Lac de Génos-Loudenvielle, vallée du Louron, Hautes-Pyrénées.
Photo : T. Guinhut.
Lamartine : « Le lac » élégie romantique.
Commentaire littéraire.
On dit qu’il n’y a de bonheurs que disparus. En effet, nous ne prenons trop souvent conscience de nos joies qu’après leur extinction, d’où la nostalgie, les clichés: « c’était le bon temps », « tout se perd », « aujourd’hui rien ne va plus »… C’est avec plus de noblesse de pensée et de beauté lyrique que Lamartine, grand poète du XIX° siècle, mais aussi homme politique et historien, auteur d’un Voyage en Orient, met en scène sa nostalgie en un cadre grandiose, dans « Le lac », poème tiré du recueil Les Méditations poétiques, publié en 1820. Comment expliquer que ces vers comblés de louanges fussent soudain ressentis comme la plus pure expression du romantisme français ? Nous étudierons d’abord le cadre naturel, puis la fuite du temps, pour terminer avec la poétique romantique.
C’est dans un cadre alpestre que Lamartine situe sa « méditation ». Il s’agit du Lac du Bourget, dans les Alpes françaises, en Savoie. La topographie montagnarde, quoique effectivement visitée par le poète en 1816 et 1817, n’est pas sans rappeler le goût pour les étendues lacustres des poètes lakistes anglais, Wordsworth et Coleridge. La simplicité de la nature (« sur l’onde et sous les cieux ») sa paix (« flots harmonieux ») gagnent le cœur du poète. Cependant, « rochers muets ! grottes ! forêts obscures » ou encore « noirs sapins » et « rocs sauvages » paraissent moins accueillants. Il n’empêche, ce tableau sauvage est pour le poète, beaucoup plus qu’un agréable jardin, une « belle nature ». L’adjectif mélioratif, élogieux, témoignant du registre épidictique, montre qu’au-delà d’un paysage montagnard jadis considéré avec indifférence ou effroi, Lamartine ressent la « délicieuse horreur » caractéristique des idées sur le sublime (mot employé par le poète) développées par Edmund Burke, à partir de 1759, dans sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du Sublime et du Beau.
L’immensité paysagère frappe l’esprit du poète autant que ses sens. « Silence » et « bruit» flattent son oreille en contribuant à la musicalité du texte par les assonances et les allitérations : « le bruit des rameurs qui frappaient en cadence », « zéphyr qui frémit » et « vent qui gémit »… L’odorat est « touché par les parfums légers de ton air embaumé ». La nature charme les passagers par « tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire ». Sans compter la vue, omniprésente : « noirs sapins », « astre au front d’argent », périphrase pour la lune, élément de décor indispensable à l’imagerie de la promenade en barque entre amoureux, ce qui deviendra un cliché, un chromo vénitien… De plus, la nature est personnifiée : « riants coteaux », « le roseau qui soupire ». Elle est capable d’émotions en accord avec les sentiments du poète et de son aimée, donc, comme eux, de lyrisme. Mais aussi de cruelle indifférence : ce sont des « rochers muets », une « forêt obscure ». Non seulement la montagne ne parle ni ne répond, mais elle est faite d’obscurité, au sens du mystère incompréhensible à l’être humain plongé dans le désarroi.
Désarroi d’autant plus vaste que le temps accordé aux amants est déjà enfui. C’est au bord du lac du Bourget que Lamartine rencontre en 1816 Julie Charles, en convalescence pour tuberculose. Une idylle se noue avec la jeune femme pourtant mariée, dont le double poétique s’appelle pour Lamartine Elvire, lorsque trop souffrante l’année suivante elle ne peut rejoindre le poète qui sera bientôt affligé par sa mort. C’est alors que ce poème est écrit. Ecrire, c’est ne pas encore vivre ou ne plus vivre (mais aussi revivre). Le poète rappelle un moment disparu : « Un soir t’en souvient-il ? ». L’imparfait « nous voguions » marque un moment qui n’appartient plus qu’à la mémoire. Un dialogue se noue alors entre celui qui a la plume à la main et celle dont il ne tient plus la main, entre le poète et une absente. Ce dernier lui rappelle leur promenade lacustre, leur communion amoureuse et la fait de nouveau parler. La magie de la répétition des paroles de la jeune femme parait la rendre à ces lieux et à ses bras où elle n’est plus. En un délicat hommage, il confie à sa « voix » ses plus beau vers, et cet hémistiche porté par le O vocatif : « O temps, suspends ton vol ! ». Elle parle grâce à « des accents inconnus à la terre », ce qui témoigne de sa musicalité angélique et de cette idéalisation de la femme que le poète a en commun avec Goethe dans son Faust : « L’éternel féminin nous emporte vers le haut ».
Le discours d’Elvire, sur quatre strophes, s’adresse au « temps » allégorisé. Non seulement elle lui parle comme à une idée devenue une personne, mais il a des ailes, puisqu’il doit suspendre son « vol » et des alliées, les « heures ». La métaphore filée de l’eau, « coulez », « il coule » s’achève par « le temps m’échappe et fuit ». La furtivité des prédateurs (« prenez avec leurs jours », « vous engloutissez ») est animée, on le devine, quoique Lamartine ne convoque pas la mythologie antique, par le dieu Chronos, son sablier et sa faux. La pathétique prière d’Elvire, demandant d’épargner leur amour, parait devoir d’abord être écoutée, étant donné la force de ses arguments : les « délices des plus beaux de nos jours » méritent l’indulgence ; les « malheureux » souhaitent d’être emportées par le temps, implicitement la mort. Mais ce ne sont que des arguments rhétoriques ; car « l’aurore va dissiper la nuit ». Vaine supplique qui doit conduire à l’acceptation et au « carpe diem » d’Horace : « jouissons ! ».
