L’Araignée pendue à un fil. 33 femmes surréalistes, Poésie Gallimard, 2024, 528 p, 13,20 €.
Pierre Mabille : Le Miroir du merveilleux, Fage, 2024, 448 p, 30 €.
Damien MacDonald : Le Rayon invisible, Denoël Graphic, 2024, 120 p, 25 €.
Franck Medioni & Tom Buron : Le Nom du son. Une anthologie jazz et poésie,
Le Castor Astral, 2024, 212 p, 20 €.
Les plus belles fleurs sont en grec une anthologie, il en est de même pour le florilège, venu du latin, alors que la définition évolua pour atteindre les plus belles pages poétiques. Elles seront pour l’heure venues du surréalisme, néologisme créé par Apollinaire en 1917 et mouvement littéraire et culturel qui fleurit largement entre les années vingt et soixante-dix, voire plus longtemps encore. Pape inamovible du mouvement, malgré son titre Poisson soluble, André Breton définit en 1924 sa créature : « Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale». C’esten l’occurrence le cœur névralgique de son premier Manifeste du surréalisme. À l’anthologie devenue classique dirigée par Jean-Louis Bédouin aux plus féminines araignées pendues au fil surréaliste, il faut ajouter le recueil de Pierre Mabille, Miroir du merveilleux, d’abord paru en 1962, mais également un plus récent « traité graphique », intitulé Le Rayon invisible, qui se propose de renouveler une « révolution des consciences et des inconscients », en une démarche résolument colorée. Alors que musicale est une anthologie associant jazz et poésie, la Muse étant résolument favorable aux révolutions langagières.
Pour fêter le centenaire de ce mouvement, un tirage spécial de la collection de La Pléiade au coffret du plus bel effet présente une myriade de textes théoriques d’André Breton, titré Manifestes du surréalisme, tous extrait des quatre volumes de l’Œuvre complète[1]. Voici « un certain automatisme psychique qui correspond assez bien à l’état de rêve, état qu’il est aujourd’hui fort difficile de limiter ». Aussi, bien en-deçà de l’initiateur officiel, ce dernier sait qu’il emprunte le néologisme à Apollinaire, et va jusqu’à enrôler en sa généalogie les plus illustres et les plus inattendus des créateurs plus anciens, « à commencer par Dante et, dans ses meilleurs jours, Shakespeare », sans oublier Sade, Chateaubriand, Hugo et une flopée d’autres génies, ce qui, dans l’esprit du maître autoproclamé, n’est pas sans orgueil, voire ridicule lorsque « Desbordes-Valmore est surréaliste en amour ». Ainsi conçu, le surréalisme, censé s’arroger les plus inventifs parmi l’humanité, capture le passé à son bénéfice. Cependant, il prétend façonner le futur, ses textes théoriques, un brin exaltés, se voulant de renouvelables Manifestes tant le dernier d’entre eux, le plus complet, paraît en 1962, entre constance des convictions et malléabilité créatrice, ce entre deux dates butoirs du mouvement. Ainsi apparaissent Le Surréalisme et la Peinture, Position politique du surréalisme, hélas marqué par la pulsion communiste et trotskyste, le Dictionnaire abrégé du surréalisme… L’on excepte évidemment ici nombre de recueils, sans compter les opus plus ou moins romanesques, entre Nadja et L’Amour fou.
Quoique charpenté de textes programmatiques, ce pléiade ne pouvait éviter d’inclure l’un des premiers recueils du maître, soit Poisson soluble, dont on ne sait si l’un est la cause ou la conséquence de l’autre. « Fontaine magique, « fantôme », « femme aux seins d’hermine », l’imaginaire des proses d’André Breton est redevable du merveilleux autant qu’attentif aux irruptions d’une pensée incontrôlée, aux flux des images inédites et surprenantes, venues des abîmes de la psyché.
Au-delà d’André Breton, toute une nébuleuse d’auteurs participe à La Poésie surréaliste, cette anthologie devenue classique dirigée par Jean-Louis Bédouin, parue d’abord en 1964, ici judicieusement rééditée. Ils sont une cinquantaine, la plupart Français, parfois étrangers, comme le Mexicain Octavio Paz, dont la portée dépasse largement le mouvement. Le classement alphabétique, d’Aragon à Zimbacca, peut paraître un peu froid, peut également regretter de faire fi de l’ordre chronologique, mais sans trop de didactisme appuyé, il permet de se promener, de grappiller de ci-delà, entre noms célèbres et noms confidentiels et trop oubliés.
