traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Jean Gattégno,
illustré par Benjamin Lacombe,
Papillon noir, Gallimard, 2024, 248 p, 35 €.
Oscar Wilde : Teleny, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), Le Pré aux Clercs, 1996.
Franck Delorieux & Tomás Castro Neves :
L’Amour entre hommes, Seghers, 2722 p, 29 €.
Longtemps réservées aux bas-fonds, aux publications confidentielles et sous le manteau, les manifestations de l’érotisme homosexuel, hors périodes plus clémentes, comme à l’occasion des sonnets de Michel-Ange, se virent frappées d’interdiction, d’infamie pénale. Si ce ne fut pas exactement le cas pour Le Portrait de Dorian Gray, son auteur prit des précautions, sans cependant pouvoir laisser ignorer que ses amours fussent contre-nature, du moins selon le vocabulaire répressif de l’ère victorienne. Oscar Wilde (1854-1900) néanmoins commit un écrit secret, un roman brûlant qui ne lui fut attribué que de manière posthume : Teleny. En revanche le poète de La Ballade de la geôle de Reading ne semble pas avoir mis en vers ses émois charnels. A contrario bien des versificateurs ne s’en privèrent pas, ce dont témoigne une anthologie bienvenue intitulée L’Amour entre hommes, quoiqu’elle se limite à la poésie de langue française. Lorsqu’il n’est nul besoin de partager de tels goûts et pratiques sexuels pour apprécier de si bons livres, comment conjuguer érotisme et esthétique ?
Trois dimensions se font concurrence dans Le Portrait de Dorian Gray : fantastique, esthétique et érotique.
L’on sait que le portrait du titre est doué d’une étrange et délétère vitalité, morbidité même. Ne vieillit-il pas au fur à mesure des années et des vices de son modèle, ce dernier étant préservé des outrages du temps : « Si c’était moi qui toujours devait rester jeune, et si cette peinture pouvait vieillir !… Pour cela, je donnerais tout !… Il n’est rien dans le monde que je ne donnerais… Mon âme, même ! » Voici bien, en ce contrat presque faustien, l’essence du fantastique, selon laquelle l’incertitude obsède les personnages et le lecteur. N’est-ce qu’une réaliste illusion née de la peur de vieillir, une paranoïa, sinon une conscience morale, ou une surnaturelle interversion des propriétés de l’objet pictural et de celles de l’être humain, sinon inhumain ?
Le pari esthétique est non moins flagrant. L’éloge de la beauté du jeune Dorian Gray, certes physique au détriment d’autres considérations, ne peut que tenter le défi pictural, celui de Basil Hallward en l’occurrence, espérant accomplir la parfaite mimésis, la restitution en deux dimensions d’un être en trois dimensions, la plasticité des traits résolue dans l’œuvre d’art. En outre, entre dandysme et décadentisme, surgit une dimension morale tant la beauté ne saurait sans impunité se souiller de la vilénie, puis du crime. Car excédé par les remontrances morales de Basil à qui il a révélé l’enlaidissement du tableau, il en vient à le tuer.
De surcroit, sa fascination pour l’actrice Sybil Vane ne dure qu’autant que son jeu l’enchante. En l’aimant elle perd son talent, ce pourquoi Dorian la rejette, entraînant le suicide de la malheureuse pour laquelle il n’a que mépris, alors qu’il ne voit dans ce dénouement qu’une belle « tragédie grecque ». L’esthétique a tué la compassion, signant la première marque de cruauté sur le tableau. À la recherche de plaisirs infâmes et d’opium, il court les bouges londoniens, tandis que le frère de Sybil le poursuit de sa vindicte, sans reconnaître dans sa jeunesse l’homme qui aurait dû pour le moins mûrir. Malencontreusement tué lors d’une chasse, ce frère désespéré est un poids de plus sur la conscience de Dorian qui prétend s’amender, ajoutant au portrait rongé la pire hypocrisie. L’on sait comment de rage il poignarde le portrait, comment à la hideur du cadavre, reconnaissable à ses bagues, correspond la sublime délicatesse retrouvée du tableau. Avec « le couteau qui avait transpercé Basil Hallward […] il tuerait l’œuvre du peintre et tout ce qu’elle signifiait ». L’apologue tragique en miroir est également l’acmé de la tragédie esthétique.
