Adrienne Mayor : Les Amazones, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Pignarre,
La Découverte, 560 p, 25 €.
Alain Testart : L’Amazone et la cuisinière. Anthropologie de la division sexuelle du travail,
Gallimard, 192 p, 17,90 €.
Chantées par Homère, dont les héros Priam et Achille sont les furieux combattants jusqu’à la mort de Penthésilée, les guerrières Amazones semblaient n’avoir été qu’un mythe fascinant. L’historien grec Hérodote parait plus informé, parlant de ces « Sauromates [qui] parlent la langue scythique » et déclarent : « Nous ne pourrons vivre avec les femmes Scythes ; nous différons trop par les usages ; nous tirons de l’arc, nous lançons des javelots, nous ne savons rien des travaux de notre sexe[1] ». Plus informée encore est Adrienne Mayor, dont Les Amazones s’appuient sur de récentes découvertes archéologiques pour assurer qu’elles furent de réelles guerrières, quoique pas si cruelles pour leur sein et leurs fils. Mais pour l’anthropologie, où les armes sont indubitablement masculines, le foyer est féminin. Cependant, à l’heure où les débats sur l’égalité des sexes font rage, il est bon de dépasser le déni d’une réalité sexuée ou l’idéalité d’un monde unisexe pour retrouver une égalité perdue. D’où vient cette trop prégnante encore division sexuelle du travail ? Entre « L’Amazone et la cuisinière », l’anthropologue Alain Testart permet de déceler les catégories -croit-on innées- du masculin et du féminin, et de comprendre les croyances enfouies au fond des comportements humains depuis la préhistoire.
Selon un Dictionnaire de mythologie de 1765, les Amazones « formaient une république, dans laquelle elle ne souffraient point d’hommes. Pour se perpétuer, elles envoyaient de temps en temps des détachements dans les états voisins, pour se procurer la compagnie des hommes. Ces députées, quand leur grossesse était décidée, retournaient chez elle faire leurs couches. Tous les enfants mâles qui naissaient, étaient immolés. On élevait les filles avec grand soin ; on leur coupait la mamelle droite, afin qu’elles fussent plus en l’état de tirer de l’arc. On les formait dans les exercices militaires, et l’histoire fabuleuse est pleine des exploits de ces héroïnes. On a dit que le pays qu’elles habitaient, était dans la Cappadoce, sur les bords du fleuve Thermodon[2] ». L’effroi qu’elles causaient allait jusqu’à diffuser le mythe, rapporté par Plutarque, selon laquelle elles se seraient attaquées à la ville d’Athènes même, quoique finalement vaincues par les Grecs conduits par Thésée.
Adrienne Mayor en sait évidemment bien plus. Soutenue par une impressionnante érudition, elle jongle avec Hérodote et Pompée, fréquente couramment Atalante (qui chez Ovide est une femme d’une force peu commune), et les plus célèbres Amazones : Hippolyté qu’Héraclès tua), Antiope (que Thésée enleva) et Penthésilée (qu’Achille aima à l’instant de l’achever), mais aussi la « cheffe de guerre » Thalestris qui souhaita convoler avec l’empereur Alexandre. Sans oublier Hypsicratia qui devint la compagne de Mithridate VI. Ses notes et sa bibliographie associent tant les auteurs de l’Antiquité que les historiens modernes.
Mais là où son savoir ébouriffe le lecteur (au sens neutre du terme), c’est lorsqu’elle s’appuie sur de recherches archéologiques et scientifiques fort concluantes. L’analyse ADN de corps guerriers fouillés dans des tombes scythes ne laisse aucun doute : il y a bien des femmes à avoir été vigoureusement armées et enterrées avec ses attributs qui permettent d’avérer combien leurs qualités guerrières étaient appréciées et craintes de leur vivant : « l’archéologie montre qu’environ une femme nomade des steppes sur trois ou quatre, inhumée avec ses armes, était une guerrière active ». Au moins « 130 tombes du sud de l’Ukraine contiennent les restes de femmes inhumées avec des arcs et des flèches », voire des bijoux et des coupes précieuses, et parfois « dans la position de cavalières », sans oublier leurs traces de blessures par haches, lances ou dagues. Certaines de ces « tueuses d’hommes », jusqu’à des fillettes de dix ans en armure, vécurent et moururent à l’époque d’Hérodote, c’est-à-dire au V° siècle avant Jésus Christ. Ainsi les nécropoles scythes, de la mer Noire à l’Altaï, prouvent qu’il existait, à l’époque des anciens Grecs, des femmes correspondant à la description des Amazones mythiques, des « archères nomades » et des reines. Et bien plus largement de la Thrace à la Chine, où Fu Hao reste une célèbre guerrière de la dynastie Shang. On peut alors mentionner « l’Amazonistan d’Asie centrale ». En Iran, les poèmes de Nizami font l’éloge de femmes qui sont « amantes, héroïnes, cheffes et même éducatrices et rivales des hommes » ; ils sont illustrés par une Shirin au bain, alors que son carquois et son épée sont suspendus à un arbre. Auprès de la mer d’Aral, un chant épique, le « Qirq Qiz, des Quarante filles », montre qu’elles font preuve d’une bravoure hors du commun. L’Egypte ancienne conte l’histoire de Serpot qui est à la tête d’un « pays des femmes ». Il faut également mentionner des guerrières étrusques. En l’actuelle Turquie, des mosaïques découvertes en 2006 présentent des portraits d’un quatuor de reines, dont Mélanippe.
S’il ne s’agissait donc pas d’un fantasme de divers mythographes, il faut cependant faire un sort à deux pans impressionnants du mythe : selon toute apparence, ces dames ne se coupaient un sein (à moins de les aplanir dans un corset ou sous l’armure), ni ne tuaient leurs fils. Les représentations grecques et romaines leur octroient toujours des seins jumeaux, ainsi que des tatouages, car leurs bras présentent des figures animales, ce que corroborent « les momies congelées tatouées de l’ancienne Scythie ».
Bien plus libres que les femmes grecques, ces « femmes sauvages » séduisaient et effrayaient par une certaine liberté sexuelle ; qui semblaient avoir « les mêmes droits que les hommes ». Elles aussi s’enivrent de « lait de jument fermenté » et des fumées hallucinogènes du chanvre (cannabis sativa), ce que confirment autant Hérodote que les tombes du Kazakhstan. Selon la légende, et des kylix à peintures rouges, elles combattaient des griffons. Ces porteuses de pantalons chassaient plus sûrement des lions, mais également au moyen d’aigles dressés. De surcroît, il n’est pas impossible que l’on doive à leur peuple l’origine des armes en fer. Reste à savoir quel était leur langage, entre diverses langues caucasiennes et l’iranien, donc « barbares » pour les Grecs, et le romaïque, un dialecte assez proche du grec. Malgré leurs « pierres à cerfs », gravées de divers motifs géométriques et animaliers, nos Amazones n’ont pas laissé de texte écrit ; à moins que les dessins des tatouages, également retrouvés sur ces pierres, soient un langage figurant quelque récit… La « tombe de l’homme d’or » (ou d’une guerrière) recèle un bol en argent gravé d’une inscription « alphasyllabaire », non déchiffrée, qui est peut-être la trace d’un dialecte scythe.
Apollonius de Rhodes, dans ses Argonautiques, fait mention d’un temple sur « l’île Amazone ». Il semble bien que des archéologues turcs l’aient mise au jour, au sud de la mer Noire, à Giresun, et qu’ils confirment le récit de l’écrivain antique, jusqu’à la présence de la « pierre noire sacrée », une météorite. Là, nos cavalières sacrifiaient des chevaux à un dieu de la guerre et une déesse mère. Plus loin, dans l’espace et dans le temps, notre essayiste fait allusion à « Mulan, une Amazone héroïque de la légende chinoise », qui par ailleurs fit les bonheurs du film d’animation, avec le film des studios Disney, en 1998. Cependant l’on sait par ailleurs que les créatures chevelues qui lançaient des flèches sur les conquistadors depuis les arbres bordant le fleuve Amazone (d’où son nom) n’étaient en rien des femmes.
Une « Encyclopedia Amazonica », c’est bien là l’ambition couronnée de succès d’Adrienne Mayor, chercheuse à l’Université Stanford, bien qu’elle sache qu’elle ne mette pas un point final à la question. Son roboratif travail se veut également un « éloge de l’idéal des couples nomades de l’Antiquité ». Et bien que sédentaire, notre historienne a mené son enquête, livresque et sur le terrain, parmi les temps anciens, voire immémoriaux, et les plus vastes empires romains, alexandrins, chinois et scythes. Faisons également l’éloge de l’éditeur, qui a su offrir à sa couverture une esthétique certaine, avec une Amazone blessée (qui ne s’est pas le moins du monde coupé un sein !), au corps blême devant un rouge bouclier, peinte par Franz von Stuck en 1905. On ajoutera que l’iconographie, quoique en noir et blanc, est généreuse : cartes, amphores, cratères, camées, armes… Mais aussi une superbe « urne cinéraire étrusque » ornée d’archères amazones s’exerçant au tir à l’arc parthe.
Pourquoi, hors nos Amazones, les femmes ne chassent-elles pas, ne sont ni soldats, ni bouchers ? se demande Alain Testart. Une immense majorité de cultures les cantonne à la maternité, au tissage, à la cueillette. Parce que le sang des règles et de l’accouchement entraîne une conséquence inouïe : « Les armes que n’utilisent pas les femmes sont celles qui font couler le sang des animaux ». On évite « la conjonction du même avec le même » de peur de catastrophes, ce qui se justifie par ailleurs dans le cas de la consanguinité. De plus « ce partage des tâches est strictement parallèle à celui entre domaine animal et végétal », sauf aux régions arctiques. L’explication « combine motifs symboliques et contraintes économiques ». De même, la femme est exclue de la prêtrise, parce qu’elle ne peut toucher le sang du Christ, mais aussi du rabbinat (quoique ce ne soit plus le cas aujourd’hui). Le suicide est ainsi passablement partagé selon les sexes, sanglant ou non.
De plus, cave à vin, sidérurgie, sont royaumes masculins, souvent interdits à la femme. Il y a « laboureur et semeuse », car la charrue coupe la terre, alors que le sexe féminin est associé à une coupure. L’agriculture est féminine quand les Iroquois sont d’abord guerriers. Et le progrès technique semble défavorable à la femme, « servante de la machine » : dès qu’un travail devient métier, il devient masculin. Seules chasseresses et soldates de l’Histoire, Diane et Jeanne d’Arc, parce que vierges. Cependant nous venons de voir que les Amazones historiques cassaient avec succès cette partition sexuée…
N’en doutons guère, il se trouve en le magnifique essai d’Adrienne Mayor une pincée de volonté polémique, en un sous-titre qui n’existe cependant pas dans l’édition originale américaine : « Quand les femmes étaient l’égales des hommes », ce qui est confirmé par l’assertion : « La quête universelle pour trouver l’équilibre et l’harmonie entre hommes et femmes, des êtres à la fois si semblables et différents, est au cœur de tous les récits sur les Amazones ». On idéalise peut-être sur ce point la période qu’elle étudie, du VIII° siècle avant J. C. au I° siècle de notre ère ; sans peur de souffler que ce n’est pas tout à fait le cas aujourd’hui. Tabous et préjugés s’effacent à grand peine, alors que les femmes ont aujourd’hui le droit d’investir jusqu’aux sous-marins français. Les Israéliennes sont couramment des Amazones, quand les cuisinières sont encore rarement les grands chefs. L’essai d’Alain Testart, aussi clair que roboratif, permet alors de radiographier la persistance de nos mentalités, pourtant dignes d’évoluer. Au point que, Messieurs, les femmes soient en train d’investir tous vos domaines d’élection, voire bien souvent vous dépasser…
Et puisque Heinrich von Kleist est un homme, nous ne parlerons guère de sa splendide tragédie, car bien connue, Penthésilée[3], cette reine des Amazones qui déchira d’amour le corps d’Achille, pièce passée sous silence par Adrienne Mayor, quand elle n’ignore rien des amphores grecques à figures noires qui illustrent cette scène aux versions diverses. Ni de l’auteur de cette modeste critique amazonienne, qui n’a pas la chance d’être une femme, mais d’une auteure outrageusement méconnue : Madame du Boccage. Elle fut en effet au XVIII° siècle la créatrice d’une épopée plus que curieuse consacrée au découvreur de l’Amérique, La Colombiade, mais aussi d’une étonnante tragédie en vers titrée Les Amazones. En son ultime scène, la reine Orithie dénonce, avant de se tuer, de Thésée le « sexe orgueilleux[4] »…
Ben Marcus : Quitter la mer, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Thierry Decottignies,
Editions du Sous-sol, 304 p, 23 €.
Ce livre est un paradoxe vivant. L’argument de L’Alphabet de flammes reposant sur la destruction par le langage, il eût dû logiquement s’autodétruire entre les mains du lecteur que nous sommes, contaminant nos langues et nos neurones, peu à peu atomisés. Car auprès de leur fille Esther, Claire et Sam contractent la « fièvre du langage », à l’instar de tous leurs concitoyens. A la lisière de la science-fiction, de l’horreur lovecraftienne[1] et de l’érudition linguistique, le roman-apologue de Ben Marcus est un rare Objet Romanesque Non Identifié. Et lorsque le langage détruit son monde, ne reste plus qu’à Quitter la mer pour la récurer de tristesse en un bouquet de nouvelles affreusement vénéneuses.
Combattant contre les mots et leur fatalité, Sam est un héros opiniâtre. Il quitte l’insolence terriblement logique de sa fille, bien trop dangereuse, laisse sa femme comme morte, fuit les parcs de jeux et la ville entière contaminés par le babil, le raisonnement et les cris enfantins, pour rejoindre un laboratoire où tenter de concocter des « alphabets » immunes. Car il lui faut obéir à un commandement sacré : « N’élevez pas la langue au service du carnage ». Sa responsabilité de malheureux super-héros est alors colossale : « J’étais censé aligner des symboles qui pourraient servir de code, créer un nouveau langage qui damerait le pion à la toxicité. La solution est dans les Ecritures, vous ne pensez pas ? » De là, parmi le pullulement des allusions bibliques, à y voir une absence de Dieu, qui n’est pas dite, donc de sens, il n’y a qu’un pas.
Mais le nid d’étrangeté de ce récit ne s’arrête pas là. Les personnages centraux appartiennent à une étrange confrérie de « Juifs sylvestres » et « reconstructionnistes », dont le culte est ainsi fait : dans une cabane cachée, « équipée de technologie luciole », ils vont « écouter un sermon remonter de la terre », dont il ne reste parfois que « des os de langage ». Est-ce la crainte de les voir manger l’ « alphabet pur » de Dieu qui les éloigne de leurs concitoyens ? À moins que ce dernier soit également, et originellement, corrompu… Faut-il comprendre que le verbe divin, que la parole de la judaïté deviennent une source d’infection ? Pourtant, Juifs ou non, et pour reprendre le vers de La Fontaine, dans « Les animaux malades de la peste », « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés[2] ».
Le rôle des enfants est éprouvant : si ce sont eux l’origine de cette peste cruelle qui fatigue les organismes et les mène à la consomption, ils sont une métaphore du conflit des générations, à la suite duquel les descendants sont destinés à enterrer leurs géniteurs. Ces jeunes meurtriers -consciemment ou non- ne sont pas sans évoquer ceux que Ballard met en scène dans Sauvagerie[3], ceux que l’on échoue à faire taire au point qu’ils deviennent les agents du massacre de toute leur famille.
Le narrateur n’est pas sans culpabilité : certains de protagonistes « étaient malades des alphabets que j’avais réalisés ». Il essaie alors tout ce qui reste en son pouvoir pour sauvegarder la communication : « J’énucléais des lettres dans des mots ». Hélas, « avec la privation de parole, en l’absence du langage qui avait fait de nous des personnes entières, nous étions devenus une sorte de bétail émotif ». Pas la moindre consolation du côté des livres : ceux-ci « étaient indécollables. Sur les pages détachées, éparpillées comme des détritus lors d’une parade, le texte était noirci ». ». À force de recherches et de péripéties effarantes, dont on laissera le trouble soin à l’aventureux lecteur, dans le silence et « derrière la ligne de murmure », il obtient « que le sérum Jeu d’Enfant soit efficace ». Voilà qui permettra que tout rentre dans l’ordre ; ou presque…
Malgré l’apparente brutalité simpliste de l’événement perturbateur, le roman de Ben Marcus est un formidable et flamboyant opérateur d’images poétiques, attendrissantes ou terrifiantes, un conte philosophique hallucinatoire, un creuset de pensée linguistique et ésotérique, dans lequel « comprendre n’apporte rien». Devrions-nous l’interpréter comme l’envers de la Torah, comme une nouvelle Kabbale devenue kafkaïenne, révélatrice d’une apocalypse langagière et de civilisation, pire que babélienne, à rédimer si possible ?
