Si l’on imagine, en sus des ouvrages les plus vénérables et les plus récents, d’orner une bibliothèque digne de ce nom, il y faut de nobles bustes, et au premier chef ceux d’Homère et de Platon, pour la poésie et la philosophie. L’ascendance grecque est en effet fondatrice. Cependant hors de ce champ traditionnellement occidental qui embrassa les lettres françaises, allemandes, anglaises, espagnoles, ne peut-on considérer qu’ailleurs également soit le terreau de la « bibliothèque du monde », pour reprendre le titre de William Marx, qu’ailleurs puisse émerger l’« auteur mondial », selon l’interrogation de Gisèle Sapiro ? Un détour par les magistrales éditions Diane de Selliers nous permettra de rencontrer quelques-unes des grandes œuvres représentatives des civilisations universelles, tel le Rāmāyana de Valmiki, ou encore un texte plus que curieux venu du peuple Peul, apparemment si peu central, sis quelque part dans le golfe de Guinée, qui permettrait d’abriter, en la personne de l’auteur de Kaïdara, un nouvel Homère…
Conjointement avec les bonheurs de la paix, de la libre entreprise et de l’éros, décidons de « vivre dans la bibliothèque du monde », en la compagnie de William Marx, là où le bonheur est peut-être le plus assuré. Cependant, l’essayiste et critique littéraire renommé vécut très tôt « le déchirement des études littéraires », c’est-à-dire la distinction entre la lecture épistémologique et celle esthétique, autrement dit entre « la séduction et la dissection ». De surcroît, une inatteignable utopie nous menace, lorsque se lève l’ambition de la totalité, venue en ce domaine du philosophe italien Benedetto Croce.
Le sonnet de 1869, « Les Conquérants », tiré des Trophées de José Maria de Heredia, est le déclencheur de cette leçon inaugurale du Collège de France. Hommage aux découvreurs espagnols des Caraïbes et de l’Amérique, il devient l’allégorie de l’expansion du regard occidental vers des « étoiles nouvelles », en fait bien des lointains culturels appelés à devenir eux aussi patrimoines de l’humanité. Soit dans la démarche d’une « chaire des littératures comparées », hors de toute barrière géographique, linguistique, culturelle, hors de tout « système clos », donc en toute liberté d’écoute et de soin, lorsque « nulle littérature n’est une île »…
Il faut alors délimiter les corpus et les canons, de surcroît apprendre à choisir parmi des sphères et des archipels multiples. Car ne considérer qu’une seule littérature, n’est-ce pas « se condamner à en faire un point aveugle » ? Il s’agit bien de nous « inviter à une conversion non seulement esthétique, mais proprement existentielle et morale » ; si possible au-delà des achoppements de la traduction. En effet, même lorsque qu’une musique de la poésie se perd en passant d’une langue à l’autre, faut-il lire le russe pour comprendre Dostoïveski ?
William Marx, que nous connaissions pour son interrogative, inquiète, Haine de la littérature[1], ajoute à la liste impressionnante (près de 300) des Leçons inaugurales du Collège de France, son brillant opuscule : Vivre dans la bibliothèque du monde est en effet un essai stimulant sur les pouvoirs étendus et humanistes de la littérature et du livre. Non content d’être un essai théorique bienvenu, il s’appuie sur des références heureuses : outre Heredia, ce sont Kant et Lucain, la tragédie grecque et le Bardo Thödol tibétain, Marx et Keats, quoique la reprise de la trop fameuse formule de Roland Barthes, selon laquelle « la langue est fasciste[2] », manque pour le moins de recul critique. Et si nous sommes en droit de nous sentir lilliputiens face à la myriade des textes de valeurs dont nous ne connaîtrons qu’une infime partie, reste l’éblouissement d’une connaissance toujours en mouvement au moyeu de ce « concept opératoire » : la bibliothèque du monde, macrocosme dont notre propre bibliothèque n’est que l’exaltant microcosme.
Nous serons à la fois comptable de beaucoup d’éloge et d’un soupçon de blâme à l’égard de ce volumineux essai de Gisèle Sapiro. Elle pose une question plus que pertinente : Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? Dans la mesure où le concept de « Weltliteratur », créé par Goethe au début du XIX° siècle, n’était pensé que pour les œuvres allemandes ou à la rigueur françaises, il est impératif lui donner une ambition plus internationale, cosmopolite. Il faut alors que les traducteurs puissent œuvrer en connaissance de cause et avec la complicité de l’édition.
