Col de Barèges, Luchonnais, Haute-Garonne. Photo : T. Guinhut.
Les arts du brouillard,
une esthétique du sublime.
La Brume et le brouillard, dans la science, la littérature et les arts,
sous la direction de Karin Becker et Olivier Leplatre,
Hermann, 576 p, 35 €.
« La brume printanière
flottant au sommet du mont Hei,
la lettre shi couchée »
Ainsi écrivait Bashô, maître du haïkaï [1]. Elle flotte aujourd’hui en un beau livre, unique, intrigant et polymorphe : La Brume et le brouillard, dans la science, la littérature et les arts. Car voilà une rare initiative dans le monde de l’édition : traiter un sujet par de multiples éclairages, scientifiques, picturaux, musicaux, littéraires, cinématographiques… Ainsi, sous la direction de Karin Becker et Olivier Leplatre, une trentaine de chercheurs nous conduit au travers de la brume et du brouillard des sciences, des arts des lettres. Parmi lesquels, en un beau paradoxe lorsqu’il s’agit de vapeurs indistinctes, nous élargirons notre vision au fil des déambulations critiques qui ponctuent ce fort volume.
Un troublant récit médiéval, où les brumes des morts empêchent une Dame et un chevalier de commettre l’adultère, ouvre ces pages transdisciplinaires. Parce que peintres et poètes nous ont appris « à en saisir la beauté énigmatique », ce sont les œuvres des artistes qui évoquent le mieux « l’effet de la brume et du brouillard sur l’homme, sur ses entreprises et ses comportements, sur son bien-être physique, sur son état d’âme et sa sensibilité ».
En un tel ouvrage savant et cependant parfaitement lisible, l'on peut naviguer à vue de communication scientifique en exégèse enthousiaste, parmi des brouillards identifiés. Nous saurons ainsi « la classification des brouillards », nous saurons tout sur l’hygromètre à cheveu de Saussure au XVII°, sur la « théorie vésiculaire » et les « noyaux de condensation », la « composition chimique de l’eau de brouillard », en relation avec nos pollutions contemporaines. Quoique Aristote le connaisse en tâtonnant depuis ses Météorologiques, suivi par Descartes, un peu plus perspicace dans ses Météores. Nous n’irons pas sans compter « les brouillards secs » des cultures sur brulis » du XIX°, aux conséquences mortifères, le « smog » londonien et sa charbonneuse fumée qui fut la cause de 4000 morts en décembre 1952.
Plutôt qu’une analyse scientifique des gouttes en suspension, les écrivains préfèrent une approche géographique et psychologique. Le « moi météorologique », selon une expression d’Anouchka Vasak, mesure la sensibilité au moment et au lieu qu’envahit la brume. Le lyrisme des poètes du XVI°, entre Scève et les rimeurs de la Pléiade, ont « la nostalgie du brouillard ». Alors que l’esthétique du XVIII° cherche en lui les « errances et voluptés de l’œil », comme lorsque l’on se perd dans les jardins de Watteau. Grâce à lui, le préromantisme nourrit sa sensibilité novatrice. Lors de la montée du roman gothique, les écrivains anglais sont « réunis autour du brouillard » : Charlotte Brontë, Charles Dickens, Bram Stocker et Conan Doyle. Ils en usent en glissant « du réalisme au symbolisme », jusqu’au fantastique. Baudelaire, lui, le boit comme l’opium, « remède et poison », avant que les « paysages tristes » de Verlaine et Bruges la morte de Rodenbach brouillent la vision en s’enrichissant de métaphores. La littérature contemporaine n’est pas en reste. Jusqu’à l’Américain Paul Auster, qui nomme un de ses personnages « Fog », ou l’argentin Juan José Saer, ils trouvent la brume de « l’obscurité fondamentale ».
Egarant les guerriers, comme dans L’Iliade, protégeant les amoureux, comme chez Hemingway, le brouillard est également associé au mal, comme le montre Dracula[2], où il devient lui-même vampire. A moins que se produise « l’écriture-brouillard », décousue, discontinue, vague, où « les mots tournent pareils à de la fumée ». Une « esthétique de l’indistinction » frappe le spleen baudelairien. Les « images brouillées » de Monet rejoignent les « musiques vaporeuses ». Le sfumato de Léonard de Vinci se métamorphose en atmosphère nébuleuse et tempêtueuse chez Friedrich ou Turner ; ou, plus loin, en un « atelier des vapeurs, comme une vaste fabrique de brumes diverses et protéiformes », dans le Dracula filmé par Coppola. Poétique, dangereux et labyrinthique, le brouillard chez Antonioni signifie la perte d’identité et l’incommunicabilité, quand, chez cet autre cinéaste, Alain Resnais, dans Nuit et brouillard, il suggère les chambres à gaz nazies.
Entre temps, l’on n’a évidemment pas échappé à la peinture de paysage chinoise. Où le vide et le plein, le yin et le yang parcourent, effacent, font surgir les montagnes, absences, fantômes, présences soudaines. La dimension spirituelle de l’art pictural s’affirme-t-elle autant parmi les romantiques allemands et anglais ? Friedrich, fabuleux peintre de brouillard, de « mer de nuages », à la limite de l’indistinction, déclara : « Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu’il voit devant lui, mais ce qu’il voit en lui ». Est-ce à dire qu’il y contemple une brume intérieure ? C’est là qu’il croise une esthétique du sublime, dans la tradition de Burke et de Kant, une « crise de la représentation », où la figure humaine est vaporisée. Le brouillard devenant matière picturale et mentale.
Les machines à brouillard envahissent la scène théâtrale et de l’opéra, mais aussi les studios de cinéma, dans lequel « la brume dramatise », voire devient « psychopompe » ; mais également la photographie, les installations de l’art contemporain. Depuis Debussy et son prélude « Brouillards », en passant par Tout un monde lointain de Dutilleux, les compositeurs osent un « estompage du mélodisme ». Quelle est cette fascination qui pousse à occulter le visible, à voir l’invisible ? « Déroute du réel », « mouvance angoissante », ou jouissance de l’évanescence, illumination esthétique ?
Associer science, culture étendue et poésie, n’est-ce pas le rêve de tout objet encyclopédique ? Ce vaste livre en archipel a su fouiller « l’archéologie du brouillard ». Solidifiant cent brumes en blocs et perles de savoir, en plongées au fond du gouffre exquis -et angoissant parfois- des arts et des lettres…
Cervantès :Don Quichotte, cartonnage Guérin. Photo : T. Guinhut.
Don Quichotte et le problème de la réalité,
par Cervantès, Schütz et Garouste.
Alfred Schütz : Don Quichotte et le problème de la réalité,
traduit de l’anglais par Thierry Blin, Allia, 64 p, 6,20 €.
Cervantès : Don Quichotte, illustré par Gérard Garouste, Diane de Selliers,
La petite collection, traduction de François Rosset, revue par jean Cassou,
deux tomes sous coffret, 326 p et 360 p, 95 €.
Personnage éminemment baroque, Don Quichotte oscille entre illusion et réalité. Ce serait alors affirmer que la seconde infirme sans recours la première. Cependant, au chevalier à la triste figure, l’illusion est bien plus précieuse et nécessaire. Et si Sancho semble irréductiblement, de sa grosse panse et de son âne, incarner la réalité, il n’est pas sans céder aux visions de son maître, son opposé, son miroir et son double, comme le confirme la tête biface de Janus qui les unit sur la couverture imaginée par le peintre Gérard Garouste. De même, c’est avec le talent du sociologue et du philosophe qu’Alfred Schütz confirme, devant « le problème de la réalité », qui tous nous affecte, la pertinence de Cervantès, créateur de mythe.
L’on sait que Don Quichotte voit des géants au lieu de moulins et de tonneaux, voit une Dulcinée splendide au lieu d’une fruste paysanne du village du Toboso. C’est avec l’œil de son fantasme et d’une idéale construction du monde qu’il perçoit la réalité. S’appuyant alors sur la thèse de William James selon laquelle « l’origine et la source de toute réalité, que ce soit du point de vue absolu ou pratique, est donc subjective », Alfred Schütz utilise le héros de Cervantès comme une vaste machine destinée à montrer que « la vérité dépend de la réalité dans laquelle chacun croit, [que] nos choix et nos convictions sont avant tout des phénomènes sociaux ». Ce dernier « s’acharne à tenir pour réel son sous-univers imaginaire, alors qu’il se heurte sans cesse à cette réalité quotidienne ».
Photo : T. Guinhut.
Ainsi, la chevalerie n’a rien de fictionnel, car attestée dans tant de livres. Elle a une « mission divine », garde la Vérité, se joue de l’espace et du temps, « comme dans la conception einsteinienne de la théorie de la relativité ». Les « enchanteurs » garantissent « la coexistence et la compatibilité de plusieurs sous-univers de significations ». Hélas, si le monde social de Don Quichotte est « à ses yeux parfaitement lumineux, il relève de la folie pour ses semblables ».
Pourtant, la conviction de l’anti-héros de Cervantès, humilié, battu par la rudesse du réel et de ses contemporains, finit par aspirer en ses filets perceptifs nombre de comparses, dont l’aubergiste qui accepte de le sacrer chevalier, mais surtout Sancho Pança, grossier écuyer, bien terre à terre, qui finit par croire aux inepties splendides de son maître. Voilà Don Quichotte enchanteur à son tour, dont le charisme peut-être celui de maints poètes, de maints sectateurs et gourous, de maints politiques… Un « sous-univers de discours » est alors à l’œuvre. De la même façon que Sancho use d’un florilège de proverbes, quoique dans une autre « structure typique de pertinence ». Une sorte de tribunal finit par convenir que le bassin du barbier est bien « l’armet de Mambrin ». Ni « par la logique formelle, ni par le consentement de la majorité, pas plus que par la victoire militaire », la réalité ne peut être établie avec certitude.
Dans la seconde partie de son roman, Don Quichotte va jusqu’à « douter de sa propre identité », donc de sa réalité, là où les frontières de cette dernière sont mobiles. Au point d’admettre « le point de vue hégélien de la ruse de la Raison », comme lorsque Sancho convient qu’il puisse n’avoir vu de la Dulcinée idéale qu’une « paysanne empirique ».
Le spectacle de marionnettes auquel assiste Don Quichotte interroge également la réalité de l’art. Devant la représentation théâtrale du roi maure persécutant Mélisandre, il se jette sur le païen avec son sabre, stupéfait qu’il est par la mimesis aristotélicienne, par « la réalité du travail artistique ». L’illusion gouverne le cavalier de Rossinante, lorsque les yeux bandés il croit voler. Ainsi « aveuglés comme nous le sommes lorsque nous évoluons dans le domaine du transcendantal, nous ne pouvons vérifier le témoignage de nos semblables par nos propres perceptions sensorielles ».
Photo : T. Guinhut.
Hélas, la désillusion finale fait que Don Quichotte « perd la foi dans le principe fondamental de sa métaphysique et de sa cosmogonie ». C’est alors qu’il retombe « dans la réalité quotidienne comme dans une prison et torturé par le plus cruel des geôliers : la raison de sens commun », et n’a plus qu’à mourir. S’il « vécut comme un idiot et mourut comme un sage », selon son compère Carrasco, nous sommes heureux qu’il n’ait pas vécu comme un sage, car nous n’aurions rien su du drame enchanteur du fameux chevalier autant picaresque qu’héroïque…
En ce sens, la réflexion d’Alfred Schütz, sociologue et psychologue, est plus que pertinente. Qui eût cru que Cervantès puisse ne pas être un philosophe enchanté eût été abusé ; remercions alors Alfred Schütz, de nous ouvrir les yeux, grâce à cet essai publié en 1946. L’amant imaginaire de Dulcinée perçoit la réalité, qui est toujours un problème, par le biais d’un filtre livresque et fantasmatique, comme ceux qu’un système idéologique possède contre toute raison, comme l’a montré Jean-François Revel dans La Connaissance inutile[1].