Il ne faut tempérer notre enthousiasme que d’un seul bémol. Ben Marcus aurait probablement gagné à ne pas nous révéler dès les premières pages la cause de ce terrible dépérissement. Que de voluptés narratives nous eût-il offertes s’il avait daigné installer un plus réel suspense progressif ? Si par une plus angoissante enquête on eût découvert les symptômes, le diagnostic, et combien la parole pourrissait ces corps et ces vies. À moins qu’il sache préférer engluer dès la première page son lecteur dans un étouffant, parfois pesant, et délétère magma romanesque, qui confine par instants à l’essai-fiction, si l’on peut oser ce néologisme…
Reste cependant entre nos mains avides un fabuleux roman fantastique et philosophique, un apologue empoisonné sur l’aporie de la communication : alors que le langage est le propre de l’homme, est la source de son développement civilisationnel, ne devient-il pas avec Ben Marcus un virus délétère ? « Il faut se déprendre du langage », dit le malheureux héros et narrateur de L’Alphabet de flammes. Si j’étais vous, lecteur trop bavard aux mots sans innocence, je tournerai sept fois ma langue dans ma bouche avant de prononcer des clichés, des paroles meurtrières, comme celles de la vilaine sœur des « Fées » de Perrault, à qui il sort « de la bouche ou un serpent ou un crapaud ». Ou comme celles de nos doxas, de nos gouvernements, de nos pires dictatures et de leurs holocaustes[4].
Visiblement Ben Marcus a quitté la furie fantastique qui animait son Alphabet de flammes, aujourd’hui réédité dans la belle collection « Signatures » de Points. Son recueil de quinze nouvelles titré Quitter la mer s’ancre dans un amer réalisme. Chacun « se demande ce qui est allé de travers dans sa vie ». Un fils pris à la gorge par le passé dans une réunion de famille, un écrivain de troisième zone assurant un « atelier d’écriture » sur un bateau de croisière, un jeune homme atteint d’une maladie auto-immune essayant les « arts occultes » de la médecine, tous paraissent être « des gens foncièrement impuissants travaillant à résoudre des problèmes de manière hypothétique ». Dans l’unique et longue phrase de la nouvelle titre, « Quitter la mer », rien n’empêche un couple marié de naufrager ; plus loin, un mariage n’est « qu’un combat sans armes entre adultes éreintés ». Observons de surcroît que, souvent, les Messieurs de Ben Marcus sont obsédés par leur « corps surdimensionné », leurs « bourrelets », leur inadaptation sexuelle ; plus précisément devant une collègue à la beauté « inhumaine », ce dans l’ultime nouvelle, peut-être la plus intense. À se demander si l’auteur, spécialiste invétéré en « mortifications », ne confie pas le prisme de ses névroses, en une exhibition rédhibitoire.
L’écriture est au scalpel, bouillonnante, abrupte, parfois splendide : faire l’amour c’est « peiner sur une application de luxure ordinaire exécutée avec mouvements, gestes et fleur-de-langage ». L’analyse psychologique est sans pitié pour autrui, et, bien sûr, à l’égard de tout personnage s’examinant sans aménité ni illusion ; la satire englue toute l’humanité, jusqu’au désespoir le plus virulent. « Quand l’œil était un trou à excuses », « une vie de solitude infernale », « une complète dissolution morale et émotionnelle », sont des formules qu’il ne faudrait pas conseiller à un dépressif.
Une fois de plus l’univers de Ben Marcus est terriblement évocateur, quoique, diront d’aucuns, touffu, compact, sinon vigoureusement étouffant. À moins que là soit son but : nous persuader, nous convaincre d’une définitive aphasie…
Ben Marcus, né à Chicago en 1967, a quelque chose d’obsessionnel. Tombé de Babel et de l’aleph, le Verbe est chez lui l’alpha et l’oméga, en même que son incapacité à être ce qu’il désigne ; sa disparation angoissée entraînant celle du monde. Dans un précédent roman, Le silence selon Jane Dark[5], une armée de femmes « silentistes » veut éradiquer le mouvement, la parole et les émotions, toutes prérogatives trop masculines, en une satire acide du féminisme radical. Au point que Ben Marcus devienne leur sujet d'étude, leur cobaye, purgé du langage, plongé dans une « cuve à syncope », abreuvé d’« eau d’oubli ». Ce pourquoi l’écrivain se voit forcé d’écrire son anti-roman dans un novlangue charcuté. L’on conçoit combien le voilà inévitablement plongé dans la déréliction, la mélancolie noire et bilieuse de Quitter la mer. Qui sait s’il faut alors penser à la faillite de la langue de Goethe dévorée par le nazisme, qui fit le malheur et la beauté de la poésie de Paul Celan[6] ? Ou encore à la Lettre de Lord Chandos, d’Hugo von Hofmannsthal, en 1902, dans laquelle son apparent auteur avoue avoir « complètement perdu la faculté de méditer ou de parler de n’importe quoi avec cohérence ». Pire, « les termes abstraits […] se décomposaient dans ma bouche comme des champignons moisis […], les mots flottaient, isolés, autour de moi ; ils se figeaient, devenaient des yeux qui me fixaient et que je devais fixer en retour ; des tourbillons, voilà ce qu’ils sont, y plonger mes regards me donne le vertige, et ils tournaient sans fin, et à travers eux on atteint le vide[7] ».
Si ce réjouissant exercice qu’est le lancer de nain est interdit, le balancer de porc ne l’est évidemment pas. Que les défenseurs de la cause animale se rassurent, il ne s’agit pas de jeter un porcelet par-dessus les barbecues, mais de « Balance ton porc », cette délicate cause féministe et humaniste qui consiste à publiquement dénoncer, sur quelque réseau social, voire quelques tribunaux, les attouchements, harcèlements et autres viols de ces dames par des messieurs aux délicatesses plus que douteuses. Il faudra défendre autant la cause des femmes, voire des hommes, dans ce cas désastreux, que celle de la langue encochonnée, et autant dénoncer les porcs humains trop humains aux organes baladeurs et intrusifs, tout en plaidant la cause du porc, pur animal de compagnie culinaire, dont nous ne voilerons pas les qualités gastronomiques et civilisationnelles…
Le harcèlement sexuel du médecin et du chirurgien à l’égard de la patiente, celui des galeristes et autres curateurs qui échangent une surface d’exposition contre des faveurs sexuelles, celui du producteur de cinéma qui conditionne les rôles qu’il offre au degré de soumission fessière et buccale, le patron ou directeur des ressources humaines qui recourt à la promotion canapé… La liste n’est pas exclusive, mais inclusive, de tous ces porteurs de queue en tire-bouchon qui ne songent qu’à contraindre la gent femelle au décapsulage sournois, brutal, éhonté.
On n’imagine guère combien la lourdeur, la rosserie, la goujaterie, la dégueulasserie de Messieurs les porcs en chef -ou plutôt en hure- est infâme : les sous-entendus appuyés, les mains aux fesses, les « t’es bonne, je vais te baiser », abondent, sans compter les 120 femmes mortes sous les coups de leurs compagnons chaque année. Tout homme ne sachant retenir l’impulsion de ses couilles et de son vit dressé n’est-il pas à cet égard le sanglier de Jean Ursin : « Je suis le sanglier velu, redoutable par sa hure et ses défenses ; Vénus me pousse à affronter mon rival en des combats sauvages[1] ». Et, cela va sans dire, à coucher Vénus elle-même dans la boue pour l’empaler. Le hashtag « Balance ton porc », trouve là sa nécessité. La condamnation, si l'on n'oublie pas le principe de la présomption d'innocence, est alors sans appel…
Pourtant il faut penser combien le même compliment ou geste complice peut sembler aguicheur et charmant s’il vient d’un bel homme, ou grossier, obscène, s’il vient d’un individu que la nature à affligea d’une surface pondérale excessive, d’un visage gonflé et raviné, d’une lippe à la salive avariée… Aussi faut-il ne pas confondre, parole plus ou moins heureuse, œil salace, plaisanterie grivoise, réjouissance rabelaisienne, et, sur l’autre versant du spectre, brutalité réduisant autrui à un objet de prostitution sans autre rétribution que la vanité masculine, que la tyrannie domestique, privée ou publique.
Evidemment, les mauvais esprits -dont nous ne sommes pas- aurons tout de suite pensé au hashtag en miroir : « Balance ta truie », ce qui est par ailleurs, plutôt que « porce », une forme d’écriture inclusive, ménageant autant le féminin que le masculin. Qu’il existe des femmes abusant de leur autorité, de leur pouvoir hiérarchique pour glisser une main à la braguette et s’emparer de l’objet du délit, nous ne le nierons pas, comme quoi nous sommes en présence d’une constante de l’esprit hormonal et tyrannique de l’être humain, même si le cas est probablement bien moins nombreux.
Faut-il alors remettre en cause la virilité, la masculinité, pour respecter la féminité ? C’est là que la limite imprécise, passablement subjective, entre harcèlement et séduction, doit se faire entendre. Consentement, explicite ou implicite (en ce dernier point il n’est pas toujours aisé d’interpréter ce qui peut être un piège), insistance délicate ou déplacée, caresse du regard, des doigts, ou violence des paumes et des poings, tout oppose le cuissage du soudard à l’amour courtois. Ce en quoi les « Précieuses », hélas ridicules de Molière, avaient bien raison d’attendre de l’homme les raffinements de la séduction et les codes de l’amour courtois en excluant les mœurs brutales des mâles du temps. Au mâle qui met à mal, nous préférons résolument le gentleman.
Si la guerre aux guerriers du harcèlement et du viol est indispensable, la guerre des sexes ne doit pas avoir lieu. Ni le cloisonnement entre les femmes et les hommes, plus séparés que sur les bancs de l’église au Moyen-Âge, qui aboutirait à l’avalisation d’une claustration des premières, comme voilée par un « noli me tangere », un ne me touchez pas sacré, qu’il s’agisse de la sacralité de la loi ou de celle du féminisme. À moins de trouver une solution miracle qui est celle de l’Islam : voilées ou violées[2] ; car au cochon des rues il faut une poule de trottoir…
On n’ira pas non plus considérer que les musées, les œuvres d’art sont de l’ordre du harcèlement sexuel. Certes une proportion considérable de tableaux et sculptures exhibe des femmes nues, et bien moins d’hommes nus, mais la beauté des corps, leur éloge vaut pour tout viatique. Qu’attendent alors les féministes, trop féministes, voire viragos, pour se mettre au travail, peindre et sculpter, créer une autre image de la femme, s’il se peut, plutôt que de vouloir éradiquer l’Histoire de l’Art, sans compter que bien des femmes-artistes ne les ont pas attendues.
Buffon :Œuvres V, « Les quadrupèdes », À la Société bibliophile, 1845.
Photo : T. Guinhut.
L’on peut à loisir balancer les porcs en langue, sans balancer pour distinguer la sexuation dépréciative de maints exemples du vocabulaire. Il faut en effet avoir conscience que la langue de porc est plus salée pour les femmes que les hommes, charriant en son flot une misogynie, un sexisme récurrents. Songeons à la garce qui est le féminin de gars, au courtisan des rois familier de la courtoisie quand la courtisane est une professionnelle, c’est-à-dire une putain, au contraire du professionnel, comme le péripatéticien est un philosophe grec qui ratiocine en marchant et son féminin une radeuse de trottoir… De même le Don juan, venu du Dom Juan de Molière et de Tirso de Molina, donna par antonomase son nom commun flatteur, pour qui enfile les conquêtes, alors que le féminin le traduit communément par « salope ». Oublierions-nous pourtant Les Don Juanes de Marcel Prévost[3] ?
Avons-nous remarqué que le mot « porc » n’a pas de féminin, qu’il est donc neutre, et qu’en balançant son porc, tout hashtag dehors, il est permis de dénoncer autant truie que verrat, que cochon ou cochonne, deux mots qui ont pour une fois le même sens dépréciatif, humainement parlant. On parle cependant de « langue de pute », autant à l’égard d’un homme que d’une femme, mais pas de langue de porc…
Or, nous ne réécrirons pas en langue inclusive, cette aberration linguistique qui voudrait à tout mot comprendre le féminin et le masculin, quitte à l’inventer. Il faut s’y faire : il n’existe pas de neutre en français. Mais prendrait-on les lecteurs, et surtout les lectrices, pour des cochon-nes d’illettrés (aï, la règle de grammaire périmée où le masculin l’emporte vilainement sur le féminin) ?
Il ferait beau voir une fable de La Fontaine, dans laquelle on mène un cochon, une chèvre et un mouton à l’abattoir, grimée en écriture inclusive :
« Dom-ame Pourceau-elle raisonnait en subtil-e personnage :
Mais que lui servait-il-elle ? Quand le-la mal-e est certain-e
La-le plaint-e ni la-le peur-e ne changent le-la destin-e ;
Et le-la moins prévoyant-te est toujours le-la plus sage[4]. »
Oh le laid maquillage ! Où sont bousillés les alexandrins ! Et faut-il, en inclusive, mentionner d’abord le féminin ou le masculin ? Couvrez ce sein du machisme que je ne saurais voir, dirait le nouveau Tartuffe à la nouvelle Pernelle. Voilà qui va faciliter l’apprentissage de la langue chez nous bambins-nes qui lambinent…
Le genre de la grammaire et du vocabulaire n’est pas celui des êtres et des choses. Une sentinelle est le plus souvent masculine, comme une recrue. Un chef cuisinier doit-il devenir cheftaine ? Un mannequin est le plus souvent féminin. Quant à l’amour, il est masculin au singulier et féminin au pluriel. Parmi cette intrusion de la sociologie politique au petit pied et au grand ergot, reste à se demander si les gays, les lesbiens, les queers et autres altersexuels[5] ne voudront pas leur grammaire exclusive ; si les non-genrés n’inventeront pas une non-grammaire non-discriminante…
Si vous vous sentez humiliés par la grammaire, c’est que vous êtes bien piètres. Plutôt que de vouloir la tyranniser et tyranniser les esprits de vos contemporains, voire de vos descendants, puisque vous exigez de jusqu’à réécrire l’Histoire, en une réelle pulsion totalitaire, qu’attendez-vous plutôt, une fois de plus, de vous mettre au travail, ainsi de faire œuvre, d’être une nouvelle et un autre Simone de Beauvoir, une nouvelle et autre Mary Shelley[6], une nouvelle et autre Toni Morrison[7], sans compter Proust et San-Antonio[8] ?
Illustration de Dubout pour Gargantua et Pantagruel de Rabelais,
Michel Trinckvel, 1993. Photo : T. Guinhut.
« Dévorer leur petit n’est pas pour elles un événement extraordinaire », dit Pline l’Ancien des truies. « Les animaux de ce genre se roulent volontiers dans la boue. Ils ont la queue tordue, et on a même noté que lorsque c’est à droite, ils plaisent davantage aux dieux que quand c’est à gauche » ; il faut alors penser que l’homme qui manie gauchement sa queue en porc qu’il sait être, déplait aux déesses… « C’est le plus stupide des animaux et l’on a jugé, non sans finesse, que l’âme lui avait été donnée en guise de sel. […] Il n’est pas d’autre animal qui donne plus de prétexte à la débauche de nourriture ». Oserons-nous dire que la prolixité de la femelle issue de la saillie de son verrat donne une image idoine de la débauche luxurieuse… Ce que confirme avec peu d’aménité, au XVIII° siècle, le naturaliste Buffon : « Toutes ses sensations se réduisent à une luxure furieuse et à une gourmandise brutale, qui lui fait dévorer indistinctement tout ce qui se présente, et même sa progéniture au moment qu’elle vient de naître[9] ».
