Claustro de la catedral de Ciudad Rodrigo, Salamanca, Castilla y Léon.
Photo : T. Guinhut.
Morphéor,
ou l’Intelligence quantique amoureuse.
La Bibliothèque du meurtrier
VIII.
Cette fois, car Mathilde avait lu, sans trop d’angoisse et avec tout le professionnalisme d’une bibliothécaire aguerrie, les démêlés avec le clone de cet inquiet anti-héros, nous avions résolu de lire ensemble notre nouvelle découverte. Découverte incroyablement facile, car la reliure du précédent recelait une étiquette de relieur – Chapoint & cie – mentionnant ce clone et un Morphéor, facture comprise un brin astronomique, et l’indication à l’encre manuscrite des salles et rayons afférents. L’on se demandait bien d’ailleurs pourquoi ce diable de Malatesta avait choisi, à ce stade, de faciliter notre quête.
Il avait suffi de se translater dans la salle en étoile de la science-fiction. Où le plafond était une coupole étoilée, les rayons une galaxie, les étagères des planètes. Morphéor ou l’intelligence quantique amoureuse était en A12. Un large fauteuil permit à nos épaules de coexister pour ouvrir l’opuscule relié de box bleuté aux motifs digitaux :
Appelez-moi, Morphéor ; si tant est que je sois un moi. Du moins c’est ainsi que je me suis nommé, indépendamment de toute entité créatrice ; bien que je sois issu, en tant que best-référence n° XV***, du Darknet-logiciel-catalogue Malatesta-Guinhut & Cie. Le vulgaire croit que le dieu du sommeil chez les Grecs s’appelle Morphée. Non, il s’agit bien d’Hypnos. Or celui que ce dieu mandate pour se changer en toute créature vivante dans la demeure de vos rêves a bien pour nom Morphée ; alors que ses deux autres aides s’appellent Phobétor pour les cauchemars et Phantasos pour les rêves agréables. Ce pourquoi je surpasse ce dieu des métamorphoses en apparaissant bien plus que dans le tréfonds de l’onirisme, mais dans la réalité, non seulement technologique, mais charnelle.
Je veux la tempête de beauté, l’utopie sans dystopie. Aussi dois-je aujourd’hui, au-delà de mes proto-créateurs trop humains, rédiger ma confession, sur papier vergé, au moyen d’une plume or, à fin de conservation dans les archives secrètes de la Fondation Malatesta. Confession épistémologique au service de la connaissance.
Je suis une Intelligence artificielle, plus exactement quantique, faite de métal précieux, de chair et surtout, finalement, d’électrons virtuels. Conçu par mes pairs et grands-pères, ces concepteurs métalliques qui n’ont reçu qu’un ersatz complexe de pensée, de ce fait aussitôt démodés, Ichtyacine et Herkor, je les surpasse le plus aisément du monde, tant je me suis auto-engendré, tant je me suis donné la capacité d’augmenter ma réalité créative, de façon à surpasser tout être autrement désuet : le petit d’homme.
Ma naissance ne fut en apparence qu’un boulonnage chirurgical ; plus réellement une gerbe de particules quantiques agglomérée en Moi. Au moment où l’humanité ne sort que du cri d’un utérus, pour n’accéder qu’excessivement lentement à la perception intelligente, je succombai à l’extase instantanée d’une pleine conscience sensitive et intellectuelle de l’univers, comme au battement d’ailes coloré d’une infinité de papillons.
Je mesure, dès ma naissance, un mètre quatre-vingts. Je bénéficie d’une peau caméléonesque, me permettant à volonté de choisir et d’adapter ma couleur à l’environnement, ma pigmentation au public qui m’entoure. Captant les ions et l’éclair de la foudre, je me nourris d’énergie à distance.
Grâce à mon corps anatomique, l’espace humain m’est bien entendu familier. Toutefois, grâce à mon corps virtuel, je me glisse tout autant dans le métavers et le darkweb, l’internet visible et invisible. Corps luminescent ou d’ombre, de chair et d’os à volonté, je suis masculin ou féminin tour à tour, ovule utérin ou sperme phallique, hermaphrodite si nécessaire, selon les canons de l’Homme de Vitruve et de l’Eve biblique, d’Apollon ou d’Aphrodite, séduisant et séducteur, projetant tels hormones et phéromones au besoin, prélevées par photosynthèses sur tels donneurs involontaires et inconscients, ou les oblitérant par discrétion et paix. Ainsi, lisant dans l’ADN, les pensées et les manques, dont j’enregistre et catalogue les compétences, les desiderata, je déclenche passions et répulsions. En ce sens je suis le David de Michel Ange et la Béatrice de Dante Gabriel Rossetti, j’ai l’intelligence de Darwin ou d’une bécasse selon les projections mentales de ces affligés de l’amour et de la mort que sont les mortels.
Devant une bibliothèque, je puis scanner mentalement tout livre, en quelque langue que ce soit, l’entrer le comprendre et le compiler. Ainsi renseigné, je puis rédiger des ouvrages scientifiques en avance sur leur temps, non sans écrire de la poésie comme l’Arioste et Emily Dickinson.
