admirable science de la chirurgie qu’une belle guerre moderne ». Suite à un naufrage lors du premier conflit mondial, l’anglais Gulliver est jeté sur une nouvelle planète. Où l’autre humanité de Farémido a dépassé ces errements. Les « Sollasis », ces machines intelligentes minérales qui le peuplent, sont non seulement douées d’une beauté raffinée, mais d’un lange musical inouï, à l’image de la musique des sphères et de l’harmonie du cosmos, dont les quatre notes de base sont celles du titre de cette trop brève fantaisie. Peu à peu, notre nouveau Gulliver converse avec leur « tête d’or ovale », au sein de leur civilisation paisible et sophistiquée.
Les Sollasis ont alors la voix de la sagesse, se moquant de l’humain philosophe qui, comme lorsqu’un des leurs est altéré par des « substances périmées, toxiques […] voit son propre cerveau à la place de ce qu’il faudrait voir ». Il est évident que, comme chez Swift, ce voyage science-fictionnel est prétexte à une réflexion politique : le Sollasi malade, au lieu de son langage musical, prononce les mots, « matérialisme historique ». On aura compris que le marxisme n’est pas la tasse de thé du judicieux Frigyes… De même, l’espèce humaine et piètrement organique est considérée comme une maladie par ceux qui, comme le Micromégas de Voltaire, observent la terre et voient leurs habitants s’entretuer. En revanche l’ « harmonie plus pure » des Sollasis est évidemment une haute leçon morale à l’adresse du Gulliver que nous sommes tous.
Si le Gulliver de Frigyes parvient à apprendre le langage des Sollasis, celui de son fils Ferenc en reste pour ses frais. Car en Epépé, point de salut pour le personnage plongé dans le vaste abîme de l’incompréhensible, fût-il linguiste émérite. En effet, Ferenc Karinthy (1921-1992), pourtant moins célèbre que son père, a commis en 1970 un roman infailliblement marquant pour le lecteur. Essai spéculatif et didactique sur les langues ? Errance kafkaïenne d’un individu condamné au silence cotonneux de l’incommunicabilité ?
Budaï, anti-héros malgré lui, s’envole pour Helsinki. Et débarque en une ville inconnue dont le langage échappe à toute pénétration, intuitive ou intellectuelle. Linguiste réputé, érudit pratiquant une dizaine de langues, familier de Champollion, des idéogrammes et des cunéiformes, travailleur obstiné et méthodique, il ne parviendra jamais, malgré son « glossaire » aussitôt incohérent, à trouver la faille qui lui permettrait de comprendre un seul mot, de déchiffrer une seule phrase de ce « parfait charabia ». Pas plus il ne comprend le sport qui se joue dans un stade bondé. Ce monde, décrit avec un réalisme fort riche, fonctionne avec ses lois propres, et procure à Budaï de nombreuses péripéties incongrues et épuisantes : une arrestation policière, un quartier de prostitution, un procès volubile, inextricable, un temple où « l’office est bizarre et violent », une librairie hallucinante, un travail de portefaix… Pourtant il aura une brève aventure amoureuse avec une jeune femme blonde attentive, liftière de l’hôtel, dont le nom parait ressembler, malgré les variantes absconses de la prononciation, à ce qu’il entend au téléphone : « Epépé ».