Quel est l’alter ego romanesque de l’auteur, s’il en est un ? Dorian lui-même ? Lord Henry Wotton, qui l’apostrophe : « Un nouvel Hédonisme, voilà ce que le siècle demande. Vous pouvez en être le tangible symbole ». Le peintre Basil enfin ? Le chassé-croisé d’attirances, de passion, de jalousie, empêche qu’aucun personnage soit objectif, s’il est possible. Mais peut-être le peintre, réalisant ce qu’il sait être son « chef-d’œuvre », est-il la métaphore de l’écrivain. Sans que l’on puisse espérer une complète correspondance entre l’image du tableau et celle du roman. Quoique Lord Henry lui aussi prétende à « l’idéal hellénique » et avance à sa façon non dépourvue de cynisme : « la seule façon de se débarrasser d’une tentation, c’est d’y céder ».
L’érotisme tout en nuance frémit à chaque pulsation du langage décrivant le jeune homme, d’autant plus admirable et désirable puisque sublimé, voire éternisé par l’œuvre d’art. Sa stature, sa chair, son expression, séduisent, tant que le lecteur est doué d’imagination, fantasmant le beau jeune homme, le caressant de ses yeux et de ses mains au moyen de l’imaginaire. Sans compter l’aisance du style, la richesse des mots d’esprits et des aphorismes, voire des paradoxes, l’on devine que l’écriture d’Oscar Wilde est à cet égard limpide et aphrodisiaque. Trop peut-être, pensa notre auteur, lorsqu’il se résolut à effacer quelques paragraphes jugés trop explicites en termes d’érotisme homosexuel qui entachaient la publication en feuilleton, pour afficher un livre plus présentable à cet égard.
Or l’une des réussites de cette édition est d’insérer les lignes disparues dans le roman au moyen d’un encrage grisé, plus pâle que la noire typographie, tout en restant fort lisibles et ainsi révélées. Par exemple, page 115, lorsque Basil s’adresse à Dorian : « Assurément je t’ai adoré, j’ai éprouvé pour toi de tendres sentiments qu’un homme ne saurait éprouver pour un ami. D’une certaine manière, je n’avais jamais été amoureux d’une femme ».
Pas de quoi fouetter un chat, nous direz-vous. Mais en cette fin du XIX° siècle, le puritanisme victorien était aux aguets. À tel point qu’Oscar Wilde, alors au sommet de sa gloire littéraire, dut subir les foudres du père de son amant Lord Alfred Douglas, qui l’accusa publiquement de sodomie. Notre écrivain, au lieu de faire prudemment profil bas, recourut à la justice, prétendant à la diffamation. Mal lui en prit. En 1896, malgré ses tentatives oratoires de défendre « l’amour qui ne dit pas son nom », selon la formule venue d’un poème de son amant, le voici condamné au bagne. Car en 1885, une loi avait définit les relations sexuelles entre hommes comme de « grandes indécences » en les condamnant jusqu’à deux ans de travaux forcés. Définitivement ostracisé, l’écrivain dut subir sa peine, dont le seul bénéfice fut la création d’une vaste lettre, De Profondis, et de La Ballade de la geôle de Reading. Il ne bénéficia d’aucune indulgence, y compris de sa femme Constance, et termina misérablement sa vie en France, où il mourut à Paris en 1900. Quelle affreuse époque n’est-ce pas ! Il fallut attendre les années 1960 et 1970 pour que l’homosexualité soit dépénalisée…
Lord Alfred Douglas témoigna de tous ces démêlés dans un livre, dans lequel il cite l’une des lettres à lui adressées par Oscar Wilde : « Je suis sûr qu’Hyacinthe, qu’Apollon aima follement, était toi au temps des Grecs[1] ». Bel hommage croisé, bel aveu également…
Revenons donc à la dimension esthétique : lorsque le portrait, achevé sur une toile, n’est que fiction romanesque, il n’est pas douteux que les peintres soient dévorés par l’ardeur représentative. De façon à offrir un visage au service de la vision fomentée par le langage. Aussi le défi doit-il être relevé par l’illustrateur. Pourquoi choisir cette édition du Portrait de Dorian Gray, illustrée par Benjamin Lacombe ? Là encore pour deux raisons, esthétique et érotique.
