Abizanda, Huesca, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.
Ramon Sender ou l’art du huis-clos
franquiste et espagnol :
Le Fugitif, Le Roi et la Reine,
O.P. Ordre public.
Ramon Sender : Le Fugitif, traduit de l’espagnol par Claude Bleton.
Attila, 2012, 224 p, 18 €.
Le Roi et la Reine, traduit par Emmanuel Robles, illustrés de collages et dessins d’Anne Careil,
traduit par Claude Bleton, Attila, 2008, 270 p, 18 €.
Ramon Sender : O. P. Ordre public, traduit par Claude Bleton,
Le Nouvel Attila, 2016, 240 p, 18 €.
Plus encore peut-être que l’Occupation et la Guerre d’Algérie pour les écrivains français, la guerre d’Espagne, parce que civile, est une épine sanglante dans la mémoire des romanciers espagnols, taraudés par la répression et la chape de plomb franquiste qui pesa de 1936 à 1975. Ainsi, parmi les premiers, et dans nombre de ses romans, entre Le Fugitif et O. P. Ordre public, Ramon Sender (1901-1982), plutôt que seulement s’engager parmi les champs de bataille, a longtemps continué d’engager dangereusement sa plume, de façon à exhiber les conséquences et la cristallisation du franquisme dans de réalistes, quoiqu’étranges, voire magiques, huis-clos.
Dans Le Fugitif, un Républicain « fanatique de la liberté » fuit la traque des « fanatiques franquistes ». D’abord caché entre une porcherie et un piano, il trouve refuge dans un confessionnal, où il se voit obligé d’entendre les péchés d’une pénitente, puis finalement au sommet du clocher. Là, « dans le réduit de l’horloge » qui compte trois poupées de bois condamnées à l’immobilité par l’usure et la négligence, comme autant de Parques, il voit « les simulacres de femmes » de son passé. Entre Pélagia et Martina, Euphémia lui rappelle Marcella, qui le « regardait comme le monstre froid de Hegel »… Sans gêne aucune, il dialogue avec ces trois figures, amour, mythes et science se bousculant dans son discours. Reclus dans « la chambre du temps », ce narrateur cultivé médite, rêve, en proie à un vertige métaphysique menacé par la mort. Au rythme des baptêmes, noces et enterrements, le cycle de la vie du village tourne au-dessous de lui. Le voilà glosant sur les racines juives de Don Quichotte, frôlant ainsi l’essai. Et parfois l’aphorisme : « Il semble que le jeu social n’a pas d’autre solution que l’assassinat ou l’hypocrisie. Je préfère cette dernière. » Poussé par la faim, malgré le secours de quelques biscuits et hosties, sans oublier l’eau bénite, il finit par se prendre aux cordes des cloches, remettant inopinément, ô ironie du sort, les poupées qui ameutent alors la population. Aussitôt décroché, il est l’objet d’un procès. La justice est alors l’objet de la satire : « Le juge était un homme insensible au grandiose ou au sublime, mais il se passionnait pour des vétilles ». Devant la joyeuse sérénité du condamné à mort, on se refuse à le pendre avant qu’il ait repris goût à la vie. L’humour pince sans rire de Sender fait merveille et le roman se fait alors bien plus métaphysique et onirique qu’historique. Au point de balayer les barrières des genres et des registres littéraires : « Je voyais alors ma mort comme un simple et rapide passage de l’être naturel à l’être ensorcelé ».
L’art n’est-il, comme l’affirme un de ses personnages, qu’une « affaire de combines sur le marché des vanités sordides » ? Celui de Sender a quelque chose de baroque, de cynique, qui mérite de marquer l’esprit du lecteur. Sommes-nous à la frange du surréalisme ? Il est en tous cas bien fantasque, désacralisant la terreur franquiste jusqu’au merveilleux, grâce à sa seconde captivité, dans un château, son histoire d’amour onirique avec une mendiante… Ne disait-il pas, confirmant une esthétique proche du réalisme magique latino-américain : « Mon propos relève plus de l’illumination que de la logique. J’essaye de suggérer des plans mystiques à partir desquels le lecteur puisse rêver. »
La lecture de Sender procure un plaisir sombre et cruel, raffiné, comme à la vue d’une pirouette mentale de la liberté et de l’humour devant les atrocités de l’histoire. Il faut le fréquenter assidument. On relira son emblématique Le Roi et la Reine ; de façon à savoir ce qu’il en coûte d’étrangeté à se montrer nue à son jardinier quand on est une duchesse, considérant qu’il ne s’agit pas là d’un homme. Encore une fois, la guerre civile espagnole rompt les usages et permet un huis-clos grave et facétieux, un dialogue d’abord contraint, puis édifiant, passionné entre les protagonistes soudain rapprochés. Après une orgie de sang et bien des délibérations politiques et mentales, « Le Roi et la Reine ne sont plus ceux que l’on pense »…
Il n’y pas de désordre sans prison, ni de d’ordre sans prison. Avec Ramon Sender l’Ordre public offre le pire : une prison abjecte. Nous sommes sous la dictature de Primo de Rivera, dans une Espagne où les années 20 étranglent les promesses de l’illusion communiste, comme du progrès libéral. Un jeune journaliste, incarcéré à la Moncloa, le plus vaste établissement pénitentiaire de Madrid, est témoin d’une explosion de colère, d’une émeute éphémère ; mais les espérances sont déçues par la brutale répression, puis par les exécutions au garrot. Entre le tyrannique « Ordre Public » et « l’ordre universel » des libertaires, le monde est scindé en deux.
Ce pourrait n’être qu’un reportage romancé en huis-clos, une galerie de portraits de voleurs et criminels aux surnoms évocateurs : « le Pompon », « le Zèbre », « le Bibliothécaire », « la Tripe »... Mieux, « le Journaliste » incarcéré, converse, conjointement à l’entrée des souffles de l’air parmi les murs, avec un personnage pour le moins insolite et finalement allégorique : « le Vent ». La plupart sont des prisonniers politiques, en « cette braderie qu’est la morale espagnole ». Entre « messe » et « isolement fers aux pieds », le « devoir est de semer les haines et de les féconder dans le sang ». Si le roman engagé pêche par excès de manichéisme, dénonçant avec verdeur le clergé et « le bourgeois », l’écriture est évocatrice, colorée, puissante, mêlant lyrisme et tragique, imprégnée de réalisme magique : jusqu’à la présence du « diable », qui reste à interpréter…
Ce sombre et néanmoins énergique roman, paru en 1931, fut inspiré à Ramon Sender par sa propre détention, à cause de ses convictions anarcho-syndicalistes et de ses protestations contre la dictature militaire. Quoiqu’inscrit dans un contexte politique daté, prémices du franquisme à venir, de par sa dimension documentaire, mais aussi baroque, il reste intemporel.
Le texte le plus célèbre de Ramon Sender est probablement son Requiem pour un paysan espagnol. Il s’agit d’une étrange cérémonie funèbre célébrée par un prêtre dont la responsabilité est pour le moins trouble dans l’assassinat de son patient par les phalangistes en 1936 : « La mort de Paco était si fraîche que Mosén Millan croyait encore avoir des taches de sang sur ses vêtements ». On devine que notre écrivain, dont la famille fut exécutée par les Franquistes, se trouva copieusement et scrupuleusement censuré tout au long du régime de Franco. Aragonais, anarchiste militant, exilé au Mexique puis aux Etats-Unis, dont La Sphère[1] reprend de manière romanesque le voyage en bateau sur les flots de l’Atlantique, éditeur prolifique, Ramon Sender, ce fou littéraire très sensé, a écrit une soixantaine de romans, dont treize sont chez nous traduits. Treize seulement ! Qu’Attila, devenu Le Nouvel Attila, continue ce beau travail, sans omettre le bonheur de ses maquettes et de son étonnante illustratrice Anne Careil, et que sous les pas de son étonnante démarche éditoriale poussent de nouvelles traductions…
Thierry Guinhut
La partie sur O. P. Ordre public est parue dans Le Matricule des anges, juin 2016.
Amédée Pichot : Galerie des personnages de Shakspeare, Baudry, 1844 ;
Galerie des Femmes de Shakspeare, Krabbe, 1844.
Photo : T. Guinhut.
Shakespeare, le mystère dévoilé ?
Stephen Greenblatt : Will le magnifique.
Lamberto Tassinari :
John Florio alias Shakespeare.
Arthur Philips : La Tragédie d’Arthur.
Stephen Greenblatt : Will le magnifique, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Marie-Anne de Béru, Flammarion, 2014, 479 p, 22,90 €.
Lamberto Tassinari : John Florio alias Shakespeare,
traduit de l’anglais (Canada) par Michel Vaïs, Le Bord de l’eau, 384 p, 24 €.
Arthur Philips : La Tragédie d’Arthur,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Bernard Hopffner, Cherche Midi, 516 p, 22 €.
« Il mourut comme il avait vécu, sans que le monde y prenne garde. […] il semble aussi, presque à lui seul, avoir maintenu le niveau de la tragédie et de la romance. » Ainsi conclut en son excellent volume Peter Ackroyd[1]. Hélas les trop nombreuses tentatives biographiques venues des siècles passés n’avaient guère su percer le mystère Shakespeare (1564-1616). Le si peu de documents assurant son existence laissèrent penser au prête-nom d’un aristocrate : car un bourgeois parvenu ne pouvait posséder un tel génie ! Peter Ackroyd sut, entre maints biographes, avec élégance rendre à l’homme de Stratford sa vaste identité. Cependant, grâce à de récentes découvertes, et au-delà de la seule narration d’une existence, Stephen Greenblatt s’attelle à la tâche exaltante de comprendre comment un individu de l’époque élisabéthaine a pu devenir le plus grand dramaturge de tous les temps. À moins que l'on accorde crédit à la conviction de Lamberto Tassinari, selon laquelle le maître de Stradford on Avon serait rien moins que John Florio.Voire que l'on imagine, comme le fait Arthur Philips, qu'il y ait quelque part une vraie-fausse tragédie du maître...
Tracé par Stephen Greenblat, le tableau de société dans laquelle évolue Will est édifiant : tensions politiques autour d’Elisabeth I°, menacée d’assassinat, persécutions du pouvoir religieux protestant contre les Catholiques, au plus près de la famille de notre poète, qui prit soin de se garder des controverses théologiques. Est-ce pour cette raison que l’on n’a conversé aucun document personnel ? On suppose qu’en 1587, il est embauché comme acteur par les « Comédiens de la reine », puis comme auteur. Un dramaturge concurrent se moqua en le traitant de « Shakescene », ébranleur de scène. Réputés lieux de débauches, les théâtres étaient sommaires, hors les costumes ; mais, de la gent modeste à la souveraine, on en raffolait. Surtout quand les acteurs Alleyn et Burbage interprétaient les pièces de Marlowe, puis le personnage indécis et fou d’Hamlet, grâce à « l’énergie inouïe et l’éloquence du vers blanc ».
Il fallut à Shakespeare une éducation exceptionnelle : l’apprentissage du latin, qui ne brillait pourtant pas par sa pédagogie, lui permit de lire avec un fol appétit les auteurs classiques. Les fêtes campagnardes, les « combats d’ours ou de taureaux », les exécutions, les spectacles offerts à la reine et les théâtres de moralité lui apprirent la psychologie des humbles, des criminels, des « écrivains encanaillés », des foules et des rois, mais aussi le manichéisme théâtral, qu’il sut bientôt dépasser. Tout cela, grâce au minutieux travail d’enquête textuelle de Greenblatt, retrouve sa place dans les comédies et les tragédies de « Will le magnifique ». Ainsi le métier du père, « gantier », rebondit dans la « peau de chevreau » de bien des métaphores. Mais comment expliquer qu’il connût tout autant le droit, la théologie, l’art militaire… Fut-il antisémite en créant Shylock, son Marchand de Venise, dépressif avec Hamlet ? C’est cependant presqu’avec certitude que nous pouvons affirmer qu’il fut un catholique secret…
« L’amour du langage, une certaine excitation érotique procurée par le jeu théâtral », le désir de revendiquer sur scène une identité de gentilhomme, contribuent au portrait. « En tant qu’artiste, il incorpora dans son œuvre la totalité ou presque de ses connaissances et expériences. » Y compris son mariage décevant avec Anne, de huit ans plus âgée que lui, dont on retrouve l’écho en de méchants mariés… L’essayiste ne laisse alors rien au hasard : chaque fait, « remanié par l’imagination », s’appuie sur de nombreuses, pertinentes citations des pièces et des Sonnets, dont le jeune homme blond aimé s’avère bien être Henry Wriothesley.
On ne cesse d’apprendre, en cet excitant volume, comment son temps nourrit ses pièces de subtile manière. Ainsi Macbeth, au travers de son héros éponyme, assassin du « subtil Duncan », présente au roi Jacques Ier (successeur d’Elizabeth Ière) un hommage, par le biais de son ancêtre Banquo qui restaura la légitimité ; tout en glissant de discrètes allusions à la conspiration des poudres de Guy Fawkes, qui fomentait un régicide. C’est ainsi que le « heurt à la porte dans Macbeth » impressionna tant les spectateurs et, plus tard, Thomas de Quincey : car Lady Macbeth a beau vouloir se laver les mains, sa peau « exhibe la nature humaine dans son attitude la plus abjecte et humiliante[2] ».
Le passé historique, la littérature ancienne (en particulier les Vies des hommes illustres de la Grèce et de Rome de Plutarque), le présent politique, tout est, chez Shakespeare au service de la création : « Tout ce que la vie lui infligea de douloureux, crise d’identité sociale, sexuelle ou religieuse, il en tira bénéfice pour son art (puis fit de son art une source de profit) ». Sa dernière douleur fut-elle d’apprendre l’incendie du Théâtre du Globe, de voir l’indignité d’un de ses gendres ? Il ne semble pas avoir souffert de son retrait du théâtre, en 1614 ; et ce n’est pas par hasard qu’il fait dire au magicien Prospéro, dans La tempête : « A mon ordre les tombes / Ont réveillé leurs morts ; s’ouvrant les ont lâchés/ Tant mon art est puissant ! mais cette magie grossière, / je l’abjure ici même. » Il prit sa retraite, se consolant avec sa fille Susanna, dont il savait reconnaître l’amour, au contraire du Roi Lear…
Force est de reconnaître que l’artiste autant que l’entrepreneur de spectacles théâtraux a su mener à bien son destin, même si l’on eût souhaiter voir d’autres pièces surgir de ses dernières années. De même, conformément à son éthique, en ses comédies et tragédies, « il s’appuie toujours sur le principe moral que l’homme fait lui-même sa destinée plus qu’il ne la subit, et que, si son bonheur et son malheur dépendent quelquefois de la fortune, il les prépare plus souvent par son initiative individuelle.[3] »
Certes, Stephen Greenblatt, cet universitaire né en 1943, auréolé de prix et de succès pour son Quattrocento[4], joue d’autant de savoirs que de « conjectures » brillantes, en son roman-document de formation. Comment connaître réellement toutes les rencontres qui l’inspirèrent, à quels spectacles et événements Shakespeare a pu assister ? Sans compter que le biographique n’explique pas tout. Mais, en brossant un tableau richement informé, érudit, enlevé, il rend plus que plausible le rapport au monde et à son époque qui ont formé l’auteur génial d’Hamlet, de surcroît judicieux investisseur de sa fortune. Reste à décider l’indécidable : pourquoi tel individu, alors que d’autres ont baigné dans le même milieu, est-il devenu le Shakespeare que nous connaissons ? Certainement « il faut que les hasards de la génétique rencontrent des circonstances culturelles et institutionnelles particulières. » À moins que, comme le prétends Lamberto Tassinari, que Shakespeare soit John Florio...
Quoi, encore une révélation sur l’identité de Shakespeare ! On imagina que le jeune Marlowe, auteur du Docteur Faust, et selon toute apparence tué dans un duel, se serait caché pour continuer son œuvre dramatique et se servir de l’acteur Shakespeare comme prête-nom. De même l’hypothèse Francis Bacon, et Edward de Vere, comte d’Oxford ; et bien d’autres qu’il vaut mieux, par pudeur devant de telles billevesées, oublier[5]… Pourquoi un tel acharnement à nier la paternité littéraire de l’auteur d’Hamlet ? Parce que les éléments réellement biographiques sont minces et lacunaires ; mais surtout parce que l’on dénia longtemps à un roturier de village « mal instruit » et secoueur de planches (pour jouer sur le sens de son nom) la capacité de créer un tel univers poétique et scénique. Cependant, depuis un siècle, on s’accorde à penser que Shakespeare est bien Shakespeare, et les biographes et autres essayistes, Harold Bloom, Peter Ackroyd[6] et Stephen Greenblatt en tête, ne le remettent plus en question…
Ainsi la prise de risque de Lamberto Tassinari parait d’avance invalidée. « L’identité de Shakespeare enfin révélée », clame-t-il sur la couverture avec un rien de provocation, d’esbroufe. Pourtant, une fois la première réticence passée, et la lecture entamée, l’hypothèse ne laisse pas d’être séduisante.