Dans la ville populeuse, multiethnique, surchargée d’activités, de spectacles, mais aussi de files d’attente pléthoriques, l’échec de la raison face à l’absurde est patent. Devant « l’immense beauté de cette ville […] il peut presque dire qu’il l’aime ». Démission intellectuelle ? Plutôt une inquiétante figuration du monstre collectif qu’est l’humanité, plus encore monstrueux lorsqu’il s’incarne dans le Léviathan étatique aux lois incompréhensibles et fermées. Un alphabet de plus de deux cent signes, l’absence de son passeport irrécupérable, un aéroport inaccessible, excitent les capacités de résistance de Budaï, à jamais confiné dans une cité au sens inerte, dans sa chambre d’hôtel cellulaire dont il est bientôt évincé, faute d’argent. Le pauvre vagabond devient enfin le témoin effaré d’une révolte populaire réprimée dans le sang par l’armée, ce que l’on lira comme un écho d’un roman-reportage de Ferenc Karinthy sur la révolution hongroise de 1956 : Automne à Budapest[5]. Soudain, suivant le fil d’un ruisseau, qui sait d’une rivière vers la mer, Budaï imagine, peut-être en vain, bientôt s’en sortir, et retourner chez lui. Mais jamais sans la clé de la langue d’Epépé. Il y a quelque chose de fabuleusement borgésien en cet univers profus, que ne parvient pas à baliser l’intellect du protagoniste…
Peut-être est-il regrettable qu’en cette réédition en tous points nécessaire d’Epépé, les éditions Zulma aient permis une préface trop verbeuse d’Emmanuel Carrère. Non qu’elle soit indigne, qualifiant avec pertinence ce roman de « fiction horlogère ». Mais lors de la première édition française[6], ce fut au linguiste Claude Hagège que l’on confia le soin de préfacer cette énigme littéraire non résolue et cependant haletante, palpitante. En sa trop brève préface, « où la science cohabite avec le fantastique », il loue en Ferenc Karinthy un « romancier tout autant qu’expert en langues », non sans remarquer avec la plus grande justesse que la « stupeur permanente devant un idiome très singulier est indissociable du sentiment d’oppression devant un monde absurde dans lequel les hommes et les femmes ont un comportement mécanique ou irrationnel ». Ce qui ne manque pas d’ajouter une folle dimension politique à l’époustouflant apologue. Car sous le masque de ce monde au langage inaccessible, se cache peut-être le totalitarisme socialiste qui matraquait en 1970 l’Europe de l’est et la Hongrie, quoique cette dernière fût un peu moins lourdement opprimée. L’engagement et la dissidence de Ferenc restent alors allusifs, néanmoins efficaces, dans la grande tradition de l’anti-utopie. A moins qu’il suffise de le lire comme une expérience métaphysique : celle de la solitude humaine au milieu de la foule et d’autrui, celle du noyau d’incommunicabilité niché en et autour de chacun de nous…
Nul doute que Farémido et Epépé soient à ranger parmi les utopies et les anti-utopies les plus solaires et les plus inquiétantes. En chacun de ces deux romans, les questions de la liberté individuelle et de la dimension morale de l’humanité se font criantes, bien que sous le masque de la fantaisie. Car quelle liberté a le terrien de devenir un pur Sollaci, qui semble emprunter son nom au soleil, comme le fit l’utopiste Campanella, imaginant au XVIIème une Cité du soleil[7], d’ailleurs pas si libérale puisque l’état gère les accouplements en vue de meilleures générations ? Quelle liberté a Budaï de comprendre, de communiquer et d’exister, dans la ville monstrueuse d’Epépé où l’oppression enserre chacun dans ses tentacules urbains…
L’incroyable singularité des Karinthy peut se mesurer grâce aux thématiques surprenantes abordées, du fantastique le plus débridé au réalisme le plus immédiatement politique. Dans L’Âge d’or[8], Ferenc oppose au chaos de Budapest en 1944, où s’affrontent le siège des Soviétiques et les exactions des « Croix fléchées », ces fascistes hongrois à la recherche des derniers Juifs, un personnage hors temps : Joseph vit en effet son donjuanisme en toute insouciance, affirmant son hédonisme salvateur au nez et à la barbe des totalitarismes meurtriers. Difficile pourtant était de s’affirmer, pour Ferenc, malgré la réussite magnétique d’Epépé, devant l’immense stature paternelle. Ce Frygies était un humoriste encyclopédique touche-à-tout ; allant jusqu’à faire de son opération d’une tumeur au cerveau un roman pour le moins déjanté : Voyage autour de mon crâne[9]. Or, qui sait si lors d’une enquête vers l’au-delà nous retrouverons les esprits visionnaires des Karinthy ? Frygies avait déjà prévu la chose. En son Reportage céleste, de notre envoyé spécial au paradis[10], il réécrivit d’une plume cocasse le voyage de Dante au travers des cercles eschatologiques, mais cette fois guidé par Diderot, l’encyclopédiste bien connu. Décidément, aucun monde, réel, fantastique, merveilleux, n’échappe à ces deux génies écrivains. Mais pour mieux lire les perspectives du nôtre.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.