Bernhard Schlink : Le Liseur, traduit par Bernard Lortholary,
Gallimard, 1996, 208 p, 20 € ; Folio, 7,90 €.
Bernhard Schlink : Olga, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary,
Gallimard, 2019, 272 p, 19 €.
Bernhard Schlink : Couleurs de l’adieu, traduit par Bernard Lortholary,
Gallimard, 2022, 256 p, 21 €.
Malgré leurs failles, les personnages féminins du romancier allemand Bernard Schlink, né en 1944 à Bielefeld et professeur de droit public et de philosophie du droit à Bonn, méritent le soin du lecteur. Elles s’appellent, dans Le Liseur, Hannah, et Olga, selon le titre laconique de son dernier ouvrage. Mais pas toujours un hommage moral, si l’on met en balance ces deux femmes : la première, quoique aimée, est bien coupable d’une active participation à la Shoah, quand la seconde n’est peut-être coupable que d’avoir aimé. Olga, dernier roman de Bernard Schlink, est-il un anti-Liseur ? Parmi une douzaine de volumes ici traduits, le romancier est également nouvelliste, dans ses Couleurs de l’adieu, recueil aux personnages fragiles, que le sentiment de leur finitude pousse à revenir sur un moment central et troublant de leurs vies.
Roman judiciaire de la culpabilité et de la mémoire, Le Liseur ne prétendait pas de prime abord devenir un succès mondial, traduit en plus de quarante langues. Pourtant l’émotion compassionnelle et l’horreur du crime enfoui partagèrent leurs talents pour faire de ce roman partiellement autobiographique une icône qui dépassa largement les frontières germaniques et germanophones ; ce pour rebondir comme rebondit la concaténation d’une question morale posée à l’humanité.
De l’adolescence à l’aube de la maturité, Michaël Berg croise un destin de femme qui est un reflet de celui de l’Allemagne. À quinze ans, il est soigné par Hannah, qu’il revient remercier. Alors qu’elle a trente-cinq ans, il devient et son amant et son « liseur », comme pour payer le soin de cette initiation sexuelle. Elle disparait. Il la retrouve sur le banc des accusés, lorsque étudiant en droit, il est placé par son professeur en position d’observateur. La longue et fidèle histoire d’amour se double d’une abyssale réflexion sur la mémoire de l’Histoire, au cœur de laquelle s’inscrit l’effondrement de la Shoah.
L’analphabétisme d’Hannah n’est-il qu’un paravent commode à sa culpabilité ? « Non, me suis-je dit, Hannah n’a pas choisi le crime », médite Michaël. Pourtant, avoir reculé devant l’aveu d’un tel handicap au moment d’une promotion proposée dans son entreprise est peut-être une lâcheté qui lui a permis de préférer un emploi de gardienne de l’horreur nazie. Imaginer qu’elle est une martyre de la culpabilité serait faire bon marché de sa participation à l’entreprise de la banalisation du mal (pour faire écho à une autre Hannah, plus exactement Hannah Arendt[1]) au sein de la « solution finale » aryenne. Rétrospectivement, n’y a-t-il pas quelque chose d’obscène dans cette figure d’ex-surveillante de l’holocauste séduisant un jeune lycéen ?
Hannah Schmitz mérite-t-elle la compassion, elle qui sans sourciller a poursuivi sa tâche de gardienne des camps de concentration chargée de la sélection de celles que l’on destine à la chambre à gaz, elle qui n’a pas su en avoir et encore moins la mettre en œuvre pour ouvrir les portes de l’église derrière lesquelles s’enflammaient les victimes, à l’occasion de bombardements alliés ? Ce qui pour le moins peut être assimilé à une non-assistance à personne en danger. Obsédée par l’hygiène (ne lave-t-elle pas le jeune narrateur ?), elle souffrirait en quelque sorte du complexe de Lady Macbeth, qui avait beau se laver les mains mais n’échappait pas aux traces de sang qui signaient sa culpabilité. Notons que dès les premières pages, lavant sur le trottoir le vomi du garçon à grande eau, la métaphore est destinée à devoir être filée…
La dénonciation emporte tout un pays, mais aussi les femmes, dont on sait qu’elles n’ont pas été les moindres thuriféraires d’Hitler ni les moins cruelles aux manettes des camps. « Sur le banc des accusés nous mettions la génération qui s’était servie de ces gardiens et de ces bourreaux, ou qui ne les avait pas empêchés d’agir, ou qui ne les avait pas rejetés, au moins, quand elle aurait dû après 1945 : c’est elle que nous condamnions, par une procédure d’élucidation du passé, à la honte ». Pourtant, Michael échoue à concilier la femme aimante qui fut son initiatrice, celle auprès de qui il vient encore faire « le liseur » en prison par le biais d’enregistrements, et celle qu’il parvient néanmoins à se représenter : « Je voyais Hannah près de l’église en flammes, le visage dur, en uniforme noir et la cravache à la main. Avec sa cravache, elle dessine des boucles dans la neige et frappe les tiges de ses bottes ». Aussi se voit-il empêtré dans ses contradictions : « Mais en même temps, je voulais comprendre Hanna ; ne pas la comprendre signifiait la trahir une fois de plus. Je ne m’en suis pas sorti. Je voulais assumer les deux, la compréhension et la condamnation. Mais les deux ensemble, cela n’allait pas ».
Grâce à cette femme, Michaël fait son entrée dans le monde de la sexualité, et grâce (ou à cause) à elle, bien plus que par ses études de droit, il subit une initiation à la densité de sa vocation de juriste, confronté bien moins à une justice subjective que chargée du poids de l’Histoire. Peut-être croyait-il naïvement que les Bienveillantes grecques, enclines à pardonner, avait remplacé les Euménides, plus exactement les Furies, plus à même de juger et de condamner l’impardonnable et l’imprescritible, pour reprendre les concepts de Jankélévitch[2]. Quoique dans la sécurité de son modeste rôle de stagiaire, même si le trouble, voire le traumatisme psychologique, est grand, il frôle les tourmentes du mal, incarnées dans un autre et puissant roman qui subjugue la Shoah : Les Bienveillantes de Jonathan Littell[3]. Comme à l’occasion de ce dernier ouvrage, celui-ci, plus modeste au premier regard, n’a pas manqué d’interroger les historiens, de générer des controverses, interrogeant le degré de fiction et de vérité de la chose, la légitimité de l’écrivain et l’aporie de l’identification inhérente à toute narration romanesque, inadéquate à l’objectivisation des faits, quoiqu’elle permette sa mise en vie, plaçant le lecteur devant une interrogation éthique plus intimement bouleversante. Il n’est pas sûr qu’une telle analyse, même si c’est celle du personnage et peut-être pas de l’écrivain, emporte l’adhésion : « Je pense aujourd’hui que le zèle que nous mettions à découvrir l’horreur et à la faire connaître aux autres avait effectivement quelque chose d’odieux. Plus les faits dont nous lisions ou entendions le récit étaient horribles, plus nous étions convaincus de notre mission d’élucidation et d’accusation. Même lorsque ces faits nous coupaient le souffle, nous les brandissions triomphalement. Regardez ! »
Brusquement jeté dans les affres du droit et de l’Histoire, il ne semble pas que le narrateur ait pu se dégager de la gangue de son histoire sentimentale pour prendre la hauteur, certes difficilement atteignable, qui sied à l’objectivité du juriste, élevé presque au rang du Dieu de l’Histoire. Cette hauteur est-elle celle du romancier qui laisse habilement, voire avec un léger sadisme, le lecteur trancher le nœud gordien de l’amour intime et du crime contre l’humanité ? Il est à noter que l’un de ces premiers romans, passablement policier, intitulé Le Nœud gordien[4], présente un ancien procureur nazi devenu détective…
Avec Olga, Bernard Schlinck élargit les perspectives. La temporalité est plus vaste, d’une enfance à la fin du XIX° siècle jusqu’à la décennie de mai 1968. Mais alors que Le Liseur montrait une femme analphabète qui s’était laissée prendre la main et le sens moral dans la roue dentée du nazisme, a contrario Olga met en scène une femme qui tient à son éducation, à sa culture, et qui pense à l’encontre de l’hubris nationaliste et impérialiste qui gangrène l’Allemagne.
Mêlant l’histoire individuelle, et plus précisément d’un couple, avec l’Histoire d’un siècle, Bernhard Schlink réussit à merveille une œuvre évocatrice et fluide, qui joint à l’intimité d’émotions retenues le sens du tragique et de l’épopée. L’une, Olga, devenue institutrice à une époque où l’éducation des filles est encore une ambition difficile, en particulier dans les milieux paysans, a pour ambition d’éduquer les enfants et plus particulièrement les fillettes, pour qu’elles puissent réaliser leurs potentialités ; l’autre, Herbert, se veut un héros aventureux, forgeur de grandes destinées nationales.
Il est l’héritier d’un vaste domaine, elle n’est qu’une modeste orpheline ; pourtant une longue histoire d’amour les réunit, sans que le mariage, contraire aux conventions sociales parentales assises sur les préjugés de classe étroits, les unisse. En une première partie, le récit de Bernhard Schlink file une liaison souvent disjointe par les voyages d’Herbert, puis évanouie suite à la disparition de ce dernier dans les glaces arctiques. La seconde voit Olga se métamorphoser en vieille dame, devenue le sage mentor d’un jeune narrateur, après la deuxième guerre mondiale. Leur émouvante amitié ne s’achève qu’à sa mort, suite à un attentat contre la statue de Bismarck.
Une fois de plus, après Le Liseur, son indépassable réussite, Bernhard Schlink anime un personnage féminin d’exception avec une écriture aussi fluide que séduisante. Malgré son apparente simplicité et des premiers chapitres empreints de tranquille réalisme, animés par une histoire d’amour sans grande originalité, Olga recueille la confiance du lecteur. Très vite cependant la griffe de velours du romancier dénonce les fantasmes d’Herbert, symbole de plus d’une génération qui marquera l’Histoire de son empreinte délétère : « Il décidait de devenir un surhomme, sans trêve ni repos, de rendre l’Allemagne grande et de devenir grand avec elle, même si cela devait exiger d’être cruel envers lui-même et envers autrui ». Les yeux indulgents de l’amour, ceux d’Olga - mais aussi de Michaël pour Hannah dans Le Liseur - ont-ils leur part de responsabilité ?
Cependant Olga, qui n’approuve guère le militarisme et les pulsions d’explorateur de son amant à qui elle persiste à envoyer des lettres longtemps après sa disparition, mettra bien des années à tirer expérience et sagesse de sa longue existence hérissée de déceptions. L’élégiaque roman déplie avec tendresse le mystère des êtres tout en dénonçant dans le père explorateur et dans l’enfant dont elle s’occupe les fantasmes délétères du colonialisme et du nationalisme, sans oblitérer la responsabilité maternelle : « Elle présenta à Eik un Herbert héroïque ». Et l’enfant, devenu architecte de talent, « adhéra au NSDAP et entra dans les SS. Il tenait de grands discours enflammés sur l’espace vital allemand de la Memel à l’Oural […] Et la métamorphose de la misère slave en splendeur allemande, c’est lui qui la dirigerait du haut de son cheval ». La stupéfaction d’Olga précipite alors sa conscience politique. Elle ne deviendra pas pour autant une résistante anti-nazie (il eût fallu un courage démesuré et insensé, comme les héros d’Hans Fallada[5]), mais elle devient sourde, comme pour ne pas entendre les délires des aboyeurs politiques, car « avec les Nazis le monde était devenu bruyant », et comme pour répondre à l’analphabétisme d’Hannah dans Le Liseur.
C’est après-guerre qu’Olga Rinke se fait couturière pour subsister et qu’elle devient la garde-malade puis la confidente de celui qui est le narrateur de la seconde partie. Devenu un homme mûr, le fils spirituel mènera sans relâche son enquête jusqu’à retrouver les lettres d’Olga, « la veuve d’une génération », que nous lirons avec étonnement tant les chemins de la filiation sont à la fois logiques et insondables… Le triptyque s’est refermé en glissant vers le genre épistolaire.
Mais, répondant en quelque sorte au personnage d’Hannah, elle sait être un digne mentor, qui - car c’est une grande lectrice - frôle la pertinence philosophique. Elle sait admonester son jeune disciple et ami, empreint de grands idéaux politiques : « personne n’est aussi grand que son discours moralisant, et la morale n’est pas gentille ».
Penser alors que Bismarck, avec son « trop de grandeur », fut l’un des responsables originels du siècle des totalitarismes n’est pas sans fondement, mais reste discutable. Le dernier acte d’Olga voudra le punir symboliquement. Mais que vaut alors la responsabilité individuelle si l’on se laisse comme Herbert illuminer par des rêves de grandeur, d’expansion nationale jusque dans les savanes de l’Afrique pour participer non à des entreprises de civilisation mais à des massacres racistes ? Si, comme Eik, le fils dissimulé d’Olga et d’Herbert, l’on se prend d’enthousiasme grégaire pour l’épopée nazie ? Reste à se demander ce qu’engendreront les idéaux de la social-démocratie, incarnés par Olga…
Si Bernard Schlink n’écrit pas de romans à proprement parler historiques, il sait à merveille prendre en écharpe les générations du XX° siècle, avec cette touche intimiste qui permet d’éviter toute grandiloquence. Les filiations allemandes sont aussi des transmissions maternelles, parfois dévoyées, parfois par adoptions symboliques. Où il apparaît que l’écrivain veut œuvrer en vue de génération meilleures. Si les autres romans ou recueils de nouvelles, comme Le Retour[6], ou Amours en fuite[7], nous ont semblé plus négligeables - ou ont échappé à notre vigilance - le fil qui relie Le Liseur et Olga, le second répondant au premier, au travers de vingt-cinq ans d’écart, tend à faite de son auteur une conscience morale et politique, quoiqu’elle ne parvienne pas exactement à une pacification intérieure.
Essentiellement élégiaques, les neuf nouvelles de Couleurs de l’adieu ont la teinte des « taches de vieillesse », selon le titre émouvant et pertinent de l’une d’entre elles. Le deuil est-il l’oméga de toute intelligence, lorsque l’on croit comprendre autrui après sa disparition ? Ce n’est que l’une des nombreuses interrogations qui affluent en ces belles pages.
Quoique certaines soient plus négligeables, toutes ces intenses nouvelles mettent en avant ces sentiments qui perdurent au-delà des décennies : un camarade de classe part vers l’Amérique, abandonnant famille, ami handicapé, jeune fille désespérément aimée, un amour reste inabouti, un deuil brise des vies, une ex-femme ressurgit… La cohorte des regrets et des colères, sinon l’éloignement pur et simple, la mélancolie surtout, rognent ce qu’il reste du narrateur, ou de son plus ou moins alter ego dont il est question à la troisième personne.
Au creux de ces histoires personnelles, l’Histoire intervient pour bouleverser les meilleurs souvenirs. Comme lorsque que la Stasi, cette police politique de l’ex Allemagne de l’Est, fait irruption. Léna, fille d’un mathématicien défunt, veut à toute force consulter le dossier de son père : « C’est une chose étrange que ce désir actuel de se compter parmi les victimes de jadis ». Que découvrira-t-elle sur le rôle du narrateur ami, également mathématicien, et qui fut le plus honoré ? Seulement « un faux pas dans notre amitié » ? Cette nouvelle, intitulée « Intelligence artificielle », donne le ton en tant qu’elle est la première du recueil. Et peut-être eût elle mérité de devenir un roman entier, à moins que son auteur l’ait jugé un peu trop en écho de certaines thématiques du Liseur.
Plus loin, l’assassinat de la jeune et gaie Anna ranime la mémoire de celui qui en fut le mentor et qui dut constater le ratage de son éducation prometteuse. De ce « Pique-nique avec Anna » à « La musique d’une fratrie », ce sont des amours et des amitiés d’abord splendides, quoique impossibles, qui ont mal tourné. Lorsqu’un mari vous a trompée, vous a quittée, peut-on accéder à sa demande de vous revoir, lorsqu’il est atteint d’un cancer avancé ? Quelle « amulette », selon le titre de la nouvelle, peut vous protéger ? Le motif récurrent du mariage, y compris entre Mara et Sylvie (dans « Fille aimée »), est de toute évidence un pivot des existences : il brille, dure, se brise, disparait dans les limbes du passé… Mais lorsque Bastian couche avec sa fille Mara qui ainsi devient enceinte, une résonnance biblique apparait.
L’ensemble est le plus souvent amer : « Ma tristesse s'étend sur tout, elle m'épuise, c'est une eau noire, un lac noir où je me noie, je me noie sans cesse ». Même si la dernière nouvelle, « Un an tout juste », s’achève, malgré l’âge avancé qui sépare le couple, sur ces mots : « Je n’arrive pas à mesurer mon bonheur ». C’est un écho avec ce moment rare, éphémère bien entendu, dans « La musique d’une fratrie », où, par-delà les années, une étreinte longtemps rêvée a enfin lieu : « En plein amour, il lui sembla serrer entre ses bras la Suzanne de seize ans et avoir lui-même seize ans ».
Est-il possible de « rattraper notre amour de jeunesse que nous avions laissé passer » ? Quel choix avons-nous fait qu’il aurait été possible d’envisager autrement ? Ainsi bifurquent les vies, irrémédiablement. Une perspective morale s’empare du lecteur, amicalement sommé de réfléchir sur lui-même, sur ses chemins pris et délaissés. Surtout lorsqu’à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire l’on invite soixante-dix personnes, et que l’on convoque le ressassement des amours effacées, les « taches de vieillesse » se font de plus en plus visibles.
À la lisière du genre sentimental, policier par instants, du psychologique, ces nouvelles sont des confessions, formant une constellation de destins. L’on n’en ressortira pas emplis de joie et de vigueur, mais d’une certaine sagesse, d’une réelle tendresse pour ces vies dont le pivot est l’objet d’un regret, voire d’un remords, pour ces vies promises à l’effacement, sauf avec le secours de la littérature, celle qui sait écrire avec délicatesse.
Hans Rosling : Factfulness, traduit de l’anglais par Pierre Vesperini,
Flammarion, 408 p, 23,90 €.
Luc Ferry, Nicolas Bouzou : Sagesse et folie du monde qui vient, XO, 440 p, 21,90 €.
Maurizio Ferraris : Postvérité et autres énigmes,
traduit de l’italien par Michel Orcel, PUF, 176 p, 15 €.
Sous la direction de Nicolas Gauvrit et Sylvain Delouvée :
Des Têtes bien faites. Défense de l’esprit critique, PUF, 288 p, 24 €.
Karl Popper : Les Sources de la connaissance et de l’ignorance,
Rivages poche, 160 p, 8,20 €.
C’est avec un brin de provocation et d’exagération que Georges Duhamel dénonçait une trop commune naïveté de l’humanité : « Nul doute, l’erreur est la règle ; la vérité est l’accident de l’erreur.[1] » En effet, plus que jamais peut-être, fausses nouvelles et dénonciations catastrophistes pleuvent dans la bouche des gourous associatifs et politiques. Pourtant indubitables devraient être les faits. À condition de les percevoir, les établir, les penser. Or il faut déchanter de cette présomption au rationalisme. L’erreur couve sous le regard ; pire, l’idéologie, loin de se contenter d’œillères, voile et nie le réel en un syndrome que Jean-François Revel appelait « la connaissance inutile[2] ». La pensée devrait cependant préférer la factualité, mise en ordre par Hans Rosling. Ainsi hésiterons-nous un peu moins, et avec le secours de Luc Ferry et Nicolas Bouzou, entre « Sagesse et folie », et saurons-nous dénoncer la postvérité grâce à Maurizio Ferraris. Il est bien temps de réhabiliter l’esprit critique, tel que le défend l’essai à plusieurs mains intitulé Des Têtes bien faites ; et de penser ignorance et connaissance, grâce au regard affuté de Karl Popper interrogeant le statut de validité de la vérité.
Roger Bacon, au XIII° siècle, exposait déjà les plus courantes et délétères causes de l’erreur : « Je dirai qu’il y a trois causes qui font obstacle à ce que devrait être la vision du vrai : les exemples dont l’autorité est fragile ou indigne de ce nom ; le poids des habitudes, le gros bon sens des foules sans expérience. Le premier conduit à l’erreur, le deuxième paralyse, le troisième rassure indûment.[3]» Même si Hans Rosling ne le cite pas, son ouvrage se situe dans la tradition de ce philosophe médiéval.
En dépit de son clinquant titre anglais, Factfulness, - car le mot « factualité » existe dans la langue française depuis 1957 (nous enseigne le Robert) - voici un essai salutaire, empreint de clarté, efficace et judicieux. Car il s’agit là d’apprendre à penser. Non pas à penser selon une ligne idéologique, mais avec logique, rigueur et clarté. En d’autres termes, il est plus que nécessaire de « combattre l’ignorance en promouvant une vision du monde basée sur des faits », d’acquérir la « saine habitude de fonder son opinion sur des faits ».
Hans Rosling, médecin, conseiller à l’Organisation Mondiale de la Santé, mais aussi étoile américaine des conférences TED (Technology, Entertainment and Design), dénonce une série d’instincts qui polluent notre vie intellectuelle, car « nous avons l’instinct dramatique », au détriment de la raison. Et, non sans humour, il le fait en relatant des anecdotes, des souvenirs, des erreurs dont il a tiré leçon, et surtout ses expériences d’enseignant auprès d’étudiants interrogés sur l’état du monde, et dont les réponses sont presque invariablement fausses, entachées de préjugés, et en intégrant de nombreux graphiques utiles et probants. Ne s’est-il pas rendu « à Davos pour expliquer aux experts du monde entier que, sur les tendance mondiales de base, ils en savaient moins que les chimpanzés » !
