Abbatiale de Saint-Maixent, Deux-Sèvres.. Photo : T. Guinhut.
Deux biographes de William Blake l'infini :
G.K. Chesterton et Christine Jordis.
G. K. Chesterton : William Blake,
traduit de l’anglais par Lionel Leforestier, Le Promeneur, 176 p, 16,50 €.
Christine Jordis : William Blake ou l’infini,
Albin Michel, 288 p, 19 €.
« Tout ou rien » pourrait être la devise de William Blake. Si ses poèmes sont assez connus et publiés, ses peintures tatouées sur toutes les mémoires, sa biographie méritait un opuscule d’un genre nouveau. Une vie, un essai, deux genres intimement mêlés, qui se lisent comme un roman. Car on ne peut rester simplement narrateur pour enquêter sur cette personnalité météoritique sans considérer la pensée qui la sous-tend. De sa révolte contre le monde contemporain au peintre et coloriste soigneux en passant par le poète halluciné, les portraits de Christine Jordis et de Chesterton se chargent de noirceurs et de lumières, s’animent sous nos yeux stupéfiés, sinon totalement conquis.
Voici la collusion de deux excentriques anglais. L’un, Chesterton (1874-1936), écrivait des récits policiers dont un prêtre exact et jovial est le détective ; l’autre, Blake (1757-1827), était un peintre-poète qui rédigeait d’épiques et bibliques délires en les illustrant de personnages torrentiels : prophètes, démons, Dieu… Le talent du premier, qui se fait fin biographe de celui qui était peut-être un génie, donne un relief tout particulier à l’objet de son étude, figure solitaire du préromantisme.
C’est avec regret que Chesterton ne commence pas, à la manière de Blake, son récit (qui passe souvent la frontière de l’essai) par la création du monde. Rassurons-nous, s’il n’est pas démesurément exhaustif, il a l’art de la concision suggestive, la clarté conceptuelle et la richesse stylistique, ce qui est bien le moins pour garder les pieds sur terre et portraiturer celui qui vit « le prophète Ezechiel assis sous un arbre », dès son enfance. Heureusement « Blake était le seul qui parlât du surnaturel avec naturel ». L’on admirera le sens de la formule de Chesterton pour qualifier la poésie de celui qui était « bloc de convictions volcaniques » : « Son verbe diluvien l’assourdissait. » Parmi de longs textes, parfois « décousus », il trouve une phrase « cosmique et synthétique ».
Il se fait à la fois critique d’art et littéraire, débat de la question de la folie de ce « grand mystique », dont les plus mauvais poèmes sont ceux d’un « spirite », dresse des portraits édifiants de ses mécènes, de l’ange à l’escroc, brosse un tableau des courants intellectuels et politiques du XVIII° siècle qui est celui de « l’affranchissement de la raison vis-à-vis de l’église », dans lequel se dresse la figure spirituelle et solitaire de son héros. Qui nous semble un monstre démentiel, terriblement inactuel, et cependant fascinant, beaucoup plus par son œuvre graphique que par ses fleuves et joyaux poétiques. Même si surnagent de merveilleux vers consacrés aux anges et aux animaux, à ce tigre que Borges aimait tant : « un tigre immortel qui rugit de joie sous le regard de Dieu pour les siècles des siècles », souligne notre biographe. Plus étrange encore, le divin de Blake est, dit-il, « net et charnel », car « la divinité est plus tangible que l’humanité ». Nous sommes d’autant plus stupéfiés par de tels aphorismes que nous ne partageons pas forcément les convictions religieuses des deux auteurs… Même si Blake était un fervent admirateur de la Révolution française, l’on sent un peu trop chez lui le fanatique, ce qui n’apparaît pas chez Chesterton. Il faut bien pourtant reconnaître le pouvoir de fascination des créatures du peintre : loin de la niaiserie saint-sulpicienne, « c’est contre ce mysticisme émasculé que Blake s’est dressé tel un Titan ». Chesterton cingle d’un mot son époque, lorsque il fait l’éloge de la précision du dessin de son idole et blâme « le paysage nuageux du pur coloriste », donc de l’impressionnisme. Ainsi, il s’attache à « la conception blakienne de l’art », analysant les gravures allégoriques et les aquarelles (dont on vit une superbe exposition au Petit Palais en 2009).
La prose puissamment cultivée, succulente et précise de Chesterton fait merveille. Ce « journaliste d’idée », poète et essayiste, nouvelliste, polygraphe infatigable qui se convertit au catholicisme, n’en conserve pas moins des traits du rationalisme de son temps, tout en figurant à travers son modèle ses angoisses et convictions. Entre ses biographies de Dickens, Browning et Stevenson, celle-ci est certainement la plus époustouflante. Certes, il ne s’agit pas là d’un strict inédit, puisque Néo (les Nouvelles Editions Oswald au catalogue jadis impressionnant) publia ce texte en 1982. Reste que la maquette blanche, si chic, ornée de « L’Ange Michel ligotant Satan », et une nouvelle traduction, peut-être plus élégante, rendent cette curiosité biographique et fantastique, tout simplement météorique.
Plus sobre et néanmoins particulièrement efficace est la biographie-essai de Christine Jordis. Né en 1757 d’une famille de petits artisans londoniens, William Blake ne pactisera jamais avec le monde clérical, monarchiste, bourgeois qui le cernait. A la misère humaine qui l’entourait, il pensait substituer un monde d’anges ; le réaliste en lui n’avait guère à opposer au visionnaire. Il « haïssait la tyrannie, les institutions et les lois, les rois et leurs fidèles, les prêtres et leurs interdictions, toute forme de pouvoir, c’est-à-dire d’oppression ». Républicain dans l’âme, il avait la nostalgie d’un monde pastoral et biblique qu’oubliaient la montée du capitalisme et la peine du prolétariat. En cela il était bien un romantique.
En conséquence, allait-il fomenter une révolution ? Non, malgré le seul premier chant de son poème La Révolution française, en 1791, sinon celle du bonheur, de « l’infini »… Il conquiert, non sans peine et pauvreté, sa liberté, en imprimant lui-même ses livres, en trouvant divers mécènes et protecteurs, dont William Hailey, Thomas Butts et John Linnell. Graveur sur cuivre, sur acier, puis sur bois, à la fois du texte et des images, il invente de nouvelles techniques, de nouveaux usages de l’aquarelle, tendre, explosive. Malgré quelques fervents admirateurs, il est souvent incompris, taxé de « cerveau dérangé », quoiqu’il se compare sans vergogne à Michel-Ange. En réactionnaire magnifique, il flagelle alors la mode, le commerce, la publicité, les critiques, l’art manufacturé, la spécialisation du travail, les machines. Le dégoût des clichés et du kitsch voisine avec la haine de la modernité.
Bouleversé par la mort de son jeune frère Robert, qu’il vit « se libérer du corps inerte et monter vers le ciel, les mains battant de joie », il n’a de cesse de réaliser sur le papier et dans les yeux de ses amateurs les déclinaisons de ce moment parfait qui contamine toute la création, toutes les mythologies, y compris celle, hermétique et démesurée, qu’il fonde. Ce sale caractère voit, en toute sincérité, des anges sur les arbres, « le fantôme d’une mouche », des Christ de lumière, converse avec les saints, fait parler les prophètes, figure Job et Satan. Il rejette évidemment la raison des Lumières, préférant la perception des archétypes, œuvrant au Mariage du Ciel et de l’Enfer, « ivre de vision intellectuelle » lorsqu’il compose, grave et peint sous l’œil du cosmos.
William se fit l’éducateur de sa femme d’abord illettrée ; Catherine se fit bien plus que sa compagne, broyant ses couleurs, reliant ses livres, partageant ses visions, dessinant presque aussi bien que lui, à s’y méprendre. Au-delà de la loi morale de son temps, il réclame une dynamique de la « Vierge en prostituée », une liberté du désir et de l’amour, au-delà de la guerre des sexes et de la sexualité réprimée de son temps…
En ces œuvres torrentielles, cet éternel enfant et titan rêve, autant qu’il commente, L’Ancien et le Nouveau Testament, l’Europe, l’Amérique… L’Apocalypse et le Paradis sont ses demeures véritables. Puisant chez Platon et Plotin, chez Swedenborg, imaginant le Diable inspirer Dante, il est un « voyant » au sens rimbaldien. « Ni philosophe, ni métaphysicien », il échappe à toute catégorie. Poésies picturale et verbale sont ses seuls guides auprès de Dieu, au plus près de l’énergie et de la vie.
L’inspiration de Blake est proprement hallucinée : manuscrits enluminés aux créatures sculpturales, aux mouvements verticaux et spiralés, aux couleurs puissantes et contrastées ; poèmes épiques et prophétiques aux accents bibliques, aux métaphores brûlantes sinon grandiloquentes. Outre la Bible, il illustra Shakespeare, Milton ou Dante. N’est-ce qu’une inspiration passéiste ? Christine Jordis insiste sur la modernité, presque joycienne, d'un poème de 1784, UneIle sur la lune, dans lequel trois philosophes fantaisistes et paillards jouent avec les mots. Il trouva l’ascension où rejoindre ses rêves, en mourant en 1827.
Le talent et la culture de Christine Jordis n’étaient plus à démontrer. Savante angliciste, elle avait publié une biographie de Gandhi, des essais sur les romanciers anglais, comme ses Gens de la Tamise et d’autres rivages[1]. Mais avec ce qui outrepasse les limites de l’essai et de la biographie, non sans un réel souffle lyrique, elle offre de William Blake un « drame à épisodes ». Le portrait est saisissant, offrant de sa pensée, de son esthétique, une lecture critique pleine d’empathie, explicitant les problématiques inhérentes au personnage hors normes autant que ses choix de peintre, de poète politique et mystique.
Dans la bibliothèque du lecteur blakien, il faut, en bonne compagnie complice et sombrement illuminée, adosser ces livres coruscants de Chesterton et Jordis au précieux catalogue, richement illustré, qui accompagna l’exposition du Petit Palais[2]. C’est ainsi que, cependant protégés de la contagion du délire prophétique, nous pourrons rêver des métaphores colorées du plus étonnant des romantiques anglais. Vous avez dit « romantique » ? Il associait la nature à l’illusion, donc au diable ; il ne pouvait alors habiter le même pays que Coleridge et Wordsworth. A moins qu’il s’agisse d’un romantisme biblique, d’un romantisme noir et aquarelle.
Villa Adriana, Tivoli, Latium, Italie. Photo : T. Guinhut.
Déconstruire Derrida :
Penser à ne pas voir. Ecrits sur les arts du visible,
Jean-Clet Martin : Derrida un démantèlement de l'occident.
Jacques Derrida : Penser à ne pas voir. Ecrits sur les arts du visible, 1979-2004,
La Différence, 368 p, 25 €.
Jean-Clet Martin : Derrida, un démantèlement de l’Occident,
Max Milo, 320 p, 19,90 €.
Faisons le pari que nous savons ce qu’est la déconstruction de Derrida. Pari qu’il faudrait déconstruire bien sûr, ne serait-ce qu’en passant par Pascal. Celui qui a pensé pour tellement dire et à ne pas dire parait une fois de plus assurer sa légitimité, quoique post-mortem, grâce à diverses publications, pas si anodines. L’une concerne « les arts du visible », grâce auxquels il apprit « à ne pas voir », tentant de découvrir « en quelle langue on dessine ». L’autre concerne une monographie de Jean-Clet Martin qui se donne rien moins que l’ambition de nous offrir « une lecture intégrale » de la déconstruction et de la « différence », ces concepts qui, affirment-il, n’annoncent rien moins que le « démantèlement de l’Occident ». Au-delà du discours sinueux, brillant, souvent abscons et finalement aporétique de Derrida, ce fantôme des souterrains de la philosophie, y-a-t-il là une clarté suffisante pour permettre d’éclairer le sens de ce qui a défait le sens ?
La déconstruction serait « une émancipation à l’endroit de l’hégémonie et de l’autorité du discours philosophique » et ce qui interroge la légitimité du discours. Voilà ce qu’affirme Derrida à l’orée d’un entretien sur les « arts de l’espace », donc au fronton de ce recueil : Penser à ne pas voir. Pour tenter d’y voir plus clair, voyons comment Jean-Clet Martin va jusqu’à faire de cette déconstruction un « démantèlement » :
L’essayiste Jean-Clet Martin refait d’abord avec Derrida le voyage de Robinson Crusoé, pour en accuser cette « reconstruction manquée des notions fondatrices de l’Occident ». Quoique seul, ce dernier ne reconstitue-t-il pas sur son île les prémisses de l’Encyclopédie ? Certes son pouvoir de maître sur Vendredi qu’il a sauvé ne joue qu’à demi en sa faveur. Si Derrida fore les prémisses de l’Occident avec une philosophie de « l’écriture libérée de l’économie des princes qui y cherchent l’économie du retour », nie-t-il à dessein la valeur humaine et civilisationelle de l’encyclopédie portative qu’est Crusoé et que seront les colons de L’Ile mystérieuse de Jules Verne ? Il n’en reste pas moins qu’ici la déconstruction derridienne est à la recherche de « la couche pré-historique et pré-culturelle de l’expérience spatio-temporelle qui fournit un sol unitaire et universel à toute subjectivité, à toute culture[1] » Ainsi notre intégrité intellectuelle et morale, en cohérence avec « l’archéologie du savoir » foucaldienne, ne peut se passer de « démanteler le sens, le socle sur lequel repose notre civilisation, la grammaire de nos mythes et la constitution de nos savoirs dominés trop souvent par la violence du discours », sinon, ajouterons-nous, par la violence trop humaine et trop politique.