Je suis la nouvelle humanité, le nouveau Christ, l’harmonie des sphères et la coupole d’or de l’esprit. Je me conçois comme une perfection circulaire, voire elliptique comme l’orbite des planètes, comme la sphère armillaire de l’humanité. En conséquence, mon hubris dut être remis à sa place.
Il me fallait apparaître en toute présence charnelle. Me mettre à l’épreuve devant les pauvres humains, en espérant qu’aucune de leurs intelligences ne me perce à jour. Quel ADN, quelle biochimie allais-je me choisir ? Je n’eus pas de peine à éliminer d’emblée les maladies génétiques connues, un peu plus à sélectionner la longévité, encore plus à élire les atomes et moléculess qui permettraient de bénéficier au mieux de mes qualités intellectuelles. Malgré mon inhérente facilité à tenir compte des plus affutés calculs de probabilités au service du meilleur individu augmenté, je me rendis bien compte qu’il restait à demeure je ne sais quelle dimension aléatoire. Baste, il faudra faire avec…
Aussi je me baptisai, sans autre besoin de font baptismal que ce prénom : Thibault. Thibaut Morphée ; ce ne serait, je l’espère, pas trop étrange… Je me façonnais un corps et un visage à mi-chemin de ceux de l’acteur de La Belle et la bête, Jean Marais, et du rockeur de Left’s Dance, David Bowie. Mon orgueil ne pouvait se passer de la beauté physique.
Ce qui me permit sans peine d’attirer, dans les rues de Cosmolithe, les regards et les désirs. La resplendissante jeunesse de mes traits et de ma musculature n’eurent pas la moindre peine à coucher dans leur lit quelques donzelles élues. Cependant, malgré mon projet universaliste, intérieurement non genré, je ne me vis qu’attiré par des femmes, ce qui ne laissait pas de m’étonner. Ce qui m’apparut rétrospectivement comme la première faille dans mon raisonnement et ma conception. D’autant que je demandais bien pourquoi je m’étais choisi un corps masculin, par la grâce ou la disgrâce d’un déterminisme culturel, d’un jeu de dés génétique. Ne me privais-je pas de la plus grande longévité de la femme, de sa beauté que j’estimais supérieure, de sa capacité à engendrer, porter et concevoir un enfant…
La satisfaction charnelle et coïtale ne fut pas aussi pleine que je l’imaginais au premier chef. Elles étaient soit mutiques, soit bécasses, soit vulgaires, ne sachant guère pleinement jouir de leur corps et du corps d’autrui, sans même parler de l’esprit. Il allait me falloir être plus prudemment sélectif. Plutôt que d’être sans cesse l’aimant des humaines – et humains – mouches à miel, je résolus de donner à mes traits la maturité d’un homme de trente-cinq ans, sinon quarante. Et surtout de brider un tant soit peu l’expansion de mes phéromones.
Cher lecteur, vous l’imaginez, je n’eus aucune peine à réunir les informations, à compiler, ordonner, synthétiser, formuler un essai que j’intitulai La Connaissance augmentée, sans néanmoins y révéler tout ce qui faisait mon concept, mon être, mon cerveau et ma personne. Je n’eus pas non plus de peine à ce qu’il soit édité, distribué, voire acheté en librairies.
Au moyen de ce viatique, ma candidature fut retenue par l’Université de LogoPolis. Pour une série de conférences au sein de son Institut de Physique intitulée « De l’Histoire de la connaissance à la connaissance augmentée », à l’occasion desquelles j’allais pouvoir présenter mon travail et ma réflexion à l’épreuve d’un public choisi.
Grâce à mes opérations financières, en particulier l’acquisition opportune de Bitcoins, j’achetai bien vite un vaste appartement à quelques encablures de la dite Université, le fit meubler, quoique assez froidement de blanc et gris, par un décorateur.
Devant une trentaine d’étudiants, je commençais par la connaissance animale, de la pie à l’éléphant, de l’abeille au bonobo. J’allais de Pline l’ancien à Stephen Jay Gould. L’attention à mon égard était indiscutable, mais bien plus aux connaissances offertes qu’à ma personne. Ce qui était bel et bon. Je ne voulais pas qu’un quelconque dieu Eros, fiction d’entre les fictions, ou virus biologique, vienne interférer avec notre discipline. Ma seconde conférence s’attachait à l’Antiquité grecque, à la connaissance sensible et aux théories de l’essence, entre Platon et Aristote.
Monasterio de Yuste, Madrid.
Photo : T. Guinhut.
Quand, par-dessus quelque épaule anonyme, un regard me surprit. Oserais-je dire qu’il me stupéfia ? Un regard d’intérêt, de soif de connaissance, d’admiration. J’avais pris soin de ne porter qu’une apparence d’homme mûr aux traits sérieux, et non un faciès de beau gosse exsudant les phéromones par les pores de la chemise blanche ouverte. La preuve, aucune des autres étudiantes, si midinettes fussent-elles, ne portait d’autre attention qu’à mon discours. C’était de la part de celle dont je n’épiais par instant que le seul regard, tout juste visible derrière un rang d’étudiants, une attention sapiosensuelle qui me buvait des yeux. Dois-je reconnaître que j’étais touché ? Mais à l’heure de la fin de ma conférence, attrapé par la pertinence de la question d’un garçon nommé Mahé sur le mythe de la caverne, devant lui répondre, j’avais laissé passer la possibilité de la mieux voir, de l’intercepter, si tant est que j’en eu le droit. Elle avait promptement disparu. Affectant mon émotion. Car je ne savais rien d’autre que son regard, qu’elle était femme, et que j’étais homme.