Premier « instinct » (parmi neuf autres), celui du « fossé », qui imagine trop aisément que le monde est divisé en deux extrémités irréductibles, entre les pays sous-développés et ceux développés, alors que la plupart des premiers rejoignent les seconds avec célérité, alors que cette distinction devient obsolète. Ainsi la mortalité infantile diminue, l’espérance de vie mondiale atteint les 72 ans, l’éducation s’accroit, le niveau de vie également, ridiculisant le manichéisme.
Pire, voici « l’instinct négatif », selon lequel le monde va de plus en plus mal, antienne immensément partagée. Contrairement aux poncifs mensongers, car un mensonge ardemment et suffisamment répété devient une vérité sophistique, le monde va beaucoup mieux : « ces vingt dernières années, la proportion de la population mondiale vivant dans des situations d’extrême pauvreté a diminué de moitié ». Il s’agit de « notre tendance à repérer le mal plutôt que le bien », à idéaliser le passé : « On ne pense pas, on ressent ». L’on veut ignorer que les marées noires diminuent radicalement, comme la mortalité due aux cataclysmes, que, comme l’accès à l’eau potable, la protection de la nature croît : « en dix-sept ans, la planète s’est revégétalisée d’une surface équivalente à l’Amazonie[4] », grâce à l'augmentation du taux de gaz carbonique et surtout aux reboisements dus à l’Inde et la Chine.
N’oublions pas celui de la « ligne droite », c’est-à-dire la propension à subodorer que les choses iront dans le sens d’une invariable continuité. Dénonçons « le méga-préjugé selon lequel la population mondiale est juste en train d’augmenter sans cesse » ! Car, n’en déplaise à Malthus, elle est en train d’achever sa transition démographique, et un plateau sera bientôt atteint. Ainsi la courbe est plus juste que la droite à laquelle nous étions tentés de céder en imaginant raisonner…
La peur est également bien souvent mauvaise conseillère. La preuve avec les victimes de Fukushima : « ce n’est pas la radioactivité, mais la peur de la radioactivité qui les tuées ». Avec Tchernobyl, à la suite de quoi l’on n’a pu confirmer la moindre augmentation de la mortalité. Parfois la peur se trompe d’objet : le DDT, qui luttait efficacement contre la malaria, fut interdit au motif qu’il fragilisait les oiseaux, or la maladie reprit une vigueur mortelle. De même la peur des vaccins entraîne-t-elle le retour de la variole. S’il faut lutter contre la pollution chimique, alors qu’il faudrait ingérer « des cargaisons » d’un produit chimique pour qu’il soit plus qu’un cancérigène « probable », il ne faut pas que la peur, somme toute humaine, devienne une paranoïa : une irrationnelle « chimiophobie » dicte ses lois et refuse la démarche et l’analyse scientifiques, comme, probablement, dans le cas du glyphosate. On objectera que les atteintes à l’environnement (par la pollution plastique par exemple) et à la biodiversité sont fort graves, même si ce même plastique pourra être recyclé de cent manières, même si l’on est en train de reboiser de par le monde… Moralité : « La peur peut s’avérer utile, mais seulement lorsqu’elle vise juste. »
Ajoutons au raisonnement d’Hans Rosling que les démagogues, politiques, associatifs et médiatiques, aiment agiter les peurs, y compris millénaristes et apocalyptiques, pour se faire entendre, influencer, jeter le peuple qui veut bien boire leurs paroles sous leur coupe tyrannique, et ainsi en tirer argent, pouvoir…
Méfions-nous également de « l’instinct de la taille ». Un gros chiffre isolé impressionne alors qu’il doit être comparé ; mieux vaut observer les taux. En Suède un ours tua un homme, ce qui fut « massivement couvert par les médias nationaux ». Pourtant « le meurtre d’une femme par son compagnon a lieu une fois par mois. C’est 1300 fois plus ». Et bien plus en France où une femme meurt ainsi tous les trois jours ; et réciproquement d’ailleurs un homme tous les quinze jours, sans compter les blessés… La grippe porcine tua et fit le tour des médias, alors que la tuberculose est bien plus meurtrière, même si les grippes nouvelles peuvent devenir des fléaux. Ayons conscience que le terrorisme tue bien moins que d’autres causes de morts ; quoique, oublie notre auteur, il soit, à la différence d’autres agents mortels, causé par la malignité humaine, et le plus souvent par la pulsion totalitaire. Autre réflexion sur les chiffres : il y a plus de chômeurs aux Etats-Unis qu’en France, mais rapportés à la population, le taux est presque trois fois moindre Outre-Atlantique.
Autre tare : « l’instinct de généralisation ». S’il peut contribuer à catégoriser, la généralisation abusive peut entraîner à occulter les différences à l’intérieur des groupes, à ne considérer que la majorité, aux dépends des individualités et du libre-arbitre. « L’instinct de la destinée », quant à lui, oblige à penser en termes de déterminisme culturel, par exemple en partant du principe que l’Afrique ou l’Iran resteront ce qu’ils furent, c’est-à-dire une aire de sous-développement chronique et de démographie galopante, de navrante condition des femmes. Une telle erreur, en termes d’investissements, ou de géopolitique, peut être fatale. Les changements culturels et le développement peuvent être rapides, parfois pour le pire, le plus souvent pour le meilleur. Qui sait si Nkosazana Dlamini-Zuma, la présidente de la Commission de l’Union africaine voit juste : « ma vision du continent dans cinquante ans c’est que les Africains seront des touristes bienvenus en Europe, et non plus des réfugiés qu’on chasse »… Aussi faut-il non seulement étudier le passé pour comprendre le présent, et mettre sans cesse à jour ses connaissances si l’on veut un tant soit peu anticiper.
De même, « la perspective unique » est désastreuse. « Ayez l’humilité de reconnaître que vous ne savez pas tout », que les explications monocausales, que les solutions dogmatiques font fausse route. Révisons nos jugements erronés et craignons l’idéologie. Y compris des experts et des médias, et surtout des militants de causes diverses.
Pas brillant est notre « instinct du blâme ». « Chercher intuitivement un coupable », réagir par l’accusation sont des travers trop partagés, au lieu d’analyser le problème et d’aller en quête de solutions. Escorté par le manichéisme, le blâme est également armé d’outrecuidance et d’envie. Au méchant capitalisme, opposons plutôt un jugement informé et nuancé de ses bienfaits et méfaits, alors que trop souvent nous ne sommes capables que de pas grand-chose, ce pourquoi nous avons tendance à détester qui nous dépasse. Le syndrome du bouc émissaire a frappé. Alors que l’éloge permet de sélectionner et de valoriser les réussites, comme celle d’une simple machine à laver : « Merci industrialisation, merci aciérie, merci centrale électrique, merci industrie chimique, pour nous donner le temps de lire des livres ». Y compris, ô ironie, ceux prônant la décroissance et la nature originelle !
Reste « l’instinct de l’urgence », d’ailleurs surabondant chez les alarmistes écologistes. Mieux vaut toujours observer, réfléchir avant d’agir à la va-vite et à coup d’actions drastiques. Méfiez-vous des prévisionnistes qui voient l’Arctique fondre alors qu’il se renforce, comme le désastreux Al Gore qui en 2007 et 2009 annonçait la fonte totale des glaces en 2013 ; observez plutôt les données venues de sources contradictoires. Ajoutons qu’il faut se demander à qui profite le crime : mais à ceux qui pompent les subventions, les taxes et les financements au profit de leur science de bateleur…
Nous aimons geindre et sonner l’alarme en répétant que la pauvreté et les inégalités s’accroissent, que les ressources s’épuisent, que la planète s’éteint… Et nous rechignons, voire n’y pensons même pas, à vérifier, à faire fonctionner notre intellect rationnel et notre imagination positive. Parce que les scénarios du pire attirent plus épidermiquement l’attention que toutes les améliorations de la condition humaine, voire de celle de la planète, car « les bonnes nouvelles ne font pas la Une » des journaux, des télévisions et des sites internet.
La collapsologie, qui obtient un succès indécent, est la science de l’effondrement, du moins fausse science, puisqu’elle part d’un présupposé et sélectionne des faits à sa rescousse, et non de la réelle observation. Or les prédictions apocalyptiques, comme celles du Club de Rome, nous annonçant « The Limits to Growth », dans les années 70, l’inéluctable fin du gaz et du pétrole pour le début des années 90, comme celles d’économistes alors persuadés de l’imminence de la famine planétaire, n’ont jamais vu l’ombre d’une réalisation. Bien au contraire, les réserves énergétiques surabondent, la faim mondiale a décru du tiers au onzième de la population. Mais cela ne décille pas un instant des institutions dont le fonds de commerce se nourrit au catastrophisme de persister à consciencieusement asséner leurs prophéties alarmistes, ancrées sur des projections linéaires, alors qu’abondent les progrès techniques, les meilleures gestions des ressources, y compris de la biodiversité végétale et animale, sans compter les nouvelles et à venir...
À cet égard interrogeons-nous : Hans Rosling a-t-il raison de souscrire à la thèse du réchauffement climatique d’origine anthropique à cause des gaz à effet de serre ; avons-nous tort de rejeter cette dernière en parlant, non sans s’appuyer sur des scientifiques, de « manipulation climatique[5] » ? Là encore les faits, des températures mondiales qui n’ont augmenté que de 0,2 degrés depuis 1975, qui n’augmentent pas depuis vingt ans, et l’opinion qui s’échauffe en imaginant avérée une augmentation en flèche…
Il n’en reste pas moins que l’essai d’Hans Rosling, digne d’être lu dans tous les lycées et universités, doit nous forcer à l’humilité, y compris l’auteur de ces modestes lignes. Il est plus que probable que nos idées reçues, nos opinions, qui opinent à ce que les autres répandent, à ce qui nous flatte, jusqu’à ce que nous pensons être des convictions ancrées sur des faits, manquent de factualité.
S’il faut se convaincre de l’amélioration de l’état du monde, lisons une fois de plus Luc Ferry[6] et Nicolas Bouzou[7] en leur Sagesse et folie du monde qui vient. Le philosophe et l’économiste, dans leur essai à deux voix alternées, quoique dans une progression thématique, usent à peu de de choses près de la même démarche qu’Hans Rosling. Ils dénoncent cependant le pessimisme et le catastrophisme qui gangrènent la pensée politique et économique et qui se refuse à prendre en considération les progrès immenses accomplis par l’humanité. Santé, espérance de vie, loisirs, progrès scientifiques, tout va mieux sur la planète, hors les zones de guerre et de tyrannie, hors le front de la pollution dans les pays d’Asie et d’Afrique. Au-delà de l’analyse de la « joie mauvaise » du pessimisme, nos essayistes démontent les jérémiades sur la fin du travail en réhabilitant le concept de « destruction créatrice » initié par Schumpeter[8] ainsi que les bienfaits des nouvelles technologies, de l’intelligence artificielle et de la robolution[9]. Ils démontent également « l’éternel fantasme utopiste » du socialisme, non sans alerter sur la concentration du capitalisme, donc en réhabilitant le libéralisme et en vantant l’innovation.
À la question « Le capitalisme est-il incompatible avec l’écologie ? », Nicolas Bouzou répond avec justesse en listant les solutions proposées : « la décroissance, la planification et les incitations dans le cadre d’une économie libérale qui respecte la neutralité écologique. Seule la troisième est à la fois humaniste et efficace ».
Dénonciation bienvenues également que celle du « mythe de la surpopulation », et que celle de la « post-vérité » par Luc Ferry. Elle est bien plus que la fausse nouvelle, ou « infox » plutôt que l’anglicisme « fake news », la désinformation ou le mensonge ; elle est un relativisme « post-soixante-huitard » et « postmoderne », inspiré par la fameuse thèse de Nietzsche selon laquelle « il n’y a pas de faits, seulement des interprétations[10] ». Certes un fait doit être interprété, mais pas au point de l’invalider. Cependant la multiplication et la vitesse des informations, secondées et précédées par les réseaux sociaux entraîne pléthore d’informations et « d’opinions peu fiables, voire absurdes ou mensongères ». Attention en conséquence à la reductio ad hitlerum (ou point Godwin), à l’entraînement grégaire vers la haine, le racisme, à la tendance à s’enfermer dans ses opinions en consultant ce que les algorithmes nous proposent, au complotisme qui imagine que les Juifs sont partout à l’origine des failles du monde, que « le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour dissimuler la nocivité des vaccins », que les attentats du 11 septembre 2001 eurent pour auteur l’administration américaine… Nous resterons avec Luc Ferry fort sceptiques à l’égard d’une correction par la loi, qui risquerait avant tout d’être liberticide. Tout ceci réclame de la part du citoyen d’autant plus de réserve, de réflexion et de vérification, sans omettre une éthique encore plus nécessaire de la part des médias, des journalistes et des philosophes…
Une fois de plus, car nos deux compères ont à leur actif des livres aussi informés que de bon sens, ce Sagesse et folie du monde qui vient, écrit à deux mains complices qui savent ne pas se répéter, est animé avec une entraînante clarté autant qu’empreint d’une salutaire nécessité intellectuelle.
Un cas particulièrement flagrant de distorsion entre les faits et l’opinion est celui de Donald Trump[11]. On lui attribue une responsabilité bien exagérée en termes de post-vérité, étant donnée sa propension au tweet compulsif et parfois mensonger. À entendre les préjugés, les haines et les a priori accusatoires, il est sexiste, raciste, incompétent et forcément fascisant. Pourtant les ministres en son gouvernement sont aussi femmes et noirs, le chômage vient d’atteindre un plancher jamais vu depuis 1969, à 3,6 %, les salaires ont augmenté, surtout pour les plus modestes, la constitution américaine n’a en rien été mise à mal. Les faits sont indubitables, et pourtant l’opinion ne bascule que d’un demi-doigt, enferrée dans son hystérie, alors qu’adulés, caressés par l’indulgence, les Clinton et Obama ont sombré dans l’illégalité en faisant espionner la campagne du Président, en usant de calomnie dans le cadre d’une imaginaire collusion russe, qu’ils ont lamentablement échoué sur le front du chômage.
À cet égard, il est dommage que l’essai de Maurizio Ferraris, Postvérité et autres énigmes, commence par une mise en balance entre Donald Trump et un linguiste et philosophe, ce qui paraîtrait évidemment au désavantage du premier, plus expert en communication tweetesque qu’en vérité platonicienne ou nietzschéenne. Mais il s’agit de Noam Chomski dont l’autorité politique se voit désavouée par son socialisme libertaire anarchiste, en face duquel les faits et bienfaits du Présidents à l’égard de l’économie et du bien-être de ses concitoyens sont avérés, même s’il reste du pain sur la planche, en termes de santé, d’éducation et d’islamisation.
Alors que cet essai, assez pointu et cultivé, est plein de finesse. Pour Maurizio Ferraris, « la post-vérité nous aide à saisir l’essence de notre époque ». Sa thèse pertinente est la suivante : « que la postvérité est l’inflation, la diffusion et la libéralisation du postmoderne hors des amphithéâtres universitaires et des bibliothèques, et qu’elle a pour résultat l’absolutisme de la raison du plus fort », autrement dit de la pulsion de pouvoir tyrannique. Avaliser n’importe quelle proposition idéologique sous forme de vérité alternative revient à détruire le socle des faits d’une part et la possibilité de la vérité scientifique, voire morale, d’autre part, cette dernière hypothèse décriée par Nietzsche n’étant d’ailleurs pas prise en compte par l’essayiste. Ce qui était le nec plus ultra du postmodernisme philosophique de la déconstruction, de Derrida[12] et de ses épigones, devient, en traversant la foule des donneurs de tons politiques, universitaires et journalistiques, puis le public, postvérité, selon la « première dissertation » de Maurizio Ferraris. La seconde analyse la disponibilité accélérée de l’information et la capacité pour chacun de délivrer une opinion, une infox, au détriment des faits et de la conviction. Ainsi sont nées les filles du smartphone : « la postvérité et sa cause technique, la documédialité, sont le fardeau de la civilisation », cette « documédialité » étant le successeur du capital et de la « médialité » des deux précédents siècles, car la marchandise est remplacée par le document. Ce dernier point étant sujet à caution, tant il ne s’agit pas de remplacement, mais d’adjonction. Il faut enfin, en la « troisième dissertation », proposer « un remède à la postvérité ». Ainsi « la mésovérité est de fait une relation à trois éléments qui comprend : l’ontologie, l’épistémologie et la technologie », et qui permet d’obtenir des propositions vraies. Nous retombons en quelque sorte sur nos pattes : la factualité.
Reste que nous souscrivons à cette dernière proposition du Turinois Maurizio Ferraris : « la vérité n’est en rien auto-évidente, et elle requiert un entraînement technique, sans compter une dose de bonne volonté, d’imagination, et parfois même de courage personnel ». Nous ajouterons que si aucun individu ne peut parvenir à vérifier toutes informations, opinions et vérités, la tâche est cependant celle qui va du scepticisme nécessaire à l’établissement des faits au secours des progrès de la science, de l’humanité et de la dignité humaine, en passant par la modestie.
Aussi faut-il imaginer des « cours d’auto-défense intellectuelle », selon la proposition de Sophie Mazet, dans Des Têtes bien faites. Défense de l’esprit critique. La démarche passe par quelques injonctions précieuses. En trois parties, l’ouvrage dirigé par Nicolas Gauvrit et Sylvain Delouvée, donne des éléments d’explication « de notre propension à croire faux ou à prendre de fausses routes cognitives », en d’autres termes « l’attachement obstiné aux croyances fausses ». Indifférentes aux faits et à l’argumentation construite, nombre de faussetés restent indéracinablement ancrées dans l’esprit.
La seconde énumère des croyances plus que répandues : « ovnis, vie après la mort, fin du monde » ; l’on y découvre le « soucoupisme » après le folklore féérique tombé en désuétude, mais qui visent tous deux à « réenchanter le monde », alors qu’il est temps de « fermer les portes du paradis », sans oublier le climatoscepticisme, qui lui, nous l’avons dit par ailleurs a de bons arguments en sa faveur[13]. La palme du délire étant attribuée au goût immodéré pour l’Apocalypse, voire pour les utopies qui s’en suivraient. Non loin figurent le bric-à-brac des conspirationnismes ; tout un ramassis agglomérant le fantasme et la conviction d’être parmi les élus de l’initiation, ensemencés par la peur et le désir…
Enfin divers intervenants, dont des enseignants, montrent comment ils tentent de contribuer à la naissance de l’esprit critique, par exemple grâce à des sites comme « Conspiracy Watch » (2007-2018), à la revue Science et pseudo-sciences, à des démarches ludiques, à des vérifications de sources et des croisements d’informations, une attention aux sites confirmés et à ceux parodiques. Sans oublier, ô ironie, d’offrir des anecdotes à propos d’élèves et d’étudiants qui en savent plus, voire mieux, que leurs maîtres, ces derniers n’ayant d’ailleurs pas toujours l’humilité de le reconnaître. Si la sociabilité enferre de telles inepties, elles sont renforcées par les groupes, parfois sectaires, qui s’agrègent sur les réseaux sociaux.
Pensons à « l’effet-gourou » (selon Dan Sperber[14]), qui incite à adhérer à des énoncés obscurs et spécieux, sans vérité identifiable, comme ceux de Lacan ou de Derrida, au « biais de confirmation » qui incite à d’abord chercher les données qui confortent notre pensée, au repoussoir que peut paraître une publication scientifique complexe, sans que celle-ci puisse être absolument fiable, à « la mollesse du raisonnement humain ». L’animal social a bien du mal à se départir des influences normatives, préfère la « désindividuation » à la transgression, à moins qu’elle émane d’un groupe constitué. Rares sont les êtres vraiment libres, surtout si les structures sociales et politiques ne l’y encouragent guère, y compris les microstructures groupusculaires qui permettent de transférer son manque d’identité dans celle du groupe. De plus, Internet favorisant la crédulité et le zapping, auront-nous le courage et la constance d’aller vers un long développement ardu pour démonter nos attendus ? Le développement de l’esprit critique ne doit-il pas se nourrir de philosophie, de psychologie cognitive et des sciences de l’éducation ? En ce sens, la responsabilité de l’enseignant est immense. Ainsi nourri de nombreux exemples, rigoureux, cet ouvrage collectif complète à merveille notre boite à essais…
Restons méfiant, voire sceptique devant la vérité. Ainsi relisons Karl Popper, qui dans une conférence prononcée le 20 janvier 1960 à la British Academy, dénonçait une « épistémologie erronée » : « La doctrine qui affirme le caractère manifeste de la vérité - que celle-ci est visible pour chacun pour peu qu’on veille la voir - est au fondement de presque toutes les formes du fanatisme. Car seule la dépravation la plus perverse peut faire que l’on refuse de voir la vérité manifeste ; seuls ceux qui ont des raisons de craindre la vérité conspirent afin d’en empêcher la manifestation[15] ». La dimension politique de la balance entre la vérité et l’erreur est là explicite. Aussi faut-il examiner comment nombre de religieux, y compris au sens fasciste et communiste, de thuriféraires des causes climatique ou antispécistes et vegans, passent de la haine de l’erreur à la terreur, une seule lettre ayant changé…
Parmi toutes leurs indispensables analyses et propositions, nos auteurs prennent le soin de nous avertir des plus courants motifs d’erreur et des déviations de nos contemporains plus ou moins patentés. Peine perdue ? La paresse intellectuelle s’allie au confort malodorant de rester ce que l’on est (ce que l’on nait également), de s’enferrer en une commode tradition, en un tout aussi commode conformisme, en toisant qui n’est pas comme soi, sans compter la peur de la solitude de celui qui pense à contre-courant. Le grégarisme est bien sûr une plaie qui va jusqu’à entraîner la foule erronée vers les erreurs criminelles de certaines religions et des politiques tyranniques. La pulsion totalitaire est alors une sorte d’envers désiré (au prorata de la pulsion de mort) du catastrophisme millénarisme. Il s’agit de se sentir important en arguant de la nécessité et de l’urgence, voire de la majorité, pour perpétrer tant d’attentats contre la vérité. Comptons également le déni de réalité, qui peut conduire à se voir démenti, trop tard, par les événements. Le psychologue alors ne va pas sans le politologue. Mais qu’est-ce que j’en sais, moi, qui tente de réfléchir plus que les autres, qui n’est spécialiste de rien, et se prend peut-être les pieds dans des contre-vérités ? Ce qui ne signifie pas devoir abandonner la quête de la vérité, à laquelle contribue cette précieuse factualité. Revenons à la précieuse conférence de Karl Popper, Des Sources de la connaissance et de l’ignorance, dans laquelle il faisait preuve d’une semblable humilité : « Il convient, selon moi, de renoncer à cette idée des sources dernières de la connaissance et reconnaître que celle-ci est de part en part humaine, que se mêlent à elle nos erreurs, nos préjugés, nos rêves et nos espérances, et que tout ce que nous puissions faire est d’essayer d’atteindre la vérité quand bien même celle-ci serait hors de portée[16]. »
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Pignarre, La Découverte, 2019, 544 p, 25 €.