Revenons à notre encyclopédiste de l’Antiquité qui note enfin : « Quant à l’Arabie, il n’y vit aucune sorte de porc[10] ».
Tiens donc, déjà ! Est-ce parce que la Bible condamne la consommation du porc, bien qu’ayant le sabot fendu, mais non ruminant[11], parce qu’il se roule dans une répugnante boue, parce qu’il ne répugne pas à bouloter des excréments, parce que sa consommation vite avariée sous des climats brûlants entraîne divers risques sanitaires, parce qu’il n’a pas de cou pour l’égorger, parce que sa sexualité est obscène et qu’il est le miroir de la passion fornicatrice de l’humanité, parce qu’aux nomades il est bien plus aisé d’entraîner moutons et dromadaires que gorets ? Les arguments sont plus souvent irrationnels que rationnels. Le Coran interdit explicitement le porc : « Vous sont interdits la bête trouvée morte, le sang, la chair de porc, ce sur quoi on a invoqué un autre nom que celui d'Allah[12]. » Or Buffon note : « Par un de ces préjugés ridicules que la seule superstition peut faire subsister, les mahométans sont privés de cet animal utile[13] ».
Le porc étant impur et haram en musulmanie, l’on se demandera si c’est pour mieux héberger la part porcine de l’humain dans celui qui, suivant le conseil du Coran peut posséder plusieurs épouses et autres esclaves, y compris sexuelles, tout en faisant profession de vertu, voilant sa tartufferie dans une pornographie allègrement pillée à l’Occident :
C’est ce que l’on peut appliquer à de nombreux imams et prétendus islamologues, dont l’un, sinistre pratiquant de la taqiya, qui porte le nom du jeûne, pour ne pas le citer, vient d’être balancé comme verrat harceleur et violeur à de nombreuses reprises, la preuve restant à charge des victimes.
L’on se demandera de même si la juste cause de la dénonciation des violences sexuelles, verbales et physiques, quoiqu’il faille se méfier de la délation qui n’est pas dépôt de plainte officielle, et qui ne vaut pas pour procès respectant la présomption d’innocence, s’il ne s’agit pas, en dénonçant les prérogatives du mâle blanc occidental, de détourner pudiquement les yeux de ces quartiers envahis par l’islamoracaille, où il ne fait pas bon arborer une jupette, voire autre vêtement que le voile de rigueur :
« Que c’est fait sagement aux hommes d’empescher
Les femmes de juger, commander et prescher,
Captivant sous les loix cet animal sauvage
Qui chez les Musulmans est toujours en servage ![15] »
Voilà ce qu’avec bien de l’ironie disait le satiriste Pierre Motin au XVII° siècle. Rappelant que le stade ultime de la misogynie, bien tentante chez la plupart des mâles aux testicules chatouilleuses, trouve son acmé tyrannique en une idéologie religieuse et politique bien connue. Gageons qu’aujourd’hui un tel poème satirique se verrait poursuivi par les foudres de l’indignation féministe, brandissant le spectre de la censure et du requiem de la liberté d’expression[16], pourtant bien moins souvent diligente à tomber à bras raccourcis sur le Coran et son indigne « Sourate sur les femmes » : « au mâle, une part égale à celle de deux femelles[17] ». À cette inégalité s’ajoute la polygamie, la parodie de justice et le meurtre : « Pour celles de vos femmes qui sont perverses, faites témoigner quatre d’entre vous. S’ils témoignent contre elles, faites-les demeurer dans les maisons jusqu’à ce que la mort les enlève ou qu’Allah fraye pour elles un sentier[18] ». Plus délicat : « Admonestez celles dont vous craignez la rébellion, reléguez-les dans des dortoirs, battez-les.[19] » Battre ses femmes est un ordre divin, tout comme les qualifier d’impures, puisque l’on ordonne avant la prière : « Si vous êtes malades ou en voyage ou si l’un de vous revient des latrines, ou si vous avez touché les femmes, et ne trouvez pas d’eau, recourez à un bon sable, frottez-vous le visage et les mains[20] ». On appréciera l’équivalence entre les latrines et les femmes, considérées pire que des gorettes.
N’est-il pourtant pas bien dommage de déprécier le porc, qui « demeure accouplé plus longtemps que la plupart des autres animaux » et dont la femelle est fort sensuelle ? En effet, reprend Buffon, « la chaleur de la truie est presque continuelle[21] ». Cet animal est génétiquement si proche de l’homme (au sens neutre du terme), au point qu’une médecine prochaine envisage des greffons porcins modifiés au service de corps humains à réparer, au point que l’intelligence de la bête rose, manipulant des jouets de couleur à emboiter, puisse égaler celle d’un enfant d’un an accompli. Sans oublier que, selon le dicton populaire, « tout est bon dans le cochon », des soies dont on fait les brosses, de la graisse dont on fait la gélatine des bonbons Haribo, jusqu’aux cochonnailles les plus rabelaisiennes, en passant par les oreilles confites à la croque au sel, jusqu’à ce jambon exquis, nous avons nommé l’Iberico bellota de Jabugo, pour lequel nos porcs choyés courent sous les chênes verts dont ils dévorent les glands. Cochon qui s’en dédit, ne balance pas ton porc, mais balance ton tyran !
Portrait de prophète biblique, Museo de Leon. Photo : T. Guinhut.
De la révolution vieillarde
et autres rivières infranchissables de la jeunesse, par Marc Villemain :
Ils marchent le regard fier ;
Il y avait des rivières infranchissables.
Marc Villemain : Ils marchent le regard fier.
Editions du Sonneur, 96 p, 13 €.
Marc Villemain :
Il y avait des rivières infranchissables, Joëlle Losfeld, 152 p, 14,50 €.
Les âges de la vie ne peuvent qu’inspirer l’écrivain conscient de lui-même et d’autrui. De l’enfance à la vieillesse, nous passons de révolution en révolution, qu’elles soient amoureuses, sociales, politiques. Ainsi vont les personnages de Marc Villemain, animés avec la modestie du nouvelliste. L’Anglais J. G. Ballard[1] avait imaginé la révolte meurtrière des enfants, la fuite des adultes vers d’éternelles vacances. Mais pas la révolution des vieillards. Ce que Marc Villemain met en scène dans Ils marchent le regard fier. L’autre versant de la vie, plus proche d’Eros que de Thanatos, est illustré par les nouvelles d’Il y avait des rivières infranchissables. Ainsi l’on saura comment un écrivain discret s’attache à capter les éblouissements et les fractures de nos existences…
Passablement matois et retors, Marc Villemain emprunte le langage sans conséquence des vieux campagnards, de ceux qui « marchent le regard fier ». Il remâche leurs clichés et ressassements plein la bouche, non sans fausse naïveté, avant de basculer dans un projet ébouriffant. En quelle année sommes-nous ? La société n’est guère différente de la nôtre, mais avec ce léger parfum répugnant d’anti-utopie, quand les jeunes commencent à faire la chasse, pit-bulls jetés sur les rides et les trognes moquées, quand l’administration impose des « quotas d’anciens ». S’en suit une manifestation de quatre millions d’ancêtres, menée par Donatien et le narrateur à qui vient la riche idée des « canne-épées » en cas d’agression…
Le réalisme est à petites touches quand la tyrannie du jeunisme n’est qu’allusivement évoquée. Au-delà de la brûlante question de société, le drame d’un homme, d’une famille montre en abyme les conflits de ce temps improbable et pourtant possibles, entre la vie confite des presque croulants et les jeunots arrogants. En filigrane de ce propos politique court un éloge émouvant de Marie, la femme de Donatien, de sa jeunesse à son grand âge, « Marie l’artiste, toujours dans ses livres qu’on aurait bien pu lui donner le prix de lecture, avec sa frimousse d’écureuil ».
Peut-être l’auteur aurait-il dû abréger son préambule présentant les personnages, et leur vie terne et moisie, pour entrainer avec plus de largeur de vue son lecteur dans cette surprenante contestation. Mais en ce qui n’est qu’une longue nouvelle, ou un court roman, on ne sait, réside un charme amer, une ironie du sort mordante… L’apologue moral est cruel, la révolte est un sursaut peut-être salutaire, quand la chute est désabusée. Il a choisi, plutôt que le vaste tableau d’un totalitarisme en marche et d’une résistance avortée, le drame et la pudeur des victimes ; en un louable parti-pris.
« Les rivières infranchissables » sont-elles celles du temps ? En un recueil de treize nouvelles élégiaques, Marc Villemain capte les émois de l’adolescence, les écueils du passage à l’âge adulte, lors des bourgeons, des floraisons et des pourrissements de l’amour. On trouve dans la nouvelle inaugurale, « Douceur en milieu tempéré », un bel hommage, qui est un des souterrains leitmotivs du volume : « Tout un art. C’est cela, pour lui, alors, une femme ». Et lorsque le jeune héros sent deux mains prendre les siennes dans ses poches, l’une pour le désir, l’autre pour l’amour, lui aussi, « il marche le regard fier ». Pourtant leur première fois est avortée, l’art d’aimer n’est pas au rendez-vous, la solitude reprend son cours. Plus loin, l’innocence de l’enfance se heurte à la mort subite. Ou, « crinière lascive, candide sylphide », la vision soudaine de la nudité embrase un enthousiaste. Etonnemment, l’embrasement est réciproque, quoique si bref, trois nuits, et son départ. On retrouve dans « Petite fermière », cet hommage, avec « une peau plus luxueuse que l’angora, une fille avec de la tendresse » et « toute cette poésie en elle ».
Une banlieue près de l’océan, un bar médiocre, une HLM, des collégiens, la rentrée et la sortie des classes, une discothèque, un bal rural, une boum, un concert de heavy metal, des joints, les années quatre-vingts ; l’attirail du réalisme et de la déréliction infuse l’écriture. À moins que les étés campagnards illuminent l’atmosphère, en une sorte de pastorale, allusive et néanmoins érotique. Ou que les neiges des pistes de ski donnent l’occasion d’une rencontre entre « le petit jaune » et une jeune fille « aux « cheveux caramel » qu’il peut réconforter. En un autre récit, qui sait si « c’était lui, le tremblant, le penaud, l’encombré, que la plus belle fille de ce bled pourri ait jamais vue venait d’embrasser ». L’on saura bientôt combien l’amertume succède au miracle…
Souvent, « maladresse est mère des sentiments » ; parfois le pain et le chocolat ont la saveur d’une proustienne madeleine ; toujours « à chaque instant tout pouvait basculer, être détruit ou magnifié ». Reste le mystère de l’amour, invérifiable, entre « les petits attouchements de circonstance et les petits béguins sans lendemain », d’un « je t’aime aussi », à la merci de l’inaccompli, voire d’un réel sordide. Ainsi « les rivières infranchissables » sont également celles de l’amour plus rêvé que vécu, et d’un rite de passage fort malaisé, au point que trop souvent l’on vivra sa vie sans trouver le gué, sans que l’éblouissement amoureux caresse les années. Mais, étonnement, en une surprenante antithèse temporelle, la dernière nouvelle propulse le lecteur auprès d’un vieil écrivain et d’une femme « friable », à Venise ; là encore on est amoureux. Le miracle aurait-il lieu sur le tard ? Car « c’est le bonheur qui les a tués ». Celui qui vient de terminer un livre de nouvelles est-il, en une belle mise en abyme, une projection de notre auteur ?
L’exercice de nostalgie va sans mièvrerie, sans misérabilisme, le romantisme sans pathos. L’attendrissement s’adresse à la fois à ce qui est peut-être, et discrètement, un puzzle autobiographique, et à ces adolescents que l’enseignant côtoie, que chacun de nous croise, que l’écrivain ausculte avec psychologie et un doigté prudent…
Est-ce un brin désuet ? À l’image d’une couverture assez laide, même si métaphorique avec sa vieille cassette audio qu’il faut encore entendre. À moins que le charme de ces pages tienne justement à ce que le nouvelliste flirte avec ces thématiques à cheval sur le réalisme et une poésie trop oubliée. Il y a là un air de modestie sentimentale, bien assumée par le clin d’œil du titre, qui n’est celui d’aucune nouvelle, mais est tiré d’une chanson de Michel Jonasz : « Je t’aime ». Si le lot d’un recueil est d’être soumis au risque des inégales compositions (« Un enfant de Dieu » et « Inexactitude des heures à venir » sont un peu pâles, quand d’autres, comme « La boum », ont bien plus de vigueur), il reste entre nos doigts un précieux parfum de fleurs fanées que l’écrivain a su ranimer. Et sublimer dans l’ultime, concise, elliptique et magnifique nouvelle titrée « De l’aube claire jusqu’à la fin du jour ».
L’usage de la nouvelle est un art délicat, entre minimalisme et puissance, entre vivacité et suggestion. Marc Villemain l’a bien compris, lui qui en use avec constance ; et non sans succès. N’a-t-il pas écopé du Grand prix de la Société des Gens de Lettres de la Nouvelle pour Et que les morts s’ensuivent ? Qui sait s’il a l’ambition louable (du jeune écrivain encore puisqu’il est né en 1968) d’égaler les maîtres du genre, de Julio Cortazar à Henry James[2]…
Thierry Guinhut
La partie sur Ils marchent le regard fier a été publiée dans Le Matricule des Anges, avril 2013
San Esteve de Betren, XIV°, Val d’Aran, Catalunya. Photo : T. Guinhut.
Rythmes et poésies du Moyen Âge.
Jean-Claude Schmitt : Les Rythmes au Moyen Âge ;
Du Cloître à la place publique,
les poètes médiévaux du nord de la France.
Jean-Claude Schmitt : Les Rythmes au Moyen Âge,
Gallimard, Bibliothèque illustrée des Histoires, 722 p, 35 € ;
Du Cloître à la place publique, les poètes médiévaux du nord de la France XII°-XIII° siècle
anthologie et traduction par Jacques Darras,
Poésie Gallimard, 560 p, 9,90 €.
Il y a belle lurette qu’avec mépris l’on ne considère plus le Moyen Âge, conspué au XIX° pour sa barbarie et son obscurantisme. Deux somptueuses parutions viennent une fois de plus invalider ce préjugé flétri. C’est d’une part un essai brillant et nombreux, de Jean-Claude Schmitt, Les Rythmes au Moyen Âge, et d’autre part une étonnante anthologie, choisie et traduite par Jacques Darras, qui Du cloître à la place publique, présente les poètes médiévaux du nord de la France au XII° et XIII° siècles, et rythment la langue d’oïl de vers, entre verve amoureuse, facétieuses « fatrasies » et religieux Miserere.
Comme aujourd’hui, où rythmes scolaires et de travail sont les balises de notre temps quotidien et une pierre de touche politique, rythmes sociaux et rythmes esthétiques se conjuguent au Moyen Âge, entre 500 et 1500 ; c’est la thèse de Jean-Claude Schmitt, historien bourrée de délicieuse et communicative érudition. Mais en ce millénaire médiéval, comme Dieu rythma en six jours et un jour de repos la création du monde, l’espace et l’humanité médiévaux sont rythmés dans une perspective holistique et religieuse. Lié « au langage et à la musique », le rythmus latin est le reflet et l’expression du divin. Aussi la musique, « art du nombre et des proportions », conjugue mesure, tempo, rubato, accents, répétitions…
Un peu comme le Décaméron de Boccace composé au XIV° siècle, Jean-Claude Schmitt divise son livre en six « journées ». À l’épilogue, au septième jour, notre essayiste se repose enfin, en digne et néanmoins modeste démiurge. Dès lors, la première journée commence, étrangement, peut-être maladroitement, à rebrousse temps, par s’intéresser à la séquence XIX°-XXI° siècle, en pointant du doigt Baudelaire et Walter Benjamin[1], impressionnés par les passages et la foule rythmant « Paris capitale du XIX° siècle ». Il s’agit d’utiliser les outils conceptuels d’aujourd’hui pour lire le Moyen Âge : l’historien se posant les questions de son temps, il ne s’agit pas de recourir à l’anachronisme, mais à la prudence : « derrière l’apparente continuité du vocabulaire, se cachent généralement de profonds bouleversements des contenus », donc des rythmes sociétaux et spirituels dont il faut retrouver les figures et le sens.