Au-delà d’un « universalisme androcentrique et européocentré », notre essayiste s’attache à des ouvertures remarquables. Le prix Nobel sut couronner la Suédoise Selma Lagerlof, le Japonais Yasunari Kawabata, la poète juive Nelly Sachs, Toni Morrison aux Etats-Unis, et cette année la Coréenne Han Kang. Comme si les jurés de Stockholm veillaient à corriger un tropisme vieillot, ou, qui sait, à sacrifier à un politiquement correct nouveau genre.
Des cas remarquables de décentrement du phénomène de l’auteur mondial sont ici étudiés. Le romancier William Faulkner, auquel Gallimard offrit un réel renom, grâce à l’activité de Maurice-Edgar Coindreau, « médiateur de la littérature américaine », fut un phare de cette collection, toujours brillante, intitulée « Du monde entier ». Ensuite, fut révélé l’Argentin Jorge Luis Borges, dont le même éditeur permis de surcroit la collection « La Croix du Sud » de révéler chez nous bien des auteurs talentueux, relevant du « boom » sud-américain et du réalisme magique, tels le Colombien Gabriel Garcia Marquez ou le Péruvien Mario Vargas Llosa.
Remarquables sont également, les « Œuvres représentatives » de l’Unesco, en particulier la collection « Connaissance de l’Orient », qui, chez Gallimard, joua un rôle éminent dans la visibilité des poètes et romanciers chinois, japonais…
Ainsi un « Proust oriental », tel que l’on qualifia David Shahar, dont Le Palais des vases brisés[3]– vaste cycle montrant comment les communautés religieuses se brisent les unes contre les autres – se vit couronné par un prix israélien, peut, de toute éventualité, voir le jour.
N’oublions pas les enjeux politiques, lorsqu’apparait un Soljenitsyne, révélant la réalité immense du goulag communiste ; ou encore les écrivains de la « négritude », puis, moins pertinents, les forcenés du décolonialisme, de façon à tenter pour le moins maladroitement une omniprésente littéraire occidentale.
Mais au regard de la domination des auteurs anglo-américains, faut-il craindre une « mort de la littérature française » ? Les vedettes, comme Bret Easton Elis, romanciers controversé d’American Psycho, à l’occasion du Festival America, ou encore Margaret Atwood, fameuse pour sa dystopie féministe, La Servante écarlate, peuvent éclipser le maigre Michel Houellebecq. La diversification, « en termes de genre et d’ethnicité », ne masque pas une hégémonie des grandes capitales culturelles occidentales. Faut-il pour autant plaider une illusoire égalité, alors que la qualité littéraire peut-être imprévisible, et inaccessible à l’instar du mirage de la justice littéraire…
Nourri de références, d’encadrés et de tableaux documentés, sur les ventes, les traductions, etc, le colossal ouvrage de Gisèle Sapiro est une mine. Entre libéralisation des échanges et concentrations éditoriales nourries de moyens de communications considérables qui sont « instances de consécration », comme le peuvent être des politiques « (inter)étatiques », la place de petits éditeurs, solitaires, émergeants, parait condamnée ; et pourtant, qui sait, tenable.