Giovanni Florio naquit à Londres d’un père italien en 1553, pour mourir en 1625, donc largement dépassant la carrière du dramaturge officiel (1564-1616). Cet humaniste polyglotte, « courtisan érudit », familier des milieux de la diplomatie et secrétaire de la reine du Danemark, bien connu de ses contemporains, est l’antithèse de « l’homme de Stratford », qu’aucun écrivain ni notable ne mentionne. Cet italien anglicisé et protestant, de surcroit d’origine juive, grand connaisseur de la Bible (à l’instar du barde anglais), est un linguiste émérite, auteur d’un dictionnaire italien-anglais immense et inventif, The Worlde of Wordes, sans compter un manuel de conversation bilingue. Ce dont on trouve un écho dans la leçon d’anglais d’Henri V. Alors qu’il traduit en 1603 les Essais de Montaigne, dont les vocables et le style deviennent ainsi résolument shakespeariens, un passage de La Tempête est calqué sur le discours sur les sauvages. Le « trésor de mots » et l’abondance des connaissances de Florio s’exprimeraient alors dans le corpus théâtral qui regorge d’inventions linguistiques, d’allusions scientifiques et spécialisées, mieux que sous la plume d’un impresario voleur et d’un « singe-poète », selon les mots de Ben Jonson. D’autant que George Coffin Taylor, auteur d’un Shakespeare’s Debt to Montaigne[7], montre que « cent seize mots du Roi Lear qui sont nouveaux pour Shakespeare après 1603 lui sont probablement venus de la traduction de Montaigne par John Florio (imprimée en 1603) » ; sans compter qu’Hamlet, écrit avant cette impression, comprend un bon nombre mots semblables… À moins que notre linguiste fût l’inspirateur de l’auteur des Sonnets[8], que Lamberto Tassinari attribue hardiment aux plumes conjointes de Florio et de son père. Ce en arguant que le dédicataire de ces Sonnets, Henry Wriothesley, comte de Southampton, en tant qu’ « aristocrate italianisant fut pendant plusieurs années un élève, puis un ami et protecteur » de l’éminent linguiste.
L’argument le plus troublant en faveur de la thèse de Tassinari est, dans l’œuvre du dramaturge élisabéthain, la surabondance des allusions à l’Italie, des sources italiennes, la plupart du temps non traduites à l’époque, comme les Nouvelles de Bandello, voire le Roland furieux de l’Arioste et les pièces de la Commedia dell’arte, qui eussent nécessité qu’un Shakespeare lût la langue de Dante, compétence qui ne manquait pas à John Florio, traducteur émérite du Decameron de Boccace. À cet égard, on notera que Florio hébergea de longs mois, à Londres, le philosophe Giordano Bruno, qui ne parlait pas anglais, et par ailleurs menacé, dont l’influence sur le père du Songe d’une nuit d’été n’est plus à prouver.
Etrange : le testament autographe de William Shakespeare n’a rien de shakespearien, et il n’y mentionne aucun livre (alors qu’ils étaient à cette époque bien valeureux), quand celui de John Florio -ici entièrement reproduit-, beaucoup plus raffiné, contient une brassé de mots caractéristique du dramaturge, dont des hapax…
« Les protecteurs et les amis de Florio sont ceux de Shakespeare » (dont Ben Jonson), affirme Tassinari. De plus, ils dédicacent leurs œuvres aux mêmes aristocrates, avec une rare proximité stylistique redevable de l’euphuisme de John Lyly, ils ont le même imprimeur. Les comédies, drames et tragédies semblent n’avoir circulé que de manière anonyme, avant d’être réunies dans le fameux folio de 1623 qui attribue soudain l’immense paternité de son théâtre au grand William. Florio est-il « la main invisible » de cette manipulation ? S’est-il dissimulé en son pseudonyme pour ne pas subir l’ire des xénophobes, la réputation douteuse du théâtreux ? Pire, on l’aurait évincé, au profit d’un « Shakespeare national »…
C’est avec un certain humour qu’Umberto Eco réunissait, dans La Memoria vegetale[9], une petite bibliographie, néanmoins impressionnante, s’échinant à prouver la paternité de Lord Francis Bacon, véritable auteur de La Nouvelle Atlantide. Bibliographie destinée à ne rejoindre que le musée des curiosités. Peut-être un même destin est-il réservé au travail de Lamberto Tassinari, fondateur et directeur de l’étonnante revue montréalaise Vice versa. Au sortir de son essai savant et documenté, d’une lecture plus qu’agréable, palpitant comme une enquête, même si son auteur se laisse un peu trop emporter par son enthousiasme polémique contre les fermes gardiens du temple shakespearien britannique, et malgré des redites, par des citations aux allusions pas toujours flagrantes, sommes-nous définitivement convaincus ? Quand bien des critiques ont argué des conditions de la création théâtrale à l’époque élisabéthaine, frappée d’anonymat et cousue de rédactions collectives, pour évacuer l’hypothèse hardie de Tassinari. Sans aller jusqu’à la plus ferme conviction, nous voilà pour le moins troublés, séduits, car la mosaïque qui se construit sous nos yeux plaide avec une époustouflante pertinence la thèse de la paternité de John Florio, Shakespeare plus vrai et «florabondant » que nature.
Etre ou ne pas être un faussaire shakespearien ? Ainsi joue Arthur Philips avec son lecteur en sa Tragédie d’Arthur. Umberto Eco serait probablement ravi par ce roman. Comme en compagnie de l’auteur de La Guerre du faux[10], c’est avec délectation que nous voici pris dans la structure faite de mosaïques et de reflets, d’éléments emboités qui tissent cette vraie et fausse tragédie. En effet, aucune barrière ne nous sépare de l’aisance narrative et intellectuelle avec laquelle son auteur nous emporte, au point de paraître nous convaincre de devoir bouleverser l’histoire littéraire.
Peut-on, comme ce père indigne, passer sa vie à louvoyer entre arnaques, faux en tous genres, et pourtant léguer à ses jumeaux, l’un devenu romancier, l’autre actrice, un authentique inquarto de 1597 d’une pièce de Shakespeare parfaitement inconnue ? Certes, il a élevé Arthur et Dana dans le culte du créateur d’Hamlet, au point qu’ils soient devenus un peu déjantés autant que d’indubitables spécialistes. Mais à force de sculpter les champs de maïs comme un extraterrestre, d’offrir un passeport soviétique ou une balle de base-ball signée, d’imprimer des billets de loterie, il s’abonne à l’incarcération, voit sa femme divorcer pour un mari plus sage… Sans de même choir dans la délinquance, le fils quitte son job de publiciste pour une Heidi éphémère à Venise, pour une déambulation européenne, un mariage avec la tchèque Jana, qu’il abandonne avec ses deux jumeaux. Arthur et Dana sauront-ils se démarquer de cette « idole de toujours (…) imposteur et perdant », grâce à un « déménagement du destin » ? Où la gémellité est cruciale, rêvant« d’une proximité indescriptible, parfaitement connectée », au point d’aimer la même femme, Pétra, non sans drame...
C’est dans le parloir de son pénitencier que le père confie au fils romancier, qui doit « écrire le livre de sa vie », le secret du précieux volume ancien volé quelques décennies plus tôt, imaginant les droits colossaux qui l’enrichiraient. S’en suivent les tractations juridiques et éditoriales (y compris leurs fac-simile) qui mènent à la publication de cette bombe de l’histoire théâtrale par les soins du fiston : est-il, à l’issu de l’examen critique, des doutes et des expertises scientifiques concluantes, convaincu, ou gagné par le virus du faussaire ?
Cette chronique familiale, ce roman postmoderne, dans lequel « tout a déjà été écrit il y a des siècles » est une réécriture décalée du monde et des topoï de Shakespeare, pour lequel on imagine une fumeuse théorie à base de deux auteurs, un Comte et un Juif. Comme le couple d’Arthur est un miroir déformé de celui de ses parents, le roman est formé de et par trois Arthur : le héros de la pièce retrouvée, le narrateur-personnage, et l’auteur. Ainsi, le roman gigogne propose en l’ancienne « tragédie » un roi Arthur qui fait de Philip son héritier et « dans un monologue, admet qu’il est un imposteur ». Autant le maître de Stratford que celui du roman doivent en convenir : « oui, il est fort probable qu’il a dissimulé quelques cuillérées d’autobiographie onctueuse dans ses fictions épurées. »
C’est bien à ce moment que l’on pense à rapprocher ce qui est à la fois roman et métafiction du prestigieux Feu pâle[11] de Nabokov, dans lequel les 999 vers du poème autobiographique de John Shade sont parasités par les commentaires de Kinbote. Poème ou théâtre au cœur du récit, comme lorsque Hamlet fait représenter une pièce sur scène, permettent les jeux de miroirs subtils de la mise en abyme, figure artistique et de rhétorique dont Arthur Philips s’est assuré la maîtrise avec un indubitable brio.
La performance virtuose va jusqu’à nous livrer une « préface » prétendument de l’éditeur Random House, puis, in extenso en fin de volume, cette « Tragédie d’Arthur ». On trouvera bien shakespearienne, quoique un peu brute, cette mise en scène épique de la lutte d’Arthur pour consolider son royaume, contre Ecossais, Saxons et Pictes, tandis qu’un de ses fils, l’illégitime Philip, est destiné à lui succéder :
« Je voy dans tous tes muscles et je vois dans tes yeux
Preuve de ton discours : tu es mon impression[12].
Ces linéaments me sont connus comme si
J’observois un miroir d’autres années qui garde
Images reflectées il y a si longtemps. »
La pièce est alors un pastiche troublant et vigoureux, pour lequel l’archaïsant traducteur s’offre le luxe époustouflant des alexandrins, non sans l’enrichir de notes aussi profuses que précises.
Au moyen de divers points de vue, Arthur Philips -né en 1969- revisitait dans L’Egyptologue, l’histoire de l’archéologie ; avec Angelica, il dressait le puzzle d’une histoire de fantôme victorien. Aujourd’hui, doué d’une prose séductrice, d’humour et de gravité, d’un impressionnant don théâtral élisabéthain, a-t-il recréé ou retrouvé un trésor shakespearien ? A-t-il bluffé son lecteur ? N’a-t-il écrit que dans les marges du barde de Stratford pour livrer au voyeurisme du lecteur les passions punies et impunies d’une famille ou lui a-t-il offert une indispensable réincarnation, inquiète et contemporaine ? Sans nul doute, «Il n’existe pas de vocation plus haute pour un homme que de créer, et créer des mondes à partir des mots est la forme la plus élevée de création».
Geai des chênes, La Couarde, Île de Ré. Photo : T. Guinhut.
Le silence des odeurs.
Alain Corbin : Histoire du silence ;
Le Miasme et la jonquille.
Alain Corbin : Histoire du silence. De la Renaissance à nos jours,
Albin Michel, 216 p, 16,50 €.
Alain Corbin : Le Miasme et la jonquille.
L’odorat et l’imaginaire social XVIII-XIXème siècles.
Champs Flammarion, 432 p, 9 €.
Comment faire l’histoire de ce silence qui n’a pas la parole, qui est disparition et vide ? Pourtant, là où se réfugient la paix et le secret, il hante nos livres, nos tableaux, nos religions. « De la Renaissance à nos jours », pour reprendre le sous-titre de cet essai au thème pour le moins original, Alain Corbin revisite les vertus trop oubliées de son objet d’étude et en dresse un éloge aussi documenté que patiemment lyrique. Hélas, s’il faut trop souvent se boucher les oreilles pour trouver la paix des sens et de l’esprit, il a également fallu se boucher les narines et trouver « le silence des odeurs », quand, au détour du XVIIIème et du XIXème siècle, on décida de faire un choix entre Le Miasme et la jonquille.
Il n’est « pas seulement l’absence de bruit », mais lieu de méditation, de création : cherchons le silence chez les écrivains, Julien Gracq et son Rivage des Syrtes confiné dans l’attente, Georges Rodenbach et sa Bruges la morte, la chambre tapissée de liège de Proust. D’abord, en un subtil paradoxe, « le vertige de la page blanche est imprégné de silence, un trait d’union entre le néant et la création ». Cependant là nait cette parole qui a sa musique, et suscite la puissante rencontre de l’imaginaire de l’auteur et du lecteur, prêt à relayer de manière discrète ou tonitruante le message, qu’il soit religieux ou politique. Pour l’art cinématographique, après les films muets barricadés par une musique d’accompagnement, « le silence pose un défi aux cinéastes ». L’historien Alain Corbin se fait alors lecteur des arts.
Le religieux et le romantique sont chacun à leur façon en quête de silence, soit en anachorète, dans l’oraison monastique, l’exercice spirituel et « l’ars meditandi », soit dans « les profondeurs de l’espace » et des montagnes. Il est partout, dans la vaste nature, dans l’intimité, tous lieux que fuit notre contemporain bruyant, bruitiste et hyperconnecté. Mais c’est depuis le XIXème siècle que bruits urbains et décibels devinrent, jusqu’au raffut des cloches, objets de vindicte, rappelle notre essayiste, qui se fait également psychologue et philosophe.
« L’anéantissement du sujet ou l’incommunicabilité entre les êtres » peuvent se produire dans un vide insonore et loud. La discipline et la contrainte du silence, qu’il s’agisse de celui de l’autorité ou de celui de la haine, peuvent aller jusqu’à la cruelle punition pénitentiaire, à l’angoissant isolement, et ainsi confiner à l’insupportable, à la mort. Sans oublier le tragique absolu de la disparition du globe terrestre, qui évacue tout phénomène sonore.
Quand il se fait culture, il peut devenir « tactique », comme pour les militaires ou les paysans « taiseux » ; ou, mieux, politesse, respect d’autrui, voire distinction suprême. Face à la guerre, à l’industrie, à l’omniprésence du pop-rock and rap, au courroux médiatique, s’entendre se taire devient, outre une liberté, une joie savamment recherchée. Il est solitaire, ou dans la complicité de deux amants. En effet les yeux et le cœur savent sans besoin de parler, surtout si l’on s’abîme dans le sans-mot de la jouissance et de sa petite mort…
Les plus beaux silences sont chez les peintres (un cahier central nous les présente), avec les chandelles de Georges de la Tour, les Vierges de Raphaël, de Piero della Francesca, surtout Fernand Khnopff et sa dame en blanc le doigt sur les lèvres, car les symbolistes savent se taire avec l’intensité du mystère ; jusqu’aux toiles colorées, inquiètes et solitaires d’Edward Hopper… Car la peinture est « muta eloquentia ». Le voyageur de Caspar David Friedrich contemple non seulement le sublime de l’immensité, mais aussi le calme de sa vie intérieure.
Romanciers, peintres et philosophes, tous savent dire les dimensions essentielles du silence. Surtout grâce à l’éminente discrétion de l’essayiste Henri Corbin, dont l’érudition, jamais pédante, découvre un monde insoupçonné. Seul bémol (chuchoté) : regrettons l’absence d’une vaste période passée sous silence qui serait un premier volet, de l’Antiquité à la Renaissance. Cette énumération fouillée, murmurée à la quiète oreille du lecteur, tout empreinte d’humilité et de calme enthousiasme, se fait délicieuse invitation à de plus vastes lectures, écoutes et visions, silencieuses, cela va sans dire. Un silence de Mozart est, dit-on, encore du Mozart.