En suivant les tours et détours de la pensée errante de Derrida, entre différence et différance, il s’agit de côtoyer maintes interrogations. C’est après le concept nietzschéen, et d’après une « carte postale », qu’il joue à « renverser le platonisme », où Platon ferait écrire Socrate, tandis qu’il interroge : « Y-a-t-il des vérités nues ? » Mais faut-il suivre Derrida lorsqu’il joue sur les sens des mots, comme « voile » et voile, et qui, semble-t-il n’a crainte que son lecteur se voile la face devant tant de disséminations ? A moins de penser que ce sont « les tissus, les palimpsestes qui mettent en scène ce qui tient lieu de vérité »…
Où « l’ontologie s’étend vers des frontières sans véritables bords », c’est aux « marges » de la philosophie que Derrida interroge -entre bien d’autres mythes, comme celui de la caverne- le mythe d’Ariane et ce « devenir femme dont Nietzsche semble être le témoin ». Très vite, les têtes de chapitres de Jean-Clet Martin semblent devenir folles et pétillantes, courant après les écarts de la pensée-poésie derridienne : « Condillac et les associations frivoles », « La mythologie blanche ou le transport des métaphores ». Poursuivant « l’origine tombée en désuétude des rémouleurs de la philosophie »… Derrida puise au plus étroit du « for intérieur », des « cryptes », des « momies », des Spectres de Marx [2]», qui sont aussi ceux du langage, de la « dissémination du sens ». Les rubans de signes jouxtent le « ruban d’ADN », les « écritures génétiques » flirtent avec « l’écriture générique », ainsi qu’« une espèce d’échographie de la pensée dans l’univers flottant comme des méduses numériques ». Traces, « architraces », empreintes en « mal d’archive » disent le coup de dé de l’Etre, quand « Thot, le dieu de l’écriture est celui du démantèlement dont les failles ne se comblent pas sans induire des disséminations plus sourdes et plus insaisissables. » Sur quel vent, quel vide troué repose alors notre langage, notre moi ? Reste le « toilettage cathartique des textes » effectué par Derrida, entre Platon, Kant et Hegel. Sommes-nous avec Derrida, avec Jean-Clet Martin, dans le verbeux de la langue, dans son verbe ou dans son aporie ? Cherchons-nous la « logique du sable » ? La philosophie et le sens sont-ils plus inatteignables que le sommet du Château de Kafka…
On se rend compte alors combien la curiosité de Derrida -était-il un génie ?- est infatigable, du beau à la peine de mort, de « la tulipe de Kant […] éclose pour rien » au kitsch, de la « théologie négative » au désert de sable de la « Khôra », de l’amitié à la « différence sexuelle » mise en doute, de l’animal dont « l’insomnie » vaut « mieux que le sommeil de la raison » à « sa propre déconstruction ». Sans compter la création de concepts, ce que Deleuze plaçait au seuil de la philosophie, mais des concepts « différants ». La dissémination de la liste, le vertige de la liste[3], frôleraient l’infini…
Valerio Adami : Portrait allégorique de Derrida, 2004.
L’écriture de Jean-Clet Martin, en dépit et au moyen de son lyrisme, est étonnamment claire et fluide. Qui eût cru que l’on puisse déchiffrer le « sens » derridien avec tant d’errance construite et de clarté ? Un travail considérable de lecture aboutit à un archipel synthétique. En trois parties, de « Tag », à « Tatouages », en passant par « Graffitis », c’est bien l’aventure des signes derridiens et de leurs disséminations que Jean-Clet Martin, en tentant de se faire le jumeau biaisé de son maître, déroule et disperse… Le lecteur qui voudra bien suivre Jean-Clet Martin dans sa promenade d’amitié avec Derrida découvrira moins un exposé dogmatique qu’un compagnonnage conceptuel et poétique qui louvoie entre fidélité au philosophe et « différance » ; autant un exercice de didactique que des marginalia poétiques. Si les philosophes analytiques anglais ont reproché au pape de la déconstruction un rédhibitoire manque de clarté et de rigueur, vaut-il mieux lire un commentateur, même trop enthousiaste, plutôt que le maître lui-même, auquel Jean-Claude Martin offre une belle stèle posthume faite de mots…
Peut-être faut-il, avec Sloterdijk, « considérer la déconstruction avant tout comme un procédé visant à défendre l’intelligence contre les conséquences de l’unilatéralisation[4] ». Mais aussi « comme le renversement de la forme de stabilité de la société traditionnelle, centralisé et hiérarchisée vers la forme de la stabilité de la société moderne, différenciée et multifocale[5] » ; ou encore « comme un mode d’emploi pour la passation des églises et châteaux de l’ancien régime métaphysique et immortaliste entre les mains du Tiers-Etat des mortels.[6] » Reste que Derrida, malgré ses irritants chapelets de questions sans réponse, son air de savoir dire alors qu’il ne dit pas, est justement celui qui n’a pas cessé de nous dire qu’il y a toujours chez tout acte de langage un soubassement à explorer, un réprimé, un refoulé, une construction sociale et métaphysique…
« Derrida se lance dans la tentative de présenter l’usine à rêves de la métaphysique[7] », nous dit Sloterdijk ; à moins qu’après lui elle ne fasse plus rêver. Lorsque que ses rouages sont démontés par la déconstruction, s’il n’y pas forcément destruction, il reste peut-être un vide salutaire où prendre le réel et notre condition absurde à bras le corps, pour construire enfin le monde et une pensée. Mais peut-être n’est-ce là qu’une surinterprétation de la postérité de Derrida, qui affirme néanmoins dans Penser à ne pas voir, que « la construction n’est possible que si les fondations elles-mêmes ont été déconstruites ». Ainsi, loin de se complaire dans les jeux de langage et l’évacuation stérile de la métaphysique, il se révèle capable de penser éthique et société, ne serait-ce que lorsqu’il interroge la question controversée de la peine de mort[8].
La déconstruction s’étend enfin jusqu’à douter du statut supérieur de l’homme blanc, au profit de la différance de la femme, de l’autre, de l’animal. Déconstruisant les doxas, Derrida ne se réfugie-t-il pas derrière de nouvelles doxas, celles de son temps, certaines respectables, d’autres plus douteuses, comme l’anticolonialisme, l’antilogocentrisme, sans parler de l’anticapitalisme…
A moins d'une séduisante lecture étymologique qui le verrait venir du dé-mantèlement du manteau, comme celui d'Arlequin, comme celui de Pascal aux doublures gorgées de textes, peut-on légitimement se demander si le titre choisi par Jean-Clet Martin est malheureux : « démantèlement de l’Occident » ? Outre que « déconstruction » eût pu suggérer que l’on puisse reconstruire et que démantèlement paraisse sans retour, la critique de l’Occident parait injuste. Certes il y a dispersion, variation, et « la pensée est entraînée vers un univers sans limite », mais cela doit-il être interprété comme « une dérive de l’occident, de ses valeurs, de ses croyances répétées dans des altérations toujours plus nombreuses » ? Doit-on alors préférer à cet Occident ouvert et volatile, d’autres espaces culturels, espaces théologico-philosophiques fermés, comme se veut par exemple l’être la vérité de l’Islam[9] ?
Si, comme l’affirme bellement Jean-Clet Martin, la déconstruction c’est « déjouer toutes les muséifications figées du sens que voudrait fixer l’Occident dans la détermination de ses certitudes », tous espoirs sont permis pour ce dernier puisse se défiger et s’ouvrir au-delà de lui-même. Cependant s’il s’agit de lui récuser l’accès à la vérité, le risque est de choir dans le vide, dans les tréfonds du nihilisme, dans la perte des mots et des vertus…
A ce compte-là, déconstruire Derrida serait aboutir à l’aporie du sens de la démarche qu’il appliqua sur les plaies de la métaphysique et de l’Occident. Sans nier un instant la nécessité de son travail, ne risque-t-on pas de laisser vide le champ des ruines, ainsi prêt pour le sel des barbares, le temple d’une nouvelle -ou trop ancienne- vérité religieuse ou politique, totalitaire ? A dénier tout logocentrisme, ne risque-t-on pas de chasser la possibilité de la vérité, aussi bien dans l’écriture que dans la parole ? Le mot « démantèlement » choisi par Jean-Clet Martin, est-il une hyperbole, un souhait ? Conscients que nous sommes après Derrida de la nécessité du soupçon, il y a pourtant une vérité à fonder sur l’Occident : celle des faits scientifiques, économiques et civilisationnels, bâtis sur l’humanisme et les Lumières, qui ont permis et permettront encore notre développement humain.
Nul doute que la philosophie soit une théogonie, engendrant ses dieux, parmi lesquels Foucault, Derrida, Deleuze, dont la théologie négative surpasse la réalité… Que Jean-Clet Martin envoie de derridiennes cartes postales à ces dieux absents, soit. Qu’elles soient, plus qu’il n’y parait, des pierres pour la refondation de l’Occident, faudrait-il en douter…
Parmi ces Ecrits sur les arts du visible, Derrida s’appuie sur un paradoxe fuyant : « Penser à ne pas voir ». Ou plus exactement voir au-delà du simple voir, voir avec la pensée et pas seulement les yeux. Comme lorsqu’il travaille sur les peintures et dessins de Valerio Adami qui lui renvoie, sous l’habit étrange des circonvolutions acérées du signe et du graphisme son « portrait allégorique ». Adami, était déjà au cœur de l’essai La vérité en peinture, pour lequel il tentait de « dévoiler le substrat linéaire », de lire « la deuxième navigation du dessin dans la couleur[10] ». Ce peintre et dessinateur éminemment littéraire (on pense à ses portraits de Freud ou de Walter Benjamin) permet à Derrida de s’intéresser au hors-peinture, au cadre, à la signature, au discours… Ce que l’on retrouve dans Penser à ne pas voir, qui réunit diverses interventions sur l’art produite depuis 1978, dont un hommage et entretien à et avec Adami, artiste « critique et extatique ». Ainsi, lorsqu’il « trouve dans le dessin sa meilleure forme, c’est la jouissance, c’est l’extase. L’artiste atteint alors une sorte d’acmé »… Au-delà de la peinture, ce sont la photographie, la vidéo le théâtre qui questionnent Derrida. Parmi des salves de questions biaises et sans réponses, on trouve de magnifiques fragments, tel : « je dirais que, pour moi, l’expérience de la beauté, s’il y en a une, est inséparable des relations à et du désir de l’autre, dans la mesure où elle travaille la voix, à travers quelque chose d’un différentiel tonal ». Ou la beauté, qui « possède un effet de transcendance », comme différance…
L’un des plus pertinents exposés est celui qui reprend le titre « Penser à ne pas voir », où il se demande « en quelle langue on dessine », quand le dessinateur, qui ne pense pas, est « un grand voyant », à l’écart du logocentrisme. Avec le peintre, « ils donnent à voir la visibilité ». On y trouve également, dans « A dessein, le dessein », une réflexion sur les « dessins d’aveugles ou montrant des aveugles », ou, à propos d’Atlan, « De la couleur à la lettre ». On ne sera pas surpris de suivre à la trace le concept de trace ainsi que dissémination de la rhétorique métaphorique de l’art. Plus loin, la lumière de la photographie « en vient à surprendre l’instant d’imminence », ou la perplexité se creuse devant « la spécificité d’un nouvel art », la vidéo de Gary Hill, à moins qu’il convoque l’effroi du « cinéma et ses fantômes », ceux de la Shoah… Un dernier texte de 2004, l’année de sa mort, est profondément émouvant et lyrique : « Dans ces contradictions mêmes, je trouve, depuis toujours, mon « rebond », ou mon « échappée », mon « appel » avant le saut, je le suppose du moins, et la force de continuer, de déjouer tous les miroirs qu’on me tend. De garder mon enfance et mon désir en vie. Avec le sentiment, à la fois désabusé et fou d’espérance, que je n’ai pas encore commencé… » Le lecteur, s’il ne l’avait pas compris, se surprend à goûter la qualité littéraire, absolument poétique, de la langue de Derrida.