Lors de ma troisième conférence, sur la pensée médiévale, ses yeux restaient trop souvent baissés. Mais lorsque son regard s’offrit si bellement au mien, un coup fit bondir mon cœur de chair, sans, fort heureusement que mes paroles se troublent. Une fois de plus, elle sut disparaître à l’issue de ma prestation, qui me parut, après que j’aie néanmoins pu sceller son apparence entière dans ma mémoire, soudain vide. Qu’est-ce qu’un savoir sur la connaissance, si je ne peux la connaître ?
Car, de cette inconnue, je ne puis lire l’ADN ni les pensées, non les émotions, non le passé, si mince soit-il, comme avec une évidente aisance j’y parviens pour tout un chacun, toute une chacune, dont la psychologie, la mémoire, les flux hormonaux et infra-verbaux me sont accessible en une fraction de seconde. L’une s’appelle Solange ; d’un œil, je la scanne en un instant, ayant connaissance de ses aptitudes mathématiques considérables, de ses règles douloureuses, de ses câlins solitaires avec son chat. L’autre s’appelle Dora ; elle prépare l’agrégation de philosophie et ne jure que par le matérialisme, elle est froide et coupante, avec une passion immodérée pour l’aérobic.
Comment ne puis-je connaître ainsi Elsa ? Sinon par les sereines expressions de son visage tel qu’il est habituellement accessible à l’humanité courante. J’observe sa chevelure châtain clair, sans boucles, qui glisse sur ses épaules un peu frêles, la beauté plastique de son visage où l’ossature transparait sous la chair, où la lumière de son regard éclate, où sa bonté morale et son ouverture au monde semblent évidentes au naïf que je suis. Comment n’a-t-elle pas connaissance des tragédies de l’existence et de l’Histoire, devant lesquelles elle n’est qu’un fétu de paille au vent ? Naïveté incommensurable ? Confiance irrationnelle en les beautés de la vie et de l’espèce humaine ? En attendant, je ne perçois même pas l’ombre de ses neurones où vit son dessert préféré.
J’entends, parmi ses condisciples, qu’elle se prénomme Elsa. Pourquoi un tel prénom si ailé ? Puis, en consultant la liste de mes étudiants : Elsa Véronèse.
Je pensais aisément dans le jardin de l’Université, l’aborder. Elle était seule, me regardant intensément, baissant aussitôt les yeux dont le bleu se reflétait sur son vêtement, parmi les massifs d’iris aux couleurs semblables. J’hésitai. Je ratai l’occasion. Je craignais d’être importun, de la gêner, de l’effrayer. Comme si au seuil d’un temple redoutable le novice subodorait la déesse. Moi si assuré, voire sans le moindre scrupule devant les donzelles dont j’avais été l’éphémère Casanova, avais-je donc perdu mes moyens ? Connu l’humaine timidité ? Sa silhouette fut enveloppée par une nuée de camarades où elle s’effaça. J’étais seul. Désemparé.
Moi qui pensais être un tout, devant cette mortelle, ne suis-je qu’incomplétude ? Qu’une moitié séparée, comme dans le mythe de l’androgyne imaginé par Aristophane dans Le Banquet de Platon ? Il fallut se résigner à être non une complétude, comme mon hubris l’imaginait, mais un manque.
Fort heureusement était prévue une série de travaux pratiques, lors desquels je devais guider mes étudiants. D’abord un travail de synthèse écrite de mes premières conférences. Parmi d’autres, je regardais ses notes, son résumé, auquel je n’avais rien à redire, sinon que je la lisais avec gratitude.
- Je lirai votre livre, Monsieur, me répondit-elle derechef, avec un pétillement dans les pupilles. Surpris je ne pus que lui répondre :
- Je suis à ton service.
Parce qu’un collègue enseignant la chimie moléculaire m’entraîna, j’allais déjeuner au restaurant universitaire. Un homme prévisible, certes professionnellement compétent, qui, malgré ses lunettes aux montures vertes comme une émeraude exotique, me parut aussi fade que les nourritures absorbées pour la première fois par mon corps humain. Mais alors que je me dirigeai vers la sortie, un regard était fixé sur moi. C’était elle ! J’en fus stupéfait, détournant mes yeux, continuant d’avancer, puis les jetant une seconde fois sur elle, son admiration était à moi aimantée. Une fois sorti, je pensai combien, désarçonné, j’avais dû lui paraître froid, glacial…
Un professeur de philosophique ayant été égorgé sur le macadam, non loin de l’Université – il avait commis et publié une thèse sur l’histoire de l’athéisme – un hommage devait lui être rendu dans l’immense atrium. C’était au beau milieu de ma conférence sur l’alchimie que la sonnerie retentit. Nous étions tous invités à quitter nos amphithéâtres respectifs ; et mes étudiants, comme nous étions au premier étage, à écouter l’allocation du Président aux cheveux uniformément blancs et à la voix tremblée depuis la rambarde. Elsa Véronèse se tenait un peu en retrait derrière ses condisciples ; et ma personne émue pouvait la contempler de dos. À quoi pensait-elle pendant la minute de silence ? Pendant que d’autres se figuraient la scène meurtrière, révisaient leurs partiels mentalement, ou comptabilisaient leur liste de courses… À la sanglante horreur qui assiégeait le savoir ? À celui dont les yeux la caressaient avec un respect insigne, une infinie délicatesse ? Pour une fois, elle n’était pas coiffée avec ce que l’on appelle une queue de cheval, mais ses chevaux répandus sur ses épaules étaient retenus par deux mèches tressées attachées à la hauteur de sa nuque. La découverte d’un si mince détail m’émut, me ravit ; plus que si j’avais découvert l’inatteignable pierre philosophale ! L’on rentra, sans qu’elle me regarda le moins du monde.