Nous n’irons pas jusqu’à dire que les odeurs et autres puanteurs peuvent être mesurées en qualité, et en infection, comme les bruits, par des décibels. Mais le Moyen-Âge, la Renaissance, l’Ancien Régime puaient. On jetait les vases d’urines et les fèces par les fenêtres, on conchiait les coins de rue, les ordures gisaient en désordre jusqu’à ce qu’un charretier consentisse à les ramasser, les chevaux égrenaient leur crottin fumant. Bateaux, prisons et hôpitaux sont alors les tréfonds de la putridité. Cimetières, poissonneries, ateliers de tanneurs, tout mêle ses effluves peu ragoutants, immondes. La promiscuité des santés et des propretés suspectes gagne jusqu’à l’opéra. À la longue, cette enrichissante Histoire des odeurs à ranger au côté du roman de Patrick Süskind, Le Parfum[1], menacerait le cœur le plus accroché, au point que l’on se demande si Alain Corbin a établi ses recherches et son manuscrit une pince à linge sur le nez et une pochette d’eau de Cologne au revers de sa veste…
Il fallut à la fin du XVIIIème et au XIXème siècle imposer un peu de tenue aux immondices malodorants et autres accumulations nauséabondes. Ainsi Alain Corbin découvrit comment on parvint au « silence des odeurs » ; ce en écrivant Le Miasme et la jonquille, plus exactement « l’histoire des perceptions olfactives ». L’odorat est en effet un « construit social », car le peuple est puant, alors que les classes sociales élevées, la bourgeoisie et l’aristocratie tente de s’en distinguer en se dégageant de la contrainte des odeurs sui generis, et en s’aspergeant de musc et de jonquille.
Sous l’Ancien Régime les miasmes pestilentiels sont réputés porter l’épidémie et la mort. Au tréfonds de l’insupportable, le XVIIIème siècle vise à abaisser les « seuils de tolérance ». Car « la capitale n’est plus qu’un vaste cloaque ». Louis-Sébastien Mercier, l’auteur du Tableau de Paris[2](1781-1788) est un incessant contempteur de l’infamie parisienne et de ses effluves orduriers, maladifs et morbides. Il imaginait d’ailleurs un futur plus sain dans son récit d’anticipation L’An 2440[3], quoique nous n’ayons pas eu à atteindre jusque-là…
En effet, autour de 1800, « l’hygiéniste est promu au rang de héros qui brave les plus tenaces des répugnances ». On pensa d’abord qu’aromates et parfums avaient des vertus thérapeutiques, puis qu’ils pouvaient être fatals. Mais bientôt la chimie, la science toute entière vinrent au secours des narines et des corps affectés par les miasmes urbains et campagnards. L’hygiène intime imposa le « silence olfactif », qui n’est pas sans rapport avec le goût du plein air des élites sociales, avec le voyage romantique vers les horizons marins et montagnards. Le musc animal est remplacé par l’eau de rose ; mouchoirs et sachets parfumés sont le nid de l’élégance. Dès avant le préromantisme, l’odorat devient « le sens générateur des grands mouvements de l’âme ».
Des égouts aux poubelles (auxquelles le préfet du Second Empire donna son nom), de l’aération à la désinfection, l’espace urbain vérifie peu à peu l’impact de ces mots d’ordre : « Paver. Drainer. Ventiler ». Mais aussi « Désinfecter ». On assèche les marais pestilentiels, on évacue les ordures ménagères, les vidangeurs sont soumis à de stricts règlements. Le tout-à-l’égout (voté en 1889) peine à s’installer au XIXème siècle pour s’évacuer dans la Seine et les rivières. On attendra le XXème siècle pour songer aux stations d’épuration… Bientôt les salles de bain, la parfumerie, les jardins fleuris participent du luxe avant de gagner les classes moyennes. Le « compositeur de parfums » suscite le flacon et l’ivresse, y compris érotique, par le biais du « libertinage du nez » ; au contraire de « la fiente verbale » et de « la scatologie du Carnaval » populaires. Enfin, « l’industrie s’est substituée à l’excrément dans la hiérarchie nauséeuse. Une nouvelle sensibilité écologique se profile ».
Outre son titre du plus charmant effet, Le Miasme et la jonquille, initialement paru en 1982, est un essai infiniment et précisément documenté. Où l’on saura tout sur les débats des philosophes et des hygiénistes, sur l’équarrissage et la désinfection à « l’eau chlorurée », sur les fumées du charbon de terre, sur la nécessité de « décrotter le misérable », sur « l’apprentissage de la défécation en milieu scolaire » ! Moins élégamment, mais sans le moindre euphémisme, Dominique Laporte publiait en 1978 une édifiante Histoire de la merde[4], quoiqu’il ait « fait preuve du plus total dédain pour la chronologie ». Alain Corbin rend ses lettres de bassesse et de noblesse à l’odorat, perçu comme le « sens de l’animalité selon Buffon, exclu par Kant du champ de l’esthétique […] affecté par Freud à l’analité ». Il s’agit bien d’une Histoire des goûts et des dégoûts…
L’Histoire fut d’abord celle de l’épopée et des mythes avec Homère, puis celle des actions guerrières royales et humaines à partir de Xénophon, jusqu’à ce que des siècles plus récents s’intéressent à l’histoire sociale, y compris du plus petit peuple. Alain Corbin, né en 1936, innove encore dans le champ de l’Histoire. Evolution des matières, des mentalités, des sentiments et des concepts permettent également d’examiner notre généalogie. Ce pourquoi il s’intéressa à l’Histoire du corps. De la Révolution à la Grande Guerre[5]. Cette pente historienne est du même ordre chez un Jean Claude Bologne, dont on lit avec plaisir l’Histoire du couple[6] ou encore l’Histoire de la conquête amoureuse. [7].
Mais aussi, pour revenir à Alain Corbin -en marge de Michel Foucault[8]- aux évolutions de nos sexualités, de Les Filles de noces. Misère sexuelle et prostitution au XIXème siècle[9], à L’Harmonie des plaisirs : les manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie[10]. Le temps qu’il fait, la perception du paysage, la mer, l’arbre sont parmi les inépuisables curiosités de l’historien qui permettent, en mage de la succession événementielle des hauts et bas faits d’armes, d’Ibn Khaldûn à Michelet, de faire connaissance avec la relation que l’humanité entretient avec ses sens et son environnement. On ne doute pas que pour ce faire, le silence de la concentration et la paix des odeurs soient hautement nécessaires…
Thierry Guinhut
La partie sur Histoire du silence a été publiée dans Le Matricule des anges, mai 2016.
[9] Alain Corbin : Les Filles de noces. Misère sexuelle et prostitution au XIXème siècle Champs, Flammarion, 1982.
[10] Alain Corbin : L’Harmonie des plaisirs : les manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie, Champs, Flammarion, Perrin, 2007.
Arcades, traduit de l’anglais par André Zavriew, Arcades, Gallimard, 140 p, 13 €.
Blanca Riestra : Le Songe de Borges,
traduit de l’espagnol par Aline Janquart-Thibault, Orbis tertius, 300 p, 19,90 €.
Pour qui serait perplexe devant la torrentielle immensité des deux tomes de la Pléiade consacrés à Borges, Borges lui-même a pensé à faciliter la tâche. Cette Anthologie personnelle illustre à merveille l’adage selon lequel on n’est jamais mieux servi que par soi-même. N’en déplaise à qui regretterait tel texte manquant, où que concoctée en 1961 elle fasse forcément l’impasse sur une intense création postérieure, dont La Rose de sable ou Atlas, il peut s’agir là d’un Borges idéal. Reste alors à se demander quel miroir l’auteur des Fictions envisage de donner à son lecteur ; car c’est en ce miroir, en cet « art de poésie », que nous trouvons l’impossible pourquoi de la nécessité de Borges, sphinx allégorique et fascinant de la littérature. Au point qu'il donne lieu au pastiche, comme Le Songe de Borges, sous la plume de Blanca Riestra.
L’imaginaire du bibliothécaire de Buenos Aires est le nôtre, du moins si nous consentons à percevoir pourquoi il nous fascine, nous importe et nous change. Il s’agit en effet d’un imaginaire proliférant, dont la démarche est à la fois celle du rêve nocturne, de la rêverie consciente et de la spéculation intellectuelle, que l’on dirait animé de perspectives jamais pensées à ce point avant lui : jusqu’à risquer un équivalent de l’univers. À cet égard, il peut paraître stupéfiant de constater que le maître des labyrinthes n’ait pas inclus en cette anthologie « La bibliothèque de Babel ». Choix trop évident peut-être. À moins que cette dernière soit ici implicite.
Scrutant « la secrète morphologie de la sombre série » des crimes, l’écrivain n’agite les reflets de ses personnages que pour somptueusement illustrer une thèse : ils se répètent et répètent une histoire emblématique, un mythe, qu’ils soient chrétiens ou juifs, qu’ils soient de pauvres gauchos rejouant sans le savoir l’assassinat de Jules César, ou d’obscurs rebelles meurtriers éprouvant l’interchangeabilité des identités. Mieux encore, ils sont à la recherche des lettres du nom de Dieu, qui donnerait accès à « l’éternité -c’est-à-dire la connaissance immédiate de toutes les choses qui sont, qui seront et qui ont été dans l’univers. » C’est l’objet de « la Mort et la boussole », conte métaphysique et policier qui ouvre le recueil. Quoique, en une construction presque circulaire, labyrinthe où git le minotaure de son propre destin, la fin de ce recueil réanime les vengeances, les morts brutales, de gauchos, ou de victimes de la gestapo.
En cet anthologie dont l’ordre n’est pas celui des recueils, mais à peu près thématique, histoires de crimes, de détectives, et déroulements fantastiques se succèdent. D’abord la fascination pour les ambitions et les combats de gauchos, cette « mythologie de poignards », de tango et de milonga, comme une conséquence d’une enfantine fascination pour des westerns argentins élevés au rang de l’Iliade. Ainsi, les limites au réalisme latino-américain, craquent sous la pression de l’épopée et du songe…
Ensuite la mémoire et le temps, réfuté par une sorte de néoplatonisme issu de Berkeley ; ce que confirme Carlos Fuentes : « Borges, dans toutes ses histoires, observe un temps et un espace totaux qui, à première vue, peuvent seulement être approchés au moyen d’une connaissance totale. Borges, cependant, n’est pas un platoniste, sinon une sorte de néoplatoniste pervers. Il postule d’abord une totalité. Ensuite, il en démontre l’impossibilité[1]». La preuve, l’hypermnésique Funes, surchargé de détails, « était presque incapable d’idées générales, platoniques ». Cependant un empereur chinois, dans « La muraille et les livres », brûle ces derniers pour « que l’histoire commençât avec lui », pour relancer les dés et « recréer le commencement du temps »… Plus loin et pendant le temps du « miracle secret », un Juif praguois se voit accorder une année pour achever son drame dans l’instant où il est fusillé par la soldatesque allemande…
Bientôt les vertigineuses plaines argentines cèdent la place à d’autres vertiges : déserts et fleuves, mythiques et érémitiques, dans « Les ruines circulaires », où il s’agit pour un voyageur de venir « rêver un homme » et « l’imposer à la réalité », enfin « participer à l’univers ». Hélas, il faut se résoudre à n’être que « la projection du rêve d’un autre homme ». Une fois de plus le rêve est supérieur à la réalité faillible et manquante de l’individu.
Qui contrôle les pièces d’échecs que nous sommes, les noms que nous sommes ? Les poèmes avivent cette inquiétude. À moins que nous servions à la naissance de quelques vers, comme le « léopard d’ « Inferno », qui « aura donné un mot au poème » ; comme « L’autre tigre », celui qui est « le tigre vocatif de mes vers » et « fiction de l’art ». D’un seul mot, le poète vole la totalité du « palais » de « l’Empereur Jaune », donc l’univers, ce pourquoi il mérite la mort…
De l’emboitement des rêves on passe à la transmigration des âmes, comme celle du poète Omar al-Khayyami en celle de son traducteur Fitzgerald. Ce qui permet de corroborer la fascination borgésienne pour les savants et philosophes de Perse et de l’Orient, comme Averroès, « qui, prisonnier de la culture de l’Islam, ne put jamais savoir la signification des mots tragédie et comédie », alors qu’il tentait de lire Aristote. Cette quête, toujours incomplète, est une variante de celles qui s’adressent à Dieu et à ses noms, aux « Formes d’une légende » -celles des quatre formes de la vanité révélée à Bouddha- et par-dessus tout à la totalité éternelle et idéelle. C’est celle-là que tentent d’approcher les écrivains tutélaires, l’Arioste, Cervantès ou Shakespeare, ce dernier double de Borges, qu’il soit « l’Auteur », effrayé de devenir aveugle ou de n’être « comme moi, personne ».
Au-delà du « zahir », cet objet qui obsède vainement la mémoire, « l’Aleph », du nom de la nouvelle centrale du recueil, offre à l’anti-héros Borges, sur la dix-neuvième marche de la cave (bientôt démolie), la révélation de la totalité de l’univers, occasion d’une affolante et somptueuse énumération, parmi laquelle la Béatriz disparue aimée par le narrateur révèle les lettres « obscènes, incroyables, précises » écrites à son cousin. Là, ce dernier, poète hautement ridicule, puise l’inspiration nécessaire à son projet de « versifier toute la planète ». Ce poème, évidemment fragmentaire, « qui semblait reculer à l’infini les possibilités de la cacophonie et du chaos », obtient pourtant le « Second Prix National de Littérature ». Celui que le narrateur nomme Borges en conçoit une humiliation qui vaut son pesant d’ironie. Cette nouvelle est bien l’une des plus subtiles, l’une des plus palpitantes, émouvantes et métaphysique du tigre des bibliothèques argentines.
Partout, en toute son œuvre, Borges a eu l’ambition de nous confronter à l’équivalent de l’univers. Ce pourquoi, ce ne sont que contes, nouvelles, poèmes ; jamais de vastes romans, de système philosophique aux yeux plus gros que le ventre. « L’Aleph » est bien le grain de sable littéraire, l’agate fossile et lumineuse que son maître nous a évité d’avoir à longuement chercher parmi les milliards de livres improbables de « La bibliothèque de Babel ».
Outre la vertigineuse richesse thématique et intellectuelle -même si le lyrisme amoureux[2]est ici, par pudeur, absent, sauf avec cette Béatriz peu dantesque- qui ne sacrifie ni le suspense ni la couleur locale, l’art de Borges est un art de l’écriture. Son style, caressant, parfois abrupt, prenant, enveloppant et d’une rare précision, même dans les arcanes et incertitudes du fantastique, s’orne de personnifications bien aptes à signifier que tout est parlant en son monde : « un ruisseau aveugle aux eaux fangeuses, outragé de tanneries et d’ordures », par exemple. Nous avons déjà noté les énumérations, comme dans « L’Aleph » : « Je vis la mer populeuse, je vis l’aube et le soir, je vis les foules d’Amérique, une toile d’araignée argentée au centre d’une noire pyramide, je vis un labyrinthe brisé (c’était Londres)… ». Mais à cet équivalent délicieusement artificiel, littéraire, de l’univers, il manque « La lune », constatent les quatrains du même nom…
À feuilleter d’une main distraite ce volume, l’on ne peut pourtant manquer d’apprécier que les contes ou nouvelles en prose alternent avec les poèmes, d’ailleurs souvent bellement traduits en alexandrins, parfois même rimés : n’en doutons pas, chacun des deux ont autant d’importance, autant d’ « art de poésie », ont partie liée pour le maître de Buenos Aires.
Quand le poète (1899-1986) voit que « l’art est cette Ithaque / De verte éternité », l’essayiste et réunit six conférences prononcées à Harvard en 1967, dans la langue de Shakespeare, du moins de manière posthume, car retrouvées et publiées en 2000 (donc absentes en Pléiade) sous le titre L’Art de poésie, dont on ne sait s’il est apocryphe.
« La poésie est l’expression de la beauté par l’intermédiaire de mots combinés avec art ». Cette juste définition parait sèche à notre conférencier. De même qu’une explication par le moi subliminal et l’inconscient de « L’énigme de la poésie » ; ce qu’il taxe de « termes plutôt frustes si on les compare au Saint Esprit et à la Muse ».
Elle est aussi le siège de la métaphore, à condition qu’elle ne soit pas qu’une morte répétition, mais que vivante elle charme et emporte son lecteur. On la trouve à l’envi dans les trois plus grands poèmes narratifs de l’humanité, ces épopées élues par Borges : « celle de Troie, celle d’Ulysse et celle de Jésus ». Elle permet de recourir « à des mots de la langue de tous les jours et à faire en sorte qu’ils cessent de l’être, à en tirer des effets magiques », à moins de travailler avec des figures plus recherchées.
Il est alors évident, parlant en anglais, que Borges devait aborder l’épineux problème de la traduction poétique. Le traducteur oscille entre une transposition littérale (qui ne l’est jamais tout à fait) et « la musique des mots ». En ce sens, il faut comprendre le poème « non avec la seule raison, mais avec une faculté plus profonde, l’imagination ». On devine que de nombreux exemples sont empruntés à Homère et Stevenson, aux Sonnets de Shakespeare[3], à Coleridge, Rossetti ou Chesterton, sans omettre Les Mille et une nuits.
