William H. Gass : Le Tunnel, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claro,
Le Cherche Midi, « Lot 49 », 2007, 750 p, 26 €.
William H. Gass : Sonate cartésienne et autres récits,
traduit de l’anglais par Marc Chénetier, Le Cherche Midi, « Lot 49 », 2009, 300 p, 20 €.
William H. Gass : Le Musée de l’inhumanité, traduit de l’anglais par Claro,
Le Cherche Midi, « Lot 49 », 2015, 576 p, 21 €.
Le tunnelier au travail peut-être un écrivain, obstiné, patient, opiniâtre. C’est, de l’Allemagne nazie à la vie personnelle, l’énorme et grand roman de la culpabilité, par l’Américain William H. Gass : Le Tunnel. Ce monstre littéraire a longtemps été un mythe, un « work in progress» comme Finnegans Wake de James Joyce. Un de ces livres monumentaux, aussi longtemps annoncés qu’attendus, enfin publié en 1995… Pourtant, pour se faire tant désirer, William Gass, né en 1924, n’est l’auteur que de peu de titres : quelques essais, un roman, La Chance d’Omensetter[1], et un recueil de nouvelles : Au cœur du cœur de ce pays[2] ; sans compter quelques essais que l’on n’a pas cru encore traduire. Mais aux Etats Unis le roman obtint un succès critique remarquable, placé qu’il fut entre Joyce et Faulkner. Comme pour se faire pardonner cette ascèse imposée à son lecteur complice et contraint, le romancier a su fomenter de convaincantes nouvelles réunies parmi sa Sonate cartésienne et autres récits. Un recueil qui fait figure de classique, tant la vision de quelques insectes noirs emporte la narratrice dans une dimension cosmique et métaphysique avec rapidité. Et, surprise, le vieil William H. Gass, juge inquiet de l’humaine culpabilité, sut, avant de décéder en 2017, nous gratifier en 2013 d’un ultime roman : Le Musée de l’inhumanité.
Pendant plus d’un quart de siècle, William H. Gass, qui fut également professeur de philosophie, creusa son « tunnel » narratif et conceptuel. Cette excavation est métaphoriquement à plusieurs étages (notons que William H. Gass a écrit une thèse sur la métaphore). Le creusement de soi d’abord, le trou formé par l’holocauste au cœur du XX° siècle ensuite et l’avancée, le commentaire de l’écriture. Et encore ce ne sont que les niveaux les plus apparents. Notre tunnelier explore les sous sols de la condition humaine et de l’Histoire avec une richesse lexicale et sémantique telle que l’on a pu faire pavoiser ce roman au pinacle de la littérature, aux côtés d’Ulysse et de La recherche du temps perdu. Mais on a été jusqu’à le traiter de « tas de merde ».
Presque un double de l’auteur, le narrateur, William Frederick Kolher, écrit « pour accuser le genre humain ». Il achève une énorme thèse sur « Culpabilité et innocence dans l’Allemagne de Hitler ». Parallèlement, il se livre aux délices rouspéteurs de l’introspection - même si le mot est récusé - en entreprenant la cinquantaine venue, une remémoration autobiographique : le récit par bribes de son enfance dans le Midwest des années de la crise de 1929, entre ses parents râleurs et alcooliques, est une deuxième facette de « ce siècle désastreux ». Peut-être est-ce cette dernière qui convaincra le plus, entre un catastrophique goûter d’anniversaire, l’érosion acide de la relation conjugale avec Martha et la séduction d’une étudiante. Alternant la lecture des poèmes de Rainer Maria Rilke et des « journaux intimes de tous ceux qui finiraient gazés », pour qui il imagine cent destins possibles et brisés, il « compose des culpagrammes », sans épargner personne. Mais en tentant de se disculper, autant qu’il l’a fait pour les nazis, il montre son « fascisme du cœur » (et le nôtre peut-être). Car il a à la fois participé à des manifestations antisémites pendant qu’il étudiait en Allemagne sous la férule de l’historien Magus Tabor (surnommé « Margot la folle ») et au procès de Nuremberg comme soldat américain.
C’est un essai polymorphe autant qu’un roman, sans guère d’action. En quelque sorte un « tunnel » en argot théâtral, soit une fort longue tirade à charge pour l’acteur, si l’on veut nous pardonner le jeu de mots. Le contrepoint entre tunnel dans la mémoire personnelle, dans l’Histoire, et celui creusé dans la cave à l’insu de Martha qui découvre avec horreur les décombres dans son tiroir est intellectuellement brillant. La narrativité est remplacée par la virtuosité thématique et d’écriture. Et, malgré une typographie ludique, si l’on goûte et admire nombre de pages - voyez l’étonnante invocation aux Muses -, sans compter la puissance de la conception, comme lorsque l’on lit les œuvres de quelques indiscutables grands, de James Joyce à Thomas Pynchon[3]ou William Gaddis[4], l’on bute parfois sur le sentiment que le monstrueux chewing-gum remâché est boursouflé, étiré au point que l’attention se perdre parmi l’excès de richesse et les trous ainsi creusés. Une dynamique narrative passablement brillante ne serait pas de trop. Néanmoins, il serait dommage de ne pas plonger dans cette lecture au long cours, tant les lumières qui jaillissent dans ce bavard, délirant et sombre conduit sans issue sont éclairantes, tant il se révèle prodigieusement intéressant. Voici donc un des fleurons de l’une des plus belles idées de l’édition française : la collection « Lot 49 » qui publie les « baleines blanches » de la fiction en langue anglaise.