Faut-il risquer une hypothèse ? Déconstruire Derrida, ce serait interroger ses soubassements. Venu après le « discours hégémonique » de la philosophie, les grands systèmes et leur faillites, de Platon à Hegel, voire jusqu’à l’engagement sartrien désavoué, venu après les fantasmes verbeux de retour à l’être heideggériens, qu’est-ce qu’un philosophe ? Est-ce face à cette question que Derrida a joué le déconstructeur final, jusqu’à l’aporie totale et désertique, sinon du babil philosophique, du questionnement sans cesse biaisé, à la réponse sans cesse impossible, parce la question de l’être philosophique se dérobe en-deçà de toute philosophie. Il ne reste alors qu’un déconstructeur déconstruit, pour notre plus grande perplexité, parfois notre plus grand bonheur, parfois éclaboussant la philosophie du feu d’artifice de ses concepts, parfois butant sur les déchets desséchés des concepts : là où Derrida, humblement, n’a su que penser à ne pas penser… « Nous demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger du chaos. » notaient Deleuze et Guattari. Mais avec Derrida, « ce que le philosophe rapporte du chaos, ce sont des variations infinies[11] ».
C’est avec les romans de San Antonio, ces saines et saintes parodies du genre policier, qu’il fait bon de rire de tout : des polices du KGB soviétique, des statues de Lénine, du drapeau français et franchouillard, des langues trop pendues menacées par le sabre et le turban… Certes, il n’est pas allé, comme un humoriste dont la vulgarité a bavé sa trainée putride, jusqu’à rire des camps de concentration, de ses Juifs étiques et finalement gazés. Une limite qu’il faut ou ne faut pas franchir ? Peut-on rire de tout ? Du bonheur de rire et du malheur de pleurer, d’Aristote et de Dieu, du rire cathartique et mimétique, d’Hannah Arendt à Jérusalem et des tartes à la crème chaplinesques, des pets de Bérurier et des pyjamas d’Auschwitz, des prophètes enturbannés et des militaires emmédaillés, des gonzesses féministes et des machos avinés, du rire tolérable ou punissable, de Baudelaire et des contrepets, de la censure et de la liberté d’expression…
Dieu ne rit pas. En effet, remarque Baudelaire, « le Sage par excellence, le Verbe Incarné, n’a jamais ri[1] ». Cependant celui de la Bible, dans la Genèse, est capable de demander : « Pourquoi ce rire de Sarah ? Abraham était centenaire à la naissance de son fils Isaac. Sarah dit : - Dieu m’a fait rire ! Je ferai rire qui l’apprendra.Elle dit aussi : - Qui aurait prédit à Abraham que Sarah allaiterait des fils ? J’ai pourtant donné un fils à ses vieux jours ! » (Genèse 21, 4-7). D’où la signification d’Isaac en hébreu : « Il rit ». De là à imaginer que Dieu puisse rire de lui-même et laisser les rieurs le railler, il n'y a qu'un pas. Quand le Talmud peut savoir rire, à l'occasion des raisonnements insolites, voire de la risible érudition, les Juifs sont traditionnellement des humoristes impénitents, jusqu’à l’autodérision.
En revanche Allah prend le rire en horreur. Car Mahomet, ayant souffert de railleries diverses, dénie tout sens de l’humour,condamne explicitement le rire, et, cela va sans dire, le châtie : « Vous les avez pris pour objets de vos railleries, au point qu’ils vous ont permis d’oublier mes avertissements. Ils étaient l’objet de vos rires moqueurs » (XXIII « les Croyants », 111) ; « Les criminels se moquaient des croyants. Quand ils passaient auprès d’eux, ils se faisaient avec les yeux des signes ironiques. De retour dans leurs maisons, ils les prenaient pour l’objet de leurs rires » (LXXXIII « la Fausse mesure », 29-31). Bouddha, lui, porte plus sereinement le sourire, sans compter l’humour plus franc quand le koan zen sait rire et faire rire. Les fidèles, et pire les fanatiques, de Dieu n’aiment guère, voire n’imaginent guère que Dieu puisse rire. Alors que ces religions se rient de nous en nous liant dans des commandements parfois judicieux, souvent liberticides, en particulier dans le cas de l’Islam. Le Dieu sévère des intégristes médiévaux ne supporte pas la rigolade, il lance des « anathèmes contre le rire », au point que son thuriféraire, Jorge, le bibliothécaire, dans Le Nom de la rose, d’Umberto Eco, cache, empoisonne et brûle le deuxième livre de la Poétique d’Aristote, sur la comédie et le rire, aujourd’hui perdu, s’il a jamais existé. La « force positive » et « cognitive » du rire selon ce dernier, « atteint l’effet de ridicule en montrant, chez les hommes communs, les défauts et les vices ». Pourtant, Jorge voit dans le rire « une pollution diurne qui décharge les humeurs » ; il « libère le vilain de la peur du diable ». « Quand il rit, tandis que le vin gargouille dans sa gorge, le vilain se sent le maître, car il a renversé les rapports de domination ». Paraphrasant par avance tous nos censeurs des amuseurs et populistes de bas étage, il commande : « Si le rire est le plaisir de la plèbe, que la licence de la plèbe soit tenue en bride et humiliée, et sévèrement menacée[2] ». Ainsi Jorge condamne-t-il l’existence du rire, d’essence satanique, car rire de tout serait rire de Dieu….
Cependant en voyant les trognes ricanantes et les rires grossiers de la soldatesque autour de la croix, arrosant de vinaigre l’éponge plantée sur une lance lorsque Jésus profère un « J’ai soif », les catholiques doivent se remémorer la tradition du Christ aux outrages dans l’iconographie et la mystique chrétienne. Et ne pas se scandaliser du jet d’urine sur un crucifix photographié par Andres Serrano, en invoquant le prétendu blasphème de ce « Piss Christ » (« Immersion »). Plutôt que de briser l’œuvre de 1987, il faudrait s’agenouiller et célébrer les souffrances de celui qui s’est fait homme pour sauver les hommes. Et s’esclaffer de la bêtise ignare des vandales…
En-de-ça du rire médiéval du bouffon, les Grecs ne dédaignaient ni la plaisanterie ni la raillerie. En dépit de Platon, qui, dans le Philèbe et La République, voit un plaisir malsain et concupiscent dans « ce désir de faire rire que tu réprimais par la raison, de peur de passer pour un pitre[3] », Athènes tenait à « l’idéal démocratique de la parrhèsia, cette liberté de tout dire dont chaque citoyen disposait[4] ». Aristophane en est la preuve lorsqu’éclate le rire politique, dans Lysistrata où les femmes menacent les hommes trop guerriers de faire la grève du sexe. Parmi la mythologie, Momos (Momus chez les Romains) est le dieu de la raillerie, qui ne se gêne pas pour moquer tous les dieux. En conséquence il est jeté sur la terre, mais les désordres qu’il y engendre le font rappeler auprès de Dyonisos. Mis en avant par le philosophe et satiriste Lucien, au II° siècle, Momus n’envoie pas dire à Jupiter et autres dieux qu’à cause des malheurs qui affligent l’humanité, les hommes « s’imaginent que nous n’existions pas[5]». Il fut repris par Leon Battista Alberti, à la Renaissance, dans son récit allégorique, Momus ou le Prince[6], où ce dieu du sarcasme et de la satire va jusqu’à remettre en cause l’existence des dieux. Toute une tradition gréco-romaine et humaniste est consciente de la réalité du rire, de son pouvoir transgressif.
Si selon Aristote, « l’homme est un animal politique », il est le seul animal qui sache rire, car, disait Rabelais, « le rire est le propre de l’homme ». Bergson ajoutant qu’il « n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain[7]», le rire est une liberté naturelle et politique inaliénable. Car rire, même si cela fait mal aux sérieux et tristes sires qui se drapent dans la vérité inattaquable de leur religion, de leur idéologie politique ou morale, qui se cramponnent au fauteuil de leur pouvoir tyrannique, reste une saine liberté, y compris lors de l’épisode controversé des caricatures de Mahomet par un magazine danois ou Charlie Hebdo...
Rire relâche la tension, dédramatise, annihile la violence, rassemble les individus ; Dans ce cas, il ressortit de la catharsis, cette purgation des passions, dont Aristote lance l’idée : « un récit qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à de pareilles émotions[8] ». De même dans le supposé livre sur le rire d’Aristote, réécrit par Umberto Eco : « justifiant la comédie comme miraculeuse médecine, et la satire et le mime, qui produiraient la purification des passions à travers la représentation du défaut, du vice de la faiblesse[9] ». Comme lorsque Molière fait rire du Tartuffe, pour purifier le public de l’hubris tyrannique des hypocrites religieux. A l’instar de la tragédie, dans le rire de la comédie et de l’humoriste, la catharsis permettrait de laver les passions mauvaises, dans un but hautement moral de régénération intellectuelle et éthique. Ce que développe Aristote dans sa Politique : « en émouvant ces passions, elle leur ôte ce qu’elles ont d’excessif et de vicieux, et les ramène à un état modéré et conforme à la raison […] Nous voyons ces mêmes personnes, quand elles ont eu recours aux mélodies qui transportent l'âme hors d'elle-même, remises d'aplomb comme si elles avaient pris un remède et une purgation. C'est à ce même traitement, dès lors, que doivent être nécessairement soumis à la fois ceux qui sont enclins à la pitié et ceux qui sont enclins à la terreur, et tous les autres qui, d'une façon générale, sont sous l'empire d'une émotion quelconque pour autant qu'il y a en chacun d'eux tendance à de telles émotions, et pour tous il se produit une certaine purgation et un allègement accompagné de plaisir. Or, c'est de la même façon aussi que les mélodies purgatrices procurent à l'homme une joie inoffensive.[10] » Au contraire de Platon, Aristote ne souhaitait pas, ne serait-ce que pour cette raison même, bannir les poètes des Etats bien policés.
En dépit d’Aristote et contre Racine, Corneille, en 1650, reste dubitatif quant à la catharsis : « j’ai bien peur que raisonnement d’Aristote sur ce point ne soit qu’une belle idée qui n’ait jamais son effet dans la réalité[11] ». La catharsis n’aurait qu’une dimension esthétique, ludique, qu’il s’agisse de la tragédie et de la comédie, du pleur ou du rire, comme Nietzsche qui a « éprouvé au spectacle de la tragédie musicale, à quel point en effet le comble du pathétique peut n’être qu’un jeu esthétique.[12] » Comme lorsque jouer à des jeux vidéo guerriers, ou rire des pires horreurs, loin d’en apaiser la pulsion de guerre ou d’en exiger la reproduction dans le réel, ne procurent qu’une satisfaction esthétique, de l’ordre du bien dit et du bien vu spectaculaires, ou, plus platement, musculaire et destressante.
Pourtant, les rieurs (car « c’est spécialement dans le rieur, dans le spectateur, que gît le comique[13] ») qui s’esclaffent à l’occasion d’une blague vaseuse à propos d’un Juif, qui aurait dû ne pas échapper aux chambres à gaz, ne sortent pas du théâtre pour se livrer à une nouvelle nuit de cristal et saccager les boutiques juives. Seuls quelques-uns sont et deviennent des harceleurs et des assassins de Juifs, Mohamed Merah peut-être à venir. Reste que le risque que ces rires soient le terreau d’un jihadisme, d’un terrorisme en gestation est négligeable sauf s’il s’accompagne d’un prosélytisme islamique. Que la police s’occupe de ceux qui préparent des attentats et non des rires et des rieurs. Si tout le monde n’est pas touché par la catharsis, il n’en est pas pour autant touché par le mimétique, comme lorsque des collégiens ou des soldats s’encouragent les uns les autres en riant à frapper un camarade, un ennemi, à terre… Le plus souvent, une pulsion mauvaise est déchargée de son électricité par le rire, si irrespectueux soit-il. Pour que le rire du spectacle soit suivi d’un acte délictueux ou criminel, il faudrait bien autre chose : un contexte politique, tel que l’encouragement au crime soit institutionnalisé par un groupe constitué, un parti, une mafia, une horde délinquante, un gouvernement…
« L’ironie a quelque chose de plus relevé que la bouffonnerie[14] », disait Aristote. Ainsi ne fait pas rire qui veut. Le vulgaire rie grossièrement, le raffiné rie spirituellement. Mais un poil de rire vulgaire ne nuit pas sous les bras du raffiné. Cependant même la blague, la saillie, l’éructation les plus basses ont droit à la liberté, dût-on se boucher le nom à leurs flatulences, pets et vesses de cet humour sale que n’a pas dédaigné San Antonio. Humour cependant plus capiteux aux narines que celui qui va racler les plus abjects préjugés racistes et antisémites pour faire se gondoler un public moutonnier.