Certainement la dernière conférence, non sans auto-ironie un brin cabotine, est la plus savoureuse : « Le credo d’un poète ». Ce credo, « plutôt chancelant » n’est autre que celui de Borges lui-même, pas un instant pontifiant et parlant plus de ses erreurs (en particulier son manque de simplicité dans le conte « L’immortel ») que de ses réussites. Sa modestie lui permet de bien plus insister sur ses lectures, depuis l’enfance, que sur son œuvre : « Je pense que vous avez tort d’admirer mes écrits […] mais je trouve votre erreur généreuse ». Comptons néanmoins la grâce qu’il fait à ses auditeurs, quoique en espagnol d’autant plus musical, lorsqu’il conclue en lisant un stupéfiant sonnet sur Spinoza, qu’il dût polir comme les miroirs du philosophe : « Labra un arduo o cristal : el infinito / Mapa de Aquél que es todas Sus estrellas », ou « Il polit le cristal : carte infinie / De Celui qui est toutes Ses étoiles ».
À propos d’erreur, on restera cependant fâché, non pas contre Borges, mais contre une note qui traduit de manière erronée le fameux hypallage de Virgile : « Ibant obscuri sola sub nocte per umbram[4]». Ce n’est pas, vous l’aurez reconnu, « Ils allaient solitaires dans la nuit obscure », mais « Ils marchaient obscurs sous la nuit solitaire » !
Il faut un culot monstre pour emprunter la voix de l’immense Jorge Luis Borges. Et pourtant l’Espagnole Blanca Riestra, par ailleurs auteure d’une demie douzaine de volumes et née en 1970, l’a fait. Et non sans brio. On connait la cécité du maître, les jeunes lecteurs qu’il convia près de son oreille (dont Alberto Manguel). Il faut supposer ici que ce secrétaire de fiction est un de leurs avatars, attentif à l’imaginaire testamentaire de l’auteur de La Bibliothèque de Babel…
C’est à la veille de sa mort que ce dernier convie un jeune homme pauvre, pour « la transcription d’un rêve », « une indigestion de chimères ». Mais c’est d’un conte, ou d’un « roman » qu’il s’agit, avec un vieux fossoyeur d’un cimetière juif de Prague, qui raconte sa jeunesse, autour de l’an 1609. Il y connut le roi Rodolphe, intrigua pour le tuer, tandis que des péripéties farouches, « des choses terrifiantes, indicibles », mais aussi un zeste d’amour en « Venusberg », se tramaient autour d’un manuscrit censé totaliser l’univers, mais peut-être faux…
Les emprunts à la culture du début du XVIIème résonnent : on y découvre, une belle crucifiée, John Dee et un « manuscrit alpha » les astronomes Kepler et Galilée, un « astrologue » nommé Tycho Brahé, le jésuite Athanasius Kircher, un Marlowe qui est peut être Shakespeare. Les vertiges de l’identité tournoient parmi « le sacré et l’infâme ». Evidemment il s’agit de thèmes chers à Borges tel qu’en lui-même : crime et mélancolie, le retour du Golem, l’aleph, une structure labyrinthique… Mais loin de l’imitation servile, Blanca Riestra réussit un tour de force : laisser imaginer au lecteur que Borges se serait converti au genre inusité pour lui du roman. Cette mise en abyme, ce récit historique, fantastique et métaphysique serait-il un écrit posthume, un roman volé, une sorte de réincarnation… Salmigondis de motifs borgésiens ? Plutôt un pastiche réussi.
Borges « tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change[5] », celui à qui Dieu, « avec sa magnifique ironie / [Lui] fit don à la fois des livres et de la nuit », imaginait « le Paradis / Sous l’espèce d’une bibliothèque ». Il nous suffit de constater qu’un paradis est enclos, prêt à être sans cesse déplié, entre les pages de cette Anthologie personnelle. Loin d’être un exercice narcissique de son auteur, elle devient « personnelle » et idéale à chaque lecteur de bonne volonté, invitation à se plonger enfin dans les promesses populeuses des deux tomes de La Pléiade. En cette anthologie, en cet art de poésie, et pour paraphraser une citation caressée par l’aveugle miroir des bibliothèques, là où tant de choses de beauté sont une joie éternelle : « A thing of beauty is a joy forever[6] »…
Thierry Guinhut
La partie sur Le Songe de Borges a été publiée dans Le Matricule des anges, juillet 2013.
Michel Thévoz : L’Art brut, La Différence, 256 p, 40 €.
Les exclus de l’Histoire de l’art eurent enfin leur musée, leur livre. A Lausanne, la collection d’art brut constituée par Jean Dubuffet en 1976 s’enrichit encore, de 5000 à 70 000 œuvres. Elles viennent des ignorants, des fous, des isolés dans les asiles psychiatriques (aujourd’hui bien moins nombreux grâce aux neuroleptiques), de peintres et de dessinateurs compulsifs, de sculpteurs de bric et de broc qui officient en dehors de toute ligne esthétique théorisée, en dehors des circuits religieux, muséaux et officiels de l’art.
Avec cet Art Brut, en un somptueux volume, Michel Thévoz rassemble des dizaines d’artistes, et autant de reproductions soignées, depuis le XIXème siècle. Esthétique de la déviance, du bricolage, « voyage intérieur », naïveté, sexualité débridée, puérilité, sauvagerie, répétition, « exemption du sens », tout parait ignorer un idéal artistique dévoué à la clarté du sens, à la beauté philosophique attendue. Si les fabricateurs de l’art brut dérogent à ces dernières, ce n’est guère par subversion, mais par fidélité à leurs visions, malgré la « dénégation de la signature ». Ils s’appellent le facteur Cheval, Adolf Wölfli, Aloïse, Henry Darger, et inventent « leur propre mythologie et leur propre écriture figurative ».
Michel Thévoz, en sa « Préhistoire de l’art brut », en appelle aux préjugés venus du XIXème siècle, qui aggloméraient « les enfants, les fous, les primitifs ». Une sorte de « colonialisme culturel » assomme d’un même mépris les productions des peuplades africaines et celles des forcenés des asiles psychiatriques. Mais, qu’il s’agisse de Rodolphe Töpffer, père de la bande dessinée, ou des « dessins médiumniques » de Victor Hugo, puis du « Palais idéal » du Facteur Cheval, ensuite des collections psychiatriques à but documentaire et scientifique, le chemin vers la reconnaissance esthétique de l’art brut est déjà, in nucleo, tracé.
On a pu comparer les productions de ces simples, de ces fous, schizophrènes et déviants, qui ne savent même pas artistes, ou qui ne le sont que pour eux-mêmes, à celles des arts premiers tels que les découvrit l’ethnographie : leurs sculptures, assemblages et autres totems fait de bois, voire agrégés de matériaux hétéroclites, semblent invoquer on ne sait quel fétiche, quel dieu bizarrement animal. Mais aussi aux coloriages enfantins, comme ceux d’Harry Darger, avec ses fillettes pré-pubères colorées et parcourues de fantasmes alarmants[1].
Ce sont des accumulations, comme « Les effrayants insectes » cornus de Vojislav Jakic, exhibant et conjurant des peurs compulsives et récurrentes. Pour lesquelles on imagine que le fantôme de Freud est prêt à jeter les filets de ses interprétations psychanalytiques. Ce sont des coloriages alambiqués et hallucinatoires, des corps et des visages dégingandés, déglingués, torturés. Ils s’entremêlent parfois de textes, à la syntaxe et à l’orthographe scabreuses et cacophoniques, sinon des signes graphiques inconnus, que l’on appelle également « écrits bruts ». Adolf Wölfli va jusqu’à confectionner une autobiographie, calligraphié et ornementée sur de grandes feuilles de 50 cm de côté, [qui] fait une pile de près de deux mètres », sans compter ses partitions musicales indéchiffrables.
Les matériaux sont également hors normes : bandes de papier démesurées, ciment, broderie de laine sur carton, robe patchwork, « coquilles d’œufs finement pilées sur Isorel », tout fait l’objet d’un « réinvestissement libidinal ».
On pensait il y a un siècle pouvoir « diagnostiquer telle ou telle maladie mentale d’après les caractères stylistiques d’un dessin ». Mais ainsi « Picasso, Ernst ou Klee eussent conjugué toutes les formes de démences ». Ce en quoi, l’essai de Michel Thévoz a une facette militante bienvenue, qui consiste à reconnaître l’invention plastique, d’où qu’elle vienne, y compris d’individus dangereux pour eux-mêmes et pour autrui.
Ce volume est une somme : il n’oublie ni ceux qui se sont fait un prénom, Carlo, Aloïse, ni le miniaturiste Lesage, qui agglomère sur neuf mètres carrés de lilliputiens motifs en des architectures proliférantes, ni les graphismes aux prétentions médiumniques de Laure Pigeon… Sans pouvoir répondre à la question de savoir si l’art brut a une histoire, au sens institué qui est celui de l’histoire de l’art. Reste que le talent d’historien de l’art brut de Michel Thévoz est avéré, son attention envers les exclus d’une culture pontifiante est digne d’éloge ; malgré la grotesque phraséologie marxiste dont il parsème son texte, en conspuant le « fascisme économique », la « marchandisation » et le « néolibéralisme », auquel visiblement il ne comprend rien, aveuglé par ses œillères idéologiques ; dommage…
Il s’agit là d’une réédition d’un volume paru chez Skira en 1975, et depuis longtemps épuisé. Cette judicieuse initiative permet, avec le temps et le recul, une comparaison d’abord insoupçonnée avec les développements de l’art contemporain[2]. Ce qui, alors « brut », paraissait confiné dans la maladresse et l’ignorance, sinon le mépris, des codes de l’art plus ou moins officiel, est devenu une bonne partie de la norme, entre (pour se focaliser sur le pire) ready-made à tout va et accumulations dignes d’un brutal dépotoir. Une « postface » bienvenue, de 2016, s’interroge sur la quasi-disparition des productions artistiques dans les hôpitaux psychiatriques : les délires et les violences des patients ont été soulagés par les neuroleptiques et psychotropes, mais quand cette chimiothérapie a mis « fin aux délires et aux hallucinations qui étaient à la source de l’inspiration, elle a été fatale à la création artistique ». Mais elle montre aussi que ces artistes, loin d’être méprisés, sont aujourd’hui recherchés, comme des créateurs de « ratages réussis » : « L’art brut ressortit lui aussi, plus encore que toute forme d’expression, à une histoire de la réception de l’art ».
La Villa de Badia, Trentino Alto-Adige / Südtirol. Photo : T. Guinhut.
Fantastique littéraire et Anti-utopie
contre l’hydre de l’Etat aux pays scandinaves :
Pasi Ilmari Jääskeläinen : Lumikko,
Jonas Karlsson : La Pièce,
Johanna Sinisalo : Avec joie et docilité.
Pasi Ilmari Jääskeläinen : Lumikko,
traduit du finnois par Martin Carayol, L’Ogre, 416 p, 25 €.
Jonas Karlsson : La Pièce, traduit du suédois par Rémi Cassaigne,
Actes Sud, 192 p, 16,50 €.
Johanna Sinisalo : Avec joie et docilité,
traduit du finnois par Anne Colin du Terrail, Actes Sud, 368 p, 22, 80 €.
Les pays scandinaves ont longtemps été considérés comme des paradis de l’Etat-providence, dont les édiles veillaient avec succès au bien-être de leurs citoyens, au moyen d’une impeccable administration. Il semblerait que ce bonheur obligatoire n’empêche ni les suicides, ni la baisse démographique, ni l’islamisation par une politique d’immigration généreuse. Les écrivains, plutôt que jouer les bons esprits moutonniers, préfèrent s’évader dans les apologues fantastiques et d’utopie, moyens bien établis de cingler le monstre étatique par la satire et l’avertissement. Rien d’autre finalement que le genre hautement nécessaire de l’anti-utopie. Chacun à leur manière, le Finlandais Pasi Ilmari Jääskeläinen, avec Lumikko, le Suédois Jonas Karlson avec La pièce et la Finlandaise Johanna Sinisalo se réfugient, qui dans un « Jeu » d’écrivains, qui dans une « pièce » inexistante, qui dans la « joie » et la « docilité » de la soumission féminine.
Jääskeläinen et les mystères de l’inspiration littéraire
Au fin fond des forêts de Finlande, le village du dos du lièvre abrite la fameuse écrivaine pour la jeunesse Laura Lummiko, créatrice de la saga du « Bourg-aux-Monstres ». Mais de surcroit un club envié de neuf écrivains qui, tout jeunes, avant de devenir les célèbrités qui honorent le pays, ont été sélectionnés par la diva elle-même : « la Société littéraire de Jäniksenselkä ». Quel rêve se serait pour la jeune professeure de littérature Ella Milana, « aux ovaires déficients », si avec sa petite nouvelle publiée elle parvenait à en devenir la dixième et ultime membre !
Le réalisme et la psychologie de la chronique urbaine et universitaire font des premiers chapitres du roman de Jääskeläinen quelque chose de passablement intriguant, sans que le lecteur y devine une dimension supplémentaire. Certes, la bibliothèque recèle parfois des exemplaires corrompus, comme ce Crime et châtiment de Dostoïevski qui s’achève par un nouveau crime. Ou comme cet Etranger de Camus, dans lequel « Joseph K. s’introduisait dans la prison, aidait Meursault à fuir et prenait sa place pour être jugé » ; il s’agit là d’une trouvaille qui ferait frémir autant Borges que bien des bibliophiles. Cette contagieuse « peste des livres », que la bibliothécaire aimerait bien ne pas ébruiter, est un fantastique élément perturbateur qui ne laisse pas de titiller le lecteur…
Lorsqu’Ella, héroïne presque malgré elle, est remarquée par la mondialement connue Laura Lumikko en personne, au point d’être adoubée dixième membre de « la Société littéraire de Jäniksenselkä », le conte s’emporte soudain : la réception organisée dans la demeure de Lumikko voit cette dernière s’évaporer dans une tempête de neige. Quelques soient les ardeurs de l’enquête, sa disparition ne sera solutionnée par aucune réapparition ou découverte du cadavre.
Mieux encore, la jeune Ella reçoit un livre qui détaille non seulement le règlement de la Société littéraire, mais encore un « Jeu », auquel, avec ses pairs, on ne peut se refuser : « il y a à l’intérieur de chaque être humain une précieuse matière première qui peut-être déversée ». C’est ainsi que l’on livre ses pires et meilleurs secrets à l’auteur qui saura les exploiter. Car le « Jeu » est « un strip-tease psychique joué sur une table de verre ». Mais « déverser » est une épreuve, parfois terrible, que subit plus qu’à son tour Ella, quoiqu’elle en profite hardiment pour avancer son enquête autour de la fascinante Lumikko, dans le cadre d’un travail de recherche universitaire.
Pire, il y a peut-être un lourd secret, non seulement autour de l’étang noir et glacé, mais surtout au sujet précédent d’un dixième membre de la Société, apparemment effacé des mémoires. Ce « petit Mozart » des lettres, cet « enfoiré de surdoué », a-t-il été assassiné par jalousie, pour s’emparer de son carnet aux récits absolus où l’on puiserait une inspiration nourricière sans pareille ? Il faut dire que la reine des lettres, autour de laquelle « la réalité se tordait, se bosselait », spécialiste d’ « une certaine noirceur gothique », ne lésinait pas sur les moyens : faire écrire par exemple à ses poulains un « exercice de meurtre ». Quant à ce carnet, une fois déterré, il ne livrera qu’un secret, sans livrer les secrets attendus…
Sous des dehors de flirt un peu facile avec le genre de la fantasy, entre chiens étranges et gnomes soupçonnés, le roman de Pasi Ilmari Jääskeläinen (né en 1966) scrute plus hautement les mystères de l’inspiration littéraire. Ce faisant, chronique réaliste, conte et métalittérature se mêlent en son Lumikko. La morale en est aussi claire que noire : pour exploiter ses dons littéraires, rien ne vaut le reportage permanent, cynique, y compris dans le supermarché, et surtout le vampirisme des consciences, que l’on soit un auteur de policier ou de science-fiction, comme le sont les membres de la « Société ». Reste qu’au sortir de l’épilogue, la question de savoir d’où viennent les idées n’est pas le moins du monde tranchée ; ce que l’on ne reprochera pas un instant au romancier, tant l’analyse, entre hasards de la génétique, de la biochimie, du contexte social et de l’éducation, sans compter les réseaux de l’analyse et de l’imaginaire, tend à l’impénétrable.