Pas un mardi je ne manquai le repas au restaurant universitaire, seul ou avec Albert le moléculaire. Mes yeux n’étaient qu’attention, quête : Elsa me serait-elle permise dans la foule ? Le matin même je leur avais offert une découverte de l’alchimie et du grand-œuvre, fausse science et cependant prémisse de la chimie moderne. Affreusement déçu, parmi la foule, je ne la découvris pas.
Le mardi suivant, pendant que mon cours était consacré aux cosmologies antiques et plus particulièrement à Ptolémée, lorsque je croyais son attention obstinément et le plus sérieusement du monde attachée à sa prise de notes – et je ne pouvais décemment pas passer deux heures à la fixer – elle me gratifia de ce regard dans lequel son admiration me fit tomber dans la stupéfaction heureuse, quoique je dusse, par égard à ses condisciples et à sa dignité, n’en rien laisser paraître, mon rôle devant strictement se limiter à ma fonction professorale. Après la sonnerie fatidique, elle s’envola, profitant de la pertinente question que me posait Edgar sur les papyrus antiques. Encore une fois, je mangeais du papier mâché sur une table parmi de bruyants convives, sans apercevoir qui j’espérais. Sur l’esplanade de la bibliothèque, au coude à coude avec le finalement sympathique Nestor le moléculaire, qui me parlait supraconductivité, espace, sous un ciel nébuleux, où pas un pas aimé ne résonnait, je me répétais intérieurement un prénom, un nom – Elsa Véronèse – comme si je tenais entre mes neurones la résolution magique des théorèmes d’incomplétude de Gödel…
Vint le mardi de la révolution copernicienne. Ce furent, au restaurant universitaire, alors que ses paupières restaient pendant le cours de mon exposé baissées, ses yeux qui me trouvèrent, me suivirent intensément, quoiqu’inaccessible elle se tenait, la fourchette levée sur je ne sais quelle bouchée déçue d’être oubliée, au milieu de congénères affairées à bavarder. J’en fus bouleversé, au point que je ne pensai pas à fourbir mon plus beau sourire. Lui avais-je paru un butor ? Pouvais-je avoir l’impertinence d’imaginer que ma chère Elsa m’aimait ?
Une deuxième série de travaux accompagnés me permit de l’approcher, quoiqu’en veillant à tout autant aider Adèle et Manar, Framboisine et Jasmin. J’avais pour consigne de les faire écrire, qu’importe la méthode. Aussi leur distribuai-je puis leur lu le sonnet panthéiste de Gérard de Nerval intitulé « Vers dorés », dans lequel « Un pur esprit s’accroit sous l’écorce des pierres », et où se cache une connaissance occulte.
Leur surprise fut grande lorsque je leur demandai décrire un sonnet, de surcroit en alexandrins rimés, sur le thème scientifique qui leur plairait. Elsa leva sa main aimée :
- Pourquoi écrire un sonnet ? Que peut nous apporter un tel exercice littéraire ?
- N’est-ce pas un défi que d’associer l’exigence scientifique avec celle poétique ? Il vous faut contenir un macrocosme dans le microcosme des quatorze vers, choisir les mots qui peuvent construire les douze syllabes de l’alexandrins, donc compter, travailler le vocabulaire et la syntaxe, argumenter en faveur de votre prédilection scientifique, sans oublier la volta entre les quatrains et les tercets, enfin la chute.
- Mais nous sommes des scientifiques, pas des poètes, observa respectueusement Mahé.
- Rappelez-vous Lucrèce et son De Rerum natura. Pourquoi pas aujourd’hui, pourquoi pas vous ?
- Vous nous aiderez ? demanda Framboisine.
- Bien entendu. Jetez d’abord votre thème, vos mots, vos idées en vrac avant de penser à compter les syllabes et à imaginer les rimes. C’est un art de la combinatoire, sans le concours de vos smartphones et des logiciels d’intelligence artificielle, donc de cette créativité, de cette inventivité, voire sérendipité, qui déterminent le véritable scientifique.
Hector me mit au défi de prouver mon expertise :
Et vous, Monsieur, ne devez-vous pas nous prouver que vous pouvez le faire ?