À quoi attribuer la chute de l’Empire romain ? Les hypothèses se sont accumulées, querelles politiques intestines, amollissement dans les délices de Capoue, intoxication par les canalisations au plomb, poussées des barbares germains et des Huns, passivité des Chrétiens, tous arguments judicieux, mais sans assurer une totale pertinence. Voici enfin, après l’ouvrage monumental d’Edward Gibbon, une poignée de réponses particulièrement convaincantes, au-delà d’une explication monocausale. D’abord l’analyse de la relation entre Rome et les barbares, sous la plume de Peter Heather. Mais aussi une vision audacieuse, discutable, de Philippe Fabry : Rome aurait, après son libéralisme initial, succombé sous le poids de son propre socialisme. Enfin l’effondrement spectaculaire d’une civilisation est exposé par Bryan Ward-Perkins, jusqu’à une drastique baisse démographique, car pestes et refroidissement climatique furent concomitants et mortels, comme le montre Kyle Harper. Ce pourquoi il faudrait en tirer maintes leçons peu amènes pour notre contemporain.
S’il faut allouer une date à la chute de l’empire romain, du moins de celui d’Occident, car celui de Byzance perdure jusqu’en 1453, adoptons après celles du saccage de Rome par les Goths en 410, puis par les Vandales en 455, celle de l’abdication du jeune empereur Romulus Augustule, le 4 septembre 476, aux pieds d’Odoacre, roi des Hérules.
Montesquieu fit de l’Histoire un enchaînement causal, et vit en 1734, dans ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, l’ouvrage de l’agrandissement démesuré de l’Empire, du droit de cité étendu à trop de peuples, de l’accroissement indu des richesses, et surtout de l’action continue des Barbares, Goths et Vandales, puis Huns d’Attila, tous leviers qui firent basculer la puissance romaine : « Rome fut détruite parce que toutes les nations l’attaquèrent à la fois et pénétrèrent partout[1] ».
Edward Gibbons, qui écrivit entre 1764 et 1788 son vaste ouvrage classique, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, identifiait au premier chef parmi les causes de cette déroute militaire « l’effet naturel et inévitable de l’excès de sa grandeur», mais aussi la division du gouvernement romain, les guerres civiles épuisantes, « la doctrine de la patience et de la pusillanimité » du Christianisme, car « les vertus actives qui soutiennent la société étaient découragées, et les derniers débris de l’esprit militaire s’ensevelissaient dans les cloîtres[2] ». Et, bien entendu, la poussée continue des Barbares ; qui, au regard d’historiens ultérieurs, comme Peter Brown, intervient non dans une ère de décadence, mais plutôt d’une transition politique et religieuse que l’on appelle Antiquité tardive[3]. Au point que l’on alla jusqu’à parler d’accommodation pacifique. Cependant, loin d’un tel irénisme, l’on verra qu’un véritable effondrement civilisationnel a bien eu lieu, même si, tant bien que mal, les centres religieux, les abbayes, surent conserver et recopier les textes antiques.
Edward Gibbon : Histoire de la chute et de la décadence de l’empire romain,
Ledentu, 1828. Photo : T. Guinhut.
Pourtant « les Romains avaient le chauffage central, un système bancaire fondé sur le principe capitaliste, des fabriques d’armes et même des manipulateurs d’opinion, tandis que les Barbares étaient de simples paysans, dont le luxe se réduisait à d’aimables fibules ». Ainsi, armé d’un tel paradoxe, commence Peter Heather dans Rome et les barbares. Histoire nouvelle de la chute de l’empire. Cependant, selon Libanius et Edward Gibbon, les Francs étaient « les plus formidables des Barbares. Quoiqu’ils se laissassent aller volontiers à l’attrait du pillage, ils aimaient la guerre pour la guerre ; ils la regardaient comme l’honneur et la félicité suprême du genre humain[4] ». Face à de tels envahisseurs, l’Empire romain plia, se contracta, se fragmenta, disparut, du moins du côté d’Occident. Wisigoths en Espagne, Vandales jusqu’au Maghreb, Francs et Burgondes en Gaule, Ostrogoths en Italie, et par-dessus tout les Huns, ils sont l’objet du tableau, impressionnant et fouillé, offert par Peter Heather. Tous venus du nord et de l’est, de la Germanie, de la Scandinavie, de la Scythie et des steppes de l’Asie centrale, ils déferlent sur un empire au point de lui interdire « toute tentative de maintenir l’empire romain d’Occident en tant que structure politique englobante, suprarégionale ». L’ouvrage utilise les sources les plus fouillées, d’Ammien Marcellin à Sidoine Apollinaire, en passant par Priscus et Candidus, et bien sûr l’archéologie, pour comparer les Romains qui avaient à cœur d’imposer leur romanité militaire, politique et culturelle, y compris sur les marges de l’empire, auprès du Rhin et du Danube, et les peuples barbares, plus frustes, populeux et assoiffés de conquêtes et de pillages ; quoique ces derniers méritent ici d’être étudiés, sans tomber dans un travers qui en ferait des incompris aux cultures dignes d’une admiration relativiste, comme l’entendit un livre collectif, sous la direction de Bruno Dumézil[5]. N’oublions cependant pas les nombreux Barbares romanisés, qui accédèrent aux plus hautes fonctions de militaires et de l’Etat, et qui eurent à cœur de veiller à la perpétuation de la culture de l’Antiquité.
L’enquête est autant historique que géographique (ce dont témoignent les cartes nombreuses et claires), s’intéressant avec talent aux personnalités tant romaines que barbares, aux tactiques contrastées des armées, subverties lorsque vint aux Barbares « la capacité à s’emparer de centres fortifiés importants », aux conséquences urbanistiques et démographiques. Songeons qu’« Attila le Hun », dont les troupes usaient d’arcs prodigieusement redoutables, ravagea plus de cent cités, ce dont témoignent les fouilles de Nicopolis : « le développement urbain imprimé par les Romains au nord des monts Hémus - un phénomène qui durait depuis quelque trois cents ans, depuis la romanisation des Balkans, aux I° et II° siècles après Jésus-Christ, fut brutalement interrompu par les Huns et ne redémarra jamais ». Songeons cependant que « l’empire hunnique » eut aussi sa chute, après la célèbre hémorragie qui mit fin aux jours d’Attila (et fit le dénouement de la tragédie éponyme de Corneille), à cause des conflits de succession et des coups d’autres Barbares : « un empire hunnique se délitant comme un oignon », écrit joliment Peter Heather.
Redoutables également furent les Wisigoths, qui balayèrent la Gaule et l’Espagne, pour s’y installer, les Vandales, qui, outre leur saccage de Rome, conduisirent leur périple jusqu’en Afrique et Carthage, privant l’Empire de précieux greniers à blé. Eliminer ces derniers aurait pu permettre de sauvegarder la puissance romaine, conjecture Peter Heather. Las, en 461, la flotte offensive fut détruite par Genséric, signant l’arrêt de mort des espérances romaines. Une « armada de onze cents bateaux » envoyée en 468 par Constantinople permit de récupérer Sardaigne et Sicile, mais, devant Carthage, un vent défavorable bloqua la flotte que les Vandales purent incendier. Si sa civilisation n’agonisait pas encore, Rome si…
Il faut avec Philippe Fabry passer sur un apparent anachronisme : en effet ni le terme de libéralisme, ni de socialisme, nés autour du XVIIIème et du XIXème siècle, n’existaient au temps de Cicéron. Reste que les concepts, ici explicités à l’aide d’Hayek, deviennent particulièrement opérants si l’on songe à la liberté civique et économique qui régnait au temps de la république romaine, puis à la monopolisation du pouvoir politique, militaire, fiscal et social par les Empereurs et leurs cohortes pyramidales de fonctionnaires, plus particulièrement à partir du règne d’Auguste. Car progressivement, et ce depuis le IIIème siècle avant Jésus Christ, « l’état de droit est effacé par le droit de l’Etat, » ce qui n’est pas sans dommage dans la perspective de la chute de l’Empire.
Ne pensons pas un instant que Philippe Fabry n’obéit qu’au brillant de son hypothèse. Le sérieux de sa démonstration repose sur la connaissance de nombreux historiens antiques, de Polybe à Suétone, d’Ammien Marcellin à Zosime, puis modernes, de Montesquieu et Gibbons à Paul Veyne, mais aussi de juristes, comme Ulpien, s’appuyant sur de nombreuses, précises et édifiantes citations. Non sans omettre la précaution requise : le libéralisme de la République romaine n’en était un qu’à la réserve suivante : l’institution de l’esclavage, alors général sur la planète, et qui ne s’effaça qu’avec le christianisme.
Autre réserve à imputer à l’essayiste : La République romaine est cependant assez loin de l’ultérieur libéralisme classique. L'existence de lois somptuaires, l'interdiction pour les sénateurs de pratiquer le grand commerce, la restriction des droits économiques pour les non-citoyens, dépourvus du jus commercium, la non reconnaissance du droit de propriété pour les provinciaux, l'encadrement du marché par les édiles, tout cela est absolument incompatible avec un libéralisme digne de ce nom. Il n’en reste pas moins qu’en forçant le trait, Philippe Fabry met en relief le passage à un socialisme impérial.
Après la guerre civile romaine qui suivit l’assassinat de Jules César, « il n’y eut aucun compromis entre la pratique libérale républicaine traditionnelle et la pratique socialiste populiste du dernier siècle de la République, mais seulement un compromis entre le socialisme par le haut des oligarques et la socialisme par le bas de la plèbe, qui fusionnèrent dans le socialisme impérial, sorte de fascisme romain, le libéralisme républicain traditionnel étant purement et simplement exterminé ». Peu à peu, Rome, au moyen du culte impérial obligé, révulse Juifs et Chrétiens, étrangle la liberté de conscience et persécute ces derniers ; jusqu’à ce que le christianisme devienne religion officielle.
Création Andrès Rocès. Photo : T. Guinhut.
D’Auguste à Dioclétien, l’Empire transforme le régime « de dictature autoritaire en dictature totalitaire avec culte universel, dirigisme économique et social étendu ». Ainsi, clientélisme, corruption, distribution de blé, thermes, théâtres, grands travaux, propagande et art officiel, jeux du cirque (« panem et circenses »), ne sont rien d’autre que « redistribution, emplois publics, subventions, toute la panoplie de l’Etat socialiste ». Le dirigisme économique, le contrôle des prix et la planification de la production deviennent la règle, les ouvriers étant marqués au fer des manufactures d’Etat, au nom de « l’utilitas publica ». Au point de refuser les innovations (comme une nouvelle méthode pour transporter des colonnes) afin de nourrir le peuple par des emplois. Ce qui ne manque pas, dans le cadre du « collectivisme philosophique flagrant chez Marc-Aurèle », de castrer tout esprit d’initiative et d’entreprise : « Produire quelque chose devient fiscalement si coûteux que beaucoup renoncent et abandonnent leurs champs ». De plus, « ceux qui recevaient les faveurs de l’Etat devenaient plus nombreux que les contribuables »…
Comment s’en tirait donc la République ? Mais en étendant ses conquêtes territoriales sur tout le pourtour méditerranéen (ce à quoi la politique d’Auguste a mis fin), en pillant les nouvelles provinces et leurs mines d’or, en leur faisant payer le tribut, puis par des impôts toujours nouveaux. Jusqu’à ce que ces dernières, à leur tour étouffées par le dirigisme, ne suffisent plus à remplir les caisses impériales, à payer une armée pléthorique, dont on avait doublé la solde par démagogie, à nourrir les robinets assoiffés de la dépense publique et de l’inflation monétaire… Percevoir les impôts dans les provinces, de juteuse affaire, devint pour les décurions une charge ruineuse que l’on fuyait : « Le riche, ou l’enrichi, était destiné à être réquisitionné avec sa fortune pour le service exclusif de la collectivité ». Quant à la justice impériale, elle devint tyrannique et sanglante pour les moindres délits. Là-dessus, les Barbares, que l’on avait jusque-là repoussés sans peine, ne trouvèrent plus en face de leurs déprédations la cohésion romaine nécessaire, qu’une armée émiettée par les sécessions, que des généraux punis pour les victoires (de crainte de velléités d’usurpation du pouvoir), au point que les citoyens et le peuple aillent jusqu’à préférer le plus de liberté barbare à la tentaculaire tyrannie impériale. Quand Rome s’effondra, de pire façon encore que l’Union Soviétique qui reproduisit une grande part de ses abjectes tyrannies. Ainsi sont mortelles les civilisations. Quod erat demonstrandum.
Sous-titrant son essai, d’Histoire et de philosophie politique, aussi entraînant que passionnant, « Leçon antique pour notre temps », Philippe Fabry, historien du droit et des idées politiques, par ailleurs auteur d’un ambitieux essai de philosophie de l’Histoire[6], ose un parallèle judicieux avec le destin des Etats-Unis. Depuis le libéralisme des fondateurs de la constitution américaine, cette superpuissance est en train de vaciller sur ses principes : le poids de l’Etat fédéral, de l’administration, particulièrement celle d’Obama, une fiscalité sournoisement omniprésente, le « Patriot Act » et ses conséquences sur les libertés, malgré la nécessité sécuritaire, pourraient laisser penser que l’Amérique se laisse glisser sur la pente socialiste et tyrannique qui fut fatale à l’Empire romain. À moins que l’inspiration des mouvements réellement libéraux du « Tea party », que l’effet Donald Trump[7], en particulier de par ses judicieuses baisses d’impôts, largement positif - quoique ce dernier soit irrationnellement haï - lui rende ses entières capacités d’innovation économique et intellectuelle…
Si nombre d’historiens ont préféré voir une lente transition, une chaotique continuité dans le passage entre Antiquité tardive et Haut Moyen-Âge, Bryan Ward-Perkins, avec La Chute de Rome, valide la thèse de la brusquerie d’un grave déclin civilisationnel, en montrant les « horreurs de la guerre » perpétrées par les Barbares, les pillages, meurtres et tortures, ce en consultant des sources du temps, quoique parfois lacunaires : le V° siècle fut en effet un « désastre », qui mit à mal les levées d’impôts, donc la financement de l’armée impériale et par contrecoup son affaiblissement ; auquel les guerres civiles entre empereurs et « usurpateurs » contribuèrent, sans compter les Barbares requis dans les légions pour finalement trahir, les révoltes d’esclaves qui rejoignaient ces Barbares.
Mais par-dessus tout, il s’appuie sur une « histoire économique », qui, d’ailleurs, insiste-t-il, n’a rien de marxiste. L’étude des poteries, par exemple, mais aussi des tuiles, est une « mine d’informations », qui permet de constater un brusque coup d’arrêt dans les échanges commerciaux, « un déclin saisissant du niveau de vie » du V° au VI° siècle, là où une civilisation brillante a pu retomber « à l’âge du fer ». Ainsi « la violence permanente entrava la production, la distribution et la consommation ». En ce sens la spécialisation des compétences ne put plus concourir à la prospérité lorsque les voies d’acheminement furent privées de toute sécurité. Sans doute, « la production alimentaire s’écroula-t-elle, causant un effondrement démographique ». En conséquence, « un paysage romain jadis densément peuplé laissa place à un paysage post-romain à l’habitat clairsemé », voire à des « ville-fantômes », quoique la Méditerranée orientale fut moins exposée. Par ailleurs, l’historien n’ignore ni les pestes du VI° siècle, ni « l’affaiblissement du soleil » en 431 et 432.
Notons que Bryan Ward-Perkins n’a pas de pudeur politiquement correcte, en affirmant la validité du concept de « civilisation[8] » ; en effet « certaines cultures s’avèrent bien plus évoluées que d’autres ». Certes d’une remarquable brutalité, la République et l’Empire ont fondé une ère plus remarquable encore de prospérité et de culture…
Mais l’action conjuguée des Barbares, des guerres civiles et du socialisme impérial ne suffit pas à expliquer l’effondrement d’une civilisation, car « la majorité des structures de base de la société perdurèrent sous la domination germanique ». La thèse de Bryan Ward-Perkins, trouve alors une confirmation inattendue dans l’étude de Kyle Harper : Comment l’empire romain s’est effondré. Aux sources classiques, historiennes et littéraires, ce dernier ajoute des sources archéologiques, la lecture des évolutions économiques, démographiques, climatiques et sanitaires enfin.
Outre un déferlement des Barbares qui n’eût pas suffit à lui seul à ramener une civilisation brillante à l’âge du fer, le bouleversement climatique est un facteur aggravant et fatal : « Ainsi doit-on considérer la période qui va de 450 à 530 après Jésus Christ comme un prélude au petit âge glaciaire de l’Antiquité tardive », qui dure jusque vers l’an 700. Ainsi Kyle Harper s’inscrit-il, en amplifiant cette perspective, dans la lignée d’Emmanuel Le Roy Ladurie, dont l’Histoire du climat depuis l’an mil[9] fit en 1967 boule de neige…
L’étude des pollens, des cernes des arbres, des restes végétaux, des glaciers, permet d’avoir une idée des évolutions climatiques quand celle des sépultures et de leurs corps permettent de déduire les causes et le nombre des décès. Aussi l’optimum romain chaud et humide tout autour de la Méditerranée, qui permit la prospérité, vit lui succéder une décroissance des températures qui mit à mal les récoltes, l’approvisionnement. Aux famines s’ajoutèrent les épidémies, entraînant une mortalité considérable. Procope et Jean d’Ephèse nous transmirent au V° siècle leur sentiment d’horreur, devant cette peste « qui a presque balayé l’ensemble du genre humain », selon le premier, et qui, selon le second, était la conséquence de la colère divine, « comme un moissonneur récoltant le blé ».
Ainsi, après une première épidémie qui perturba l’expansion démographique et économique sous Marc-Aurèle, le III° siècle a cumulé pestes, sécheresses et soubresauts politiques avant que l’empire se reconstruise autour du christianisme. Rappelons que la fin du IV° et le début du V° siècles virent les Barbares se jeter sur Rome, brisant la cohésion de l’Empire. Mais au cours du VI° siècle, s’établit le petit âge glaciaire, de plus affligé de lourdes éruptions volcaniques, dont en l’an 536, qui vit « l’obscurcissement du soleil » et « une année sans été », alors que les températures moyennes estivales baissèrent de 2,5°, ce qui est stupéfiant : selon Cassiodore, « les récoltes tournèrent à la catastrophe ». Même chose trois ans plus tard : « la décennie 536-545 a été la plus froide des 2000 dernières années ». Parallèlement, l’aridité s’installait au Moyen-Orient.
La fin du VI° siècle vit arriver depuis l’ouest de la Chine, transmise par les puces et les rats, puis véhiculée par les réseaux de communication de l’empire, par les transports de céréales qu’accompagnaient ces rongeurs, yercina pestis, bénéficiant d’une effroyable modification génétique, autrement dit la peste bubonique : le taux de mortalité put alors atteindre 60 %, de l’Angleterre à l’Italie, de la Gaule à l’Espagne. Il n’est donc pas étonnant que des cités disparurent au point de ne laisser que des ruines, qui ne servirent que de carrières aux siècles suivants. Ainsi une ville gallo-romaine comme Sanxay, dans la Vienne, dont on ne découvre plus qu’un amphithéâtre, des thermes immenses, un temple probablement majestueux, mais arasés, dans une campagne vide…
Voilà qui donna le coup de grâce à l’Occident : d’un million d’habitants, la ville de Rome chut à vingt mille ! Et les lambeaux de l’empire de subir les mêmes outrages, jusqu’en Grèce, en Anatolie, en Egypte. On ne s’étonne alors pas que les structures politiques et économiques, que le commerce, les technologies et les arts retombent en une brouillonne enfance. De plus, à partir du VII° siècle, l’Islam, lui-même en son Arabie natale favorisé par le refroidissement, put infliger de sévères pertes territoriales à l’Empire d’Orient, jusqu’à ce qu’en 1453 Constantinople tombe sous ses crocs barbares et incendiaires…
Kyle Harper confirme en scientifique les observations d’Edward Gibbons, qui s’appuyait sur Procope et Agathias, Théophane et Heineccius. Il notait que l’apparition d’une comète, en la cinq cent trentième année de l’ère chrétienne, fut suivie « d’un affaiblissement remarquable dans les rayons du soleil », et de tremblements de terre : « cette fièvre de notre globe l’agita sous le règne de Justinien avec une violence peu commune […] On dit que deux cent cinquante mille personnes périrent lors du tremblement de terre d’Antioche ». Enfin, « Le triple fléau, de la guerre, de la peste et de la famine, accabla les sujets de Justinien ; son règne est marqué d’une manière funeste par une diminution très sensible de l’espèce humaine[10]».