À vouloir à juste raison réhabiliter les auteurs féminins, en quête de « l’écrivaine mondiale », Gisèle Sapiro ne manque cependant pas de sombrer dans le ridicule, lorsqu’elle use et abuse des néologismes prétendument « inclusifs », comme « les médiateurices et traducteurices » ! Ne sait-elle pas que bien des mots sont grammaticalement neutres, qu’être médiateur n’a rien à voir avec le sexe ? Nous lui ferons le procès – de mauvais goût bien entendu – de s’ingénier à vouloir ajouter une disgracieuse queue aux mots… Si le verbiage est parfois agaçant, il ne faudrait pas méjuger l’intérêt considérable de l’essai de Gisèle Sapiro, dont la quête de l’auteur mondial reste ouverte, bien après avoir refermé son livre. In fine, un auteur mondial n’est-il que celui dont les best-sellers, les machineries éditoriales et culturelles, voire les clichés et les doxas à la mode, font la promotion ? À moins qu’il reste une possibilité pour que de réels éclats solitaires de l’esprit en soient les garants…
Nous n’en aurons preuve que par le corpus magnifiquement illustré des éditions Diane de Selliers, formé – excusez du peu – par L’Odyssée d’Homère, le Dit du Genji de la japonaise Murasaki Shukibu, Leyli et Mâjnun du Persan Jâmi, L’Epopée de Gilgamesh, entre autres joyaux universels. Ce sont, par-dessus tout, des grandes œuvres représentatives de l’humanité, des forces du mythe et de la littérature. En témoigne le Rāmāyana de Valmiki, venu de l’hindouisme, rédigé entre le III° siècle avant notre ère et notre III° siècle, et opportunément réédité en « Petite collection », en un volume anthologique, au lieu des sept volumes originaux, somptueux certes, mais onéreux, épuisés. L’épopée védique sacrée aux sept chants et 48 000 vers se fait le devoir de raconter la vie exemplaire du prince Rama, un avatar du dieu Visnu, prônant courage, loyauté, amour, toutes valeurs consubstantielles à l’hindouisme. Croyant ne poursuivre qu’une vie ascétique avec son épouse Sita et son frère Laksmana, il se heurte à maintes péripéties, lorsque Sita est enlevée par le roi des démons. Fort heureusement, son armée, enrichie de singes et d’ours, lui permet de vaincre les terribles raksasas et de restaurer l’équilibre cosmique. Les exploits, facéties et singeries des alliés de Rama sont d’ailleurs parmi les pages les plus intensément curieuses et palpitantes de l’ouvrage incarnat la lutte atavique entre le bien et le mal.
Enrichie de deux-cent-vingt miniatures, souvent étonnamment inédites, ce prodige iconographique, ce festival de motif, de couleurs, en particulier un rouge soyeux, un safran rayonnant, des verts fruités, magnifie une nature luxuriante, des personnages d’une suprême élégance. En particulier grâce au concours d’un somptueux manuscrit moghol de 1588.
Quant au dernier né de Diane de Selliers, Kaïdara, il répond de manière judicieuse à notre problématique.
Amadou Hampâte Bâ est-il un auteur mondial ? Nous le connaissions comme ethnologue et écrivain malien (1901-1991), dont les mémoires, Amkoullel l’enfant peul[4]restent un témoignage autant qu’une recréation par la vertu du roman autobiographique.
S’inscrivant dans un tropisme mythique universel, le récit initiatique intitulé Kaïdara, d’abord paru en 1969, se présente comme un poème allégorique en vers libres, construit et ciselé, dont la source est la tradition orale peule. Avec ferveur, il conte la quête de trois héros guidés par une omnisciente voix. Ils s’appellent Hammadi, Hamtoudo et Dembourou. Lors de la découverte du pays souterrain des génies-nains, le chemin chargé de symboles est bien celui de la réalisation de soi et du monde. Quant au dieu Kaïdara, horizon du voyage, émanation du dieu créateur Guéno, il apparait souverainement comme un cosmos métaphorique, à la fois or et connaissance.
Au fil de multiples aventures à la fois féeriques et fantastiques, le combat entre le bien et le mal anime une fois de plus le mythe et l’épopée jusqu’à la restitution des « trois bœufs chargés d’or » ; qui sont en fait « trois sciences ». Ainsi s’enrichit le récit initiatique, qui n’est pas sans entretenir une secrète connivence avec La Cantique des oiseaux du poète persan soufi Farid od-dîn ‘Attar[5]. Connivence qui est en fait celle des invariants anthropologiques.
Au cours de l’aventure chargée de prodiges et d’épreuves, d’étranges créatures, animales, végétales et autres entités polymorphes font leur apparition comme autant de pierres savantes disposées au cours de la déambulation. Les plus notables étant peut-être un scorpion géant, « émissaire maléfique » et « dard de vengeance », un coq se métamorphosant en bélier, une outarde miraculeuse qui se révèle « oiseau polygame », un lézard trapu… Mais aussi un vieillard « couvert de haillons sales », dont la sagesse se révèle proverbiale, car « noyé de songes ». Ces onze figures allégoriques prononcent à l’intention des héros d’énigmatiques discours, non sans qu’une sorte de refrain balise la déambulation :
« Je suis le symbole du pays des génies-nains
et mon secret appartient à Kaïdara
le lointain, le bien proche Kaïdara…
Quant à toi, fils d’Adam, va ton chemin ».