Jonas Karlsson satiriste de l’Administration
Le récit de Jonas Karlsson, plutôt minimaliste, parait d’abord anecdotique. Le narrateur, Björn, nouvel employé d’une quelconque « Administration », montre son zèle le plus exact, en vue d’en « devenir un gros bonnet ». Mais, très vite, il découvre la « pièce », petite, où tout est « en ordre parfait ». Il s’y ressource parfois, ne ménageant pas son application dans son travail, jusqu’à ce que son attitude, debout, immobile, devant un mur, laisse ses collègues pantois. Jusque-là, le propos est celui d’une nouvelle fantastique, tout juste impeccablement écrite, respectant avec un brin d’humour la prétention du personnage, mais sans absolue originalité. Le thème de la pièce surnuméraire, de « la chambre, l’appartement, l’étage, la rue effacée de l’espace[1] » étant un classique, tel que référencé par Roger Caillois, traité par Jean Ray ou Richard Matheson, ou encore par Marcel Aymé dans Le Passe-muraille.
Pourtant, peu à peu, l’intensité du récit, l’insistance sans rien d’ennuyeux de l’écrivain qui mène son personnage jusqu’aux plus honorables qualités de l’employé modèle ambitieux, les intrigues de bureau -plus exactement un inquiétant open espace-, voilà que tout cerne le lecteur d’une déflagration d’ironie, lui faisant prendre conscience qu’une vaste satire est à l’œuvre.
En cette « pièce », le narrateur travaille mieux, le soir, la nuit, chipe les dossiers de son voisin pour les traiter avec brio, accède aux documents classés dans la catégorie supérieure, est fin prêt à conquérir les échelons de la hiérarchie, décide qui va bientôt être congédié. La success-story serait implacable et cynique si la gêne occasionnée par son insistance à affirmer l’existence de son lieu d’élection n’était source de trouble et de conflit dans le service. Au point qu’on envisage pince sans rire : « Un consultant va devoir venir pour nous dire que la Pièce n’existe pas ? »…
Ce sont en effet les mondes des entreprises, des complexes de bureaux, des administrations de tous bords qui sont ici cruellement moqués. En ce monolithique univers, qui n’est pas loin de faire songer à Kafka, Björn n’a pas la moindre vie hors du bureau auquel il est corps et mental dévoué ; à peine l’exception d’une aventure sexuelle mécanique avec une collègue. De plus, cette « Administration » n’a jamais le moindre référent dans le réel. À quoi s’occupe-t-elle, sinon traiter des dossiers dont le contenu est tu, classer le vide, archiver le néant ? Qui sait si ce ne sont pas des vies humaines, des prisons politiques qui sont là gérées, tant la peur irrigue les employés à la moindre anicroche ? L’absurde activité tourne pourtant avec régularité, quoique avec paresse et négligence pour les uns, et surefficacité pour Björn. La majuscule affublant l’ « Administration » laisse à penser qu’elle est la seule, la suprême, qu’il s’agit peut-être d’une émanation de l’Etat total, sinon cet Etat lui-même.
Enfin, sans qu’il n’y paraisse, page 179, le mot est lâché : « Selon ma kremlinologie personnelle, le mouchard le plus vraisemblable était Ann. » Sans qu’il s’agisse forcément du communisme soviétique, la dimension totalitaire innerve impitoyablement les lieux, les esprits, sans espoir de retour.
Il faudra suivre les productions, aussi brèves que perspicaces et troublantes du Suédois Jonas Karlsson. En un précédent volume, La Facture, un autre anti-héros était l’exact opposé de celui de La Pièce : insouciant employé sans ambition, il ne sait qu’être heureux, alors qu’il est frappé d’un immense impôt sur le bonheur[2]. Là encore l’Etat le plus innocemment monstrueux a frappé. La morale de l’apologue est claire. En une « pièce » qui n’existe pas, la perfection du travail administratif se déroule, quand ailleurs une fiscalité redistributrice prétend égaliser le bonheur. Sous des apparences anodines et parfois burlesques, Jonas Karlsson est un expert es anti-utopies on ne peut plus affuté.
Sinisalo et l’anti-utopie machiste
Qui eût cru que non loin du cercle polaire être une femme soi de tout repos… À moins de se reposer dans une soumission béate, « avec joie et docilité », dans une niaise séduction au service du mâle dominant, comme le réclament des idéologies religieuses, voire des pouvoirs politiques. Qui eût cru qu’au paradis des libertés humaines sis en Scandinavie, qu’en une Finlande prospère, pouvait se lever une tyrannie si douce, pourtant si exigeante ? La romancière Johanna Sinisalo imagine un aujourd’hui finlandais régi par une « Eusistocratie », qui « veille à tous les aspects du bien-être et de la santé des citoyens ». Et pour ce faire, toute dépendance est prohibée, sauf celle sexuelle.
Manna et Vanna sont deux sœurs fort dissemblables : la première est une midinette puérile et sans guerre de cervelle quand la seconde est la conscience du récit. Avec constance, elle écrit des lettres à sa sœurette, y compris après sa disparition. La jeune Manna est une « éloï », préoccupée de jolies robes, de fards et d’anniversaires. Sur le « marché de l’accouplement », elle est un parfait accessoire destiné aux « virilos », ces messieurs auxquels revient toute l’autorité. Quant à Vanna, elle est une « morlock », intelligente, assoiffée de culture et d’indépendance, qui parvient à force d’affectations à se faire passer pour une « éloï ». Bien lui en prend, car aux morlocks sont réservés stérilisation et bas travaux pénibles.
On a deviné que ces catégories féminines viennent de la dégénérescence de l’humanité postulée par Georges Herbert Wells, en dans son roman La Machine à explorer le temps : les morlocks, ex prolétaires hantant les souterrains industriels pour sortir de nuit dévorer ceux qui descendent des classes dominantes, ces fragiles eloïs qu’ils élèvent…
Mais chez Johanna Sinisalo, plus trace de perspective marxiste. C’est en changeant les femmes en éloïs soumises aux besoins charnels masculins et aux « joies de la maternité », que la paix sexuelle et l’équilibre des couples sont résolus. Grâce à une radicale sélection génétique et une éducation soigneusement balisée, les « fémines », de plus en plus jeunes, sont devenues des « compagnes idéales » pour « un rôle de chef de famille gratifiant ». La gestion de la sexualité étant une des clés du bonheur sociétal, elle se fait au détriment des femmes : qu’importe si sous les coups de son mari revanchard Manna ne laisse d’elle que des traces de sang dans un coffre de voiture : « il ne risque en général pas plus de deux ou trois ans de prison, dont la moitié avec sursis »…
Pour que l’hygiéniste régime réussisse son utopie politique et sociale, il faut encore écarter tous les excitants, toutes les sources d’addiction : Alcool, caféine, nicotine, sans compter les drogues, sont sévèrement réprimées. De même, les ordinateurs et autres téléphones portables sont prohibés, sous prétexte de « risques cancérigènes ». Rien n’existe hors des « magasins d’Etat » et « bordels d’Etats » où les éloïs ayant enfreint la loi paient leur dette. Le Loto national est truqué, pour éviter de payer de grosses sommes, et surtout pour ficher ceux dont l’addiction est le signe de plus répréhensibles addictions. Aussi, Jare et Vanna, sous le manteau, n’élèvent leurs plantes que dans le secret de serres forestières, pour revendre la capsaïcine du piment, aux pouvoirs parfois brutaux et exaltants, que pour amasser une forte réserve d’argent et préparer une indispensable fuite vers les « démocraties dégénérées »…
Si les récits et les lettres de Vanna sont la charpente du roman, d’autres narrateurs interviennent, comme Jare, son ami. La composition, aussi éclatée qu’efficace, est de plus entrelacée de divers textes, alternant les temps, depuis l’enfance des deux sœurs, les récits, selon les divers points de vue des trois principaux protagonistes, les « devoirs sur table » de l’éducation conforme offerte aux éloïs, les textes de lois, les extraits du « Nouveau Dictionnaire Moderne », les films et contes « pédagogiques ». La composition polyphonique permet de dresser un vaste tableau de société, bienveillante tyrannie enserrant sans trêve la population et traquant les dissidents libéraux. La justesse de la satire politique s’unit heureusement à la richesse conceptuelle et psychologique en un roman qui restera comme un jalon de l’anti-utopie.
Cette « Eusistocratie », nouvel « Etat-providence » et modèle du « bien-être », réécrit l’Histoire de la Finlande en une uchronie, c’est-à-dire un temps qui n’a jamais existé, depuis le dix-neuvième siècle et les origines de son gouvernement de progrès. Se déroulant en de fictives années 2016 et 2017, soit trois années après la publication, l’esprit de ce roman n’est pas loin de celui du Meilleur des mondes d’Huxley[3], qui proposait une autre solution au problème lancinant de la sexualité, soit communisme sexuel et conception artificielle des enfants. S’agit-il de la part de Johanna Sinisalo de fantasme divertissant, fantaisie ou sombre avertissement ? S’agit-il de lire les infra-sons des mentalités machistes toujours désireuses d’asservir les femelles, ces dociles objets de compagnie surmaquillés, superficielles et incultes, auxquelles on réserve « les joies de la maternité » ? S’agit-il également de défendre, piments ou non, notre « droit aux drogues, pour reprendre le titre de Thomas Szasz[4] ?
Pasi Ilmari Jääskeläinen fait des femmes ses personnages les plus fascinants. Plus terrible et visionnaire,Johanna Sinisalo a de toute évidence écrit une anti-utopie féministe, montrant que l’indépendance des femmes n’est jamais tout à fait fermement assise. Sous prétexte de bonheur, elle structure un nouvel Etat, quand Jonas Karlsson décrit lui aussi, sous prétexte d’efficacité, le « plus froid des monstres froids[5] », l’Etat. Qu’il soit local, national, européen ou mondial, il est avec des religions également totalitaires, le porteur des plus graves menaces contre les libertés féminines et individuelles.
Pugiliste au repos, Museo delle Terme, Palazzo Massimo, Rome.
Photo : T. Guinhut.
De la vulgarité sportive contemporaine
et de l'éthique du sport :
de Juvénal et Pline
à George Orwell et Bernard Andrieu.
Ethique du sport, sous la direction de Bernard Andrieu,
L’Âge d’homme, 816 p, 39 €.
« Mens sana in corpore sano[1] », disait Juvénal au Ier et IIème siècles de notre ère. On doute cependant que tous les sportifs et supporters aient dans leur corps sain -s’il n’est pas aviné à la bière et dopé aux stéroïdes- un esprit sain. Il s’agit alors d’un « corpus sine pectore[2] », un corps sans cœur, selon Horace. Il faut hélas déplorer que l’idéal olympique des Grecs et l'ethique du sport se soit heurtés, de tous temps, qu’il s’agisse de l’antiquité romaine, ou de notre XXIème siècle, à la vulgarité sportive, entre cirques de gladiateurs et stades multipliés par les écrans géants. De Juvénal et Pline à Georges Orwell, les esprits sains de la pensée fustigent l’abêtissement des masses footballistiques et le contrôle politique qui en découle.
Il ne s’agit pas ici de dénier à qui que ce soit le plaisir de jouer sur un stade autour d’une balle, d’exercer sa force et son habileté en des dizaines de disciplines olympiques, ni d’écarter la capacité socialisatrice de l’éducation sportive à travers l’esprit d’équipe et le fair-play, ni même de mépriser qui s’adonne au délassement qui consiste à jouir du spectacle de sportifs experts ; mais de pointer cette vulgarité qui accompagne trop souvent le sport.
Vulgarité de la foule (car vulgaire vient de vulgus, en latin, qui signifie le commun des hommes, la foule) voisine avec la vulgarité grossière des appétits et des divertissements. Ce sont en effet des phénomènes de masse qui environnent et font l’essence du sport, que l’on soit massé devant son téléviseur parmi des milliers d’autres aux visions et émotions semblables, dans une désindividualisation recherchée et dommageable, un décervelage consenti, ou que l’on soit massé dans les stades, exalté par l’unité de la « masse et puissance[3] », régi par une force panique, propice aux manifestations incontrôlées et survoltées, que n’aurait désavouée ni le Hitler de Nuremberg (on pardonnera ici l’abusive reductio ad hitlerum) ni l’essayiste Elias Canetti. À ce compte-là, vulgarité de la masse aux préoccupations semblables nivelées vers le bas et vulgarité grossières des instincts de triomphe et de revanche, sont susceptibles de glisser, si craque le nécessaire vernis de civilisation, vers l’exécution de quelques vaincus en victimes sacrificielles, au cours d’un combat rituel de rue entre factions aux couleurs locales et nationales.
Pline le Jeune : Lettres, Chez la veuve de Claude Barbin, 1702. Photo : T. Guinhut.
Gageons que s’il était permis de remettre à l’ordre du jour les sanglants combats de gladiateurs du cirque romain, il y aurait non seulement pléthore de spectateurs satisfaits et surexcités par cette catharsis grandeur nature, mais aussi abondance de candidats aux étripements mutuels sur l’arène. Souvenons-nous que bien des gladiateurs, adulés par le public, gagnaient des sommes colossales, et, même affranchis, se jetaient encore sur leurs concurrents le fer à la main, pour un surcroît de sesterces et de gloire ; non loin de nos plus célèbres sportifs qui ne décrochent que pour s’acoquiner avec le monde de la publicité, des médias et des Fédérations internationales sportives…
Rituels en effet que ces spectacles toujours semblables, à quelques lilliputiennes variantes près, où l’individu se défait d’une individualité qu’il a d’ailleurs souvent bien peu, pour aller communier, en un grégarisme moutonnier, dans une cérémonie qui remplace avec efficacité les cérémoniaux sacrés des religions, en perte de vitesse, du moins en ce qui concerne le christianisme occidental. Et sans vergogne, de retour d’un « grand match », qui « marquera l’Histoire » -n’ayons pas peur des hyperboles épiques des commentateurs sportifs et médiatiques- le spectateur aura la sensation d’avoir assisté, que dis-je, participé en propre à un événement colossal, alors qu’un autre semblable est destiné à le démoder, à l’effacer, quelques matches, quelques mois, quelques années plus tard, sans que l’histoire du monde -et c’est heureux- en soit un instant bouleversée.
Révélateur -ô combien !- est ce phénomène des fan-zones, où, au moyen d’écrans géants sur des Champs de Mars démesurés, on remplace le spectacle du dieu de la guerre, par celui des dieux du stade. Tout ceci à l’adresse des fans, ces dépendants du fanatisme sportif, du spectacle de masse, d’une équipe, d’un pays. Quoique l’on connaisse par ailleurs des dangers du fanatisme politique et religieux[4], il faut se consoler si le premier ne fait que simuler le second en une inoffensive explosion de suspense, de joie ou de déception.
Sans le moindre discernement, les médias, reflets démagogiques obligés de la masse de leurs publics, relaient l’éloge funèbre bien plus d’un sportif, bien plus d’un Cassius Clay, boxeur de crânes frappés de traumatismes cérébraux, se fût-il converti à un Islam anti-blanc sous le nom révélateur de Mohammed Ali, que d’un compositeur comme Henri Dutilleux, dont les pages symphoniques exaltent Baudelaire en son Tout un monde lointain. Monde bien loin de la vulgarité…
Il est cependant tout à fait loisible d’apprécier en connaisseur les qualités d’un joueur, quoique passablement monomaniaque, d’une équipe, qu’il s’agisse de saut à la perche ou de rugby, mais avons-nous observé le ridicule de centaines de têtes qui tournent, en un exaspérant et comique tic-tac, d’un côté sur l’autre du court, lors d’une compétition de tennis ? Qui se livre à cette observation plutôt que de suivre le jeu, en suiveur passif et dans le sens vulgaire du courant de la foule, se fait figure de dissident, d’individualiste pour le moins… Remarquons cependant qu’il est rarissime que tels spectacles de balle et de raquette en socquettes blanches et polos Lacoste donnent lieu aux débordements grossiers du hooliganisme, sociologie du public oblige…
Persii, Juvenalis et Sulpiciae : Satyrarum, Barbou, 1776 ;
Juvénal et Perse : Oeuvres, Garnier, sans date. Photo : T. Guinhut.