Soigneusement informé, y compris sur l’hygiène des villes romaines, leurs aqueducs et leurs latrines, et en conséquence leur mortalité gastroentérologique, agrémenté de cartes et graphiques, l’essai de Kyle Harper est une mine d’informations percutante. Son « duo contrapuntique entre l’humanité et l’environnement naturel », force l’admiration autant que notre humilité au regard des contraintes imposées aux civilisations, toujours fragiles face aux chocs des pandémies et d’un intense refroidissement : « L’alliance de la guerre, de la peste et du changement climatique a conspiré pour mettre fin à un millénaire de progrès matériel, transformant l’Italie en un pays médiéval arriéré, comptant plus pour ses reliques de saints que pour ses prouesses économiques ou politiques ».
Amphithéâtre gallo-romain, Sanxay, Vienne. Photo : T. Guinhut.
Depuis Edward Gibbon, en passant par Bryan Ward-Perkins, Peter Heather et Philippe Fabry, l’étude de Kyle Harper est la pièce qui couronne le puzzle ; et brillamment. Les premiers expliquaient la chute de Rome, seul le dernier montre comment une civilisation a pu s’effondrer. Certes, le risque de l’historien est de faire passer les préoccupations de son époque au premier plan de sa fondation des ressorts du passé. Qu’il s’agisse de pandémies, de climat ou de socialisme, sans omettre de nouveaux barbares, qui sait si les historiens du futur nous liront avec commisération. Cependant l’Histoire, assurément multicausale, ne peut que gagner en perspicacité grâce au concours des sciences, aussi bien politiques qu’exactes, de façon à mieux comprendre, voire envisager la mortalité des civilisations.
Reste que Philippe Fabry eût pu aller plus loin dans son parallèle entre Rome et les Etats-Unis, ce d’ailleurs dans la tradition d’Edward Gibbon qui appliquait son étude à l’instruction de son siècle et de l’Europe, tout en suggérant que la sécurité de ces derniers pouvaient être menacée par un « peuple obscur », en prenant l’exemple des « Arabes ou Sarrasins[11] ». N’a-t-on pas en France, et dans trop de sociétés occidentales, un budget de l’Etat sans cesse en déficit, des dettes colossales, un recours excessif à la planche à billet, une économie corsetée par un capitalisme de connivence, par les normes, par une fiscalité confiscatoire, par une redistribution pléthorique ? Tout ceci décourageant la croissance, le travail, la création de richesses, l’innovation ; sans compter la liberté d’expression mise à mal. Pire, les barbares ne sont pas à nos portes, mais dans nos murs. Il ne s’agit plus seulement de Goths et autres Vandales qui pillèrent Rome en 412, mais d’immigrés venus de l’aire sahélienne et arabo-musulmane, voire de jeunes Français, à qui nous avons offert du travail (quand il y en avait) et à qui nous versons de généreuses allocations comme au tonneau des Danaïdes, parmi lesquels une croissante proportion ne pratique pas seulement le pillage délinquant, mais le prosélytisme et la tyrannie de l’Islam. Comme lorsque ce qui restait de l’Empire romain d’Orient, Byzance, s’écroula sans trop de peine au VIIIème siècle sous les coups du jihad musulman, parce que pas grand monde ne souhaitait défendre une si lourde structure fatiguée si peu propice aux libertés face à la violence de la foi alliée à celle de la guerre. Hélas les Chrétiens d’Orient[12] ne cessèrent de tomber de Charybde en Scylla. Nous y sommes. Faut-il attendre les prophéties de quelque Sybille dans les ruines, ou veiller à construire l’avenir d’une civilisation digne de ce nom…
Reste que bien plus largement mondialisée que l’Empire romain, notre civilisation risque-t-elle de devoir affronter des pandémies imprévues, un refroidissement climatique, pire (et l’Histoire l’a montré) que les réchauffements[13], un socialisme généralisé (y compris écologiste), une barbarie islamique, voire des avatars encore dans l’œuf de ces derniers, et d’autant plus difficiles à parer. Concédons le : celui qui aurait une vision irénique du socialisme (historique et économique) et de l’Islam (rappelons-le, autant politique que religieux et totalitaire[14]) ne pourrait que se scandaliser de telles convictions. Mais au catastrophisme, il faut opposer la sagesse de la science et de la stratégie…
traduit du japonais par Sophie Refle, Actes Sud, 288 p, 22 €.
Yôko Ogawa : Instantanés d’Ambre, traduit du japonais
par Rose-Marie Makino-Fayolle, Actes sud, 304 p, 22,50 €.
L’amour de la langue conduit inévitablement à celui des dictionnaires. Mais au point d’y consacrer sa vie, comme Pierre Larousse, Emile Littré ou Alain Rey ? Et plus encore de transmettre sa docte et austère passion aux générations suivantes. Une telle passion et un tel devoir de transmission sont au cœur du roman de Shion Miura, une romancière japonaise née en 1975. Dans La Grande traversée, qui n’est pas un roman de voyage, sinon intellectuel, la lexicographie ne reste pas close sur elle-même, elle trouve ses accointances avec la gastronomie et l’amour, ce qui permit de faire de l’ouvrage un succès phénoménal et amplement mérité au pays du soleil levant. Quant à Yôko Ogawa, née en 1962, on ne s’étonne plus de son aura, de roman en roman, et lorsque parait son volume intitulé Instantanés d’ambre, l’on devine qu’un bijou d’écriture et de sens, quoique mystérieusement rugueux, nous attend. Et, outre qu’elle a un sens des mots affuté au plus haut point de leur poétique, qui laisse devine qu’elle consulte les dictionnaires pour en dépasser la saveur, elle laisse ici une place cruciale aux encyclopédies.
Mais entre les mots et les choses, il y a loin. D’où la perplexité du jeune Majimé lorsqu’il doit rédiger, pour le compte du nouveau dictionnaire titré La Grande traversée, la définition du mot « amour ». Car s’il est à l’aise dans le monde des livres, « pour le reste il est impuissant », selon sa logeuse. L’irruption de la petite fille de cette dernière, nommée Kaguya et chef cuisinier de son état, bouleverse la donne. Saura-t-il la toucher avec sa lettre si poétique ? Sauront-ils faire coexister leurs mondes ?
Comme dans une minutieuse enquête, et non sans humour, l’on entre avec Majimé dans les arcanes de la rédaction du dictionnaire, depuis les premières fiches jusqu’à la beauté du papier imprimé, en passant par ses problématiques les plus diverses et subtiles. Il se doit par exemple d’être le reflet des évolutions de la société, en particulier dans le domaine de la sexualité et des mœurs. Si un transgenre ouvre un tel volume, que lit-il en trouvant les définitions d’homme et de de femme ? En conséquence, le grand-œuvre aux deux cent mille vocables devient « un bateau chargé des âmes du passé qui vont vers le futur ».
Mangas XIX°. Photo : T. Guinhut.
Le projet croît grâce à la conscience professionnelle et l’entraide des collaborateurs aux personnalités piquantes, dans un microcosme attachant. Un tel travail de quinze années, qui voit arriver de nouvelles recrues et mourir les anciens, a aussi la vertu de rapprocher les êtres. Une nouvelle collaboratrice, Mademoiselle Kishibé, découvre « le vrai pouvoir des mots », qui peuvent blesser, protéger, « créer des liens » et présider à la création. Mieux encore, comme l’amour qui vit dans les couples, car Kishibé se lie avec un expert en fabrication de papier, « quelque chose qui sommeillait en nous se transforme en mots ». Qu’ils soient cuisiniers, papetiers ou lexicographes, les personnages de Shion Miura donnent une leçon de vie parfaite, dans ce qui devient un délicieux et profond conte philosophique.
Loin d’être un roman à l’eau de rose, l’œuvre pleine de finesse, de tendresse et de psychologie écrite par Shion Miura est un apologue savoureux : « L’important pour le lexicographe est de ne jamais cesser d’analyser le réel » en est peut-être la morale. La transmission des mots et du sens apparait comme une mission, non seulement pédagogique, mais sacrée : « rassembler une grande quantité de mots de la manière la plus exacte possible, c’était comme disposer d’un miroir qui déforme le moins possible ». Reflet du monde et clef des savoirs, le prolixe et exact dictionnaire permet, de par la vertu des mots et du travail partagé, de configurer notre rapport au réel et à l’intellect, mais aussi de tisser des liens, entre amitié et amour, parmi les protagonistes, autant que parmi l’humanité.
Cependant une note plus grave apparaît lorsque Majimé et le professeur Matsumoto, à l’occasion d’une conversation sur les subventions d’Etat allouées aux entreprises éditoriales, concluent : « si le dictionnaire devient une question de prestige pour l’Etat, il est à craindre que les mots deviennent un outil de domination pour le pouvoir ». Ainsi, de la sphère amicale et amoureuse à la sphère politique, navigue La Grande traversée. Si de prime abord l’ouvrage aurait pu paraître charmant et négligeable, il devient un de ces livres qui ont quelque chose d’essentiel. Comme lorsqu’un drame un rien burlesque éclate alors que le quatrième jeu d’épreuves ne comporte pas le mot « sang » : un seul mot vous manque et tout est dépeuplé en cette « cristallisation de la sagesse humaine »…
Donner un prénom à son enfant est-il anodin, ou engage-t-il une part de son destin ? Les mots ne sont pas si innocents eut égard aux êtres qu’ils désignent. Yôko Ogawa délivre quelques-unes des paillettes de l’humanité en ses mystères dans ses Instantanés d’ambre, titre poétique s’il en est, à double sens de surcroit, uni et partagé entre le prénom de son héros et la métaphore lumineuse.
Une mère abusive enferme ses rejetons dans une maison ceinte d’un jardin et les contraint d’oublier leurs prénoms originels au profit de noms de minéraux trouvés dans une encyclopédie des sciences : « Opale », « Agate », « Ambre », quoique ce dernier soit un fossile. L’on sait que dans l’ambre se logent des insectes, des souvenirs d’un lointain passé. Monsieur Ambre raconte donc sa vie et plus précisément son enfance. D’après la narratrice qui recueille ses confidences, il a des « murmures secrets proches du silence » : « un peu comme si quelque part dans les sous-bois des fées échangeaient des communications secrètes ».
Il vit dans une perspective onirique, même s’il a conscience des réalités qui l’entourent, comme lorsque meurt la petite sœur d’une pneumonie et non à cause d’un « chien maléfique ». Cependant, puisque emprisonné, il dévore de son œil d’ambre les encyclopédies et perçoit le monde avec un regard capable de prodiges hypnotiques, mais aussi de transmuer les traumatismes.
Ce conte n’est pas sans morale. D’abord, se doter d’un nouveau prénom engage à se construire une nouvelle identité. Ensuite, de toute évidence, le monde extérieur est bien nécessaire au développement de l’enfant. Or, les jours où la mère doit s’absenter, Joe, un marchand ambulant, offre sur son vélo « la totalité du monde » : « les objets ne cessaient d’apparaitre et de disparaitre, comme si Ambre tournait les pages de l’encyclopédie ». Aussi la lecture se révèle être une indispensable ouverture au monde, de surcroit si elle est encyclopédique, comme la pratique notre personnage. Autre façon de s’échapper, un professeur vit « au creux de l’oreille » d’Agate. Il faudra l’intervention de la narratrice pour que s’ouvre la prison.
Cette dernière enfin contribue à mettre en scène une exposition de celui qui est devenu Monsieur Amber. Grâce à ses œuvres qui « ressemblent à des poussières d’étoiles sans nom abandonnées », le tissu contrapuntique du roman se trouve délicieusement enrichi. En effet, ses « Instantanés » ne sont visibles que par un œil attentif, parmi un choix de douze volumes : « les scènes tracées au coin des pages d’une encyclopédie sont minuscules, microscopiques ceux qui s’y dissimulent enfouis au cœur de ses strates de silences superposées, de sorte que leur exposition ne résisterait pas au regard de la multitude ». L’on devine que la vie intime de l’artiste, son frère, sa sœur, sa mère coupable et depuis suicidée, fourmillent en ce monde lilliputien. En un retournement paradoxal, les encyclopédies, qui sont de vastes fenêtres sur l’univers, recèlent une intime et mémorielle introversion.
Le merveilleux infuse à petites touches le quotidien au service d’un univers qui n’appartient qu’à l’auteure du Musée du silence et de Cristallisation secrète[1]. Une fois de plus la romancière et créatrice d’atmosphère Yôko Ogawa, qui sait user d’une immense tendresse pour le monde de l’enfance, cultive l’art de donner vie à de doux monstres, sans omettre une dimension muséale insolite et profondément poétique. Après l’enfant sans lèvres du Petit joueur d’échec[2], Ambre est une de ses plus belles créations.
Du pouvoir des mots à celui des volumes qui les magnifient, deux romancières japonaises aux œuvres délicates et intenses, Shion Miura et Yôko Ogawa, tissent au cœur de la littérature japonaise contemporaine des réseaux de sens et de poésie qui n’appartiennent qu’à elles. Et cependant leurs romans savent acquérir une dimension universelle, en ajoutant aux dictionnaires et aux encyclopédies une saveur inédite qui insémine d’un ambre parfumé les papilles du lecteur. L’on imagine que l’Encyclopédie[3]de Diderot et d’Alembert n’aurait pas rêvé de telles métamorphoses.
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jeanne Toulouse et Nicolas Vidalenc,
Monsieur Toussaint Louverture, 480 p, 11,50 €.
Jonas T. Bengtsson : Submarino,
traduit du danois par Alex Fouillet, Denoël, 540 p, 27 €.
Le crible et le crime ont la même étymologie, d’où pour ce dernier ce qui sert à trier, à prendre une décision judiciaire ; c’est donc par métonymie que le crime s’est appliqué au grief. Le criminel commet alors ce qu’une société animée par des valeurs pratiques et morales réprouve : le meurtre puis le viol. Quant au verbe médiéval délinquer, il a disparu pour ne conserver que le délinquant, celui qui laisse ses devoirs pour commettre des fautes telles que le vol. Le monde du crime et de la délinquance effraie, ou fascine, ce pourquoi, par voyeurisme ou catharsis, il agite romanciers et lecteurs, au point d’être devenu, à partir d’Allan Edgar Poe[1], l’objet d’un genre à part entière : le roman policier. S’il a le plus souvent pour objet de rassurer et d’assurer le retour de la vérité, de la loi, de la justice et de la peine, il est permis de se pencher sur des romanciers qui se préfèrent en chroniqueur et psychologues. Obscur travailleur du monde souterrain des criminels, Jack Black sait pourtant qu’à ce jeu Personne ne gagne ; quand avec Jonas T. Bengtsonn, drogues, délinquances et criminalités flamboient dans l’envers du paradis social danois pour descendre dans un Submarino de cendres ses protagonistes. Eclairons ces derniers par une petite poignée de lectures philosophiques, de Kant à Nietzsche…
L’autobiographie peut avoir la puissance du roman : Jack Black, narrateur doué, nous emporte dans un rythme enlevé qui dévoile sans fard les pléthoriques excès de sa carrière. Orphelin de mère à dix ans, fils spirituel de Jesse James (ce fameux hors la loi américain du XIX° siècle), travailleur d’abord, voleur bientôt, fin connaisseur enfin de la « confrérie des yeggs », de ce « monde des criminels », Jack, comme le suggère son patronyme, est un « travailleur de la nuit », puis un expert en matière de système carcéral de l’ouest des Etats-Unis.
Roman picaresque et d’aventure fracassant et trépidant, Personne ne gagne se lit goulûment, comme Jack Black lui-même le fit avec les romans à dix cents de son enfance, ceux d’Alexandre Dumas et de Charles Dickens. Il découvre les enfers des prisonniers, des prostituées, non sans qu’une réelle compassion l’émeuve, envers ces « condamnées à perpétuité par la société ». Le langage des clochards, hobos et autres routards n’a plus de secret pour lui, ni l’alcool, l’opium, et par conséquent les tréfonds de la Justice. Il revendique une liberté asociale, une solidarité sans faille avec ses pairs, face à la chasse policière aux vagabonds, mais aussi une irréfragable passion pour le cambriolage de haut-vol, au point de subir de terribles années de pénitencier, au contact des pires délinquants et criminels. La morale finale est lapidaire : quinze ans de « taule », rien de gagné ; sauf un beau livre à la Jack London.
Jack Black (1872-1932) se refit une conduite suite à la rencontre d’un journaliste. La publication de Personne ne gagne, en 1926, lui permit de devenir conférencier et militant anti-peine de mort. Guère de misérabilisme, peu d’excuses complices pour le crime, ainsi Jack Black laisse-t-il un roman d’éducation à la délinquance et au crime, plein de feu et de détresse, une épopée individuelle paradoxale, une plongée dans les bas-fonds de l’Amérique du début du XX° siècle qui vaut son pesant de sociologie et qui fit le bonheur de William Burroughs (qui en est le préfacier) et de la Beat generation.
Seuls la confiance des juges, le travail permettent la réhabilitation du délinquant et du criminel, plaide l’auteur, même si, peut-on lui objecter, quelques-uns sont irrécupérables. En une sorte de postface, Jack Black, avec « Qu’est-ce qui cloche chez les honnêtes gens ? » pose son credo : « Je soutiens que multiplier les lois et durcir les peines ne peut conduire qu’à davantage de crimes et de violence… Il faut privilégier la prévention à la répression… Ce n’est qu’en découvrant les causes du crime que l’on pourra en venir à bout ». L’on se doute qu’il juge défavorablement la peine de mort. Aussi, avec un rien d’angélisme pénal foucaldien[2] avant l’heure, privilégie-t-il l’éducation, et - c’est implicite - la lecture des bons livres, dont le sien.
Une descente aux enfers… A moins que Nick et son frère aient commencé leur vie au fond de l’enfer et n’en aient pas bougé. Croyez-le ou pas, mais ce roman de Jonas T. Bengtsonn situe ses souffre-douleurs consentants dans une démocratie prospère et réputée pour son modèle social : le Danemark.
À partir d’une paire de types dévastés par la vie et de leurs mésaventures entre bagarres et condamnations, entre pensionnat et salle de sport, entre amours glauques et regrets insalubres, un tableau de société pour le moins sordide s’étale. L’un, Nick, collectionne les bières et les petites amies peu regardantes, à moins que, comme Sofie, elles soient douées d’un sens de la compassion remarquable qui ne leur vaut guère de reconnaissance. L’autre, son frère, élève seul et tant bien que mal son fils Martin, quoiqu’il lui préfère le « sachet blanc », au point qu’il investisse l’héritage venu de sa mère en ce commerce hautement illégal qui ne présage rien de bon, même si cela lui permet de gâter son petit môme passablement perturbé, ce jusqu’à ce que la catastrophe lui tombe sur les épaules. Les femmes sont des mamans indignes à qui l’on a enlevé leur enfant, ou des prostituées shootées jusqu’à l’os; les hommes, des brutes jouisseuses et égoïstes. La ville qui abrite ces joyeusetés côtoie un « fantasme d’architecte qui s’est transformé en plus grosse communauté de chômeurs immigrés et alcooliques »…
Puis, alors que Nick est à la recherche de son frère, un flash-back morcelé se met en route. Leur mère dépassée, déglinguée, alcoolique et accro aux cachets tente de reprendre en main sa famille. Elle récupère ses deux enfants au sortir d’un foyer, avant d’être assaillie par une nouvelle grossesse. Le bébé, alors qu’elle court les bars et les aventures sordides de la prostitution, laissé aux soins éclairés des deux grands frères, crie comme un monstre. Ces derniers n’en ont cure, sniffent de la peinture et picolent devant la télé à fond. Jusqu’à ce que la petite créature meure. L’image du sac, « une grosse poupée », dissimulé dans les ordures, les poursuit. De défonce en pas de chance, de prison en mitard, de paresse chronique en coups foireux (destruction de BMW, achats démentiels de pornographie, vol d’économies de vieilles dames, agressions, deal…), Nick et son frérot finissent, qui alcoolique fan de culturisme aux stéroïdes, qui héroïnomane compulsif et dealer en chef. Sans compter le crime infâme et psychotique d’Ivan, voleur et collectionneur grotesque de boutons de chasse d’eau…
Une écriture par à-coups, phrases brèves et dialogues, contribue à une immersion sociologique et psychologique assez réussie, par instants impressionnante. Néanmoins, Bengtsson ne cherche à dénoncer ni personne ni rien, même si c’est peut-être là sa limite. Les faits bruts seuls comptent, suffisamment parlants, sur la pente d’une fatalité inexorable, pavée de blessures et de cellules, de cercueils précoces. Toujours les marins de Submarino, parmi la haute mer des laissés pour compte de notre contemporain, ont la tête sous l’eau. Est-ce à dire que nous sommes en présence d’un apologue à vocation morale ? Qui sait…
Evidemment, on ne peut que penser à Irvine Welsh[3], à son Trainspotting, odyssée sur-célèbre d’un groupe de camés déjantés et dégueulasses. Est-ce à dire que Submarino n’en est qu’un doublon, quoique un peu plus pathétique, désespérément tragique ? Malgré l’acidité de la personnalité romanesque de ce traité de dissection des paumés et délinquants en fin de course, on peut cependant se demander si ce misérabilisme des cas sociaux et de l’immigration ne glisse pas un peu dans le voyeurisme, dans la facilité. Qui, en effet, est responsable de la misère des délinquants et criminels de Jonas T. Bengtsson : une société égoïste, leurs parents aussi incompétents que détruits, leur hérédité, leur manque d’éducation, ou bien eux-mêmes, trop facilement résignés à leur impéritie, à leur quête de plaisirs grossiers ?