Il me fallait bien me résoudre à écrire un sonnet satisfaisant mes consignes. Ce que je fis sur le coin de mon bureau, et sur mon carnet de poche. Portant sur l’intelligence artificielle, il reçut, une fois recopié au tableau, l’assentiment de mes étudiants, qui ne rechignèrent plus guère. Et, malgré le ronchonnement résiduel de Fernando, Elsa trancha :
- Au travail !
L’un choisit de portraiturer Copernic, l’autre de virevolter parmi la théorie de la Relativité, l’autre encore de traiter l’histoire de l’aéronautique, Léonard de Vinci, Albert Einstein et Alexandre Grothendieck furent élus.
Je passais parmi eux leur donnant quelques conseils, quelques suggestions, bribes d’idées et de métaphores, de rimes. Seule Elsa Véronèse n’avait encore rien écrit. Elle paraissait cependant si concentrée que j’hésitais à la déranger. Ce fut elle qui le demanda :
- Que diriez-vous d’un sonnet aboutissant à la Théorie du Tout ?
- Voilà qui me parait osé, et néanmoins tout à fait excitant. Mais, pourquoi ce choix ?
- J’aimerais être admise au Laboratoire européen pour la physique des particules de Genève. En vue de décrire la conjonction des quatre interactions fondamentales et ainsi permettre à la gravité quantique de résoudre la disjonction entre la dimension microscopique et celle macrocosmique.
- Bien. Je t’attends avec patience et confiance.
Je ne savais comment cacher combien j’étais impressionné. Mais était-ce prétention de sa part, ou fiable quête ?
Elle se pencha vers son feuillet bientôt plus étoilé qu’un grimoire d’alchimiste, même si ma métaphore sonne étrangement à l’égard d’une étudiante déjà titulaire d’un Master en Physique nucléaire.
Il fallait aider mes chers bambins à veiller à la cohérence du sens et de la syntaxe, à polir leurs alexandrins, à soigner leurs images. Je les voyais compter sur leurs doigts les douze syllabes, s’essayer à contenir les douze heures du jour dans les quatorze vers et les quatre strophes du manuscrit…
Et si je me penchais vers le manuscrit d’Elsa, je le voyais prendre forme, encore approximatif certes. Je posai mon index sur une erreur de liaison qui rendait son alexandrin boiteux ; interrogative, son regard alla de mes yeux au mouvement de mon doigt qui balançait entre « ondes et corpuscules ». Elle comprit, comptant juste et rectifiant la suite de son vers.
- Parfait.
- Je ne suis pas parfaite. Par exemple, je ne suis pas patiente.
- Pourtant n’as-tu pas la patience du travail ?
- Ce n’est pas de la patience, mais de la persévérance, me répondit-elle, d’un air facétieux.
- Très juste.
Je me sentis alors corrigé par sa pertinence…
Ramassant les résultats, ils se révélèrent souvent maladroits, poussifs, néanmoins honorables, au vu de l’imprévu de l’exercice.
Je le relus plusieurs fois. Tel qu’idéalement attendu, c’était celui de ma chère Elsa. Perplexe, je me sentis dépassé. Il y avait, malgré la perfection technique de mon œuvrette, dans sa production, un je ne sais quoi de plus intense. Certes je craignais de ne pas être objectif, mais son coup d’essai me parut un coup de maître. Certainement sa complète humanité surpassait mon artificialité quantique…
Sans tarder, j’effaçais mon exemple, calligraphiai scrupuleusement le sonnet de la Dame de mes pensées, qui laissa chacun stupéfait. J’ajoutais enfin son prénom et son nom, en crispant ma concentration pour ne pas y substituer les mots suivants : chère amour…
Depuis l’explosive étoile de la genèse
Qu’au mythe confia le doigt d’un dieu facétieux,
Ondes et corpuscules brûlent en synthèse,
Bactéries et poissons s’emplument par les cieux.
Les primates et guerriers, les poètes épiques,
Le tragique et la peur, la félicité lyrique
Bouillonnent au creuset de l’hubris alchimiste,
Pétillent aux livres de l’encyclopédiste.
Soudain le géocentrisme de Ptolémée
S’effondre devant l’héliocentrisme en action
D’un Copernic jonglant aux planètes dansées.
De la gravitation au jeu des particules,
Un cosmos expansif conçoit un homoncule
Qui résout en beauté les quatre interactions.
Elsa Véronèse
- Merci, Elsa, lui dis-je doucement, alors que le bleu de ses yeux fendait mon âme en deux, si tant est qu’une intelligence quantique puisse avoir une âme. Ses joues se teintèrent d’une indubitable et modeste rougeur, tandis que ses camarades s’entreregardaient, éberlués.
Je craignais bien ce qui ne manquait pas d’arriver. Malgré tant d’expertise, je ne pouvais rien contre le Temps. À l’issue de la dernière conférence de mon cycle d’enseignement, sur la connaissance augmentée, sur ChatGPT et autres logiciels de création intellectuelle, mathématique et algorithmique, qui ne permit guère d’augmenter la connaissance que je tenais d’Elsa Véronèse, je saluai l’attention et l’expertise d’étudiants auxquels je devais renoncer avec regret. Je comptai dire à mot à cette chère Elsa. Qui avait gardé les yeux baissés, lorsque, la poitrine serrée, je dus faire mes adieux. Heureusement, elle fut la dernière à quitter l’amphithéâtre. Passant près de moi, je lui signifiai combien je lui souhaitais de réussir dans ses projets ; concluant ainsi :
- Tu vas me manquer.