L’évolution de la langue latine a permis la création du vers rythmique aux dépens du vers métrique de Virgile. Or « la poésie savante ou populaire est toujours chantée », et la musique d’église est « par-dessus tout vocale ». Danse et art oratoire participent de cette conception musicale du rythmus. L’on s’appuie alors sur le De musica de Saint Augustin, pour lequel il s’agit de donner « le plaisir qui consiste à découvrir dans les mouvements les nombres et à s’élever par eux à une vérité supérieure aux réalités sensibles ». Le plain-chant résonne sous les voûtes des églises, enlevant l’âme vers le divin. De Pérotin à Guillaume de Machaut, l’art vocal gagne en complexité, en raffinement, sans perdre sa pureté.
Bientôt, au rythme s’ajoute la rime, le verbe « rimer » apparaissant en 1120, dans un « Bestiaire moralisé ». Ainsi naissent « chansons de gestes, de saints et de croisade », mais également la fameuse « Ballade des pendus » de François Villon.
Quant aux manuscrits enluminés, où l’on « orne la maison de Dieu », ils « font entendre une musique des formes et des couleurs ». Leurs alternances chromatiques répondent à celles des vitraux, comme lors de l’enchaînement du bleu et du rouge.
« Rythmes du corps et du monde », ensuite, où marcher et danser sont ritualisés et symbolique, comme aux pieds du pèlerin, La danse, associée à la luxure, a ses « danseurs maudits. Elle est pourtant sculptée parmi les églises, présente au Paradis de Dante[2], lorsqu’elle est une « métaphore du mouvement des âmes qui exultent ». Des manuscrits figurent la « carole du dieu Amour », une ronde de jeunes gens. Quand les nombres « régissent la musique et l’univers », la danse, même laïque, à quelque chose d’une dimension cosmique.
À son tour, la main a ses rythmes, y compris de l’écriture et de la lecture, lorsque le rouleau (volumen) est remplacé par le livre (codex), dont les folios se tournent l’un après l’autre. L’invention de la minuscule caroline, de l’espace entre les mots, tout concourt à une nouvelle dynamique dans le scriptorium aux manuscrits, à une nouvelle lecture, dansante et aérée. Quant au rythme de travail du scribe et copiste, il a pu être étudié grâce aux variations de l’intensité de l’encrage. Au-dessus de la page, la voix, du lecteur, ou du prédicateur, résonne selon des variations, des intensités et des musicalités propres…
Entre macrocosme et microcosme, les jours et les nuits, les phases de la lune, les saisons et les heures du soleil, les révolutions des planètes, l’activité humaine emprunte une dimension cosmique, dans un cosmos que la savante Hildegarde de Bingen, au XII° siècle, pense comme un œuf. Les rythmes du cœur qui bat, de la bombance et du jeune, du sexe et de la génération font de la vie quotidienne un reflet de celle de l’univers. La règle du temps monastique répond aux « correspondances entre les saisons, l’histoire sainte et l’année liturgique », auxquelles les cloches des églises offrent un équivalent musical. Quant aux « rythmes imaginaires », ce sont ceux des processions célestes, des élus et des damnés parmi les Jugements derniers des tympans de nos abbatiales et cathédrales, comme lorsque la merveilleuse Hildegarde de Bingen commente la « Symphonie de l’harmonie céleste », dans son Liber scivias, somptueusement enluminé.
L’on marche également. Diverses processions, divers travaux quotidiens, mais aussi et surtout les pas du pèlerinage, vers Saint-Jacques de Compostelle par exemple, insèrent la marche dans un rythme universel qui prépare l’accès au divin. Un guide du pèlerin, en allemand, Sankt Jakobs Straße, fut rédigé en vers rimés. Cependant, lors des voyages laïques, le « temps du Roi » vient à se substituer au « temps de l’Eglise ».
Les narrations ont bien sûr leurs rythmes, d’après les « six âges du monde selon Saint Augustin ». Dans les chroniques universelles, l’Histoire du monde s’écrit depuis sa création, passant du spirituel au temporel. Autre narration, celle immensément célèbre de la Tapisserie de Bayeux (vers 1080) : il s’agir alors de « broder les rythmes » de la guerre et de la chevalerie.
Reste, au sixième jour de la création schmittienne, le « temps du salariat » et celui du dimanche, religieux et festif. Un « Christ du dimanche », peint dans l’église Sainte-Marie de Biella au XV° siècle, montre que « les travaux effectués le dimanche prolongent les souffrances endurées par le Christ durant sa passion ». Une autre fresque, célébrissime et symbolique, celle de l’« Allégorie du Bon et du Mauvais Gouvernement » de Lorenzetti à Sienne (1337-1339), montre les travaux et les jours, les danses et les musiques ; elle est rythmée « à la manière d’un travelling cinématographique ». Il faut hélas compter, en bien d’autres fresques, avec les « danses macabres » : « Vous qui en cette image / Voyez danser les divers états / Pensez que la nature humaine/ N’est rien que viande pour les vers ». Comme les savants médiévaux, nous voici, lecteurs et contemplateurs, pris dans le rythme du savoir… Où l’on terminera sur « l’arythmie », par exemple dans La Nef des fous, qu’il s’agisse de celle écrite en vers et gravée, de Sebastian Brant, ou de celle peinte de Jérôme Bosh…
Ouvrage savant sans conteste, d’une lecture allègre, ce livre nous étonne, nous ravit. Il a toutes les qualités, rédactionnelles, historiques, esthétiques ; et s’il a un défaut (qui dans son savoir n’est pas à la merci d’une lacune, d’une erreur ?), il aura échappé à la maigre sagacité du critique. Au gré de son ingénieux angle de lecture, il n’est rien moins qu’une belle et attrayante encyclopédie du Moyen-Âge, ce dans la perspective d’une « histoire transversale ». Sachant qu’un jeu du XI° siècle, nommé « rhythmomachia », était un musical « combat de nombres », nous le paraphrasons en disant que l’essai de Jean-Claude Schmitt est un roboratif combat d’érudition.
Une fois de plus cette collection aussi prestigieuse que source de bonheur, « La Bibliothèque illustrée des Histoires », nous propose, à un prix somme toute encore modeste, un livre avec jaquette, reliure toilée, cahiers cousus, intelligemment et brillement illustré, de sculptures et peintures, et surtout de manuscrit historiés, comme le Psautier d’Elisabeth de Thuringe. À la lisière de l’Histoire, de la théologie et de l’histoire de l’art, il faudra le religieusement disposer, soit au rayon Histoire des bibliothèques, soit à celui de l’esthétique (pourquoi pas ?) de façon à ce qu’il côtoie un frère en sa collection ; nous avons nommé Faces. Une histoire du visage d’Hans Belting[3].
Le rythme des arcades du cloître inspire les rimes du Miserere, le plus long poème (une centaine de pages) de ce recueil : Du Cloître à la place publique, les poètes médiévaux du nord de la France XII°-XIII° siècle. Il faut alors se demander, avec un brin de stupéfaction, pourquoi l’on n’avait jamais réunis de tels textes, rares, et de surcroît trop rarement traduits de l’ancien français, cette langue d’oïl médiévale, dont on lit quelques douzains bilingues dans la préface. Jacques Darras fait ici œuvre essentielle, curieuse, piquante, en embrassant onze poètes en cette anthologie. Il ne faut pas omettre qu’il en imite le rythme en nous offrant, aussi souvent qu’il est possible, des octosyllabes, tentant de respecter au plus près la prosodie originelle.
Ce sont œuvres d’illustres inconnus, d’anonymes, natifs d’Artois et de Picardie : Philippe de Rémi écrit Les Oiseuses, Jacques d’Amiens L’Art d’aimer, Richard de Fournival, Le Bestiaire d’amour, Adam de la Halle (par ailleurs dramaturge) donne Les Congés (un testament versifié), Hélinand de Froidmont Les Vers de la Mort...
Ne négligeons surtout pas les Fatrasies d’Arras, qui sont d’une plume anonyme ; mais d’une verte plume. Ne chantent-elles pas les joies de la scatologie : « Un pet à deux culs / S’était bien vêtu / Pour enseigner grammaire ». La satire enjouée et crue pointe le bout de nez camus. Garez vos oreilles, prudes lecteurs, car on trouve les « couilles d’un papillon » et le « vit d’un limaçon », ainsi que « Des chattes dénudées [qui] De désir brûlaient ». Mais aussi « un flan de néant », « un ours emplumé », et en bonne compagnie : « Une femme bavassière / Etait coutumière de montrer son con ». L’on devait bien s’amuser en la bonne ville commerçante d’Arras lorsqu’une société littéraire couronnait chaque mois un poète…
Cependant Richard de Fournival, en son Bestiaire d’amour, est plus galant, quoiqu’en prose, animalisant les comportements amoureux dans une approche par instant médicale, selon une tradition qui perdure jusqu’à Ursin[4] au XVI° siècle. Discrètement dédié à une « très douce et belle amie », cet écrit est « peinture et parole ». Chaque animal est allégorie, du loup à l’aspic, en passant par la sirène. Quant au singe, il « confirme qu’on doit comparer l’homme nu à celui qui n’aime pas, et le vêtu à celui qui aime ». Le bestiaire est galant, imaginé, ce qui ne l’empêche en rien d’être moral et philosophique.
Pourtant, à la différence des seigneurs et autres trouvères de la langue d’oc, nos enjoués versificateurs ne se contentent pas d’amour courtois. Car L’Art d’aimer, de Jacques d’Amiens, très très librement inspiré de l’Ars amandi du poète latin Ovide, propose des stratégies de séduction charmantes, pleines d’expérience, sensées, ou bourrues, passablement farcesques, voire brutales et misogynes. L’initial « quelle sagesse il faut pour conquérir » se trouve confirmé par l’enseignement d’une réaliste stratégie : « Par mon conseil je te louerai / D’être courtois, ne faire aucune / Vilénie envers ton amie ». Mais gare à pucelle ou dame qui résisterait à « l’expert en ribauderie ». En effet, « Cependant m’est advenu / Qu’aucune fois j’ai frappé / Mon amie ou grand soufflet lui infligeai / Par les tresses l’ai traînée / Ou l’ai accolé trop durement / Tout de gré, sciemment / Pour la raison d’« un petit manquement ».
Après avoir aimé, ou mal aimé, il faut songer à mourir, ce pourquoi Adam de la Halle prend un élégiaque congé joliment rendu par le traducteur :
« Puisque mon congé je viens prendre
Je dois premièrement descendre
À ceux que je quitte à plus vif regret ;
Je veux mon temps mieux dépenser,
Nature n’est plus en moi si tendre
À faire chansons ni lais,
Le temps raccourcit mes années (…) »
Il faut alors, en « ce monde d’amer marécage », entonner le Miserere, par la voix du mystérieux Reclus de Molliens, probablement venue de quelque cloître : « Il est en grande maladie / L’homme qui a dégoût de sa viande ». Mélancolie, sagesse, satire des pécheurs, des orgueilleux, des gourmands et des hypocrites font de ce long poème, un prêche imagé, une théologie à hauteur d’homme et humble devant Dieu. Ne reste plus qu’à chanter, en écho aux précédentes danses macabres, et par la bouche depuis longtemps éteinte d’Hélinand de Froimont, Les Vers de la Mort :
« Mort à chacun paie son tribut,
Mort fait à tous mesure droite,
Mort pèse tout selon son poids,
Mort venge chacun de ses injures,
Mort met l’orgueil en pourriture ».
Et pour répondre aux illustrations des Rythmes au Moyen Âge, un cahier de seize enluminures se cache au centre de l’ouvrage. Sur fond or, l’on y découvre le coq, le loup, la sirène ou le dragon, du Bestiaire d’amour, tiré du Chansonnier d’Arras. Si l’on regrette que ce cahier soit bien mince (mais néanmoins précieux dans une collection de poche) on se consolera aisément en accordant Jacques Darras qu’il a bien mérité de son ambition, déclarée en sa préface : « lier d’un fil d’or ou âme » ces textes divers dans une anthologie que la bibliothèque universelle recueille comme si elle avait existé de toute éternité, ou du moins depuis le siècle de Dante. Rendant contemporain ce beau fatras poétique médiéval, il a gardé, pour notre plus grand plaisir des mots savoureux et disparus, comme « les maux que tu as ramonchelés », ce dernier venant du vieux picard.
Comme au travers des vitraux des cathédrales de Chartres et de Leon, le Moyen Âge, s’éclaire et s’illumine grâce à ces deux ouvrages encyclopédiques et poétiques. Certes, il ne manque pas de vastes poèmes et romans, d’essais nécessaires parmi nos bibliothèques : ceux de Dante, de Pétrarque et de Boccace, ainsi que les ouvrages d’historiens, de Georges Duby[5] ou de Régine Pernoud, qui rendit justice à La femme au temps des cathédrales[6], mais aussi à une femme exceptionnelle, l’une des deux docteures de l’Eglise (avec Sainte-Thérèse d’Avila) : nous avons déjà nommé Hidegarde de Bingen[7], moniale et botaniste, encyclopédiste et compositrice de musiques vocales mystiques et enchanteresses.
Eglise Saint-Etienne, Ars-en-Ré. Photo : T. Guinhut.
De la guerre de Sécession au Sud corrompu
et métaphysique,
par Robert Penn Warren :
La Grande forêt, Tous les hommes du roi.
Robert Penn Warren : La Grande forêt, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Jean-Gérard Chauffeteau et Gilbert Vivier, Points Seuil, 288 p, 8,60 €.
Robert Penn Warren : Tous les hommes du roi, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Singer, Monsieur Toussaint Louverture, 464 p, 13,50 €.
« Pour la liberté ! » Voilà pourquoi veut combattre Adam Rosenzweig. Hélas, cette profession de foi provoquera les railleries de ses camarades sur le bateau qui le conduit à New-York. Ce n’est qu’une des péripéties du héros de Robert Penn Warren dans La Grande forêt, roman publié aux Etats-Unis en 1961, puis en 1994 en France. Il fallut donc bien des décennies pour chez nous l’extirper d’un oubli immérité. Ce romancier prodige, ne serait que parce qu’il fut honoré par trois prix Pulitzer, est un penseur profondément réaliste, capable de fresques impressionnantes, non sans interrogations métaphysiques. Il se dresse également contre la corruption, au travers du Boss Willie Clark et du Juge Irwin, protagonistes, parmi d’autres fous du roi, de Tous les hommes du roi, qui bénéficie d’une traduction rafraichie, au service d’une œuvre puissante et convulsive.
Adam est un prénom plus que symbolique pour le jeune héros de La Grande forêt qui abandonne le monde balisé de Dieu. Malgré son handicap, il quitte la Bavière et la tradition familiale juive avec la ferme intention de combattre en faveur de la libération des Noirs, alors que gronde aux Etats-Unis la guerre de Sécession. Le récit se fait picaresque, lorsque notre aimable anti-héros, rejeté du recrutement militaire pour insuffisance physique (un pied-bot), est traité comme un gueux, commis aux bas travaux sur le pont qui lui fait traverser l’Atlantique. Cependant, à sa grande stupéfaction, même à New-York, la foule lynche les Noirs. L’intensité tragique, sans illusion sur la nature humaine, balaie la narration, au point que « la souffrance rédemptrice qu’il avait éprouvée [...] lui avait été retirée ». Ainsi une dimension métaphysique sourd du récit. De même, celui qui le recueille et espère le voir remplacer son fils, emprunte la voie de la philosophie : « quand on cesse d’adorer Dieu, il ne reste qu’une chose à quoi se raccrocher : l’Histoire ». Sauf que celle-là n’a guère de sens.
Sur le chemin qui le conduit vers le front, il vient en aide à une jeune femme, bientôt veuve, sans décider de s’installer dans sa ferme, alors que c’eût été indubitablement une bonne action : « Etait-ce uniquement parce qu’il lui manquait le courage de vivre, qu’il aurait peut-être celui de mourir ? ». Resté vierge, pas plus que dans la guerre, il ne peut s’engager dans l’amour. Plus tard, devenu « vivandier », ou préposé à la gestion d’une boutique, il découvre l’armée, et ses idéaux s’érodent peu à peu devant une réalité sordide, devant une humanité yankee néanmoins gangrenée par le racisme, devant la bassesse des caractères, la haine et le crime… Il ne peut s’empêcher d’avoir un comportement ambivalent devant son ami noir, Mose : lui apprendre à lire, et l’insulter. Car tous se battent, en 1864 et en Virginie, non pas pour la liberté : « c’est pour tuer qu’ils se battent ». Le débat entre culpabilité et innocence innerve la réflexion, non sans que les personnages soient marquées par leur fatalité. Paradoxalement, Adam -dont le prénom, rappelle le narrateur, signifie « homme » en hébreu- quoique témoin et piètre acteur de la furie des hommes, trouvera, parmi les profondeurs de « la grande forêt », la sérénité. Est-ce là son salut, sa rédemption ?