Le crime est une transgression grave du droit positif qui porte atteinte à l’individu en sa dignité, voire en sa vie, donc aux intérêts sociaux essentiels. À cet égard Kant, dans la Métaphysique des mœurs, distingue « délit à caractère abject et délit violent[4] ». Est-ce à dire qu’il oppose délinquance et criminalité ? Bien que représentatif des lumières, Kant reste fidèle à la loi biblique du talion, en commandant la peine de mort aux meurtriers. Ce à l’encontre de son contemporain, Cesare Beccaria, l’auteur du Des Délits et des peines[5], dont il moque « la sensiblerie sympathisante[6] ».
Outre son opposition à la peine de mort, Jack Black ne semble pas loin de Michel Foucault : dans Surveiller et punir, ce dernier dénie toute pédagogie et toute réussite à l’incarcération, qui, selon lui, « provoque la récidive[7] ». Lui aussi préconise le travail rédempteur. Mais comment comprendre celui qui ne préfère que s’abîmer dans les drogues, la délinquance et le crime, comme les personnages de Jonas T. Bengstsonn ?
Nietzsche, dans Le Crépuscule des idoles, semble tout au moins comprendre le délinquant Jack Black et ses comparses plus violents : « Le type du criminel, c’est le type de l’homme fort, placé dans des conditions défavorables, c’est un homme fort que l’on a rendu malade. Ce qui lui manque, c’est la jungle, une nature et un mode de vie plus libres et plus dangereux, qui légitime tout ce qui, dans l’instinct de l’homme fort, est arme d’attaque et de défense. […] C’est la société, notre société policée, médiocre, castrée, qui, fatalement, fait dégénérer en criminel un homme proche de la nature[8] ». Rétorquons à Nietzsche qu’il n’en reste pas moins qu’au-delà de cette nature la culture d’une société policée doit se protéger et protéger ses valeurs…
Faut-il, pour en partie solutionner le problème de la délinquance, voire d’une criminalité subséquente, libérer la vente des drogues - et pour le cannabis c’est indubitable, malgré sa dangerosité et comme le montrent les Etats qui l’ont libéralisé - de toutes les drogues, comme le préconisait en 1992 l’Américain Thomas Szasz dans Notre droit aux drogues[9] ? Si la dopamine, hormone du plaisir alors insuffisamment secrétée, peut être remplacée par ces drogues, ne faut-il pas s’orienter vers des solutions thérapeutiques ? En ce sens le vice gourmand des drogués aurait une cause pathologique et ne pourrait être considéré comme un crime, y compris contre soi-même. Ni même ne pourraient être considérés criminels les producteurs et revendeurs de drogues illégales (car il y en a de légales et pas meilleures au vu de la mortalité par les opioïdes thérapeutiques aux Etats-Unis) dont la responsabilité incitatrice ne tient pas toujours face à la responsabilité individuelle du consommateur (sauf contrainte et sur mineur). « Criminatia peccata » étaient les péchés mortels des Chrétiens. Aujourd’hui la justice ne considère plus les vices comme des crimes, suivant en cela Lysander Spooner[10]. Or à quoi attribuer cette humaine trop humaine propension à la délinquance et au crime ? À une biochimie déficiente, à la testostérone, puisque ce travers est beaucoup plus masculin que féminin, à une éducation et un contexte sociologiques perturbés et défaillants ? Si l’on désire maitriser le dragon délinquant et criminel, là encore l’idéologie ne doit pas voiler la face de la connaissance.
Thierry Guinhut
Les parties sur Bengtsson et Black ont paru dans Le Matricule des Anges, février 2011 et juin 2017
Arseguel, Alt Urgell, Catalunya. Photo : T. Guinhut.
La poésie prisonnière d’Albrecht Haushofer :
Sonnets de la prison nazie de Moabit.
Albrecht Haushofer : Sonnets de la prison de Moabit,
traduit de l’allemand et présenté par Jean-Yves Masson,
La Coopérative, 208 p, 20 €.
Clés, cadenas et verrous peuvent être, qui sait, photogéniques ; voire poétiques. « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée », titrait le dramaturge et poète Alfred de Musset en 1848. Or, si la justice se fait injuste, elle peut incarcérer les poètes, tel Guillaume Apollinaire en 1911, qui goûta pendant cinq jours les geôles de la prison de la Santé dans le cadre d’une éventuelle complicité de vol qui aboutit à un non-lieu : « Et tous ces pauvres cœurs battant dans la prison / L’Amour qui m’accompagne / Prends en pitié surtout ma débile raison / Et ce désespoir qui la gagne[1] ». Mais, pire encore, la justice inique du Troisième Reich abattit l’allemand Albrecht Haushofer, dont les Sonnets de la prison de Moabit ne permirent à un résistant à la violence hitlérienne de ne s’évader que par la fragile certitude de la poésie.
Il y eu bien une résistance allemande au nazisme. Outre les milliers d’activistes arrêtés dès 1933, et les quelques étudiants munichois regroupé sous le masque de « La rose blanche » en 1942, une vague supplémentaire, touchant les plus hautes sphères, crut se débarrasser d’Hitler en l’assassinant le 20 juillet 1944. L’attentat fut manqué, ses responsables et complices traqués, incarcérés, torturés, exécutés. Albrecht Haushofer, né en 1903, professeur d’université, spécialiste de géopolitique, fonctionnaire sous le III° Reich, fut l’un deux. Son père, Karl Ernst Haushofer, « aveuglé par le rêve du pouvoir », avait été un théoricien du Lebensraum, le tristement célèbre concept de l’espace vital, un architecte « des politiques nazies en direction de l’Islam[2] » ; en 1946, il se suicida avec son épouse. Leur fils, Albrecht, n’était d’abord pas un opposant, seulement un réaliste visionnaire de mauvais augure annonçant le tragique destin du troisième Reich, ce pourquoi ses collègues le surnommaient « Cassandro », du nom de la prophétesse troyenne. Fusillé quelques semaines avant la fin de la seconde Guerre mondiale, le 23 avril 1945, par le dernier carré nazi, encerclé par les chars soviétiques, il avait été enfermé près d’un an dans la prison de la Gestapo à Berlin, pour avoir fait partie du réseau visant à éliminer le Führer. Seul affreux bonheur de cette captivité, il nous a laissé ses Sonnets de la prison de Moabit, dont le manuscrit, minutieusement calligraphié sur cinq feuillets, fut retrouvé dans le manteau de son cadavre exhumé. Publié à Berlin en 1946, ce recueil fut d’abord traduit en français chez Seghers en 1954 ; il est ici proposé pour la première fois en traduction intégrale, en une version nouvelle et soignée.
Il n’était pourtant guère poète. Mais cette expérience pour le moins traumatisante murit soudain son art. Ce sont quatre-vingts sonnets, ciselés sans préciosité, sans pathos excessif, qui, avec un sens du tragique profondément émouvant, ne se contentent pas du cas personnel du poète : ils rayonnent dans les directions opposés de la tyrannie et de la culture des civilisations. Un régime totalitaire, comparé aux barbaries d’Attila et de Gengis Khan, couronne « trois décennies meurtrières », pour abattre des siècles de haute culture, entre Bach, Kant et Goethe. Ainsi « Livres brûlées » et « Alexandrie », rappelant les exactions d’un empereur chinois et celle d’un « grand commandant des forces d’Allah », sont-ils une façon discrète, et néanmoins efficace, de dénoncer la terreur nazie et ses autodafés, empruntant un accent borgésien :
LX
Cassandro
« Mes collègues de travail m’appelaient Cassandro
Car, pareil à la prophétesse troyenne,
Je prédisais au cours d’années d’amertume
La détresse mortelle qui attendait le peuple et l’Etat.
On avait beau célébrer par ailleurs mon grand savoir,
Nul ne voulait entendre mes avertissements,
Ils se mettaient en colère parce que j’osais les déranger
Quand je les adjurais de penser à l’avenir.
Toutes voiles dehors, ils conduisirent le navire
En pleine tempête vers des détroits semés d’écueils
En criant prématurément victoire avec exaltation.
Voici qu’ils font naufrage - et nous aussi. En dernier recours,
Une tentative de prendre la barre a échoué.
Maintenant, nous attendons que la mer nous ait engloutis. »
Entre murs et chaînes, entre crainte du moment fatal où il sera emmené vers l’exécution autant que des bombardements alliés qui pilonnent Berlin, où peut bien s’envoler « le souffle d’une âme » ? Peut-être du côté d’un au-delà où l’attend le Jugement, où le Christ est un « pur esprit baigné de rayons multicolores ». Cette âme ne tait pas sa culpabilité, sa compromission avec un régime abject, où « toute jeunesse est vouée à la mort », n’évite pas l’examen moral : « J’ai longtemps triché avec ma conscience ». Ce qui débouche sur une résistance intérieure : « J’expie pour avoir tenté de les retenir ». Il convoque alors à la barre le souvenir d’autres prisonniers et persécutés aux dépens de leur liberté de pensée, comme les philosophes Socrate, Boèce et Thomas More[3], dont la mort « a illuminé le désastre ».
Des moineaux, un moustique, « petite âme ailée », l’occupent. La nostalgie des montagnes natales le caresse. Mais « une armée de rats bruns » s’impose. Cependant, au-delà de la souffrance du corps du prisonnier et de l’horreur du tyran, l’esprit des chefs-d’œuvre de la civilisation perdure, en un bel idéalisme. Nourri par les Lumières de l’Aufklärung, les spiritualités du christianisme et du bouddhisme, Albrecht Haushofer vise en son recueil testamentaire l’épanouissement de l’homme et de l’art, y compris en dialoguant avec Bach et Beethoven.
Pourquoi Albrecht Haushofer a-t-il choisi la forme du sonnet ? Probablement parce qu’écrire en cette concision lui permit de trouver un ordre esthétique dans le sale chaos où il était fourré. Ordonner sa pensée dans le cadre de deux quatrains et de deux tercets, respectant la volta et la chute, parvient à statufier la mobilité de la pensée dans une œuvre d’art, qui espère dépasser la contingence, le temps et la mort. La preuve : l’auteur, ou plutôt ses restes, est à six pieds sous terre, son œuvre intense et mémorielle est entre nos mains, toujours là. Par-delà les frontières, les langues et les ans, elle peut voisiner avec La Ballade de la geôle de Reading, méditée en prison par Oscar Wilde, puis écrite en son exil français. Ce dernier avait été condamné en 1895 aux travaux forcés puis à la prison pour sodomie. Il avait croisé là un « cœur de meurtrier » pour accoucher de la sombre beauté de son poème, précédant d’un demi-siècle celui qui tentait de racheter les mots de la langue allemande qui avait été polluée par la « langue du III° Reich », pour reprendre le titre de Victor Klemperer[4].
Cette édition heureusement bilingue, d’une œuvre riche, fluide, et plus savante qu’il n’y parait, permet de constater que les poèmes d’Haushofer sont en vers rimés. Si le traducteur préserve la forme du sonnet et des vers, il ne va pas jusqu’à inventer des rimes. L’exercice eut été périlleux. Lui-même poète, animé par une réelle sensibilité, Jean-Yves Masson parcourt une vaste gamme en son talent de traducteur : n’a-t-il pas traduit de l’anglais les poèmes de Yeats[5] et de l’italien les Triomphes de Pétrarque[6]?
Thierry Guinhut
Article publié, et ici augmenté, dans Le Matricule des anges, février 2019
Gallimard La Pléiade, sous la direction de Marc de Launay et de Dorian Astor,
divers traducteurs de l'allemand,
1162 p, 56 € ; 1568 p, 65 €.
Il peut paraître étonnant qu’un libéral lise Nietzsche. D’abord parce nous ne sommes pas réductibles à une seule identité, une seule obédience. Et ce n’est guère une réputation de libéralisme que lui fait le sens commun, si tant est que le sens commun connaisse réellement l’un et l’autre… Pourtant, quoique avec quelques réticences à lui opposer, le philosophe de Sils-Maria reste une urgente et stimulante nécessité pour la compréhension non seulement de l’histoire de la pensée, mais aussi l’histoire des siècles derniers ; sans compter que l’on puisse appliquer sa perspicacité à des problèmes de l’heure qui engagent notre demain. Si je lis Friedrich Nietzsche - et aujourd’hui dans les deux volumes tant attendus de la Pléiade - c’est d’abord pour son romantisme, pour sa méthode critique ensuite, enfin pour la singularité discutable et cependant stimulante de sa philosophie politique.
Longtemps je me suis couché à pas d’heure en refermant à regret un volume de Nietzsche, ou d’abord plus exactement sur Nietzsche. Si l’on ne peut qu’en partie qualifier son discours philosophique de romantique, par son aspiration sans cesse rallumée à la hauteur aristocratique de la pensée, son destin l’est absolument. C’est avec une voracité impatiente pour les faits et la gourmandise de l’exaltation adressée à celui qui pouvait passer pour un modèle, que j’ai lu des biographies : celle passionnée de Daniel Halévy, qui va du « tracé sentimental d’une vie » à « l’une des aventures les plus singulières et les plus héroïques qui aient été tentées dans l’ordre de l’esprit »[1], puis celle, plus scientifique, colossal travail d’historien, de Kurt Paul Janz[2]. Dans lesquelles suivre le parcours exceptionnel de l’adolescent qui s’arrache à l’étroitesse de l’Allemagne petitement protestante, qui, à la vitesse d’une comète, devient professeur de philologie à Bâle, publie l’éblouissante Naissance de la tragédie, devient l’ami de Wagner, non sans avoir la conviction de s’en éloigner ensuite. Vient alors la douleur de son amour ébloui, impossible pour Lou Andréas-Salomé. Malgré sa santé chancelante, et grâce à elle, l’homme mûr édifia une œuvre insolite, incomprise, mêlant essai, aphorisme et poésie, errant entre Nice et l’Engadine, entre Venise et l’Allemagne, peinant, jusqu’au compte d’auteur, à publier ses livres fulgurants, jusqu’à son Zarathoustra inachevé, jusqu’à la pathétique folie… Ses embardées dans la solitude des rivages et des montagnes, dans la solitude de la méditation sont absolument romantiques ; au point que j’eus tendance à préférer la grandeur exaltante et tragique du destin à l’alacrité difficile de la pensée…
Pourtant, conjointement au plaisir du style, à la vivacité de l’aphorisme, s’ajoutait déjà dans ma lecture erratique un intérêt pour le travail critique sans cesse remis sur l’établi du philosophe. Aucune naïveté n’est possible chez Nietzsche. Les comportements et les opinions convenus sont déshabillés. Il est le généalogiste, non seulement de la morale, mais aussi des motivations et des ambitions humaines, trop humaines. Il est celui qui établit la genèse des supports psychologiques (en cela précurseur de la psychanalyse de Freud, voire la supplantant) et des supports historiques et sociétaux des constructions ontologiques et métaphysiques pour les balayer. Les belles vertus sont soudain pétries de racines peu ragoutantes. L’amour est alors une cupidité : « Notre amour du prochain n’est-il pas impulsion à acquérir une nouvelle propriété ? Et tout de même notre amour du savoir, de la vérité ? »[3] Ou encore : « l’amour en tant que le contraire de l’égoïsme, alors qu’il s’agit peut-être de l’expression la plus effrénée de ce dernier »[4]. Il s’agit alors autant de l’éros que de l’amour social, y compris de la justice sociale, cette hypocrisie… La critique du nihilisme (on dirait également aujourd’hui le relativisme) et du christianisme est également décapante ; tous les deux sont des produits du ressentiment des esclaves et du bas peuple qui construisent leur morale pour parvenir à dominer les puissants : « Le christianisme est un platonisme pour le peuple »[5]. Ainsi, toute la boutique des arrière-mondes, des au-delàs est balayée, la transcendance évacuée, ce à cause de leur origine médiocrement plaintive lors du refus du monde et de la condition humaine comme ils vont. En ce sens il y a une dimension aristocratique à l’acceptation de l’immanence, cet amour du destin qui conduisit notre homme à des extrémités plus mythologiques que rationnelles : l’éternel retour du même.
Photo : T. Guinhut.
L’espèce du philosophe n’est pas épargnée par la remise en question critique : « Ce sont les passions qui donnent naissance aux opinions ; la paresse d’esprit les fige en convictions[6] ». Ne doutons pas qu’il s’applique à lui-même un tel aphorisme, qui doit aussi nous alarmer, à l’occasion de notre éthique de penseur, si modeste soyons nous : « La moralité n’est que l’instinct grégaire individuel[7] ». Ou encore : « L’instinct de la connaissance aussi n’est qu’un instinct supérieur de la propriété[8] ». Quoique il faille également lire cela dans le cadre d’un éloge : « La connaissance des philosophes est création, leur volonté de vérité est volonté de puissance[9] ». Où l’on perçoit bien que ce dernier concept n’a rien de nazi, qu’il s’honore d’une dimension, d’une qualité intellectuelle et morale. D’où la nécessité de la hiérarchie des législateurs sur la plèbe démocratique, vivier de ce dernier homme que Tocqueville vit poindre dans la satisfaction béate de la majorité.
L’on sait également qu’il encourage au danger plutôt qu’à la paix : « la plus grande jouissance de l’existence, consiste à vivre dangereusement ! Construisez vos villes auprès du Vésuve ! Envoyez vos vaisseaux dans les mers inexplorées ! Vivez en état de guerre avec vos semblables et avec vous-même ![10]». Bien qu’il faille le lire moins physiquement que métaphoriquement, voilà bien un autre concept à débarrasser des lectures travesties par sa sœur, Elizabeth Forster-Nietzsche, épouse d’un antisémite notaire, lorsqu’elle piocha, coupa, recomposa parmi les fragments posthumes, pour publier La Volonté de puissance qui devint un bréviaire nazi, alors qu'il ne s'agit que d'un ouvrage qui n’a jamais existé[11]. Pourtant l’on sait que notre philosophe était un anti-antisémite convaincu[12]. Dans « Ce que l’Europe doit aux Juifs ? », il conclue : « Nous qui assistons en artistes et en philosophes à ce spectacle, nous en sommes – reconnaissants aux Juifs[13] ».
Nietzsche est-il alors un libéral ? Oui pour sa liberté de penser, pour l’individualisme du surhomme, de celui qui se développe soi-même en tant qu’œuvre. Non, de par son peu d’intérêt aux questions économiques. Non, à cause de l’importance incontournable accordée à la hiérarchie et à la subordination ; non, pour sa méfiance envers la rationalité humaine gouvernée par ses instincts et son ressentiment. Non, à cause de cette nostalgique admiration pour la fière animalité de l’homme : « Au fond de toutes ses races aristocratiques, il y a, à ne pas s’y tromper, le fauve, la superbe brute blonde avide de proie et de victoire[14] », une de ses phrases hélas récupérées par le nazisme, la séparant de son contexte d’analyse de la généalogie de la morale des faibles construite par le judaïsme et le christianisme pour supplanter celle des forts. Non encore, pour son antiféminisme : « Rien n’est d’emblée aussi étranger à la femme, rien ne lui est aussi odieux, aussi contraire que la vérité[15] ». Il exècre « une femme qui se laisse aller en présence de l’homme, peut-être jusqu’au point d’écrire un livre, au lieu d’observer comme naguère une réserve décente et une soumission rusée[16] », ce entre autres gracieusetés qui culminent avec le trop célèbre et paléolithique : « Tu vas chez les femmes, n’oublie pas le fouet[17] ». Quoique sur la photographie du trio Nietzsche, Paul Rée, Lou Andréas Salomé, c’est cette dernière qui tient le fouet… Cependant, notre philosophe aime pratiquer la contradiction (ce pourquoi l’on peut lui faire dire beaucoup, ce à quoi je n’échappe peut-être pas). Et l’on sait qu’il n’aima pas seulement Lou pour son front lumineux[18] mais pour son intelligence hors pair : « L’intelligence des femmes se manifeste sous forme de maîtrise parfaite, de présence d’esprit, d’exploitation de tous les avantages (…) les femmes ont l’entendement, les hommes la sensibilité et la passion[19] », ceci au rebours du préjugé commun. Enfin, « on ne saurait être assez tendre avec les femmes[20] »…
Daniel Halévy : Nietzsche, Grasset, 1944.
Photo : .T Guinhut
Jamais Nietzsche n’aurait pu être favorable à aucune tyrannie, être théocrate, être nazi, national socialiste donc. Il suffit de lire ce qu’il pense du collectivisme et du socialisme, qu’il soit nationaliste ou internationaliste : « Le socialisme est le frère cadet et fantasque du despotisme agonisant, dont il veut recueillir l’héritage ; ses aspirations sont donc réactionnaires au sens le plus profond. Car il désire la puissance étatique que seul le despotisme a jamais possédé, il surenchérit même sur le passé en visant à l’anéantissement pur et simple de l’individu[21] ». Il achève ce réquisitoire par « le cri de ralliement opposé : Le moins d’état possible.[22] » Autre cri pour notre temps, dans un développement sur la croyance et les religions : « Le fanatisme est en effet l’unique force de volonté à laquelle puissent être amenés les faibles et les incertains ». Ce à quoi il oppose « le libre esprit par excellence [23]». Clairvoyant, n’est-ce pas ?
Il n'est pas sûr cependant que Nietzsche connût fort bien les penseurs libéraux, d'Adam Smith à John Stuart Mill. Dans une page intitulée « Ma conception de la liberté », il commence judicieusement :« Les institutions libérales cessent d'être libérales dès qu'elles sont acquises », car le danger qui guette toute institution, même animée des meilleures intentions, est sa volonté de puissance lorsqu'elle mine celle des individus : en elle « c'est l'animal grégaire qui triomphe toujours. Libéralisme : en clair cela signifie abêtissement grégaire... » Cette dernière formule, compréhensible dans le contexte, est un oxymore, en tant que le libéralisme politique est par principe irréductible au grégarisme. Mais face à la tyrannie, « La liberté signifie que les instincts virils, les instincts belliqueux et victorieux, ont le pas sur les autres instincts, par exemple celui du bonheur[24] ».