Peu de formes fixes et d’alexandrins, la vitesse surréaliste préférant la liberté. L’on choisit vers libres et poèmes en prose. Et, au contraire de Poisson soluble, André Breton est ici convoqué pour ses vers ; où les réussites – « Ma femme au sexe d’algues et de bonbons anciens » dans Le Révolver à cheveux blancs en 1931 – côtoient un systématisme un peu vain : « Entre toutes l’enfant des cavernes son étreinte prolongeant de toute la vie la nuit esquimau ».
Parmi des membres plus ou moins attendus, comme les peintres Picabia et Picasso, Benjamin Perret observe « un saut de puce comme une brouette dansant sur les genoux des pavés ». Comme quoi le surréalisme, loin de son importance parfois sentencieuse, sait faire preuve d’humour. Pas seulement membre éminent de l’Oulipo, Raymond Queneau chante : les « Cadavres périmés, les périmètres de l’azur ne sont plus chambres pour l’amour et la peste au sourire d’argent entoure les fenêtres de cerceaux de platine ». Voilà comment les images entrechoquées allument des sensations inédites et font bourgeonner le sens jusque-là inaperçu.
Le Mexicain Octavio Paz prouve assez combien ce mouvement a largement dépassé les frontières françaises. Ainsi retrouve-t-il dans Pierre de soleil, le merveilleux des légendes : « j’ai vu ton atroce écaille, / Mélusine, l’aube briller, verdâtre, / tu dormais lovée dans les draps ».
Cette nébuleuse spirale voit notre métaphore confirmée par la couverture bleutée sur laquelle tournent les visages d’une peuplade de poètes, dessinés par Stéphane Manel. Néanmoins cette précieuse réédition de La Poésie surréaliste ne mériterait-elle pas d’être un soupçon réactualisée ? Le mouvement ne s’est pas soudainement interrompu en 1964, ne serait-ce qu’avec la publication en 1967 de Sur le champ dans lequel Annie Le Brun divise son recueil en douze « cernes » : « Des troupeaux d’animaux de nuit accusaient le pourtour de mes yeux. La profondeur de leurs orgasmes pesaient au cœur de mes pupilles[2] ». Certes, nombre d’auteurs prendront leurs distances pour trouver leur réelle singularité, mais le surréalisme n’est-il pas à chaque fois un long moment stellaire de leur carrière…
Annie Le Brun : Sur le champ, Editions surréalistes, 1967.
Photo : T. Guinhut.
Et s’il avait en ce précédent volume assez peu de femmes, nous voici comblés par L’Araignée pendue à un fil. 33 femmes surréalistes. Car derrière de légendaires protagonistes masculins, ne peut-on en redorer le versant féminin? Les femmes furent lumineuses dans la galaxie surréaliste, certes figures idéalisées et érotisés, comme la Nush de Paul Eluard, mais aussi poètes, peintres, photographes, non moins créatives.
Ainsi elles se nomment Claude Cahun et Leonora Carrington, Lise Deharme et Leonor Fini, Gisèle Prassinos, Bona de Mandiargues ou Joyce Mansour. Outre leurs peintures, leurs poèmes et proses, leurs aphorismes et correspondances, ne déméritent en rien de la floraison surréaliste.
Nous savions déjà, par André Breton, que le surréalisme avait ses antécédents. Pierre Mabille, en 1940, vint apporter de l’eau à un tel omnivore moulin. Son Miroir du merveilleux en est la preuve insigne, d’ailleurs nanti d’une préface du maître en forme de vers libres pour ouvrir « les rideaux qui n’ont jamais été levés », car l’anthologiste est alors membre du groupe surréaliste.
Le merveilleux des fées et des magiciens permet d’atteindre imaginairement puissance et beauté, de franchir les limites de l’espace et du temps, dans une démarche passionnelle et poétique. Ainsi Pierre Mabille rassemble un florilège de verbes fascinants, « quelques-uns des textes les plus significatifs du passé et du présent ». En divisant le volume par chapitres, comme « La création », ou « La Prédestination », en suivant un tropisme mystique, fantasmatique et onirique de l’humanité, le choix qu’il propose nous offre « le périlleux itinéraire de la grande aventure ».