On ne dira rien ici de la corruption titanesque qui affecte le monde du football jusqu’au sommet de ses organisations internationales, ni du dopage qui transforme les concurrents en pompes à stéroïdes anabolisants, ni des salaires astronomiques des joueurs, qui, curieusement, choquent moins que ceux des grands patrons de l’économie pourtant plus au service du développement des richesses de l’humanité, ni de la part de nos impôts indûment consacrés aux cirques des anti-dieux du stade alors que leur business ne devrait que se financer par lui-même et par ceux qui y consentent en payant leurs places de match et en achetant divers maillots criards et autres produits dérivés du panurgisme, ni de la vulgarité affichée de stars du foot qui vont aux putes de luxe et crachent leur vocabulaire pour le moins réduit à la face empostillonée des médias.
Pline le Jeune (au Ier et IIème siècles) ne trouvait aux spectacles du cirque « rien de nouveau, rien de varié, rien qu’il ne suffise d’avoir vu une seule fois. C’est ce qui redouble l’étonnement où je suis, que tant de milliers d’hommes aient la puérile passion de revoir de temps en temps des chevaux qui courent, et des hommes qui conduisent des chariots. Encore s’ils prenaient plaisir à la vitesse des chevaux ou à l’adresse des hommes, il y aurait quelque raison. Mais on ne s’attache aujourd’hui qu’à la couleur des habits de ceux qui combattent. On ne regarde, on n’aime que cette couleur. Si dans le milieu de la course et du combat, on faisait passer la même couleur qui est de l’autre, on verrait dans le moment leur inclination et leurs vœux suivre cette même couleur, et abandonner les hommes et les chevaux qu’ils connaissent de loin, qu’ils appelaient par leurs noms, tant une vile casaque fait d’impression, je ne dis pas sur le petit peuple, plus vil encore que ces casaques, je dis même sur de fort honnêtes gens. Quand je songe qu’ils ne se lassent point de revoir avec tant de goût et d’assiduité des choses si vaines, si froides et qui reviennent si souvent ; je trouve un plaisir secret à n’être point sensible à ces bagatelles, et j’emploie volontiers aux belles lettres, un loisir que les autres perdent dans de si frivoles amusements[5] ».
Ainsi, qu’importe que tel ou tel footeux soit Suédois, Algérien, ou Allemand, s’il combat le ballon au pied sous les couleurs de Madrid ou de la France, il soulève un enthousiasme de clocher et de cocarde pour le moins irrationnel. De surcroit révélateur de ce culte des idoles que l’on croyait enfoui aux tréfonds du « veau d’or » de l’Ancien testament.
« Panem et circenses[6]», disait encore Juvénal. Il déplorait que sous l’empire d’Auguste l’on délaissât « faisceaux, les légions, tous les honneurs enfin », pour languir « dans un honteux repos », avec du pain et des jeux. Ainsi, plutôt que de s’armer de courage et d’esprit d’entreprise pour dynamiser l’économie et défendre les libertés contre les exactions extrême gauchistes et islamistes, l’on préfère aujourd’hui amuser un peuple, qui a la même préférence, avec le pain Mac-Do et la bière, avec ces jeux du cirques footballistiques, en ces enceintes de stade qui ont opportunément la forme d’une cuvette de Water-Closet. S’il ne manque plus en ces Colisées modernes que les gladiateurs qui s’entretuent pour leur bonheur et celui surexcité des spectateurs, ces derniers, hooligans, supporters et autres nationalistes, s’en chargent dans les tribunes, les rues avoisinantes, les centre-villes, en se jetant toutes armes improvisées, canettes de bières, chaises de terrasses à la tête, laissant derrière eux un pavé ordurier, jonché de blessés, voire de morts…
Le sport comme avatar du nationalisme pourrait être bon enfant, ersatz inoffensif des guerres, s’il ne recyclait l’auto-valorisation imméritée de son coin de commune, de pays, la haine instinctive de l’autre, la xénophobie la plus crasse.
Que font nos maires, nos députés et Présidents à trôner comme des Auguste au petit pied au-dessus de l’agitation convulsive des pieds des joueurs autour d’une enfantine boule de cuir et des trépignements convulsifs des pieds des spectateurs agglutinés sur leurs gradins ? Sinon se coller à la sueur collective par démagogie électoraliste, par apparente proximité avec le peuple, par défense et orgueil d’une patrie qu’on ne défend plus beaucoup, tant le concept est suspect d’extrême-droitisme.
Faut-il, devant ce visqueux déferlement de vulgarité, en appeler à l’éthique ? Avant de s’aventurer auprès de ce mot souvent galvaudé, mieux vaut se pencher sur un studieux pavé, une somme, titrée Ethique du sport. Il s’agit d’un livre collectif dirigé par Bernard Andrieu, qui n’est rien moins que philosophe et professeur à la Faculté du sport de Nancy. Loin d’être un pensum moralisateur et enthousiaste à peu de frais, on y trouve plus que matière à réflexion, bien que l’introduction, certes honorable, de Mike Mcnamee, ne soit qu’en anglais.
Les « codes d’honneur, sur le modèle chevaleresque », sont à l’origine de l’idéal olympique et citoyen que doit prodiguer le sport, à travers des valeurs universelles : « le fair-play, le respect et la dignité des personnes, l’antiracisme, le droit à l’image, la conscience de la règle, le self control, l’amateurisme et le plaisir de jouer ». Tous concepts que l’on peut associer à un « modèle capitaliste de la compétition et du rendement » (on y verra un éloge ou un blâme, selon son penchant). Il est alors évident que « l’éthique puritaine du marathonien » et la « culture corporelle » s’opposent au spectacle, à « l’exploitation de la badauderie humaine ». Ce phénomène de masse, à dimension mondiale, se substitue-t-il dangereusement à un projet de société ? Le caractère civilisateur du sport et sa fonction de catharsis achoppent sur le dopage, la corruption, le grégarisme, le culte du barbare sportif. Ainsi tout ou presque est envisagé en cet ouvrage, le sport féminin, noir ou gay, des handicapés, la « médicalisation des performances », le harcèlement sexuel de l’entraîneur, le « dopage d’Etat » dans les pays communistes, ce dès la préface de Bernard Andrieu, nantie d’une impressionnante bibliographie.
Une cinquante d’articles (de presqu’autant de contributeurs) émaille cet opus. Si l’on ne peut tout citer, il faut retenir « L’olympisme cosmopolite à l’épreuve de la fièvre nationaliste », « prévenir la violence dans le sport », quand ce dernier est ici confronté à « la morale chrétienne » et à « la laïcité » (on attend ici en vain l’Islam et ses burkinis pour nageuses !), la question de la biomédecine appliquée, voire du transhumanisme. Ou encore des prises de positions fort polémiques et non dénuées de fondements, comme : « le sport comme école cachée de l’hétérosexualité ou les fonctions éducatives de l’homophobie » !
On retiendra le bel oxymore : « de l’éthique des hooligans ». Ils se présentent en effet comme « de jeunes aventuriers modernes attirés par le frisson de l’émeute », attachés à défendre leurs valeurs nationales et tribales. Mais les terribles guérillas ici rapportées dévoilent leur nature de brutes -voire de skinheads post-nazis- avinées et assoiffées d’en découdre, jusqu’à s’accomplir dans la mort de policiers ou de supporters adverses. Ce ne sont ni plus ni moins que des « rituels guerriers ». Il s’agit à cet égard de plaider pour des « mesures sécuritaires », sans relâchement aucun aux alentours élargis des stades…
Visiblement, le bouquet d’auteurs informés de cette Ethique du sport tient à s’élever au-dessus de la vulgarité sportive, sans néanmoins se résoudre à fermer les yeux sur ses surabondantes, sudoripares et abjectes manifestations…
Si près de nous, George Orwell, dans 1984, parlait sans aménité, au nom du « Parti » gouvernemental, des « prolétaires » : « les films, le football, la bière et, surtout, le jeu, formaient tout leur horizon et comblaient leurs esprits. Les garder sans contrôle n’était pas difficile. Quelques agents de la Police de la pensée circulaient constamment parmi eux, répandaient de fausses rumeurs, notaient et éliminaient les quelques individus qui étaient susceptibles de devenir dangereux ». Certes, il y avait bien de la criminalité ; « mais comme cela se passait entre prolétaires, cela n’avait aucune importance.[7] » Foot, bière, films et jeux vidéo font encore florès parmi les plus vulgaires d’entre nous ; mais sans que cela ne se confine à une classe résiduelle de prolétaires. Cela vaut toujours comme divertissement de diversion pour une classe politique qui espère naïvement que l’Euro de football détournera les esprits des lois en cours et des préoccupations anti-terroristes et anti-islamistes. Hélas pour cette dernière, dont la médiatique police de la pensée n’est que médiocrement efficace, la délinquance et la criminalité en marge des compétitions sportives, à peu près confinées au football d’ailleurs, apparaissent plutôt comme une impéritie, une incapacité de contrôle, une incompétence scandaleuse à pacifier le territoire, à l’heure pourtant ou « l’Etat d’urgence » est censé protéger le citoyen.
Puisque la vulgarité sportive peut tout autant s’assaisonner d’alcool et d’hooliganisme, l’avertissement d’Henry-Pathé restait en 1934 incomplet : « Mais si le sport est l’ennemi tout ensemble de l’alcoolisme et du bellicisme, il comporte lui-même des dangers s’il est pratiqué avec excès ; dans ce cas il incite à donner la suprématie à notre corps, et risque de faire choir certains dans l’idolâtrie du muscle, donc dans l’abrutissement ; veillons à sauvegarder les droits de l’esprit.[8] » Hélas, il n’y a qu’un pas de la suprématie du corps à celle de la guérilla et de la guerre. Que ce soit la lecture des Anciens ou des modernes, de Juvénal à Georges Orwell, veillons à garder le recul élevé de l’esprit, pour lequel nous savons toujours devoir garder la modestie des connaissances à toujours réactualiser et affiner, plutôt que de se complaire dans la bassesse de la vulgarité. Le jour où l’on verra un emmailloté de foot de l’Euro ou du Mondial, lire quelques pages de Montaigne ou de George Orwell sur un banc de touche, et qu’une caméra se penchera sur lui avec attendrissement, peut-être l’humanité ne sera-t-elle plus tout à fait à désespérer…
Chuck Palahniuk : Orgasme, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude,
Sonatine, 2016, 359 p, 18 €.
Âmes sensibles s’abstenir. Palahniuk est répugnant… Il serait cependant, non pas de bon goût, mais de bonne inesthétique littéraire que de se pencher sur son réalisme exacerbé, son voyeurisme de l’ordure humaine et sa glauque provocation. De Peste à Snuff en passant par A l’estomac, sommes-nous en présence d’un exhibitionnisme pervers ou d’une satire acide ? Les lecteurs de Palahniuk (devrions-nous dire ses fans, ces êtres dérangés au point de s’acoquiner avec un tel écrivain…) devront être à l’aise dans ce bain d’horreurs où surnage le fiel. En effet son humanité est faite de brutes, de dingues extrêmes, de malades, de paumés et de bouseux plus proches du débris que de l’homme idéal : nous tous en fait, en choisissant notre part la plus infecte, avec un assaisonnement morbide, ce tour de main de l’écrivain qui force toujours le trait en direction de la terreur déjantée.
Pour reprendre un titre du romantique allemand Jean Paul Richter, Peste est une « Biographie conjecturale ». Qu’on se rassure, ou plutôt qu’on s’inquiète durablement, la vie de Rant n’est guère romantique. En effet, Peste est la biographie conjecturale d'un monstre à la pointe des nouveaux barbares, l’odyssée d’un criminel chronique.
Personne n’est réellement capable à soi seul de dire qui est Buster Casey, alias « Rant », le contre-héros de Peste. Aussi, le livre se présente comme un bouquet de fleurs vénéneuses successives réunies autour de l’anti-héros, pourtant dressé au rang de héros de la mort des temps modernes. Chacun apporte son court témoignage crédible, loufoque ou délirant, scientifique ou hyperréaliste, en commençant par dépeindre sa grand-mère, ses parents, son enfance semée de crottes de nez… C’est dans une atmosphère fantastique que la vie de Rant se déploie sous nos yeux exorbités; le faisceau des points de vue et des récits formant une sorte d’éloge -ou de blâme- funèbre.
Car ce type fascinant est une « peste », un sida physique et moral. Jugez-en : son hobby préféré est de plonger un de ses membres dans un terrier jusqu’à ce qu’un lièvre, ou une moufette, un coyote, plante ses crocs dans sa chair. Il semblerait que cela vienne de la sensation éprouvée lorsqu’il fut mordu par une veuve noire alors que son père refusait de le faire soigner. Fatalement, le voilà porteur de la rage. Mais loin de recevoir un traitement ou de rapidement trépasser, il est « porteur sain », « superagent contaminant », du virus qui rend fou, et tue non seulement ses petites amies qu’il embrasse ou avec qui il copule, mais aussi tous ceux qui ont le malheur d’approcher de ses postillons… La liste de ces méfaits et infamies est longue, consternante, apocalyptique. Le « Pique-nique des Abeilles Tueuses » est comme « un truc sorti de l’Ancien Testament » : Rant a répandu le « phéromone de Nasonov » qui les attire en masse. Il entraîne sa classe à réclamer « le droit à l’érection pour tous » et s’enfuit avec un faux diplôme, un chèque et « tout le pognon de la Fée des Dents ». Il intègre une équipe de « chauffards » dont le but est de massacrer les autres bagnoles : une « culture du crashing » qui fait un peu trop penser à Ballard. Dans un monde aux marges de la science-fiction, on se sépare alors entre « diurnes » et « nocturnes », car « la Nuit est l’immense poubelle destinée aux déficients mentaux ». Notre tueur à tous crins, qui traverse les générations (il serait son père et son grand-père baisant mère et grand-mère), trouvera bientôt son acmé parmi ces « avion-suicides biologiques », ceux pour qui ce n’est plus la vie qui est créatrice, mais la mort…
Peut-être cette Peste gothique et hard n’est-elle pas aussi continuellement intense, qu’un précédent roman, A l’estomac. Mais Palahniuk est une fois de plus soulevé par un enthousiasme (venu des dieux ou des seuls enfers ?) qui lui permet d’élever ses figures du mal les plus perverses jusqu’à la qualité du mythe. Faut-il admirer Rant le trash super-anti-héros ? L’auteur rêve-t-il de voir ses créatures ravager le monde, ou, comme une sorte de prédicateur bien américain, dresse-t-il un portrait de la bête immonde digne d’amender ses lecteurs ? Tout en fournissant, grâce aux rapports des médecins et anthropologues l’analyse rationnelle du phénomène et finalement de l’humanité, il laisse chacun exercer son libre arbitre devant un tel déploiement de folie.
Ce qui était dans Peste crétinisme et dégénérescence, délire hystérique, ces vertus de l’anti-héros, du propagandiste de la violence et de la mort, est élevé au rang de passion collective dans A l’estomac. Palahniuk a eu la curieuse audace d’imaginer un Décaméron contemporain et déviant dans une cruelle résidence d’artistes. Le « vieux type mourant, nommé Whittier », sélectionne par voie d’annonce une vingtaine d’auteurs en herbe, le plus souvent ratés, à vivre trois mois de rêves dans une « retraite d’écrivains ». A n’en pas douter, il s’agit là pour Palahniuk d’une entreprise d’autodérision. Pire, le lieu propice à la création se révèle être un théâtre abandonné, digne d’un sous-musée des horreurs.
Les personnages séquestrés ont nom « Saint Descente de Boyaux », « Duc des Vandales », « Agent Cafteur », « Dame Clocharde », « Comte de la Calomnie ». Ils officient dans « la galerie des Mille et Une Nuits » ou dans le « foyer maya » pour lire tour à tour leurs productions. L’une d’entre eux résume la situation : « tu fais carrément passer une audition aux catastrophes éventuelles, de façon à être soigneusement préparé quand le désastre final se produit enfin ». C’est une sorte de reality show en huis clos : « Celui qui pourra afficher les plus grandes souffrances et le maximum de cicatrices sera le chouchou du public ». Ainsi, les uns se mutilent, meurent, de façon absurde, désirée, crainte, toujours sordide, au rythme du concours de « nouvelles », rythmées par des « poèmes » en prose, au point que le gore surexploité frôle le burlesque, voire perde sa crédibilité. Il suffira, pour juger de la délicatesse inattaquable de cette collection d’atrocités, de signaler, au hasard, une histoire de poupée sexuelle, destinée à recueillir les témoignages des enfants abusés, dans laquelle une femme introduit des lames de rasoir pour blesser et punir ses collègues policiers. Assez ! nous direz-vous, non sans raison… La parodie lointaine de Boccace et de Sade est là toujours grinçante, choquante, sadique, masochiste et morbide. Haines, fausses amours, corps déchiquetés et pourrissants, cannibalisme sur un fœtus, violences triviales et sophistiquées, tout est bon pour s’assurer un succès imaginaire, puisque les plumitifs finiront emmurés… Restent, parmi les récits inégaux destinés à bluffer un lectorat affamé de monstruosités, parmi la surenchère de l’écœurement, parmi l’ennui et le décrochage prévisibles du lecteur abasourdi par le systématisme du procédé, les coups de griffes psychodramatiques, le sens de la formule qui fait mouche parmi ces apologues noirs, la mise en scène sans concession de l’écriture et de ses troubles motivations par le réel écrivain qu’est Palahniuk.