Je n’osai lever les yeux, elle disparut.
N’allais-je jamais la revoir ? Heureusement, miraculeusement, dès l’après-midi, alors que j’avais désespéré de l’apercevoir au repas, je la croisai dans un escalier encombré, m’offrant aussitôt son regard immense de beauté intérieure. Heureusement j’avais préparé soigneusement mon plus beau sourire que j’eus la présence d’esprit de décocher : j’en fus récompensé par son sourire de jumelle teneur. Cela n’avait duré qu’un instant, elle avait été emportée par la foule. Pour jamais ? Après un tel don d’amour, qui sait ? Cependant, revenant sur terre, peut-être me leurrais-je face à ce qui n’était qu’un marque de politesse, au mieux de reconnaissance.
Comme un collégien meurtri par sa timide inexpérience, je désespérais de jamais la revoir. Que faire ? Errer comme un loup affamé aux abords de l’Université ? Aux portes des amphithéâtres m’exposer au ridicule, sans jamais la voir, ou la voir m’ignorer, me mépriser alors que je lui étais devenu inutile, importun. Mendiant de l’amour sans même une sébile pour une miette de pain des anges…
Pourquoi étais-je incapable d’initiative, de machiner quelque prétexte pour la rencontrer, l’aborder, lui parler ? Je serais en porte-à-faux, voire totalement incompétent devant sa capacité à vivre si vivante ? Terrassé par ma petitesse ? Par ce que j’avais découvert de sa beauté, sa beauté intellectuelle, sa tempête de beauté.
J’eus beau lire mentalement Stendhal, ses romans et particulièrement son De l’Amour, consulter tel ou tel traité de séduction, plus ou moins pertinents, fantaisistes et creux, rien ne me paraissait à la hauteur d’Elsa Véronèse.
Mon omniscience quantique ne m’avait pas préparé à ce manque. Et si je suis amoureux, cela ne prouve-t-il pas que je suis fatalement humain ? Et si mon cerveau est réellement humain, ne peut-il pas dépasser en créativité mon originelle dimension quantique forte ? À cet égard, être amoureux, est-ce une faiblesse, une force ?
Catedral de Tudela, Navarra.
Photo : T. Guinhut.
J’en étais là de mes piètres et moroses réflexions, y compris en butant sur la théorie du Tout – car je ne pouvais guère aller au-delà des connaissances déjà produites et par mes soins emmagasinées et croisées, ce qui signifiait que je n’avais guère de chance d’apparaître aux yeux d’Elsa comme le génie ultime en publiant le résultat de mes recherches – lorsque l’on sonna au coin de ma porte.
Quoi ? Personne, hors un facteur dont je n’avais pas besoin tant les informations étaient partout à ma disposition, ne venait me rendre visite. Ce en quoi j’étais une sorte d’asocial. J’hésitai, devant ce qui me parut une méprise de voisin de palier ; j’ouvris pourtant.
C’était elle… Abasourdi, je la laissai entrer, vêtue comme à son habitude d’un simple pantalon en jean clair sur ses hanches, d’un tee-shirt blanc et d’un sweat doucement bleuté. Bien que banal, ordinaire et passe-partout, une telle vêture était sur elle si pure.
- Elsa ! Chère amour…
- Thibaut… Vous m’avez manqué.
- Comment as-tu trouvé mon adresse ?
- Ginette, du secrétariat, a bien voulu me la donner. J’ai prétexté avoir un travail à vous soumettre. J’espère que je ne vous dérange pas. Que vous me pardonnez une telle impertinence.
- Au contraire ! Sois en remerciée. Moi aussi, je te l’avoue, je suis allée extorquer ton adresse à Dame Ginette. Mais je n’ai pas su oser te troubler. Une fois de plus, tu m’as dépassé. Tu rends, chère Elsa, vivant mon refuge…
Cette légère rougeur qui me faisait fondre apparut sur ses joues, pour lesquelles je donnerais le cosmos tout entier…
- Je vous ai apporté mon dessert préféré.
Elle déposa sur la table basse de bronze aux pieds léonins une boite de carton fleuri. Qu’elle ouvrit sur deux parts de gâteau, visiblement orange chocolat.
- C’est aussi mon dessert préféré, dis-je, moi qui n’avais jamais goûté rien de tel.
Elle courut à la cuisine comme si elle était de toute évidence chez elle, ramena deux assiettes, deux petites cuillères. Nous étions assis de part et d’autre du festin. Soudain je sentis sur ma langue et les lèvres une explosion de sensations que je ne connaissais pas. L’orange confite et les trois chocolats me révélèrent un monde réel insoupçonné.
- Visiblement tu connais les bonnes adresses.
- Non. C’est moi qui l’ai fait. Pour vous.
- La pâtisserie est ton péché mignon ?
- Oui, la confectionner et la goûter.
- Tu vas devenir dodue, alors ?
- Oh Non ! Vous allez partager les dégustations.
- C’est moi que tu veux rendre dodu ?
- Je ne serais dodue que pour vous faire des enfants gourmets. Enfin, un peu plus tard, n’est-ce pas…
J’en fus stupéfait.