Il y a quelque chose de la naïve romance dans les portraits de Dorian par Benjamin Lacombe, voire de l’allusion au graphisme du manga. L’on peut arguer de la naïveté adolescente, voire de la mièvrerie charmante, devant cette façon de portraiturer les personnages, jusqu’à la frêle Sybil, mais n’est-elle pas plus allusive que réaliste, cette dernière hypothèse restant une impasse à éviter absolument. D’autant qu’un public de lectrices de romances aux éditions colorées ne peut manquer d’être séduit, au bénéfice de la lecture d’un roman qui dépasse de fort loin la dimension d’une œuvrette, émeut, tout en ouvrant aux problématiques que nous avons tenté d’effleurer ici.
Reste que le dessin de Benjamin Lacombe, pour ambigüe qu’il soit, nettement androgyne et sensuel, finalement sucré, vénéneux, ne propose aucune de ces caractéristiques de la pornographie. Rien de trop charnel, pas de sexualité visible…
Pourtant, l’on suspecte fortement Oscar Wilde d’avoir commis, un an après Le Portrait de Dorian Gray, un roman publié anonymement en 1893, seulement à lui attribué en 1953 par Maurice Girodias, puis en 1975 par le scrupuleux biographe H. Montgomery Hyde : Teleny, sous-titré « Le revers de la médaille ». Ce grâce à de nombreuses coïncidences thématiques et stylistiques. Il fut de surcroit publié par Leonard Smithers qui était l’éditeur de La Ballade de la geôle de Reading.
Sous-titrée « roman physiologique », cette confession écrite à la première personne parait fortement autobiographique. Préparée par une prise de conscience « de l’inclination pour les hommes », elle conte les amours brûlantes entre le narrateur, Camille des Grieux, et le concertiste Teleny : « Le charme irrésistible de sa beauté était tel que j’en fus fasciné […] et les notes du pianiste murmuraient à mes oreilles avec le halètement d’une fiévreuse concupiscence, le bruit d’une roulade baisers ». L’on peut constater ainsi que l’auteur n’a pas abandonné le raffinement stylistique et émotionnel qui lui est coutumier. La réciprocité, non encore avoué, est telle que le génie pianistique s’étiole sans son auditeur préféré qui le lui rend grâce à sa présence parmi les spectateurs. Bientôt celui qui assume son penchant – « je ne pourrais jamais aimer une femme » – offre ses lèvres à son alter ego, qui confie : « Mes veines étaient encore gonflées, mes nerfs raidis, les conduits spermatiques gorgés à déborder »… Nous laisserons le lecteur pudibond fermer les yeux sur ces lignes ; et le lecteur vivant poursuivre ces pages fiévreuses aux ébats charnels parfaitement explicites, pourtant sans vulgarité aucune. Parmi les péripéties haletantes, quelques pages obscènes et répugnantes décrivent un bordel aux charmes lourdement faisandés, une jeunette se suicide en se jetant par la fenêtre sur le pavé parce que violée. D’autres font allusion à l’histoire universelle du péché sodomite. Plus loin une hallucinatoire vision laisse entrevoir à Des Grieux la façon dont Teleny copule avec une comtesse passionnée, sans qu’il le soit autant que cette dernière. Il le sera bien plus avec son amant, lorsque leurs chairs orgasmiques répondent à leurs âmes extatiques.