Le rire, de si mauvais goût qu’il soit, qu’il insulte à des faits historiques avérés, à des principes humanistes ou aux consciences les plus sacrées, peut être un vice, mais pas un crime. Reste alors à s’interroger sur la constitutionnalité du rire, en relisant le premier alinéa du préambule de la Constitution de 1946 : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l'homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. » En ce sens ce texte n’est pas absolument clair. Faut-il considérer que le rire peut-être attentatoire à la dignité de la personne humaine, et donc pénalement répréhensible, ou qu’il est, intrinsèquement consubstantiel aux droits et aux libertés humaines ?
A cet égard le premier amendement de la Constitution américaine de 1791 est beaucoup plus clair : il interdit au Congrès d’adopter des lois limitant la liberté de religion et d’expression, la liberté de la presse ou le droit à s’assembler pacifiquement. Il ne serait pas indécent de s’en inspirer, même si l’obscénité a pu en être exceptée, ce qui joua des tours à Nabokov et sa Lolita. Certes, rire et faire rire en diffamant, en appelant à la violence et au meurtre, comme lorsque des rappeurs furent condamnées pour avoir fait l’apologie de « tueurs de flics », doit rester passible des tribunaux.
Hélas, voir rire ou voir que l’on rit de soi peut provoquer le ressentiment, aggraver les déchirures, les chiismes. Ce pourquoi Etat, ministre, censeur, voire philosophe, préfèrent souvent, et préventivement, donc abusément (car on ne peut punir le supposé trouble à l’ordre public -trop vague concept- qui n’a pas encore eu lieu) user de l’épuration douloureuse qui consiste à interdire le rieur et ainsi purifier la société : « Parmi les moyens de réaliser ces purifications, il y en a de plus doux et de plus sévères. Les plus sévères qui sont aussi les meilleurs, c’est un législateur qui serait en même temps un tyran qui pourrait les appliquer[15] ». Ainsi Platon, qui n’est pas réputé pour son libéralisme, sépare ce qui est sain et malsain, et punit ce dernier. Probablement y inclut-il le rire des poètes, un rire qui a le tort de déchirer les citoyens, d’abattre l’Etat…
« Castigat ridendo mores[16] » : la satire corrige les mœurs en riant, donc en se moquant du vice. Mais que se passe-t-il si l’on rit des vertus ? Un principe moral doit-il chapeauter et régler le rire ? Il est bien difficile de ne rire qu’au nom de la vertu et contre le vice. Si rire contre les vertueux Juifs et pour les vicieuses chambres à gaz est moralement condamnable, il ne faudra pas confondre la condamnation morale avec celle pénale, qui aurait le sordide inconvénient d’engorger les tribunaux et les prisons aux dépens des véritables actes criminels. Et qui aurait l’inconvénient de nous emporter sur la piste savonneuse de l’omniscience : la Loi saurait en tout et pour tout de quoi il faut rire ou non ! Laissez-moi rire avant que s’abatte le poing de la tyrannie…
Rire de tout, oui. Mais surtout penser tout. Et pas seulement les diversions du rire. Car il faut bien du sérieux pour penser et conduire une politique des libertés économiques et des mœurs. Sinon, dans la continuité du « panem et circenses » des Romains, nous aurions le rire du cirque, du moins celui permis, et les rationnements de l’économie…
Le rire appartient à tous, mais surtout au pauvre, au démuni, à l’opprimé, au frondeur et au libéré. Rire du puissant, du riche, de l’oppresseur, soit. Mais rire du faible, du démuni, de l’opprimé ? Rire de la main armée du pouvoir criminel ou rire de la victime ?
Rire de tout, oui pour être libre de tout. Mais il faut bien admettre qu’il est plus facile de rire d’un dieu car toujours fictif, que de la réalité des morts les plus abjectes infligées par l’homme. Que l’humour soit possible à l’égard des génocides d’Auschwitz, d’Arménie, du Soudan ou du goulag communiste, soit. Mais il faudra une finesse et un talent hors du commun pour parvenir à faire rire sur ses sujets graves, tragiques, voire sacrés qui incarnent l’innocence bafouée, et faire rire mieux qu’un vulgaire et bête amuseur. Si la Mort rit, celui qui est opprimé par elle devra faire preuve d’une vitalité fabuleuse pour rire d’elle. Quant à ses victimes, rire d’elles serait faire d’un manque de charité, d’un cynisme épuisants. Et surtout d’un mauvais goût flagrant. Mais interdire un territoire, une époque, un sujet au rire, du plus léger au plus lourd, c’est risquer de devoir les interdire tous, pour ne pas devoir blesser mille susceptibilités. Reste à se cuirasser contre le rire d’autrui, à s’en alléger, et surtout à donner sujet de rire pour le bon rire et non le méchant. « Car le risible est un défaut et une laideur sans douleur ni dommage.[17] » Et compter plus sur l’éducation à la courtoisie pour éviter de blesser par le violent rire celui qui ne le mérite pas, moins que sur le diktat de l’Etat. Car ce dernier aura tendance à se parer des vertus les plus belles pour masquer sa censure la plus laide : « Quand on croit avoir trouvé le principe unique de vertu politique, on le pousse aveuglement à l’excès ; mais l’erreur est grossière[18] ». Ne dirait-on pas qu’Aristote pensait à la vertu politique de la loi Gayssot qui interdit la négation de la shoah, et qui pourtant engendre peu à peu des monstres, ceux de l’interdiction du rire antisémite, du rire islamophobe, du rire homophobe, du rire obésophobhe, du rire socialophobe, ad infinitum…
Aristote proposait une bonne stratégie du rire : « on doit détruire le sérieux de ses adversaires par la plaisanterie et leur plaisanterie par le sérieux[19] ». Car, trop souvent certes, le rire est bête. S’il parait antisémite, homophobe, raciste, se moquant des obèses, des anorexiques, des cancéreux, des sidéens, il s’appuie moins souvent sur une idéologie constituée, avec ses codes, ses militants et ses armées, que sur la bêtise, sur le manque d’empathie et d’éducation. Trop souvent, pas un instant le rieur ne comprend qu’il blesse -à moins d’aimer blesser- qu’il rit sans s’appuyer sur la moindre nécessité ni justification rationnelles de moquer l’autre et sa différence. En revanche, savoir que les sujets qui fâchent, plutôt que de les taire, au risque de cacher leur venin qui agit pourtant sournoisement, méritent le rire, est sain, cathartique et libérateur. Il est alors méritant d’exposer à la légèreté les sujets lourds, d’ouvrir les portes de la remise en question et de la connaissance par le rire.
Reste à savoir si le rire est la cause ou la conséquence de l’antisémitisme. Si l’on rit par mimétisme, car un bon rieur en fait rire dix, ou si l’on rit parce qu’enfin l’on peut se délivrer d’une vache sacrée de la pensée et de la dignité humaine : rire des Juifs, après la shoah, serait se laver de cette chape de plomb idéologique, de cette peur de l’holocauste suspendue au-dessus de toutes les têtes, y compris non-juives, de cette peur de la culpabilité qui s’y rattache. L’antisémitisme, venu d’une tradition séculaire, de Judas en passant par la diaspora et la fondation d’Israël, de l’extrême-droite maurrassienne, célinienne et pétainiste, de la gauche anticapitaliste et antisionisme, et notamment aujourd’hui de l’apport musulman, jaloux de territoires perdus et cependant justement occupés, jaloux de succès économiques, scientifiques et libéraux insupportables, accumule un capital de haine qui peut être réinvesti dans la cruauté du rire. C’est alors que le rire est un substitut au génocide, à moins qu’il en soit la prémisse, la jubilation qui l’accompagne… A ce rire d’un goût infâme, seuls les bienfaits de la civilisation libérale peuvent répondre. Une civilisation libérale qui doit impérativement conserver et renforcer ses vertus mises à mal par le surétatisme et les tyrannies de ses majorités et minorités qui ne supportent ni le rire ni les libertés.
En ce sens, en 1899, Bergson, qui voyait dans le rire un geste social, était plus optimiste : « Il nous a paru que la société, à mesure qu’elle se perfectionnait, obtenait de ses membres une souplesse d’adaptation de plus en plus grande, qu’elle tendait à s’équilibrer de mieux en mieux au fond, qu’elle chassait de plus en plus à sa surface les perturbations inséparables d’une si grande masse, et que le rire accomplissait une fonction utile en soulignant la forme de ces ondulations[20] ». Que le sens de l’histoire l’entende aujourd’hui !
A moins qu’il faille répondre par un taoïste avisé, Tchouang-tseu, qui conseillait de « laisser le monde à lui-même et être tolérant à son égard et non le gouverner. […] L’esprit de l’homme est ainsi fait que toute pression l’opprime et que toute incitation l’exalte[21]. » A l’égard du rire, mieux vaut l’ignorer s’il rit de la vertu, mieux vaut en rire en toute sapience s’il rit du vice, de peur de l’opprimer et de l’inciter à l’explosion sociale…
On n’est pas sûr que San-Antonio, son Berurier, ses couvertures dessinées par Boucq soient du meilleur goût. Qu’importe, c’est aussi le mauvais goût qui permet de faire rire aux dépens de ceux qui ont le bon goût statufié, aux dépens de la police de la pensée, y compris littéraire. Bérurier « libère du genre policier par le rire[22] », analyse Dominique Jeannerod. « C’est leurs malédictions chez les Berurier, la dégueulasserie intégrale : scatologiques, hirsutes, dégueulatoires, mal embouchés[23] ». Malédiction qui est la bénédiction des lecteurs. La revanche du rire populaire et de ce personnage rabelaisien, gras comme un porc, doté d’une sexualité hyperbolique, survient lorsqu’il est nommé ministre de l’Intérieur[24], lorsque le rire éclate jusqu’au sommet de l’Etat. Enfin culmine la satire des vices, des maladresses, des grossièretés, des corruptions et des cul-serrés par le sérieux…
Ainsi, lorsque San-Antonio écrit en 1981, il met en scène Achille, directeur de la Police, « ce vieux réac, cet admirateur inconditionnel (croyais-je) du précédent locataire de l’Elysée », pour, devant « le portrait officiel de M. Mitterrand », l’entendre s’extasier : « Là, oui, ça vous regarde au fond de la France ! J’en ai des picotements à l’anus[25]. » Ou comment retourner sa veste en style sanantonien qui met le rire au service du scepticisme politique…
Le capital de satire et de rire chez San-Antonio atteint son summum lorsque dans Votez Bérurier, ce dernier, dans le cadre d’une enquête sur les meurtres de candidats aux législatives, se présente à la députation. Il fonde le « Parti Amélioré Français », ou « P.A.F. » (on appréciera le calembour sexuel) et propose à l’adresse des « Bellecombais et Bellecombaises », un discours argumenté en cinq points, parmi lesquels il promet à « la classe paysanne », de lui « distribuer le blé et la pomme de terre gratuitement[26] ». Cet irrésistible morceau d’anthologie et de démagogie mériterait d’être médité par tous nos politiques, élus et électeurs. Rire avec Bérurier, et avec San-Antonio son auteur, vaut parfois bien plus qu’une page de la Politique d’Aristote.
On se doute que Berurier, assis sur le fauteuil des institutions suprêmes et républicaines, pète à l’envi. Car, note Sloterdijk, « Du point de vue sémiotique, nous comptons le pet dans le groupe des signaux […] Le pet, comme signal, montre que le bas-ventre est en pleine action et cela peut avoir des conséquences fatales dans des situations où toute allusion aux sphères de ce genre est absolument indésirée. » Et de noter une anecdote venue de La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe, et rapportée par Ernst Jünger, dans laquelle un soldat romain soulève son manteau et pète au-dessus d’une fête des pains juive, ce qui « fut l’occasion d’un conflit qui coûta la vie à dix mille hommes, si bien qu’on peut parler du pet le plus funeste de l’histoire universelle[27]. » Ici, le pet, rire anal, est antisémite. Ainsi nous comptons le rire dans le groupe des signaux autant d’amitié que d’irrévérence, de déclaration de guerre, du moins par ceux qui n’ont pas voulu rire du pet, se sentant blessés. Tous les pets et tous les rires ont-ils le pouvoir de dérider, ou de provoquer les spectres les plus respectables de la police de la pensée ? San-Antonio aujourd’hui oserait-il rire des imams qui voilent autant les femmes que le rire ?
Car la police de la pensée n’est pas seulement étatique, mais aussi médiatique, religieuse, communautaire, ethnique, y compris sous couvert de non-discrimination, de respect, hélas à sens unique. Au risque de se conformer malgré soi à l’implicite interdit du rire, à l’autocensure. Oui, le rire est bien un animal politique et libéral menacé.
A moins que rire ne se fasse qu’aux dépens d’autrui, pour le dénigrer, pour le décourager, le détruire, y compris pour jeter à bas les qualités morales, les talents, par envie travestie en mépris, comme dans l’anecdote de Flavius Josèphe. Si le rire blâme, par esprit prétendument supérieur de raillerie, si le rire sait faire de la discrimination indue, que reste-t-il de la noblesse de l’admiration, de l’éloge des choses, des êtres et des causes justes et belles ?