Certes, la réalité reste subjective, du moment où elle est objet de perception. A moins qu’il s’agisse, chez Alfred Schütz, d’une pensée trop radicale. Car il n’en reste pas moins que l’objectif de la science et de la raison est de toucher, d’approcher le réel lui-même, qu’il s’agisse d’abord du terrain de la matière, ensuite -mais c’est là plus difficile- de celui de la pensée morale, économique et politique. Le risque étant de glisser en avalanche dans un relativisme qui ferait fi de la nécessité scientifique et d’une hiérarchie des valeurs à construire avec justice.
Cette relecture, stimulante, de Don Quichotte ne peut se passer du retour au texte de Cervantès ; surtout s’il est accompagné des images des illustrateurs du XIX° et du XX°, Tony Johannot, Gustave Doré, Dubout… Il faudra maintenant compter sur un renouvellement inouï de l’imagerie en 150 gouaches et 126 lettrines. Car l’œil et le pinceau de Gérard Garouste (né en 1946) ont ce grain de lyrisme et de folie qui font exploser les couleurs au service des facettes du mythe quichottesque.
Pour faire écho à Alfred Schütz, le Don Quichotte de Garouste est un « sous-univers » flamboyant, né de la rencontre d’un écrivain du XVI° déjà égaré en son temps, quoique incroyablement moderne, avec un peintre inactuel, qui ne s’embarrasse pas des credo conceptuels et post-duchampiens de l’art contemporain. Il joue avec la fraîcheur de la gouache, avec la représentation, la diffraction, mentales et colorées. Il peint comme le fantasme d’un enfant qui hallucine le monde de la fiction, mais avec les moyens et la liberté d’un artiste achevé. En fait il s’agit de la représentation par Garouste de la représentation de la réalité que s’est faite Don Quichotte, lui-même personnage de fiction, né d’un auteur fictionnel, Cid Hamet Ben Engeli, imaginé par Cervantès. Les mises en abymes de la représentation et de la fiction brouillent tout espoir de réalité dès lors qu’il s’agit d’œuvre d’art aux multiples facettes, concaténations et métamorphoses.
Gérard Garouste montre avec autant de brio qu’Alfred Schütz combien Don Quichotte a un problème avec la et sa réalité. Il le peint à travers des distorsions corporelles, des affabulations de la perception. Sa tête se déploie, se retrouve détachée entre ses mains, multipliée, liée sans retour avec son complice et opposé, Sancho, qui est l’autre face de ce Janus. De plus, son miroir se renverse, comme il se démultiplie dans le miroir des histoires enchâssées parmi le roman. Il est tatoué d’yeux et de songes, couché dans la caverne de Platon. Allégorique comme les tarots, puéril comme le barbouillage, le travail du peintre bouscule les yeux, ravit l’esprit. Les métaphores baroques de Cervantès s’animent sous nos paupières : squelettes en feu, chanteuse devenue harpe, bossue se changeant en pieuvre, une duchesse se partageant en lune et soleil… Mieux encore, Gérard Garouste, en sa belle et quichottesque folie, s’identifie à son personnage et peint ses propres traits pour un « Quixotte apocrifo ».
Nous n’aurons pas la folie qu’eurent le curé et la gouvernante de Don Quichotte : jeter dans la cour et brûler ses livres de chevalerie. Que la raison, la beauté et la bibliophilie nous gardent d’agir de même ! Prenons soin de la réalité de l’opuscule d’Alfred Schütz et du coffret où Diane de Selliers sut unir la main de Cervantès et celle de Gérard Garouste…
Banches des Radias, Ars-en-Ré. Photo : T. Guinhut.
Gil Scott-Heron : La Dernière fête,
une autobiographie en noir.
Gil Scott-Heron : La Dernière fête, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Stéphane Roques, L’Olivier, 304 p, 23 €.
Il devrait être ridicule de présenter un homme à l’aune de sa couleur de peau. Il faut encore pourtant que ce soit un manifeste, surtout s’il concerne une personnalité disparue en 2011, une personnalité qui, née en 1949, passa son enfance dans le Tennessee, bastion de la ségrégation et du souvenir de l’esclavage. Que l’on s’affirme par la chanson et le rock and roll, ou par la littérature, par le roman ou par La Dernière fête, une autobiographie, reste alors un combat identitaire, sous-tendu par une thèse indéfectible : les droits et la dignité des noirs doivent être ceux des blancs.
Probablement faut-il être un amateur de Michael Jackson, de Bob Marley et de Steve Wonder pour apprécier pleinement ce volume, d’un chanteur et musicien certes moins connu, mais qui eut ses heures de gloire, avec « The Revolution Will Not Be Televised », satire virulente des médias et de la publicité. On observera cependant que le rythme de son récit à la première personne est aussi vif que celui de ses chansons, bourré de péripéties, de réflexions de bric et de broc, et d’épreuves autant intimes que politiques.
De sa naissance à son « attaque cérébrale », l’autobiographe fait défiler une vie familiale chaotique. Puis des études courageuses, ponctuées par l’écriture, à 19 ans, d’un polar ancré dans les bas-fonds newyorkais, Le Faucon. C’est alors que l’éditeur lui dit : « La bonne nouvelle, c’est qu’il y a un chèque de deux mille dollars pour toi. La mauvaise, c’est que tu dois subir une lourde opération chirurgicale avant de l’encaisser. » C’est-à-dire, « réécrire tout le dialogue du ghetto pour en faire de l’anglais » et « intervertir les personnages ». Finalement, c’est pour Wolrd Publishing et cinq mille dollars qu’il le retravaille et voit son recueil de poèmes, Small Talk at 125th and Lenox également publié.
Peu à peu il quitte la scène secrète de la littérature, et une « carrière de prof de littérature à la fac », pour la vie publique de la scène musicale, ce monde où « il y a des héros et des zéros », entre concerts et tournées, avec des tubes comme « Angel Dust », à mi-chemin du blues, du jazz, de la pop et du rap. Jusqu’à chanter avec « Stevie » Wonder sur une scène qui est « un chaos chorégraphié digne de la Rome antique » ; puis avec « Mike » Jackson dont il mesure le talent bluffant avec humilité, mais sans être capable en son texte d’en rendre et analyser la réelle mesure…
Conjointement, il s’engage parmi l’arène du militantisme, « en protestation contre la mort par balles d’étudiants noirs ». Il n’a de cesse de parvenir à ce qu’un « Martin Luther King day » soit célébré et férié dans toute l’Amérique. En ce sens, l’on peut considérer que ce volume posthume est également l’autobiographie d’une Amérique musicale et en devenir. Quoique « la politique n’était pas [son] domaine de prédilection dans le domaine de la poésie », il se répand en lamentations à l’occasion de l’élection de Reagan, dont il a « embroché le passé politique » dans un poème : « B Movie ». Malgré les anecdotes pas toujours judicieuses, la naïveté du ton et de l’enthousiasme entre « frères », l’odyssée vers la gloire s’enrichit d’une dimension picaresque et sociologique.
Ponctuée par le traumatisme de la mort de sa mère, une vie se construit, se bagarre et s’érode au fil des pages, à l’instar de sa voix rauque : « Je ne suis franchement pas sûr de savoir à quel point je suis capable d’amour », « Aimer n’était pas un verbe actif dans ma famille et ma vie », sont peut-être des euphémismes, en tout cas des ellipses, témoignant de la difficulté à se dire de la part de l’autobiographe. Tabac, drogues, sida, goût forcené du crack (ce dont il ne fait pas mention), solitude (on devine qu’il ne fut ni un amant, ni un père de rêve), tout participe de la pente fatale vers la déchéance, comme chez trop de stars du rock, de la pop et du rap : « J’étais défoncé pétrifié ossifié ». Au point que la mort l’emporte trop tôt, au point que ses mémoires, étroitement liées à l’histoire de l’émancipation noire, soient évidemment inachevées. En un pathétique requiem.
Entre poésie engagée et goût forcené pour les mots, depuis la Bible que lui lisait sa grand-mère, le combat idéologique s’accompagne d’un combat contre, avec et pour la langue. Même si les vocables « cool » et « truc » parsèment le récit au langage coulant et relâché, une esthétique se fait jour : « J’avais des affinités avec le jazz et la syncope, ma poésie venait de la musique ». Hélas les poèmes, ou textes de chansons, insérés dans cette autobiographie, sont d’une faiblesse insigne. Pourtant, à l’occasion de l’assassinat de John Lennon, « le discours de Stevie a ressemblé à un solo de jazz », quoique rien ou à peine n’en filtre ici. Reste une éthique du juste milieu, loin des positions extrêmes des Black Panthers. Sa tolérance se veut universelle : « je ne serais pas censé les apprécier ou apprécier leur art parce qu’ils ne sont pas noirs ? Quoi ? Passez à autre chose ! N’est-ce pas contre ça que l’on s’est battu pendant des années ? » Ou encore : « Tout Américain, élevé dans un climat de mauvais traitements et de violence, qui suggérait qu’on pouvait surmonter des siècles de discrimination délibérée sans rendre la pareille à son oppresseur était plus qu’estimable, il était inestimable ».
Certes, la faiblesse inhérente à ce genre d’ouvrage est son versant à thèse. Une thèse juste, mais que l’évidence -hélas pas toujours partagée- devrait condamner à l’obsolescence. On ne devrait pas avoir à se battre pour les libertés et l’égalité en droits des Afro-Américains. Il n’en reste pas moins que l’intérêt documentaire, psychologique et sociologique pour ce pays exotique, étrange qu’est celui des grandes figures musicales noires est rarement absent parmi les pages de Gil Scott-Heron. Grâce à l’emprise des figures de la pop-rock dans l’univers du show-business, la cause de la tolérance parait être gagnée. Qu’on se rassure ; le pays du racisme est parfois ancré au plus profond de l’homme, anti-noir ou anti-blanc. La nécessité du témoignage, du manifeste en faveur de l’égale dignité des peaux et des cœurs a encore de beaux et terribles jours devant elle.
Editions Pierrre Lafitte, 1910. Photo : T. Guinhut.
Edmond Rostand : Cyrano de Bergerac ;
amours au balcon, commentaire littéraire.
Il paraît entendu que la beauté du cœur est supérieure à celle du physique ; cependant, l’expérience montre trop bien que l’esthétique d’un corps et d’un visage prime sur les qualités morales. Affecté d’un nez fort protubérant, légendaire, Cyrano de Bergerac est dans la pièce d’Edmond Rostand, publiée en 1897, la preuve de la tyrannie de l’apparence physique. Que faire lorsqu’on est amoureux de sa cousine Roxane, sinon déclarer au balcon sa flamme par l’intermédiaire d’un jeune homme plus favorisé par la nature et donc par la belle ? La scène dix de l’acte III est à cet égard un moment aussi poétique que dramatique. Comment Rostand confronte-t-il lyrique et pathétique en ce moment crucial du drame romantique ? Nous étudierons la déclaration poétique de Cyrano, puis le triste quiproquo, avant de nous attacher au mélange des genres dans un drame romantique tardif.