Loin de se contenter du récit, la plaidoirie pleine de bon sens n’effraie pas un instant Des Grieux : « Avais-je donc commis un crime contre nature quand ma propre nature y trouvait paix et bonheur ? » Hélas une infâme lettre anonyme le somme de lâcher Teleny pour ne pas être dénoncé comme un « enculé » ! Serait-ce du fait de la comtesse qui a pourtant engrangé un bel héritier au dépend de son vieux mari ? Scandale et tragédie seront au rendez-vous…
À notre connaissance, Oscar Wilde n’a pas écrit de poésie explicitement homosexuelle. Tournons-nous vers l’anthologie intitulée L’Amour entre hommes, qui présente un florilège étendu de vers français, du Moyen-Âge à nos jours, d’Eustache Deschamps, un proche de Guillaume de Machaut, jusqu’à un auteur né en 1986, Arthur Dreyfus.
Alors que Ronsard, se veut féroce dénonciateur – « Le Roy, comme l’on dit, accole, baise et lesche / De ses poupins mignons le teint frais nuit et jour » – et se montre homophobe (pour utiliser un terme d’aujourd’hui), son contemporain Marc Papillon de Lasphrise préfère l’éloge :
« Mon mignon sera donc d’un poil blond brunissant,
Son front grand, élevé, d’un marbre blanchissant […]
Là je vaincs le vainqueur, et là superbement
Adextre au jeu d’aimer, par un beau remuement
Je me perds, je me meurs en si douce mêlée ».
L’on n’échappe évidemment pas au fameux « Sonnet du trou du cul » concocté par Rimbaud, aux classiques de Jean Cocteau, au « Sonnet foutatif » de Claude Le Petit, au « Condamné à mort » de Jean Genet, qui « enfile ton âme ». Autant d’attendus, de curiosités et de raretés en un tel volume, voilà qui est précieux. Saluons fort heureusement la liberté de publication d’un tel volume, qui témoigne que la formule de Maw Jacob, dans Le Cornet à dés, en 1927, est largement démodée : « Sodome ! La statue de sel porte un écriteau : sens interdit ».
Cependant, par les soins d’Alphonse Gallais, « la leçon d’enculage d’un beau garçon » est plus de l’ordre du manifeste et de la versification réussie que de la poésie au sens esthétique du terme. Le maître d’œuvre, Franck Delorieux, ratisse fort large. En effet l’« Ode à Priape » d’Alexis Piron est plus largement hétérosexuelle. Et la présence des superbes quatrains d’Albert Samain commençant par « Mon âme et une infante en robe de parade » est justifiée de manière spécieuse par une « ambigüité de genre » que l’on appellera plus tard « le queer ». À tous égards, le défi reste le même : préserver la plasticité esthétique de l’éros.
Là encore il s’agit d’une belle édition illustrée, cette fois au moyen du graphisme du Lisboète Tomás Castro Neves, aux grisés et bleutés vifs et savoureux, où les corps nus dansent et parfois s’enlacent, quoique leur nudité reste pudique, sans cette érection qui abonde parmi les poèmes. Sans nul doute, ce volume peut voisiner avec l’Anthologie de la poésie érotique par les soins de Marcel Béalu[2]. Ne reste plus aux éditions Seghers qu’à imaginer un volume en miroir, consacré à la poésie lesbienne, même s’il existe un Baiser vertige[3], quoique autant gay que lesbien…
Conjointement au Frankenstein de Mary Shelley, Le Portrait de Dorian Gray est l’un des plus beaux romans fantastiques du romantisme et du décadentisme anglais. Il n’est guère de doute que la culpabilisation de l’éros homosexuel par une société aussi puritaine qu’hypocrite et vindicative ait joué un rôle crucial dans l’écriture d’Oscar Wilde. De cette culpabilité cependant, le roman et surtout la poésie, sous le manteau de l’allusion esthétique, mais aussi d’éditeurs confidentiels, ont su libérer avec volupté ce qui aujourd’hui peut se vivre et s’écrire librement dans les sociétés de démocraties libérales. Jusqu’à quand ? Ligues de vertu, fanatismes religieux, pulsions de pouvoir par l’enfermement dans les carcans des comportements majoritaires, voire minoritaires autant qu’autoritaires, qui sait si nous pouvons faire longtemps confiance en la capacité humaine à générer des libertés, esthétiques et érotiques.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.