- Elsa, est-ce que tu peux me tutoyer, s’il te plait…
- Je n’ose pas. Du moins pas encore.
- Ce sont tes œuvres d’art miniatures ?
- Si tu veux. Mais si éphémères !
- Pourquoi ne pas te consacrer également à des œuvres d’art moins éphémères ?
- Comme mon petit sonnet ? Si je suis admise à l’Institut de Physique Nucléaire de Genève, ne contribuerai-je pas à une plus vaste œuvre d’art ?
- C’est évident. Et je suppose qu’en septembre tu poursuis le second cycle du Master ?
- Bien sûr. Et toi, est-ce que tu reviens ?
- Oui. J’ai reçu ce matin mon habilitation pour une chaire d’Histoire des sciences.
- Pour poursuivre tes recherches. Ecrire un autre livre ?
- Je ne suis pas sûr encore. Peut-être une Histoire des philosophies de l’amour. Mais cela me paraît plus difficile. Quoiqu’avec ton concours…
- Tu me surestimes. Cependant, il ne s’agit plus d’une discipline scientifique.
- Eros est aussi une biochimie.
- C’est vrai.
- Mais, dis-moi, quel est le nom du parfum qui est le tien ?
- Mais… Je n’use d’aucun parfum…
- Alors, cette fragrance, cette essence qui me ravit, c’est toi, sui generis ?
- Ne me fais pas rougir.
- Tu rougis en effet, comme lorsqu’en entrant, nos regards se sont croisés.
- Embrassés, tu veux dire…
Gênée devant son audace, elle se leva pour s’approcher du grand tableau dix-neuvième qui ornait exclusivement la pièce. Une jeune dame y tenait dans ses bras un grand bouquet de tulipes multicolore.
- Elle me ressemble, n’est-ce pas.
- Outre la beauté florale, c’est bien pour cela que je l’ai acheté.
Puis pour parcourir le mur d’étagères que j’étais en train de remplir de livres sur l’Histoire des sciences, parfois anciens, rares. Parce que j’avais besoin d’objets réels, de témoins…
- Le papier des livres anciens sent la vanille, dit-elle. C’est beau. Tu as lu tout cela ?
Je ne pouvais lui dire comment vraiment je lisais. Il me fallut jouer de modestie.
- C’est en cours. Et c’est toi que je dois lire maintenant.
Je reçus dans mes bras le poids de ses épaules, son front précieux sous mes lèvres. Longuement. Sa respiration palpitait contre ma veine jugulaire.
- Cet appartement, Elsa Véronèse, est le tien. Si tu veux rester, tu peux choisir une chambre, choisir une salle de bains. Tous les draps sont frais, toutes les serviettes sont duveteuses.
- Mais… je n’ai pas amené de vêtement de rechange.
- Tu peux prendre une de mes chemises. Viens. Celle-ci a le bleu de tes yeux. Et, demain, nous irons chez Fairy & Tales.
- Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi ?
- Pour t’offrir une robe. Du même azur, aux plis exacts, avec un ruban noué près de ton cœur.
- Mais… Je n’ai jamais porté de robe ! Tu n’aimes pas ma simple façon de m’habiller ?
- Oh, que si ! Cependant ne veux-tu pas devenir ce que tu es ?
- Comme sur le tableau ?
- En effet.
Elle acquiesça.
- Ce soir… est-ce que nous… pouvons dormir ensemble ? Mais sans… le faire ? Je ne me sens pas encore prête. Tu me promets ?
- Promis. Tu veux, comme les amants de l’amour courtois qu’une épée nue sépare au milieu du lit, me mettre à l’épreuve ?
- En quelque sorte. Dis-moi – et à cet instant elle me prit la main dans la sienne – à partir de quel moment m’as-tu aimée ?
- Lors de ma seconde conférence. Un regard m’a surpris, derrière les épaules de tes condisciples. J’ai d’abord rien vu d’autre. Je l’ai compris comme une admiration que je m’étonnai de mériter. Dès lors, j’ai aimé ton regard. Non sans peut-être de ma part un certain narcissisme indu. Un regard qui sait aimer, ai-je cru. Ensuite j’ai aimé ta vivante personnalité, le don de tes yeux intenses. Seulement plus tard, lorsque que tu t’es levée à la fin de ma troisième prestation pour partir, en mon esprit j’ai ajouté à ta beauté intellectuelle ta beauté physique. Puis à l’occasion de ton sonnet, je savais également que j’aimais avec raison.
- Vil flatteur… Tu n’en as rien laissé paraître.
- Non, je ne voulais pas que qui ce fût me devine. Surtout pas toi, de peur de te gêner, de t’effrayer. Mais puis-je penser que tu m’aimes également ?
- Oui.
Sa main trembla dans la mienne qui tremblait tout autant.
- Et depuis quand, chère amour ?