Une écriture évocatrice, dramatique, lyrique, parfois violemment tragique, aux talents psychologiques certains, douée de réelle pensée, innerve le roman. Sa progression, de chapitre en chapitre, le charpente en séquences de registres divers, contrastés, presque toujours intenses, même si la tension baisse par endroits, comme parmi l’épisode du campement militaire. Cependant, les rebondissements ne tardent pas, avant d’entrer dans la « grande forêt », champ de bataille sans pitié et nature sauvage (car le titre original est Wilderness) là où « le monde était rempli de splendeur».
Ce roman historique sombrement coloré est aussi réaliste qu’édifiant ; il secoue son lecteur, apitoyé, effaré, le force à réfléchir. Cependant, l’accession du personnage à une ombre de sagesse, n’est pas sans rester une éphémère vanité. Sans dieu en effet, sans la dimension supérieure de l’œuvre d’art, le semi-héros de Robert Penn Warren ne peut guère accéder à l’assomption qui fait de son auteur un écrivain bouleversant, un efficace fresquiste des temps de peine et de guerre. Qui n’a pas là égalé son grand-œuvre…
Sous le titre de Les Fous du roi, l’ample roman de l’ascension et de la chute d’une crapuleuse carrière politique, parut d’abord chez Stock, puis sous la robe verte d’un beau Club Français du Livre[1] ; augmenté d’une perspicace préface de Michel Mohrt, qui relève « l’opposition entre les deux mondes, entre les deux types d’hommes : le champion d’un idéal et le politicien avisé » Il ajoute qu’« un courant de rédemption passe d’un monde à l’autre, et c’est ce courant qui donne au monde romanesque de Robert Penn Warren -ce monde bouché où les justes sont punis et où les tricheurs gagnent- sa grandeur théologique ». Monsieur Toussaint Louverture, l’éditeur des causes littéraires essentielles, celles de Kjaerstad[2] ou de Gavelis[3], rhabille notre roman avec le très chic ivoire et or de son design de couverture, et avec la traduction révisée et affinée du même Pierre Singer, mais avec un titre plus conforme à l’original : All the King’s Men, c’est à dire Tous les hommes du roi. Il n’empêche que traduire par Les Fous du roi n’était en rien fantaisiste. D’une part le titre original vient d’une comptine : « Tous les chevaux du Roi / Et tous les hommes du Roi / Ne purent récolter les morceaux d’Humpty Dumpty ». D’autre part la jaquette de l’édition originale américaine représentait un échiquier nanti de ses quelques pièces, évidente métaphore de l’affrontement et de la manipulation qui font le nerf du roman.
Natif du Kentucky, Robert Penn Warren n’eut guère de succès avant Tous les hommes du roi, en 1946. Premier prix Pulitzer, adaptation cinématographique de Robert Rossen en 1949, sans compter celle de Steven Zaillian en 2006, ce roman, situé dans les terres sudistes des années trente, est auréolé des lauriers de la gloire. En fait le romancier avait précédemment écrit une pièce de théâtre en 1940, dans laquelle le personnage de Willie Stark était un inadapté épris d’idéal. Mais dans le roman, ce dernier se métamorphose en politicien gouailleur qui croit fermement parfaire le bonheur de ses concitoyens. Pour ce faire, il manœuvre de toutes les manières possibles, y compris les plus discutables, les plus infâmes, afin de gravir les échelons du pouvoir, sinon d’accéder à la présidence des Etats-Unis comme il en rêve.
Il y a un gouverneur historique, de Louisiane en l’occurrence, à l’origine de ce personnage grandiose et pathétique : Huey Long, un démagogue et perfide orateur. Reste que le Willie Stark de Robert Penn Warren atteint à la dimension du mythe, voire de la tragédie grecque. Veillé par son secrétaire, témoin et confident, Jack Burden, il est en même temps révélé et dénoncé par celui que le romancier fait son narrateur. On se doute qu’un opposant va surgir : il s’appelle Irwin, il est Juge et vertueux jusqu’à la moelle et annonce « son soutien » à un candidat concurrent au Sénat. Qui sait s’il va réussir à contrecarrer les plans de Stark. À moins qu’une vérité cachée ressurgisse, ce pourquoi notre cynique narrateur sera chargé de mener sa souterraine enquête, sans « savoir si la connaissance va le sauver ou si elle va le tuer »… Les figures charismatiques du justicier, à la morale intransigeante, et du semi-gangster, qui plie les lois au service de ses ambitions, se confrontent au cours d’une vénéneuse ascension des périls, alors que Stark lui-même doit son ascension au vertueux dévoilement d’une affaire de corruption dans le cadre d’un marché public pour la construction d’une école.
Autour du « roi » Stark, une foultitude de personnages s’agite, sa femme Lucy, son fils Tom, Sugar Boy, le porte-flingue. Quant à Anne Straton, apparemment angélique, elle est résolument l’opposée de Sadie Burke, « la secrétaire du Boss », dont le prénom annonce un tempérament de diablesse. Et, pour répondre au prénom du protagoniste de La grande forêt, Adam Straton est un idéaliste chirurgien de renom, guère à sa place en un tel monde ; pourtant « lui le Succès incarné, moi l’Echec le plus total », épilogue Jack. L’un des plus intenses moments du roman, au chapitre VI, étincèle lorsque Jack relaie auprès d’Adam la proposition de Willie Stark de diriger un hôpital qui porterait le nom de ce dernier. Corruption ou sens du Bien ? Plus loin, notre chirurgien devra soigner le fils du Boss, gravement blessé. Nul doute que, fidèle au serment d’Hippocrate, il ne faillisse pas en sa mission, même désespérée, quelque soient ses répugnances envers le tireur de ficelles politiques pourries. Comme l’on pouvait le craindre, les choses vont s’envenimer, jusqu’au sein de l’amitié et de l’amour fraternel, jusqu’à un final vengeur et meurtrier digne d’Hamlet…
En ce bas-monde pennwarrenien, chacun a sa face cachée. Car, selon Stark, « L’homme est conçu dans le péché et élevé dans la corruption, il ne fait que passer de la puanteur des couches à la pestilence du linceul ». Ainsi, tous dévalent vers la chute, au sens biblique, y compris Jack, en âme damnée du boss, qui, malgré la nostalgie de sa pure enfance et de son histoire d’amour avec Anne, malgré sa fuite illusoire vers « l’Ouest », et hors de ses périodes de « grand sommeil », va se « débrouiller pour que ça pue », là où « la vérité a ses ténèbres »…
Prosateur au clavier nombreux, virtuose et évocateur, sachant fouiller l’âme humaine jusqu’au tréfonds, enseignant de littérature, poète, Robert Penn Warren connait ses classiques, de Sophocle à Dante, de Machiavel à Shakespeare (les allusions sont sans cuistrerie), jusqu’à ses contemporains, dont Faulkner. Les bourgs ruraux du Sud sont pour lui de truculents opéras de quat’sous, pleins de chaleur, de sueur, d’alcool et de violence, où résonne sans cesse « le Destin », où un visage est « crémeux et grumeleux comme une bouse de vache […] en travers étincelait un sourire aux dents en or ». En psychologue acéré, il dissèque ses personnages tout vivants, exhibe leur vulgarité et leurs sociolectes ; ce qui n’empêche pas des moments de pure poésie champêtre et élégiaque. Les métaphores sont aussi rutilantes que signifiantes, quand une réunion de famille s’annonce « comme plonger dans un bassin des pieuvres ».
Sa plume est sanguine, ferme, vigoureusement contrastée et colorée, ce dont témoigne la description programmatique du paysage en sa morbide première page : « la petite colonne de fumée noire montant du vert arsenic des rangs de coton vers le bleu palpitant, métallique et violent du ciel ». Ses personnages affrontent avec plus ou moins de bonheur, et bien des déceptions amères, les bourbiers et les sombres clartés du monde. Ils sont en quête d’un sens peut-être introuvable, au cours d’une ascension et d’une chute qui a la dimension d’une parabole. Ce que confirme la dernière phrase de Tous les hommes du roi : « très bientôt, nous allons quitter cette maison pour les convulsions du monde, quitter l’histoire pour revenir dans l’histoire et, enfin, endosser la dure responsabilité du Temps ».
Avec La Grande forêt, qui est également une ode aux splendeurs du paysage américain, Robert Penn Warren (1905-1989) s’engage pour la cause de l’intégration des Noirs dans la société américaine. En 1965, il publie Who Speaks for the Negro?[4], suite d’entretiens avec des figures du Mouvement pour les Droits Civiques, dont Malcom X et Martin Luther King. Mais son ampleur romanesque, dont témoigne sans peine Tous les hommes du roi, dépasse de loin les questions politiques pour secouer les branches obscures de l’Histoire de la métaphysique. Poète et romancier, Robert Penn Warren a également commis Les Cavaliers de la nuit[5], impressionnant tableau d’une brigade de planteurs de tabac acharnée à lutter contre le monopole du « British-American Tobacco Company », dont l’organisation fanatique et les méthodes terroristes sont un cas d’école. Ecrivain engagé dans la société de son temps et narrateur aux fulgurances intemporelles, encore mésestimé chez nous, il serait néanmoins, selon un critique aussi informé qu’intransigeant, Juan Asensio[6], rien moins que l’égal de Faulkner, et le démiurge du « roman faustien », « total ».
Thierry Guinhut
La partie sur La Grande forêt a été publiée dans Le Matricule des anges, juillet 2017.
Les horloges, la mesure du temps et la formation du monde moderne,
traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat et Louis Evrard,
Les Belles Lettres, 676 p, 29,50 €.
Christoph Ransmayr : Cox ou la course du temps,
traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Kreiss,
Albin Michel, 336 p, 22,50 €.
« Ô temps, suspend ton vol », réclamait bien vainement le poète Lamartine, dans « Le lac[1] », son plus beau poème romantique. Encore faut-il mesurer Chronos, scientifiquement ou subjectivement. C’est à ces tâches que les créateurs d’horloges se livrent, sans mégoter sur leur temps de travail. L’Histoire des sciences et des techniques visite alors le chemin qui va du cadran solaire et de la clepsydre à l’horloge atomique, de la montre-gousset à la Swatch, quand le romancier préfère imaginer des horloges, certes exactes, mais surtout philosophiques et poétiques. Ainsi David Saul Landes (1924-2013), avec son essai L’Heure qu’il est, se fait historien des compteurs du temps, quand Christoph Ransmayr, né en 1954, emmène un horloger virtuose parmi les mystères de la Chine, dans un conte enchanteur.
Mesurer l’espace est bien simple, qu’il s’agisse du nombre de pas, de pouces, voire de journées de cheval, quand mesurer le temps, hors de l’alternance inégale des jours et des nuits, et plus égales des lunes et des saisons, parait une gageure. Des prodiges d’ingéniosité intellectuelle, manuelle et technologique seront nécessaires à l’humanité pour tenir sans trop de marge d’erreur un compte exact des heures et des secondes. Pour reprendre le titre original anglais de Landes, Revolution in time (dont il s’agit ici d’une édition augmentée et révisée), le passage du sablier et de la clepsydre à l’horloge mécanique fut une véritable révolution.
Avouant son ignorance en la matière au seuil de sa préface, David S. Landes, conte comment le plaisir d’acheter une montre à répétition ancienne lui permit d’intégrer le monde des collectionneurs et des ventes aux enchères, puis d’enseigner à Zurich l’ « histoire de la mesure du temps ». Car il s’agit là d’une contribution fondamentale à la civilisation moderne, dont la ponctualité est une vertu sine qua non.
L’essai est un « triptyque » : histoire culturelle, de la science et la technique, et enfin économique et sociale. En effet, de la mesure grossière aux instruments de haute précision, on passe de la Chine à l’Europe, des inventeurs géniaux aux utilisateurs les plus exigeants. Nous allons en effet du Grand Khan au Saint Empire germanique, des observatoires prétélescopiques de la Renaissance aux ateliers de Neuchâtel et aux usines multipliant par mille et millions les aiguilles des secondes, jusqu’aux colorées et ludiques Swatch et aux plus scrupuleuses horloges atomiques. Ce que confirmera l’examen attentif et émerveillé du généreux cahier d’illustrations au cœur de l’ouvrage (une centaine d’images), qui nous entraîne de l’horloge à eau de Ctésibius d’Alexandrie, vers 135 avant J-C, à la montre à quartz Seiko, sans compter quelques-unes des plus fascinantes montres de luxe, qui indiquent, outre l’heure vulgaire, les phases de la lune et le « temps sidéral des astronomes, ou dont le boitier, en or et émail, représente Uranie, Muse de l’astronomie…
Entre le rythme approximativement égal des cloches du monastère médiéval et les exigences des dixièmes de seconde qui intronisent le vainqueur des jeux olympiques, puis les événements subatomiques comptés en « femtosecondes (10 puissance moins 15), les sauts technologiques sont inouïs. C’est cependant au Moyen-Âge que fut inventée l’horloge mécanique. Alors que les Chinois en restaient à la force de l’eau, bientôt les poids et rouages, puis plus tard le ressort à spirale, s’associent en Occident au mécanisme du mouvement d’oscillation pour augmenter l’efficience de la mesure temporelle. Cette d’abord lourde et grossière horloge devient au cours des temps modernes chronomètre de marine et montre de précision, de gousset et de poignet. Ce sont deux parties de l’essai, à la fois historiques et scientifiques, quand la troisième réveille ceux qui sont les auteurs de ces merveilles de précision croissante. Aussi l’on étudie non seulement le « berceau des arts mécaniques », mais « la naissance, la maturité et l’obsolescence d’une grande branche d’industrie manufacturière ».
L’ingéniosité des immenses machines astronomiques complexes médiévales, comme l’horloge de la cathédrale de Strasbourg, masque cependant les progrès véritables, ceux de l’horlogerie de précision. Au XV° siècle, le ressort et la fusée permirent d’envisager la miniaturisation ; « un mythe veut que la montre ait été inventée au début du XVI° siècle par un certain Peter Henlein, de Nuremberg ». L’heure est maintenant à domicile et individuelle, signe de l’évolution des mentalités et des libertés.
Les horlogers, nord-européens, sont surtout protestants. Or la révocation de l’Edit de Nantes, par Louis XIV, ruina et chassa l’industrie horlogère, qui se réfugia en Suisse, où elle fit la fortune que l’on sait. Car il y a grande nécessité à se fier à une heure exacte pour voyager, commercer, mais aussi faire la guerre… L’astronome et le navigateur réclament des instruments aussi fiables que précis. L’invention de meilleurs aciers, de l’échappement à verge, du pendule, du spiral réglant, de l’échappement à ancre, tout cela concourut à la croissante qualité des mesureurs de temps, et à la ponctualité la plus rigoureuse (les aiguilles des secondes apparaissent vers 1690). Il faut alors maîtriser tout un vocabulaire technique, ce qui peut laisser le lecteur un brin pantois, mais confiant à l’égard de l’Historien enthousiaste qu’est Landes.
Dans cette quête de précision parfaite, infinitésimale, variations de température et frictions sont autant d’obstacles, d’abord incompris. La division du travail, le perfectionnement du machinisme, l’inventivité humaine enfin, d’un Huyghens, d’un Breguet, d’un Graham, ou d’un Mudge, ce « Beethoven des horlogers », permirent d’en venir à bout. Les querelles d’antériorité des découvertes (sans compter celles des fiertés nationales mises à mal) sont alors dignes des meilleures enquêtes de Sherlock Holmes. Ensuite le cristal de quartz et l’utilisation des vibrations atomiques atteignirent une exactitude dépassant l’entendement.