Moins stoïque, le poète qui écrit bien après le temps présent de ce « jouissons ! » et qui ne peut plus jouir de la présence de sa bien aimée, emprunte le langage de l’élégie : la plainte au sujet des choses et êtres disparus, des amours passés et irattrapables. L’abondance des points d’interrogation marque les questions rhétoriques adressées à un « temps jaloux » des humains autant que réponses, quand ceux d’exclamation marquent le désarroi et l’exigence du poète. Il a beau employer le discours injonctif (« parlez : », « Qu’il soit » et « Que ») de plus à l’anaphore comme pour renforcer sa persuasion, le temps écroulé par l’accumulation de ses effrayants synonymes, « Eternité, néant, passé, sombres abîmes », reste muet. « Muets » sont également les membres de l’énumération appelés à la barre de la défense : « O lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure ! ». Ils sont en fait alliés au temps qui les « épargne », contre le poète auquel ils opposent une fin de non recevoir. Il a beau tenter de jouer de persuasion en flattant les « riants coteaux » ou « l’astre au front d’argent », il n’exprime qu’un vœu : que la nature l’entende et conserve le souvenir de leur amour, que la nature puisse parler et dire : « Ils ont aimé ». Il y a là une croyance, probablement sans illusion, en la capacité de la nature de prononcer « de confuses paroles » pour reprendre les mots des « Correspondances » de Baudelaire, en le charme (au sens magique) du langage poétique qui sert de lien entre l’homme et une nature indifférente. Séparé d’Elvire, séparé de la nature, le poète choit dans la mélancolie.
L’inquiétude métaphysique paraît pouvoir se consoler grâce à la nature angélique d’Elvire, donc à l’existence d’un au-delà post mortem. La dimension philosophique de cette « méditation » fait partager au lecteur la vanité de la condition humaine devant l’immensité du temps qui dévore ses enfants et devant les mystères insondables de la nature.
Cette éthopée du poète est celle du romantique. Amour angélique et fusionnel, menacé, disparu, impossible et marqué par la passion qui aime jusque dans l’au-delà, et donc mélancolie, l’osmose (ou sa tentative) avec la nature sauvage dans un dialogue lyrique sont des topoï du romantisme. La nostalgie de l’en-deça et celle de l’au-delà sont caractéristiques du romantique, malheureux sur terre et dans le présent.
Lyrique, l’écriture romantique joue avec musicalité de l’abondance des personnifications et des images, de la perfection des alexandrins et des hexasyllabes, pour, dans ses « flots harmonieux » signer l’espace d’élection du poète, l’espace consolateur où le temps passé est rendu présent par les mots, où le langage porte pour l’éternité les émotions d’un être fugitif. Si la « sorcellerie évocatoire » (pour reprendre les mots de Baudelaire) est bien présente dans la poésie, elle reste contenue dans une métrique classique. Le romantisme révolutionne la sensibilité, non la forme de la poésie. Il faudra attendre le poème en prose baudelairien ou les audaces de Rimbaud.
Il n’empêche que Lamartine dans « Le lac » réalise avec succès en 1820 ce que l’on attendait depuis longtemps dans la poésie française. Certes Rousseau dans La Nouvelle Héloïse ou Chateaubriand dans René avaient su couler dans le moule de la prose poétique la sensibilité nouvelle au paysage montagnard et à l’amour passion, mais on n’avait pu égaler Les ballades lyriques de Wordsworth parues dès 1798 où « Mont Blanc » de Shelley en 1817. Avec Lamartine, la poésie a enfin suspendu son vol pour se poser, caressante et âpre, dans l’oreille des lecteurs pour qui un hémistiche que chacun avait rêvé de prononcer restera toujours si poignant : « O temps, suspends ton vol » ! Le recueil des Méditations poétiques apparaît donc en 1820 comme un manifeste de la nouvelle sensibilité, de sa consécration, à partir duquel s’engouffreront les grands romantiques français, d’Hugo à Nerval, en passant par Musset.
Mêlant de manière inédite dans « Le lac », dialogue adressé à la nature sauvage et élégie constatant la fuite du temps et des amours perdues, Lamartine apparaît enfin avec une stature équivalente à celle des grands lyriques anglais, plus précoces cependant. Ce n’est pas encore le romantisme larmoyant de Musset, mais, avec des moyens classiques, l’équilibre du verbe et d'une sensibilité passionnée. Peut-être Lamartine n’est-il si évocateur et si émouvant que parce comme Baudelaire dans « Le Balcon », dernier feu du romantisme de ses Fleurs du mal en 1857, il pourrait dire « Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses ». Mais aussi l’art de les regretter…
C'est sans doute l'article le plus pénétrant qu'il m'ait été donné de lire sur "Le lac" de Lamartine.<br />
Un vrai régal.<br />
Merci beaucoup.<br />
<br />
Thierry CABOT
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.