De l’Antiquité – avec L’Âne d’or d’Apulée – au romantisme, en passant par la légende de Tristan et Yseult et les morts esclaves d’Haïti, jusqu’à Benjamin Péret qui est « À hauteur de rêves », le cauchemar, le fantastique et l’extase peuplent le recueil. Alice au pays des merveilles ne peut être omis, quand Franz Kafka avec « Un médecin de campagne » fait une entrée inattendue, voire indue. Moins surprenante est la présence du Château d’Argol de Julien Gracq, car l’on a un peu oublié qu’au contraire de l’œuvre suivante il empruntait un sens de l’érotisme (« une quête sous-marine ») au surréalisme. De même Gérard de Nerval, dont « le rêve et la vie » venu d’Aurélia s’impose.
Bien entendu, alors que le terrible Maldoror de Lautréamont est récurrent, le romantisme noir du Moine de Lewis et le Melmoth de Mathurin sèment leurs ferments infernaux. Autorité oblige, André Breton n’est pas omis, avec « la rencontre de la femme prédestinée » dans Nadja, répondant ainsi au fameux sonnet de Baudelaire : « À une passante ».
Certes la chose est parfois pour le moins tirée par les cheveux, avec l’Atlantide de Platon et le biblique Cantique des cantiques, mais à un tel trésor, remplis de contes arabes, égyptiens ou indiens, il sera beaucoup pardonné. Non seulement réservoir et enquête sur la famille universelle du surréalisme, avec un rien de captation opportuniste, ce Miroir du merveilleux, témoignant de la curiosité anthropologique d’un Pierre Mabille friand d’imaginaire, se proposait d’être « l’exploration plus totale de la réalité universelle ». Il fut également une source d’inspiration pour les acteurs du mouvement littéraire, comme un déclencheur de créativité qui n’a pas cessé de lancer d’éclairantes escarbilles.
Cela dit, le rayonnement du surréalisme, à en croire une monumentale exposition au Centre Pompidou de Paris, est loin d’être éteint. Il est également Le Rayon invisible de Damien MacDonald, une jouissive bande dessinée, tout ce qu’il y a de plus récente, aussi ludique qu’instructive, et onirique cela va sans dire. Dès la couverture, où un crucifix sert de lance-pierre, la métaphore s’unit à l’irrévérence, voire au joyeux blasphème.
Et puisque, selon le « flic et curé » André Breton, « Savoir aimer délivre », l’érotisme parcourt de sa nudité féminine un monde onirique où le dieu Pan revient. La contamination de l’irrationnel emporte les personnages, et d’abord Flamelle, une jeune écrivaine, auteure d’À l’orée des dragonnes. Va-t-elle, grâce à un producteur à qui elle présente son projet, passer à la réalisation cinématographique ? L’occasion est toute trouvée d’une traversée des éblouissements surréalistes, à mi-chemin du parcours historique et du déploiement fantasmatique, parmi les territoires de l’inconscient, du spiritisme, de l’alchimie, de « l’au-dedans » et d’un « temps surréel ». Sans oublier le pire, soit le projet d’une révolution permanente, entre « sabbat des sorcières » et « green bloc », le tout aux dépens des Lumières, ce que ne dit pas Damien MacDonald, dont la perspective ne se vaut pas critique. Nous lui préférons la « révolution chérubinique » de l’amour entre Flamelle et le dieu Pan. En quelque sorte anthologique, c’est un kaléidoscope d’images et de « revenants », empli jusqu’à la gueule d’allusions à Nadja, Arcane 17, aux Chants de Maldoror animé par le méchant Lautréamont, sans omettre les œuvres d’Antonin Artaud et de Leonora Carrington,
En cette déferlante « entrée des médiums », l’on reconnait nombre de visages iconiques du mouvement, d’ailleurs catalogués en vignettes désordonnées sur les gardes de l’ouvrage. Sans oublier les allusions graphiques à Max Ernst, Chirico, tout cela méritant d’être décrypté avec une inquiétante volupté. Le joyeux bric-à-brac est à la fois orphique et vénéneux, et, de toute évidence, d’un irrationalisme un brin démodé, mais revitalisé par le dessin et la fantaisie.
Si certaines planches sont un peu sages, la plupart enchantent un onirisme proliférant. Ainsi est vérifiée la célèbre phrase d’André Breton : « La beauté sera convulsive, sera érotique-voilée, magique-circonstancielle ou ne sera pas ». Bouillonnant de couleurs, de monstres et de métamorphoses, de propositions poétiques, cet album fait plus qu’illustrer le surréalisme tel qu’il fut, il le dynamise, l’actualise et lui procure une orgasmique révolution ; quoique désagréablement marqué par l’allusion aux armes remontant des « catacombes du capitalisme » ; mais il faut bien admettre que la pulsion communiste fut inhérente à un tel mouvement littéraire et culturel séminal. N'oublions pas qu'André Breton alla rendre hommage à Trotsky, créateur du goulag et de l'Armée rouge, à Mexico : ensemble, ils rédigèrent le Manifeste pour un art Révolutionnaire Indépendant !