Que pourrait de plus nous enseigner Nietzsche afin de comprendre notre aujourd’hui et prévenir notre demain politiques ? Par exemple : « Le caractère démagogique et le dessin d’agir sur les masses sont actuellement communs à tous les partis politiques : ils sont tous obligés, en raison dudit dessein, de convertir leurs principes en grandes sottises[25] ». Ainsi « la démocratie est (…) une école des tyrans[26] ». Et c’est là une des rares occurrences où il approuve Platon : car l’égalité politique ne vaut rien devant la vérité. Il y a une altitude intellectuelle, venue, outre des penseurs libéraux, entre Tocqueville et Aron, de Nietzsche qui doit nous protéger de la bassesse d’une démocratie qui ne serait plus celle des libertés.
Lire Nietzsche adossé à un rocher battu des vents de l’Engadine ? Dans la paix feutrée de la bibliothèque ? Parmi les pages des vieux Mercure de France traduits par Henri Albert, dans la bonne douzaine de volumes des Œuvres philosophiques complètes établies par Colli et Montinari, et maintenant dans la collection de la Pléiade. Après dix-neuf années d’une attente impatiente, trépignante, insupportable, voici enfin le volume II, le premier étant paru en l’an 2000, une fois de plus établi sous la vigilance éclairée de Marc de Launay, et cette fois ci assisté d’une autre expert nietzschéen, Dorian Astor, qui dirigea récemment le Dictionnaire Nietzsche[27]. Espérons que nous ne subirons pas le même intolérable délai pour le troisième volume, qui habillera Par-delà le bien et le mal, La Généalogie de la morale, Ainsi parlait Zarathoustra et les textes de la folie jusqu’à l’extinction de janvier 1889 ; au risque de ne trouver aucune librairie dans les tombes…
Reconnaissons qu’il s’agit à d’un habile découpage. Le premier Pléiade réunissait le Nietzsche que La Naissance de la tragédie avait révélé, l’examen de Schopenhauer et l’éloge de Wagner,le philologue discursif, l’homme du fondateur creuset de l’apollinien et du dionysiaque, l’homme affronté aux grandes figures de son temps. Outre les écrits de jeunesse, des textes curieux, jusqu’alors inédits en français, émaillent l’ensemble, comme des conférences Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, des recherches sur les présocratiques, La Philosophie à l’époque tragique des Grecs, et Vérité et mensonge au sens extra-moral.
Soudain, le voici, à l’orée de ce second Pléiade, prenant entre 1878 et 1882 son vol singulier : il s’est secoué de la lourde révérence envers Wagner, sa philosophie est moins analytique qu’éruptive. Volontiers polémique, répudiant le genre du traité, son écriture est définitivement convertie à l’aphorisme, souvent fort brefs, parfois intensément développés, sans compter une poignée de poèmes intensément lyriques. Il sait désormais, combien, loin de l’idéalisme, nous sommes Humain, trop humain ; bientôt une Aurore, qui met à mal la pureté de la morale instituée, se lève pour Le Gai savoir, celui de la critique des valeurs, de la volonté de puissance et de l’éternel retour. Il n’est plus le professeur de Bâle, mais le philosophe errant, et secoué de crises maladives, de vastes exaltations créatrices, entre Venise, Marienbad, Gênes et Sils-Maria, en Suisse…
La philologie l’amène à reconsidérer le langage : « Chaque mot est un préjugé », écrit-il dans Le Voyageur et son ombre, seconde partie d’Humain trop humain. Alors que Wagner se coule dans un christianisme languissant avec son Parsifal, Nietzsche entame sa remise en cause de l’éthique chrétienne, déniant l’origine transcendante de la morale. Au point que dans Le Gai savoir, il annonce la mort de Dieu. Certes Jean-Paul Richter, dans Siebenkaes, en 1797, l’avait précédé : « tous les morts s’écrièrent : Christ ! n’est-il point de Dieu ? Il répondit : Il n’en est point ![28] » ; mais ce n’était qu’un avertissement aux sceptiques. Pour Nietzsche l’information est définitive, même si elle reste pour beaucoup encore à caution, ce dont témoigne l’allusion platonicienne : « Dieu est mort, mais telle est la nature des hommes que, des millénaires durant peut-être, il aura des cavernes où l’on montrera encore son ombre[29]». Il faut donc à une existence dépourvue de sens ajouter une « gaya scienza », une sagesse gaie, y compris au prix de l’acceptation de l’effrayant éternel retour du même, concept que l’on pourra trouver fumeux ou témoignant de l’accord avec soi et son destin, concept finalement assez peu explicité par son auteur.
Mais en ce Gai savoir, que de pépites pour notre temps ou intemporelles ! Par exemple le « Danger des végétariens » : « les promoteurs de ces manières-là de penser et de sentir, tels les docteurs hindous, prônent précisément une diète végétarienne dont ils voudraient faire la loi à la masse : ils veulent ainsi provoquer et augmenter le besoin qu’ils sont eux-mêmes en mesure de satisfaire[30] ». Mieux : « De la plus grande utilité du polythéisme. Que l’individu puisse établir son propre idéal[31] ». Mieux encore : « Le parlementarisme, c’est-à-dire la permission publique de choisir entre cinq opinions politiques fondamentales, flatte le grand nombre de ceux qui aimeraient paraître indépendants et individuels et combattre pour leurs opinions. Mais, à la fin, il est indifférent qu’une seule opinion soit imposée au troupeau ou que cinq opinions lui soient permises - quiconque s’écarte des cinq opinions fondamentales aura toujours contre lui le troupeau tout entier[32] ».
Lire et relire Nietzsche est en quelque sorte un éternel retour de la philosophie : il a pris en écharpe les substrats de notre civilisation, antiquité grecque, judaïsme, christianisme, sans excepter le bouddhisme, pour en décaper les présupposés, le socialisme et le libéralisme également. Quant à l’Islam, il n’a malheureusement pas su, ou pas eu le temps, de faire le même travail, sauf lorsqu’il fait l’éloge de son vouloir vivre, de sa puissance : « Si l’Islam méprise le Christianisme, il a mille fois raison : l’Islam suppose des hommes pleinement virils... Le Christianisme nous a frustrés de la moisson de la culture antique, et, plus tard, il nous a encore frustrés de celle de la culture islamique. La merveilleuse civilisation maure d’Espagne, au fond plus proche de nous, parlant plus à nos sens et à notre goût que Rome et la Grèce, a été foulée aux pieds (et je préfère ne pas penser par quels pieds!) – Pourquoi ? Parce qu’elle devait le jour à des instincts aristocratiques, à des instincts virils, parce qu’elle disait oui à la vie, avec en plus, les exquis raffinements de la vie maure !… Les croisés combattirent plus tard quelque chose devant quoi ils auraient mieux fait de se prosterner dans la poussière.[33]» Entraîné par son enthousiaste déboulonnage du Christianisme, ne commet-il pas un excès répugnant, un de ces éloges de la force, qui ont pu lui être subtilisés par le nazisme ? Oublie-t-il qu’il n’aurait à peine pu penser en terre d’Islam, encore moins y publier ses livres ? En tout état de cause il n’oublie pas parmi les mêmes pages de louer le « génie » des Grecs et des Romains, leur « civilisation savante » et leur « grand art ». Si nous adhérons assez peu à l’éloge de la force aristocratique (quoiqu’elle puisse être nécessaire au service de la civilisation) dont rêvait la faiblesse physique de Nietzsche - ne savait-il pas qu’il s’agissait d’une forme de sublimation ? - il est à peine un philosophe à système et doctrine, sous la bannière duquel se ranger, nous laissant aux prises avec les seules libertés dont nous serions capables.Aussi n’oublie-t-il pas de déboulonner les idoles qui entravent la pensée : « Le "saint mensonge" est commun à Confucius, aux lois de Manou, à Mahomet, à l'Église chrétienne – : il ne manque pas chez Platon. " La vérité est là " : partout où l'on entend ça, cela signifie que le prêtre ment[33] »...
San Domenico,Bolzano / Bozen, Trentino Alto-Adige / Südtirol.
Photo : T. Guinhut.
De Mein Kampf à la chambre à gaz ;
ou comment lire Mein Kampf ?
Avec le secours de Claude Quétel
et de Didier Durmarque.
Claude Quétel : Tout sur Mein Kampf, Perrin, Tempus, 256 p, 8 €.
Didier Durmarque : Phénoménologie de la chambre à gaz,
L’Âge d’homme, 168 p, 17 €.
Comment digérer les excréments de l’Histoire ? Les livres maudits ne le sont pas pour tout le monde. Ils eurent et ont toujours leurs enthousiastes, glissant de sibyllins éloges, poussant d’inépuisables éructations d’admiration. Quoique soient plus aisément disponibles d'autres manifestes, marxistes ou théocratiques, ils ne subissent pas comme Mein Kampf, du moins en France, l’étrange discrimination qui lui est faite. Chacun de ces opuscules présente une dimension totalitaire explicite, voire génocidaire, et pourtant il serait le seul à menacer d’un scandale une nouvelle traduction chez un éditeur patenté. Faut-il lire Mein Kampf, d’Adolf Hitler, puisqu’il faut le renommer ? Le pensum vaut son pesant d’or documentaire, historique, tant vaut son poids de fange antilibérale et antisémite. En attendant d’en consulter une traduction soignée et judicieusement annotée, il est permis de lire Tout sur Mein Kampf, de Claude Quétel, avec le profit de celui pour qui les abominations de l’Histoire peuvent nourrir la pensée juste. Tout en affirmant combien la ligne est directement tracée entre le gros torchon d’Hitler et les chambre à gaz, dont Didier Durmarque décline la « phénoménologie ».
Tombé dans le domaine public depuis janvier 2016, et à ce titre facilement disponible outre-Rhin dans une édition judicieusement annotée, contextualisée, qui voisine les 2000 pages et conquit les historiens[1], le brûlot de celui qui aimait faire brûler des livres sur les places publiques, est censé paraître chez Fayard. Mais devant les cris d’orfraie des bonnes âmes qui craignent de revoir l’ouvrage servir de talisman satanique et d’inspirateur, l’éditeur retarde la chose avec pusillanimité, alors que le traducteur Olivier Manonni avoue avoir effectué un travail que l’on devine « accablant » (c’est son propre terme) et que l’on ne peut douter du sérieux scrupuleux de son éthique si l’on connait le colossal talent qu’il mit au service du philosophe Peter Sloterdijk[2].
Certes le volume écrit en 1924 par le plumitif nazi en chef n’est pas le nec plus ultra du nazisme, ni la totalité de la doctrine, tant il faut la compléter avec le secours de ses sources historiques, philosophiques, de ses discours et entretiens ; il n’est qu’un ramassis passablement organisé de tout ce qui trainait à l’époque de racisme et d’antisémitisme, de nationalisme et de militarisme, de fantasme d’espace vital, de race aryenne et de grande Allemagne… Entre l’autobiographie égocentrique et l’invective, entre la géopolitique et l’obsession, entre la vulgarité de l’expression et la médiocrité de la syntaxe, le cœur du lecteur balance aux deux extrémités de la curiosité et de la nausée, même si le projet génocidaire est habilement camouflé, et cependant déductible du manifeste politique. C’est selon le traducteur « illisible » : « Je considère qu'il n'y a aucun risque à ce qu'il devienne un livre de chevet comme je l'entends dire[3] ». Espérons qu’il ne s’agisse pas d’un vœu pieux, tant il a inspiré les élites et les soldats du Reich dans leurs guerres de conquête et leur « solution finale ». Espérons également que voir un tel objet trôner en librairie ne concoure pas à lui donner une aura de respectabilité ou un parfum de transgression, qui attireraient les détraqués, les néo-nazis en herbe, les antisémites criards. En d’autres termes, seul les convaincus seront persuadés.
Il est difficile d’accorder quelque talent d’écrivain à l’auteur de Mein Kampf. Si les chaotiques manuscrits des deux tomes, « bourrés de fautes, d’incohérences, de redites », souligne Claude Quétel, durent être polis par ses collaborateurs, voilà un texte boursouflé, interminable, d’une logique méandreuse, réuni en un seul volume en 1930. Cependant, quoique indéniablement dérangé, ce n’est pas un fou qui écrit, mais un leader politique sûr de lui, innervé par un programme dictatorial,qui définit son projet national et stratégique, et vomit de surcroit son fiel judéophobe à tour de pages, à moins qu'en cela même consiste la folie. Quittons la seule tératologie pour accéder à l’examen politique et historique.
Si mythe il y a, rien ne vaut, à condition d’être autant que faire se peut sensé, cette lecture pour le faire tomber de son piédestal pourri. On mesure mal les conditions du succès politique et d’édition d’un tel histrion et d’un tel torchon : fallait-il qu’il rencontre ainsi l’horizon d’attente du lecteur et électeur allemand en fouillant et exhibant ses pires instincts ?
La réception en France de Mon Combat fut plus molle. Alors qu’Hitler souhaitait éviter la divulgation de ses plans de conquête, la traduction fut en 1934 publiée sous l’égide à la fois de Charles Maurras et de la Ligue contre l’antisémitisme, ce qui est un oxymore, de façon à mieux faire connaître la doctrine, autant pour l’apprécier que pour une mise en garde : hélas les députés, sénateurs et intellectuels qui la reçurent ne la lurent pas. Hitler fit en 1938 paraître une traduction expurgée, euphémisée, non sans intenter un procès qui aboutit à la destruction du stock des Nouvelles Editions Latines, qui en fit secrètement tirer ensuite quelques milliers d’exemplaires à destination de la Résistance.
« Sapere aude, ose savoir ![4] », disait Kant. Il faut en effet lire Mein Kampf, qui n’a jamais été interdit en France. Y compris dans les manuels scolaires. L’interdire reviendrait à glisser sur une pente savonneuse qui voudrait celer tout texte où le mal apparait jusqu’en sa dimension programmatique. Il est d’ailleurs le plus simplement du monde disponible en PDF[5], du moins environ une moitié, dans une traduction qui ne vaut pas celle à venir d’Olivier Mannoni
Le torchon est bien un texte qui, dès sa première page, pousse à la guerre : « Une heureuse prédestination m'a fait naître à Braunau-am-Inn, bourgade située précisément à la frontière de ces deux Etats allemands dont la nouvelle fusion nous apparaît comme la tâche essentielle de notre vie, à poursuivre par tous les moyens. L'Autriche allemande doit revenir à la grande patrie allemande et ceci, non pas en vertu de quelconques raisons économiques. Non, non : même si cette fusion, économiquement parlant, est indifférente ou même nuisible, elle doit avoir lieu quand même. Le même sang appartient à un même empire. Le peuple allemand n'aura aucun droit à une activité politique coloniale tant qu'il n'aura pu réunir ses propres fils en un même Etat. Lorsque le territoire du Reich contiendra tous les Allemands, s'il s'avère inapte à les nourrir, de la nécessité de ce peuple naîtra son droit moral d'acquérir des terres étrangères. La charrue fera alors place à l'épée, et les larmes de la guerre prépareront les moissons du monde futur. […] C'est seulement lorsque ceci sera bien compris en Allemagne, quand on ne laissera plus la volonté de vivre de la nation s'égarer dans une défense purement passive, mais qu'on rassemblera toute notre énergie pour une explication définitive avec la France, et pour cette lutte décisive, qu'on jettera dans la balance les objectifs essentiels de la nation allemande, c'est alors seulement qu'on pourra mettre un terme à la lutte interminable et essentiellement stérile qui nous oppose à la France ; mais à condition que l'Allemagne ne voie dans l'anéantissement de la France qu'un moyen de donner enfin à notre peuple, sur un autre théâtre, toute l'extension dont il est capable. » Voilà qui a le triste mérite d’être clair !
Adolf Hitler use d’un darwinisme de pacotille en sa théorie des races supérieures et inférieures : « lorsque l'Aryen a mélangé son sang avec celui de peuples inférieurs, le résultat de ce métissage a été la ruine du peuple civilisateur ». Le délire s’amplifie en toute hyperbole éhontée : « L'Aryen est le Prométhée de l'humanité ; l'étincelle divine du génie a de tout temps jailli de son front lumineux ».
En regard, il use de la diffamation des Juifs à l’envi : « Les Juifs ne sont unis que quand ils y sont contraints par un danger commun ou attirés par une proie commune. Si ces deux motifs disparaissent, l'égoïsme le plus brutal reprend ses droits et ce peuple, auparavant si uni, n'est plus en un tournemain qu'une troupe de rats se livrant des combats sanglants. Si les Juifs étaient seuls en ce monde, ils étoufferaient dans la crasse et l'ordure ou bien chercheraient dans des luttes sans merci à s'exploiter et à s'exterminer, à moins que leur lâcheté, où se manifeste leur manque absolu d'esprit de sacrifice, ne fasse du combat une simple parade. » Plus loin, le Juif « est et demeure le parasite-type, l'écornifleur, qui, tel un bacille nuisible, s'étend toujours plus loin, sitôt qu'un sol nourricier favorable l'y invite. L'effet produit par sa présence est celui des plantes parasites : là où il se fixe, le peuple qui l'accueille s'éteint au bout de plus ou moins longtemps […]C'est une véritable sangsue qui se fixe au corps du malheureux peuple et qu'on ne peut en détacher […] Il empoisonne le sang des autres, mais préserve le sien de toute altération. […] La ruine de la personnalité et de la race supprime le plus grand obstacle qui s'oppose à la domination d'une race inférieure, c'est-à-dire de la race juive. […] sa vilenie est tellement gigantesque qu'il ne faut pas s'étonner si, dans l'imagination de notre peuple, la personnification du diable, comme symbole de tout ce qui est mal, prend la forme du Juif. […] Ce furent et ce sont encore des Juifs qui ont amené le nègre sur le Rhin ». En toute logique tordue, l’on en arrive à la conclusion : « L'Etat raciste national-socialiste […] Un Etat qui, à une époque de contamination des races, veille jalousement à la conservation des meilleurs éléments de la sienne, doit devenir un jour le maître de la terre. » Notons que nous avons corrigé ici d’évidentes coquilles du texte, bien peu soigné, en PDF.
Contre-vérités, argumentation illogique, incompréhension de la culture juive, ressentiment, insultes baveuses, pulsion guerrière et meurtrière, rien ne manque donc au service d’une idéologie aryano-allemande expansionniste, conquérante, aux dépens des peuples voisins, et au premier chef du Juif qui n’est digne que d’être éliminé. Tout cela sous la gouverne d’un seul guide : Adolf Hitler tel qu’en lui-même. Mais un tel discours flatte un peuple déçu par l’issue de la Première Guerre mondiale, par le parlementarisme, par la crise économique ; la démagogie permet d’exalter une race (qui n’existe pas) et un avenir collectif radieux, en projetant son ressentiment sur un bouc émissaire privilégié : le Juif.
À l’occasion de cette édifiante lecture, il s’avère que le bateleur de taverne n’écrit pas si mal que cela, du moins du seul point de vue rhétorique, hors de toute considération intellectuelle et morale, bien évidemment, alors qu’il est « le mal radical inné dans la nature humaine », pour reprendre la formule de Kant[6].
Aussi est-il bien nécessaire de d’appliquer la jurisprudence de la Cour d'appel de Paris de 1979, qui subordonnait la parution à un avertissement ainsi libellé: « Le lecteur de Mein Kampf doit se souvenir des crimes contre l'humanité qui ont été commis en application de cet ouvrage et réaliser que les manifestations actuelles de haine raciale participent de son esprit. » Or le monde arabe ne s’embarrasse pas de tels scrupules, puisque le volume y est un succès de librairie, aux côtés de l’imbécile et faux Protocole des Sages de Sion, alimentant le sentiment qu’il faut achever le travail d’holocauste si bien commencé par Hitler. L’on se rappelle d’ailleurs que le grand Mufti de Jérusalem, Huseyni (qui était l’oncle de Yasser Arafat), vint à Berlin rencontrer le Chancelier, qu’il avait recruté des troupes musulmanes bosniaques au service de la Waffen SS. Curieusement le Japon, produisant un Main Kampf manga, obtint un joli succès auprès de sa jeunesse, sans préjuger du degré de prosélytisme de la chose…
Lire Mein Kampf, du moins quelques pages bien senties, fait donc partie d’une éducation à la Shoah et au totalitarisme. Education hélas impossible dans Les Territoires perdus de la République, car l’on peut, dans les collèges de Seine-Saint-Denis, « maintes fois constater un antisémitisme souvent présent, parfois virulent, de la part d’élèves issus majoritairement de l’immigration maghrébine[7] », selon le témoignage de Iannis Roder.
Tout sur Mein Kampf, l’hyperbole est évidente, cependant prometteuse si le livre est synthétique. Et c’est bien le cas. Claude Quétel prend le soin de replacer le livre dans son contexte historique, dans celui de la biographie d’Hitler, dont la figure du führer dépend de l’attente d’un chef héroïque « venu du peuple et des tranchées ». Il note que « le terme de « Juif » ou de « juiverie » est celui qui revient le plus souvent dans Mein Kampf, 446 fois ». Par exemple « le Juif sanguinaire et tyran des peuples », qui est la « tuberculose raciale ». Aussi le torchon, qui se dresse au fronton de l’humanité à l’instar d’un livre saint, est l’expression d’un « antisémitisme de combat », d’un « Etat racialiste », animé par un « fanatisme qui fouette l’âme de la foule », tout cela pour reprendre les mots du propagandiste furieux (qui se compare sans mégoter à Alexandre le grand), par ailleurs obsédé par « l’hydre française » et par une croisade contre le « judéo-bolchevisme ». Une fois ce double nettoyage et l’espace vital conquis, le paradis aryen serait à portée de main, car le national-socialisme est bien une utopie[8] affichant son indéniable totalitarisme.