Depuis l’acte d’exposition, nous savons Cyrano poète : il l’a prouvé à de nombreuses reprises, en particulier lors de la fameuse tirade du nez. Mais c’est dans la poésie amoureuse, l’essence de la poésie selon le sens commun, qu’il est attendu, d’autant plus que nous n’ignorons pas qu’il est amoureux de sa cousine, sans espoir de voir sa déclaration écoutée. Aussi l’occasion est trop bonne de suppléer à l’incompétence de Christian qui balbutie au lieu de parler d’amour à celle qui l’a élu. Le flot de parole lyrique est alors la preuve par la persuasion du sentiment amoureux.
Faire l’éloge du baiser, c’est par ricochet faire l’éloge de celle à qui il est dédié. Le champ lexical de l’amour concourt au registre épidictique, grâce à la répétition séductrice du mot « baiser », grâce à la cascade de métaphores qui lui sont associées : il est « serment, « promesse », « aveu », « point rose », « secret », mais aussi à travers l’oxymore, « un instant d’infini ». Ce à quoi contribue le lexique du corps érotisé : « lèvres », « bouche », oreilles ». Sans oublier la comparaison méliorative où le poète se voit en « Buckingham », héros des Trois Mousquetaires de Dumas, ce qui lui permet d’associer l’hyperbole « reine » à Roxane…
La pièce étant tout entière en vers, les alexandrins aux rimes suivies résonnent de suaves sonorités, au point de renouveler la « sorcellerie évocatoire » dont parlait Baudelaire dans son texte sur « Théophile Gautier ». « Baiser », « bouche », « bruit d’abeille » : l’allitération en « b » mime la réception du baiser par Roxane qui répète cette dernière image. Sans oublier le « cœur », réitéré pour affirmer l’indispensable sentimentalité.
Mais il n’y a pas d’amour sans désir blessé ; ce pourquoi « Du sourire au soupir, et du soupir aux larmes » est un chiasme insistant à la fois sur les pleurs de bonheurs et sur la tristesse inhérente au manque de celui qui désire.
En effet ce discret pathétisme perceptible dans l’exaltation de Cyrano est augmenté par le dramatisme de la situation. Ce n’est pas lui qui est l’aimé de Roxane, il ne se fait que le porte-voix de Christian. Cette déclaration par procuration est déchirante, car, si elle atteint son objet, c’est pour le compte de l’autre. Le quiproquo apporte une dimension dramatique, sans compter la supercherie. Car Roxane trompée par les accents de Cyrano, ouvre ses bras à Christian qu’elle a cru entendre parler. L’amour est bien aveugle, s’il n’est pas sourd.
Un degré de pathétisme supplémentaire est franchi quand le spectateur, complice de cette mise en abyme, de ce théâtre dans le théâtre, où Cyrano joue le rôle de Christian, éprouve de la pitié pour les trois personnages. Et surtout pour Cyrano, qui use de l’aparté pour jouer de l’autodérision, avec « C’est vrai, je suis beau, j’oubliais ! », et qui découvre, amer, la jalousie, non sans la pincée d’humour de l’ironie : « Aï, au cœur, quel pincement bizarre ! » L’exclamation se double d’une allusion biblique au personnage de Lazare, pauvre et malade, qui vivait des restes des festins d’autrui. Le sacrifice presque christique du personnage ajoute à sa grandeur d’âme…
La pièce au sujet historique se déroule au XVIIème siècle, empruntant le personnage du militaire et écrivain Cyrano de Bergerac, auteur de l’Histoire comique des états et empires de la lune. Dans la tradition de Victor Hugo, d’Hernani et de Ruy Blas, le canevas historique et guerrier ne peut se passer d’une grande histoire d’amour. Bien que le romantisme ai jeté ses dernières fleurs avec Baudelaire en 1857, il reste vivace au point de faire rejaillir sous les doigts d’Edmond Rostand les feux du drame romantique. Car Cyrano est un personnage romantique : amoureux passionné aux élans généreux, héros qui se sacrifie autant sur le champ de bataille que sur celui de l’amour par fidélité envers son ami Christian. Mais aussi pour sa belle cousine qu’il ne veut pas décevoir.
Drame romantique également par le mélange des genres. Lyrisme et pathétique en cette scène résonnent déjà de la tragédie annoncée. Mort et chagrin seront au rendez-vous du dernier acte. Mais le panache du comique héroïque n’est pas en reste. Ici, le quiproquo concourt au comique de situation, le comique de mots s’invite quand Christian bégaie, quand Roxane répète un « Taisez-vous » qui invite à continuer, quand Cyrano pousse son ami avec une animalisation affectueuse : « Monte donc, animal ! », contrastant avec le registre de langue noble et élevé. La tirade amoureuse aux vastes alexandrins se casse en une stichomythie plus légère.
La survivance du théâtre romantique qui eut son heure de gloire en 1830 peut paraître décalée en 1897, quand ont triomphé le théâtre de boulevard, le théâtre naturaliste, quand Jarry en 1888 avait dynamité le théâtre par les outrances potaches d’Ubu roi. Mais l’union de l’humour et de l’amour, de l’alexandrin, du lyrisme et du tragique, portent dans toutes les mémoires ces morceaux de bravoure que sont la tirade du nez et cette scène de déclaration par voix interposée. Une part de son succès ne vient-elle pas de ce qu’on puisse la lire comme une réécriture de la célébrissime scène du balcon de Roméo et Juliette de Shakespeare ?
Alberto Manguel : Voyages en Utopies, Invenit, 2017.
Photo : T. Guinhut.
Etat, utopie et justice sociale :
de Thomas More à Ruwen Ogien.
Thomas More : L'Utopie,
traduit de l'anglais par Marie Delcourt, GF, 2017, 256 p, 5,90 €.
Ruwen Ogien : L’Etat nous rend-il meilleur ?
Folio essais inédit, 2013, 336 p, 9,10 €.
Une utopie qui ne soit pas une tyrannie est-elle possible ? Le fondateur humaniste de l’Utopie, Thomas More, montra en 1516, à son corps défendant, qu’il n’en est rien. Mieux que Platon dans sa République, il offrit un harmonieux tableau d’une société meilleure où chacun pourrait vivre avec aisance. C’était une Utopie, un lieu de nulle part, mais également une « eutopie », une île bienheureuse, de par et malgré les chaînes de sa coercition. Aujourd’hui, Ruwen Ogien, en son essai sans île d’utopie, en postule cependant l’apparition sur le terrain de notre aujourd’hui. Quoique nettement plus avancé dans la conception d’une société de liberté, il n’en demeure pas moins enclin à une pulsion tyrannique. En effet, de homas More à Ruwen Ogien, le problème clé reste le mythe tenace de l’égalité socio-économique…
On oublie trop souvent que le texte venu du latin de L’Utopie commence par une première partie en forme de dialogue philosophique, un peu à la façon dont Swift fera converser son Gulliver avec les souverains des îles étranges. Qu’il s’agisse d’essai décrivant un imaginaire, ou d’apologue, l’altérité de l’idéale contrée ne peut se passer d’une dimension pamphlétaire envers son contemporain. De même, ne peut-on pas faire un rapprochement entre l’Angleterre de Thomas More et notre société d’aujourd’hui ? Là où « les brebis mangent même les hommes[1] », il fait allusion aux expropriations des terres communales par le gouvernement au profit des favoris du roi, qui en avaient chassé les paysans, pour les changer en pâturages. Notre socialisme n’est-il pas en train d’exproprier les citoyens de l’économie au profit de ses élus, édiles, affidés et privilégiés de façon à paraître des brebis dont la mansuétude, via la redistribution, arrose le pays d’aides sociales à bout de course ? De même ces brebis, dont l’Angleterre couvrait les campagnes du début du XVIème, ne sont-elles pas l’équivalent de ces surabondants fonctionnaires dont l’état socialiste couvre le territoire aux dépens des entrepreneurs spoliés par la tyrannie fiscale ?
Notre socialisme est à la fois la solution au problème et la solution comme problème. Relisons Thomas More en changeant le mot « nobles » par celui de fonctionnaires : « La principale cause de la misère publique, c’est le nombre excessif des fonctionnaires, frelons oisifs qui se nourrissent de la sueur et du travail d’autrui[2] ». Certes, s’ils ne sont pas tous oisifs, ils ne sont pas tous utiles, hors les fonctions régaliennes de l’état, et, peut-être, l’éducation, organisme collectif qui croît sur le dos de l’impôt comme sangsue.
L’ile d’Utopie, décrite par Thomas More devait être la solution et corriger les défauts de l’Angleterre. Après la polémique, vient l’utopienne société apaisée. Journée de travail de six heures, pour laisser à l’ouvrier le temps de cultiver son esprit, études abondantes pour tous, doux suicide pour ceux que leur santé abandonne, pacifisme confiant la défense à des mercenaires extérieurs, plaisirs de la vertu et rejet des vices, mépris de l’or et des richesses…
Hélas, son paradis de l’égalité politique et économique, nous le savons aujourd’hui, n’est pas loin d’être un enfer de coercition. Travail obligatoire, intellectuels en nombre limité, suppression de la propriété privée, dans la tradition de La République de Platon, et dans l’expectative du Manifeste communiste de Marx, richesses publiques aux mains de l’état, repas frugaux pris en commun, respect des religions, hors le matérialisme et l’athéisme dont les adeptes sont exclus des charges publiques. Pas une trace d’individualisme, qu’il soit entrepreneurial, intellectuel ou artistique, donc pas une ombre de liberté. Car l’utopie dans sa prévisibilité, son constructivisme intellectuel étatique, broie forcément la liberté, qui n’est pas prévisible. Indubitablement le socialisme séculaire porte en lui un indéracinable ADN, celui de l’utopie. En ce sens, Karl Popper aurait pu glisser Thomas More entre les deux tomes de La Société ouverte et ses ennemis[3], entre d’une part Platon et d’autre part Hegel et Marx.
Il y a pourtant des objections à l’exposé de Raphaël, qui brosse le tableau de l’Ile d’Utopie : More lui-même qui objecte : « le pays où l’on établirait la communauté des biens, serait le plus misérable de tous les pays. En effet, comment y fournir aux besoins de la consommation ? Tout le monde y fuira le travail et se reposera du soin de son existence sur l’industrie d’autrui[4] ». Cette définition sans fard du socialisme a le mérite de montrer que Thomas More, loin d’être l’absolu thuriféraire de son Utopie garde jusqu’à la conclusion son scepticisme : s’il « confesse aisément qu’il y chez les Utopiens une foule de choses que je souhaiterais voir établies dans nos cité » […] « il ne peut « consentir à tout ce qui a été dit par cet homme », en particulier cette « communauté de vie et de biens[5] ».
Ainsi, comme le grand humaniste de la Renaissance, nous ne saurions consentir à la communauté de vies et de biens de l’utopie socialiste, qui se révèle bientôt une perte de biens nombreux, au premier chef la liberté, qu’elle soit des mœurs, d’entreprendre ou d’expression. Le problème de toutes les utopies constructivistes est de considérer la société et de ne pas considérer l’individu qui en est pourtant l’origine et la fin.