Bien entendu, le plus considérable de ces personnages est Kaïdara, siégeant sur un trône d’or, animant ses douze bras en sus de ses sept têtes et de ses trente pieds, changeant « de forme à volonté et dont chaque forme est unique ». Sans nul doute, il est « termitière de sagesse ».
Tout en s’appuyant sur de précieux spécialistes de la littérature et de la peinture africaines (Souleymane Bachir Dyane, Christiane Seydou et Bérénice Geoffroy-Schneiter) l’un des secrets de la réussite éditoriale de Diane de Selliers est sans conteste la congruence entre l’image et le texte. Or, illustrant ce vaste poème par les soins d’Omar Ba, peintre sénégalais né en 1977, présentant ici quarante œuvres originales, il se doit de coller au rythme épique et à l’univers coloré mis en œuvre par les vers. La rencontre, quoique posthule, entre le conteur et l’artiste peul également contemporain permet de magnifier un substrat mythique venu de l’oralité traditionnelle. Les peintures paraissent hésiter entre collage et tapisseries, profusion végétale, animale et humaine, pour signifier la dimension animiste du monde. La multiplicité des motifs semble signifier la création toujours recommencée du monde ; ce dont rendent compte les détails judicieusement agrandis à pleine page, permettant de plonger le regard dans un heureux foisonnement. Enfin, l’envol de la page conclusive du conte est splendidement figuré par une rime entre le texte et l’image :
« quand Kaïdara étendit ses ailes enluminée d’or.
Il s’éleva dans le ciel, s’envola, déchirant les airs,
laissant Hammadi pantelant, étendu sur le sol,
tout comblé de joie, de science et de sagesse. »
Au-dessus d’un visage fervent s’élève dans le bleu un ange aux ailes plissées d’ocres…
Ce volume d’exception, dont les peintures furent réalisées spécialement pour cette édition, pourrait être feuilleté avec des enfants, conté dans toute sa dimension merveilleuse, autant qu’il s’adresse aux curieux de cette universalité mythologique dont Amadou Hampâte Bâ est le passeur.
Que le goût du lecteur et celui des « opérateurs axiologiques » - traducteurs, éditeurs, critiques – puisse en toute liberté apprécier le talent et le génie, semble être une évidence. D’où qu’ils viennent, hors de toute considération nationale, religieuse, sexuelle, coloriste, genrée, voilà qui entraîne la fin actée des littératures nationales, voire de la littérature française stricto sensu. Heureux si la mise en forme épistémologique et esthétique de l’humanité par les lettres s’en trouve magnifiée autant que transmise…
Je doute fort de la pertinence et de la valeur du "prix Nobel de littérature". Si l'on veut bien me pardonner la comparaison, c'est un peu le festival de Cannes du monde editorial...Er ce n'est pas un compliment. Lorsque la littérature devient un instrument de propagande politique (souvent pour le pire), mérite-t-elle encore d'etre qualifiée de littérature ? <br />
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Je ne crois pas davantage en la fin des littératures nationales. Le fait que Villon, Baudelaire, Flaubert, Apollinaire et Proust soient typiquement français ou que Shakespeare, Emily Bronte, Melville et Edgar Allan Poe soient typiquement anglo-saxons ou que Al-Mutanabbi, Rumi et Hafez soient typiquement moyen-orientaux n'a jamais nui au caractère universel de leurs oeuvres respectives. Lao Tseu etait typiquement chinois et cependant universel de même qu'Homere etait typiquement grec et pourtant universel. Certaines nations ont des littératures plus riches que d'autres et certaines epoques sont plus riches que d'autres dans ce domaine. L'exemple de la littérature française montre d'ailleurs qu'une nation peut tres vite passer du plus haut niveau littéraire au plus bas. Mais en matière de littérature comme dans absolument tous les autres, le relativisme représente un danger majeur. Bien à vous.
Merci Michel de ces remarques pertinentes, dont je partage l'essentiel...
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