Enfin, parmi une demi-douzaine d’autres titres traduits, dont le si bien nommé et combattif Fight Club, et le si bien raté Pigmy qui crut inventer un langage illisible, Snuff est le degré zéro, le sous-sol de la satire sociale, l’ordure de la dignité humaine. Cassie, star du porno en fin de carrière jette à la face de ses fans et du monde son ultime défi : copuler successivement devant la caméra avec six cents mâles… Le récit ne nous épargne rien ; il est aussi crade que le milieu décrit, quoiqu’exact. Le reportage, élevé au rang du romanesque, est sans détour. Les candidats, puceaux pitoyables ou machos déglingués, tous numérotés, la régisseuse, savante en hygiène et pathologies sexuelles, alternent les voix. On croise, parmi les coulisses de l’exploit, des « chips à l’oignon », des molles érections, la crasse et la sueur, une capsule de cyanure et du Viagra. Un peu de suspense lorsque le fils supposé de la star fait partie des hardeurs et laisse planer le doute sur son attitude au moment crucial. Jusqu’à ce que le producteur qui viola la jeune Cassie pour en faire sa créature atteigne la mort. Mais, pour assurer un mémorable succès, l’actrice qu’on avait compris être suicidaire, malgré le peu d’épaisseur psychologique, s’unit à lui par leurs sexes, quand le choc du défibrillateur les électrocute tous les deux, d’où le « snuff movie », parodie infâme de Roméo et Juliette…
Ici, la sexualité et la pornographie n’ont définitivement plus rien à voir avec l’amour, y compris lorsque le prétendu fils abandonné offre et demande affection à la reine de la soirée, en fait pour obtenir argent et reconnaissance, imposer ses exigences. De plus, elles ne sont en rien susceptibles d’esthétique, rivées qu’elles sont sur le curseur du Livre des records, de la provocation scandaleuse, pour parvenir un instant au sommet de l’argent et de l’exposition médiatique la plus vulgaire. Ce bref roman, qui se veut une satire au vitriol des milieux du porno et de ses pires excès (le gang-bang pour ne pas le nommer), voire d’une société de consommation capitaliste qui vend de la viande humaine sur écran et piège la turpitude sexuelle du spectateur, reste assez plat : un sujet à peine inédit de faits divers, qui pourrait passer pour une infecte propagande en faveur du viol collectif, ne suffisant pas à compenser la modestie narrative et le peu de subtilité de l’écriture, hors quelques métaphores, comme le centre du monde de Cassie présenté comme un « cratère », ou la comparaison avec la Messaline romaine. A moins de se demander s’il s’agit de complaisance ou d’un apologue à méditer ? Cassie est-elle une loque humaine dévoyée par son indigence intellectuelle, une femme-objet prostituée par les mâles, ou une féministe héroïque prenant sa revanche ?
Si l’on associe Palahnik au mouvement dit d’ « Anticipation sociale », il serait tout aussi pertinent de parler à son propos de réalisme sale. La satire sociale étant son pain satanique, où l’homme a remplacé avec brio Satan, il officie également dans le sillage de la longue tradition du roman gothique et d’horreur. Son écriture, souvent qualifiée de minimaliste au point que tout individu moyen puisse à la fois l’utiliser en tant que vecteur de récit et la lire, comme dans le faible Snuff, a néanmoins dans ses meilleurs moments, à l’instar d’A l’estomac, quelque chose de baroque, lorsque les récits emboités et successifs se mêlent avec les poèmes en prose des différents protagonistes voués à figurer le pire de l’humaine condition et de sa psychologie dévastée.
Peu ou prou, les personnages de Palahniuk incarnent le mal, ils sont leur propre responsable du mal. Le dingue de Peste est le vecteur du mal, pas seulement parce qu’il s’infecte volontairement de la rage, mais parce qu’il est animée par la pulsion de mort, le goût de la destruction. La plupart, sinon tous, des participant à la « colonie d’écrivains » d’A l’estomac, sont rongés par une déception congénitale et sociale, par un ressentiment natif contre ceux qui vivent mieux qu’eux, réussissent sans eux, par une vomissure autodestructrice. Plutôt que de rechercher la sérénité ou de lutter dans le combat pour la vie et la dignité, ils se raccrochent à l’espoir illusoire et grotesque d’être de réels écrivains, de toucher du doigt la vengeance de la reconnaissance, ce pourquoi l’invitation du vieux Whittier sonne comme un paradis… Qui se révèle bientôt un enfer, le plus baroque et immonde caveau de la littérature gothique contemporaine. Si Whittier est atteint de « progérie », cette dégénérescence cellulaire qui accélère le vieillissement, il est la métaphore d’une microsociété de dégénérés mentaux pour qui le mal est la seule solution pour briller un moment avant de s’effondrer. Si Dieu ou l’homme existent, qu’ils fassent que cette société ne soit pas la nôtre, mais uniquement celle de l’avertissement nécessaire de Chuck Palahniuk, l’écrivain pré-apocalyptique…
Le réalisme crade étant la spécialité de Chuk Palahniuk, l'on se souvient peut-être du club de combat clandestin et jusqu’au-boutiste créé par son anti-héros dans Fight Club[1], où il va connaître la vérité de la douleur. Aujourd’hui, s’il s’agit d’atteindre la vérité du plaisir, l’on devine dès la couverture d’Orgasme que ce romancier américain, né en 1962, ne fait pas dans la délicatesse. Il suffit d’appuyer sur le rose interrupteur, évidemment métaphorique, pour obtenir l’orgasme des personnages. Et pourtant ce n’est pas par ses postures dignes du Kama Sutra qu’il provoquera celui du lecteur. Mais bien par une imagination pyrotechnique qui lui permet de changer le plaisir féminin en anti-utopie terriblement politique…
« Violée devant un tribunal fédéral », Penny vient de larguer Linus Maxwell. Pourtant la modeste apprentie avocate et féministe d’occasion avait conquis « l’homme le plus riche de la planète ». En cette variation moderne sur le prince charmant et sa princesse, et après un intermède où le chevalier reste respectueux, les choses se corsent : « D’abord il vous rend célèbre », ensuite « il vous isole ». Et si l’on a l’inconséquence de passer à l’acte on découvre qu’ « Orgasmus Maxwell », spécialiste de la sexualité, obsédé de l’intensité du plaisir féminin, est un froid scientifique. Il s’ingénie à méticuleusement tester sur Penny les accessoires et autres aphrodisiaques sophistiqués, carnets d’expériences en main, de sa future gamme « Beautiful You » (d’où le titre original), dont elle est le cœur de cible : « Je t’aime parce que tu es incroyablement ordinaire ». En effet, une fois les produits mis au point, une fois l’infinie jouissance conquise par les femmes, « un milliard de maris seront remplacés » par le parfait « ersatz d’amour ».
Mais, au-delà de sa propension pour un réalisme outrageux, à la recherche des pires pulsions de l’humanité, Chuck Palahniuk s’aventure avec un burlesque brio dans les marges de la science-fiction, mais aussi du merveilleux. Il faut alors accepter que le quota de bonheur de Penny auprès de son mentor soit compté : « cent-trente-six jours », comme pour celles qui l’ont précédée, Alouette d’Ambrosia, actrice à succès, Clarissa Hind, devenue Présidente des Etats-Unis. Car Maxwell les contrôle toutes, clientes innombrables comprises, les inondant à distance d’orgasmes insoutenables, les assujettissant à tous les vêtements et objets divers que l’excitation érotique leur ordonne d’acheter. L’empire commercial devient alors totalitaire, alors que, prises d’une folle addiction à leur onanisme incessant, toutes les femmes dépérissent. En cette anti-utopie de la jouissance forcenée, le monde est menacé d’apocalypse, les hommes pleurent toutes les larmes de leur psyché ou, plus rarement, tentent de sauver leurs compagnes possédés par le démoniaque et tentateur Orgasmus. Car le tyran du sexe féminin est allé jusqu’à insérer aux veines de ses cobayes des « nanorobots », par le moyen de « libellules » qu’avalent vagins affamés, jusqu’à confondre délice et douleur, extase et mort…
Seule « Baba Barbe-Grise », qui vit dans une grotte « tout en haut de l’Everest », sorcière qui jadis initia Maxwell aux os et onguents magiques, aux techniques tantriques, pourra peut-être permettre à Penny de sauver l’humanité de ce détournement manifeste de l’éthique du plaisir. Solution combien loufoque à la lisière des comics, et qui se permet en passant de glisser une satire au fer rouge des spiritualités himalayesques et indiennes…
Romancier rose et noir, entre « pantoufle de vair » des contes et médias surexcités auprès de « la Cendrillon du Geek », conteur palpitant, grinçant et cru, Chuck Palahniuk (né en 1962), mène son intrigue à la baguette, avec une retorse jouissance. Comme en tous ses romans, dont le contagieux Peste, ou le bouquet de récits aux épines vénéneuses qu’est À l’estomac, le lecteur hésite entre adhésion amusée et répulsion, entre éclat de rire et dégoût, avant d’admettre qu’un tel imaginaire outrepasse (quoique provisoirement peut-être) avec feu et cendres les possibilités humaines et technologiques. Sa tyrannie sexuelle est évidemment une satire d’un capitalisme planétaire et outrancier, en même temps qu’une charge contre la mégalomanie, et surtout contre cette pulsion de pouvoir qui pousse à vouloir contrôler autrui jusqu’aux dernières extrémités du totalitarisme.
Si la fable, dans la tradition la plus délirante du mythe du savant fou, peut nous laisser incrédule, et peut être écartée par les prudes pour monstrueuse faute de goût, elle n’en reste pas moins, outre son ironie cinglante, d’une sagacité psychologique et politique remarquable. Car ce que l’on appelle aujourd’hui la « réalité augmentée », ainsi que ses « casques de réalité virtuelle » adaptés au plaisir sexuel, ne sont peut-être que les prémices d’une telle déferlante humaine et inhumaine. En ce sens, le romancier de science-fiction et d’anticipation sociale, si incrédules qu’il nous laisse, est, en même temps qu’un sismographe des sourdes tendances de son temps, un agent de prédiction, mais aussi de prudence devant l’hubris et les vices de nos contemporains…
Thierry Guinhut
La partie sur Peste est parue dans Le Matricule des anges, février 2008.
Notre-Dame-la-Grande, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
Conscience morale et littérature,
lecture de Walter Benjamin
et d’Hannah Arendt.
Walter Benjamin : Lettres sur la littérature,
traduit de l’allemand par Muriel Pic et Lukas Bärfuss,
Zoé, 160 p, 15 €.
Walter Benjamin : Je déballe ma bibliothèque,
traduit par Philippe Ivernel, Rivages poches, 224 p, 9 €.
Hannah Arendt : Walter Benjamin, 1892-1940,
traduit de l’anglais par Agnès Oppenheimer-Faure,
Allia, 112 p, 6,20 €.
« À quoi bon des poètes en ce temps de détresse[1] ? », demandait Hölderlin en ses élégies. Comme en écho à ce vers de l’année 1800, Walter Benjamin s’interroge sur la fonction sociale de l’intelligence, et des écrivains français en particulier, à l’occasion d’une terrible montée des périls, entre 1937 et 1940. C’est lors de son exil parisien, puisqu’en tant que Juif, dès 1933, le régime nazi lui avait fermé toute possibilité de travail et de publication, qu’il rédige ces sept Lettres sur la littérature, à l’intention de Max Horkheimer, directeur de l’Institut de recherche sociale de New-York. Il n’y a guère d’œuvres mineures chez Walter Benjamin. Si de vastes projets comme Paris capitale du XIXème siècle et Baudelaire[2] sont les arbres qui cachent la forêt, ces Lettres, en quelque sorte une autre façon de dire Je déballe ma bibliothèque, témoignent de l’indispensable survie de la littérature aux yeux de cet écrivain-philosophe auquel Hannah Arendt rendit un bel hommage.
Certes, il s’agit d’un travail alimentaire ; car Walter Benjamin n’a guère de revenu, exilé qu’il est à Paris. Ces Lettres sur la littérature lui sont payées par les plus dignes représentants de l’école de Francfort, eux-mêmes exilés à New-York. Il a pour mission de rendre compte de l’activité littéraire française. Malgré ses relations avec le « Collège de la sociologie », avec la revue Europe qui publie deux de ses articles, malgré l’amitié d’écrivains (Gide, Valéry, Paulhan, etc.) qui appuient en 1939 sa demande de naturalisation, il n’est entouré que de « figures vacillantes » : il reste en effet un juif allemand marxiste à l’heure des remugles fascistes dans le camp français. Il s’agit de « porter au plus haut degré la marque du moment critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture[3] ». Car ce qui le frappe, qui est pour lui un motif d’effroi, parmi la fine fleur littéraire parisienne, parmi ce « processus de décomposition », parmi cette « conscience morale affaiblie », c’est le peu de réaction à l’encontre du fascisme allemand, voire du « préfascisme français ». Il s’agit du « danger imminent que représente pour la France le silence sur les méfaits du National-Socialisme » : ses lettres résonnent alors avec une tonalité prophétique…
La critique littéraire est acide : conformisme, opportunisme, engagement convenu, voici les plaies de l’intelligentsia française. La NRF (une « fanfaronnade »), dont Jean Paulhan, son maître d’œuvre à l’influence considérable, est épinglée pour son esprit conservateur, au premier chef l’un de ses piliers, André Gide. Jean Cocteau est moqué pour sa « platitude ». Claudel aime « à brader au client les paraboles de Jésus ». Notre épistolier est un soupçon moins sévère envers Bernanos, Duhamel, Leiris, Bachelard ou Nizan. En revanche Céline est implacablement conspué pour sa « prose enflée », son « flot d’injures », son « nihilisme médical » : Bagatelles pour un massacre « est en ce moment le pamphlet antisémite le plus foisonnant et le plus insultant que possèdent les Français ».
Le surréalisme n’a guère grâce aux yeux de Walter Benjamin. Pire, le Collège de sociologie est perçu comme un antre fascisant, quand Georges Bataille défend Nietzsche en sa revue Acéphale, quand Roger Caillois, selon notre reporter, est assimilé avec la « clique de Goebbels ». On devine que malgré son intelligence, les œillères un tantinet idéologiques de Walter Benjamin ne lui permettent guère le doigté de la nuance. Il faut en effet lire ces lettres en marge de l’orientation indéfectiblement marxiste de l’Ecole de Francfort et plus particulièrement de l’Institut de recherche sociale de New-York que dirige Max Horkheimer, à qui Walter Benjamin les adresse. S’agirait-il de dénoncer un conformisme pour s’aligner sur un autre ? En un éclair de lucidité, il n’omet pas « les affinités originelles entre le fascisme et le communisme » qu’il note en lisant Henri de Rougemont. Cependant Walter Benjamin n’est pas sans prendre bien des distances avec le sacro-saint « matérialisme dialectique » et la dictature de l’ancrage dans les faits socio-économiques. On sait qu’à l’égard même d’Horkheimer, il critiqua « par ricochet le réalisme socialiste[4] ». Il préfère ô combien l’expérience vécue et subjective, lorsque « flâneur » des « passages parisiens » et lecteur de Baudelaire, il conquiert son indépendance intellectuelle, comme le relève la perspicacité d’Hannah Arendt.
Il rappelle en ces lettres son travail sur « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique[5] » (1936), associée au « déclin de l’aura ». Œuvre d’art et littérature sont par ailleurs soumis au même destin : « Si l’art narratif tend à se perdre, c’est parce que cet aspect épique de la vérité, qui est la sagesse, meurt aussi[6] ». Pourtant une inébranlable foi en la littérature l’anime, lorsqu’il commente Leskov : « Ainsi, la signification du roman ne tient pas à ce qu’il nous présenterait, sur un mode instructif, le destin d’un étranger, mais à ce que ce destin même, de par la flamme qui le consume, éveille en nous une chaleur que nous ne saurions jamais puiser dans notre propre destin[7] ».