Ruwen Ogien est-il un nouveau Thomas More ? Au contraire d’une pensée conservatrice, l’objectif d’Ogien est en 2013 « une société beaucoup plus égalitaire du point de vue économique et social, mais aussi beaucoup plus libertaire du point de vue des mœurs ». Si le libéral ne peut qu’être enchanté par cette dernière proposition, il reste profondément sceptique devant la première, quoique son auteur use d’une argumentation claire et point par point bien digne de la philosophie analytique anglo-saxonne, quoique parfois trop patiemment pesante…
Il est certes plus libéral que More aurait pu l’imaginer. Toutes les libertés morales sont bonnes à prendre, tant qu’elles ne nuisent pas concrètement à autrui. Pornographie[6], homosexualité, procréation assistée, euthanasie, avortement, drogues, ouverture des frontières, tant qu’ils restent de l’ordre du libre consentement de chacun, tant qu’ils restent dans le cadre du « ne pas nuire à autrui », ne peuvent en rien être interdites par un Etat moralisateur. Il semble là que cette utopie n’en soit pas une, dans la mesure où elle est réalisable et non porteuse de contraintes exercées par quelque prosélyte ou par quelque Etat. Seuls s’y heurtera le mauvais vouloir des contraigneurs patentés, religions, ligues de vertu, étatistes forcenés, ce en quoi Ogien est un adepte de la « liberté négative », celle qui ne nuit en rien à autrui.
Ainsi, Ogien fustige la « répression du travail sexuel », le « contrôle de l’immigration », qui est une « atteinte à la liberté d’immigrer », « l’encadrement coercitif de la procréation et de la fin de vie », les concepts de « marchandisation du corps humain » et de « dignité humaine » qui tendent à limiter la liberté et le consentement de l’individu. En ce sens, les valeurs morales sont « contre les droits ». Jusque-là l’argumentation reste plus que séduisante, débarrassée de maints préjugés. A la rigueur de la démonstration de l’essayiste, il faut rendre justice, autant qu’à l’abondance de ses notes informées…
Depuis son essai L’Ethique aujourd’hui[7], Ruwen Ogien est le propagandiste rigoureux d’une morale minimale associée à une tolérance maximale. Pourtant, sa permissivité totale en ce qui concerne les mœurs bute sur les questions économiques. Son « idéal égalitaire et libertaire » reste de gauche en prônant la « justice sociale ». Libertaire et égalitariste, est-ce possible ! Si l’Etat n’a pas à nous rendre meilleur, doit-il nous rendre économiquement égaux ? Il reste alors chez Ogien un préjugé moral selon lequel la richesse est contraire à la vertu, selon lequel l’inégalité est un vice rédhibitoire de la société auquel l’Etat doit remédier. A moins, comme il l’affiche en sa conclusion, qu’il se contente de contester « l’existence de justifications morales des inégalités économiques et sociales ».
La pauvreté peut venir de la pure malchance, héréditaire ou conjoncturelle, ou des conséquences de choix défectueux. Dans le premier cas, l’Etat doit seulement s’assurer que l’accès à l’aisance économique ne soit pas brimé par le manque d’éducation, par les freins normatifs et corporatistes à l’entreprise et par une fiscalité confiscatoire. Dans le second la responsabilité et le mérite doivent primer, la société n’ayant pas à payer pour les erreurs volontaires ou la paresse. Hélas, plaide Ogien, le conservateur n’a trop souvent à cœur que de vouloir restaurer les vertus morales perdues, au lieu de se préoccuper du développement économique général.
Cependant, comme il le défend également dans La Guerre aux pauvres commence à l’école[8], vouloir fustiger « l’éternel retour de la morale à l’école », au prétexte que les inégalités sociales entraînent la violence est fort spécieux. Violence et délinquance sont à traiter quelques soient les classes sociales, sans oublier qu’elles contribuent au chômage et à l’inactivité entrepreneuriales, et non forcément l’inverse. Si le discours d’une « morale pour barbares » est trop souvent un fourre-tout conceptuel pompeux, il doit rester ancré dans la lutte contre les incivilités et les délits, et s’accompagner d’une réelle répression et dissuasion, au risque de rester lettre morte. Non sans oublier les bénéfices de l’éducation aux libertés démocratiques, y compris dans le fonctionnement de l’école, au détriment de la seule posture d’autorité répressive.
L’égalité de richesse, si séduisante soit-elle, se heurte à plusieurs objections. Il faudra forcément, pour araser les revenus et les biens des riches une quantité de fonctionnaires, législatifs et fiscalistes, qui, outre leur ponction indue, leur vol[9], proliféreront comme une sangsue sur le corps social en en diminuant les richesses, de plus sans en produire aucune. Cette répartition forcée ayant le tort de déconsidérer et de punir le mérite, le droit d’initiative, le génie spontané, la saine émulation et l’innovation, toutes qualités humaines qui, si elles sont d’abord au service de l’individu qui les met en œuvre, rejaillissent sur la société entière, selon le principe de la Fable des abeilles de Mandeville, de « la main invisible » d’Adam Smith, du capitalisme libéral enfin. La meilleure démocratie étant le marché libre, la justice sociale vise à entraver le marché et le libre choix.
Qui mieux qu’Hayek a répondu à Ogien, qui se garde en son essai de décrire comment il mettrait en place cette utopique justice ? Le concept de justice sociale n’est autre, selon notre Prix Nobel d’économie -en 1974- que celui de justice redistributive, donc, forcément injuste, si elle ne s’appuie pas sur le consentement des individus concernés par la ponction préalable. Ce qui suppose de plus un pouvoir étatique coercitif, dont on sait qu’il a rarement l’intelligence d’une économie à laquelle il ne sait guère contribuer, sinon par un commandement idéologique, démagogique, clientéliste et trop souvent corrompu. Il faudrait alors substituer à la main invisible du marché et de l’innovation, la main visible de l’Etat qui conforterait sa rente de pouvoir en venant au secours des injustices économiques en dépit de l’injustice fondamentale qui consisterait à rançonner et interdire les initiatives récompensées par la prospérité de leurs instigateurs et par voie de conséquence de la société entière. Un exemple à cet égard est révélateur : le Minitel de l’Etat français, ses concepteurs et employés, furent balayés par Internet qui valut d’insolentes fortunes à Bill Gates et à bien d’autres. La logique absurde de la justice sociale serait alors de ponctionner les géants d’Internet pour maintenir à flot un échec. Démarche qui conduisit l’Angleterre pré-Thatchérienne au désastre de l’Etat-providence que l’on sait… Il faut alors et sans conteste avec Hayek conclure que lorsque « les effets des processus d’une société libre […] sont injustes et que quelqu’un doit en porter le blâme », c’est « faire fausse route ».
Hayek préférait à juste titre « les principes de juste conduite individuelle » du libéralisme classique à « la nouvelle société [qui] doit satisfaire les demandes de justice sociale ». Car, avertissait-il, « Aussi longtemps que la croyance à la justice sociale régira l’action politique, le processus doit se rapprocher de plus en plus d’un système totalitaire ». Or, « le but de la loi devrait être d’améliorer également les chances de tous. [10] »
Sachant où et comment gérer la justice sociale, l’Etat socialiste montre que ses édiles sont supérieurs aux autres, en contradiction avec son credo égalitaire affiché. Le mythe de l’Etat au service du bien collectif s’écroule. Si Ogien prône à juste raison un Etat qui serait « permissivité, égalité, parcimonie dans l’usage de la force », il ne nous dit pas comment l’égalité socio-économique pourrait advenir, sinon en castrant la permissivité des richesses et de l’activité entrepreneuriale, ce qui est le bras armé fiscal et législatif de la justice sociale. Sans compter que dans un tel exposé d’intelligence nombreuse, il étonne par un argument d’une rare bêtise, lorsqu’il prétend : « Même les pires criminels participent à la production des richesses en donnant du travail aux juges, aux avocats, aux députés, aux journalistes, aux policiers, aux psychiatres… ». Nous savons, au moins depuis « la vitre cassée[11] » de Bastiat, que ce travail serait mieux employé en créant des richesses qu’en réparant les conséquences des délits et des crimes.
La seule justice sociale acceptable serait-elle celle qui allouerait un crédit minimal au handicapé, physique et mental, empêché de travailler pour subvenir à ses besoins, au-delà de la charité privée et associative ? Certes, les inégalités sociales n’ont pas de sens moral, certes le pauvre subit trop souvent la cruauté des aléas de l’économie. Mais est-ce en arasant les inégalités économiques que l’on rendra le plus de services au plus grand nombre ? Les démocraties libérales et leur capitalisme, s’il n’est pas monopolistique et de connivence avec l’état, sont celles où le niveau de vie de tous a le plus progressé au cours de l’histoire. Que le capitalisme et l’entreprenariat soient accessibles à tous, depuis le plus modeste niveau, c’est la seule veille que nous demandons à l’Etat, au lieu d’en être le fossoyeur à force de vouloir en être le régulateur. Seul bémol : l’Etat doit garder une responsabilité au service d’un monde meilleur : éduquer tout un chacun, grâce au chèque éducation et sa liberté de choisir son système éducatif, à moins qu’il soit contraire aux libertés.
Y-a-t-il un progrès vers une utopie réaliste depuis Thomas More jusqu’à Ruwen Ogien ? En ce qui concerne les mœurs, certes. Mais le démon de l’égalité (nous ne parlons pas là de l’égalité devant le droit), autre nom de l’Envie et de la Tyrannie, se cache sympathiquement sous le masque de l’altruisme moral. Si ce dernier est consenti par l’individu, cela s’appelle charité, main tendue ; s’il est obligatoire et confiscatoire, va pour l’assistanat aux dépens de la créativité économique et de l’employabilité. L’Etat doit-il nous rendre meilleur ? En accord avec Ogien, la réponse est non puisqu’il n’a pas vocation à devenir un père fouetteur moral, mais n’en déplaise au même, en sa posture morale de gauche, il prouve trop qu’en voulant assurer la justice sociale, il nous rend plus mauvais. Là encore, le spectre de Marx hante le désir d’utopie, celui du ressentiment contre la propriété des biens, même la plus légitime. Si dans les eaux de l’île d’Utopie, tournent les requins marxistes, de Lénine à Staline, de Mao à Castro et Chavez, et à peine plus modestement de nos Présidents français, le risque reste qu’ils croisent au cœur de l’Etat selon Ogien pour l’enferrer. Son état nous rendra-t-il meilleur ? Qu’il se garde non seulement de veiller à notre sphère morale, mais aussi à notre espace économique, faute de quoi son utopie devient invariablement anti-utopie[12].
Le Maître des illusions ou l’université de Dionysos.
Donna Tartt : Le Chardonneret,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Edith Soonckindt, Plon, 798 p, 23 € ;
Donna Tartt : Le Maître des illusions,
traduit par Pierre Alien, Plon, 528 p, 23 €.
Une jeunesse dévastée par le mal, délavée de ses illusions, telle semble être la colonne vertébrale de l’entreprise romanesque de Dona Tartt, qui, de décennie en décennie, publie de vastes fresques, aventureuses et ciselées. Fil d’Ariane et memento mori, le tableau de 1654 de Fabritius donne son titre, Le Chardonneret, à un roman touffu, ambitieux, faussement sage. Cachant pendant des années le tableautin d’un maître flamand, un jeune narrateur traverse les vies et les morts, les Etats-Unis, l’Europe, enchaînant son libre-arbitre et son destin. Sans compter Le Petit copain (2003), c’est là le troisième roman de Donna Tartt, après le remarquable Maître des illusions (1992), college novel à la lisière de l’antiquité grecque et du thriller criminel. Tous deux glissent sans peine sous la langue de la lecture, ce qui n’empêche en rien qu’ils soient faits de plans puissants et intimes, de fulgurantes notations métaphysiques et esthétiques.