Pour avoir lu (quoique parfois en diagonale, on le pardonnera) la traduction disponible de l’indigeste pavé, l’auteur de ces modestes lignes est en mesure d’assurer au lecteur que le travail de Claude Quétel est non seulement fiable, mais plus intéressant que le livre incriminé, tant il en assume une contextualisation et une critique judicieuse. Aussi s’intéresse-t-il à la diffusion de l’opus coupable, à la question de savoir si les Allemands l’ont véritablement lu, à l’ignorance de la France, puis à la postérité entre oubli et influence, n’ignorant pas le grand succès en arabe, de l’Egypte au Liban, et surtout en Turquie où il est un bréviaire…
« Mein Kampf annonce-t-il les crimes à venir ? », s’interroge-t-il. Hitler est clair à cet égard, associant le « Juif cosmopolite » et une « effusion de sang » promise. Mais la planification logistique au service de la chambre à gaz n’y est pas mentionnée. Et Claude Quétel ne tient pas le passage suivant pour preuve : « Si l’on avait, au début et au cours de la guerre, tenu une seule fois douze ou quinze mille de ces Hébreux corrupteurs du peuple sous les gaz empoisonnés […] le sacrifice n’eût pas été vain ». Pourtant, y compris lorsqu’en 1939 Hitler eut menacé de réussir « l’anéantissement des Juifs d’Europe », le robinet semble ouvert par l’hitlérienne main depuis les tranchées de 14-18 jusqu’à Auschwitz…
Il n’est donc pas absolument évident de faire le lien direct entre Mein Kampf et la Shoah. Suivre le fil baveux de la haine obsessionnelle de son concepteur ne parait d’abord pas tracer directement le chemin des chambres à gaz : aucun génocide n’y est explicitement programmé. Cependant l’abondance du champ lexical des plus bas animaux, de l’infection, « pourriture », « bacilles », « abcès », « parasite », « rats » et autres « vermines », laisse entendre l’impérieuse nécessité de l’éradication. Les Juifs chez Hitler ont tous les vices, principalement d’être antipatriotiques, au point que la haine génocidaire puisse affecter de paraitre rationnelle : « Un grand mouvement qui s’était dessiné parmi eux [les Juifs] et qui avait pris à Vienne une certaine ampleur, mettait en relief d’une façon particulièrement frappante le caractère ethnique de la juiverie : je veux dire le sionisme. » La phobie psychotique est suffisamment partagée en son temps pour que le rejet du bouc émissaire du malheur allemand prenne comme une glue inexorable.
L’on a récemment retrouvé un hallucinant document de 1944, venu de la bibliothèque personnelle d’Hitler : Statistik, Presse und Organisationen des Judentums in den Vereinigten Staaten und Kanada (Les statistiques, la presse et les organisations juives aux Etats-Unis et au Canada), sous la plume d’Heinz Kloss. Il montre qu’Hitler, pensant vaincre les Etats-Unis et le Canada, programmait une seconde Shoah.
« La chambre à gaz comme métaphysique et nouveau Sinaï »… Diantre, un tel sous-titre ne fait pas dans la modestie ! Mais Didier Durmarque, l’auteur de Phénoménologie de la chambre à gaz a les moyens de son ambition, à l’aide d’audacieuses et pertinences analyses et perspectives.
L’essayiste ne peut échapper à la dimension technique du monstre : entre « invention » et « solution », il y a à la fois une continuité et une rupture sémantique, rupture de plus ontologique. L’on se doute qu’il est ici fait appel à des philosophes de la technique, comme Martin Heidegger et Günther Anders ; pour en montrer le fond le plus noir, la perversion, le scandale : « Il est remarquable que le négationnisme touche principalement la question de la chambre à gaz ». Car elle pointe du doigt l’insupportable, le néant de l’être, quoique cette question ne souligne pas le néant de l’essence de la technique, comme l’envisage l’auteur, puisqu’elle est beaucoup plus au service de la vie que de la mort.
Décidée au début 1942, la « Solution Finale » est un programme d’euthanasie des malades mentaux et handicapés, des Tziganes, et bien entendu des Juifs, sans compter divers détenus russes, polonais, d’abord au moyen du monoxyde de carbone, puis du zyklon B. La gestion des cadavres donne lieu à des témoignages particulièrement macabres, dénonçant le cynisme brutal des Nazis. Le cynisme va jusqu’à la parodie du judaïsme : « À Treblinka, le fronton du bâtiment de gazage était orné d’une étoile de David avec, à l’entrée, une tenture provenant d’une synagogue où était inscrit : Ceci est la porte par où entrent les Justes ». Un Allemand hurla : « Vous allez tout de suite retourner chez Moïse ». Il y faut de plus une industrialisation des crématoriums. Trois millions de Juifs périrent gazés dans le cadre d’un « massacre industriel » auquel contribuèrent non seulement les Nazis patentés, mais des fonctionnaires, des entreprises, au cours d’un processus soigneusement caché. « Atopie » puisque ces lieux ne sont pas censés exister, anomie, puisque disparaissent un groupe et ses valeurs, euphémisme lorsque que les morts ne sont que « Figuren », tout conspire à la disparition, plus que d’hommes, de l’individualité, d’une religion, d’une civilisation, d’un langage. Ainsi la chambre à gaz « est objet d’existence sans être objet d’expérience », qui n’aurait pu être appréhendé sans la littérature. Rappelons que selon Hannah Arendt[9] les camps « dépouillaient la mort de sa signification », quoiqu’il faille bien reconnaître avec Didier Durmarque une « dissociation » entre le camp et la chambre à gaz.
En conséquence du « royaume millénariste du totalitarisme technique », selon Anders, l’on s’engouffre dans l’insistance du « silence de Dieu », car dès lors « la question de l’Être n’est ni religieuse, ni métaphysique, mais technique ». À cet égard, étant donné l’antisémitisme du piètre philosophe, « la parole heideggérienne est devenue totalement inaudible », ce qu’assène avec pertinence notre essayiste. Au silence de Dieu, le Diable répond-il ? Même pas, s’il y a silence et « sortie de l’Être ». Là est peut-être le « nouveau Sinaï », où se vide l’alliance entre parole de Dieu et celle de Moïse, toutes les deux évacuées… Dans une conversation avec Hermann Rauschning, Hitler le disait lui-même : « Les tables du Sinaï sont périmées ». Peut-on oser dire avec Didier Durmarque : « la chambre à gaz est Dieu » ?
C’est en pensant avec révérence au poème de Rachel Ertel, Dans la langue de personne, que l’essayiste avance les termes de sa réflexion :
Nanti d’une précision encyclopédique et parfaitement documenté, ce bref essai sans jargon, passe avec aisance des faits aux concepts : « La question de l’Être trouve sa solution finale dans l’essence de la technique » est une splendide formule, même si encore une fois, cette essence, d’abord humaniste, fut ici dévoyée. Il ne reste plus qu’à souhaiter que le talent philosophique de Didier Durmarque, qui en toute continuité logique consacra un volume à la Philosophie de la Shoah[11], s’attaque à ce morceau de choix qu’est ce livre parmi les plus antihumanistes de l’Histoire, nous avons, hélas, nommé : Mein Kampf.
Interdire, et pratiquer un autodafé, qui sait par le gaz ? Impossible, il en resterait l’essence, il resterait auréolé par le tabou, alors qu’il ne doit valoir que comme indigeste document historique. « Le livre tombe des mains tout seul », conclue Claude Quétel. Certes, parce que ce dernier est un être aussi sensé qu’humaniste. Mais en d’autres mains, tant il y en a dont l’antisémitisme est viscéral, c’est une autre affaire, en particulier de ceux dont le meurtre de Juifs est consubstantiel à la religiosité. Or l’un des plus gracieux vocables récurrents pour qualifier les Juifs dans le texte d’Hitler est « Ungeziefer ». Signifiant vermine, il est employé par Kafka[12] dans La Métamorphose, paru en 1913, en une sorte de prémonition ; mais aussi « alten Mistkäfer » ou « vieux bousier », voire « vieux scarabée de merde », tel que la femme de charge qualifie Gregoire Samsa, avant de jeter son cadavre aux ordures. Pourtant le rôle écologique des bousiers est aussi considérable qu’indispensable : il s’agit de digérer et recycler les fèces, ici celles de l’Histoire. Hélas il y a tout lieu de croire qu’aucune chambre de désinfection morale ne sera suffisante pour éradiquer les relents abjects et récurrents de Mein Kampf…
[1]Hitler, Mein Kampf. Eine kritische Edition, herausgegeben im Auftrag des Instituts für Zeitgeschichte München – Berlin von Christian Hartmann, Thomas Vordermayer, Othmar Plöckinger, Roman Töppel, München: Institut für Zeitgeschichte, 2016, 1948 p, 59 €.
Orangerie de La Mothe Saint-Heray, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.
Amitié pour Allan Bloom
& pour la culture générale.
Allan Bloom : L’Amour et l’amitié,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Manent, Les Belles Lettres, 656 p, 19 €.
Allan Bloom : L’Âme désarmée. Essai sur le déclin de la culture générale,
traduit par Paul Alexandre et Pascale Haas, Les Belles Lettres 504 p, 19 €.
Une foultitude d’essais court sur l’amour ; ils sont bien moins nombreux sur l’amitié, plus discrète, plus exigeante, peut-être parce qu’elle éclot moins depuis les sens que depuis l’intellect. Mais au regard de la libération sexuelle, avons-nous perdu quelque chose de l’amour, comme au regard de l’individualisme avons-nous sacrifié l’amitié ? C’est, dans L’Amour et l’amitié, la thèse du philosophe américain Allan Bloom (1930-1992), veilleur sourcilleux au fronton de la culture classique, et qu’il ne faudra pas identifier à un conservatisme ronchon. Volontiers acerbe envers les bassesses de notre contemporain, il lui semble que l’éducation, se fermant peu à peu aux grands classiques, rend L’Âme désarmée, la faute au « déclin de la culture générale ». Volume d’autant plus pertinent, paru originellement en 1987, qu’il se voit ici nanti de la première traduction intégrale.
Si l’on sait que l’amour est d’abord instinct sexuel et ensuite, du moins potentiellement, transcendance esthétique et éthique comme l’ont démontré les grands poètes, de Pétrarque à Shakespeare, l’on sait moins que l’amitié, plus rare, « à la différence de l’amour est forcément réciproque ». Or l’essayiste se propose de montrer « que la compréhension de l’amour et de l’amitié est la clef de la connaissance de soi ». Aussi parle-t-il d’ « Eros », bien au-delà de « sexe » et d’ « amour », ces mots qui révèlent un appauvrissement du langage, donc « un appauvrissement du sentiment ». Perte de vitesse du romantisme, désérotisation du monde », voilà ce qu’observe Allan Bloom au début des années quatre-vingt-dix aux Etats-Unis, quand le « lookisme » est devenu un vice, alors que le regard adressé à la beauté n’est plus compris. Si le féminisme a dénoncé le machisme et le viol, ne risque-t-il pas, en assujettissant la sexualité au pouvoir sexiste, de déprécier ce que nous appelions « faire la cour » et la galanterie, d’oublier « la beauté de l’érotisme » ?
Le premier Rapport Kinsey, paru en aux Etats-Unis en 1948, fut à la fois signe de libération sexuelle, mais aussi de lecture descriptive et statistique de la sexualité, qui, selon Allan Bloom, « ôte tout motif de réfléchir sérieusement sur la signification de nos désirs ». L’on pourrait tempérer ce jugement en signifiant que l’un n’empêche pas forcément l’autre, puisque la sexologie n’est pas l’art d’aimer, qu’elle n’aspire pas à la beauté ni n’inspire guère la poésie.
Pour ce faire, il ne suffit pas, outre l’indispensable empathie, de manier l’introspection, il est nécessaire de découvrir les miroirs éclairants que sont les romanciers et philosophes, plutôt que Freud et les théoriciens de la déconstruction[1]. Allan Bloom commence par « Rousseau, le plus érotique des philosophes modernes », et achève sa réflexion panoramique de la culture occidentale par « Socrate, le plus érotique des philosophes tout court ». Stendhal, Austen, Flaubert et Tolstoï sont également les mentors d’Allan Bloom. Ces romanciers romantiques et réalistes offrent le portrait de couples, unis, désunis, et le tableau de sentiments, quand Shakespeare propose à la fois la folie de l’amour et sa promesse d’unité.
Avec Rousseau et sa Nouvelle Héloïse, l’idéalité et la sincérité du romantisme naissant évacuait la galanterie du XVIII°. Est-on sûr que ce fut un bien ? Or l’auteur du Contrat social exhibait sa sexualité pas toujours brillante dans ses Confessions. Le désir du parfait amour coïncide avec de telles scories, ce qui fait dire à l’essayiste : « Si Freud fut du sexe le savant frigide, Rousseau en fut le savant sensuel ». Et si « Julie est la déesse de La Nouvelle Héloïse et du romantisme en général », nous ajouterons que la Sophie d’Emile ou de l’éducation est malheureusement une femme soumise…
Rousseau : La Nouvelle Héloïse, Londres, 1781.
Photo : T. Guinhut.
« Post-rousseauistes » sont Le Rouge et le noir, Orgueil et préjugé, Madame Bovary et Anna Karénine. Stendhal lit Jean-Jacques avec tendresse, dans un monde bourgeois qu’il décrit avec un réalisme cru et auquel il veut échapper par l’amour ; Austen avec révérence, quoiqu’elle soit plus raisonnablement féminine, parmi ses histoires de cœur inscrites dans une étroite sphère sociale abondamment moquée ; Flaubert avec nostalgie et ironie, sonnant « le glas des grands espoirs soulevés par le romantisme » ; Tolstoï avec enthousiasme, alors qu’il « nous rappelle un monde disparu dans lequel les hommes avaient le loisir requis pour essayer de faire de leur vie une œuvre d’art ». Cependant le monde de Tolstoï, où une Anna Karénine vit le « conflit entre la passion érotique et l’amour des enfants », n’est guère ouvert aux idées des Lumières, ce que ne regrette peut-être pas assez Allan Bloom.
C’est à propos de Jane Austen et des personnages d’Elizabeth et Darcy, qu’Allan Bloom évoque l’amitié. Alors que chez Aristote et Cicéron elle est « miroir fidèle dans lequel on peut se voir soi-même », par contraste « l’amitié d’un couple repose sur les imperfections et les manques de chacun des partenaires qui doivent être corrigés ou comblés par l’autre. Elizabeth veut que Darcy lui enseigne tout ce qu’il a pu apprendre en sa qualité d’homme, grâce à une plus grande expérience du monde ainsi qu’à une étude plus approfondie des arts et des sciences ; de son côté elle pourra instruire sa délicatesse et civiliser ainsi sa vertu ». Nul doute qu’aujourd’hui le partage des tâches serait moins tranché. Cependant c’est ainsi que Jane Austen « célèbre l’amitié classique comme le cœur de l’amour romantique »…
Au romantisme exalté par le sublime, succède au XX° siècle la laideur de la condition humaine et « l’omniprésence d’un sexe sans idéal ». Y-a-t-il un remède à cette déconfiture, sinon le retour à ce mystérieux Shakespeare[2] longuement commenté... Or « ses pièces nous inspirent plutôt le désir classique de comprendre le monde que l’aspiration moderne à le transformer ». Il sait dire autant l’obscène que l’amour, peindre les aspirations à l’infini, le comique et la grandeur, au sein et auprès de Roméo et Juliette, d’Antoine et Cléopâtre, mais surtout « la présence vivante du grand dieu Eros, non dans l’imitation artificielle que Rousseau et les romantiques essayèrent dans le monde bourgeois frappé de rigidité ».
En conséquence, et c’est bien quoi ils sont précieux, les Sonnets et les pièces de Shakespeare[3] contribuent à la quête de la connaissance de soi et, en outre, « déploient un examen de l’esprit humain qui nous instruit dans la plus délicate des sciences : savoir quoi honorer et quoi mépriser, quoi aimer et quoi haïr ». Or, tendant l’arc de la polémique, Allan Bloom va jusqu’à ajouter - et nous ne le contredirons pas - : « ignorant l’abstraction stérile de nos sciences humaines comme l’indigente laideur de nos arts populaires, il est pour nous comme un miracle ».
Il eût été étonnant que Shakespeare omette l’amitié de son œuvre-monde : L’excellent prince Hal, futur Henri V, protège son étonnant ami, le grotesque Falstaff, qui cependant lui transmet sa connaissance de la vie et du peuple. Cette réciproque estime, quoiqu’elle soit une parodie de l’amitié selon Aristote et Cicéron, est rapprochée de celle de deux humanistes de la Renaissance : Montaigne et La Boétie. Cette dernière est l’expression de la réciproque « admiration intellectuelle […] alors que cette admiration est pratiquement ignorée de la grande masse de l’humanité ». Aussi faut-il revenir à Platon, qui « essaie de montrer dans Le Banquet que la philosophie est la forme la plus complète d’Eros ».
Nous aurons pour lui une réelle amitié intellectuelle : la culture et la finesse de l’analyse d’Allan Bloom n’est plus à démontrer quand les auteurs s’y retrouvent mis en question, fouillés, magnifiés… Il reste cependant plus que conservateur, lorsqu’au nom des liens sacrés du mariage il approuve Tolstoï qui condamne son adultère Anna Karénine, n’y préférant pas « la facilité toujours plus grande du divorce à l’époque moderne ». En revanche, l’on ne peut que le suivre lorsqu’il affirme, sans égards pour le relativisme[4], au seuil de la lecture de Roméo et Juliette : « Que pourrait-il y avoir de plus merveilleux que d’unir le plaisir le plus intense avec l’activité la plus haute, avec les plus nobles actions et les plus belles paroles ? Car telle est la promesse de l’amour ».
Il est évident que notre essayiste ne vise pas à une censure des mœurs. Il souhaite plutôt voir se « développer une forme de tolérance qui ne détruise pas en même temps la capacité de discriminer le bien, le mal, le noble et le bas. La tolérance requiert-elle nécessairement ce relativisme qui atteint la vie des âmes et les prive de leur droit à préférer ce qui est beau, et à en être instruit ? » À l’occasion d’une conférence d’Allan Bloom, des étudiants américains déplièrent une banderole ainsi libellée : « Grat Sex is better than Great Books ». « C’est vrai, mais on ne peut avoir l’un si l’on n’a pas l’autre », répond-il. Cependant, ajoute-t-il, « dans un monde meilleur, l’éducation sexuelle se préoccuperait de développer le goût ».
À cet égard l’appauvrissement du langage et de la lecture précipitent le « déclin de la culture générale ». C’est le trait saillant de la thèse d’Allan Bloom dans L’Âme désarmée, explicite en son sous-titre français. La déshérence de la rhétorique politique et de la rhétorique amoureuse vont de pair si l’on ne lit pas Aristote et Hannah Arendt, Pétrarque et Shakespeare. Pour reprendre le titre de l’original américain, The Closing of the American Mind, il faut dénoncer une fermeture d’esprit : vivre au présent, envisager le futur, ne peuvent se faire intelligemment si l’on s’est fermé au passé et à ses penseurs. En ce sens, il s’agit d’un vaste pamphlet, argumenté avec ardeur et finesse, adressé à l’esprit américain. Que dirait-il aujourd’hui de la chape de plomb du politiquement correct dans certaines universités, de l’idéologie socialiste et écologiste qui ne craignent pas de subvertir les faits, d’évacuer une démarche scientifique et philosophique, de l’ignorance crasse de l’homme de la rue et des médias…
Ainsi nihilisme et relativisme encombrent les universités d’Amérique et d’Europe, pour entraver la recherche de la vérité et la noblesse de l’âme : « le vrai mobile, à savoir la recherche d’une existence meilleure, a été étouffé par le relativisme ». Au-delà des objurgations économiques et sociales, l’éthique de l’enseignant, plutôt que la déséducation idéologique[5], doit permettre de conduire ses étudiants vers la grandeur de la culture. Au-delà des clichés de l’époque, l’enseignement doit, à l’aide des grands livres, tenter de réponde à cette question : « Qu’est-ce que l’homme ? », « Quelle fins morales doit-on se proposer ? » Ce à travers une réflexion rationnelle et non autoritaire, non fanatisée…
Or l’on serine que toutes les cultures sont équivalentes[6] ; ce qui est une démission de l’esprit, de la connaissance et du jugement. Ce n’est pas de l’ethnocentrisme que de s’appuyer sur des critères de liberté, de prospérité, d’éducation, de santé, sur la constitution américaine, pour définir ce que peut être le meilleur de l’humanité. En tous cas pas avec le concours de la tyrannie de la majorité ou de celle des minorités, raciales, religieuses ou sexuelles, ni avec la démagogie. Ainsi « l’engagement [est] la nouvelle valeur politique qui remplace la raison ». En effet s’engager n’est pas une preuve suffisante de la validité de la cause, qu’elle soit nazie (pensons à Heidegger), communiste (puis à Sartre), ou bien libérale au sens classique du terme[7] et au service des droits universels…
Platon : Oeuvres, Charpentier, 1869. Photo : T. Guinhut.