Après le siècle de supériorité de l’horlogerie britannique, au XVIII°, « la longue hégémonie suisse ne se renouvellera pas », assure Landes, car le Japon et les Etats-Unis, maîtres de la montre à quartz la talonnent, la blessent. Une telle industrie, maladroite d’abord, démocratisée ensuite, et néanmoins toujours de luxe, fait vivre bien des générations, qu’il s’agisse d’artisans catalans au XIV° siècle, des tribulations d’un dénommé Roll dans la Bavière du XVI° siècle (contées avec verve), ou de nos discrets ouvriers surqualifiés du Jura suisse d’aujourd’hui. Les « avatars de la concurrence internationale » côtoient ceux de la contrefaçon et de la contrebande. Les Genevois fournirent toute l’Europe, mais aussi le marché turc, avec des montres à « mouvement lunaires » pour les Musulmans. Entre 1750 et 1785, ils produisirent 250 000 pièces par an. Quant aux vallées du Jura, elles virent naître des artisans entreprenants, une main d’œuvre économe et époustouflante. Dans les années cinquante, la Suisse contrôlait encore plus de la moitié du marché mondial. Aujourd’hui, les vitrines de Genève et de Zurich sont rutilantes de Vacheron et Constantin, de Patek Philippe…
Le G.I. de la Seconde Guerre mondiale put bénéficier, outre d’un trop perpétuel memento mori, d’une montre aux « aiguilles peintes de radium qui brillaient dans l’obscurité ». Aussi l’industrie américaine inonda le marché de sa Timex, puis à l’heure du quartz, le Japon accoucha de la Seiko. Bientôt viennent nos smartphones, que Landes, publiant en 1983, ne peut évoquer, plus performants que mille couteaux suisses. L’industrie horlogère helvète se replie, quand soudain elle invente la Swatch, colorée, pimpante et pétillante, jusqu’à son bracelet, dont les procédés de fabrication sont ingénieusement automatisés et économes...
Mais aux heureux du monde, les montres sont des objets de luxe, de haute finition et de haute joaillerie, rivalisant de fine technique et d’art, sans omettre un sensible prestige, un discret snobisme. Car un boitier bourré de puces électroniques ne risque guère de fasciner comme le mouvement précieux exhibé d’une genevoise qui « possède l’art et la grâce d’un être vivant ». L’éloge lyrique de notre Historien devient vibrant.
Si nous ne saurions dire combien il faut d’heures, de minutes et de secondes, pour lire le volume roboratif, palpitant même, de David Saul Landes, de surcroît nanti de notes abondantes, il nous reste le plaisir de le feuilleter au hasard, pour picorer une trouvaille technique, une anecdote piquante (comme ceux qui emportaient leur coq pour se réveiller à temps, ou cette Timex « qui marchait encore après cinq mois au fond de l’estomac d’un homme »), à moins de se fier au précieux index. Reste qu’ainsi l’on perdrait le précieux fil qui unit les instruments de mesure et les conceptions du temps chinoises et européennes, médiévales, des Lumières et de notre contemporain le plus exigeant, voire science-fictionnel. Que l’on se rassure, le lecteur se laisse facilement emporter par le récit et les analyses pleines d’alacrité de l’Historien. Là où mesurer le temps est également mesurer les sociétés, la somme est impressionnante : aussi informée que rigoureusement scientifique, historique et économique, aussi poétique qu’esthétique…
Six ans furent nécessaires, à la fin du XI° siècle, pour construire une horloge hydraulique digne d’être présenté à l’empereur de Chine par Su Song, et munie d’une sphère armillaire pour figurer les mouvements des planètes ; pourtant « une magnifique impasse » selon Landes. Il fallut en effet attendre que les Jésuites apportent leurs horloges modernes en Chine, au XVI° siècle, pour faire basculer une tradition obsolète. Dès lors la technologie horlogère occidentale fascine les Chinois, au point que l’on puisse raisonnablement imaginer qu’un conte, celui de Christoph Ransmayr, soit vrai.
Qui est le maître du temps ? Est-ce le big-bang originel, un dieu ; à moins qu’il s’agisse de l’empereur ou de l’horloger… À partir de ces hypothèses, l’Autrichien Christoph Ransmayr a imaginé un roman absolument dépaysant : Cox ou la course du temps. Son personnage en effet accomplit un immense et inusité voyage au XVIII° siècle, permettant la rencontre de l’Occident et de l’Extrême-Orient.
Constructeur d’automates et d’horloges réputé, l’Anglais Alister Cox se voit invité par le souverain suprême chinois : il devra concevoir de mirifiques et sophistiqués instruments à mesurer « la course du temps ». Cox est un mélancolique, affligé par la mort de sa fillette Abigaïl et par sa femme, Faye, cloîtrée dans son mutisme. Son travail opiniâtre est une métaphore de son désir de les retrouver dans leur pureté. Flanqué de deux assistants, il accède aux désirs de l’empereur : construire une « horloge à vent», jonque animée par le moindre souffle, une « horloge à feu », représentant la muraille de Chine, enfin le Graal de tout horloger, un céleste « Perpetuum mobile », dont l’énergie se passe de toute intervention humaine, grâce au mercure et aux variations de la pression atmosphérique.
L’un des nombreux intérêts de ce roman brillant est le tableau de la tyrannie incroyablement réglée de l’empire chinois. L’invisibilité de l’empereur, évidemment poète, dont « la collection comptait alors trois mille six cent quatre-vingt-sept poèmes», le révèle pourtant scandaleusement humain auprès des étrangers au « long nez». On ne compte pas les rituels immuables et complexes, les splendeurs secrètes de la « Cité interdite » de Beijing, la poésie de la résidence d’été dans les montagnes de Mongolie. Tout ceci se conjugue avec des espions omniprésents, des rumeurs superstitieuses, des châtiments irrémédiables, des suppliciés sans retour, tels ces médecins promis à la mort que Cox devra interroger pour connaître leur perception du temps.
Car « l’empereur voulait que Cox lui construise des horloges pour les temps fuyants, rampants ou suspendus d’une vie humaine, des machines qui indiqueraient le passage des heures et des jours -le cours variable du temps- selon qu’il était ressenti par un amant, un enfant, un condamné ou d’autres hommes, prisonniers des abîmes ou des geôles de leur existence ou planant au-dessus des nuages de leur bonheur ».
En ce sens, ce roman, servi par une écriture envoûtante, à la lisière du réalisme et du fantastique, est un conte fabuleux, une méditation métaphysique. Les péripéties ne manquent pourtant pas : mort d’un assistant de Cox, percé d’une flèche au pied de la grande muraille, intense émoi devant An, la délicate concubine préférée de l’empereur, intrigues de palais qui mettent en danger le destin de nos horlogers…
Les périls les plus inéluctables côtoient des images d’infinie poésie : « Il n’était jusqu’à une feuille fanée tombée dans une flaque reflétant le ciel et devenue, poussée par le vent, une bouée de sauvetage pour un scarabée en train de se noyer, que l’amour de l’empereur ne pût transformer en un inestimable joyau ».
Si l’on consulte la postface, on aura la confirmation qu’il s’agit d’un roman historique. L’empereur Qianlong et Cox ont bien existé, sauf que ce dernier se prénommait James et n’a pas eu la famille que l’écrivain lui attribue. On notera d’ailleurs qu’il est nommé parmi l’essai de David Saul Landes. Il va sans dire que ce fabuleux voyage n’a jamais eu lieu, que ces horloges sont le lieu le plus pur et brillant de la fiction. Ainsi Christoph Ransmayr confirme son talent. Depuis Le Dernier des mondes, en 1988, ou La Montagne volante, rédigé en vers libres, ou encore Atlas d’un œil inquiet, dans lequel il parcourait le monde en 70 récits, il a gagné en épure, en hauteur de vue, atteignant une somptueuse évidence romanesque.
Ainsi l’essai volumineux et érudit côtoie le plus léger apologue (tous deux délicieux à leur manière) pour nous dire au chatoiement de chaque seconde : « carpe diem », cueille le jour présent, ou encore profite du temps qui passe ; cette locution latine étant puisée chez le poète romain Horace[2]. À moins que l’on entende parler depuis Baudelaire, celle dont le « gosier de métal parle toutes les langues », cette :
« Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : Souviens-toi !
[…]
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or[3] ! »
Thierry Guinhut
La partie sur Christoph Ransmayr a été publiée dans Le Matricule des anges, septembre 2017
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Georges Belmont et Hortense Chabrier,
Robert Laffont, 352 p, 9,50 €.
Anthony Burgess : Le Testament de l’orange,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Georges Belmont et Hortense Chabrier,
Robert Laffont, 238 p, 7,90 €.
Il y a une vie après le succès de L’Orange mécanique, qui fit les délices cruels du film splendide de Stanley Kubrick en 1971. Mais une vie bousculée, controversée, qu’il faut à son créateur, l’écrivain anglais Anthony Burgess (1917-1993), assumer. C’est chose faite avec Testament de l’orange. Car le film, plus encore que le roman, fut taxé d’avoir contribué, par son influence pernicieuse sur la jeunesse, à une série d’actes délinquants particulièrement abjects. Burgess aurait pu s’en défendre en écrivant un plaidoyer dans la presse, un essai solidement argumenté, comme il en eut d’abord l’intention. Il a préféré, douze ans après, écrire un autre roman, qui n’est en rien une suite du premier, mais plus exactement un apologue parodique et philosophique. Comme le fut à son insolite manière La Folle semence[1], roman de science-fiction homosexuelle et politique…
Rappelons le coup de poing linguistique et tragique qui fit de L’Orange mécanique, paru en 1962 outre-Manche, un incontournable marqueur des heurts de notre société, entre délinquance criminelle, charge culturelle et thérapeutique sociétale. « Humble narrateur et martyr », Alex est un adolescent, l’un des quatre « drougs » qui pratiquent la violence comme d’autres la danse ou la peinture expressionniste : « là-dessus, le sang a coulé, une vraie beauté, mes frères ». Leur première victime est un « viokcho veck », puis un patron de boutique et ses clients. La « castagne tzarrible » et la « bagarre salingue » vont bon train, l’extase d’Alex à l’écoute de Bach et Mozart l’emporte vers la « félicité » et vers le meurtre d’une vieille ; jusqu’à ce que les « milichiens » l’empoignent. On notera qu’Anthony Burgess, formidable inventeur linguistique, alla jusqu’à imaginer, pour le film La Guerre du feu, l’Ulam, un langage préhistorique.
La chose va prendre une hauteur sociétale insoupçonnée lorsque la « Prison d’Etat » décide de soumettre Alex à un programme de soin expérimental inédit : la « Méthode Ludovico » qui doit permettre de « tuer le réflexe criminel ». Ainsi, « privé de la faculté d’exercer moralement un choix », drogué, il visionne des films tous plus atroces les uns que les autres. Alors qu’il aurait dû s’en gargariser et s’en féliciter, il est écœuré jusqu’aux tripes !
Non seulement le « parler nadsat », mâtiné de russe et d’argot fait d’Orange mécanique une œuvre coruscante, mais le traitement infligé à Alex contribue à mettre en exergue la question de la criminalité et de son traitement : répression pénitentiaire[2], « châtiment stérile », soin psychologique, ou plus exactement conditionnement ? Il est loisible de se demander s’il s’agit là d’une forme de l’aristotélicienne catharsis, cette purgation des passions, sensée laver le spectateur d’une tragédie de ses pulsions malignes…
« Orange mécanique » est le titre d’un essai qu’écrit l’une des victimes d’Alex et de ses comparses, dénonçant « la mécanisation de l’homme ». Cette mécanisation de la violence va cependant de pair avec une paradoxale association avec la musique classique et baroque. La « grande musique » étant censée contribuer à la civilisation, dans le cas d’Alex, elle l’a « affûté ». Le final de la neuvième de Beethoven, cette « Ode à la joie » et à l’amour de l’humanité, l’excite au plus haut point. Mais quand il lui parait injuste de l’associer aux films de meurtres et autres atrocités japonaises et nazies, elle lui fait le même effet vomitif. Car « les activités les exquises et les plus divines ressortissent pour une part à la violence -l’acte d’amour par exemple ; la musique par exemple ». Rassurons-nous, s’il se peut, notre charmant Alex retrouvera bientôt sa vraie nature.
Un tel roman d’action sans cesse électrique balaie néanmoins les questions afférant à « la cause du mal », à la responsabilité individuelle, et à la gestion de la criminalité par le pouvoir régalien. Alex l’ultraviolent est devenu une loque, une victime, de la « réforme criminelle », de la musique, de ceux qui se vengent de lui, de ceux qui le récupèrent pour servir leur contestation politique, du gouvernement qui balaie ses contestataires ; mais surtout de son moi, celui de l’ « Ode à la joie » et à la jouissance du mal…
Rythmé en diable par les symphonies de Beethoven, le film de Stanley Kubrick, enthousiasma par sa verve et choqua, au point que la presse et l’opinion tombèrent à bras raccourcis sur Anthony Burgess, accusé de complaisance envers ses anti-héros et de prosélytisme contagieux. La place restait à la défense, lorsqu’il publia un récit en forme de plaidoyer.
Est-il utile de savoir que le personnage d’Enderby était déjà celui de trois romans éponymes ? Refermant le quatuor, ce Testament de l’orange se lit le plus indépendamment du monde. Le héros est un conférencier d’université, « vieux jeu », bien peu politiquement correct, auteur de poèmes aussi religieux qu’obscènes, autour de la figure de Saint-Augustin et de la question du libre arbitre, dont nous sont offerts de nombreux vers. Il est de plus le scénariste oublié qui s’est refait une jeunesse en adaptant le poème de Gerard Manley Hopkins Le Naufrage du Deutschland[3] pour le scénario d’un film à grand spectacle fort racoleur. C’est par là que le scandale arrive. Hors l’affreuse tempête, le clou en est un flash-back avec « viol de religieuses par des adolescents en chemises brunes », ensuite chassées d’Allemagne par les Nazis pour périr en mer.
Le succès du film est tel que de jeune gars se sont attaqués à des religieuses, commettant un « nonnicide » : « La faute à l’art, toujours, n’est-ce pas ? Le péché originel ? ». La morale de l’apologue est explicite : « du jour où on vient à admettre qu’une œuvre d’art peut inciter les gens à se lancer dans le crime, alors on est foutu ». Car ils « accusent toujours l’art, la littérature, le théâtre d’être la cause de leurs propres méfaits ». Ainsi un professeur imagine d’interdire Hamlet aux jeunes ! De surcroît une lectrice indignée vient pour assassiner Enderby…
Préoccupé de questions métaphysiques et théologiques, le poète s’inquiète également de la postérité de son œuvre. Ce qui ne l’empêche pas de batailler avec ses étudiants lors de cours d’histoire littéraire parodiques et burlesques. Et de tenter d’élever le niveau d’un atelier de création littéraire au-dessus des haines ethniques et raciales. Ainsi la poésie et la mission de l’artiste conscient du mal et du péché parmi la nature humaine sont au centre des problématiques de ce récit.
Moins frappant que L’Orange mécanique, faute de l’invention linguistique russophile de ses délinquants ultra-violents et fans de Beethoven, le Testament de l’orange n’en est pas moins un complément indispensable, plein de truculence, de satire des mœurs et autres pruderies américaines, y compris du féminisme militant et des « résidus de l’adolescence érigés en art ». Enderby est une grande gueule poétique et polémique, probable alter ego de Burgess, qui joue sans cesse avec les niveaux de langues et les sociolectes, y compris lors de la transcription d’une émission télévisée où l’on invite notre provocateur héros, qui ne se fait pas faute de défendre la liberté créatrice, ce dans un contexte farci de vulgarités et de publicités. La parodie haute en couleurs, la satire burlesque de la vulgarité des médias ne sont pas sans receler leur poids de nécessité philosophique.
La problématique n’est pas neuve. À la fin du XVIII° siècle, quelques jeunes lecteurs des Souffrances du jeune Werther de Goethe[4] endossèrent l’habit jaune et bleu du personnage et se suicidèrent à la façon de l’amoureux déçu, ce que l'on appelle parfois le complexe de Werther. De même, à propos d’une série titrée 13 Reasons why, l’on se demande aujourd’hui s’il faut la regarder pour mieux comprendre et être dissuadé de la tentation du suicide, ou si l’on cherchera à reproduire la stratégie vengeresse de la jeune fille. Les Grecs anciens demandaient déjà au théâtre s’il était catharsis ou imitation. Alors que l’art est avant tout sublimation.