Comme l’explosion de la poudrière de Delft tua le peintre du « Chardonneret », celle du Musée de New-York tue la mère de Théo, treize ans. Qu’importe le malin terrorisme à l’œuvre, ce péché originel des tyrans, car le point de vue de l’enfant parmi ruines et cadavres est absolument cotonneux, ce en quoi la maîtrise narrative est redevable d’Henry James. Choqué, il veille aux derniers instants d’un vieillard qui lui confie une étrange bague, mais aussi ce « Chardonneret » réchappé des décombres. Vieillard d’autant précieux pour sa destinée qu’il accompagnait une jeune rousse : Pippa, qu’il retrouvera convalescente, perdra… L’orphelin, à jamais nostalgique de sa mère, sera recueilli parmi la famille Barbour, grands bourgeois compassés, puis par son père, alcoolique ressurgi des limbes, qui l’emmène à Las Vegas, enfer et paradis des drogues, du jeu et des règlements de compte. On comprend alors que cette affection paternelle n’est que le masque de la cupidité. La mort du père le délivre du vide acéré où ne surnage que l’amitié picaresque et déjantée de Boris. A New York, il retrouve celui à qui il a rendu la bague, Hobbie, vieux restaurateur de meubles et antiquaire charmant qui l’initie à son métier, bientôt mené avec brio, au seuil d’une maturité sans cesse compromise. Cachant toujours le modeste et cependant fabuleux tableau du passereau, les péripéties ne manquent que rarement leur cible…
Entre tableaux de sociétés et épisodes rocambolesques, ce roman d’apprentissage déploie l’art du détail et du vaste panoramique. D’autant qu’il est construit sur des contrastes. Pluvieuse New-York contre désert et lumière des banlieues du Nevada, pénombre de l’atelier d’Hobbie, drogues méthodiques et manque, addiction amoureuse pour Pippa (« une fosse à goudron pour l’âme »), mariage avorté avec Kitsey, objets d’arts précieux, ou trafiqués en « jeunes Frankenstein », auprès du mentor, arnaques et honnêteté, froideur et troubles psychiques des uns, amour et amitié des autres, personnalités miroirs… Sans être manichéen, le récit laisse à Théo le choix entre le bien le mal, entre mauvaises et bonnes influences, quand le sens de son prénom suggère une transcendance imaginable.
Sous le clavier prolixe et soigneux de Dona Tartt, l’écriture associe densité psychologique et qualités sociologiques, quelques soient les milieux brossés, descriptions et émotions aussi sensibles que pathétiques, sans compter la capacité didactique, science du restaurateur de mobilier ancien ou de la vente, façons dont le héros apprend à lire les facettes du monde qui l’entoure. Les atmosphères, odeurs, lueurs de vernis, appartements chargés de mémoire, canaux d’Amsterdam, portraits de Pippa, pénètrent avec un soin ductile le corps du lecteur. Assurément, le suspense insidieux s’infiltre en toutes les nervures du roman : Théo, recéleur de l’inestimable tableau du maître ancien, homme d’affaires d’antiquités surfaites, escroc aux combines foireuses, criminel sordide en toute légitime défense, sera-t-il arrêté par le FBI, ou par ses propres démons ?
Lumineux fétiche, « trompe-l’œil » ou « barbouillage » savant, encombrante culpabilité, de quoi ce « Chardonneret », enfermé dans « la taie d’oreiller », mis au coffre, volé, finalement restitué, est-il l’allégorie ? « Plus adorable encore parce qu’il appartenait à un passé irrécupérable », il est objet de culte dans un monde agnostique ; à moins de se demander : « Est-ce que Dieu a le sens de l’humour cruel ? » Il est « lueur quasi musicale » : « Mon tableau qui, même enveloppé et caché, comme une sainte icône que porterait un croisé pendant la bataille, me faisait l’effet d’un objet porte-bonheur ». Allégorie de l’enfance et de l’amour, de l’art lyrique nécessaire au-delà du tragique, d’une « leçon sociale et morale »… Hélas, que ce soit en poursuivant l’art dionysiaque dans Le Maître des illusions, ou le secret de la sérénité d’un chardonneret entravé, l’entreprise de Dona Tartt n’ouvre guère à l’optimisme. Quoique la fin soit assez heureuse et morale, le traumatisme originel ne laissera pas de toujours confiner le jeune adulte dans une amère liberté. Là où « la plupart des gens semblaient satisfaits du mince vernis décoratif et de l’éclairage de scène artistique qui, parfois, rendaient l’atrocité basique de la condition humaine plus mystérieuse ou moins odieuse », ne peut-on envisager une œuvre d’art réussie conjointement avec une vie réussie ?
« Maîtres des illusions » sont Hobbie et Théo lorsqu’ils fabriquent et vendent du vieux avec du neuf. C’est aussi ce que fit Donna Tartt avec son inaugural roman. Il y avait un « maître des faux semblants » parmi les personnages secondaires, un « mauvais peintre », « génie » ou « porc », au langage « composé d’obscénités […] et du « mot postmoderne ». Comme si tous ces anti-héros étaient abonnés aux techniques des faussaires, telles qu’elles sont le ressort du vaste roman de William Gaddis, Les Reconnaissances[1]. De même, les jeunes étudiants de Julian en grec ancien jouent à de faux sacrifices dionysiaques aux vraies conséquences tragiques.
Le Maître des illusionsest un « college novel », truffé d’allusions à Platon et autres auteurs anciens. Sur un campus du Vermont, cinq jeunes gens se singularisent en étudiant le grec avec un maître charismatique et excentrique, Julian. Le narrateur, pauvre boursier venu d’une station-service de Californie, se joint à eux, fasciné : ils « connaissaient ce paysage magnifique et déchirant, mort depuis des siècles », et « le pur, inhumain, brutal, que connaissait les Grecs ». A l’orée d’un cours, Julien commence ainsi : « j’espère que nous sommes tous prêts à quitter le monde phénoménal pour entrer dans le sublime ». Mais, là encore, les beuveries sont le buvard de la vie. Arrogance et dandysme, culture d’élection et cultes secrets font de ce sextuor des marionnettes de leurs pulsions sauvages. Comme la belle Camilla, jumelle de Charles, le roman fait « jaillir un éventail de fantasmes presque infini, du grec, au gothique, du vulgaire au divin ». Car, de mystères en non-dits, malgré l’assiduité du quintette à étudier les hiéroglyphes ou traduire le Paradis perdu en latin, Richard parvient à recueillir la confession d’Henry : ils n’en sont pas resté à réfléchir sur l’équivalence de la beauté et de la terreur chez les Grecs, ils ont poussé la pratique du rituel dionysiaque dans une obscure forêt jusqu’au paroxysme, jusqu’à ce qu’un paysan meure la cervelle déchirée, sans qu’ils sachent vraiment comment… Car « Dionysos est le Maître des Illusions ».
L’effroi rétrospectif tiraille alors les protagonistes, d’autant que Bunny, sidéré, à moins d’être vexé de ne pas avoir été convié à la sauvage et « splendide » bacchanale, harcèle ses amis, suce l’argent d’Henry, et menace de tout révéler au sein du campus : « Nous étions tous conscient du flacon métaphorique de nitroglycérine que Bunny portait sur lui nuit et jour ». Faudra-t-il l’éliminer avant que la neige recouvre le corps ?
Le roman est alors « un oxymoron fatal », il ne peut ressembler au « pays de l’amnésie » quand l’université de Hampden est « un merveilleux bouillon de culture pour le mélodrame et les déformations de la vérité ». Les angoisses de Raskolnikov piétinent alors le théâtre de l’action : « L’effet était très chic, à la fois antique et post-nucléaire, comme une cour pleine de cendres à Pompéi ». Non seulement la qualité évocatoire est toujours intacte chez Dona Tartt, mais son sens de la métaphore fait mouche ; non sans que ses judicieuses allusions à la culture antique et romanesque ressortissent de l’esthétique postmoderniste.
Reste que le questionnement moral vrille la dramaturgie parfaitement huilée, quoique souillée de cambouis. La hauteur cruelle de l’azur grec ne préserve pas du mal et du sens du péché. C’est en portant le cercueil de leur ex-ami, « tel le chœur des anciens dans une tragédie », que le flash-back de la scène du crime s’allume dans les consciences : « il était indéniable que le meurtre de Bunny avait transformé la suite des événements en une sorte de Technicolor éblouissant ». Difficile d’imaginer avoir élevé le crime au rang des beaux-arts, comme dans l’essai de Thomas de Quincey[2]. Y-aura-t-il pardon et catharsis pour les protagonistes, englués qu’ils sont dans le sordide bourgeois et estudiantin qui, non sans satire, fait contrepoint à l’aspiration au sublime, hélas pervertie ?
Héros apparemment brillants, qui semblent vouloir élever leur vie au niveau de l’œuvre d’art, tragédie nietzschéenne dionysiaque plutôt que chardonneret miniature, élite à l’antique au-dessus de la tourbe du commun des mortels, le club des dionysiaques sombre peu à peu dans l’avalanche de l’alcoolisme et des comprimés de drogues. Comme d’ailleurs la plupart des protagonistes, comme si la foule entière des étudiants, sans compter leurs familles, ne savaient guère s’adonner à d’autres activités, faisant fi du développement économique et intellectuel des Etats-Unis. Après leurs crimes, la désunion, les rancœurs, les indignités suicidaires se liguent contre leur belle arrogance culturelle initiale pour délabrer les ambitions, au risque de décrédibiliser l’étude de la langue d’Homère. Mais s’ils ont choisi le culte héroïque et dévastateur de Dionysos, c’est au détriment de l’idéal apollinien, de la Grèce de Périclès et de Platon.
La fin du Chardonneret se trouvant moins pessimiste que celle du Maître des illusions, peut-être faut-il y voir une capacité de se reconstruire, malgré le traumatisme originel… Les jeunes étudiants dionysiaques, eux, sauf le narrateur-observateur, sont nés avec une cuillère d’argent dans la bouche, ce qui tend à instiller l’idée selon laquelle si la richesse peut préjuger de l’esthétique, elle ne préjuge en rien de l’éthique de ses impétrants.
Indubitablement, Dona Tartt sait créer de la présence : ses personnages vivent sous les lèvres de notre lecture, s’élèvent dans toute leur identité physique et psychique au point de paraître une réalité de notre vision. Sa démarche, dans la tradition du réalisme européen, de Balzac à Thomas Mann, en passant par Tolstoï et Dostoïevski, sait ne pas se contenter de l’être là, mais nous prend par le bras avec une persuasive amitié pour nous amener au tribunal de la conscience de ses personnages autant que de la nôtre. Peut-on, pourtant, n’écrire de grands romans qu’en disséquant l’échec, la descente aux enfers -ou au purgatoire pour le Théo du Chardonneret- de ses personnages ? Le romancier doit-il renvoyer au lecteur le miroir des anti-héros ou des modèles ?