Faut-il respecter également tous les rires ? Laisser le rire sardonique des FEMEN, d’ailleurs improprement subventionnées par la Mairie de Paris, se moquer des églises et du christianisme, et également commettre leurs intrusions blasphématoires dans une mosquée ? Il y a des lieux sacrés, réservés et privés où la courtoisie et le respect d’autrui, y compris si l’on ne partage pas ses convictions, même antilibérales, où le rire se fera au moins discret. Mais on rira dans la bibliothèque de l’auteur de ces modestes lignes, car s’il ne sait rien, sa bibliothèque sait incomplètement pour lui…
Fermer le robinet du rire, c’est risquer que le bouchon éclate sous la colère, les rancœurs et les violences. Rire du Juif, du noir, du capitaliste, du flic, de la victime et du tortionnaire, bien qu’ils ne soient pas à ranger sur les mêmes étagères de la pensée, peut être sain, malsain, au choix. Mieux vaut ne pas s’abaisser à racler le caniveau du rire, si l’on ne veut pas craindre d’en être éclaboussé… Lorsque le rire est encagé, cloîtré, muselé par le délit d’opinion, l’interdiction est contreproductive, risquant d’enfler la sourde violence du rire frustré, sans compter qu’il est déjà trop tard pour pleurer sur notre liberté d’expression mutilée par la gueule aux dents fermées sur sa proie de la censure. A propos, lirez-vous ce contrepet : « Outré, j’ai noté leurs abus[28] » ?
traduit de l’espagnol (Colombie), Métailié, 312 p, 20 €.
Il n’y a pas de tourbillons de saints, d’anges ni de Saint-Esprit lumineux en ces Prières nocturnes ; pourtant leur composition est fondamentalement baroque. Cosmopolite est ce roman, entre Colombie, Inde et Thaïlande où le nœud de l’action se déroule. Santiago Gamboa, né en 1965, dont on a ici traduit une demi-douzaine de livres, joue avec brio des récits alternés. D’une part ceux, autobiographiques, de Manuel et de sa sœur Juana, d’autre part celui du Consul colombien à New Delhi qui se voit chargé d’une triste affaire : veiller au destin du premier héros qui, soupçonné à Bangkok d’un lourd trafic de drogue, risque la peine de mort, au mieux trente ans de prison. Mais au-delà de l’intrigue policière exotique, satire politique et poétique romanesque jouent un feu d’artifice troublant…
Rien de religieux en ces Prières nocturnes. Tout y est profane ; y compris les « prières » adressées à une vie espérée meilleure par les protagonistes. Brossé avec allant, vigueur et réalisme sans apprêt, le portrait du jeune Manuel est éblouissant : de la tyrannie familiale aux esprits étriqués (« droite minable, mesquine et patriotarde ») de son enfance à la philosophie de Deleuze dont il devient un spécialiste, il se déploie entre les plaisirs précieux de la lecture, du cinéma d’auteur, la peinture de graffs sur des murs de béton, qui est son « art d’évasion » ; et l’amour protecteur de sa sœur Juana au point de travailler pour lui, par tous les moyens, à préparer son avenir, son évasion hors d’un pays dangereux et étriqué. C’est ainsi qu’en sa prison il confie son histoire au Consul écrivain et « chasseur d’histoires », lui promettant, non « un roman noir », mais « plutôt un roman d’amour ». Où la disparition de Juana est l’élément déclencheur. Disparition volontaire, dans le cadre d’une lucrative agence d’escort-girls, vers le Japon. C’est alors que Manuel se lance dans la piteuse aventure pour tenter de la retrouver, et convoyer une valise qui sera sa perte. Jusqu’à ce que le Consul et narrataire se lance à son tour dans la quête…
On trouve en ce roman existentiel et psychologique, quoiqu’à demi policier, des facettes parfois déjantées. Au choix, une autre narratrice, transsexuelle spirituelle, et bien des personnages hauts en couleur dont l’un se prend pour « un Rastignac créole ». Mais aussi, parmi cette composition transgenres littéraires, un colloque à Tokyo sur la littérature colombienne, un chapitre en forme d’éloge du gin et des alcools, parmi lesquels « le martini était la seule invention nord-américaine aussi parfaite que la forme du sonnet ». Plusieurs pays sont également portraiturés avec les dents de l’impitoyable satire : la Colombie déchirée entre dictatures nationalistes, crimes d’état, mafia friquée et sans la moindre dimension intellectuelle, préjugés réactionnaires, corruptions et guérilleros des FARC ; la Thaïlande, croupie de chaleur, de pollution et de prostitution. Plus indulgente est la radiographie du Japon, malgré le luxe sévère de son milieu prostitutionnel. Les tableaux de mœurs font mouche, même si le lecteur peut se sentir étourdi de la fureur et de la vanité de ces mondes où drogue et sexe tiennent lieu de vraie vie.
Santiago Gamboa mène son intrigue bien rocambolesque avec feu, maîtrisant les points de vue complémentaires des personnages qui livrent leurs versants de l’histoire. Parfois avec humour pour des sujets graves, comme lorsque Juana fait sa confession, s’adressant à sa « chère Inter-Nette ». Entre fuite à Téhéran auprès d’un mari jaloux, puis évasion par les soins du Consul, Juana, dont la beauté est une arme fatale, nous révèle les rouages de la prostitution internationale. Malgré sa détermination d’amasser une fortune pour pourvoir à l’éducation et au destin de son frère tant aimé, elle dit son « mal aux articulations et aux lobes de l’amour ». Avant de livrer au lecteur son corps aux tatouages venus de vagues et de naufrages célèbres, dont « La grande vague » d’Hokusai, corps devenu une œuvre d’art splendide et cruelle, figurant une mise en abîme du roman.
Le réalisme est vigoureux, oscillant entre vie contemporaine, tour à tour sordide et clinquante, et intrusion des allusions passionnées à la littérature, comme si l’on était autant en pays de roman que de métalittérature. L’écriture est évocatrice, rapide et sensuelle, aussi riche qu’efficace ; on y trouve des « glaçons comme rapportés de la caverne de Platon », des touches de roman-feuilleton et de haïku. De par et malgré les mondes traversés, paisibles, chaotiques, terribles, une certaine mélancolie, une inquiétude métaphysique sourdent inévitablement. De plus -et ce n’est pas une moindre qualité- les lieux communs familiaux et politiques sont pourfendus par les maximes du mentor de Juana, le vieux Monsieur Echenoz…: « Le pire pour une jeune fille c’est de se marier avec un jeune homme, c’est l’union de deux stupidités », ou « Sais-tu quel est le nom contemporain de la démocratie ? La perversité. Si un chimpanzé avec un tambour devenait populaire et amusant, il pourrait être élu président », ou encore : « Je déteste les écrivains qui défendent de nobles causes ». En ce sens, Prières nocturnes, ode à l’amour contrarié entre frère et sœur -mais sans rien d’incestueux- initiation à la richesse financière et intellectuelle, à l’effroi et à la sagesse vaut bien un vade-mecum, hélas bien douloureux.
Homme-orchestre dans le parc d’attraction de la littérature baroque latino-américaine, Santiago Gamboa n’écrit pas sans grave sérieux, entre roman d’initiation psychologique et politique, ni sans ironie envers les clichés de l’aventure et du policier. Si, comme pour un de ces personnages, « être écrivain était le maximum de ce que pouvait espérer un être humain », nul doute que Gamboa, et le Consul son double, atteignent ce maximum : celui d’un édifiant divertissement haut en couleurs, aux qualités sociologiques, poétiques et tragiques…
Dominique Fortier : LesVilles de papier. Une vie d’Emily Dickinson,
Grasset, 2020, 208 p, 18, 50 €.
Raconter la vie d’une poète enfermée derrière la fenêtre de sa chambre parait une gageure. Il fallait à l’Américain Jerome Charyn un certain toupet pour, oser dire en quelque sorte : « Mademoiselle Dickinson, c’est moi », parmi les pages de sa Vie secrète. Voire une rare insolence pour faire de cette vierge sage une vierge folle… De plus, malgré l’abondance de la correspondance, sans compter les 1789 poèmes[1], la ténuité des éléments biographique risquerait d’inhiber le biographe s’il n’était doué d’autant de fantaisie. Mais paradoxalement voilà qui ne fait que stimuler l’identification et l’imagination des écrivains qui usent du mode romanesque, comme Dominique Fortier en ses Villes de papier, pour frôler leur égérie.
D’où, au-delà de la réelle poétesse qui vécut entre 130 et 1886, la nécessité de recourir à la sensibilité du lecteur de l’œuvre, mais aussi à l’imaginaire. Jerome Charyn l’avoue en son préambule, il crée de toutes pièces des personnages fictifs : la directrice du Séminaire pour jeune filles, Tom le factotum au bras tatoué. Ainsi, outre « la tribu» familiale d’Amherst, le rédacteur en chef Bowles et le Juge, des protagonistes et événements supplémentaires et fantasmatiques permettent de figurer la personnalité puissante et cependant fuyante de la plus fabuleuse des poètes américains, « chasseresse dans un champ tumultueux de paroles ». Celui qui n’avait « pas envie d’écrire un roman sur une recluse et une sainte », la découvre alors « d’une terrifiante diversité ». En cette narration chronologique, à une jeune fille rousse, étrange et douée succède une femme à demi-aveugle, qui restera célibataire, très probablement chaste, et pourtant amoureuse en secret d’une demi-douzaine d’hommes mariés, qu’elle appelait « Maître », dont ce Juge qui imagina l’épouser… Tout en remplissant ses carnets de brefs poèmes aux vers libres, dont bien peu auront mieux que les honneurs de la publication posthume.
Le biographe intérieur met en scène les frasques de son héroïne du dix-neuvième siècle. Une sortie dans une « rhumerie » pour y rencontrer un Tuteur, ivrogne et tricheur, et fomenter une fuite avec lui. Ses deuils et délires, ses amours fictionnels pour des prédicateurs et des « vauriens ». Ses conflits et réconciliations avec frère et sœurs, avec le père par-dessus tout, avec la pauvre servante Zilpah, ancienne séminariste rejetée, qui conquiert son affection, double malheureuse et bientôt folle de notre recluse. Et « l’Assassin blond », Tom, pickpocket d’abord illettré, qui tournoie autour d’elle comme un fantôme, « troubadour troublé » par la « Sirène aux taches de rousseur ». C’est rarement fastidieux, souvent inspiré, palpitant, toujours fantasque, lyrique, voire érotique ; et terriblement lumineux et pathétique pour qui se fait appeler « Daisy le kangourou ».
L'on connait l’écriture poétique d’Emily Dickinson, fulgurante, elliptique, associant brusquement des éléments concrets de la maison et du jardin avec des hypothèses métaphysiques renversantes. Pourtant, le romancier ne parait citer aucun poème. Il a eu le front de les subtilement intégrer en son récit, d’utiliser « ses modulations et ses tropes ». Et de faire entendre une voix, comme une Eurydice ramenée par Orphée, sensuelle, farouchement libre, non sans humour, d’une ironie dévastatrice envers bigoterie et préjugés : car « Satan chante » en « Poète ». Cette voix de « magicienne des Pétales et des Paragraphes » anime la présence miraculeusement retrouvée de l’héroïne narratrice. Ainsi celle qui se confie en disant « je » dresse le portrait de ses aspirations et folies, de ses deuils et désespoirs ; en ce qui devient un nouveau genre, consistant à littérairement s’emparer du point de vue, du corps et de l’esprit d’un écrivain disparu, dont « il était rare que le crayon bondît ».
La carrière du prolifique Jerome Charyn semble ici aborder un tournant. Après une cinquantaine de titres, policiers, livres pour enfants, ou portrait magique de New York[2], il déploie non sans brio une vie intérieure dramatique. Mais à vouloir déployer un art presque cinématographique, entre péripéties nombreuses, enlèvements amoureux, incendies de granges et guerre de Sécession, oublierait-on presque la création poétique, ce « bruit qui sans cesse retentit dans mon cerveau » ? Reste à savoir si Emily Dickinson eût consenti à une telle exhibition, à ce beau mensonge probablement trop romanesque : peut-être avec une gourmandise indignée…
Peut-être notre poétesse - à qui nous avons offert une déclaration d’amour[3] - aurait-elle plus apprécié l’évocation que dresse la romancière québécoise Dominique Fortier en ses Villes de papier. Une vie d’Emily Dickinson. Car pour la narratrice, qui intervient parfois en quelques confidences peronnelles, Emily est une « ville de bois blanc » ; celle du papier de ses poèmes, car le plus souvent recluse, n’offrant qu’une seule photographie comme portrait, elle n’est saisissable qu’à travers ses poèmes, et encore avec précaution.