Il n’en reste pas moins que L’Orange mécanique et son avatar testamentaire visent moins à glorifier et susciter la violence qu’à en analyser le fonctionnement ainsi que les éventuelles méthodes utilisées pour la réprimer, l’éradiquer, en particulier chez les jeunes. Sans vouloir la ranger au banc des accusés, la chorégraphie intensément visuelle de Stanley Kubrick (d’ailleurs interdite en Grande Bretagne en son temps) excite et blesse l’œil bien plus que la langue d’Anthony Burgess ne blesse l’esprit. Qui doit se pencher sur la question afférente : peut-on tolérer d’effacer le libre-arbitre[5] au service de la plus tranquille des sécurités ? Quelle semence violente est-il loisible d’exciser ?
Ainsi l’humanité est une « folle semence », selon un titre oublié -à tort !- d’Anthony Burgess. Outre sa violence native, elle a le dangereux défaut de proliférer, au point de menacer de s’écrouler sur elle-même par la faute de la surpopulation, sans compter l’épuisement de Mère nature (quoiqu’il s’agisse de perspectives discutables). La Folle semence est un roman d’anticipation malthusien, publié en 1962, serré d’angoisse, une anti-utopie prophétique terriblement efficace.
Certes, aux alentours de l’an 2000, il ne s’est rien passé de tel. Et même si l’Afrique et l’Asie continuent de voir croître dangereusement leur population et de l’exporter, la transition démographique conduit l’Occident, et jusqu’au Japon, à la dénatalité. Jusqu’à ce que les autres continents, y compris peut-être ceux agités par l’Islam, suivent le même mouvement. Est-ce à dire que le roman de Burgess n’a plus rien à nous dire ?
Il n’en est rien. Car outre le spectre encore menaçant de la croissance démographique outre-Méditerranée, reste celui de la diminution des ressources alimentaires, du moins dans l’esprit de ceux qui ne perçoivent pas la réalité de l’augmentation de l’inventivité et de la productivité humaine. Mais surtout, il s’agit de comprendre comment la terreur, réelle ou supposée, de voir la planète s’effondrer et se dessécher sous le poids de l’humanité, conduit à un régime totalitaire de gestion de la pénurie. Une tyrannie non moins puissante est celle du contrôle radical des naissances, et, par conséquent, de l’homosexualité valorisée, exhibée comme un devoir moral et politique : « Qui dit sapiens dit homo ».
Un trio de personnage anime le roman, Tristram, professeur d’Histoire qui aura le tort de délivrer un enseignement qui relève de « l’hérésie pure », sa femme Béatrice-Johanna qui rêve de mettre au monde des enfants néanmoins interdits, Dereck, frère du premier et amant caché de la seconde, puisqu’il faut être homosexuel pour accéder aux plus hauts rangs de l’Etat. L’« anabase » de Tristram, gorgée d’action, se fait picaresque et épique, entre prison et période militaire, ce qui lui permettra de percer les cyniques secrets des gouvernements successifs, du « ministère de l’infertilité » à celui de la « Fertilité »…
Pire, étant donné un insipide végétarisme obligatoire, puis la « rouille des récoltes » et la famine, on accède au cannibalisme des révoltés. Lorsque tout s’effondre, « il n’y a pas plus moral que la criminalité, par les temps qui courent », dit un homme auprès d’un barbecue fort suspect. Un autre ajoute : « Quand l’Etat dépérit, la nature humaine s’épanouit ». Enfin « le théâtre charnu » remplace de nouveau l’écran du plafond où sévissait la propagande : « des histoires où, automatiquement, les bons n’avaient pas d’enfants tandis que les méchants en avaient, où des homos s’aimaient entre eux, où des héros à l’image d’Origène se castraient pour l’amour de l’équilibre du globe » ! Le retour au christianisme et à la copulation générale autour du « totem priapique » ne se fait plus attendre, avant la guerre, ce « grand aphrodisiaque », qui n’est probablement qu’un autre moyen « d’en finir avec l’excédent de population »… L’association de l’action débridée, autour de la fuite de Tristram, et l’amère satire des errements de l’humanité font de La Folle semence un puissant roman engagé en faveur d’une sagesse philosophique peut-être introuvable.
Au-delà de volumes consacrés à Napoléon[6] et Jésus de Nazareth[7], Anthony Burgess est indubitablement un visionnaire tourmenté. La violence et la sexualité sont de tout temps des pulsions dangereuses à contrôler, à pacifier, ce dont L’Orange mécanique et La Folle semence sont l’écho alarmant. Ces avertisseurs sont-ils des incitateurs ? À ce compte-là, si l’art est si dangereux pour les mœurs, pourquoi ne pas condamner la Bible où les tragédies de Shakespeare… En toute logique, le siècle des totalitarismes ne pouvait que tenter le romancier, auquel il consacra une vaste fresque parodique, intitulée Les Puissances des ténèbres[8], qui met en scène le combat, à la fois intime et intensément épique, d’un Pape contre le Malin, dont le royaume s’étend jusqu’au camp de Buchenwald…
Thierry Guinhut
La partie sur Le Testament de l'orange a été publiée dans Le Matricule des anges, juin 2017
Autoportrait au miroir ancien, Parador San Marcos, Leon, España.
Photo : T. Guinhut.
Orhan Pamuk autobiographe d’Istanbul :
Cette chose étrange en moi, Istanbul.
Orhan Pamuk : Cette chose étrange en moi,
traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, Gallimard, 688 p, 25 €.
Orhan Pamuk : Istanbul, souvenirs d’une ville, traduit du turc par Savas Demirel,
Valérie Gay-Aksov et Jean-François Pérouse, Gallimard, 552 p, 35 €.
Détestable ! doit penser Recep Tayyip Erdogan d’un tel roman, d’un tel écrivain, qui fut censuré en février 2017 pour avoir osé dans Hürriyet, un quotidien turc, critiquer son gouvernement. La nostalgie d’Orhan Pamuk et de ses personnages pour la Turquie laïque d’Atatürk n’arrange rien. Cependant une plus prégnante nostalgie est mise en scène et en pages au travers deux miroirs ouverts ; l’un au profit d’un modeste marchand des rues, dans Cette chose étrange en moi, un fort roman, l’autre au cours d’un album qui se fait vaste autobiographie, enrichi d’une myriade de photographies, laconiquement titré Istanbul.
Qu’est-ce que « cette chose étrange en moi » ? Sinon le culte du souvenir, sinon une histoire d’amour ? Mais autant pour une femme, que le jeune Mevlut enlève et épouse au détour d’un quiproquo, croyant échapper ainsi aux mariages arrangés, que pour, au-delà du village de son Anatolie natale, la ville-phare Istanbul, ses collines et son détroit.
Mevlut est un « bozaci », un vendeur ambulant de « boza », une boisson traditionnelle à partir de millet fermenté. Mais au fil des ans, le raki, dix fois plus alcoolisé, d’ailleurs autorisé par Atatürk, remplace son goût sucré-amer, signant l’évolution des mœurs. Face à la modernité, la mémoire enjolive le passé : « Istanbul avait tellement changé tout au long des vingt-cinq dernières années que ces souvenirs lui semblaient tout droit sortis d’un conte ». En ce sens Mevlut est le prototype d’un temps ancien que sa nostalgie confronte aux temps présents et que l’écrivain ressuscite.
Pour entrelacer les portes mémorielles, la narration alterne les dates significatives, entre les années cinquante et 2012, sans compter la polyphonie des voix de ceux qui entourent le récit de témoignages divers, multipliant les portraits et les vies des Stambouliotes. L’enfance de Mevlut, dans un village reculé d’Anatolie, s’achève à douze ans lorsqu’il part pour Istanbul avec son père. Une immense part de sa vie tourne sa page lorsqu’en 2009 sa petite maison, rachetée par un promoteur, est détruite : « Tout fut soudain pulvérisé d’un coup de pelleteuse – son enfance, les repas qu’il avait pris, ses devoirs et ses leçons, les odeurs qu’il avait humées, les ronflements de son père endormi et des centaines de milliers de souvenirs ». Il ira désormais vivre dans un appartement. « La forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel », « écrivait Baudelaire dans « Le cygne[1] », ce que reprend Orhan Pamuk à l’épigraphe de son ultime chapitre, confirmant la dimension élégiaque de son roman, qui, à l’aune de la vie d’un pauvre, prend en écharpe un demi-siècle.
Quoiqu’attachant, le roman voit sa narration rester trop souvent factuelle et sentimentale, sans ce dynamisme dramatique ou cette pointe de satire qui pimenterait l’ensemble ; même si, par exemple, l’épisode de la découverte du commerce parallèle et des arnaques des employés dans le restaurant « Binbom » vaut son pesant de réalisme.
Mais en traversant tout un tas de quartiers, comme le fit l’écrivain pendant les six années qu’il eût à cœur de consacrer à son enquête urbaine et à l’écriture de Cette chose étrange en moi, le personnage d’Orhan Pamuk est un observateur, un sociologue sans le savoir, qui voit une délinquance nouvelle le menacer, voire l’islamisme le cerner. Mais c’est aussi un esprit traditionnaliste qui paraît s’accorder avec le retour du religieux, à condition qu’il reste modéré. Il est par exemple bien gêné de se trouver auprès de « Son Excellence » qui enseigne la calligraphie ancienne et professe dans sa « loge soufie ». Il est également un discret contempteur des mœurs trop occidentalisés, quoiqu’il respecte la mémoire d’Atatürk, mais de manière bien mesurée puisqu’il permit une libéralisation qui ne l’agrée pas toujours. Au cours de son voyage en train vers Istanbul, Mevlut croise un écriteau rappelant que Mustapha Kemal Atatürk but du café sous un platane en 1922. Le détail apparent innocent, rappelle que malgré sa dimension dictatoriale, le président turc institua une république laïque. Si l’écrivain partage en son roman social cette nostalgie (somme toute superficielle) de son personnage, il est certain qu’il ne partage guère son traditionalisme. Mevlut n’est donc pas l’alter ego d’Orhan Pamuk, qui a préféré s’éloigner de son moi, faire parler autrui, y compris s’il ne partage pas ses convictions.
Un tel personnage qui ne reste pauvre parmi ceux qui parviennent à une relative prospérité, anti-héros apparemment innocent, qui ne ferait pas de mal à une mouche, qui aime sa femme Rayiha (y compris dans le plaisir sexuel) et ses deux filles, n’est pas sans soulever bien des questions. S’il vit au milieu de divers événements politiques, coups d’Etat militaires, coups de poing entre gauchistes et nationalistes, islamisme rampant puis agressif, il n’est en guère affecté. Sa perche à bacs de boza sur l’épaule, et quoique son commerce périclite, il se refuse à évoluer, à s’adapter ; sauf lorsque pendant cinq ans il devient gérant de restaurant. Comme bien des ruraux venus de la Turquie intérieure, il vote pour un maire religieux, Erdogan pour ne pas le nommer, comme s’en abstient le romancier, contribuant à faire le lit de l’Islam rigoriste, offensif et liberticide du susnommé Erdogan. Dans quelle mesure en est-il responsable ?
Orhan Pamuk ne s’embarrasse pas de grand flamboiements rhétoriques, d’images précieuses ni de secrets sous-entendus. Une écriture limpide emporte sans peine le lecteur, même si son caractère méticuleux peut par instants confiner au manque de concision. Il s’agit de prendre un personnage de modeste extraction à bras le corps, de suivre son destin, celui de sa famille ; mieux, il devient un personnage finalement emblématique des aspirations humaines des Stambouliotes à la tranquillité, une allégorie de son pays : la Turquie. Ce qu’ont bien compris ses lecteurs, puisque Cette chose étrange en moi est devenu là-bas, comme en un mouvement un brin narcissique, un best-seller. En dépit de ses ambigüités, inhérentes à un personnage à la fois un brin nostalgique du laïque Atatürk et néanmoins attaché à la religion. Aussi Pamuk ménage tout son public, ne portant pas de jugement sur ses personnages, laissant s’identifier le lecteur comme il l’entendra, en faveur d’un passé traditionnel fantasmé, ou lui permettant une lecture critiques des forces qui sous-tendent le devenir d’une telle ville-monde.
Ne nous laissons pas abuser par un premier regard. Istanbul parait d’abord un lourd volume encombré de pléthoriques photos en noir et blanc, poussiéreuses, d’une netteté quelquefois discutable. Dès lors on craindrait que le texte soit à l’avenant. Cependant, si l’on consent à plonger en cet univers, l’on est infailliblement happé par la langue, si proche du lecteur qui s’identifie immédiatement tant avec l’enfant, qui ainsi revit, qu’avec l’adulte qui écrit et revient avec précision et tendresse sur son passé et sur celui de sa ville fétiche.
La patiente, méticuleuse, écriture autobiographique s’enlace étroitement, comme le lierre autour de l’arbre, avec le portrait d’une ville personnifiée. De la naissance, en 1952, à l’aube de l’âge mûr, tout concourt, même sans le savoir, à la décision qui clôt le livre : « Je ne serai pas peintre, dis-je, moi je serai écrivain ». Enfin, le livre achevé devient « une deuxième vie ».
Dans une riche famille qui s’appauvrit peu à peu, apparait « le sentiment […] que je constituais un moi à part entière ». Aussi Orhan Pamuk respecte le pacte autobiographique mis en place à l’orée des Confessions par Jean-Jacques Rousseau : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature[2] ». Il paraît ne rien celer, y compris l’enfantin « durcissement » de son « zizi ». Le « monde parallèle des rêves », qui est celui de tout enfant, semble cependant les prémices de l’écrivain futur.
L’horizon sentimental s’ouvre avec un « premier amour », dont le prénom signifiait « rose noire » en persan. Il a dix-neuf ans, elle vient à dix-sept ans visiter son atelier de peintre, puis poser pour lui et faire l’amour. La colère des riches parents, qui redoutent un peintre désargenté pour leur fille, les oblige à échanger leurs baisers dans un musée, et pousse cette dernière à demander : « Enlève-moi ». Mais c’est dans une école suisse que ses parents l’envoient. Ne reste que « la souffrance de l’amour ».
De la « maison-musée » familiale aux paysages du Bosphore, une « Encyclopédie » -et en quelque sorte autobiographie- d’Istanbul prend peu à peu de l’ampleur, parallèlement au développement de celui qui entame son initiation centrifuge, mais aussi centripète, car le ramenant sans cesse à l’appartement originel que l’écrivain d’âge mûr habite toujours. L’espace s’élargit, le temps littéraire également, qu’il s’agisse de celui de l’auteur ou des auteurs romantiques convoqués : Nerval, Gautier, Flaubert, explorant l’ancienne Constantinople. Ce sont cette culture, ces lectures, et bien d’autres (« Woolf, Freud, Sartre, Mann, Faulkner »), qui permirent à ses compagnons de le taxer sans aménité du sobriquet d’« intellectuel ».
En effet, l’horizon intellectuel s’élargissant sur l’Occident, il ne peut que buter en même temps sur le nationalisme et sur la religion. L’anniversaire de la chute de Constantinople, ou de sa conquête, selon le parti-pris, en 1953, permet de raviver la mémoire enfouie, et de mentionner les pillages, saccages, viols de « Rums », meurtres de prêtres grecs en 1955, que les photographies de rues chargées de débris illustrent ; ce qui permet au lecteur de prendre conscience de l’éjection des Chrétiens de Turquie au cours des dernières décennies.
Dans les années cinquante et soixante, seuls les pauvres stambouliotes se montraient religieux. On est « indisposé par les bigots ». Devant une vieille domestique en prière, l’enfant est mal à l’aise : « la peur que j’éprouvais, comme toute la bourgeoisie turque laïque, n’était pas la crainte de Dieu, mais la crainte de la colère de ceux qui croient trop en lui ». Il émet une hypothèse non négligeable : « c’était peut-être parce qu’ils croyaient autant en Dieu qu’ils étaient resté pauvres ». La satire de la religiosité se mêle à une autre lourde inquiétude : « En glissant subrepticement de la religion à la sphère de l’islam politique […] et des coups d’Etat militaires, je crains de rompre la secrète harmonie de ce livre ».