Certes, on ne bouleversera pas avec Donna Tartt l’épopée du roman du XXI° siècle. On songe aux apprentis de Dickens, à la haute société d’Edith Wharton, à la vacuité alcoolique sous stupéfiants de Brett Easton Ellis, à qui notre auteure a d’ailleurs dédié son Maître des illusions. De plus, elle ne se prive pas de faire allusion aux crimes, châtiments et culpabilités de Dostoïevski. Ce qui n’a rien d’un collage stérile, mais d’une réécriture plus que fructueuse, d’une somme et « ligne de beauté », malgré les plus faibles séquences du Chardonneret, afférentes aux dérives adolescentes et au glauque polar autour de Boris. Peut-on également douter de l’utilité des prologues trop obligeamment fournis par l’auteure au seuil de chaque roman ? Mais autour de Théo, l’épaisseur romanesque est celle d’un héros, lui aussi attaché à sa chaînette, comme à son destin désastreux, échappant de justesse aux sordides tréfonds des esclaves de Dionysos dans Le Maître des illusions, lui néanmoins partiellement sauvé par l’art, du peintre autant que de l’écrivain.
La Fontaine : Fables, illustrées par Gustave Doré, Hachette, 1867 ;
Guérin, 1869. Photo : T. Guinhut.
Jean de La Fontaine,
auteur de Fables enfantines et politiques.
« Je me sers d’animaux pour instruire les hommes ». C’est ainsi que La Fontaine, en sa dédicace « A Monseigneur le Dauphin », présentait dès 1668 ses Fables choisies et mises en vers, qui souvent des réécritures de celles d'Esope, étant entendu que cela n'enlève rien au talent du fabuliste du XVII° siècle. Mais les hommes ont-ils toujours été convaincus de leurs qualités d’instruction? En 1774, l’Abbé Aubert, autre fabuliste, dut dans son « Epitre sur l’Apologue », s’élever contre les préjugés attachés à l’auteur du « Loup et l’agneau » : « Ces Ecrits » […] « n’auraient que le faible avantage / D’occuper, comme Cendrillon, les loisirs d’un enfant volage. / Quoi ! ces Récits où le plus sage / pourrait puiser quelque leçon, / Seraient, sans nulle différence, / Mis au rang de ces contes bleus… » En d’autres termes, les fables ne sont-elles destinées qu’aux enfants ? Certes, nombre de ces poèmes sont chers au cœur des bambins, mais ils contiennent une portée morale et souvent politique qui ne peut s’adresser avec profit qu’à l’adulte confirmé. A moins que l’universalisme de la Fontaine et de l’apologue traverse tous les âges et toutes les générations.
Bien des fables sont récitées par les enfants : « Le loup et l’agneau », « Le corbeau et le renard ». Placés dans des situations aisément compréhensibles (« une cigale ayant chanté tout l’été », une fourmi « pas prêteuse») les animaux personnages parlent de manière vivante et simple, délivrant des morales explicites et accessibles : « La raison du plus fort est toujours la meilleure » ou « Trompeurs, c’est pour vous que j’écris : / Attendez-vous à la pareille ». Le catalogue d’animaux est divertissant au point qu’il a tenté bien des illustrateurs, d’Oudry à Grandville, y compris d’images et de bons points à collectionner. De plus le lion, le renard, « La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf » sont pittoresques et distrayants, dotés de traits évidents, de psychologies typiques et reconnaissables : la puissance royale du roi lion, la ruse du renard madré, le ridicule et la prétention du batracien sont de familiers caractères amusants, des modèles et contre-modèles aux vertus pédagogiques perceptibles sans peine, donc parfaitement adaptées aux enfants. De même, les allégories de « L’Amour et la Folie », permettent d’apprendre avec fantaisie pourquoi l’amour est aveugle et pourquoi il est guidé par la folie ; c’est de manière amusante, imagée, et intuitive, que l’enfant peut apprendre à rire et se méfier de l’amoureuse passion qu’il ne connait pas encore. La Fontaine n’écrivait-il pas pour le fils du roi Louis XIV, Dauphin de sept ans ?
La Fontaine illustré par Oudry (1729-1734)
aux Editions Diane de Selliers.
Cependant ce sont des vertus plus dignes d’un futur roi qu’enseignent également les Fables. Un enfant peut-il démasquer les tours et détours rhétoriques de l’argumentation judiciaire, du réquisitoire et de l’inutile plaidoirie de l’agneau ? Mieux encore, les figures du bon et du mauvais gouvernement dans « Les grenouilles qui demandent un roi », la satire du peuple et la dignité moralisatrice du dieu « Jupin » demandent pour être comprises, une expérience du monde, voire une initiation politique préalable : le passage de la démocratie à la monarchie, puis au tyran génocidaire qu’est la « grue » ne sont que le résultat de la bêtise du peuple. Lorsqu’au « Conseil tenu par les rats », il s’agit de se débarrasser du chat, donc de sa tyrannie, il y a plus de bavards que de héros : « Ne faut-il que délibérer / La cour en conseillers foisonne ; / Est-il besoin d’exécuter, / L’on ne rencontre plus personne ». Quant à « Les animaux malades de la peste », elle présente toutes les couches de la société, roi, clerc, guerriers et tiers état au travers d'un jugement inique. C’est une démonstration politique aux dimensions trop graves pour un enfant en même temps qu’une leçon donnée non plus seulement à un futur louis XV, mais aussi, non sans risques, à Louis XIV lui-même : en effet, elle dénonce l’absolutisme royal, les courtisans mauvais conseillers, la lâcheté de la foule, le sacrifice expiatoire du plus faible. La Fontaine est fabuliste, mais aussi philosophe politique. Avec « un trait de fable », il dialogue avec Machiavel et Hobbes… Même si Rousseau, dans L’Emile, eut le tort de déconseiller les fables aux enfants, à eux inaccessibles disait-il.
"L'amour et la Folie", Fable CCXXVII.
La Fontaine illustré par Oudry (1729-1734)
aux Editions Diane de Selliers.
« Delectare et docere » disait Horace. Plaire et instruire sont les vertus inséparables et complémentaires de l’apologue. Sous l’habit animal de la fable qui amuse, car « Tout y parle, même les poissons », l’enfant sent confusément qu’une plus haute valeur s’attache au bon sens du récit. Avec plus de finesse et de psychologie, de grandeur et de poésie que son prédécesseur Esope, la portée morale, explicite ou implicite, des œuvres de La Fontaine, qu’elle soit évidente, intuitive ou cryptique, prend en écharpe toutes les générations de lecteurs. C’est dans une continuité que l’amateur des fables est d’abord enfant puis adulte, et bien sûr de par l’éducation qu’elles continuent de délivrer. Comme le dénonce l’Abbé Aubert, ce ne sont pas des « contes bleus » (appellation des contes de nourrices et de fées) si l’on doit mépriser ce genre. Cependant Charles Perrault, l’auteur de « Cendrillon » et contemporain du classicisme de La Fontaine, est lui aussi depuis longtemps reconnu pour être découvert avec plaisir et profit par tous les âges de lecteurs, y compris par Bruno Bettelheim dans sa Psychanalyse des contes de fées. L’apologue n’est plus un genre puéril, mais un genre noble où l’historien des mœurs, le moraliste et l’analyste viennent puiser leurs enseignements. Ainsi, l’on peut inscrire La Fontaine dans une grande tradition de l’apologue qui englobe non seulement les fabulistes, mais aussi les romanciers : pensons à Micromégas ou Mémnon ou la sagesse humaine de Voltaire, en un siècle des Lumières qui ne dédaigne pas le récit plaisant pour que l’obscurantisme laisse place à la raison et de la tolérance.
L’Abbé Aubert, fabuliste oublié et pourtant talentueux, savait déjà combien La Fontaine mérite plus que la récitation de l’école primaire. Si nous retrouvons plus tard et avec ce dernier un tel plaisir, c’est avec la conscience de la vertu didactique du genre : nous sommes alors sensible au « Pouvoir des fables », dans laquelle :
« A ce reproche l’assemblée,
Par l’apologue réveillée,
Se donne entière à l’Orateur :
Un trait de fable en eut l’honneur ».
Nos contemporains, notre siècle même, peuvent-être lus par des adultes avertisavec le prisme des fables[1]. Elles étaient destinées à l’éducation d’un prince. Nous devenons aujourd’hui tous des princes de la poésie et de la pensée si nous pouvons goûter La Fontaine. Car, disait Horace, « On est charmé de voir, dans un tout régulier, / La vérité, la fable, en ses vers s’allier.[2]» Loin d’être puéril, le masque des animaux, des cochons, n’a-t-il pas inspiré Georges Orwell, prince de l’anti-utopie, lorsqu’il écrivit La Ferme des animaux pour dénoncer les totalitarismes du XX° siècle ?
Jugement dernier, XV° siècle, Museo Catedralico Diocesano, Leon.
Photo : T. Guinhut.
Séjours et matricules des démons :
Hugo Lacroix : L'Enfer, Mythologie des lieux.
Editions de la Différence, 244 p, 45 €.
Voici le matricule des démons et la cartographie de leur bien aimé séjour : l’Enfer ! Pavé des meilleures intentions encyclopédiques, cet album parvient à ranger avec brio tout son monde sous les auspices des « Géographies infernales », des « Habitants de l’enfer et de ses visiteurs », pour finir par le « contester » et, pire encore, par la découverte de « L’enfer sur terre ». Là où « l’enfer est paradoxalement un territoire de liberté, un sujet sur lequel l’écrivain quel qu’il soit ne se censure jamais. » Belle formule qui, au-delà du sadisme inhérent à l’exercice, reste à prouver.
Certes on aurait pu espérer qu’Hugo Lacroix range son univers sous les espèces des enfers de l’antiquité, puis de l’enfer chrétien. De plus il est justement obligé de tenir compte de bien d’autres séjours infernaux : islamique, bouddhiste et brahmanique, qui étalent également leurs ardents tourments. Précédée par une préface intitulée « Les pépites de l’enfer », aussi lisible qu’informée, l’érudition de l’anthologie thématique est stupéfiante, au-delà des textes bien connus de la Divine comédie de Dante, ou du Satan entraînant ses troupes dans le Paradis perdu de Milton. Religieux, poètes, romanciers, philosophes, ils évoquent, justifient et décortiquent cet imaginaire du mal haut en couleurs et noirceurs.
Entre les poètes latins, les évangélistes et l’Apocalypse, on aura ici bien des surprises. Dont celle de découvrir l’historien Diodore de Sicile, qui sait où sont les portes du royaume souterrain, le théologien Saint Thomas d’Aquin qui sait comment « le péché véniel peut devenir mortel » ; et de croiser en si sombre compagnie Léon Bloy jetant l’anathème sur l’humanité, ou René Girard qui s’interroge sur les liens entre « mythologie infernale et celle de Dionysos »…
Le pléthorique catalogue de la justice et des peines colle avec celui des cruautés. Hugo Lacroix, horrible travailleur, explorateur des vices et des souffrances, bâtit son livre sur la peur, le fantasme qui habitent la créature humaine troublée par ces questions indépassables : qu’y-a-t-il après la mort, le bien et le mal seront-ils séparés, récompensés et punis ? En plus de vingt-huit siècles consacrés à cette passion de l’architecture mentale, l’encre et le sang coulent à foison pour peindre le brasier de Satan. Mais, comme dans l’encyclopédie de Tlön, nous jugerons que de l’enfer on peut dire : « la métaphysique est une branche de la littérature fantastique[1] ».
Hélas, au-delà de l’effrayante et affriolante fiction, l’enfer vient troubler le sol de la réalité lorsqu’il est cruauté ordinaire et extraordinaire, « guerrier », « concentrationnaire », voire « rock and roll ». Ainsi défilent Thomas Hobbes chez qui l’homme est un loup pour l’homme, les chambres de Sade, les décennies de Goulag de Varlam Chalamov ou les camps nazis de Primo Levi. Jusqu’à Mick Jagger, qui se fait appeler en ses chansons « Lucifer » et qui menace de jeter « ton âme à la poubelle ».