La perte de vitesse des grands livres, comme la Bible, si discutable que soit cette dernière, ou La République de Platon, également discutable cette fois pour des raisons politiques, entraîne le risque de ne plus aspirer à devenir des sages. Face à la diminution de la lecture, l’omniprésence de la télévision, puis des médias et jeux numériques, si elle est concomitante avec l’élévation générale du niveau d’instruction, souvent au sens technique du terme, empêche une vaste élévation culturelle et morale : « Du fait de la méconnaissance des bons livres, les jeunes deviennent les dupes de tout ce que d’insidieux charlatans leur offrent en guise d’interprétation de leurs sentiments et de leurs désirs ». Comme lorsqu’un féminisme accuse les œuvres du passé d’être sexistes.
Hors les amateurs cultivés, la jeunesse n’écoute ni Bach, ni Schubert, ni Wagner ; alors qu’ils sont soumis à « une véritable intoxication par la musique ». Or « selon Platon et Nietzsche, l’histoire de la musique est une série de tentatives pour conférer forme et beauté aux forces obscures, chaotiques et prémonitoires de l’âme ». Mais le rock « excite le désir sexuel » au moyen de son rythme puissant et barbare. Et encore Allan Bloom n’eut guère le temps de connaitre le rap ! Voici une pierre de touche apporté au débat entre musique savante et musique populaire[8]. Une telle marée rock, pop et rap, grégaire de surcroit, qui n’est justifiée que par le trivial « c’est mon choix », ne favorise pas l’éducation du goût et l’art de la distinction.
L’on rétorquera qu’Allan Bloom se montre un peu prude, voire fermé d’esprit. Ce serait lui faire un injuste procès. Il n’accuse pas Mick Jaeger et consorts de contribuer aux drogues, au sexe et à la violence, mais de susciter une sous-culture de masse et « une difficulté insurmontable à établir une relation passionnée avec l’art et la pensée qui sont la substance même de la culture générale ».
Egocentrisme, égalitarisme, racialisme (qu’il s’agisse d’un « suprématisme noir » ou de discrimination positive), libération sexuelle, féminisme radical, (« la liberté sexuelle n’a bénéficié que d’un très bref instant ensoleillé avant d’être à nouveau bridée pour satisfaire la sensibilité féministe »), isolement de l’individu, divorce, érotisme « infirme », rien n’échappe à l’examen sans concession de notre essayiste. Il rejette ce qui en fait « aboutit, comme beaucoup de mouvements modernes qui recherchent une justice abstraite, à l’oubli de la nature et au recours à la force pour refaçonner les êtres humains afin de réaliser la justice ». Mais à cet égard, Allan Bloom rappelle que Platon, dans La République, envisage sérieusement un communisme sexuel[9]. Il reconnait également que, grâce à l’évolution des mœurs, nombre de problèmes des héros de romans classiques liés à la gestion sexuelle deviennent passablement obsolètes.
Quant au domaine philosophique plus contemporain, il s’agit de dénoncer les influences d’un Nietzsche et d’un Heidegger (dont le nazisme était « un corollaire de sa critique du rationalisme ») qui ont pour conséquence le relativisme des valeurs : « La démythification de Dieu a nécessité une description nouvelle de la nature même du bien et du mal ». Ce qui est concomitant du judicieux anathème jeté sur l’abus du mot « culture » appliqué à tout et n’importe quoi. Si la culture se dit maintenant au pluriel, faut-il n’y voir qu’un progrès, quand la noblesse des valeurs périclite au contact du relativisme ? Où se glisse la dignité humaine dans le choc entre universalisme et particularismes ? Ainsi « le rationalisme occidental a abouti à un rejet de la raison : est-ce un résultat nécessaire ? »
L’on pourra discuter sa vision de la science comme découverte et non comme « créativité », son admiration récurrente pour un Rousseau qui est moins un ancêtre de la démocratie libérale que de Marx, ce « fossile » dont il pense trop facilement qu’il est considéré comme dépassé alors qu’il innerve encore une délétère volonté de puissance du ressentiment, et penser que parfois il se laisse un peu entraîner par son argumentation qui frise par instant la satire à l’emporte-pièce, par exemple lorsqu’en 1969 « l’université avait abandonné toute prétention à étudier ou à informer sur la valeur » ; même si elle n’a guère su résister à la pression des masses, y compris des Noirs radicaux, et à l’idéologie révolutionnaire ; car « les impulsions tyranniques se sont fait passer pour de la compassion démocratique ». De même, faut-il le suivre totalement lorsqu’il constate un déclin mortel de la philosophie aux Etats-Unis, de plus inféodée par le « déconstructionisme […] dernier stade, peut-on prédire, de la suppression de la raison, la négation ultime de l’idée qu’une vérité philosophique est possible » ? Il est vrai qu’il serait ulcéré de constater aujourd’hui combien l’université américaine est parfois tyrannisée par les sensibilités exacerbées des minorités raciales, religieuses et sexuelles… Reste que l’essai est plus que vivifiant pour l’esprit. Et si nous ne rendons pas justice à tous les aspects de ces essais qui associent une lecture aisée à une érudition profonde et à des mises en perspectives audacieuses, considérons qu’il s’agit d’une courtoise invitation à s’y plonger encore…
N’en déplaise aux livres essentiels d’Allan Bloom, il est à craindre que l’âme, qu’elle soit socratique ou chrétienne, ne soit qu’une grande fiction. Or que nous ayons été désarmés puisque privés des grandes grilles de lectures métaphysiques est indéniable. Mais n’est-ce pas un bénéfice que de pouvoir forger notre liberté morale, érotique et intellectuelle, moins dans l’ « âme » que dans l’esprit ? Reste que désarmés sont ainsi les esprits faibles, armés de leur seul caprice et volonté, tournés vers le plaisir, mais aussi vers le mal, vers le pouvoir tyrannique. Aussi, avec Allan Bloom, qui sut traduire en anglais aussi bien La République de Platon que l’Emile de Rousseau, nous ne pouvons que plaider l’amitié des grands livres pour nous guider vers le bien, la paix et la beauté de l’Eros, comme en leur temps étaient ami Aristote et Platon. Tout en rejetant aux oubliettes du politiquement correct le plus abject l’idée selon laquelle l’écrivain du passé est « le suppôt de tous les préjugés pernicieux », soit le sexisme et l’exploitation par le pouvoir, selon une grille foucaldienne. Être conscient des faiblesses de l’époque ne doit pas empêcher d’apprécier l’autorité des grands auteurs à leur juste valeur et beauté, ni empêcher de tacler les préjugés d’aujourd’hui. L’éducation libérale[10] et l’amour des belles lettres qui doivent conduire le retour à la culture générale ne signifient ni passéisme stérile ni refus de construire l’avenir qui nous incombe ; bien au contraire. Il est entendu que la culture générale n'est pas qu'une collection disparate de connaissances, mais une mise en relation des connaissances avec la dignité humaine au moyen de la lecture des grands livres de l'humanité...
Un beau livre d’amitié a rendu hommage à Allan Bloom : il se nomme Ravelstein[11]. Ce portrait d’un brillant professeur de philosophie, autant caractérisé par sa prodigalité ruineuse que par son érudition chaleureuse, qui fait fortune en publiant un excellent essai destiné au grand public et meurt du sida, est très largement inspiré par l’auteur de nos deux essais. C’est avec ironie qu’il lui fait côtoyer le pop-rocker Michael Jackson dans les suites de l’Hôtel Crillon. Saul Bellow a-t-il outrepassé les limites de l’amitié en révélant l’homosexualité du maître ? En son intense et contrasté roman biographique, a-t-il voulu souligner une dimension socratique essentielle ou anecdotique, entre « l’amour rousseauiste et l’éros platonicien ? Ou encore contribuer à la légende d’une incontestable figure de l’éducation libérale…
Christine de Pizan : Cent ballades d’amant et de dame,
traduit du français du XIV° siècle par Jacqueline Cerquiglini-Toulet,
Poésie Gallimard, 2019, 336 p, 10 €.
Christine de Pizan : La Cité des dames,
traduit par Thérèse Moreau et Eric Hicks, Stock, 2005, 312 p, 18,50 €.
Christine de Pizan : L’Epitre d’Othéa, PUF Sources, 2008,
traduit par Hélène Basso, 194 p et 152 p, 45 €.
Inès Villela-Petit : L’Atelier de Christine de Pizan, BNF éditions, 2020, 144 p, 29 €.
Le Moyen-âge flamboyant. Poésie et peinture,
Diane de Selliers, 2006, 380 p, 190 €.
La petite collection, 2021, 400 p, 49 €.
Mesdames, qui vous plaignez que l’histoire de la littérature n’ait pas fait assez place aux femmes, qu’attendez-vous pour vous mettre au travail, écrire l’une des œuvres marquantes et rêvées, pour être un Dante ou un Proust féminin ? En attendant cette alléchante perspective, il est encore temps de se pencher sur les plumes de ces dames, plus que délectables, et parfois occultées. Comme Murasaki Shikibu, Madeleine de Scudéry, Ayn Rand[1] ou Yoko Ogawa[2] pour le roman, Simone de Beauvoir et Hannah Arendt[3] pour la philosophie, Emily Dickinson[4] pour la poésie. Notre Moyen-Âge lui-même ne fut pas en reste à cet égard, avec Hildegarde Bingen[5], Marie de France, dont les Lais [6] viennent d’être bellement éditées en Pléiade, et Christine de Pizan. Cette dernière mérite aujourd’hui notre amicale et tendre attention. Non seulement elle cisèle Cent ballades d’amant et de dame, tout autant que l’Epitre d’Othéa, mais il faut sans nul doute la compter comme l’ancêtre d’un intelligent féminisme, grâce aux pages ardentes judicieuses de La Cité des dames, qui brillent au cœur du Moyen Âge flamboyant révélé par Michel Zink et Diane de Selliers.
Probablement Christine de Pizan est-elle la première femme de lettres à vivre de sa plume. Née en 1364 à Venise et décédée en 1430 à Poissy, elle a malheureusement glissé dans l’oubli après la Renaissance, pour ne retrouver qu’au XX° siècle la reconnaissance qui lui est souverainement due. En effet son autorité littéraire s’étendait jusqu’aux domaines politiques, philosophiques et historiques, sans oublier la poésie. Aussi c’est suite à une commande que furent rédigées les Cent ballades d’amant et de dame, ce qui n’ôte rien à leur sincérité. Mieux, c’est à un défi qu’elle doit répondre : réparer les griefs faits à Amour dans un ouvrage précédent, Le Livre du Duc de vrais amans. N’avait-elle pas, au travers de la voix de son personnage, « Sybille de la Tour », tenté de détourner une dame d’aimer ! Ainsi le nouveau recueil peut être lu et offert en guise de « gage dans un jeu courtois », pour reprendre la belle formule de la préfacière et traductrice.
Un amant et une dame, qui ne sont pas nommés, dialoguent, quoique le mari jaloux, irrités par les médisants, s’interpose à l’occasion de la quarante-deuxième ballade. Menacé de mort par l’Amour, l’amant convainc progressivement la dame jusqu’au baiser, lors de la ballade soixante-quatre. Mais les obstacles à l’union, les séparations, dont un voyage « Du bon, bel et gracieux / Qui navigua en mer / Loin dans une contrée sauvage », les retrouvailles, la difficulté de rester fidèle à l’honneur chevaleresque, le combat du temps contre l’ardeur du sentiment, « les médisants qui avaient préparé / contre nous un dur breuvage », les soupçons de la jalousie enfin entre les deux protagonistes conduisent à l’affaiblissement de l’amour jusqu’à sa mort. Par-delà le prologue, les cent ballades se referment avec le « lai de la mort », qui, prédit la dame, « Me fera tourner en cendre ».
Sous le couvert d’une intrigue apparemment simple, de la convention de la poésie courtoise, un véritable art d’aimer et de désaimer est divulgué. Pour ce faire, Christine de Pisan use d’allégories, comme « Amour », « Raison », « Fortune » ou « Mort », d’oxymores, comme « paix haineuse », ou « haine amoureuse ». Les métaphores les plus heureuses balisent le discours : « Que deviendra mon cœur quand je reverrai / Mon doux médecin ? »
Le chiffre cent vise à une certaine perfection, comme lors des dix nouvelles des dix narrateurs du Décaméron de Boccace. La subtile composition joue avec les chiffres pour placer au numéro cinquante la lassitude des aventures guerrière de l’amant qui s’écrie : « Ah ! Mieux vaut être couché entre deux draps / Douce dame, et vous tenir dans mes bras ! » Au refrain de la centième et dernière ballade, l’on peut lire : « En escrit y ai mis mon nom » ; « En escrit » étant l’anagramme de Crestine…
En traduisant le français du début du XIV°, Jacqueline Cerquiglini-Toulet parvient à respecter quelques-unes des rimes de l’original, tout en veillant, tant que faire se peut, à conserver le rythme des vers. Et bien sûr celui de la ballade, le plus souvent composée de trois couplets et d’une demi-strophe, l’envoi, et nantie d’un refrain. L’édition heureusement bilingue permet de retrouver la voix et le suc du lyrisme d’antan. Par-delà six siècles, ce recueil poétique, émouvant et beau, nous parle toujours…
Le terme étant né sous la plume de Charles Fourier en 1837, ce serait un peu anachronique de dire que Christine Pizan fut féministe. Cependant elle mit toute son énergie à défendre la cause féminine, d’une part en s’opposant à la misogynie de Jean De Meung affirmée dans son Roman de la rose[7], d’autre part en rédigeant en prose sa fameuse Cité des dames. Une sorte de songe, l’apparition lumineuse de trois dames, « Raison », « Droiture » et « Justice », va la convaincre d’édifier son ouvrage.
C’est évidemment d’une allégorique cité qu’il s’agit, répondant à La Cité de Dieu de Saint-Augustin[8]. Adaptant un texte de Boccace, Des Dames de renom[9], elle engage ces dernières dans une entreprise bien plus vaste. En effet toutes les dames de l’Histoire, biblique et de l’Antiquité, et en particulier les Amazones, sont ici énumérées au service d’une argumentation en faveur de la féminité et en tant que métaphorique matériau. Or cette cité est construite en trois étapes. D’abord « l’impulsion » au service de la fondation dans « le champ des Lettres » avec « la pioche de ton intelligence ». Puis les murs, l’édification des bâtiments intérieurs, enfin les toitures et « quelles furent les nobles dames choisies pour peupler les grands palais et les hautes tours ». Le monument est un rempart contre la barbarie faites aux femmes, contre l’ignorance dans laquelle on préfère les laisser. Aussi plaide-t-elle en faveur de leur éducation : « Je m’étonne fort de l’opinion avancée par quelques hommes qui affirment qu’ils ne voudraient pas que leurs femmes, filles ou parentes fassent des études, de peur que les mœurs s’en trouvent corrompues. […] Cela te montre bien que les opinions des hommes ne sont pas toutes fondées sur la raison, car ceux-ci ont bien tort. On ne saurait admettre que la connaissance des sciences morales, lesquelles enseignent précisément la vertu, corrompe les mœurs ».
La dimension polémique prend en faute les préjugés misogynes. Comme celui d’Aristote et des aristotéliciens pensant que c’est « par débilité et faiblesse que le corps qui prend forme dans le corps de la mère devient celui d’une femme ». De plus, elle est « navrée et outrée d’entendre des hommes répéter que les femmes veulent être violées et qu’il ne leur déplait point d’être forcées, même si elles s’en défendent tout haut ». Ainsi elle affirme l’égalité des sexes, s’insurge contre le viol et le mariage forcé avec des vieillards, auquel cas elle préfère, « me sentant jeune et débordante de vie […] prendre un amant » !
L’actualité de Christine de Pizan, considérablement en avance sur son temps, est surprenante. Certes, venue d’un milieu aisée et payée pour son travail par ses mécènes princiers, elle avait le bonheur d’avoir une écritoire et une « chambre à soi », pour reprendre la formule de Virginia Woolf[10]. Mais elle n’omit pas de souhaiter, dans Le Livre de la Mutation de Fortune, un autre de ses ouvrages, que cette dernière la prenne en pitié et la change en homme. Malgré l’abondance des femmes politiques et guerrières, des femmes savantes (et non au sens ironique de Molière), malgré leur chasteté, leur patriotisme, toutes ses qualités mises en avant par notre femme de lettres n’ont guère fait avancer les mentalités avant le vingtième siècle. Or « l’étude inlassable des arts libéraux », telle qu’elle la pratique et la vante, fait venir l’esprit aux femmes, donc à l’humanité, qui ne doit pas ignorer que « l’excellence ou l’infériorité des gens ne réside pas dans leur corps selon le sexe, mais en la perfection de leurs mœurs et vertus » ; aujourd’hui l’on ajouterait plutôt que dans leur couleur de peau…
Photo : T. Guinhut.
Visiblement copistes et enlumineurs (quoiqu’ils fussent parfois féminins) n’en ont pas pour autant dédaigné de calligraphier et de peindre cette Cité des dames, comme tant d’autres de ses œuvres. Par exemple, celle que les éditions PUF, associées à la Fondation Martin Bodmer, sise à Genève, ont publié, dans leur merveilleuse collection « Sources » : l’Epître d’Othéa à Hector, sur la « droite chevalerie ». Plus exactement un fac-simile d’un manuscrit réalisé vers 1460, probablement à Bruges par un copiste adroit et un enlumineur virtuose et à l’intention d’un grand bibliophile du temps : Antoine, Grand Bâtard de Bourgogne. Notons que ce coffret de deux volumes reliés, l’un pour le fac-simile, l’autre pour la traduction en français moderne, est préfacé par la même spécialiste diligente qui préside à nos Cent ballades d’amant et de dame : Jacqueline Cerquiglini-Toulet.
Déesse de la Prudence, la plus précieuse des vertus cardinales, Othéa, dont le nom vient peut-être d’O Theos, et derrière laquelle réside Christine de Pizan elle-même, rédige une lettre pédagogique destinée à Hector de Troie, un chevalier de quinze ans. Alors que son propre fils, Jean de Castel, a quinze ans en cette année 1400. Outre son métier, elle lui enseigne ses devoirs moraux et spirituels. Manuel d’éducation et mythologie se répondent, au travers de figures exemplaires.
Là encore ce sont cent poèmes, plus exactement des quatrains, didactiques et délibératifs, soit des conseils, à chaque fois suivis d’une « glose » et d’une « allégorie interprétative » en prose. À travers l’éloge et le blâme de Cadmus ou de Narcisse, le jeune destinataire se voit découragé du vice et encouragé à la vertu :
« Toutes les vertus, tu les entes et les plantes
En toi. Tout ainsi qu’Isis fait les plantes
Et l’ensemble des grains fructifier
Toi, tu as le devoir d’édifier. »
Ainsi les armes, l’amour et la sagesse sont le triptyque sur lequel repose l’éducation d’un prince.
L’œuvre de Christine de Pizan est d’importance, abondante, voire démesurée. Pensons à son Chemin de longue étude, achevé en 1402, un poème encyclopédique prolixe, puisqu’il chante en quelques six mille vers le voyage en rêve de l’auteure vers le Parnasse et différents Ciels, là où Dame Raison et autres personnages allégoriques cherchent le remède aux maux de l’humanité en imaginant un Roi aux sages vertus. Elle fut chargée ensuite de faire l’éloge d’un roi plus réaliste : Charles V. Ses talents étaient éclectiques, appréciés par nombre d’illustres protecteurs, au point qu’elle écrivit un ouvrage sur l’art militaire, le Livre des Faits d’Armes et de Chevalerie, et un autre sur l’art de gouverner le peuple, le Livre du Corps de Policie. Elle commit également en 1407 une étrange autobiographie, l’Avision, toujours dans une dimension allégorique, depuis son enfantement dans le ventre du Chaos jusqu’à sa rencontre avec Philosophie. Marquée par les maux des guerres qui ravagent la France, elle écrivit une Lamentation et, en 1413, un Livre de la Paix, pour achever son œuvre avec un éloge : Le Ditié de Jeanne d’Arc. Reste à l’édition de s’emparer de ces titres, pour notre plus grand bonheur.
Cette femme impressionnante fut de surcroît engagée dans les débats politiques et intellectuels de son temps, créa son propre atelier de copie, fut sa propre libraire, non sans exécuter de sa fine main cinquante-quatre manuscrits originaux. Pour s’en convaincre, invitons le lecteur à découvrir le livre précisément informé (et illustré) d’Inès Villela-Petit : L’Atelier de Christine de Pizan. La poétesse était également une entrepreneuse…
Poésie, roman, essai allégorique, peinture et musique sont les ingrédients du flamboiement culturel médiéval. Comme pour Hildegarde de Bingen, comptons parmi les merveilles du Moyen-âge la reine de la Cité des dames. Il n’est pas étonnant qu’avec deux ballades et un virelai Christine de Pizan figure en bonne place parmi les pages de l’écrin du Moyen-Âge flamboyant, l’un de ces volumes somptueux dont l’éditrice Diane de Selliers a le secret. Ce sont cent-dix poèmes du XII° au XV° siècle, illustrés grâce à deux cents manuscrits français des XIV° et XV° siècles, le tout préfacé par Michel Zink, spécialiste des troubadours[11]. Cette poésie de cour et d'amour ne peut que transmuer et enchanter notre vision d'une ère que l'on aimait à penser obscure. La liberté d'esprit, la tendresse, le respect et le raffinement, voire le badinage, sont parmi tous ces vers, lisibles en français moderne aux côtés des originaux en langues d'oc et d'oïl. L'on a rarement vu autant de manuscrits enluminés de coloris époustouflants comme en ce beau livre, cités féériques, dames et chevaliers, luxure et vertu, jardins et enfers, guerre et paix, art de vivre et de mourir. Ce sont également de précieuses allégories, comme celle du Duel entre Cœur et Courroux, peint vers 1460, auquel répond une chanson de Chrétien de Troyes : « Un cœur insensé, léger, volage, / Ne peut rien apprendre d'Amour. / Tel n'est pas mon propre cœur : / Il sert sans espérer de merci. »
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.