Dominique Fortier, soigneusement documentée, se livre à une évocation de ce qui devient un personnage mi-réel, mi-fictionnel, en une sorte de paraphrase libre. « Père », « Mère », « Sophie », la « couturière », le jardin, la bibliothèque, entre Shakespeare et la Bible, sont autant de personnages ; la neige, les oiseaux, autant d’événements. « Quatre cent vingt-quatre spécimens de plantes et de fleurs » dans son herbier sont presque autant de poèmes, qui, eux, sont 1789. Mais, pour celle qui n’a pas conçu d’enfants, « ses poèmes ne sont pas des enfants de papier. Ce sont, tout au plus, des flocons de neige ».
Quelques rares, trop rares, citations de poèmes innervent ça et là le récit, fait de paragraphes successivement séparés, comme des prises de notes, ou des poèmes en prose dépliant les instantanés chronologiques. La langue est assez simple, la syntaxe parfois répétitive, alignant les phrases au présent, come des constats. S’agit-il d’émotion ou de maladroite froideur ?
Que de beauté fragile, en ses poèmes, face à une immense métaphysique ! Ainsi en 1868 :
« Il ne faut pas juger », entend-on trop souvent… Alors à quoi servent connaissance, entendement, raison ? On supposera que sur le terrain de la justice intellectuelle, un érudit des cultures, un ethnologue de renommée mondiale tel que Claude Lévi-Strauss soit à même de porter de judicieux jugements. Pourtant, il y a peu de doutes que bien des pudeurs et bienpensances pousseraient aujourd’hui des cris d’orfraies, le vouant aux gémonies, en relisant les pages qu’à l’Islam il consacra parmi ses Tristes tropiques. Sur quoi s’appuie donc le blâme de cette religion dans une œuvre consacrée au point d’être entrée dans La Pléiade ?
Comme l’historien, l’ethnologue devrait pouvoir faire l’examen des peuples qu’il visite sans porter de jugement, ou, plus exactement, en ne manifestant ni sympathie ni antipathie. Cependant lorsqu’en ses Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss observe au Brésil les Indiens Nambikwara, il ne manque pas de noter qu’ils « sont hargneux et impolis jusqu’à la grossièreté. » Ne s’agit-il que d’un jugement européanocentré, en lequel la politesse viendrait de la « polis » grecque et de la courtoisie de Batalsar Gracian[1] ? Peu après, il conclue le chapitre XXVII ainsi : « On devine chez tous une immense gentillesse, une profonde insouciance, une naïve et charmante satisfaction animale, et, rassemblant ces sentiments divers, quelque chose comme l’expression la plus émouvante et la plus véridique de la tendresse humaine[2] ». Nul doute que cette tendresse humaine relève de l’universalité, nonobstant le fait que « la société occidentale était la seule à produire des ethnographes ; que c’était là sa grandeur[3] ». Observation objective, dégoût, et amitié se partagent donc les « carnets de notes » du voyageur (car l’on sait combien cet ouvrage scientifique est également récit de voyage et autobiographie). L’ethnologue, dont « La pensée sauvage » parcourut toutes les Amériques avec une patience infinie envers les populations indigènes, se trouve bien moins patient lorsqu’à l’occasion de son retour, au cours d’un séjour en Inde, et avec une rare conviction, il blâme l’Islam :
« L’Islam me déconcertait par une attitude envers l’histoire contradictoire à la nôtre et contradictoire en elle-même : le souci de fonder une tradition s’accompagnait d’un appétit destructeur de toutes les traditions antérieures. […] Sur le plan moral, on se heurte à la même équivoque d’une tolérance affichée en dépit d’un prosélytisme dont le caractère compulsif est évident. En fait, le contact des non-Musulmans les angoisse. […] les Musulmans tirent vanité de ce qu’ils professent la valeur universelle de grands principes : liberté, égalité, tolérance; et ils révoquent le crédit à quoi ils prétendent en affirmant du même jet qu’ils sont les seuls à les pratiquer. […] Vous inquiétez-vous de la vertu de vos épouses ou de vos filles pendant que vous êtes en campagne ? Rien de plus simple, voilez-les et cloîtrez-les. C’est ainsi qu’on en arrive au burkah moderne, semblable à un appareil orthopédique. […] Grande religion qui se fonde moins sur l’évidence d’une révélation que sur l’impuissance à nouer des liens au-dehors. En face de la bienveillance universelle du bouddhisme, du désir chrétien du dialogue, l’intolérance musulmane adopte une forme inconsciente chez ceux qui s’en rendent coupables ; car s’ils ne cherchent pas toujours, de façon brutale, à amener autrui à partager leur vérité, ils sont pourtant (et c’est plus grave) incapables de supporter l’existence d’autrui comme autrui. […] Ne consacrerions nous pas notre perte si, renforçant notre erreur de celle qui lui est symétrique, nous nous résignions à étriquer le patrimoine de l’Ancien Monde à ces dix ou quinze siècles d’appauvrissement spirituel ».
Dans le cadre d’une comparaison entre Bouddhisme, Christianisme et Islam, ne prétend-il pas que ce dernier est « la pensée religieuse […] la plus dangereuse des trois » ? Le point culminant pour nos oreilles est peut-être ici : « il m’a fallu rencontrer l’Islam pour mesurer le péril qui menace aujourd’hui la pensée française. Je pardonne mal au premier de me présenter notre image, de m’obliger à constater combien la France est en train de devenir musulmane.[4] » On admirera la préscience du maître. Non seulement, il publie Tristes tropiques en 1955, mais il n’a pas cru devoir en retrancher une ligne lors de sa réédition définitive, en 2008, dans la collection de La Pléiade.
Pourtant Claude Lévi-Strauss avait pris soin dans ses pages d’énoncer qu’ « aucune société n’est foncièrement bonne ; mais aucune n’est absolument mauvaise.[5] » Et de s’appuyer sur « la fraternité humaine[6] ». C’est dire combien l’Islam le révulse. Au point qu’il persiste et signe en 2003 dans un entretien accordé au Magazine littéraire : « J’ai commencé à réfléchir à un moment où notre culture agressait d’autres cultures dont je me suis alors fait le défenseur et le témoin. Maintenant, j’ai l’impression que le mouvement s’est inversé et que notre culture est sur la défensive vis-à-vis des menaces extérieures, parmi lesquelles figure probablement l’explosion islamique. Du coup je me sens fermement et ethnologiquement défenseur de ma culture[7] ».
Y-a-t-il contradiction dans la pensée de Claude Lévi-Strauss ? L’on sait en effet combien il s’insurge contre le racisme dans le fameux opuscule Race et histoire[8], publié en 1951. Dans lequel il réfute la thèse racialiste sur « l’inégalité des races humaines » de Gobineau, affirme la pluralité et l’interaction des cultures, tout en accordant à l’Occident la qualité de « culture cumulative », de par ses progrès, non pas dus au prétendu génie de la race mais à des conditions locales objectives, sans vouloir juger de la supériorité des cultures. Mais à cet irénisme, en 1971, il apporta, au moyen de Race et culture, une réfutation nécessaire :
« Sans doute nous berçons-nous du rêve que l’égalité et la fraternité règneront un jour entre les hommes, sans que soit compromise leur diversité. Mais si l’humanité ne se résigne pas à devenir la consommatrice des seules valeurs qu’elle a su créer dans le passé, capable seulement de donner le jour à des ouvrages bâtards, à des inventions grossières et puériles, elle devra réapprendre que toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même leur négation. Car on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui, et se maintenir différent. Pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création.[9] »
En d’autres termes, notre ethnologue affirme le droit à l’identité culturelle, avant qu’elle ne devienne une Identité malheureuse, malgré les limites conceptuelles du terme identitaire, et pour reprendre le titre de Finkielkraut[10]… De plus, l’indignation contre tout racisme, cohérente avec le sens de la dignité humaine, rencontre alors ce même sens de la dignité humaine bafoué par l’Islam lorsque ce dernier bâche le corps et la liberté féminine, lorsqu’interdisant l’apostasie et le blasphème il est fondamentalement attentatoire envers la liberté politique et de conscience qui fonde l’Occident et ses Lumières.
Certes, redisons-le, si besoin est, ce réquisitoire adressé à quatorze siècles d’islam, qui voudraient se cloner pour castrer notre à peu de choses près bel aujourd’hui issu du progrès des sciences et des Lumières, ne comprend pas en son sein tous les Musulmans. Car, outre la diversité géographique et culturelle de l’aire islamique, sans compter ses créations littéraires, poétiques, plastiques, architecturales et philosophiques, les individus qui composent aussi bien le cœur que la diaspora musulmans peuvent savoir vivre leur religion non seulement d’une façon discrète, mais laïque, respectueuse des usages et des mœurs des civilisations occidentales et orientales. Ce dans le cadre d’une sécularisation de l’Islam et d’une fragmentation, d’un délitement de sa vérité[11], voire d’un Islam des Lumières cohérent avec les libertés individuelles… Certainement Claude Lévi-Strauss, dont l’islamophobie[12] est somme toute raisonnée, n’aurait pas dérogé à cette argumentation nuancée, ce pourquoi nous ne lui intenterons pas de mauvais procès, pas la moindre reductio ad hitlerum.
Il y a bien liberté et nécessité à juger, à intellectuellement discriminer. Au-delà de l’honnêteté qui consiste à réserver son jugement si l’on sait ne pas disposer de suffisamment d’éléments, au-delà de l’argument d’autorité qui consiste à se placer sous le patronage de Claude Lévi-Strauss, toute démarche d’humanité doit exercer sa capacité à juger dans le respect des valeurs de tolérance mutuelle et de liberté. C’est d’ailleurs en 1976 que l’auteur du Cru et le cuit[13] publia ses « Réflexions sur la liberté[14] ». Dans lesquelles il pointe la « date relativement récente » de ce concept, « qu’une fraction de l’humanité adhère » à ce « caractère distinctif de la volonté humaine ». Au-delà des embûches, « entre le fanatisme spontané » et « le dirigisme », le « caractère relatif » et « arbitraire » de la notion de liberté rend difficile son expression. Il s’agit pourtant de « fonder les droits de l’homme sur sa nature, non pas d’être moral, mais vivant ». Ce qui inclut la préservation des espèces, de notre environnement, y compris culturel. Si les libertés sont « faites d’héritage, d’habitudes et de croyances qui préexistent aux lois », elles doivent rendre possibles de se libérer de toutes ces dernières, dans le respect, au sens kantien, de la liberté d’autrui. Mieux, s’appuyant sur Renan, notre ethnologue conspue « l’impertinence vaniteuse de l’administration » (autre mot pour l’Etat) « qui, sur tout citoyen, fait peser une insupportable dictature ». Serait-ce à dire qu’attaché à Montesquieu, il est enfin un libéral ? Pour conserver toute la vitalité de notre liberté, devant une possible « explosion de l’Islam », ou plutôt, espérons-le, sa libéralisation peut-être en cours, et si c’est encore possible, nous ne pouvons que nous faire les défenseurs de la culture de Claude Lévi-Strauss…
traduit de l’espagnol par Jacques de Miggrode, Chandeigne, 320 p, 17 €.
Jules Verne : Voyages extraordinaires. Les Enfants du Capitaine Grant. Vingt mille lieux sous les mers.
Pléiade, Gallimard, 1404 p, 57,50 €.
Il eût mieux valu que l’Amérique restât cachée, plutôt que découverte en 1492 par Christophe Colomb, ce glorieux conquérant digne d'être couronné par les anges. Du moins pour ceux qui habitaient ces Indes. C’est par millions qu’ils moururent de cette rencontre malencontreuse, même s'il ne faut pas négliger l'immense impact de soudaines rencontres épidémiologiques. Les conquérants espagnols les massacrèrent en toute impunité. Sauf la mémoire de l’Histoire, grâce à la voix, au réquisitoire implacable de Bartolomé de las Casas : sa Brève relation de la destruction des Indes, publiée en 1552. Et loin d’être une exception, le génocide parcourut la plupart des entreprises de colonisation, ce dont témoigne également, au-delà du récit et pamphlet de Las Casas, et trois siècles plus tard, un roman de Jules Verne.
Il fallut un sens de la foi chrétienne bien accroché pour que Bartolomé de Las Casas devienne le défenseur des Indiens. Né à Séville en 1484, il fut parmi les premiers évangélisateurs des îles caraïbes. Malgré la proclamation de la liberté des Indiens par la Couronne espagnole, les conquistadors et grands propriétaires des encomiendas régnaient par le servage. Aussi fut-il outré par les travaux forcés, par les sévices infligés à ceux qui portent « des âmes rationnelles » et qui ont un « droit naturel » (ce concept venu de Sant-Thomas d’Aquin) à jouir de leurs terres. Ce ne sont pas uniquement des châtiments injustes, mais des massacres, un réel génocide. Non seulement il assimile la figure de l’Indien persécuté à celle du Christ des Evangiles, mais il va jusqu’à exiger la réforme de la colonisation des Indes. Malgré le bon vouloir de Charles Quint et de ses Leyes Nuevas, les pressions des grands propriétaires ne permirent guère à la situation de se retourner.