L’anthologie théologique, littéraire et philosophique, en son ordre et désordre, n’est pas sans rappeler ici celles d’Umberto Eco, lorsqu’il éleva deux beaux et livresques monuments à l’Histoire de la beauté, à l’Histoire de la laideur, et, plus récemment, à l’Histoire des lieux de légende[2]. En quelques sorte d’ailleurs, ces trois thématiques trouvent leur correspondance, leur point d’orgue dans cet Enfer. Où le pire est peut-être ce que déplore Greil Marcus : un monde où « les distinctions culturelles sont dénuées de sens ». Péché capital que ne commet certes pas Hugo Lacroix, fiable intellectuel et esthète.
Comme Dante guidé par Virgile traversait en son livre les spirales de l’Enfer, Hugo Lacroix, guidé par son insatiable culture aux deux cent quatre auteurs, parcourt l’imagerie des églises, des bibliothèques et des musées, depuis les représentations les plus archaïques jusqu’aux plus contemporaines. Indubitablement, l’iconographie, soignée, abondante, rutilante de peintures, d’enluminures et de gravures, pas seulement en noir et rouge, est à la hauteur des fulgurances des textes, ou plutôt à la profondeur des corps et des âmes jetés dans l’embrasement eschatologique ou terrestre. Goya dialogue avec Botticelli, Félicien Rops avec Rodin, sans compter nombres d’œuvres bien plus rares, surtout médiévales. Oserait-on dire que ce livre est le paradis de l’enfer ? Il ne reste plus alors qu’à espérer le deuxième volet du retable : celui du paradis céleste rêvé et du paradis terrestre qui est souvent le nôtre, qui serait feuilleté, lu, avec moins de délectation morbide, mais avec la délectation du bonheur.
Thierry Guinhut
A partir d'un article, ici augmenté, publié dans Le Matricule des anges, janvier 2013
Museo del vetro, Murano, Venezia. Photo : T. Guinhut.
« Qu’est-ce que l’obscurantisme ? »
Emmanuel Kant
au regard du socialisme de gauche et de droite.
L’obscurantisme se définit comme la sortie de l’homme hors des Lumières, hors de l’état de majorité, d’où il sort par sa propre faute. La majorité est la capacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre, quand la minorité est un état où l’on entre par sa propre faute, et résulte d’un manque de courage pour s’en sortir sans être dirigé par l’Etat et le Socialisme. Non sapere aude ! Aie le courage de te servir de ta servilité ! Voilà la devise de l’obscurantisme. On aura reconnu ici la triste parodie de « Qu’est-ce que les Lumières ?[1] » d’Emmanuel Kant. Texte aujourd’hui oublié, bâché, condamné par la doxa, la loi et les mœurs d’un socialisme de trois décennies, autant de droite que de gauche, tant cette dernière a aspiré dans sa gueule idéologique la première, sommée de lui faire allégeance, quoiqu’elle eût une circonstance atténuante : son colbertisme natif. Qui donc, pour sortir de l’obscurantisme du Socialisme de gauche et de droite, osera se servir de son propre entendement ?
L’obscurantisme constructiviste socialiste est dans l’incapacité de voir la cavalerie de la dette de l’Etat et des collectivités locales, qui d’ailleurs est proportionnelle à la pléthore d’emplois d’une utilité douteuse. Les privilèges des élus et des hauts-fonctionnaires, du public contre le privé, des syndicats contre les patrons, attendent une nouvelle Nuit du 4 août où en déclarer l’abolition. Hélas, seule la nuit de l’obscurantisme aveugle notre entendement, tant le conservatisme du privilège est confortable à des cohortes d’affidés du socialisme indéboulonnable, quelque soit le piètre courage des gouvernements successifs.
L’obscurantisme est niché dans une politique économique soviétisée, qui chasse et pressure les riches, dans la tradition marxiste-léniniste, ligote les velléités d’entreprendre par les punitifs barbelés des taxes et des impôts sur les bénéfices, des plus victorieux aux plus modestes, sans compter un code du travail qui a triplé son poids en trente ans. Le « nul n’est censé ignorer la loi » devient au mieux une comique antiphrase, et doit se lire ainsi : « nul n’est censé ignorer la tyrannie ». A moins de se livrer au travail au noir qui devient un devoir moral de survie, une économique souterraine seule salvatrice, si l’on ne fait pas partie des entreprises à grand succès parmi le marché, ou du capitalisme de connivence avec la pieuvre de l’Etat.
Pourtant des chiffres effarants devraient alarmer l’entendement du Socialisme : en 2013, les investissements étrangers ont décrus de 77%, quand dans l’Union européenne, ils ont crus de 37,7 %. Laissez-nous gagner de l’argent, que nous soyons grands investisseurs ou minuscules entrepreneurs, promoteurs immobiliers ou exploitants de gaz de schiste : nous ferons mieux la prospérité du pays que l’éteignoir du Socialisme !
Aldous Huxley, dans son Meilleur des mondes, avait prévenu : « Mais la vérité est une menace, la science est un danger public[2] » C’est ainsi que la vérité économique menace le Socialisme, que la science est un danger public pour le dogme écologiste et passéiste, qu’il s’agisse du gaz de schiste, du principe de précaution, des OGM, ou des nouvelles technologies qui menacent de « destruction créatrice » les vieilles industries qui ne veulent pas se réformer, rêvant en luddistes de détruire les nouvelles machines qui menacent leur passéisme et leurs positions acquises. La chose est autrement dite par Aldous Huxley : « C’est ce genre d’idées qui pourrait facilement déconditionner les esprits[3] ».
Il ne devrait pas manquer d’experts, d’intellectuels, de philosophes politiques, d’économistes, pour dévoiler depuis leur propre entendement ces évidences. Trop rares ils sont, tant la presse est subventionnée, en même temps que saignée de ses bénéfices par les charges sociales, tant les journalistes ont la critique édulcorée, tant ces derniers boivent à la mamelle la doxa marxiste et keynésienne de l’antilibéralisme.
Pourtant chacun, au moyen de son propre entendement, voit de ses propres yeux l’étranglement fiscal des ménages et des entreprises. Ce qui vide de tout sens le droit de propriété inscrit au fronton de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Spoliation d’autant plus indue que l’Etat, au mépris de la connaissance de la courbe de Laffer, récolte moins en taxant plus, que l’Etat rend de plus en plus à ses citoyens le corollaire de l’impôt d’une manière indigente. Ce sont des services publics à la dérive : Education nationale, qui n’est plus une Instruction publique, vomissant des charretées de sans diplômes et d’illettrés, de délinquants et de contestataires djihadisés.
Le tropisme autoritaire est alors autant moral qu’économique. La répression des libertés individuelles passe par des lois qui veulent faire l’Histoire jusqu’à interdire la négation des faits, sans penser à ranger sous le même boisseau le négationnisme des camps nazis, des goulags et logaïs communistes. Mais aussi des jurisprudences qui s’appuient sur le concept fumeux de la dignité de l’homme au détriment de la responsabilité. L’Etat doit dire ce sur quoi et comment nous devons rire, quand notre propre entendement est sommé de ne plus savoir penser ni rire.
La vérité politique a sa Pravda, le droit-de-l’hommisme a son officiel credo que dément la non reconnaissance de la christianophobie, devant la seule reconnaissance de l’antisémitisme et de l’islamophobie, aux dépens de la liberté d’expression, de la liberté féminine. Car les archipels de charia s’étendent comme moisissure sur nos barres d’HLM et nos banlieues pavillonnaires. Tant que l’immigration ne sera pas plus libre pour ceux qui désirent contribuer aux libertés par leur travail et fermée pour ceux qui colportent le djihad moral et physique, tant que le Socialisme ne cessera pas d’abreuver d’aides financières les sans-papiers et les défavorisés -auxquels d’ailleurs il ferme l’accès à l’emploi et à la création d’entreprise de peur qu’ils s’enrichissent- afin de récolter à la pelle leurs bulletins de vote, l’obscurantisme socialiste et islamique contribuera à faire de nous des dhimmis.
Et quoique le Socialisme ne puisse pacifier ses banlieues et ses quartiers gangrénés d’une délinquance exponentielle, il fanfaronne en intervenant militairement en Lybie, au Mali, en Centrafrique, en un relent inavoué de colonialisme, faisant fi de la vie de nos soldats, imaginant d’intervenir en Syrie pour contribuer à l’expansionnisme islamiste qu’il ne combat en France qu’à la dernière extrémité terroriste.
De plus, au mépris de l’entendement universel, le Socialisme dépasse les frontières, quoiqu’il soit arrêté aux portes de gouvernements aux intellects économiques moins antilibéraux, comme le Royaume Uni, les pays germaniques et scandinaves, sans compter les heureux Suisses et Luxembourgeois, ou ces Néozélandais qui ont jeté à bas l’Etat-providence qui les étouffait. En effet, un Obama imagine d’augmenter le salaire minimum des fonctionnaires et des salariés des entreprises en contrats avec l’Etat fédéral de rien moins que 40% ! Quelle générosité… Outre qu’il dissuadera ces dernières entreprises d’embaucher, ne manquant pas ainsi de contribuer à la pauvreté, il sait habilement graisser la patte de sa pléthorique clientèle aux bruissants bulletins de vote démocrates…
Se servent-ils de leur entendement kantien ceux qui abandonnent leur jugement aux vaches sacrées des préjugés socialistes et colbertistes ? « Sapere aude ! » Ose savoir la vérité… « Moins d’état ! » devrait-on leur répondre, quand soixante mille dispositifs d’aides économiques sucent l’investissement, l’autonomie, l’innovation des entreprises, au profit des impôts et taxes qu’ils leur prennent pour que subsistent et croissent les servants de la fiscocratie. « Laissez-nous faire », répondirent les marchands et artisans au ministre Colbert qui prétendait les aider…
La Boétie connaissait dès 1547 La Servitude volontaire, examinant « s’il est possible, et comment il se peut faire, que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de nations, endurent un tyran seul qui n’a puissance que celle qu’on lui donne ; qui n’a pouvoir de leur nuire, sinon de tant qu’ils ont vouloir de l’endurer ». Quoique pire soit le tyran Socialisme puisqu’il a ses ministres, ses élus, ses hérauts et ses profiteurs, et que son verbe soit dans la plupart des têtes, y compris de ceux qui l’endurent. Car ses assistés, ses récipiendaires d’allocations chômage, de subventions et d’aides diverses croissent par milliers. « Ainsi le tyran asservit les sujets, les uns par le moyens des autres ». Pourtant, ceux qui vivent grassement ou maigrement du Socialisme qui a cru bon de rançonner les producteurs de richesse, du plus humble au plus fortuné, devraient relever la tête : « Quelle condition est plus misérable, que de vivre ainsi, qu’on ait rien à soi, tenant d’autrui son aise, sa liberté, son corps et sa vie ? [4] ». Il faut maintenant compter avec l’obscurantisme volontaire…
Et pour sublime divertissement officiel, le Ministère de la Culture, non content de nous offrir les services d’un Centre National des Variétés en coinçant ses mains prédatrices dans nos poches et dans nos oreilles, nous amuse avec les parties de scooter en l’air d’un Président qui confond les casques et les préservatifs, répudie une concubine qu’il avait placé au sommet de l’Etat avec l’argent généreusement ratissé dans la poche du contribuable à merci. Sans que son Ministère des Droits de la Femme s’émeuve de ce modèle d’indignité de la nature humaine, qui d’ailleurs ne s’émeut de l’égalité des sexes que là où la burqa de la charia de s’abat pas encore. Moralité : peuples et bobos, amusez-vous avec vos zizis, mariez-vous et divorcez pour tous, sauf pour les malheureuses de l’Islam, y compris en affirmant qu’on ne nait pas sexué, qu’on le devient, mais ne vous amusez pas à penser avec vos cerveaux. Là encore, Aldous Huxley avait prévenu : « A mesure que diminue la liberté économique et politique, la liberté sexuelle a tendance à s’accroître en compensation. […] Conjointement avec la liberté de se livrer aux songes en plein jour sous l’influence des drogues, du cinéma et de la radio, elle contribuera à réconcilier ses sujets avec la servitude qui sera leur sort[5] ».