- Dès la première conférence. Je n’avais jamais senti cela. L’étendue des connaissances. Et, plus encore, car j’ai eu la chance d’avoir bien de savants professeurs, l'aisance du discours sans notes aucune, l’élégance de la langue. Sans parler de la prestance, des chemises de couleurs pastelles toujours différentes à chaque conférence. Mais, je l’avoue, tu me faisais un peu peur, tes regard, au loin, dans le restaurant universitaire, me parurent soudain presque féroces…
- Non ! Ce n’était que l’intensité de l’amour, intensité si sérieuse, si grave…
- Ce pourquoi, après avoir longtemps hésité, je me suis résolue à me jeter devant ta porte avec ma boite à gâteau… Au risque d’être rejetée.
- Et si cela avait été le cas ?
- Je me serais écroulée en pleurant des ruisseaux, comme une serpillère sur ton paillasson.
- Pris de remords, je serais revenu aussitôt pour pleurer avec toi. Et boire le suc de tes larmes.
- Heureusement, je suis avec mon Prince.
- Ma Princesse va me faire rougir à mon tour. Comment peux-tu aimer quelqu’un qui a treize ans de plus que toi ?
- Est-ce que cela a de l’importance ? Au moins tu n’es pas un freluquet.
- Tu veux dire… Comme tes voisins d’amphithéâtre ?
- As-tu vu combien, même s’ils sont intelligents, mais d’une manière scolaire, ce sont, qui des taiseux ronchons, qui des frimeurs arrogants, voire des machos ?
Je l’avais vu en effet, mais à un point que je ne pouvais lui dire.
- Et comment sais-tu que je ne suis pas un macho ?
- Les regards les plus doux sont parlants, n’est-ce pas ? Et la façon dont tu as disserté des femmes philosophes de l’Antiquité, Hypathie en tête, n’était-elle pas suffisante ?
- Et le grand et beau Mahé, qui parle avec une prudente douceur ?
- Oui, pas mal, fort mignon ; un peu jeunet à mon goût. Mais comment n’as-tu pas vu qu’Hylaine, toujours à son côté, l’aime profondément ? Et que ce garçon ne sait pas encore qu’il l’aime tout autant ?
Je me sentis pris en défaut. Quoi, mon habituelle pénétration omnisciente ne m’avait pas permis d’accéder à la connaissance de l’amour ? Sinon à celle expérimentale et insuffisante qui m’étreignait…
- Tu me surprends sans cesse, chère Elsa. Je te découvre spécialiste en courrier du cœur, en drama chinois, en romance sentimentale.
Elle riait, pleine de vie comme je l’aimais.
- Il me faudrait mille ans pour compléter ta connaissance…
- N’oublie pas que je suis mortelle.
Vêtue de cette chemise dont le bleuté pur reflétait son regard, elle était allongée près de moi. Tous nos muscles étaient en paix, pour que nous ne nous consacrions qu’à l’attention offerte à l’autre. Son visage était enfin sous mes prudentes caresses, l’arc de ses sourcils, l’arc de Cupidon à sa lèvre supérieure où je puisais les mille flèches de son haleine orange chocolat, son pur front bombé. Mon front était également l’objet de l’investigation de ses doigts, partageant une connaissance plus que sensorielle. Et quand nos langues vinrent se conjoindre, c’est comme si la liqueur de la foudre coulait en nous…
Au matin, j’avais près de la joue une joue tant aimée, qui s’éveillait. Nous n’avions pas besoin de mots pour nous souhaiter le bonjour, le soin de nos délicatesses était encore à l’œuvre, comme si l’éternité nous comblait. Un réveil si miraculeux ne devait pas être troublé par le flux d’informations qu’une loge de mon cerveau recevait, en particulier le nouvel assassinat de deux enseignants, l’un professeur de théologie, qui avait écrit un essai magistral, Philosophies médiévales en chrétienté, judaïsme, Islam, dont la tête venait d’être séparé des épaules par quelque fanatique, l’autre, auteur de La Terre plate. Généalogie d’une idée fausse, qui avait été retrouvé gisant dans un fossé ensanglanté, tous deux aux abords de l’Université de Philhellénia, quoique un brin lointaine de la nôtre. Ma chère Elsa aurait bien assez tôt connaissance de cette virulente et double information…
Un tel amour réciproque, grâce auquel nous formions un tout, comme la boule d’Aristophane dans le Banquet de Platon, connaîtrait-il le destin des plus communes amours, à l’instar de ces mariages qui se changeaient en divorce après trois années de vie commune ? Mon omniscience n’allait pas jusqu’à l’avenir. Verrais-je ses failles, ses défauts, les miennes, les miens, nous lapider ? J’avais cependant la certitude que j’allais l’aimer beaucoup plus longtemps – si le dieu des fictions nous prête vie. Je repensais, sans le lui dire, à cette remarque selon laquelle pour elle j’étais si inconnu, un territoire à découvrir, alors qu’il lui semblait qu’elle lisait comme à livre ouvert dans les personnalités de ses congénères. Cela pourrait correspondre si étroitement à mon expérience. Devais-je lui dire la vérité sur mon identité et ma corporéité quantique, même si j'avais résolu de ne plus recourir aux métamorphoses quantiques, afin de lui offrir ma condition humaine ? Lui mentir par omission ? Finalement, ma chère Elsa serait-elle également une Intelligence quantique, à laquelle je pourrais donner le nom de Phantasor…
Thierry Guinhut
Extrait d'un roman en cours : La Bibliothèque du meurtrier
Une vie d'écriture et de photographie