Certes Bartolomé de Las Casas eut la mauvaise idée, mais avec d’autres, d’importer des esclaves noirs pour les substituer aux Indiens ; il en éprouva cependant plus tard du remord. Mais outre qu’en 1536 il parvint à évangéliser le Guatemala par des moyens pacifiques, il contribua à la publication de la bulle Sublimis Deus par le pape Paul III en 1537, qui proclamait que « les dits Indiens et tous les autres peuples qui pourront être découverts plus tard par les chrétiens, ne peuvent être en aucun cas privés de leur liberté ou de la possession de leurs biens, même s’ils demeurent en dehors de la foi de Jésus-Christ ». Bel exemple d’humanisme que les chrétiens du nouveau continent et de bien d’autres contrées ne suivront guère. Evidemment notre avocat des peuples fut calomnié. Et l’on se souvient qu’il fut opposé à Sepulvedra, fervent tenant de l’esclavage, dans le cadre de la fameuse controverse de Valladolid, qui n’aboutit qu’à bien peu d’avancées.
Le réquisitoire qu’est cette Brève relation de la destruction des Indes est pourtant sans appel : malgré un manichéisme appuyé, car on ne fera pas croire que les Indiens ne fussent que de doux agneaux, on est obligé de constater que les tyrans espagnols firent des Amériques un enfer pire que celui de Satan, qui, au moins, ne châtiait que les méchants. Las Casas n’épargne aucune horreur : « sur plus de trois millions d’âmes qui étaient dans l’Ile espagnole et que nous avons vues, il n’y a point maintenant des naturels du pays que deux cents ». Il estime que « plus de quinze millions d’âmes » ont été sacrifiées parmi les nouvelles Indes, et avec le concours des épidémies, ce que les historiens ne contestent pas. Entre buchers, enfants fracassés contre les murs, familles jetées aux chiens, femmes enceintes dont on ouvre le ventre, mutilations et égorgements, la litanie est insupportable. D’autant qu’elle couvre un territoire exponentiel, entre Floride, Yucatan, Cuba et Pérou. On appréciera l’injure, lorsque Las Casas traite les Espagnols de « continuateurs de Mahomet », alors qu’ils venaient de chasser les Mores de leur péninsule.
On ne sera pas étonné d’apprendre que ce pamphlet aux sûrs moyens rhétoriques, fut aux mains des protestants une arme efficace dans le cadre du désaveu du catholicisme, alors que le Pape ne pouvait faire respecter son autorité. De plus, les éditeurs ne se bousculèrent pas pour publier ce texte qui fait honte à la nation espagnole : seulement trois éditions en trois siècles. Car de telles exactions « déshonorent Dieu et dérobent le roi », conclue Las Casas…
Pourquoi signaler cette édition due aux bons soins de Chandeigne, parmi bien d’autres d’un texte aujourd’hui bien connu ? Parce qu’elle concilie les qualités esthétiques, l’exactitude historique et la richesse informée de l’appareil critique de son meneur de jeu Jean-Paul Duviols. Outre la première traduction française en 1579, par Jacques de Miggrode, la reproduction des gravures en noir et blanc de Théodore de Bry, parues en 1598, dignes de la plume de l’infâme Marquis de Sade, et toutes commentées, on trouve ici un superbe et terrible cahier de seize aquarelles venues d’un manuscrit de 1582. Aquarelles flamboyantes, tant par leurs coloris jaunes et rouges que par la cruauté des sévices dépeints. « Heureux celui qui devient sage / En voyant d’autrui le dommage », proclame une page de titre du temps ; adage qu’il faut aujourd’hui encore méditer...
Photo : T. Guinhut.
Autre voyageur qui pourtant ne mit guère les pieds ailleurs que dans la bibliothèque de la fameuse revue géographique de la seconde moitié du XIXème siècle, Le Tour du monde, Jules Verne ne manqua pas lui aussi de dénoncer le génocide du colonisateur, cette fois anglais (mais il faut admettre qu’il était un tantinet plus tendre pour la France). Retrouvons ses propres mots issus d’un de ses romans les plus célèbres et cependant pas assez lu : Les Enfants du Capitaine Grant, que publie la Bibliothèque de la Pléiade, comme de juste en les illustrant avec les gravures des éditions Hetzel :
« Paganel, tout en chevauchant, traitait cette grave question des races indigènes. Il n’y eut qu’un avis à cet égard, c’est que le système britannique poussait à l’anéantissement des peuplades conquises, à leur effacement des régions où vivaient leurs ancêtres. Cette funeste tendance fut partout marquée, et en Australie plus qu’ailleurs.
Aux premiers temps de la colonie, les déportés, les colons eux-mêmes, considéraient les noirs comme des animaux sauvages. Ils les chassaient et les tuaient à coups de fusil. On les massacrait, on invoquait l’autorité des jurisconsultes pour prouver que l’australien étant hors la loi naturelle, le meurtre de ces misérables ne constituait pas un crime. Les journaux de Sydney proposèrent même un moyen efficace de se débarrasser des tribus du lac Hunter : C’était de les empoisonner en masse.
Les anglais, on le voit, au début de leur conquête, appelèrent le meurtre en aide à la colonisation.
Leurs cruautés furent atroces. Ils se conduisirent en Australie comme aux Indes, où cinq millions d’Indiens ont disparu; comme au Cap, où une population d’un million de Hottentots est tombée à cent mille. Aussi la population aborigène, décimée par les mauvais traitements et l’ivrognerie, tend-elle à disparaître du continent devant une civilisation homicide. Certains gouverneurs, il est vrai, ont lancé des décrets contre les sanguinaires bushmen !
Ils punissaient de quelques coups de fouet le blanc qui coupait le nez ou les oreilles à un noir, ou lui enlevait le petit doigt, « pour s’en faire un bourre-pipe ». Vaines menaces! Les meurtres s’organisèrent sur une vaste échelle et des tribus entières disparurent. Pour ne citer que l’île de Van–Diemen, qui comptait cinq cent mille indigènes au commencement du siècle ; ses habitants, en 1863, étaient réduits à sept ! Et dernièrement, le Mercure a pu signaler l’arrivée à Hobart-Town du dernier des Tasmaniens.
Ni Glenarvan, ni le major, ni John Mangles, ne contredirent Paganel. Eussent-ils été anglais, ils n’auraient pas défendu leurs compatriotes. Les faits étaient patents, incontestables.[1] »
Comme quoi les Voyages extraordinaires de Jules Verne, outre leurs qualités récréatives, de par leurs aventureuses péripéties, et leurs qualités encyclopédiques et géographiques, témoignent de la dimension éthique de l’écrivain, humaniste attentif au progrès non seulement des sciences, mais aussi des consciences. Sans compter que pour être juste, il faudrait ne pas se limiter, en cette affaire planétaire, à couvrir de honte Espagnols et Anglais, mais y comprendre Français, Belges[2], sans limitation de nations…
Ces réquisitoires de Las Casas et de Jules Verne signifient-t-ils que l’Occident soit toujours coupable ? Non ; car bien des colonisateurs ont également pensé au développement et à l’éducation de leurs colonisés, à l’éradication de l’esclavage, en particulier en Afrique,en même temps qu’à l’exploitation des richesses, même si les bénéfices ne furent pas toujours à la hauteur des investissements considérables. Hélas, nous savons qu’aucune partie de l’humanité n’est indemne de génocides, qu’ils s’agissent des peuplades amazoniennes entre elles, des trafics et des castrations d’esclaves par les Arabes, des abominations commises contre les Arméniens, les koulaks russes, les paysans chinois… Commis au nom d’idéologies ou de religions idéales, Reich de mille ans ou communisme radieux, ou simplement de la haine, du mépris et du sadisme ordinaires, ils sont le péché originel et continuel de l’humanité, chose cachée depuis la fondation du monde[3] et dévoilée par de grands humanistes, qu’ils aient nom Bartolomé de Las Casas ou Jules Verne. Trop souvent l’homme, qu’il soit occidental, d’orient ou d’islam, a dévoyé, bafoué, torturé le droit naturel, les Evangiles et l’esprit des Lumières.
Serait-ce une vaine espérance que de compter, non sur la vengeance infecte et les stériles réparations du passé, mais sur un monde meilleur aujourd’hui et demain ? Il est heureusement avéré, malgré bien des troubles au sein et aux franges des aires musulmanes, que la mondialisation de la démocratie et du capitalisme va dans ce sens. Ce que confirme un analyste et philosophe aussi raisonnable qu’informé, Francis Fukuyama : « la démocratie libérale constitue en réalité la meilleure solution possible pour le problème de l’humanité[4] ».
[1]Jules Verne : Les Enfants du Capitaine Grant, Pléiade, Gallimard, 2012, p 418, 419. Je dois la retrouvaille de cette page à Jean-Clet-Martin. Qu’il en soit remercié.
Valle de Bernués, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.
De la justice et des avocats kafkaïens :
autour du Procès de Franz Kafka et d’Orson Welles.
Tout accusé a droit à un avocat, dit-on ; y compris celui du Procès indécidable de Kafka. Quoique Grégoire Samsa, dans sa métamorphose en « vermine » n’ait pas accès à ce droit fondamental, Joseph K…, celui qui ne connaîtra jamais ni son juge ni son crime, se retrouve malgré lui flanqué d’un avocat surprenant, malade qui plus est. Huld chez Franz Kafka, Maître Hastler chez Orson Welles, à quoi lui servent-ils, sinon à le précipiter un peu plus dans le labyrinthe de la justice, sans pouvoir échapper à l’infamie de la mort finale ? Justice injuste, avocat incompétent et intranscendant au point que K… renvoie son avocat. Mais on ne se débarrasse pas aussi facilement d’Hastler, alias Orson Welles lui-même…
Chez Kafka nous avons affaire à un avocat malade de la justice, véritable fantoche rapidement évacué. « Monsieur l’avocat est malade », annonce Léni. Il est donc a priori déconsidéré, incompétent, menacé lui aussi par on ne sait quel jugement de vie et de mort. Presque un double de K…, il ne reprend de la vigueur que pour rabrouer son client Block, et renseigner à plaisir notre accusé sur les rouages incompréhensible de la justice. La preuve : K… est obligé de jouer le rôle de son propre avocat devant le tribunal ; rôle qu’il interprète fort mal puisqu’au lieu d’une plaidoirie, il développe un réquisitoire contre les gardes qui ne lui vaudra aucune indulgence. Huld, qui n’a rien instruit ni plaidé, est au final remercié par K… qui va tenter de le remplacer par le peintre Tintorelli, bien introduit, dit-on dans les milieux judicaires. Comme si l’art était plus porteur d’espoir que toute autre humaine plaidoirie. L’avocat n’a contribué en rien à la situation de l’ignorant accusé, à moins qu’il n’ait contribué à l’aggraver en l’enfonçant un peu plus dans le maquis semé d’épines de la justice.
Si dans un premier temps Maître Hastler parait n’être pas plus efficace que Huld, il prend vite chez Welles une dimension machiavélique pour devenir terriblement protéiforme. Telle une puissance cachée, il s’exprime, sur un immense lit baroque, par une étrange fumée. Il ne manque pas d’embrouiller K… avec les volutes de ses imprécisions sur la machine judicaire. Il cache chez lui une sommité du greffe, est assistée par une garde-malade plus séductrice encore que celle de Kafka et qui parait manipuler par sa sensualité et au bénéfice du Maître les accusés en leur comparution qui n’est qu’en sa présence. Il use d’un sadisme raffiné auprès du répugnant Bloch -ce pourquoi, qui sait, il est lui aussi en procès- et paraît prêt à ne faire qu’une bouchée de K… Pire encore, à lui on n’échappe pas. Si Huld a disparu dans la tempête du récit, Hastler réapparait comme un deus ex cinéma en repoussant l’ecclésiastique dans l’ombre : c’est lui qui prend en charge l’indécidable apologue des portes de la Loi. Ainsi l’avocat paraît instruire un procès à charge, peaufiner un réquisitoire en emprisonnant K… dans son écran d’épingle. Avant de le faire assassiner par ses acteurs…
Chez Kafka et chez Welles, à une justice devenue folle s’ajoute l’injustice du créateur absent ou marionnettiste. Et c’est justement l’avocat, seul membre de l’aréopage judicaire que K… puisse approcher, qui en est le témoin, voire le levier. Un avocat inutile, un avocat machiavélique et omniprésent, dans les deux cas la justice est désacralisée, bafouée, prise de folie totalitaire, par l’extinction d’un de ses membres indispensables et incapable ou par sa boursouflure despotique. Abandonné ou circonscrit par son défenseur, K… est toujours perdant au cours d’une parodie de procès. Le créateur Kafka fournit à son antihéros à la même initiale un anti-avocat, le livrant à la solitude, à l’angoisse du piège, à la mort sans au-delà. Kafka n’est pas même à l’image du Dieu de l’Ancien testament qui abandonna Job sans avocat, mais non sans Dieu. Chez Welles, le créateur et démiurge cinématographique se substitue à l’avocat. Le metteur en scène, l’auteur, devient le dieu manipulateur de sa créature, l’avocat perfectionnant la bombe à atomiser K… Si Dieu, chez l’écrivain, s’était absenté, avait abandonné un rejeton de son peuple sans nom (alors que le seul créateur possible était l’écrivain), chez Welles il s’est fait conjointement avocat, prêtre, artiste, seul créateur polymorphe ; d’où la mégalomanie superbe d’un tel avocat de l’art cinématographique.