Philippe Soupault, membre de Dada et fondateur avec Aragon et Breton du mouvement surréaliste, a plus d’un tour dans son sac : il est jazzy à l’occasion de son « Rag time », tout premier témoignage poétique français à cet égard : « le long des gratte-ciels grimpent les ascenseurs les éclairs bondissent ». Aussi le retrouve-ton dans une autre anthologie, Le Nom du son. Jazz et poésie empruntant au XX° siècle une même pulsation rythmique, un même swing, il n’est pas étonnant d’en rencontrer des échos sonores dans les renvois de l’un à l’autre, dans le verbe surexcité des poètes.
Concoctée par Franck Médioni et Tom Buron, cette anthologie éminemment musicale bénéficie d’une introduction généreuse et circonstanciée. Une fois de plus alphabétique et non chronologique, voici un festival de noms connus ou confidentiel de la poésie moderne et contemporaine, y compris au moyen d’un grand nombre d’inédits. Soit plus d’un siècle pour des sonorités cosmopolites, entre Afrique et Europe, et bien entendu, Etats-Unis, sous le patronage de Langstone Hughes : « Le rythme de la vie est un rythme de jazz ». Pour Mina Loy, « Un clown électrique / fait résonner avec fracas les cargaisons furtives du plancher ». Pour Robert Goffin, c’est un « nouveau Villon d’ébène ». Pour Jeannette Dempsey-Lennox, très en forme, la batterie est « une saxophonie de science-fiction pour carambolage ». Jacques Réda est un inconditionnel, aimant entendre « éclater les orchestres muets des constellations ». Qu’ils s’appellent Armstrong ou Coltrane, Monk ou Gillespie, ils côtoient de leurs fureurs, mélancolies et passions, la « Brise incertaine de trompette », chantée par Michel Leiris.
Que l’on ne s’y trompe pas, sous une couverture hiératique, trop austère, ce volume bouge, swingue et sonne. Il est negro spiritual, bebop et fulgurances du free. Il est écho et découverte.
Un demi-siècle de surréalisme n’a pas fini de nous interroger sur les pouvoirs de la psyché. Ce mouvement, pas seulement poétique, mais pluridisciplinaire, a trouvé dans la peinture un terrain d’élection. Si l’on connaît de Salvador Dali ses éléphants aux gigantesques pattes de sauterelles, souvent surmontés d’étranges pyramides, comme si l’art du « cadavre exquis » avait infusé en beauté, l’on ignore trop une féérique Métamorphose des anges en papillons. Sans compter que de jeunes surréalistes ont laissé, comme Antoni Tàpies, des œuvres plus que curieuses, lunaires et méditatives, avant de bifurquer, de s’éloigner vers un expressionnisme abstrait nourri de terre et de signes.
Contrairement à la peinture surréaliste qui abonde en œuvres géniales, la littérature surréaliste des années 1920-1930 n'a que très rarement été à la hauteur des attentes qu'elle pouvait susciter. Même le poème "L'Union Libre" (qu'autrefois j'admirais) d'André Breton me semble aujourd'hui assez convenu : il y manque le coup de folie, l'étincelle permettant d'atteindre au sublime du Surréalisme _ lequel est en revanche bien présent dans certaines œuvres de Dali, Magritte etc...<br />
Le côté épouvantablement sectaire (y compris idéologiquement parlant) de Breton a dénaturé l'élan originel du surréalisme, ce qui a en outre facilité sa récupération politique par des mouvements ou des individus sans intérêt _ voire totalement infréquentables. Cela dit, le premier Manifeste, Nadja et plusieurs poèmes nés de sa plume font partie des œuvres littéraires continuant de compter pour moi. De même que certaines œuvres de Louis Aragon (de "Feu de Joie" à "La grande gaieté" en passant par "Le Paysan de Paris"), Desnos, Eluard et Soupault.<br />
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Durant la seconde moitié du vingtième siècle, les plus intéressants héritiers de la littérature surréaliste n'ont pas forcément été des écrivains mais plutôt des artistes appartenant au monde de la musique (par ex. Serge Gainsbourg, Alain Bashung, H F Thiefaine...) voire du 7eme Art.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.