Riche de détails, de culture et d’émotions, bourrée jusqu’à la gueule d’anecdotes, de révolte adolescence et de sagesse, cette autobiographie talentueuse nous renvoie à notre propre enfance et jeunesse. Si différente soit-elle, c’est dans son mouvement et son travail d’accouchement du temps passé qu’elle nous permet, par rebonds, de nous récréer en notre singularité.
Clichés grisés et travail de remémoration entraînent fatalement une certaine mélancolie, ce « hüzün », terme passablement intraduisible, auquel notre autobiographe consacre de longues et subtiles analyses, entre des versets du Coran et l’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton[3]. La « mélancolie des ruines » côtoie « les beautés pittoresques » des faubourgs, or « ces vestiges, pour la plupart aujourd’hui disparus, étaient l’âme d’Istanbul ».
L’auteur, encore jeune photographe amateur, n’est pas naïf. Comme pour l’écrivain, sa foi dans le réalisme est bien mesurée : « En posant pour l’avenir, nous arrangions aussi le présent ». Grâce à ces clichés, il s’engouffre en « la redécouverte de notre vécu ». De plus, par ces détails que le photographe n’avait pas l’intention de voir, l’on découvre mille secrets du quotidien perdu, d’où le « hüzün » qui imprègne immanquablement ces images, qui, quoique poudrées, parfois impeccablement composées, allient l’émotion élégiaque à l’esthétique. Car les images familiales côtoient celles des grands photographes de son temps, comme Ara Güler, ou de divers anonymes.
Mais à observer avec plus d’attention cette pléthore de photographies, Bosphore, mosquées, rues, immeubles, collines et maisonnettes, l’on ne peut qu’être frappé par l’occidentalisation des costumes, donc des mœurs, dans une « société qui désirait s’occidentaliser », en ces années cinquante et soixante : il est fort rare, hors dans quelque ruelle d’un lointain faubourg, d’y croiser une femme voilée (le voile ayant été interdite en 1925 par Ataturk). Nul doute que le paysage urbain soit hélas aujourd’hui quadrillé de voiles.
Quoiqu’Istanbul ait été déjà publié en 2007 par Gallimard, il s’agit là d’une édition considérablement enrichie, tant de deux-cents nouvelles photographies que d’une introduction, voire de passages ajoutés, un work in progress en somme. Témoignant d’une passion jamais démentie, depuis la plus prime enfance, pour le pouvoir de la photographie, qui « répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement », selon les mots de Roland Barthes. Or Pamuk, comme le dit si bien l’auteur de La Chambre claire (qu’il n’ignore pas) fait « revenir à la conscience amoureuse et effrayée la lettre même du Temps[4] ».
Notre Prix Nobel de littérature 2006, né en 1952, qui vient de se voir consacré par un Cahier de l’Herne bienvenu, collectionne les photos anciennes, de même il réunit en ces romans une foule de vies, anecdotes, paysages et sensations. Comme un autre de ses anti-héros collectionnait dans Le Musée de l’Innocence[5] les objets rappelant son amour, lui-même commit un album muséal intitulé L’Innocence des objets. Certainement pour nous dire que la mission de l’écrivain, associant roman d’apprentissage des humbles et autobiographie de la formation d’un écrivain, au-delà de ce monde premier qui est le noyau de son identité et le substrat de sa ville polymorphe, est d’être un collectionneur de mondes. Mais aussi, d’être un intellectuel engagé, au risque de la prison, voire de la vie, en une Turquie qui, sous la férule d’Erdogan, ne supporte plus la moindre déviance envers le nationalisme, la moindre mécréance envers l’Islam totalitaire. Ainsi, en 2005, Orhan Pamuk fut poursuivi par la justice de son pays pour avoir publiquement reconnu le génocide arménien, dont on sait que les causes ne furent pas uniquement ethniques, mais également un projet d’éradication du christianisme sur le territoire turc. Il ne se fait pas faute de ne pas dénoncer le monstre politico-religieux qui s’abat sur un pays qui exporte moins des productions économiques et des livres d’écrivains que des thuriféraires et séides…
Comment ignorer Bastiat ? Victime de l’ignorance, de la méconnaissance, voire de l’ostracisme, ce penseur politique français illustre hélas à merveille l’adage : nul n’est prophète en son pays. En ce pays où l’Etat est un collectivisme, où l’individu, l’homo economicus, n’est qu’une bille parmi des milliers peinant dans les rouages grinçants de l’Etat, dont il suce les saintes huiles rances, on croit paraître cultivé et avisé en conspuant le libéralisme anglo-saxon. Alors qu’un Français du XIXème siècle est un digne continuateur de la pensée libérale de Montesquieu, de Tocqueville et de Jean-Baptiste Say, mais plus précisément dans le domaine économique, alors que la réfutation du socialisme est l’âme de l’œuvre de Bastiat. Une judicieuse anthologie, L’Etat ou la grande illusion, permet de prendre en écharpe l’ardeur et l’acuité de sa pensée.
Qui est cet illustre inconnu dont la vie trop brève fut emportée à Rome par la tuberculose, en ses 49 ans ? Né à Mugren, dans les Landes, en 1801, l’apprentissage du négoce, puis la gestion de l’entreprise agricole familiale n’empêchèrent pas Frédéric Bastiat de s’intéresser à la philosophie et à l’Histoire, puis aux économistes anglais, tel Adam Smith, concepteur du libéralisme économique, de la division du travail et de la main invisible du marché. De même Richard Cobden, ardent défenseur du libre-échange, dont il devint en Angleterre l’ami, l’enthousiasma, au point d’entamer une campagne de presse, dans Le Journal des économistes, ce qui le conduisit en 1845 à publier Sophismes économiques[1] et permit en 1846 l’abolition du protectionnisme. À l’issue de la Révolution de 1848, il est élu député des Landes. Son autre ennemi déclaré fut également le socialisme de Louis Blanc, Proudhon et Marx, dont on trouve la réfutation dans ses pamphlets politiques, dans ses essais, La Loi[2]et Les Harmonies économiques[3], ce dernier achevé en 1850. Là il préconise le rapprochement des classes sociales en direction d’un plus prospère revenu et d’un progrès général. Ce but sera atteint, non par un constructivisme étatique, mais par les libertés économiques, ce que l’avenir se chargea de mettre en œuvre, même imparfaitement, en dépit du socialisme. La propriété individuelle, le travail et la libre concurrence sont alors des valeurs incontournables au service du bien commun. Bastiat est bien autant libéral en économie que dans le domaine des mœurs : il pourfend en effet la peine de mort, l’esclavage, le colonialisme, et défend avec ardeur le droit de grève, les caisses mutuelles de travailleurs et la liberté de la presse, dans le sillage de Benjamin Constant[4].
Avec une salubre ironie, Bastiat demande qu’on lui « définisse » l’Etat, qui aurait « du pain pour toutes les bouches » et, par conséquent, « nous dispense tous de prévoyance, de prudence, de jugement, de sagacité, d’expérience d’ordre, d’économie, de tempérance et d’activité ». Aussi « ce médecin universel, ce trésor sans fond, ce conseiller infaillible » n’a pas d’autre moyen que « de jouir du travail d’autrui » et de nous abreuver du même sort, finalement ruineux, tout en favorisant au premier chef ses ministres et ses pléthoriques fonctionnaires.
L’Etat est le monstre doré qui est chargé de réaliser une myriade d’utopies. Toutes les aspirations et réclamations semblent trouver en lui leurs solutions. Hélas, il faut pour cela une autre myriade, mais d’impôts. L’impôt est en fait une « spoliation légale[5] », qui permet une redistribution des richesses arbitraire et abusive, une justice sociale coercitive et de plus contre-productive, qui est l’essence du totalitarisme. Analyse qui n’empêche en rien la libre association et la solidarité entre les hommes au moyen de caisses mutuelles. Gare cependant, « que le gouvernement intervienne. […] Son premier soin sera de s’emparer de toutes ces caisses sous prétexte de les centraliser ; et pour colorer cette entreprise, il permettra de les grossir avec des ressources prises sur le contribuable ». C’est aujourd’hui le principe de la Sécurité sociale, d’origine communiste, peu performante et toujours déficitaire.
En outre, il y a contradiction flagrante entre le désir de plus de services publics et l’aspiration à la baisse des impôts. Sans compter que l’Etat, n’étant guère le créateur ni celui qui a à cœur de mener à bien sa propre entreprise pour des motifs justement égoïstes, est un fort mauvais gestionnaire, souvent déficitaire.
Dénonçant « la grande illusion » de l’Etat, certes un mal nécessaire en ce qui concerne les questions régaliennes, Bastiat montre de surcroît qu’il prétend réguler et chapeauter un libre marché réputé désastreux. En fait, non seulement il sape la capacité de production du marché, mais « l’Etat c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de toute le monde », écrit-il dans L’Etat ; ce qui est probablement sa formule la plus frappante. En effet, argumente en sa préface Damien Theillier, tout en promettant de garantir les « droits à » (logement, santé, éducation prétendument gratuits) qui ne seront jamais réellement offerts, tout en multipliant les aides (à l’emploi par exemple) et les dépenses sociales, notre trop cher Etat ne sait que contraindre et gaspiller au prix d’impôts coercitifs, d’un chômage exponentiel et d’une dette abyssale.
Combien résonnent alors les prémonitoires pensées de Bastiat en notre temps, plus actuelles que jamais : « Il y a trop de législateurs, organisateurs, conducteurs de peuples, pères des nations. Trop de gens se placent au-dessus de l’humanité pour la régenter ». Avec pour conséquence l’inflation des lois, des codes, des normes, des impôts, des taxes, aux dépens de la liberté individuelle, de la responsabilité et de l’initiative privée. Le socialisme incompétent et le collectivisme liberticide viennent subvertir ce capitalisme libéral[6], y compris des plus modestes, qui est le nerf des progrès de l’humanité.
Le « Socialisme », qui va en ses rêves « jusqu’à la puérilité », décrète une fraternité qui n’est plus spontanée : alors « la prévoyance gouvernementale viendrait anéantir la prévoyance individuelle en s’y substituant » ; sans compter que la première ne se fait pas faute d’être injuste et dispendieuse. Ainsi « la répartition des fruits du travail sera faite législativement » ! De plus par des gouvernements et des bureaucrates moins compétents en leurs matières que leurs créateurs qui ont d’abord intérêt à leur succès.
Que reste-t-il au gouvernement, sinon « à prévenir et à réprimer les dols, les délits, les crimes, les violences », à garantir la propriété, la concurrence et la multiplication des capitaux ? De façon à ce que se réalise « l’affranchissement des classes ouvrières ». L’impôt ne doit être qu’ « une contribution unique, proportionnelle à la propriété réalisée », sans ces « pièges fiscaux tendus sur toutes les voies du travail ». Pas plus que la presse, l’éducation elle-même n’a pas à être « décrétée et uniforme »…
La « Lettre à MM les électeurs de l’arrondissement de Saint-Sever » devrait être un modèle pour tout aspirant à la députation. En rien démagogue, Bastiat ne cache pas ses convictions. Il y sépare les fonctions régaliennes du pouvoir de ce qui doit rester à l’initiative privée : dès lors, le pouvoir est « fort », « peu couteux » et « libéral ». Car il « devient couteux à mesure qu’il devient oppressif » ! Il est à craindre aujourd’hui qu’une telle argumentation soit inaccessible aux impétrants tant qu’aux électeurs…
« Détruire la concurrence, c’est détruire l’intelligence ». Ainsi Bastiat défend-il la liberté commerciale. « Quand l’Etat se fait le distributeur et le régulateur des profits, toutes les industries le tiraillent en tous sens pour lui arracher un lambeau de monopole », ce aux dépends du créateur d’une nouvelle technique, d’une nouvelle ressource, meilleure et moins chère, donc du consommateur.
C’est également dans cette Lettre qu’il fustige le « système colonial [qui] est la plus funeste des illusions qui ait jamais égaré les peuples ». Ne serait-ce que parce qu’il y faut une dépense financière et humaine immense et peu rentable, sans compter les jeunes gens sacrifiés. Il a compris que l’Algérie est « le boulet qui nous enchaîne », et, ajouterons-nous, jusqu’à aujourd’hui et demain…
« La pétition des fabricants de chandelles » est un bel apologue, hilarant, et cependant profondément judicieux, riche d’enseignements. Figurez-vous que ceux-là se plaignent du soleil et demandent à calfeutrer portes et fenêtres pendant le jour de façon à protéger leur activité d’une déloyale concurrence ! Le « rival étranger inonde notre marché national à un prix fabuleusement réduit ». Le raisonnement par l’absurde invalide le protectionnisme économique[7]. Nous ferions bien, aujourd’hui encore d’en tirer la leçon idoine…
L'on ne s’étonnera pas que Damien Theillier, enseignant de philosophie, Fondateur de l’Ecole de la liberté et Président de l’Institut Coppet (qui hébergea Madame de Staël et Benjamin Constant), ait concocté pour notre plus grand bonheur cette anthologie de quelques-uns des textes les plus représentatifs, les plus vifs et coruscants de Bastiat, petite initiation aux lumières du libéralisme. Pour notre anthologiste et préfacier, dont l’initiative privée est d’utilité publique, il n’est rien moins qu’un « Socrate de l’économie politique ».
À la lecture de cette judicieuse anthologie, dont on retrouve trois extraits représentatifs dans une autre anthologie, Les Penseurs libéraux[8], ne suit que le regret qu’elle soit si brève. Mais aux lecteurs curieux mis ainsi en appétit, nous proposerons de s’armer d’un joyeux courage en commandant les sept tomes des Œuvres complètes de Frédéric Bastiat[9], soit à peu près 3500 pages, d’après l’édition de 1862-1864, publiée par Paillottet chez Guillaumin. Edition parmi laquelle on découvrira Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas[10] qui est également un essai particulièrement sagace de notre Bastiat. Où l’on trouve la parabole de « la vitre cassée » par « un enfant terrible », selon laquelle cette dernière encourage le travail et la prospérité des vitriers. C’est ce qu’on voit. Ce qu’on ne voit pas c’est que l’argent dépensé aurait pu servir à créer de nouvelles richesses au lieu de remplacer les anciennes. Que sans vitre cassé on aurait une vitre intacte et une nouvelle vitre à un nouveau bâtiment ou tout autre objet utile, chaussure ou livre. Il applique ce raisonnement lucide au licenciement, à l’impôt, à la subvention aux arts, obérée d’une énorme part au profit de ceux qui la perçoivent, la distribuent, l’administrent et, in fine, restreignent à la mesure de leur esprit, souvent conventionnel, la créativité qui, ainsi perd en liberté… Appliquons-le aujourd’hui à une mode écologiste : le consommer local. Ce qu’on voit, ce sont les bénéfices du producteur proche et l’économie de transport et de pollution. Ce qu’on ne voit pas c’est le protectionnisme déguisé, la diminution des échanges, la négation de la division du travail, des produits plus chers puisqu’inadaptés au sol local, la restriction d’exportation, le tarissement de la variété des produits et des échanges, donc, à terme, un appauvrissement, tant des goûts que des ressources…
On aurait deviné que parmi ces Œuvres complètes l’on découvre également un pertinent Contre l’économie d’Etat[11]. Ne doutons-pas que l’on trouvera grand profit (intellectuel et financier) à lire ses Sophismes économiques[12]. Voici la réfutation de l’un d’eux : « À la vérité le mot « gratuit » appliqué aux services publics renferme le plus grossiers des sophismes. Mais il n’y a vraiment rien de gratuit que ce qui ne coûte rien à personne. Or les services publics coûtent à tout le monde ; c’est parce que tout le monde les a payés d’avance qu’ils ne coûtent plus rien à celui qui les reçoit ».
Sans vouloir donner un instant dans le patriotisme culturel, il est terrifiant de constater que la pensée des philosophes et économistes libéraux, et plus précisément de Bastiat, est moins connue en France qu’aux Etats-Unis par exemple. Avec une mauvaise foi qui serait hilarante si elle n’était si délétère, nos gouvernements prétendent avoir tout essayé, mais seulement du keynésianisme et du socialisme ; sauf la libéralisation de l’économie. Ils feraient bien d’avoir pour livre de chevet et de poche cette anthologie, dont la jolie minceur est inversement proportionnelle à la belle intelligence.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.