Après son monstrueux Tunnel qui longtemps fut un mythe, un « work in progress » de plus d’un quart de siècle, William Gass nous livre avec une étonnante rapidité sa Sonate cartésienne, au fronton d’un recueil de quatre récits. Les trois premiers ont un commun des personnages solitaires, usés. La « voyante extra lucide » disparaît en elle-même, « malade » de l’incompréhension de son mari. Car loin de « l’essence astrale », « la matière seule n’avait aucun sens ». Autant le portrait de la pauvre hallucinée est ici pathétique, autant la dénonciation des illuminismes qui s’emparent des esprits faibles est cruelle. Autre délaissée, Emma veut fuir la réalité sordide et « s’ensevelir », moins dans l’anorexie, que « dans un vers » de la poétesse Elizabeth Bishop. La tragique créature, acculée par sa folie au parricide, est un peu la sœur, également incomprise et incompréhensible, de la précédente anti-héroïne du nouvelliste. Quant au comptable du troisième récit, lui aussi délaissé, un brin déglingué, il va parvenir à trouver une assomption plus modeste et moins dangereuse, quoique trop passagère. Examinant la bibliothèque d’un motel, il y trouve la vacuité d’une littérature jadis à la mode, avant de rencontrer une « Chambre d’hôtes parfaite ». L’une a trouvé des poèmes idéaux, l’autre un lieu qui donne un sens ultime à sa vie par sa qualité d’œuvre d’art aux détails nombreux. En effet, au réalisme cartésien répond la sonate (en trois mouvements) de l’écriture postjoycienne. Monologue intérieur et courant de conscience balisent la découverte du personnage par son créateur qui en affirme la fiction. Au-delà de la satire du vulgum pecus américain, l’œuvre d’art est le moyen et la fin. N’en doutons pas, les épiphanies des deux derniers personnages sont aussi les reflets de l’esthétique littéraire de l’auteur.
Plus ambitieux encore, le dernier récit, Sonate cartésienne, bien qu’animé par un personnage fondamentalement malheureux, est très différent. Un jeune homme devient « Le maître des vengeances secrètes », jusqu’à imaginer, dans un « pamphlet », une fosse où enfermer délinquants et criminels pour que le public les arrose d’urine. Cette « modeste proposition » (notons l’allusion à Jonathan Swift[5]) permettra d’effacer « les taches maculant leurs âmes morales ». L’angoisse sexuelle, la religiosité obscurantiste et le ressentiment se parent de philosophie sur les justiciables et le châtiment, faisant du personnage un artiste de la vengeance, un « gourou » inventeur de religion vengeresse. L’infamie régressive du justicier dépasse alors celle du criminel, dans un égarement moral pire que l’immoralité de ceux que l’on punit. L’ironie de la satire politique ne peut que dévaster la dimension cartésienne de cette proposition judiciaire.
Fort heureusement, depuis la vengeance primitive biblique (sept fois le prix du sang) en passant par le talion (œil pour œil et dent pour dent) la justice moderne a progressé jusqu’à la capacité de comprendre et de pardonner pour rédimer, si possible, jusqu’au plus infâme. Une Amérique aux pulsions bestiales intellectualisées et sacralisées est ici dépeinte, quoique sans préjudice pour une Amérique éclairée que William Gass prétend bien incarner. Non sans cohérence avec son Tunnel, dont le narrateur rédige un opus monstrueux destiné à dresser le mémorandum d’un procès de Nuremberg que n’aurait peut-être pas désavoué Hannah Arendt en son Eichmann à Jérusalem[6]… Après un pavé que les lecteurs hésitent à ranger entre le rayon de l’étouffant illisible et celui de l’œuvre géniale, l’écriture virtuose des récits du vieil écrivain permet alors l’assomption d’un conte philosophique inquiétant, d’une « sonate « puissamment discordante, d’un apologue politique des plus brillants.
S’intronisant juge de l’humanité, Joseph Skizzen a l’impudence de régir un Musée de l’inhumanité. Mais il en est le seul juge et partie, le seul créateur et spectateur, puisque par discrétion, peur de se faire remarquer, il ne le construit et ne l’enrichit que dans son grenier. Il faut dire qu’il a une généalogie suspecte : ses parents, Autrichiens, sont parvenus à se faire passer pour Juifs afin d’émigrer aux Etats-Unis. Voilà pour l’écho au Tunnel, mais un autre écho s’entend depuis la Sonate cartésienne : Joseph Skizzen est professeur agrégé de musique de son état, avec une préférence pour Chopin, au détriment de Schönberg. Où l’on devine que la satire du milieu universitaire ne perd pas son temps… La biographie fictive de Joseph emprunte un lent cheminement, depuis son enfance où il dévore maints livres et partitions, fréquentant la bibliothèque locale au rangement peu cohérent, jusqu’à ce que mûrisse « l’idée d’un musée qui rappellerait à ses visiteurs la vilénie de l’humanité - non sa noblesse et ses triomphes mais sa vulgaire cupidité ». Peu à peu, il accumule des fiches, non pas sur des objets, mais sur des événements de l’Histoire : guerres, massacres, d’Athènes à la Vendée, de l’Arménie à l’Ukraine, en passant par Gengis Khan. La conclusion du personnage testamentaire de notre romancier des culpabilités est amère : « Je ne sais pas si la beauté est encore possible ici-bas ». Il n'est pas certain que l'on doive adhérer en tous points à cette sorte de défaitisme où l’inhumanité l’emporte sans distinction...
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.