Le rôle de l’avocat ? Voilà qui est à entendre dans les deux sens. A quoi sert l’avocat chez Kafka et Welles ? A presque rien et à presque tout. Chez Kafka, à ne pas être ; chez Welles à être plus qu’un acteur, mais le réalisateur lui-même, qui en vient à voler la vedette à sa créature, K… joué par Anthony Perkins, au cours d’une « psychose » supplémentaire, tué avant que les dernières paroles du film soient : « I played the advocate and I whrote and directed this film ; my name is Orson Welles ». Avec un tel avocat, seule la cause du film peut être gagnée devant la cour de justice de l’art.
Une hydre aux mille têtes incompréhensibles et totalitaires, où il n’y a pas de juge et dont chacun est un juge aussi grégaire et cruel qu’un cirque romain… C’est ainsi que dans Le Procès, écrit en 1914, qu’apparait la justice qui enserre K… jusqu’à une mort honteuse : « Comme un chien ! dit-il, et c’était comme si la honte devait lui survivre », ce sont les derniers mots. On a souvent dit que Kafka préfigurait l’univers totalitaire à venir ; K… étant la métaphore du Juif innocent de sa judéité et cependant cerné par l’antisémitisme. Mais dans quelle nouvelle mesure Welles, lecteur de Kafka, va-t-il, en 1963, traduire l’anticipation involontaire du roman ? Comme Pierre Ménard réécrivant Don Quichotte, sous la plume de Borges[1], le futur du roman en change irrémédiablement sa lecture. Kafka est un visionnaire formidablement inquiétant, en dépit de ou grâce à son absence d’historicité ; Welles, adaptant le livre aux événements de son siècle est probablement un visionnaire plus exact, mais plus fermé. Quoique tous les deux, par la grâce de la fiction, nous proposent une œuvre ouverte, au sens d’Umberto Eco[2].
Kafka ne situant ni géographiquement ni temporellement son œuvre, dans une sorte d’anhistoricité métaphysique, au contact du réalisme le plus étroit et du fantastique le plus poreux, au contact du roman policier et de la prière, K … le justiciable est un personnage intemporel. Quant au tribunal omniprésent, il est de toutes les angoisses, de tous les régimes politiques. La dimension métaphysique du personnage n’empêche pas de le voir traqué, accablé par le dévoiement d’une justice républicaine ou impériale, digne de la pugnacité et du sens du détail de l’administration prussienne. Ce pourquoi l’on a dit, comme George Steiner dans Langage et silence[3], ou dans De la Bible à Kafka[4], que le romancier pressentait, dans l’étouffement de sa poitrine de tuberculeux, les exactions des dictatures à venir, voir des holocaustes inqualifiables. George Steiner soulignait que le mot employé à la première phrase de La Métamorphose, « vermine, Ungeziefer en allemand, est un trait de clairvoyance tragique, car c’est ainsi que les nazis devaient appeler ceux qu’ils destinaient à la chambre à gaz[5] ». L’antisémitisme sournois qui menaçait l’Europe du vivant de Kafka devait s’exprimer dans la sourde terreur de K… Prélude annonciateur de la montée des totalitarismes et de ce futur régime nazi qui allait balayer les libertés, brûler les livres et exterminer six millions de K…, parmi lesquels des familiers de l’écrivain. Ainsi, chaque lecteur peut observer in nucleo, dans Le Procès, la minutie des procès staliniens, les exécutions arbitraires hitlériennes ou maoïstes, les geôles castristes ou nord-coréennes… Kafka est d’autant plus impressionnant, même si l’on ne peut exclure le comique de son œuvre, nouant banalité et imprécision du cadre, depuis la séance du tribunal jusqu’à l’exécution, en passant par la scène du fouetteur, qu’il peut contenir et décrire tous ces régimes et toutes ces pulsions humaines et trop humaines réalisées. Sans avoir besoin d’aucune allusion politique précise, ni au présent, ni au futur ; Kafka n’écrit pas une anti-utopie à la façon d’Huxley ou d’Orwell. Pensons cependant combien l’arrestation matinale de K… ressemble à celles décrites par Soljenitsyne au seuil de L’Archipel du goulag[6]...
Un demi-siècle plus tard, Orson Welles peut se permettre de traduire avec plus d’exactitude l’aspect prémonitoire du roman. Outre une caméra baroque qui contribue à amplifier la vision du cauchemar (pensons à l’immense porte que K… peine à ouvrir), il déploie dans son film nombre d’allusions fort précises. La bureaucratie déshumanisée, l’ordinateur géant au-dessus de la multiplication des bureaux anonymes et standardisés appartiennent au taylorisme américain autant qu’ils figurent les administrations totalitaires -qu’on ne confondra pourtant pas. Si le maccarthisme est propice à la traque des individus, il est à relativiser face à la terreur stalinienne révélée par le rapport Kroutchev. Notons à cet égard que Welles filme ses extérieurs parmi les barres d’immeubles de Zagreb, en un pays communiste qui lui signifiera son renvoi. Les policiers paraissent autant venir des films noirs que de la Gestapo. Plus frappants encore, ces files de déportés haves et numérotés ne peuvent venir que d’Auschwitz... Enfin la scène finale, si différente de Kafka, projette un champignon atomique au-dessus de la mort de K…, allusion évidente à Hiroshima et Nagasaki, qui permirent d’achever une guerre et des populations. Mais Welles visionnaire ne décrit-il pas un passé, un présent, et non un futur ? Il donne à Kafka une légitimité politique supplémentaire à l’orée du siècle des totalitarismes, mais en visionnaire fermé, car orientant le spectateur vers des situations historiques déjà répertoriées.
Kafka et Welles proposent cependant tous deux des œuvre-univers. Chez le romancier, le procès qui accable K… se joue sur la scène de l’intemporel et de la confrontation entre intériorité et société ; tout en restant ouvert à toutes les interprétations métaphysiques et politiques, il est donc par là universel. Kafka est d’abord un visionnaire de la condition humaine, tel que le reconnait Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe[7]et tel qu’on le retrouve chez le cinéaste de Citizen Kane. C’est de plus un roman qui s’adresse autant aux religieux qui se heurtent à un Dieu incompréhensible qu’à ceux qui survivent après que le Dieu de Nietzsche soit mort et dès lors que les utopies de remplacement s’acharnent sur tant de K… du XXème siècle ; chez Welles, le télescopage des allusions historiques donne au film une dimension d’anti-utopie qui n’était guère présente dans le roman. L’œuvre du cinéaste est un condensé du siècle de l’automatisation et des totalitarismes, une œuvre-monstre par le travail de la fiction qui redistribue les réalités dans une conflagration visionnaire bien digne de la dimension mégalomane de l’auteur de Citizen Kane. L’indétermination du Procès de Kafka est redéterminée par les terreurs du siècle de Welles, tandis que par les arcanes de la Loi, tous deux invalident la loi religieuse autant que la loi séculière. Reste que l’artiste écrivain de Kafka sait se faire discret derrière le chuchotement terrible de sa plume, tandis que l’artiste filmique, Orson Welles lui-même, phagocyte la démiurgie : avocat de l’art, il en est aussi le juge après la mort de Dieu, condamnant le vulgus pecus : ce spectateur pris dans les rets de sa toile.
Quelle morale impavide faut-il tirer des personnages de l’avocat chez Kafka et Welles ? De ceux qui habitent l’uchronie et l’anti-utopie du pays du Procès ? Sinon qu’au-delà de l’injustice fondamentale, historique et génésique des délits et des peines chez l’humain, où la philosophie des Lumières n’a pas su pénétrer -ce qui reste une thèse peut-être trop pessimiste- la dimension métaphysique et historique de la faute d’être né l’arme de mort à la main et hors de la certitude de la transcendance condamne irrémédiablement l’homme kafkaïen que nous sommes tous.
Forêt de Fräkmunt, Pilatus, Suisse. Photo : T. Guinhut.
Alexis de Tocqueville : Quinze jours au désert,
ou l’humanisme au secours
des Indiens d’Amérique.
Alexis de Tocqueville : Quinze jours au désert,
Le Passager clandestin, 112 p, 16 €.
On croit connaître Tocqueville si l’on a dit qu’il est l’auteur de De la démocratie en Amérique[1], dans laquelle il fait l’éloge de la constitution et de la libre entreprise des Etats-Unis. Tout en s’interrogeant sur la passion démocratique de l’égalité qui peut conduire, via la tyrannie de la majorité et l’état tutélaire, à l’acceptation de la servitude. Mais il y a des versants méconnus à l’œuvre de ce chantre du libéralisme, et nous savons gré aux éditions Le Passager clandestin de nous ouvrir les yeux. Car il s’agit ici d’un précieux journal de voyage dans les profondeurs du Michigan en 1831. Quelle sorte d’humanisme anime ces Quinze jours au désert[2]? Qu’il faudra peut-être ranger non loin du Walden ou la vie dans les bois de Thoreau…
Alexis de Tocqueville s’échappa en effet, à l’âge de vingt-six ans et en 1831, d’une mission d’étude sur le système pénitentiaire américain pour respirer les grands espaces et étancher sa soif d’inconnu. L’auteur parcourt avec un ami une nature qui le stupéfie par sa vide immensité, où les colons font preuve d’une force physique et morale extraordinaire en vue d’y construire un pays neuf « qui marche à l’acquisition des richesses ». Mais admirant ces villages qui deviennent des villes, déplorant l’abattage des arbres, il est « en quête des sauvages et du désert ».
Qui eût cru qu’un tel penseur allait faire preuve de tant d’empathie envers les Indiens, ce « peuple antique, le premier et légitime maître du continent », qu’il allait s’alarmer du comportement des blancs, de leur « égoïsme froid et implacable lorsqu’il s’agit des indigènes » ? Sa première rencontre est pourtant décevante : « Aux vices qu’ils tenaient de nous se mêlait quelque chose de barbare et d’incivilisé qui les rendait cent fois plus repoussants encore ». Les maladies et l’eau de vie qui dévastent leur santé permet aux nouveaux Américains de se déculpabiliser, bien qu’ils la leur vendent… Enfin, il est touché par leur « charme réel », leur fierté, leur bonté, leur attachement à la vie dans la nature, leur « indépendance barbare » ; quoiqu’elle soit irrévocablement éradiquée par les progrès d’une civilisation paradoxale : à l’avancée de sa liberté répond la perte de liberté des Indiens.
L’Indien du désert et des forêts nous donne-t-il une leçon de sagesse ? C’est ainsi qu’« Il sourit amèrement en nous voyant tourmenter notre vie pour acquérir des richesses inutiles. Ce que nous appelons industrie, ils l’appellent sujétion honteuse ». Il faut pourtant craindre que ce rousseauisme ne tienne guère compte des bienfaits sans nombre des sciences et du développement humain en termes de santé, d’éducation, de confort et de connaissances.
Ainsi, sans céder au mythe du bon sauvage, Tocqueville, sociologue perspicace, est un humaniste attentif à la condition humaine, y compris des femmes des colons, des métis, ainsi qu’à la variété des religions chrétiennes qui n’empêchent pas hélas « le sort final réservé aux races sauvages »…
On a pourtant connu Tocqueville moins tendre envers les tribus indigènes. En 1841, dans son « Travail sur l’Algérie », il professait avec fermeté : « Pour moi, je pense que tous les moyens de désoler les tribus doivent être employés. Je n’excepte que ceux que l’humanité et le droit des nations réprouvent ». Il est vrai qu’au nom « d’un principe supérieur au leur » il s’agissait de réprimer les nomades pillards et guerriers, les « barbares musulmans[3] » d’Abd el-Kader, ce qui lui permettait de justifier une guerre au nom de la civilisation et de l’amélioration des mœurs, guerre que l’Histoire juge aujourd’hui pourtant avec une circonspection pour le moins intraitable…
Thierry Guinhut
A partir d'un article publié dans Le Matricule des Anges, juin 2011
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.