« Nous sommes socialistes, et ennemis du système économique capitaliste actuel, qui exploite les économiquement faibles, avec ses salaires injustes, qui évalue un être humain selon sa richesse et ses biens et non selon la responsabilité et la performance, et nous sommes déterminés à détruire ce système à tout prix ». Devine, cher lecteur kantien, qui a dit cela ? Rien de moins qu’Adolf Hitler[6]. Entre le National-Socialisme d’une Marine Le Pen et le Socialisme International du Front de Gauche (deux fronts bien lourds), il n’y a que l’épaisseur d’une page du Manifeste communiste de Marx et d’une autre de Mein Kampf contrecollées. Ils ont en effet le même ennemi obsessionnel : le libéralisme, nos libertés individuelles, économiques et des mœurs, aveuglées par leur goût de la tyrannie et leur obscurantisme.
Le gouvernement est un club de lions repus, aux canines sans cesse menaçantes, l’Etat fiscal est une pieuvre aux tentacules visqueux et infinis, les collectivités locales des poulpes aux bouches avides, l’Education nationale un mammouth aux graisses syndiquées, le fonctionnariat une fourmilière aux capacités de reproduction inouïes, les collectivités locales des sangsues munies de pompes à subventions, la police des manifestations une meute de loups noirs, les humoristes des hyènes à collier, les prisons sont des nids de vipères qui sifflent face aux têtes des gardiens, les banlieues des ratières de délinquance et de prosélytisme coranique… Lecteur ne te sers pas de ton propre entendement ! Ne lis plus ni La Fontaine, ni Kant. Ecoute, enregistre, apprends, régurgite le muezzin officiel du Socialisme autocratique : « L’Etat veille sur ses citoyens pour leur bien, l’Education nationale est le paradis de l’égalité des chances et des sexes, la police et les juges sont les garants du pacte républicain, la presse est libre de critiquer la droite et le libéralisme, le multiculturalisme est une chance pour la France. Les requins de la Finance mondiale sont seuls responsables de la crise… »
Il est si commode d’être mineur et d’abdiquer son entendement. Si, cher lecteur, tu as un Socialisme de gauche ou de droite qui te tient lieu d’entendement, un gouvernement qui te tient lieu de conscience, un médecin qui juge de ton régime à ta place, etc., tu n’as pas besoin de te fatiguer toi-même. Répugne à penser librement les lignes qui précèdent, pourvu que tu puisses payer (ce qui ne saurait durer longtemps), d’autres se chargeront pour toi, et moins librement, de cette besogne fastidieuse[7] ! Les cendres des Lumières d’Emmanuel Kant doivent se retourner dans leur tombe…
Ironisant, Boileau, imagina au XVIIème qu’Apollon, dieu des poètes, allait faire le malheur de ses derniers s’il leur prenait la fantaisie de se soumettre aux contraintes des deux quatrains et des deux tercets. Ce qui n’empêcha pas que le sonnet, né au XIIIème des mains d’un inconnu en Sicile, popularisé par Pétrarque au siècle suivant, connût une vogue extraordinaire au siècle de la Pléiade, entre Ronsard, Du Bellay et Louise Labbé ; mais aussi Shakespeare, les Baroques italiens et espagnols… Depuis ces prestigieux ancêtres auxquels on revient avec bonheur, le sonnet parut une vieille lune formelle. Certes il eut des retours de flamme au XIXème, avec Nerval, Baudelaire, Hérédia ; mais le XXème, si l’on excepte Neruda ou Vikram Seth[2], lui fut plutôt hostile, préférant les libertés et les inconséquences du vers libre et de la prose. Est-il étonnant que la Babel de notre nouveau millénaire permette au phénix du sonnet, comme une plume de mésange éteinte retrouvant sa lumière, de renaître de ses cendres ?
Venue d’outre-Atlantique, l’initiative est étonnante : construire et publier au Canada une Anthologie de sonnets du début du troisième millénaire : Le Phénix renaissant de ses cendres, The Phoenix Rising from the Ashes. Ce titre étant une allusion au sonnet XIX de Shakespeare, dans lequel le quatrième vers évoque le phénix : « And burn the long liv’d Phoenix in her blood », ou « Et brûle du phénix les jours longs dans son sang ». Mieux encore, le tout est plurilingue : si la part belle revient à l’anglais, les sonnets français et espagnol pullulent. Sans compter ceux en chinois, et les ghazals, du nom d’une forme fixe persane, ces derniers heureusement traduits en anglais. Le livre parait mimer la nature polyglotte d’Internet qui a permis de susciter et rassembler des trouvailles, parfois publiées sur des sites, des blogs… Richard Vallance, le maître d’ouvrage et architecte de l’ensemble, en plus d’avoir traduit Shakespeare et son sonnet LIII, ou d’adapter un « aki-fuyu » japonais, contribue de sa plume à l’exercice avec une chute pour le moins pertinente, comme évoquant le pouvoir des sonnets : « If they run mad, though I may be God’s fool, / would poets foam for them where full moons rule ? »
La partie anglaise du recueil, qui commence avec le merveilleux « Ozymandias » de Shelley, est divisée en divers chapitres. « History », ou alternent visite aux marbres d’Elgin et au Musée du train, « Humour » avec un auteur qui signe « The Potato of Terror », « Life and death », « Nature », « Personnal Relationships », « Self-Perception », Sexuality », « Spirituality », « War and Peace ». Comme quoi le sonnet s’adapte à toutes les facettes de nos univers, sans oublier les « Sonnets on Poetry and the Sonnet ». Parmi lesquels Phlip Frey pratique l’autodérision : « This sonnet is ultra-modern, rhetoric free […] Its verbal polish resists / blurring, garbling, incoherency. » Mais au derniers vers d’Anna Evans, une charmante ironie affleure : « And that is where I stopped the verse to kiss you »…
C’est en français « que je garde le poème où c’est déjà froid », pour reprendre l’alexandrin d’Alin Anseeuw. Entre ceux que fascinent encore les velours, les roses des clichés de la poésie bien vieillote, et la suspicion envers tout élan lyrique et rhétorique, la place où faire confiance aux pouvoirs du poétique est restreinte et dangereuse. Laurent Desvoux fait des « Châteaux de mots », qu’il polie « pour le jeu du rimoir, du strophoir », dans les bus parisiens et parmi leur quotidienneté, comme sans trop y croire, « Pour la Sous-Préfecture - et la Surécriture ». Son talent un rien humoristique et doux amer de joueur de mots est symptomatique d’une grande partie de la poésie contemporaine qui se défie de toute transcendance, de tout lyrisme grandiloquent. Au risque de parler d’une voix trop modeste, quoique sa modestie l’honore…
Pourtant, apparemment également modeste, Abraham Lechaf réécrit le mythe d’Icare : « La cire fond mes ailes s’enflamment et je m’en fous ». Quand Joceyline Laurent ne faillit pas à la mission du poète : « Je dis les maux du monde, les beautés, ses fêlures. » Un auteur -dont nous tairons le nom- use d’un thème apparemment exagérément classique en s’adressant « A une jeune Aphrodite de marbre[3] ». Mais en lui écrivant « Pour que sonne en IPhone un sonnet qui soit toi », en y associant des métaphores résolument quotidiennes et modernes, comme « la ferveur d’une cuillère vide ». C’est peut-être là le secret de cette anthologie : associer aux formes canoniques une liberté et une modernité qui les subvertissent de l’intérieur tout en les justifiant.
Côté espagnol, « desangrandose en semen, tiempo y poco mas », ou « se saignant en sperme, temps et à peine plus », Amparo Arrospide retrouve le champ tragique de la grande tradition baroque, quand José Antonio Pamies assure : « Toda la eternidad tiembla de frio ». Plus loin, Robin Ouzman Hislop demande : « Que es el velo / que ondula fascinante tras el limite ? » Ainsi la dimension métaphysique fait trembler le sonnet…
« This poem will be silent », dit Daniel Langton, quand Francis-Etienne Sicard Lundquist écrit « Où se meurt un oiseau sans faire de vacarme ». La discrétion doit être une des qualités du sonnet. Certes il faut imaginer que nombre de vers en cette anthologie sont de qualité inégale ; et qu’il est vain de voisiner en cette anthologie avec ceux de Ronsard, Valéry, Nerval ou Rilke qui asseyent, dispersés en ces pages, l’incontestable légitimité du genre, comme un argument d’autorité qui placerait sous son patronage les divers contributeurs.
La liberté, thématique et stylistique, voire syntaxique, dans la contrainte, la concision, la charnière argumentative de la volta (entre quatrains et tercets), la chute, tout conspire au défi intellectuel, à la possible et indéfinissable explosion de l’écart poétique, grâce à l’union de l’idée originale, des images surprenantes et de la musicalité… Ainsi, après peut-être trop de facilité en le cours du vers libre et de la prose plus ou moins poétique, dont ont peut-être abusé nos poètes du XXème, le sonnet retrouve-t-il la confiance des plus récents poètes du troisième millénaire. Qu’il soit construit de deux quatrains et de deux tercets, ou compact en ses quatorze vers, voire gréé de trois quatrains et d’un distique, comme par Shakespeare. Car dans la petite et ancienne cage du sonnet, ce « reflet du cosmos » (dixit Richard Vallance) à ne pas considérer comme un vice formaliste, qui sait si l’ambition d’un chant moderne, décalé, cependant universel, de la « recherche de la langue parfaite », peut s’entendre pour dire le monde et notre comment vivre…
« Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème.[4]» professait Boileau qui s’est à peine essayé d’exercer ainsi ses talents. Tous les auteurs de cette anthologie aux trois cents poèmes avaient-ils cette maxime sous la langue, au moment de couler leur inspiration dans le bronze du papier et de l’écran où s’impriment et s’illuminent leurs sonnets ? Il y eut, à la fin du XIXème, un beau volume un peu oublié, intitulé Le Livre des sonnets[5], réunissant cent-soixante sonnets depuis le XVI°. L'on y trouve Ronsard, La Boétie, Molière et Voltaire, Musset, Gautier, Hérédia, et bien des inconnus aux noms moins épais que la poussière évanouie des tombes. Mais aussi Félix Arvers, qui réussit à acquérir une mince célébrité avec un seul sonnet : « Mon âme a son secret, mon cœur a son mystère »… L’avenir dira peut-être si, parmi Le Phénix renaissant de ses cendres, sont les Ronsard et les Arvers d’aujourd’hui, ou les déjà oubliés. Car si chaque lettre est un peu de cendre en ce volume publié dans la lointaine Colombie britannique, soudain si proche, en chacun de ses sonnets brûle, qui sait, un feu nouveau, pour éclairer les neurones de nos langues. Cette modeste Babel où les poètes s’entendent…
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.