Même en ses Lettres sur la littérature, dont la dernière date de mars 1940, après qu’il ait été libéré du camp de Vernuches, et peu de mois avant son suicide, sa bibliothèque est sa constante préoccupation. Ses 2000 livres, sans compter pour ceux pour enfants, doivent, espère-t-il, revenir de chez Berthold Brecht, au Danemark. Son goût du voyage, son errance obligée ne l’éloigne pas un instant du délicieux virus du collectionneur. Je déballe ma bibliothèque. Une pratique de la collection n’est qu’un bref essai, mais combien riche, combien émouvant : « la passion du collectionneur […] confine au chaos des souvenirs ». Si ce texte se veut de l’ordre de la vérité générale, il est aussi un aveu de tendresse on ne peut plus autobiographique pour ses amis de papier : « pour le vrai collectionneur, l’acquisition d’un livre ancien équivaut à sa renaissance ». Walter Benjamin se présente en agent de la résurrection des livres, guère en phase avec une idéologie collectiviste : « S’il se peut que les collections publiques soient moins choquantes sous l’aspect social et plus utiles sous l’aspect scientifique que ne le sont les collections privées, celles-ci seules rendent justice aux objets eux-mêmes ». Reste que « parmi toutes les façons de se procurer des livres, la plus glorieuse, considère-t-on, est de les écrire soi-même ».
« Collectionneur pauvre » fut Walter Benjamin. Mais en seul papier monnaie. Car en d’autres textes ici heureusement adjoints, il nous présente des « livres de malades mentaux pris dans ma collection », des « romans de servantes », des « abécédaires », des « livres pour enfants », preuves que sa curiosité est aussi humaniste qu’amusée, aussi enfantine que sociologique. Le chercheur et l’amateur de catalogue y consulteront une « listes des écrits lus par Walter Benjamin », soit la bagatelle de 1712 titres, que l’on soupçonne d’être incomplète… Il est alors évident que Walter Benjamin fut un bibliophile et non un bibliomane, selon la distinction qu’en fait Umberto Eco[8], un amoureux qui communique sa passion au contraire de celui qui vole et recèle au secret l’objet de sa folie.
C’est dans le New Yorker, en 1968, qu’Hannah Arendt[9] rendit cet hommage brillant à la figure d’un trop tôt disparu : Walter Benjamin 1892-1940. Comme à Kafka, seule la « gloire posthume » échut à ce marginal du sionisme et du communisme. Il est un inclassable critique littéraire, et « sans être poète, il pensait poétiquement », analyse-t-elle. La préoccupation de ce météore des lettres allemandes et françaises, féru de ses mosaïques de citations, est la vérité de l’œuvre d’art. Mais aussi celle de l’Histoire, dont il est « l’ange », qui « considère seulement le champ de décombres du passé, qui est projeté dans l’avenir par le souffle derrière lui de la tempête du progrès[10] ». On se souvient qu’il le voyait dans l’Angelus novus de Paul Klee.
Hélas, celui qu’elle appelle « le bossu » (en référence à ces poèmes enfantins où cette figure est associé à la maladresse et aux mauvais tours), traversa de « sombres temps », jusqu’à son suicide, coincé entre deux frontières despotiques, à Port-Bou. S’il sut incarner l’archétype du flâneur parisien, hérité du XIXème siècle, au point d’écrire en français des textes majeurs, il fut condamné à l’errance éditoriale, tant si peu de ses textes furent publiés de son vivant, sans même que fussent achevés, voire séparés en leur étrange gémellité, son Baudelaire et son Paris capitale du XIX° siècle, où émerge sans cesse la « collection de citations ». Cette dernière étant bien sûr l’écho de la collection parfois étrange et pathétiquement inutile du bibliophile enthousiaste et curieux.
Le texte d’Hannah Arendt est une magnifique épitaphe, une reconnaissance magistrale, alors qu’elle le compare à Kafka, autre étrange lumière de la postjudéité. Impécunieux, vivant aux crochets de ses parents jusqu’en 1930, Walter Benjamin est une sorte de héros incompris de la culture philosophique et littéraire, tardivement (et de manière posthume) adulé par toute une intelligentsia. Ce pour la bonne raison de son génie particulier, comme le montre avec ferveur Hannah Arendt ; mais aussi pour la moins bonne : être un remarquable épigone du marxisme (quoique bien peu orthodoxe) vous vaut toutes les considérations qu’on ne lui eût guère confiées de son vivant.
Walter Benjamin n’en finira pas cependant d’être une énigme, tant la perfection de bien de courts essais se heurte aux massifs conglomérats de matériaux à venir que sont les Work in Progress offerts à Baudelaire et à Paris. Des textes à première vue mineurs, comme ces Lettres sur la littérature et le Je déballe ma bibliothèque, sont parmi les « perles » qu’Hannah Arendt ramène de sa lecture. Reprenons alors le « danger imminent que représente pour la France le silence sur les méfaits du National-Socialisme ». Hors le mot « National » (quoique…) un tel avertissement de 1939, ne laisse pas d’être dangereusement actuel ; sans que l’on puisse se priver, en notre « conscience morale affaiblie », d’y associer un autre « isme », qui plongerait aujourd’hui Walter Benjamin dans un autre effroi…
Buffon : Les Mammifères, Furne, 1853. Photo : T. Guinhut.
Lectures du mythe de Frankenstein,
celui qui fut créé des ténèbres ;
Mary Shelley,
Alain Morvan et Alberto Manguel.
Frankenstein créé des ténèbres, sous la direction de David Spurr et Nicolas Ducimetière,
Gallimard, Fondation Martin Bodmer, 288 p, 35 €.
Alain Morvan : Mary Shelley et Frankenstein, PUF, 354 pages, 25 €.
Alberto Manguel : La Fiancée de Frankenstein, traduit de l'anglais par
Christine Le Boeuf, L'Escampette, 88 pages, 12 €.
Une erreur manifeste est trop souvent accolée au nom effrayant de Frankenstein : l’on croit qu’il s’agit du nom de la créature ; c'est évidemment celui du Docteur, son créateur concurrent de Dieu et nouveau « Prométhée ». L'erreur est symptomatique de l'ignorance dans laquelle est tenue Mary Shelley, qui, à l'occasion d'un concours d'écriture avec Polidori, Byron et son futur mari, le célèbre poète Percy Bysshe Shelley, réussit à surprendre, à faire mieux que ces derniers, inévitablement subjugués par sa puissance romanesque. Non seulement elle fait preuve de pénétration psychologique, du sens des péripéties en ce qui est déjà un thriller, mais elle est la créatrice d’un mythe dont la pérennité n’est plus à prouver. Entre un somptueux catalogue dont le titre entretient une subtile ambigüité, l’essai d’Alain Morvan et la rêverie d’Alberto Manguel, tout est à point balisé pour se perdre dans les dédales d’un mythe térébrant venu du romantisme noir, et cependant plus actuel que jamais.
Imaginé sur les hauteurs de Genève, par une jeune fille de 19 ans, devant le panorama des Alpes, le monstre de Frankenstein, fabriqué à partir de cadavres, sous l’action d’un éclair électrique, puis rejeté par ceux auxquels il quémande l'amour, va errer parmi les glaciers, exacerbant sa souffrance d’humilié et offensé, jusqu’à poursuivre le Docteur et sa famille de sa vengeance abondamment meurtrière. Entretemps, il aura fait son éducation et racontera sa vie dans un magnifique récit emboité. Publié en 1818, Frankenstein ou le Prométhée moderne unit les mythes incontournables de Faust, du nouvel Adam et celui, promis à un bel avenir, du savant fou. A la lisière du fantastique, dans la lignée du roman gothique terrifiant, Le Château d’Otrante de Walpole, Le Moine de Lewis, et des expérimentations scientifiques de Galvani, Mary Shelley jette les fondations d’un mythe, sinon de toute la science-fiction qui irriguera le XXème siècle.
D’un tel chef-d’œuvre littéraire, haletant de suspense, mais aussi rhétoriquement et intellectuellement roboratif, il ne peut qu’être émouvant de suivre les traces premières, les étapes de sa gestation, les sources, ses manuscrits. C’est ce que propose avec une élégante générosité le catalogue-livre d’art publié à l’occasion d’une estivale exposition de la Fondation Bodmer, à Genève[1]. Le titre, Frankenstein créé des ténèbres, pourrait porter à confusion. Si le monstre dont les chairs mortes rassemblées furent galvanisées par l’éclair a bien été créé parmi les ténèbres de minuit, par « une nuit lugubre de novembre », et non bien entendu le Docteur Frankenstein, il s’agit, dans l’esprit avisé des concepteurs de ce volume, d'éclairer au travers du roman, pour le moins inattendu en son temps, les ombres de son contexte historique.
Que la plupart des documents de cette mirifique exposition se trouvent à la Fondation Bodmer n’a rien d’innocent. Elle est en effet sise à Cologny, près de Genève, Cologny où la villa Diodati abrita, en 1816, le quatuor formé par le couple Shelley, Polidori et Byron. Lors d’une sombre soirée de juin, ce dernier proposa le défi suivant : « écrire une histoire de fantôme ». Parmi les trois hommes, l’un abandonne, l’autre se limite à une esquisse, le dernier, Polidori, publie un conte : The Vampyre. Or Mary Godwin Shelley les surpasse infiniment, au moyen de l’âpre combat du créateur puisant dans les charniers la matière de sa créature, puis de l’âpre épopée qui fait du créateur et de sa famille une proie sans cesse poursuivie par la haine de sa créature...
Les traces les plus authentiques sont impeccablement reproduites en ce beau livre : le manuscrit original, les textes de Byron et de Polidori, des portraits, de rares éditions, des affiches théâtrales, des gravures alpestres, les livres trouvés par la créature dans un bois (Plutarque, Le paradis perdu et Werther). De plus, le mérite insigne de cette somme est de se pencher sur les abysses de la gestation littéraire, sur les thématiques incroyablement variées qui l’innervent. L’exploration arctique (lieux où le Docteur retrouvé par un bateau raconte son histoire) est, à la fin du XVIIIème siècle, un écho de ce 1816 qui fut « une année sans été » à cause de l’explosion d’un énorme volcan indonésien. Et si les paysages sont allemands et genevois, celui alpestre devient iconique de la démesure et du sublime des personnages, comme dans le poème Mont Blanc de Shelley, et plus particulièrement la Mer de glace où la créature plaide vigoureusement sa cause de réprouvé.
Mais Frankenstein est aussi un « roman familial », selon Simon Swift. Mary Shelly porte les noms de son père le philosophe des Lumières William Godwin, de sa mère féministe Mary Wollstonecraft morte à sa naissance, et bientôt d’un poète pour l’heure ignoré. Quelle identité doit-elle assumer pour être elle-même créatrice ? N’est-elle pas en tant qu’écrivaine de sensibilité féministe, un peu monstrueuse ? Quand la famille du Docteur Frankenstein est déchirée, quelle famille absente sera possible pour la créature innommée, qui est métaphoriquement l’enfant de la terreur révolutionnaire ?
Pour Jacques Berchtold, en un chapitre délicieusement érudit, ce monstre est issu des cabinets de curiosité où l’on exhibe le difforme, mais aussi de la documentation encyclopédique. Entre passé alchimique et science moderne, la technicité du Docteur Frankenstein s’adosse à une « horreur morale », selon Ron Levao : stimulée par le Zoonomia d’Erasmus Darwin (grand-père de Charles), par la personnalité démiurgique du chimiste Humphry Davy, par la maîtrise de la foudre venue de Benjamin Franklin, et par l’utilisation de l’électricité du galvanisme, Mary Shelley contribue à la fascination pour la « bioélectricité ». Le savant fou devient alors le terrible épouvantail d’un incontrôlable futur.
En fait, ce chef d'œuvre du romantisme gothique, cette mine cinématographique (de Boris Karloff à Kenneth Branagh) est l'arbre qui cache la forêt. Mary écrit son journal, des lettres, et des romans : Mathilda, récit brûlant de l'inceste et de la mort ; Valperga, roman historique et conte philosophique situé dans une Italie magnifiée. Le Dernier Homme narre quant à lui la disparition apocalyptique de l'humanité, au cours d'un XXIe siècle ravagé par la peste... Avec son livre, Mary Shelley et Frankenstein, Alain Morvan, par ailleurs concepteur d’un Pléiade affichant les romans gothiques[2], rend efficacement justice à la personnalité exceptionnelle de la romancière. Sa vie (1797-1851) est traversée par d'intenses lectures, la passion pour les voyages en Italie, les deuils répétés parmi ses enfants, puis la noyade de son mari Percy Bysshe Shelley, dont elle publia avec soin l'œuvre poétique. Cernée par la mort de ses proches, elle pratique la « compensation par l’écriture », sans qu’elle soit assez tôt reconnue comme l’un des tout premiers auteurs anglais. Malgré les citations en anglais non traduites, cet essai rassemble les plaisirs de la biographie avec ceux de la critique littéraire.
Un souvenir d'enfance est à la source de l’essai plus personnel d’Alberto Manguel : la programmation, dans un somptueux mais décati cinéma de quartier de Buenos Aires, de trois films consacrés à Frankenstein : ceux que dirigea James Whale à partir de 1931. Une « terreur » sublime s'empare alors de celui qui en gardera l'emprise jusqu'à la maturité de l'écriture. L'histoire littéraire (l'invention de Mary Shelley), les méandres des scénarios et des mises en scène aux prises avec la censure et les questions de budgets, la stature de l'acteur Boris Karlof nanti d’une boîte crânienne fendue, la construction d’une bifurcation narrative imprévue par la romancière, tout concourt à élever ces films en noir et blanc des années trente au même rang mythique que le roman originel. Les réflexions d'Alberto Manguel sur la différence des monstres, sur l'origine du langage, sur la dimension faustienne sont toujours éclairantes. Alors, ces icônes cinéphiliques peut-être naïves du fantastique deviennent des classiques dignes d'être étudiés avec délectation par le lettré, autant que par le philosophe.
Evoquant La Fiancée de Frankenstein (1935) du cinéaste James Whale, probablement (et à juste raison) son préféré, l'écrivain dépasse de loin sa puérile fascination d'antan pour offrir des analyses sans lourdeur, sans compter une réelle tendresse pour ces créatures du savant fou qui sont embryons magnifiques de la science-fiction moderne. Ce fut, bien sûr, l'un des plus beaux succès de l'Universal Studio, dans lequel la chevelure de cette fiancée (en fait la compagne exigée par la créature) dont n’avait pas voulu le Docteur Frankenstein chez Mary Shelley, est peinte d’éclairs. Mais plus encore, pour Manguel, Frankenstein est ce nouvel Adam, non plus créé par Dieu, mais par l'homme, cette créature artificielle proche du Golem, mythe juif magnifié par le romancier Gustav Meyrink. On peut considérer qu’il est intellectuellement à l'origine des avancées d'aujourd'hui dans le champ de la génétique, des greffes et du clonage, en ce sens plus actuel que jamais. Voici un texte aussi clair que captivant, aussi émouvant que brillant, d’une fluidité presqu’onirique, dans lequel Manguel atteint la qualité des plus belles pages de son Histoire de la lecture[3].
Si géniale fût-elle, l’œuvre fondatrice et séminale de Mary Shelley, sans que l’on sache si sa créature était (au sens rousseauiste) naturellement bonne et dévoyée par le rejet que lui infligea l’humanité ou si elle était le mal radical de par son origine morbide, reste ancrée dans une posture éthique traditionnelle... La création humaine est de l’ordre du divin, ou de la nature, toute tentative de l’homme pour outrepasser cette prémisse est vouée à l’échec, à la tragédie. Un regard contemporain et prospectif sur une science dont n’avait guère idée la romancière en son temps, doit il la remettre en cause ? Les bébés fabriqués hors utérus et conditionnés d’Huxley, dans Le Meilleur des mondes[4], en sont-ils les avatars ? La médecine sait maintenant repousser les limites de la mort, expérimenter voire dynamiser l’embryon humain, corriger la nature et ses errements, que ce soient la plupart des maladies ou quelques déboires génétiques, jusqu’à l’avènement d’un transhumanisme. Au-delà de l’interdit formulé par la mère de Frankenstein et de sa créature, un eugénisme inspiré par une intelligence humaniste serait-il possible ?
A partir d’articles publiés dans Le Matricule des Anges,
janvier 2006 et janvier 2009
[1] Du 13 Mai au 9 octobre 2016. Voir : Charles Méla, Jean Starobinski : Légendes des siècles. Parcours d'une collection mythique. Fondation Bodmer. Cercle d'Art, 2004.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.